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N° 3228 / 15 mai 2013 préfacé par Jim Jarmusch. Au fil des 200 portraits, comme de longues séquences de cinéma, Anton Corbijn capture son ami, sa théâtralité, son humour, sa gravité. Tom Waits, lui, signe 50 clichés lunaires et touchants révélant son univers secret.A l’occasion de la sortie de cet album photo, L’Ex- press a réuni les deux amis en exclusi- vité. Par les voix des airs. Quelle impression gardez-vous de votre première rencontre? Comment vous a-t-elle menés à ce livre ? Anton Corbijn : C’était en 1977, à Ams- terdam, où Tom donnait un concert. J’étais un photographe inconnu de 21 ans, lui était déjà célèbre. Il avait 28 ans et une sacrée dégaine avec sa cigarette au bec, son costume dépenaillé et sa voix de vieux taulard. Il accepta de se faire prendre en photo en lançant un regard à vous faire reculer d’un pas… Nous sommes devenus les M agie de la télé- phonie moderne. Tom Waits et Anton Corbijn sont en ligne. Mais pas ensem- ble. Une voix gronde : « Il y a une putain de tempête ici. Je dois rentrer mon trac- teur!» Ici, c’est le ranch de Tom Waits, paumé en Californie. Anton Corbijn, lui, est à Londres : « Hey Tom ! Je pré- pare la mise en scène des concerts de Depeche Mode. » Le photographe, connu pour ses portraits et ses films sur les rock stars – Bowie, U2, Joy Division… –, est un proche du chanteur depuis près de quarante ans. Entre vannes et souvenirs, ils parlent de Waits/Corbijn, un ouvrage photo- graphique géant conçu en duo. 3,5 kilos, L’un rugit, l’autre s’en amuse. Le chanteur se dévoile sous l’objectif du photographe dans un superbe livre. Le duo, complice depuis quarante ans, se confie dans un entretien croisé exclusif. Incisif et hilarant. TOM WAITS ANTON CORBIJN Œil pour œil Propos recueillis par Paola Genone 114 / 114 / Culture /Arts & Spectacles JEU Tom Waits parodie le côté protestant d’Anton Corbijn devant une « maison hantée » voisine de son ranch (2002). •••

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Page 1: pour il - WAITS CORBIJN THE BOOK · «Tom Waits irradiait, raconte Corbijn. Son visage, son corps, ses mouvements, surtout, m’évo-quaient Egon Schiele, la brutalité crue des nus

N° 3228 / 15 mai 2013

préfacé par Jim Jarmusch. Au fil des 200 portraits, comme de longuesséquences de cinéma, Anton Corbijncapture son ami, sa théâtralité, son humour, sa gravité. Tom Waits, lui, signe 50 clichés lunaires et touchantsrévélant son univers secret. A l’occasionde la sortie de cet album photo, L’Ex-press a réuni les deux amis en exclusi-vité. Par les voix des airs.

Quelle impression gardez-vousde votre première rencontre?Comment vous a-t-elle menés à ce livre?Anton Corbijn :C’était en 1977, à Ams-terdam, où Tom donnait un concert.J’étais un photographe inconnu de 21 ans, lui était déjà célèbre. Il avait28 ans et une sacrée dégaine avec sa cigarette au bec, son costume dépenailléet sa voix de vieux taulard. Il acceptade se faire prendre en photo en lançantun regard à vous faire reculer d’unpas… Nous sommes devenus les

Magie de la télé-phonie moderne. Tom Waits et AntonCorbijn sont en ligne. Mais pas ensem-ble. Une voix gronde : « Il y a une putainde tempête ici. Je dois rentrer mon trac-teur ! » Ici, c’est le ranch de Tom Waits,paumé en Californie. Anton Corbijn,lui, est à Londres : « Hey Tom! Je pré-pare la mise en scène des concerts deDepeche Mode. » Le photographe,connu pour ses portraits et ses filmssur les rock stars – Bowie, U2, Joy Division… –, est un proche du chanteurdepuis près de quarante ans.

Entre vannes et souvenirs, ils parlentde Waits/Corbijn, un ouvrage photo-graphique géant conçu en duo. 3,5 kilos,

L’un rugit, l’autre s’en amuse. Le chanteur se dévoile sousl’objectif du photographe dans un superbe livre. Le duo,complice depuis quarante ans, se confie dans un entretiencroisé exclusif. Incisif et hilarant.

TOM WAITS

ANTON CORBIJN

Œil pour œil

Propos recueillis par Paola Genone

114 / 114 / Culture /Arts & Spectacles

JEU Tom Waits parodie le côté protestant d’Anton Corbijn devant une « maison hantée » voisine de son ranch (2002). •••

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meilleurs amis du monde. Je l’aisuivi pendant quarante ans, avec unseul but : saisir son être profond. C’estTom qui a eu l’idée de rassembler mesclichés dans ce livre.Tom Waits : Du haut de ses 2 mètres,Anton avait l’air très secret. On auraitdit un espion ou un chirurgien. Soncôté froid et technique me rassurait.A l’époque, j’étais une sorte de toupiefolle. Anton, lui, m’apaisait. S’il a cap-turé autant de choses en moi, c’estparce que notre relation n’a jamais étéprofessionnelle. Nous jouons commedes gamins depuis trente-six ans. C’estun photographe et un vidéaste extra-ordinaire, mais je n’ai pas voulu qu’ilréalise mes pochettes d’album ni mesclips. Ça aurait tout gâché…

Dans un portrait du livre, Tom Waits a l’air d’un prêcheur protestant (voir page précédente).L’image est impressionnante…A. C. :Tom y joue à être moi. J’ai grandidans une famille protestante trèsstricte : mon père était pasteur et mamère, théologienne. Je ne suis pluscroyant, mais, dans mes photos, il y atoujours cette gravité qui resurgit demon éducation. Cette image est unmiroir qui raconte aussi l’histoire deTom.T. W. : Ma mère était une catholiquetrès pieuse. J’ai été enfant de chœur etj’ai appris à chanter à l’église. L’idéede cette photo est née quand j’ai em-mené Anton voir la baraque en boisdevant laquelle je pose. C’est une mai-son hantée où personne ne veut aller,sauf les oiseaux. Elle est près de chezmoi. Dans ce portrait, Anton a capténos contradictions : comme lui, j’aimaisbien aller à l’église, mais assez vite j’aieu envie d’exploser les vitraux. J’étaisà la fois croyant et rebelle.A. C. : Solitaire aussi, un peu paumé…T. W. : Oui… Comme les artistes quiviennent de loin. Une blessure enfouiedepuis l’enfance, la mort d’un proche,ou un divorce, va les pousser à entre-prendre un voyage. Et puis, un jour, jeme retrouve à prier Ray Charles devantun juke-box ; à chercher un père qui afoutu le camp quand j’avais 10 ans. Leseul truc qu’on sache de lui, c’est qu’ilroulait en Chevrolet break. Il était

génial, mon père. Alcoolique, aussi. Va-gabond, romantique… Il a mis le feu ànotre pavillon de banlieue, mais il m’aappris plein de choses. A jouer de l’uku-lélé par exemple. C’est lui qui m’a offertma première guitare.

Au fil des pages, on voit Tom Waits dans les vapeurs de New York, brandissant unparatonnerre sur un toit, courbésous le poids d’un Gramophone…D’où viennent ces univers?A. C. : De son imagination débordante.Pendant que je le prends en photo, Tomraconte des histoires abracadabrantes.Je ne sais jamais s’il plaisante ou pas.J’adore celle sur son oncle Vernon : lorsd’une opération du larynx, les chirur-giens ont oublié de retirer de sa gorgeune paire de ciseaux. Un jour, il s’étran-gla à table, en plein repas de Noël, etla recracha dans son assiette. Sa voixdevint grave et c’est en essayant de

l’imiter que Tom a trouvé la sienne…T. W. : C’est vrai ! Oncle Vernon estmême le personnage de ma chansonCemetary Polka. Et, au fait, je t’ai déjàraconté que, pendant la PremièreGuerre mondiale, des cubistes ont camouflé des tanks et des bateaux enles peignant?

Anton Corbijn, vous prenez très souvent des photos de Tomdans ses voitures. Pourquoi ?A. C. : Elles sont aussi célèbres que lui.Je me souviens l’avoir vu une nuit de-vant un club de San Francisco, avec sasuper Buick de 1952. Il avait soulevéle capot et démontait son carbu,manches retroussées, du cambouis surla tronche. C’était génial et bizarre dele voir réparer sa bagnole, avec sa ma-nière de faire très théâtrale. Je m’étaisdit : ce mec fait du rock et zone sur letrottoir comme un clodo, ça change. Lapremière chose que fait Tom pour créer

SURRÉALISME Tom Waits, dans une mise en scène inspirée d’André Breton et de Chaplin (1989).

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de café sur les tables, des traces d’es-sence sur le sol. J’y vois des formes in-téressantes, des personnages… Maisce n’est qu’un jeu.A. C. : Ah, le menteur… Tu te rêvaisphotogra phe!T. W. : Bon, je l’avoue : à 18 ans, je mesuis inscrit à un cours de photographie,alors que je suis daltonien. Mes sujetsfavoris étaient les clodos. La musiquea supplanté mon goût pour la photo,mais là, il revient.

Vous vous cachez derrièrel’autodérision… C’est si terrible,la célébrité?T. W. : J’aime la célébrité, mais il fautl’entretenir. On apprend à faire des nu-méros de ventriloque et à ne pas êtrelà où les gens pensent vous trouver. Onm’imagine descendre une bouteille culsec et fumer des cigares, alors qu’enréalité je suis à la campagne avec mesenfants. Mais, pour rester célèbre, il nefaut jamais trop se raconter. On ne peutque décevoir.A. C. : Le risque, c’est l’étiquette. J’aipris en photo des musiciens connus etj’ai été catalogué « photographe derock ». C’est frustrant car je suis avanttout un portraitiste, et ce livre est mafaçon de l’affirmer. Mais, finalement,qu’y a-t-il de si terrible à être incom-pris? Et puis je ne subis pas les mêmespressions que Tom. Je comprends qu’iln’ait pas envie de lire des articles freu-diens décryptant sa personnalité depsychopathe. Au fait, Tom, je peux ra-conter l’histoire où tu repeignais ennoir des jockeys nains dans les jardinsde Bel Air? •

Waits/Corbijn. Ed. Schirmer-Mosel.

un lien, c’est de vous embarquer danssa voiture.T. W. : A 20 ans, je refusais la culturehippie, et c’est toujours le cas. Je fan-tasmais sur Kerouac, Ginsberg, Bu-kowski… Ces gars ont incarné un mo-dèle paternel. La voiture était pour euxun symbole de curiosité et de voyage.J’ai connu tous ces artistes, Anton aussi.Ils parlaient des gens de la rue, écri-vaient pour ceux qui n’avaient pas devoix. La plupart des photos du livre ontété faites lors de balades en voitureavec Anton. Il voudrait ma Cadillac de1961… Il n’en est pas question! Je luiai déjà dédié Ol’ 55 : on croit que cettechanson se réfère à une bagnole, maiselle parle d’Anton! Il est né en 1955.

Les clichés pris par Tom Waits(voir ci-contre) dessinentun univers onirique. Quel rôle joue la photographiedans sa vie?A. C. : Tom est un grand observateur.Ses images sont touchantes. J’adoreses arbres généalogiques trafiqués : ila collé son visage dans des albumsd’inconnus des années 1940, commesi c’étaient ses photos de famille. Et ilajoute des commentaires hilarants,comme : « Pearla : a souffert d’un longcancer. Achevée par un cendrier vo-lant. » Tom travaille sur le passé desgens. Sans doute pour reconstituer lesien. Dans ses photos, il utilise aussila nature. Comme ces graines de to-mate posées sur une feuille, qui portentle nom de ses mentors : Hitchcock,Houdini, Thelonious Monk… Il cultivevraiment des tomates et, à Noël, offredes conserves à ses amis. Il n’a jamaisoublié sa relation à la terre. Il utilisedes appareils jetables, alors qu’il a unLeica. Pour moi, qui suis un amoureuxdes anciens appareils, c’est insuppor-table.T. W. :T’es vraiment un vieux grincheuxavec tes théories sur le noir et blanc,le grain… Moi, je photographie ce quim’entoure. Comme ces fèves trouvéesen Chine : en les agitant, elles produi-sent le son d’une foule. Ou la pous-sette-instrument (voir photo). C’est un cadeau de Terry Gilliam : il l’aconstruite pour L’Imaginarium du doc-teur Parnassus, dans lequel j’incarnele diable. Je photographie des taches

BRIC-À-BRAC Parmi les clichés de Tom Waits,ce « cabinet de curiosités » glanées de Moscouà Tokyo, dont il se sert pour sa musique.Ci-contre, un cadeau de Terry Gilliam, utilisédans le film L’Imaginarium du docteur Parnassus.

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Le regard de Styles

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C’est l’une des sagas photographiques

les plus riches jamais consacrée à

une légende du rock. L’histoire

commence à Amsterdam, en 1977, lorsqu’un jeune

photographe néerlandais se faufile dans la loge

d’un chanteur américain déjà nimbé de mystère. Le

premier, Anton Corbijn a 21 ans ; le second, Tom

Waits, 28. Suivront trente-six années d’amitié

fascinée. « Tom Waits irradiait, raconte Corbijn. Son

visage, son corps, ses mouvements, surtout, m’évo-

quaient Egon Schiele, la brutalité crue des nus de

Lucian Freud, le dandysme de Kerouac, le génie de

Bukowski… » Une mythologie commune aux deux

hommes, qu’Anton Corbijn explorera sur les che-

mins du rock : le groupe Depeche Mode, Patti

Smith, Iggy Pop seront magnifiés par ses grands

portraits en noir et blanc, aux contrastes accusés,

austères et tourmentés, à la façon du Nord. Bientôt

surnommé « Hamlet », Corbijn produira – notam-

ment – nombre d’images de Joy Division et de New

Order, deux groupes cultes parmi les plus dark.

Avec Tom Waits, ce virtuose de la bichromie, fasciné

par la souffrance des artistes, s’est trouvé un modèle

idéal : acteur à ses heures, Waits nourrit son person-

nage de la mythologie des losers magnifiques, adop-

tant le chapeau de Burroughs, les croquenots du clo-

chard céleste, la mine sévère du Cherokee, la « whisky

voice » du jazzman… Corbijn héroïse tout cela en

portraits fuligineux, existentialistes, souvent réalisés

dans des lieux déprimants. Visage fermé de totem –

une mouche accentuant son prognathisme –, l’idole

des squats apparaît en autiste (mains lovées dans les

plis du corps), savant fou ou quaker dur, façon Ame-

rican Gothic. Ce serait intimidant, sans l’autodérision

de Tom Waits. Elle éclate dans la dernière partie du

livre, où le poète musicien nous ouvre son imaginaire,

un univers entre ceux de Jean-Pierre Jeunet et Tim

Burton, marqué par l’amour de la nature et la fétichi-

sation des déchets urbains. JACQUES BRUNEL ET PAOLA GENONE

Waits/Corbijn, 77-11. Ed. Schirmer-Mosel, 272 p., 148 €.

(Voir également les pages Arts et spectacles de L’Express.)AN

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Un livre dense et rarerésume plus de trente ansd’amitié entre ANTON CORBIJN,

pointure de la photo rock,et TOM WAITS.

L’œuvre au noir

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