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Portraits : 40 enseignants et quelques enfants Jean-Paul Damaggio L’ombre produit du sombre qui devient clair le temps d’un éclair. (anonyme 1906) Pour écrire ce livre j’ai décidé d’user d’un stratagème : un face à face entre le vieux Luis et le jeune Louis. Hier, Louis rêvait de Luis, aujourd’hui Luis tente de vivre avec Louis. Pour le dire autrement : Louis rêvait de devenir un incertain Luis, et à présent, 40 ans après, Luis rêve du temps où il était peut-être Louis, l’homme dont l’histoire fait sa vie. Et dans ce livre, comme un alpiniste, Luis s’accroche aux quelques piolets que sont des morceaux de vie d’enseignants et d’enfants, arrêtés sur la page (mot si proche de la plage). La vie serait-elle ce mouvement d’ascension ? A l’heure de la victoire factice de l’horizontal sur le vertical, du réseau sur la pyramide, l’ascension est un anachronisme. Mais qu’importe ! Quand, pour la première fois dans sa vie professionnelle, Louis entra dans une classe de CE2 de l’Ecole Annexe de Montauban, il avait seulement une idée vague de son futur, puis, au moment de sa dernière entrée dans un CM2-CM1 de l’école de Meauzac, devenu un Luis toujours en quête d’avenir, il ne sait plus par quel Louis il est passé. Aussi, ce dialogue entre les deux hommes continue d’alimenter leur permanente perte d’identité … grâce au bref tableau de quelques personnes ! Avec un risque de manipulations ? A vingt ans, pour conclure sa vie à l’Ecole Normale, Louis évita de s’épuiser à produire un mémoire sommaire sur les rapports entre la grammaire et les mathématiques. Trente-cinq après, Luis va puiser dans sa mémoire quelques souvenirs élémentaires sur la vie qui l’entoura, pour prendre tendrement par la main, le Louis d’hier, afin de le conduire jusqu’au monde d’aujourd’hui. Sauf qu’à vingt ans, Louis, simple membre de groupes divers, était du genre à refuser la main tendue. Il appartenait à quelques « nous » joyeusement massacrés depuis. La question la plus classique était alors la suivante : comment font quatre éléphants pour rentrer dans une Deux Chevaux ? La réponse n’appartenait à aucun de ceux qui la répétaient, elle était sociale, socialement humoris-tique : « deux devant et deux derrière ». Presque chaque génération comme

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Portraits : 40 enseignants

et quelques enfants

Jean-Paul Damaggio

L’ombre produit du sombre qui devient clair

le temps d’un éclair. (anonyme 1906) Pour écrire ce livre j’ai décidé d’user d’un stratagème : un face à face entre le vieux Luis et le jeune Louis. Hier, Louis rêvait de Luis, aujourd’hui Luis tente de vivre avec Louis. Pour le dire autrement : Louis rêvait de devenir un incertain Luis, et à présent, 40 ans après, Luis rêve du temps où il était peut-être Louis, l’homme dont l’histoire fait sa vie. Et dans ce livre, comme un alpiniste, Luis s’accroche aux quelques piolets que sont des morceaux de vie d’enseignants et d’enfants, arrêtés sur la page (mot si proche de la plage). La vie serait-elle ce mouvement d’ascension ? A l’heure de la victoire factice de l’horizontal sur le vertical, du réseau sur la pyramide, l’ascension est un anachronisme. Mais qu’importe ! Quand, pour la première fois dans sa vie professionnelle, Louis entra dans une classe de CE2 de l’Ecole Annexe de Montauban, il avait seulement une idée vague de son futur, puis, au moment de sa dernière entrée dans un CM2-CM1 de l’école de Meauzac, devenu un Luis toujours en quête d’avenir, il ne sait plus par quel Louis il est passé. Aussi, ce dialogue entre les deux hommes continue d’alimenter leur permanente perte d’identité … grâce au bref tableau de quelques personnes ! Avec un risque de manipulations ? A vingt ans, pour conclure sa vie à l’Ecole Normale, Louis évita de s’épuiser à produire un mémoire sommaire sur les rapports entre la grammaire et les mathématiques. Trente-cinq après, Luis va puiser dans sa mémoire quelques souvenirs élémentaires sur la vie qui l’entoura, pour prendre tendrement par la main, le Louis d’hier, afin de le conduire jusqu’au monde d’aujourd’hui. Sauf qu’à vingt ans, Louis, simple membre de groupes divers, était du genre à refuser la main tendue. Il appartenait à quelques « nous » joyeusement massacrés depuis. La question la plus classique était alors la suivante : comment font quatre éléphants pour rentrer dans une Deux Chevaux ? La réponse n’appartenait à aucun de ceux qui la répétaient, elle était sociale, socialement humoris-tique : « deux devant et deux derrière ». Presque chaque génération comme

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chaque pays a son humour. Louis et Luis resteront toujours membres de la même génération. Et inutile de faire le malin pour démontrer le contraire ! La première façon de faire le malin, de se distinguer, consiste justement à dire : « je ne fais pas le malin, je suis noyé dans la masse, j’appartiens à la promotion entrée en sixième en 1963 ». Et les quatre éléphants comment faisaient-ils pour sortir de la mythique Deux Chevaux, avant d’entrer dans un frigidaire ? Louis était plus porté sur le « nous » que sur le « je » car telle était l’époque de son groupe social. L’histoire a basculé, pas seulement après la disparition des pyramides visibles (les invisibles sont phénoménales), mais après bien d’autres manœuvres des maîtres du monde qui firent croire aux individus que l’émancipation commençait par l’émancipation du « je ». Or pour le Luis d’aujourd’hui, celui qui écrit, c’est la pire des aliénations de l’actualité ! En conséquence, Louis Lancien sera un piètre prétexte pour aligner quelques souvenirs incertains convoqués malgré eux, pendant que d’autres viendront se manifester malgré Luis. Avec Astérix aussi, Louis a beaucoup ri. Avec tous les fumetti des USA également. Luis a eu le plaisir de rencontrer en 2005 un Algérien qui avouait ce même parcours : Abdelkader Dejmaï. Dire fumetti c’est pour éviter sa traduction française en « bandes dessinées » ou pire encore, en sigle (Luis apprend à l’instant qu’on dit acronyme mais plutôt pour un sigle comme CAPES). Le terme B.D. est nul sans que ce soit un hasard. Bref, Astérix aussi est du voyage ? Arrêtons ce bavardage pour retrouver ceux d’hier, au contact du premier enseignant de ce chemin heureux (pour l’autre, le malheureux, Luis n’a pas de mémoire) où d’autres défileront suivant cette règle : un par an en commençant en 1964 pour s’arrêter en 2006. Total 43 personnes et quelques enfants. Tant d’autres auraient pu trouver place dans ces pages mais écrire c’est choisir.

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« - Maître, demain je ne serai pas là. Maman a dit, qu’elle aura une panne d’essence ».

(enfant de 8 ans, Castelsarrasin) 1964 « Portait-il un béret noir pour masquer sa calvitie ? Louis, tu me diras que c’est dur à dire, que rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. Pour Louis, pas de doute : trois années durant, de la classe de sixième à celle de quatrième, il voit en ce prof de maths, un « archaïque » dont le béret campagnard témoigne d’un passé perdu, devenu inutile. A leur façon, au même moment, quelques élèves trimbalent déjà leur propre archaïsme ; celui de Louis le conduit à aimer cet homme qui veut faire aimer le pays de la démocratie. Du moins c’est son sentiment. Avant le début de chaque cours de maths, toute la classe de sixième observe religieusement Monsieur Molly quand il s’approche du préfabriqué. Toute la classe ? Louis appartient à un petit groupe de cette classe, ceux issus de la même école primaire, soudés pour affronter le vaste monde de la sixième, avec en particulier, Alain son copain. Du milieu de la classe, il voit cet homme petit et tranquille, sortir de chez lui, avec son paquet de cahiers rouges sous le bras, et un lourd cartable dans l’autre main. De son appartement, situé dans le collège, face au préfabriqué vers lequel il se dirige, il traverse le terrain de sport, avant d’apparaître devant ses élèves repliés dans un silence de plomb. Sa sévérité est celle des instits : en fait, il était encore un instit. A l’heure où la fille de la pharmacienne allait en sixième au lycée, les enfants du peuple entraient au CEG, et Louis ne peut ignorer, même à douze ans, que l’existence des CEG continue l’école primaire. « Tu racontes, tu racontes, et moi je pense, le coupe Luis. Je distingue radicalement la fonction de l’instit et celle du prof, sans placer l’une au-dessus de l’autre. L’instit aux côtés du pauvre et le prof aux côtés du savoir. Deux positions complémentaires … induisant des comportements différents. La transformation du CEG en CES dépassa le changement d’étiquette : une victoire justifiée des profs sur les instits (je l’écris à l’adresse des amateurs de guerre entre les deux corps d’enseignants). Pas celle du lycée sur le collège. Enseigner à des enfants de 15 ans et à des enfants de 8 ans constituent deux métiers très différents. Mais comment

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passer de la discipline de fer (pour l’enfant) à la discipline du savoir (pour l’adolescent) ? » La porte franchie, le prof va jusqu’au bureau où il se décharge du cartable et des cahiers. Monsieur Molly va rendre les cahiers et commenter les notes de chacun. Seul moment où la relation prof-classe devient une relation directe prof-élève ? « Erreur, Louis, l’interrompt à nouveau Luis, rendre les notes c’est une mise en scène « publique », en conséquence l’élève existe surtout par le rapport aux autres. D’ailleurs, deux mises en scène sont possibles. Monsieur Molly rend les cahiers au hasard, tandis que le prof de français le fait dans un certain ordre : de la meilleure note à la plus mauvaise. L’angoisse change de nature. En tant qu’adepte de la discipline de fer, Monsieur Molly témoigne d’un humanisme d’époque. Pas question de vexer, d’avilir, ou de rabaisser l’enfant présent devant lui. L’élève, au contraire, il rêve de l’élever. Certains confondirent cette discipline conséquente avec la discipline bêtifiante dont un exemple précis nous renvoie déjà en classe de cinquième, quand les groupes d’enfants sont devenus plus clairs ». Louis appartient au groupe qui mange dans la petite cantine. Quand l’administration découvre le jeu ridicule de quelques gamins : casser les porte-manteaux, nous sommes déjà en 1964. Un mardi après-midi, toutes les classes du bâtiment des cinquièmes perdent le droit d’aller en sport. L’incohérente punition générale consiste à rester assis en classe, sans rien faire, pour mieux trouver le temps long. Une décision ridicule … qui fait cesser les dégradations, en terrorisant des dizaines d’enfants innocents. La discipline selon Monsieur Molly est totalement différente. Elle a la cohérence de son « archaïsme ». Toujours en classe de cinquième, un matin, le prof de français met Louis à la porte pour bavardage inutile, une punition amusante sauf quand les autorités générales passent dans la couloir et redoublent cette punition par plusieurs autres. Or, tout en y attendant paisiblement la fin du cours de français, il entend une porte claquer. Pas de doute, ce bruit est suivi par celui de pas qui s’avancent vers Louis. En tendant l’oreille un maximum, il comprend avec soulagement que l’homme qui vient n’a rien de la démarche militaire du surveillant général. Un pas tranquille et fatigué. Qui ça peut être ? Au dernier moment, Louis reconnaît celui caractéristique de Monsieur Molly. Il se fait petit contre les manteaux du couloir mais, rien à faire, avec son immanquable pile de cahiers, le prof s’arrête à l’entrée de la classe, pose son chargement sur le rebord et voit Louis à qui il demande : - es-tu en cours de français ? - Oui dit de la tête l’enfant se faisant le plus timide du monde. En guise de réponse, il découvre une moue indiquant clairement

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que les torts sont du côté du prof de français ! Pas la moindre remontrance ! Juste la mine désabusée d’un archaïque. « Louis, te voilà pour une fois (j’en note l’aveu), seul face à un prof. C’est toi et lui. Dans le couloir, la classe a disparu. En quelques secondes de rapports inter-personnels, tu vas plus apprendre qu’en quelques heures de cours. Le prof de français était un jeune prof, qui comme d’autres redeviendra instit avec l’instauration du CES, un jeune prof dont les méthodes devaient attrister profondément Monsieur Molly. Bien sûr, redevenu instit, cet enseignant de français gravira les échelons de la hiérarchie jusqu’au poste de conseiller pédagogique. Sans généraliser, j’ai souvent noté que les promus du système éducatif, étaient loin des meilleurs (cependant, j’écrirai aussi les joies vécues avec l’un des promus). La question du rapport maître-élève échappe à toute relation sentimentale, même si le sentiment joue son rôle. Rares étaient les admirateurs de Monsieur Molly mais beaucoup savaient que sa sévérité avait une raison d’être, le souci de nous voir TOUS réussir. Mettre à la porte un enfant, c’était le priver du savoir qu’il faut lui apporter. Par cet acte, tout enseignant se tire une balle dans le pied. Le prof de français suscitait peut-être moins de réactions négatives des élèves mais son « je m’en foutisme » ne leur échappait pas et le rendait peu respectable. Aujourd’hui les bavards retiennent du passé la méthode dure pour inciter à un retour en arrière. Moi, je préfère les archaïques aux incohérents. Les incohérents prétendent qu’on apprend en s’amusant tandis que les archaïques rappellent qu’apprendre suppose une remise en question permanente, éloignée du simple jeu, surtout quand l’apprentissage induit une trahison des parents que l’enfant mesure au fil des jours quand il les découvre illettrés. Pensons à l’enfant qui déclare : « A la maison, c’est moi seul qui peut remplir le questionnaire que vous nous avez donné ! ». Ce travail dans la douleur, l’instit généreux veut le motiver, en expliquant à l’enfant qu’il va pouvoir mieux aider ses parents. Il remue alors le couteau dans la plaie. Il ne s’agit ni de glorifier cette douleur ni de la nier. L’immense plaisir de celui qui crie la formule grecque : Euréka ! arrive trop tard pour réconforter ceux qui ont craqué en route ». En dehors du travail, sur le marché de Caussade, Monsieur Molly fut un client de la grand-mère et du père de Louis, maraîchers de leur état. Il y portait un béret noir pour habiller sa calvitie. Un noir loin de la tristesse mais proche d’une quête courageuse de la joie de vivre. Par la suite, Louis croisa deux de ses enfants, une fille institutrice, et un garçon employé de banque qui, encore aujourd’hui, est en charge de son compte. Dans la vie, le hasard fait mieux que dans les fictions.

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« Après un voyage scolaire de fin d’année,

l’heure est au bilan : - Tu sais que tu vas redoubler ? dit le maître à l’enfant.

- Je ne demande pas mieux, je vais pouvoir refaire le voyage d’hier ! répondit l’enfant »

(un redoublant de 8 ans, Caussade )

1965 « Sa coiffure ressemblait-elle à celle de Mireille Mathieu ? Louis, tu me diras que c’est dur à dire, que rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages, se dit Luis ». Les profs, sans doute fatigués de ses bavardages avec Alain placent un autre garçon à côté de Louis. L’Italien est remplacé par un Espagnol, juste au moment où la prof d’espagnol lui prouve que cette langue mérite qu’on lui fasse la fête. Ce n’était pas seulement la langue de Franco, Louis le savait déjà par un autre copain d’Albias dont les parents avaient dû fuir l’Espagne, mais c’était surtout la langue de ce nouveau complice de sa vie qui portait le nom d’une ville d’Espagne. Pour sa dernière année à Caussade (ensuite elle partit vers l’Ariège), Madame Cifuentes change donc une corvée en énigme. Avant elle, Louis était resté indifférent à cette langue. En classe de quatrième, pour des raisons qui lui échappent, l’espagnol l’enchante et ce plaisir l’incite à quelques efforts en français, son point faible depuis le début de sa scolarité. La prof d’espagnol était aussi la prof de français. Chez les profs, la bivalence est mal considérée, pourtant, formé en CEG (Collège d’Enseigne-ment Général), Louis souhaite lui rendre hommage. Institutionnelle, en histoire et géographie (c’est une spécificité française) comme en physique et chimie, avec Madame Cifuentes elle fut occasionnelle. Son origine espagnole lui permit peut-être de construire les ponts utiles du français à l’espagnol (ou inversement) qui contribuèrent à sa pédagogie. En cours de français comme en maths, l’heure des notes était cruciale. Madame Cifuentes procédait comme Monsieur Molly : au hasard. Ce jour là, Louis entend son nom, écoute et le ciel lui tombe enfin sur la tête : il apprend qu’il n’est pas l’auteur de sa « rédaction » ! Il nie fermement cette sombre accusation. Qui, dans son entourage aurait pu prendre sa plume ? Il l’avait faite lui-même cette rédaction, preuve d’un effort particulier,

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avec, c’est vrai, la complicité … de Victor Hugo. Il aimait particulièrement le seul livre de cet écrivain présent dans la modeste bibliothèque familiale, un livre qui le servira en de multiples occasions et que l’actualité avait fait resurgir : Histoire d’un crime. Sans plagier cet auteur énorme (elle aurait su le voir), il avait seulement pris comme modèle, quelques syntaxes de phrases où l’infinitif jouait un grand rôle. Exemple : « Partir en quête de champignons était le plus grand plaisir de sa vie » ou « Pouvoir rester en vacances est un plaisir peu partagé ». Bref, tout en confirmant à sa prof que il l’avait faite lui-même, il n’évoque pas la référence à l’auteur des Misérables. Elle s’indigne qu’il puisse mentir ! Il comprend enfin qu’écrire c’est partir en quête de mots (avec enquête sur les mots et leur ordre). « Louis, tu avais un faible pour Mireille Mathieu, pour sa voix, son accent, ses chansons ? Pour son Paris brûle-t-il ? Tu te crois à la fête parce que tu as 14 en rédaction quand d’habitude tu passes mal la barre du 8. Mais bon, tu n’existes pas alors, tu es fondu dans un groupe. Encore en 2006, je repense globalement à l’enseignement des langues en France, un problème qui se résoudra dès que les poules auront des dents. Les réformes mises en place prennent le taureau par la queue et c’est très dangereux ! Du bricolage, avec tout le respect que j’ai, pour ceux qui à l’école primaire accomplissent ce travail. De plus, l’enseignement du français devient d’une technicité telle, y compris au collège, qu’on se demande qui pense aux programmes. L’enseignement des maths au début de la réforme des « maths modernes » passa par la même épreuve, mais cette réforme nécessaire, qui transforma l’enseignement primaire du calcul, en celui des mathématiques, sut trouver un équilibre grâce au soutien de nombreux profs de maths. En français, le point d’équilibre se situe comme toujours entre le fond et la forme. L’étude de la grammaire, de l’orthographe, de la conjugaison, du vocabulaire constitue l’étude de la forme. Pour en arriver au fond : rédiger des rédactions. L’échec vient souvent d’une suprématie de la forme sur le fond alors que beaucoup d’enfants ne connaissent pas encore leur pied d’appel, capable de les propulser vers les joies de la langue. Dès l’enseignement de la lecture au CP, les partisans de la méthode syllabique (la forme) et de la méthode globale (le fond) s’affrontent, jusqu’à prolonger les dérisoires effets de la querelle par les déclarations intempestives (en 2005) d’un ministre incompétent par profession, Gilles de Robien». Oui, en cette heureuse année 1965, Louis aime Mireille Mathieu y compris sa coiffure. L’enseignement de l’espagnol lui permet de retrouver la langue française (et réciproquement) donc il se sent gagnant sur tous les tableaux. Son copain espagnol maître de sa langue maternelle parlée, pense pouvoir se dispenser d’en étudier la version écrite, or même si la parenté entre oral

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et écrit est importante, la conjugaison ça s’apprend pour elle-même. La prof, devenait coupable de ses échecs ? Impossible vu qu’elle était aussi d’origine espagnole. Voilà comment naissent les questions sérieuses. Apprendre à compter est une remise en compte des nombres (après les entiers, arrivent les fractions, les nombres négatifs …), apprendre une langue est une remise en cause de ce qu’on sait de cette langue. Tous ces éléments extérieurs à l’enseignement lui-même (la bivalence, la personnalité de madame Cifuentes, la présence du copain) éclairent plus Louis que les tonnes de discours des années précédentes. Sans devenir un bon élève, Louis accède à quelques clefs capables de lui ouvrir les portes auxquelles elles s’adaptent. Auparavant, tant de profs lui apportèrent des clefs sans la serrure correspondante ! « Madame Cifuentes avait en partie raison (tu n’avais pas fait seul ta rédaction) et en partie tort (elle n’avait pas trouvé le principe caché de ton succès). De cette situation, naît une autre perception de la langue. La langue comme manifestation d’un univers splendide fait d’histoire, de géographie, de sociologie, la langue comme une forêt magique où se cachent d’énormes champignons, porteurs de notre être personnel et de notre être collectif. La langue échappant aux pièges de la dictée, aux murmures de la récitation (devenue à juste titre poésie) ou aux drames devant la feuille blanche. Mais Louis, tu as encore du chemin à faire pour cuisiner ta vie. Tu devines qu’entre le vrai et le faux, les nuances pullulent sauf en maths. Stella Baruk l’écrira en 1985 : « Le poids écrasant des idéologies contradictoires – utilitaristes ou élitistes – empêchent que se fasse entendre [la réalité de l’activité mathématique du sujet] ». Entre le calcul des problèmes de robinets et la théorie des ensembles par où pouvait passer le sens du monde ? » A la fin de la classe de quatrième, Louis se trimbale cependant avec une énorme tare (parmi d’autres) : il réduit l’anglais, qu’il a commencé à apprendre, au statut de langue de l’impérialisme et l’impérialisme étant son ennemi, l’anglais ne pouvait être son ami. Si l’espagnol avait changé de statut, pas l’anglais ! Question plus qu’anecdotique, comme on va le voir. En quatrième, le CEG devenant un CES, Louis s’avance vers la prof principal, encore elle, Madame Cifuentes et lui rend son formulaire d’orientation où il a inscrit son choix : « enseignement court ». Entre filière longue ou filière courte, ses résultats lui permettent de passer en filière longue mais il opte, malgré les reproches de Madame Cifuentes, pour la filière courte … qui le dispense de l’anglais.. Louis termine sa classe de quatrième heureux par une balade jusqu’au stade.

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« Laisse-moi te dire, Louis, c’est pas coton de te suivre ! Mais, j’en conviens cette fois, quand tu jugeais l’anglais, ce n’était pas toi le juge mais tout un groupe qu’on appelle un milieu socio-politique. Depuis longtemps, l’enseignement des langues sert d’instrument de sélection des élèves. Le CEG était le collège du pauvre avec en son sein une filière noble : la classe qui faisait latin dès la sixième (tout enfant de sixième en était conscient). Si tu parles, Louis, de ce copain espagnol, pourquoi ne pas parler de cet autre membre la filière noble et qui s’appelait Boué ? Ce statut des langues complique le travail du prof, surtout s’il en fait abstraction, car il imprime une marque globale à toute la vie scolaire. Aujourd’hui la question cruciale est celle de l’enseignement de l’arabe. Pourquoi cette langue n’a-t-elle pas un digne statut dès la sixième ? L’arabe d’aujourd’hui est l’occitan d’hier (en tant que langue du pauvre), sauf qu’il ajoute aux problèmes sociaux, des problèmes religieux et nationaux».

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« - Maître, quand je serai plus grand, je ferai docteur. - Et pourquoi donc ?

- Pour te faire la piqûre. - Quelle piqûre ?

- La piqûre pour que tu ne mourres pas. » (enfant de 5 ans, Varen)

1966 « Sa coupe en brosse trahissait-elle un long séjour chez les militaires ? Louis, tu me diras que c’est dur à dire, que rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. Quelle obsession ! D’accord, louis reconnaît que sa coupe en brosse est impressionnante en 1966 ! Trahit-elle un long séjour chez les militaires ? Sa tenue stricte allant de cheveux courts peu à la mode, à un habillement soigné, tout enfant comprend, en quelques minutes de cours, qu’elle dépasse l’apparence, pour se changer en façon de vivre et d’enseigner. Avec Monsieur Menton la rigueur se fait visible à chaque ligne des devoirs à rendre, comme elle rend visible chaque mot prononcé. Louis est donc en classe de troisième, filière courte d’un CES (Collège d’Enseignement Secondaire). Le passage du CEG au CES élimine les instits au profit des profs ; l’ex-grande école primaire fait place à un faux-début de lycée, cette dernière institution changeant aussi en se réduisant aux trois classes d’âge de la seconde à la terminale. Parmi les révolutions imposées par De Gaule, celle-ci se justifie d’un point de vue démocratique et pédagogique ! De Gaulle n’est donc pas le Napoléon III annoncé ? Le CES de Caussade découvre donc ce nouveau prof de physique et chimie qui y fera une longue carrière. Inversement, le prof de sciences naturelles sera ensuite renvoyé vers son statut premier, les instits. Louis jouera au foot avec lui. Tout en reconnaissant des avantages occasionnels à la bivalence, Louis pense que le statut de prof est plus adapté au collège que celui de l’instit dopé en prof. La physique et chimie existait-elle déjà en classe de quatrième, ou arriva-t-elle avec le statut CES (Luis est enclin à pencher pour la deuxième hypothèse) ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec Monsieur Menton, Louis a tout appris de la question et bien plus encore, puisqu’il lui permit d’obtenir le baccalauréat (mais cessons les anticipations).

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« Question d’importance que celle qui révèle que le « bénéfice » d’un apprentissage est souvent à long terme. Je crois, Louis, que tu aurais aimé découvrir cette vérité plus tôt. Pourtant, en grand amoureux de l’histoire, tu aurais dû deviner assez vite ce phénomène. ll te faudra attendre cette expérience du jour du bac pour comprendre. Une expérience qui te marquera puisque tu en déduiras que la pensée vient toujours de l’action face à ceux qui décident que la pensée oriente l’action. » « La présentation d’un devoir doit visuellement démontrer qu’on a compris le problème. Il faut écrire des phrases en guise de réponse. Toutes les notions s’emboîtent comme un puzzle » ne cesse de répéter le prof. Le programme avait-il été pensé de manière géniale ou tout le mérite en revenait au prof ? Louis engrange les bonnes notes et surtout emmagasine les notions et les formules plus parlantes qu’en maths avec « V » pour la vitesse et « t » pour le temps. Il a connu le plaisir de comprendre. Pour répondre, première-ment revenir à la question, deuxièmement présenter les opérations, troisièmement, REDI-GER la réponse, quatrièmement, résumer la réponse et l’encadrer en rouge. Rien ne doit manquer. Tout comme, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Tout apparaît limpide, limpide, limpide. REDIGER, c’est enfin du français au service de la science ! C’est une langue contre toutes les approximations. C’est la vie mise en formules capables de rendre la vie elle-même. A chaque copie rendue, Louis se sent prêt à crier enfin, Euréka ! Il est assis comme toujours vers le fond de la classe, il ne sait pas traduire yellow submarine, il lève le doigt contre la peine de mort quand le prof de français pose la question, et ses résultats scolaires ne seront jamais aussi bons. A la fin de l’année, il accepte de reprendre la filière longue, vers le lycée de Montauban. Il tente le concours de l’Ecole normale pour le Vaucluse, tradition du CEG car le directeur a découvert que c’est le concours le plus facile, mais il échoue à cause du zéro éliminatoire en dictée. « Tu veux m’émouvoir, Louis, avec des histoires aussi belles ! Tu commences à deviner la différence entre tes profs et l’Institution. L’Institution a une stratégie : aider ses meilleurs éléments en leur faisant passer l’EN dans le Vaucluse. C’est là-bas que se retrouvera ton copain Alain pendant que ton autre copain espagnol se fera instit ailleurs. Avec tout ce que tu as appris, tu auras 16 sur 20 à l’épreuve de physique au bac alors que toute l’année tes notes n’avaient pas dépassé le 4 ! Tu auras 16 car tu ne répondras pas une ligne à l’épreuve de chimie qui valait quatre points. Tu auras 16 car le problème posé était de ceux résolus en classe de troisième ! ». Louis va donc laisser le Collège de Caussade, il va laisser une vie derrière lui, des amis, des joies et donc quelques profs qu’il retrouvera ensuite.

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« Un patron, c’est comme un photocopieur », déclare l’enfant de 9 ans qui parle du patron de la couturière. (Moissac)

1967 « Ses cheveux mi longs, impeccablement coiffés en arrière, étaient-ils aussi grisonnants que je le pense ? Louis, tu me diras que c’est dur à dire, que rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. Luis, arrête avec ce refrain ! Monsieur Lachaud est si connu à Montauban et ailleurs, qu’une réponse claire te sera donnée facilement. En 1967, Louis fait la dernière rentrée du Lycée Ingres (l’année d’après, tous les lycéens du secteur iront à Michelet et tous les collégiens à Ingres). Louis travaille avec un prof qui le ramène aux maths. Un prof inoubliable. Il se voit, en rang, à l’observer quand il vient de la salle des profs sans le moindre cartable et avec quelques minutes de retard. Un costume gris impeccable, une élégance étonnante, une décontraction alliée à une grande rigueur. Il est l’inverse de Monsieur Molly. Face à la lourdeur du CEG, il représente la légèreté du lycée. En classe, il puise dans la poche intérieure de sa veste quelques fiches et se lance dans son cours. Sa rigueur vraiment « mathématique » le pousse à faire seulement la moitié du programme pour qu’elle soit parfaitement assimilée (et les grèves de 68 ne l’aident pas à avancer). Les copies, les a-t-il aussi dans une poche ? Les contrôles sont réguliers, précis, et il passe des heures à analyser au tableau les erreurs rencontrées comme une nouvelle source d’explications (de l’action vient la pensée). Après une correction entre élèves (chaque élève a la feuille d’un copain), la note est calibrée au millimètre. S’agit-il de la rigueur de Monsieur Menton ? Pas du tout. Celle du prof de physique était de l’ordre d’un discours issu d’une logique, et cette fois il s’agit d’une logique pour elle-même. « Louis, si j’avais pu te prendre par la main, tu saurais déjà qu’on va croiser plusieurs profs de maths car les enfants du peuple réussissaient mieux dans cette matière que dans d’autres, plus culturelles. Ensuite, ils devenaient les profs que tu as connu. La réforme des CES ne faisant son œuvre qu’à la rentrée 1968 - au chef-lieu du département avec les lycées il y avait quelques retards - pour la première fois dans ta scolarité, tu entres dans un établissement uniquement masculin ». Les parents communistes de Louis ont eu l’occasion de croiser ce prof exclu du PCF pour déviation pro-chinoise (à ce qu’on disait). Pour Louis, l’histoire du parti communiste devient alors pleine de farces car, à voir Monsieur Lachaud en adepte de Mao, du Petit livre rouge et de cette forme de religiosité, c’était ridicule au-delà du pensable. En même temps,

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ce mot « farce » peut heurter les victimes d’épurations à qui, cinq ans après, les mêmes chefs communistes pouvaient donner raison. Certaines victimes rejoignaient le Parti socialiste, ce dont elles avaient parfaitement le droit, mais ça devenait une trahison justifiant à postériori l’exclusion car un exclu « normal » devait accomplir deux tâches : se taire et se terrer. Louis apprend donc à découvrir un professeur exceptionnel, le professeur qu’il aimerait être, s’il devenait prof et si son tempérament le lui permettait. On enseigne aussi avec son tempérament et celui de Monsieur Lachaud articule une rigueur scientifique aussi phénoménale que celle de Monsieur Menton, et une rigueur pédagogique intraitable. Le programme n’étant pas son souci premier, il fait sans doute la classe de Seconde pour mieux développer son travail. En Terminale le bachotage devient indispensable. Louis ne pense pas que ses camarades soient devenus des génies mais comme tout le monde il comprend qu’apprendre les maths, ça passe par l’emboîtement de notions et qu’une seule boîte foireuse peut faire s’effondrer l’édifice. Contre toute idée d’accumulation des connaissances (inscrites dans le principe des programmes) Monsieur Lachaud préfère l’articulation des connaissances. Bien sûr enseigner c’est justement articuler donc c’est refuser de donner la priorité à une des deux branches de l’arbre. Exemple : pour Monsieur Lachaud ce n’est pas la soustraction à côté (ou après) l’addition, mais la soustraction comme forme de l’addition (et l’inverse). A l’école élémentaire, question dont il s’occupa beaucoup (voir plus loin), la table de multiplication classique, en ligne, qui ornait la dernière page de beaucoup de cahiers, se transforme en table de Pythagore (une table en carré, une table avec double entrée). Souvent les « maths modernes » firent référence à des mathématiciens, mais 68 n’a pas encore explosé … Louis se fait ici l’écho d’une pratique pédagogique qui mériterait une enquête plutôt que le récit d’impressions mais ce livre veut seulement témoigner aussi Louis ajoute une note concernant « la culture de la surprise ». Monsieur Lachaud enseigne les maths comme le futur héros de la télé, Colombo, résout une enquête sans cependant les digressions trompeuses. Il s’appuie sur des choses simples, tout le monde peut suivre, et tout d’un coup il pose la question qui surprend. Pas la question piège (vous êtes perdus ? ), pas la question de l’illusionniste (où est passé la boule ?), non, la question qui surprend. Tout le monde pensait avoir compris une notion qui, présentée autrement, devenait difficile à comprendre. Comme si la marche avant n’était compréhensible que grâce à la marche arrière ! Peut-être que tout ce que raconte Louis, est une simple vue de son esprit rêveur. Peut-être Monsieur Lachaud ne va s’y reconnaître en rien.

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Le remplaçant entre en classe et demande : - Comment fait-on pour les tickets de cantine ?

- Maintenant, c’est le maître qui nous demande ce qu’il doit faire ! s’exclame une petite fille.

- C’est normal, il est en classe en classe, répond son voisin. » (comprenne qui pourra).

(enfant de 7 ans, Monbéqui) 1968 « A la rentrée de 1968, par hasard, Louis se retrouve à l’Ecole Normale. Par hasard car, quand son prof de français de Seconde lui apprit qu’il l’avait vu sur la liste des reçus à l’écrit, il lui déclara : « Ne me dites pas que c’est vous qui avez tenté le concours de l’E.N. et qui êtes sur la liste des reçus ? ». C’était lui et, ayant passé avec succès l’oral, il fut sur la liste des futurs instits.» Comme en classe de Quatrième, quand on lui demanda de choisir son orientation, Louis préféra l’hypothèse basse. Il pouvait, soit passer en Première (ses résultats le lui permettaient), soit redoubler la Seconde. Il opta pour une nouvelle Seconde. Voilà comment, à refaire le même programme de maths, avec un autre professeur, doté lui aussi de qualités appréciables, mais plus brouillon car trop emporté par l’enthousiasme, il mesure mieux la rigueur pédagogique de Monsieur Lachaud. Mais laissons les maths pour le prof d’histoire. Comme pour le CEG se transformant en CES, ou le lycée se transformant en collège, l’Ecole normale vivait alors un carrefour de son histoire. Avec l’arrivée de la mixité. Avec le départ à la retraite de toute une série de profs historiques dans la maison, avec ensuite la création de la deuxième année de formation professionnelle. Le prof d’histoire était un des historiques marquant de Montauban qui avait comme surnom affectueux « Le Toine » (à l’Ecole Normale tous les profs avaient un surnom). Il transforme, chez Louis, sa passion pour l’histoire, en passion pour l’écriture de l’histoire. Ce prof, assis tranquillement à sa place, met les élèves devant des DOCUMENTS (reproduits ou réels). Ainsi le savoir historique cesse d’être un discours pour devenir une recherche vivante. Comme Monsieur Lachaud, Monsieur Ombret a non seulement la passion de sa discipline mais aussi celle de la faire vivre à l’école primaire. Avec les Archives départementales, il lance (une fois à la retraite) une série de reproduction de documents d’histoire locale publiée modestement avec une ronéo. L’approche locale peut

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conduire au localisme ou à l’émiettement mais pas avec le Toine qui construit sa toile globale comme un monde généreux. C’est vrai, ce monde s’arrête aux limites de la France puisque tel est le programme. Monsieur Ombret fort d’une vision politique et humaine de l’histoire cherche le nom des gloires locales pour donner de la chair à l’histoire nationale. Son équilibre entre toutes les données des problèmes était parfait, une perfection qui s’explique, à la fois par sa grande connaissance de sa discipline, et par le souci pédagogique qui l’animait en permanence y compris devant les enfants. « L’envoi des recueils de documents d’histoire locale dans les écoles a cessé depuis longtemps. Or avec les moyens modernes de production d’écrits, ils pourraient être plus agréables à la lecture. Pourquoi cette lecture fondamentale a disparu malgré le maintien du service éducatif ? L’histoire a besoin de documents pour exister et nous les croiserons autrement ». De cette année d’E.N., Louis garde donc un vague souvenir de cet événement important : sa première entrée aux Archives départementales de Montauban. Il a la vision de la salle dans la tête mais impossible de retrouver un seul élément de l’activité. S’agissait-il de documents sur la Révolution française ? Pourquoi faire de ce jour-là un jour marquant ? On ne sait pas exactement comment on apprend et ce qu’on retient. Par quels chemins passent nos pensées ? Simplement, à un moment, un élément de l’apprentissage concentre tant de phénomènes qu’il devient inoubliable. « Louis ne reviendra dans les Archives que dix ans après, avec, entre les mains, le travail de Monsieur Ombret présentant des documents sur le coup d’Etat de 1851, un travail qui ne m’a jamais quitté. De fil en aiguille, il a travaillé à l’histoire locale et moins locale. Pour le service éducatif qui existe toujours il a eu l’occasion de le fréquenter avec des élèves en 2005. Ce qui me donne l’occasion d’un portrait d’enfant, un petit garçon noir avait quelques compétences en matière d’humour. En partant, il ne cacha pas sa mauvaise humeur : « aller voir des papiers de vieux, beurk, c’est nul ». « Reste à l’école dans une autre classe » lui dit Louis ; mais, à tout prendre, il y avait au moins la promenade à pied. Puis, au cours de la visite, dans une allée de livres, il avoua à un copain : « t’as vu, c’est incroyable, moi si je pouvais rester là, je resterais la journée à lire ». En repartant, de tous, il était le plus heureux de cette visite racontée dans le numéro 4 du journal de classe, Le Buissonnier. Voici ce texte tout comme celui qu’il rédigea dans le numéro 1 pour raconter le voyage qu’il venait de faire en Afrique. Son père l’avait enlevé à sa mère pour l’amener en France sans pouvoir ensuite en assurer l’éducation. Placé dans une famille

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d’accueil, et très fort en matière de rugby, il arrivait de ce premier retour dans sa famille maternelle, au moment où, Louis entrait dans sa vie.

Visite aux archives départementales du Tarn-et-Garonne Pour aller aux Archives situées au Cours Foucault à Montauban, on a marché. On a traversé le Pont vieux, le pont le plus ancien de Montauban. Ça fait trop haut ! Puis on a été accueilli par une dame. De la cassette vidéo visionnée au sujet du travail aux Archives, il fallait retenir quatre verbes importants : collecter, classer, restaurer, communiquer. Vingt-cinq personnes font fonctionner les archives. On a vu le document le plus ancien qui remonte à 9 siècles, un original écrit en latin. Il est fait en parchemin c’est-à-dire avec de la peau d’animaux : chèvres ou moutons. On a visité toutes les pièces et même où c’est interdit au public. Le premier groupe est parti, ensuite nous, on est rentré dans la salle interdite, mais bon, c’était exceptionnel, et le monsieur nous a dit que les rangées des livres mises bout à bout, ça faisait 12 kilomètres, peu par rapport à celles des Archives nationales à Paris qui font 200 kilomètres. Ensuite on a fait deux choses différentes : voir l’atelier de photographie, la dame nous a expliqué comment la machine marche avec une bobine pour faire des micro-films. Puis, au deuxième étage, une autre dame nous a expliqué comment elle restaurait des livres. Ils ont dit qu’il ne faut pas scootcher alors j’ai demandé pourquoi. Le monsieur a répondu : « Parce que ça abîme le livre pour toujours ». Avec la dame, un monsieur travaillait à la numérisation avec un ordinateur et un scanner : des photographies mises sur un CD-Rom pour ceux qui veulent les photocopier ou consulter sur Internet. Dans les allées, le monsieur nous a montré plein de cartes, au moins 200 à 300 cartes, dans un seul livre. Ça m’a vraiment étonné ce grand livre de cartes. C’était un peu comme un atlas. La dame a montré une ancienne collection de La Dépêche. On est redescendu et nous avons consulté des livres très vieux avec un questionnaire au sujet du livre : nom de l’auteur, la date, et autres renseignements le concernant (sa côte écrite sur le côté pour le classer). L’exercice c’était de dire ce que les livres donnent comme renseignements. Il y avait surtout des registres de l’Etat civil qui donnent les actes de naissance. Parmi les vieilles écritures il y en avait de belles. Beaucoup de gens utilisent ces registres pour la généalogie. Les Archives départementales, j’ai trouvé que c’était super. C’était trop bien. Moi, je me suis vraiment ennuyé mais sinon j’ai appris

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beaucoup de choses. Tandis que moi, je trouve que c’était très intéressant, en plus c’était super bien organisé. La visite guidée était utile car on a vu plusieurs ateliers et beaucoup de livres : en tout 12 kilomètres. Pour moi, j’ai adoré cette journée, c’était trop cool. On a appris beaucoup de choses. Nous ne sommes pas repartis sans rien. A la fin, on a nous a donné des marque - pages, une feuille d’explication pour relier des livres avec des échantillons de pages et le sceau en plâtre de la République. On a appris qu’on pouvait venir faire des recherches dans une salle de lecture. Extraits des textes des enfants de la classe.

Mon histoire en Afrique.

J’ai pris l’avion à Toulouse-Blagnac pour aller à Paris. De là, je suis parti jusqu’à Djamena et à Djamena, direction Bangui parce que j’étais parti pour voir ma maman à Bangui. Dans le quartier de Bangui, j’habite à Fatima. La première fois que je suis descendu de l’avion, à Bangui, j’ai commencé à transpirer parce que, comme à Toulouse il faisait froid, et comme j’avais porté des habits exprès pour l’hiver, j’étais trop couvert. En plus, mon père m’avait mis des choses dans mes poches, alors à chaque fois, mon pantalon me lâchait, tout le temps je devais le remonter. C’est beau la vue d’avion : quand tu vois la ville de Paris avec la Tour Eiffel, c’est beau, et après, quand tu vois Bangui, ça change beaucoup parce qu’à Paris, il y a plein de lumières. A Bangui, il n’y a que des champs et tout plein de choses. Quand je suis descendu, deux militaires m’accompagnèrent jusqu’au hall de l’aéroport. Mon grand-père, qui m’attendait, me dit de me retourner. Il m’a dit de me retourner et là je n’ai pas reconnu ma maman car elle a beaucoup changé. Quand mon grand-père m’a dit que c’était ma maman, je suis allé la serrer dans mes bras. Après, j’ai dû aller reconnaître mes bagages. Quand je les ai récupérés, nous sommes sortis avec ma mère, mon grand-père et ma tante. Dehors j’ai vu mon tonton qui avait beaucoup changé.

On a attendu 5 minutes la voiture de mon grand-père. Ensuite, on est parti dans une maison où on a remis des chaussures à un ami de mon père. On est parti chez ma mère. En chemin, j’ai vu le marché, les ordures sur la route, et tout plein de choses. On est arrivé à la maison que je ne connaissais pas. Quand j’avais cinq ans, elle était plus grande, mais la guerre a tout changé. Tout le monde était fier de me voir. Ma mère avait un bébé de trois mois qui s’appelle Rubeine, il était trop beau et trop mignon. Je l’ai pris dans mes bras, et aussi, il y avait ma sœur que je connaissais déjà et qui avait changé.

Un enfant de la classe

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« La poésie, c’est pour faire rêver et les rêves,

ça donne des conseils. » (enfant de 9 ans, Monclar de Quercy)

1969 « Cet homme est là, car, en 1984, Luis découvrit sur un livre, cette dédicace : A memória de Joan-Glaudi Dinguirard. Pour la première fois, il fut prit d’une immense nostalgie. Pour la première fois il eut envie de dire à Louis : peut-être es-tu passé à côté d’un homme sans le voir ? Pour la première fois il apprenait le décès d’un de ses profs. Que faisait donc cet homme sur ce livre que Philippe Gardy avait consacré à Pèire Godolin ? Ce livre d’un occitaniste honorant un prof de français ! » En 1969, Louis ne peut même pas imaginer l’existence d’occitaniste, ni un tel engagement chez l’homme paisible qu’il a en cours, devant lui. Il constate seulement après la sobriété de Monsieur Lachaud, l’écoute des élèves chère à Madame Cifuentes, que sans avoir le sérieux de Monsieur Ombret, Monsieur Dinguirard en avait le goût des nuances. Sa nonchalance produisait-elle une pédagogie efficace ? Louis retient seulement, comme pour les autres profs, un instant précis, la grande attention portée à une de ses rédactions. Généralement, comme avec Madame Cifuentes, les textes de Louis étaient d’une nullité assez classique sauf le jour où Monsieur Dinguirard demanda aux élèves de s’exprimer sur les femmes. En rendant les copies, Monsieur Dinguirard s’arrête tout d’un coup. Il tient celle de Louis qui se demande ce qui va bien pouvoir lui arriver. Le prof abandonne un instant son air blasé pour féliciter l’élève car il trouve la copie particulière-ment féministe, d’un féminisme d’autant plus étonnant, vu ses idées. Tout le monde connaissait déjà les idées communistes de Louis (sans qu’il soit engagé) qui s’offusqua presque de la coupure imaginée entre féminisme et communisme. Résultat du commentaire du prof : des éléments féminins de la classe lui demande de pouvoir la lire ! En lisant la référence à son prof, Luis regrette de n’avoir pas conservé son texte, le premier à avoir été « socialisé ». Il n’avait jamais écrit à personne sauf pour les profs. Il entamait sur les conseils de Monsieur Dinguirard une carrière de gratte-papier qui le ferait devenir … occitaniste (c’est pour une pièce de théâtre d’André Benedetto qu’il commença à chercher ses

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mots) et auteur de ce livre. Au bac de français, qui acheva son année de première, il obtint une note particulièrement ridicule (2 ou 3, difficile de se souvenir du détail). Le passage éclair de Monsieur Dinguirard à l’Ecole Normale de Montauban n’a pas été effacé par les profs suivants. Sa bonhomie, son sens de la paresse – il rendait les copies avec un retard amusant – tout en faisait un cas et Louis garde ainsi quelques joies de plus qu’il ajoute à sa liste. « Joies qu’il peut compléter par la lecture de quelques livres qu’il publia avant de mourir si jeune, indique Luis. En effet, il existe un commentaire d’Ubu Roi d’Alfred Jarry, un cours d’ancien français et une édition de vers gascons le tout publié par l’Université de Toulouse Le Mirail. Trois livres qui résument à merveille le grand humour et «l’archaïsme» de ce personnage ».

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« - Je suis fatigué papa.

Je crois que demain je vais demander 8 jours à la maîtresse ». (enfant de 4 ans, Réalville)

1970 « Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr de percevoir l’art, se plaint Luis, en conséquence hier c’était encore plus difficile, et je repense alors au prof qui, le premier, fit toucher du doigt les arts plastiques à Louis. Le hasard voulut qu’il puisse le croiser quatre fois dans sa vie, quatre fois qui furent quatre bonheurs. Et Luis de demander à Louis de revenir en 1970 ». A l’Ecole normale, Yves Larroque succède à une sommité de l’art, Monsieur Dautry, le génial adepte du crayon. Monsieur Larroque surprend définitivement Louis quand, au cours d’une de ses colères homériques, il s’écrie : « Une salle d’art plastiques sans accès à un lavabo, qui peut le croire ? » Après deux années de travail au crayon qui pouvait deviner le besoin de l’eau ? En fait, la salle d’arts plastique va totalement doubler de volume car c’est toutes les variétés de la matière que le nouveau prof voulait y faire entrer. Passer de la récitation à la poésie c’est comme passer du dessin aux arts plastiques. Louis sent des barrières s’effondrer et dans le nouvel univers il croit entrevoir une place pour lui. « Ce prof était un artiste fabuleux mais trop timide pour montrer ses talents. Louis en eu la preuve dans une fête communiste de 1971 à Montauban. Sur demande, il réalisait un dessin multicolore au profit me semble-t-il du Mouvement de la Paix qui luttait contre la guerre du Vietnam. Son épouse était à côté de lui et craignait qu’il ne s’épuise. Mais dans sa fureur il ne se reposait pas un instant. Au cours des années 80, il réalisa plusieurs affiches pour annoncer cette fête communiste. » En classe ses colères faisaient la joie de ses élèves. Son document pédagogique aux mille techniques pouvait faire la joie des enfants. Il était le contraire du seul prof de philosophie de Louis. Pas en terme de culture car elle était immense chez les deux hommes Mais en terme de tempérament et de rapport à l’éducation. Pour Monsieur Larroque il fallait que l’art arrive aux enfants comme un torrent. Pour Monsieur Ligou la philosophie devenait une visite très paisible à des entreprises. Louis découvre ainsi le premier ordinateur du Crédit Agricole, Hugues Panassié dans sa maison, ou les problèmes d’une industrie alimentaire. Louis aura

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2 au Bac de philo mais par chance, à l’oral, un autre genre de professeur se présente. Le sujet est tiré au sort et porte sur « l’analyse du capitalisme monopoliste d’Etat ». Louis essaie tant bien que mal de répondre aux questions en faisant appel plus à ses connaissances politiques que philosophiques. Au bout d’un moment, le prof lui demande : « Marx, vous connaissez ? ». « Politique-ment, oui mais très peu en termes philosophiques ». A voir la tête de Louis, le prof précise sa question : « L’équation du capital, vous l’avez apprise ? » Là il répond sincèrement : non, jamais. Alors le prof entre dans une explication claire comme de l’eau de roche qui transforme la philosophie en mathématiques. Le capital investi, plus le travail des hommes, ça donne de la valeur d’où est extraite la plus-value extorquée aux ouvriers. Il pose ensuite sa dernière question : « Vous avez eu combien à l’écrit ? ». La note l’inspire pour donner la sienne : « Avec 18 à l’oral, ça vous fait la moyenne ! ». « Pour revenir à Monsieur Larroque, Louis peut se souvenir de son fils qu’il a eu en classe une semaine à l’école du Petit Versailles. Le portrait de son père mais en plus calme. L’esprit dans la lune. Un jour Louis accepta de passer chez Monsieur Larroque pour aider son ami Victor Salvador qui cherchait à abonner des personnes au journal Révolution. Il découvrit une salle à manger à l’image de l’artiste : des papiers en désordre sur la table et un outil de dessin géométrique. » Pour le besoin d’une note en arts plastiques, Louis en arriva à produire un travail géométrique. C’est en combinant les maths et les arts, qu’il acquit l’envie de créer. Quant à la note, peu importe. Un jour, délégué de sa classe au Conseil de classe, Louis se souvient d’un échange entre le directeur et le prof d’arts plastiques : - Monsieur Larroque, cet élève n’a pas de note en arts plastiques ? - Pas de problème, mettez lui 18 ! - Vous êtes sûr ? - Oui, oui, c’est ça, 18. Un seul instant, la joie ne dure qu’un seul instant. Face à la tristesse qui s’incruste, la joie ne s’arrête pas. Il faut donc la saisir sans faute à chaque occasion.

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« - Dîtes des phrases à l’impératif,

demande le maître. - Mange ta main mais garde l’autre pour demain, répond un enfant. » (9

ans, Montauban) 1971 « Portait-elle une longue chevelure blonde ? C’est dur à dire, rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. Louis a eu son bac et pour se préparer au métier, une prof de psycho-pédagogie intervenait dans la formation professionnelle. La chance a voulu que cette fonction échoit à une militante de la Ligue Communiste devenue peu après, suite à une interdiction, la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR ou Ligue pour les intimes). En conséquence Louis ne dira rien des cours mais un peu sur la politique à cause d’un instant précis. Faute de la date il se limite à l’année, 1971, pour évoquer une discussion. Cette date est celle de la parution du livre de Pierre Juquin Le sens du réel. Pour inaugurer la formule « réunion-débat » (la salle pouvait poser des questions après le discours) le PCF donne la parole à Juquin à la Maison du Peuple. Louis s’autorise une sortie interdite et, en arrivant dans la salle, il est tout surpris. Un responsable du PCF l’accoste et lui donne un papier où il peut lire la question à poser ! Louis nouveau membre de la Jeunesse communiste (il aura ses premières activités de membre du PCF deux ans après) pose pour la première fois deux questions, celle inscrite sur le papier (pourquoi faut-il un PCF fort ?) et une autre la sienne (avec « la démocratie avancée », la révolution est renvoyée à quel moment ?). Il ne sait pas que dans la salle, Madame Bouzou l’écoute attentivement. Le lendemain, après le cours de psycho elle l’appelle pour s’entretenir un peu avec lui. Elle n’a pas été dupé par la question téléguidée mais intéressée par la question authentique sur la révolution. Avec la stratégie de « la démocratie avancée » le PCF devenait-il social-démocrate ? Madame Bouzou lui explique bien sûr que rien ne dispenserait notre société de la révolution et que le PCF, à cause de stratèges comme Pierre Juquin, devenait social-démocrate. Le rêve permanent de la LCR (l’éclatement du PCF) s’alimentait alors à un nom : Louis Althusser qui venait de publier dans La Pensée un article sur les appareils idéologiques d’Etat.

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« Louis ne pouvait se douter de deux choses : qu’un jour la LCR soutiendrait Pierre Juquin dans une élection, et qu’ensuite il aurait l’occasion de lire les mémoires du même Juquin, professeur d’allemand (un autre prof dans sa vie mais pour l’allemand ça pouvait pas passer par l’école). Luis, aujourd’hui, se fait un plaisir d’évoquer ce que dit à présent Juquin de son livre « Roland Leroy fait décider que la presse communiste, seule de la presse nationale, ne dira pas un mot du Sens du réel ». Déjà la guerre entre les théories de Leroy et celles de Juquin qui ne passa jamais au PS comme tant d’autres communistes. Le livre est né d’une suggestion de Pierre Ysmal des éditions Grasset et Juquin retient seulement le portrait sans fard qu’il donnait du stalinisme ». Louis lit Le sens du réel, un crayon à la main. Il souligne : « La science est austère, mais fonde la sagesse, donc la réussite ». Il croise les poètes, les philosophes, les économistes. Il souligne : « Nous considérons la culture dans son ampleur et son unité : les sciences, les techniques sont, avec les arts et les lettres, avec les sports, des composantes de la culture. La politique, l’économie le sont aussi. Ces éléments sont à la fois reliés les uns aux autres et distingués par des caractères et des finalités spécifiques qui interdisent de les confondre et de les traiter selon des méthodes uniformes : ne pas tronçonner l’être humain ni découper le corps social en secteurs séparés, voire concurrentiels mais ne pas tout réduire à un être unique ». Avec cette militante de la Ligue Communiste Louis a découvert les joies du débat politique, seul antidote au sectarisme dont il avait de beaux exemples chez les communistes. Alors que les militants de la LCR avait affiché contre la guerre du Vietnam des militants communistes se faisaient un plaisir de les recouvrir avec des affiches … contre la guerre du Vietnam. « Si bien qu’un jour, à la tribune de l’Ancien collège de Montauban, Louis se trouva assis à côté de Juquin dont il avait acheté tous les livres. Avec lui, il avait quitté le PCF pour participer à une bataille présidentielle où il retrouva un temps la LCR. Que de beaux souvenirs ! »

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« - A quoi servent les chèvres ?

demande le maître. - - A s’asseoir, répond l’enfant rêveur. »

(enfants de 7 ans, Verdun sur Garonne) 1972 « Sa coiffure ? J’ai la sensation qu’elle ne fut jamais sa préoccupation première ! Mais, c’est dur à dire, rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. Les fenêtres de sa classe donnaient sur la place. La classe était celle de la directrice de l’école de Saint-Antonin. Louis en a franchi la porte avec une certaine émotion. Pour devenir directeur, surtout au chef-lieu de canton, il fallait d’abord passer des années comme adjoint. « Aujourd’hui, Louis, qui peut encore comprendre cette émotion qui tient au symbole d’une direction d’école ? Aujourd’hui, en Tarn-et-Garonne comme partout, ce sont des dizaines de directions d’écoles qui sont confiées à des débutants (plus souvent des débutantes avec la féminisation du métier), car elles n’attirent plus les enseignants âgés. » En 1973, Madame Aliès symbolise parfaitement bien une histoire phénoménale, celle de l’instit plongé dans sa cité, une cité qui en retour lui donne la force de faire son travail et Louis voudrait écrire : « de créer son travail ». La directrice par son engagement bénéficie du respect des élus, des parents et de sa hiérarchie car tous savent qu’elle est une pièce maîtresse de l’édifice social. De son côté, la directrice sait défendre ses collègues face aux parents ou face à la hiérarchie. Ce point est sans doute capital : les inspecteurs peuvent effrayer les adjoints, mais ils peuvent être effrayés par les directeurs et directrices authentiques quand ces derniers ou ces dernières deviennent des piliers de la vie sociale (c’était souvent le cas). A Saint-Antonin, entre Madame Aliès et ses inspecteurs il y avait un signe égal. N’oublions pas, les inspecteurs passent et la directrice reste comme seul point d’appui. Parfois des enseignants aiment la fonction de courtisan avant leur fonction d’éducateur or un enseignant authentique ne peut jouer le courtisan, enseigner c’est casser l’ordre établi, c’est une quête d’égalité.

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Le métier d’instit, avec logement de fonction, fut conçu pour implanter en un lieu, un couple qui, après des années de culture, pouvait espérer de beaux fruits. Cette incitation à former des couples d’instits (50% des places pour les hommes et 50% pour les femmes) fut copié sur le modèle du métier de paysan. Un couple s’active ensemble pour conduire une classe d’âge le plus loin possible. Sur ce modèle s’est greffé celui de la laïcité qui fait de l’école le lieu de la dignité populaire. A Saint-Antonin la laïcité ce fut comme partout la lutte pour la fermeture de l’école privée, puis la lutte pour l’implantation d’un collège. De familles acceptèrent la responsabilité d’assurer l’hébergement de pensionnaires du collège ! Que de souvenirs d’enfance, un tel récit peut suggérer ! La vie professionnelle se complétait par l’animation du village grâce à l’amicale laïque. En entrant dans cette classe de CM2, Louis ressent toute cette foule d’émotions, celles qu’il avait connu en tant que gamin face aux grandes classes. Les fins d’études étaient plus que le CM2 car elles s’achevaient par un examen et la fin de scolarité de beaucoup d’enfants. Le samedi après-midi, quand le directeur permettait à tous les garçons de voir le Tournoi des Cinq nations à la télé, les enfants des petites classes pouvaient pénétrer chez les grands, et c’était la même sensation que de pénétrer aujourd’hui dans la classe de CM2. Les filles faisaient alors de la couture ou de la cuisine. Mai 68, va bouleverser l’édifice. A ceux qui ne savent plus ce que concrètement les événements provoquèrent, qu’ils se souviennent des cinq jours d’école passés à quatre et demi entraînant ensuite un déplacement du repos du jeudi, à la date du mercredi. Une réduction du temps de travail de 10% pour l’enseignant ce n’était pas rien ! « Madame Aliès, présidente de l’amicale laïque, conseillère municipale, faillit être maire. Oui, Louis, tu as raison c’est tout un univers qu’elle représente, un univers où les frontières variables faisaient reculer celles qui enfermaient les enfants du peuple. Le statut de l’instit était conçu pour permettre à l’enfant du peuple d’accéder à la culture, car ensuite, qui mieux que lui pourrait reprendre le même combat. L’édifice, qui en 1973 était déjà sur le déclin, avait mis des années avant de se réaliser. Il était d’un cohérence parfaite. Qui a engagé le travail de destruction et pourquoi ? Le drame a voulu que ce travail soit engagé par ceux-là même qui l’avaient construits, les socialistes ! Au nom de la modernité l’existence du peuple fut oubliée ! » Dans les pays socialistes de 1973 les autorités voulaient en permanence fabriquer un peuple à leur convenance. Dans les pays riches, les décisions de la classe dominante furent plus radicales : l’annonce de la mort du peuple fut proclamée. L’école pouvait de venir une marchandise. Les fenêtres de la classe donnaient sur la place et l’émotion est d’autant plus forte que la directrice est devenue la belle-mère de Louis. Sur un coin,

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le globe terrestre, bien en vue, incite en permanence à le tourner. Sur les murs, les cartes de géographie rappellent le monde, l’odeur de l’encre et de la craie font une ambiance. Aucun de ceux et celles qui firent vivre cet univers ne pouvaient s’en aller sans d’immenses soupirs. Le dernier jour de leur dernière année combien de tonnes de larmes versaient-ils ? « Sais tu Louis, hier j’ai croisé le responsable du bibliobus de Montauban. En spectateur il a vu évoluer le monde enseignant depuis des années (il part à la retraite et en conséquence son poste est fermé). Il me disait : « Le plus frappant, c’est simple à dire : il y a dix ans encore, j’ai vu partir à la retraite des instits aux yeux mouillés, mais depuis je n’ai vu partir que des yeux fracassés, indifférents ou épuisés. ». Et je sens que tout ça c’est grave. » Louis je demande : le métier était-il une vocation ? un sacerdoce ? un don de soi ? Si l’instit avait à voir avec le paysan, il n’était pas loin, non plus, du curé, l’ennemi classique. Dix ans après – Louis s’autorise un détour par le futur – devenu à son tour directeur d’école du chef lieu de canton, le curé décida, à l’heure de la cantine, d’emmener tous les enfants à l’église pour leur expliquer la fonction du catéchisme. Il craignait que Louis ne fasse pas suivre l’information sur l’existence de cette activité classique.. C’était un endroit où le bon ordre des choses faisait que l’instit s’occupait du rugby et le curé du foot. L’instit était présent dans les familles par les enfants, le curé par la confession. Le maire était forcément d’un camp même quand il le cachait bien. « Cette guerre est finie, Louis. Les curés ont disparu et l’instit vit ailleurs. Tu as raison, en 1973, tu as croisé un tournant d’une histoire et j’ai la sensation que ce tournant, tu l’as vu venir avec tristesse et impuissance. La vie est faite de conditions objectives. »

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« - A quoi sert la flûte ? demande le maître. - A faire de la musique, répond le premier enfant.

- Mais non, le coupe un autre à la voix désespérée, ça sert à manger ! » (enfants de 7 ans, Parisot)

1973 « Sa chevelure noire était-elle aussi frisée que je l’imagine aujourd’hui ? Louis, tu me diras que c’est dur à dire, que rien n’est moins certain ! Quarante après, le souvenir nous trompe et va nous tromper tout au long de ces pages » se dit Luis. A la rentrée 1973, Louis, en poste au Collège de Lauzerte, découvre à l’école primaire, Monsieur Bessières, dont il connaissait bien le père. Quand il était gamin, ses parents militaient beaucoup pour le PCF, et lui il arriva d’accompagner son père chez Monsieur Bessières père à Réalville, dans une petite maison neuve style années 60. Après une des visites où il n’était pas, il entendit le compte-rendu suivant : « le fils instituteur de Bessières est resté à lire une BD pendant toute la conversation ! » Pour le père de Louis, la BD était une lecture seulement digne des enfants et un instit devrait se plonger dans des livres plus sérieux. Et à présent, Louis devient l’ami cet homme à l’humour permanent. « Ma vie durant, cher Louis, j’ai vu se perdre l’humour dans les écoles. C’est peut-être le seul point sombre de cette histoire car je ne sais pas l’expliquer. J’ai rigolé avec l’instit qui cuisine du ragondin, avec l’instit qui … Pourquoi l’invasion ensuite de la morosité ? Parce qu’il nous manque Coluche » Monsieur Bessières, habité par l’humour (ce qui ne signifie pas que Louis réduise la BD à l’humour) avait trouvé une invention marquante, il avait pris des risques indignes du monde moderne. Il avait transformé sa vieille machine à laver en outil d’arts plastiques. Au fond du tambour, il suffisait de placer trois tâches de peinture à l’huile, d’appuyer sur le bouton et la rotation donnait un effet variable suivant sa durée, la place des tâches et leur ampleur etc. Un danger à cause de la machine et de la peinture à l’huile. Un jeu cependant très amusant pour le plus grand plaisir des enfants. Au même moment Louis est instit en classe de transition où un enfant lui offre ce texte.

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Le bon élève

(Texte d’un enfant de 13 ans, élève de cinquième de transition, fils d’agriculteur et le titre est bien celui de l’auteur). Il y a deux ans, je suis entré au CEG. Les premiers jours, j’étais un peu perdu. En classe, pendant les trois premières semaines, nous n’avons pas fait beaucoup de travail. A cause d’une maladie, j’ai commencé à être assez souvent absent. Alors je n’étais pas bien vu par les professeurs, surtout par celle de français-anglais qui faisait aussi l’hist et géo. Quand venait le samedi, j’avais souvent peur d’être collé mais les professeurs savaient que ça n’y ferait rien, aussi ils ne m’ont jamais collé. Avec les mauvaises notes que j’avais eu aux trois trimestres : faibeln passable, passable, ils m’ont faitr redouber. Mais à la rentrée suivante, j’ai eu une profeseur de français et un professeur de math qui ne faisaient que se moquer de moi. Comme cela ne me plaisait pas j’ai décidé de ne rien faire. Et comme d’habitude le professeur de français ne faisait que m’embêter. Elle me traitait de « fainéant », « idiot », « sale cazéen ». Et ce qui me plaisait encore moins c’est qu’elle inventait des histoires qui n’étaient pas vraies comme par exemple qu’au lieu de faire mes devoirs, j’étais dans les rues du village tout le mercredi, le samedi après-midi ainsi que tout le dimanche, alors que je n’y vais que pour me faire couper les cheveux. Comme je n’y vais que deux ou trois fois par an … Dans l’année, j’ai été collé 7 ou 8 fois. Ce n’était pas moi le plus puni mais c’était mon père car il fallait qu’il fasse 30 km pour m’amener et revenir me chercher. Moi, j’y étais habitué. Mais, quand même, le 30 juin arriva et j’étais heureux. Frédéric G. Le 30 juin arriva et Frédéric fut envoyé en Cinquième de transition où Louis constate comme il est adorable et heureux. Sans ce texte, où Louis avait demandé d’évoquer une émotion forte, la rage intérieure qui habitait l’enfant, lui serait restée inconnue. Tous les enfants de la classe, unanimement, choisirent ce récit pour en corriger les imperfections, tellement ils furent touchés.

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« - Comment faire pour devenir doué ?

demande le maître. - Il faut être heureux, répond l’enfant »

(8ans, Beaumont de Lomagne)

1974 « Cette fois ils sont deux et Luis vient de les croiser à la sortie du théâtre. Il a envie de dire à Louis qu’ils sont toujours les mêmes malgré l’âge, les épreuves et les travaux de la vie. Car si quelqu’un ne chôme jamais ce sont bien eux». A évoquer ces deux instits détachés de l’Education nationale à la Fédération des Œuvres Laïque du Tarn et Garonne (FOL), les souvenirs se bousculent dans la tête de Louis. Cinéma, théâtre, sport, photographie, danse folklorique, information, et toujours les mêmes noms : Eliane et Jacques Latu, un dévouement phénoménal à la cause de la culture populaire. Pour cette année 1974, Louis retient le stage de théâtre avec Benedetto qu’Eliane a réussi à mettre sur pied en vu d’une pièce suscitée par Félix Castan. Louis, dans la salle de la rue des Augustins écoute Benedetto qui a pris un texte ordinaire pour montrer comment, par le type de lecture, on en change le sens. L’exercice est frappant au possible. Il s’agit d’une préface quelconque écrite par un politicien et tout d’un coup le texte se révèle avoir une charge comique inouïe. Pour ce stage, comme toujours, Eliane s’active pour résoudre dans l’ombre les problèmes pratiques les plus invraisemblables. Certains lui reprocheront son caractère comme s’il était préférable d’exister sans caractère ! « En 2003, Louis je t’ai vu au Théâtre de l’Embellie, qu’anime Eliane Latu, à côté de l’écrivain Georges Coulonges pour parler de laïcité. Un beau moment de vie. La laîcité c’est aussi un des outils du bonheur de vivre ». Avec Eliane, Louis pourrait parler aussi du film Histoire d’O et du débat sur l’avortement qu’elle permit au Théâtre des Augustins, du cycle sur le cinéma italien mais il veut passer au cas de Jacques. Il y pense à chaque fois qu’il passe à cet endroit. Avec Jacques, Louis se voit en panne de fourgon en bas de Castelnau d’Estrefonds. Toute une

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partie des jeunes qui étaient avec lui à Altitude 2000, le chalet de la FOL, situé au sommet du col du Puymorens, revenait à Montauban, et tout d’un coup, le fourgon lâche. Comment se débrouiller pour finir d’arriver à destination ? Bref, la tuile ! Même en cet instant Jacques resta d’un calme olympien. Peut-être cacha-t-il à merveille son inquiétude ? Louis se voit à sept ou huit, au bord de la route à attendre un grand moment une voiture de secours, tous contents de cette aventure supplémentaire. Louis avait connu Altitude 2000 avant même que la FOL en fasse l’acquisition car dans son école primaire, le directeur était socialiste (comme les dirigeants de la FOL) et organisa très tôt des sorties de ski à Porté-Pymorens. C’est au retour d’une telle sortie que pour la seule de fois de sa vie, Louis fut pris de vomissements. Jacques et Eliane sont des instits sans classe et démontrent parfaitement qu’on peut rester instit même dans de telles conditions. Instit c’est se battre pour le savoir global, actif, vivant et engagé. La photo, l’histoire, le sport, l’expression, la diffusion, l’idéal, le rêve, tous dans le même bateau du soir au matin. Et la vie s’appelle le bonheur sans hésitation.

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« - Qui était présent à l’inauguration ?

demande le maître. - Le ministre de l’extérieur et le sur-préfet, répond un enfant qui ajoute

aussitôt : - Ça serait pas mal, si c’était vrai ! »

(enfant de 11 ans, Bourret) 1975 « Changement de décor, ciao ciao La France et bonjour les USA ; Tout est neuf comme jamais. Et toi Louis, plus que quiconque tu te demandes où tu vas tomber. Chaque instant devient une découverte et la découverte des Québécois n’est pas la moindre ! » Louis apprend qu’on peut être un instituteur de circonstance au fond fin d’un bayou de Louisiane. Alors que les coopérants français sont des enseignants à vie, son ami Jacques Desmarais n’est là que pour enseigner un an, comme la plupart des autres Québécois. Ce n’est pas la moindre des multiples remises en question qu’il va susciter chez lui. Que de débats sur le statut de l’enseignant, des langues et de la géographie ! Sans le savoir, Louis et Jacques deviendront les amis d’une vie. « Et pourtant, Louis, vous n’aviez pas internet comme aujourd’hui ! Si les moyens techniques nouveaux facilitent les échanges, ils ne changent rien à leur nature. Nous parlons encore et toujours de la langue. Hier il me demandait mon opinion sur la réaction d’un Québécois débarquant en France en 2006. Comme mon ami René Merle, j’ai pointé le décalage entre l’Académie française pointilleuse sur les anglicisme et la réalité qui pousse à la domination de « l’anglobalisation ». En France les contradictions se renvoient toujours la balle : un grand centralisme et un localisme atavique, l’élitisme et l’utilitaire etc. Voici la citation déjà donnée de Stella Baruk : « Le poids écrasant des idéologies contradictoires – utilitaristes ou élitistes – empêchent que se fasse entendre [la réalité de l’activité mathématique du sujet] ». L’élite c’est l’Académie française et l’utile c’est de parler toujours plus anglais. Louis écoute un accent d’ailleurs, un accent qui neige, un accent Félix Leclerc, un accent du français sans la France ! De son côté il perfectionne son utilisation de la machine à écrire, il fréquente la bibliothèque de la ville et la laverie automatique. Il découvre Beau Dommage et le phoque en Alaska

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« - Les hommes se mirent à écrire

car ils avaient inventé le crayon. - Parce que tu crois que la pluie est arrivée après l’invention du parapluie ?

demande l’autre ». (enfants de 10 ans, Saint Nicolas de la Grave)

1976 « Tant pis ! J’en reviens à la chevelure car la sienne était flamboyante. A l’image de son talent. Autant, cher Louis, je n’aurais jamais imaginé Dinguirard se lançant dans l’écriture d’un livre, autant j’aurais été persuadé que Guy nous en proposerait plusieurs. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Pour les livres c’est toujours facile à vérifier : dans ELECTRE tout est répertorié.» Louis n’a jamais vu Guy Catusse enseigner. Ce prof de français est en fait un militant du PCF et à ce titre il marqua les combats de Louis. Il insista pour qu’il parte un mois à l’école centrale du PCF où il découvrit un monde encore plus insoupçonnable que les USA. La vie peut parfois se comprendre comme une grande marche vers la complexité ou vers les nuances. Guy laissa sans doute de mauvais souvenirs à plusieurs personnes, mais les conditions dans lesquelles Louis le croisa, lui permirent d’éviter cet écueil. Qui est fait d’un seul bloc ? Si Louis se souvient bien, ce prof venait du bassin de Carmaux, d’une terre de légende, celle de Jaurès. Son engagement était fait d’attentions et de convictions. De l’attention pour différencier la tactique de la stratégie, des convictions pour en revenir à l’idéal communiste. Sa vie amoureuse le conduisit à Paris et beaucoup se demandèrent s’il laissait un vide dans la vie locale ou s’il laissait des amis ? En 1976, pour les communistes, dont Louis, il était à l’image vivante d’un congrès historique, le 22éme, un congrès de la rénovation, de l’audace, de la critique de l’URSS, de la respiration, de l’offensive, un congrès qui fut encore plus éphémère que Vatican II. Ce sera le moment crucial de l’histoire du PCF et ce tournant, qui finalement ne sera pas pris, alimentera ensuite toute les vagues de courants critiques. Pour le Tarn-et-Garonne, les communistes auront à choisir : ou renforcer les liens avec le MRG contre le PS, ou renforcer les liens avec le PS, contre le MRG. Ce n’est que plus tard que Louis comprendra que Guy Catusse et d’autres préfèreront l’ombre du

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MRG à celle du PS, et ce sera une erreur stratégique à un moment où tant de choses étaient encore possibles. « Depuis, Louis, même le PS local est passé à l’ombre du MRG devenu PRG. Tous ceux qui pensaient que le passage du témoin de la mère au fils se ferait mal, se sont trompés. La famille Baylet contrôle parfaitement le département. »

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« Les hommes se mirent à écrire

car ils voulaient faire comprendre leur langage par les yeux ».

(enfant de 10 ans, Albias) 1977 « Louis, pour cette fois je te donne la « bio » du personnage de l’année, telle que le comité central du PCF l’a inscrite sur ses fiches : CASTAN Félix, Paul, Marcel. Né le 1er juillet 1920 à Labastide-Morat (Lot), marié, une fille, professeur, militant communiste et syndicaliste du Tarn-et-Garonne, militant de la culture occitane. Fils d'un ingénieur des travaux publics et d'une institutrice, enseignant dans un cours complémentaire, Félix Castan, instituteur, envoyé aux chantiers de jeunesse en 1941-1942 à L'Honor-de-Cos, participa aux luttes de la Résistance dans l'Armée secrète puis s'engagea dans l'infanterie en 1944 avec le grade de caporal. Après avoir travaillé comme maître d'internat à Moissac, syndiqué depuis 1947, il devint instituteur en 1948 et enseignait à Puygaillard au milieu des années 1950. Il avait épousé Marcelle Dulaut, fille d'un professeur, communiste depuis 1945, artiste peintre, qui mourut en 1978. Titulaire de trois certificat de licence ès-lettres, il devint professeur d'enseignement général des collèges. Membre du Syndicat national des instituteurs depuis 1948, Castan participait au conseil syndical de la section départementale du SNI à la fin des années 1950. Membre du Parti communiste depuis septembre 1944, Castan, membre du comité de la section communiste de Montauban (1949-1955) puis à nouveau à partir du début des années 1960, participa au comité de la fédération communiste du Tarn-et-Garonne de 1957 à 1968. Il retrouva cette responsabilité de 1987 à 1997 tout en étant membre du bureau de la section communiste de Montauban. Il avait siégé au comité de la région communiste Midi-Pyrénées et candidat aux élections régionales en 1986 dans la Haute-Garonne. Castan consacrait l'essentiel de son activité à la langue occitane. Directeur de l'Institut d'études occitanes de 1948 à 1955, tout en étant responsable de structures culturelles et de deux revues, vice-président de l'Art nouveau, association regroupant peintres et sculpteurs, il organisait dans les années 1960 un salon régional tout en étant le délégué à la propagande du Festival montalbanais. Il était alors membre du conseil d'étude de l'Institut d'études occitanes. En 1970, il s'occupait du Centre international de synthèse du baroque et participait à Toulouse au mouvement littéraire et culturel occitan. Il prononça notamment lors de la conférence de la fédération communiste du Tarn-et-Garonne, le 18 janvier 1970, une

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intervention préconisant que le PCF "se préoccupe des questions de la langue occitane" et s'efforce "de rapprocher les courants divergents en Occitanie" (selon le rapport de l'envoyé du Comité central). Il termina en évoquant le statut de l'intellectuel dans ses rapports avec le Parti qui devait encourager la création artistique. » Louis pensait avoir connu un instituteur à la retraite anticipé car victime de problème de vue ! Cette année là il croise seulement l’occitaniste qui lui confie, avec une autre personne, la charge de la communication du Festival d’Occitanie. Louis avait travaillé avec Castan et André Benedetto en 1973 et 1974 pour la réalisation d’une pièce de théâtre jouée sur la Place Nationale. En juin 1976, Louis eut la surprise de le croiser dans le train qui le ramenait des Amériques après deux années d’absence en France. Félix Castan le mettra sur la piste de deux personnages essentiels dans sa vie, Léon Cladel et le philosophe Henri Lefebvre. Mais il le mettra sur une autre piste : la nouvelle pièce de théâtre sur les drapiers jacobins, faisait le portrait d’un homme erroné. Un Gautier avait été pris pour un autre car il confortait les thèses de Castan : dans la Révolution française, un Gautier sans-culotte aurait écrit à la Convention pour défendre l’occitan. Mais, vérification faite, le Gautier qui avait écrit à la Convention s’appelait Gautier-Sauzin et il se garda bien de soutenir les sans-culottes de sa ville. L’étude historique de Louis infirmait le rêve que Castan fit interpréter par Benedetto. Cependant, même face à l’évidence, Castan préféra ne rien entendre. Louis présentera Gautier-Sauzin à Montpellier mais jamais à Montauban. Personne ne l’invitera à le faire. Pour Cladel, la vision de Castan était plus riche. Qu’aurait-il dit du thème de l’antiquité évoquée dans un colloque universitaire, par un prof de Bretagne qui présenta sur ce sujet le face à face Cladel / Vallès ? La conclusion du colloque fut sans appel : Cladel était un marginal. Comme toujours, ceux qui le mettent en marge découvrent ensuite qu’il est un marginal ! Bien sûr, Cladel cultiva une marginalité, celle de la Plèbe, celle du nombre. Grâce à Castan Louis est passé de Vallès à Cladel et il n’est jamais revenu en arrière. « Louis, tu as remarqué comme la « bio » ne dit rien des livres écrits par Castan ? Peut-on faire pire ? Bon, j’en reviens à la chevelure car, comme pour Cladel elle était un emblème. Une longue chevelure avec cependant pour Félix une calvitie sur laquelle il posait parfois … une casquette. Le béret c’était pour d’autres. »

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« Face à une page de B.D. en occitan,

voici trois réactions : - C’est du français, c’est du français,

il y a écrit Macarel » dit le premier, 8 ans. - Mais non, c’est la langue

qu’on parle au café, dit le second, 9 ans. - Vous voyez pas que c’est du patois !

dit le plus grand, 10 ans. » (enfants, Saint Sardos)

1978 « Retournons dans les villages, loin de toute quête de capitale, là où il fait bon côtoyer le néant. Là où l’occitan n’est pas un drapeau mais un chapeau, celui que l’on porte naturellement chez les gens du peuple, le chapeau de paille indispensable contre le soleil quand on travaille dans les champs. » Louis avait tourné autour du patois, autour de l’occitan, autour de cet univers paysan, mais grâce à Jacme Serbat il s’y arrêta un grand moment dans le cadre d’un stage à l’Ecole Normale. Jacme était un instituteur occitaniste. Son dévouement à la cause occitane était du même ordre que le dévouement de Madame Aliès à l’école en général. Il suscita parfois moqueries et scepticisme chez des enseignants incapables de comprendre une telle passion pour la langue du peuple. Louis savait que pour venir à Montauban Jacme avait un grand chemin à faire : il venait de Lamagistère, de Gascogne, de l’ouest. Son occitan portait le béret. Le même que Monsieur Moly. Son occitan n’avait pas le label universitaire de celui de Monsieur Dinguirard. Son occitan ne désignait aucune grandeur « identitaire » comme celui de Castan. Louis aimait son naturel permanent. Revenir dans les murs de l’Ecole normale dans de telles conditions, c’était tourner un peu en dérision la grande « dame ». Avec Jacme, Louis sentit enfin qu’il pouvait attacher ensemble TOUS les fils de sa vie et que ça faisait un résultat cohérent, donc un beau résultat. Du paysan à l’instit, du culturel au politique, du social au quotidien, du centre à la périphérie, du passé au futur, de l’histoire à la géographie, tout serait à jamais dans tout. Voici la liste des joies passées devenant une œuvre : celles de la démocratie, de la langue, de la rigueur scientifique, de la rigueur pédagogique, de l’histoire, de l’écriture, de la polémique, de la

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fantaisie, de la laïcité, du quotidien, de la culture, du voyage, de la politique et de la création. « Louis, pour un écrivain, on s’appelle cette joie qui donne un tout, trouver son style. Quand les écartements sont tissés sur une même toile, l’homme devient maître de sa vie ».

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« - Quand on est vieux, on mange ? demande un enfant de 5 ans inquiet à l’idée de la mort.

- Oui, on mange répond le maître. - Et si on mange beaucoup, on redevient jeune ? »

(enfant, Lavit) 1979 « La dernière fois que je l’ai vu avec son épouse il m’a dit ; « N’oublie pas d’apporter mon bonjour à tes parents, j’y tiens ! ». Il est ainsi Jean, marqué par son passé, et chargé d’une histoire qu’il a beaucoup vécu sans la moindre reconnaissance. Louis, je sais que tu es allé une fois chez lui pour parler d’Italie. » La photo de ce professeur de mathématiques se révèle sur le papier plongé dans son bain. Louis, avec sa fille, est au labo-photo de l’école de Saint-Etienne de Tulmont dirigée par son ami Jacques Rey. Dans la chambre obscure, il développe une pellicule prise au cours de la conférence fédérale du PCF qui vient de se tenir dans la salle des fêtes de Fonneuve. Jean Vignoboul, saisi à sa place, est plongé dans ses pensées. L’épouse de Louis a gardé un moment de cette histoire en le prenant en photo à la tribune. Il a une barbe devenue habituelle depuis les USA car là-bas son rasoir ne fonctionnait pas. Ce fut d’ailleurs l’occasion d’une belle découverte. Les prises n’étant pas les mêmes qu’en France, il décida d’en acheter une, conforme au système US et l’installa sur son rasoir. En branchant, un disjoncteur a sauté. Seconde opération et même résultat. En fait, son rasoir en 220 ne supportait pas le 110. Donc, pour deux ans, il pensa inutile d’acheter de quoi se raser Au cours de cette conférence fédérale de 1979, l’ancien dirigeant communiste a été renvoyé à la base. Et, comme toujours, des communistes « critiques » jugèrent bon de justifier cette décision à la tribune ! Louis en a été triste sans imaginer que son parcours au sein de ce parti aurait quelque parenté avec celui de Jean. A une différence près, il préféra quitter lui-même les instances « fédérales » (dès 1982) avant d’y devenir indésirable. « Jean et sa femme sont toute une histoire ancienne. Une histoire très dure en 1979. Non que leur combat se soit arrêté, puisque neuf ans après, Louis et Jean seront à la même tribune aux côtés de Pierre Juquin. Celui qui s’arrête en 1979, concerne un certain communisme fait de dogmatisme et de sincérité. L’intervention de l’URSS en Afghanistan et les événements polonais furent le coup de tonnerre qui suscita l’inoubliable chanson de Jean Ferrat : Le Bilan. Et quel bilan ! »

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« - Puisque tu as des idées, va écrire

ce mot au tableau, dit le maître. - Oh ! elle, s’exclame un enfant, elle a même une idée pour construire

l’intelligence ! » (enfant de 8 ans, Mas Grenier)

1980 « Encore un prof de maths, encore un communiste ! Louis, ta dernière rencontre avec cet homme, tu en as déjà fait le récit. C’était le 18 juin 1987 devant la préfecture de Montauban dans le cadre d’une manifestation. Le gouvernement de droite venait de porter attente au droit de grève et pour être rapide la riposte avait lieu au moment du repas de midi » A Louis, Bernard apporta l’encrage local et étancha sa soif du débat. Il habitait Montricoux et son père était facteur et conseiller municipal dans le village d’à côté Bruniquel. Depuis trois ans Louis se familiarisait avec le secteur où le PCF se renforçait fortement. La défense d’une briqueterie, la Céramidi, démontra que de telles luttes étaient sans avenir. Ce lieu d’action fut un bel endroit de formation pour Louis. « En 1987, Louis, tu l’avais un peu perdu de vue, toi parce que tu avais changé de secteur, lui parce qu’il était victime d’une grave maladie découvre par un bel après-midi de soleil. Bernard était à la pêche avec un ami qui lui indiqua : « tu as des marques dans le dos que tu devrais faire voir à un docteur ». C’était un cancer de la peau.» A côté de Montricoux, il y a Cazals et dans ce petit village, vivait un historique du PCF devenu membre de la LCR. Louis a d’abord entendu sur son compte les pires insanités de la bouche d’un communiste dont il va taire le nom (que bontés parfois !). En 1978, à la fédération du PCF, où Louis passait chaque semaine, les responsables venaient d’apprendre que Jules était le suppléant du candidat LCR. « Comment, cet ancien député communiste se trouvait là à présent ! » « Un suppôt du capitalisme ! » Connaissant les ignorances de celui qui parlait, Louis n’en cru pas un mort mais ne répondit pas. En 1982, il vit pour la première fois ce vieux monsieur, dans une réunion du PCF à Cazals. A l’écouter, il comprit qu’il s’agissait d’un authentique honnête homme. Et Louis raconte cette histoire du temps où dans la petite mairie de Cazals près de 20 personnes pouvaient participer à une rencontre pour parler élections cantonales. Jules fut le premier à s’exprimer avec sa voix tranquille et ferme, avec ses

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mains croisées sur ses jambes. Ce rebelle amoureux de la vie s’est trompé lourdement une fois, mais tout le monde l’écoute pour ce qu’il fait depuis. Qu’importe les étiquettes et vive la fraternité. Député du PCF en 1936 Jules Fourrier était toujours une graine rouge. « Il n’y avait pas encore de webcam pour filmer cette forme de démocratie dont je crains qu’elle soit à présent effacé même des mémoires ! En 1987, Louis, tu as encore débattu comme autrefois avec Bernard. Il était pour Que les enseignants adhèrent à la CGT et toi non, il était pour la dictature du prolétariat et toi non, il était prof et toi instit. Tu as parfois vexé cet homme sensible. L’annonce de sa mort, trois mois après cette rencontre te révolta. Il lui restait tant à faire … En ce 18 juin 1987, il t’indiqua que le PCF aurait dû exclure Juquin depuis longtemps et toi tu soutenais Juquin … » Bernard Souloumiac vivait une contradiction : il vivait au plus près de la réalité d’où il tirait ses raisons de lutter et de penser, et en même temps il aurait voulu plier cette réalité à une théorie révolutionnaire toute prête. Il vivait près de la réalité, celle qui était au cœur de la vie de son père, et il voulait que la pensée commande le réel comme une théorie mathématique. Un jour un communiste de sa tendance, qui vivait à Saint-Etienne de Tulmont, déclara que la nouvelle route Montricoux-Montauban était du gaspillage car il jugeait de son utilité sur la portion Saint-Etienne-Montauban. Bernard fut obligé de lui dire : « Faire Montricoux-Montauban par la vieille route c’était une catastrophe, et la nouvelle, sur l’ancienne voie ferrée c’est une chance pour toute la vallée ». Le principe de réalité l’avait emporté sur la critique généralement systématique des décisions des autorités.

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« - Quelles activités vous aimeriez faire ?

demande le maître. - Le jeu, l’école, et l’échec. Moi, j’aime bien l’échec ». (sans référence au

jeu d’échec) (enfant 9 ans, Bruniquel)

1981 « Louis, tu étais remplaçant et un jour tu reçois un coup de fil d’une personne de l’Inspection Académique : « Pourquoi n’avez-vous pas demandé l’école de Charros au Mouvement ? ». Louis ne connaissait pas Charros et après vérification géographique il accepta de modifier ses demandes et se retrouva dans l’école d’André Caylus. un de ces hasards source de bonheur ! » Louis croisera si souvent la générosité d’André et de sa femme qu’ils auraient pu trouver place, après 1978, à toutes les années de ce livre ! Ils se ratèrent souvent et par exemple en 1986. Louis savait que sa réunion du PCF serait historique car suite au bilan des élections législatives qui venaient de se tenir, il avait signé un appel contestataire. Il arriva un peu à l’avance et eut la surprise de voir arriver après lui, André Caylus (surprise puisqu’ils se trouvaient ensemble pour la première fois dans une réunion du « parti »). La discussion porta sur une affiche humoristique qui avait fait son apparition en ville : « Rénovez moi ». André se tourna alors vers Louis : « C’est toi qui l’a affichée ». Il avait visé juste, il le connaissait bien. Loin de la politique, il aimerait écrire 50 anecdotes sur leur école, là où ils furent collègues. En reprenant les vieilles photos en quête du visage de Jean Vignoboul, Louis retrouve le visage d’André lors d’un voyage scolaire à Montauban, une photo qui a l’avantage de nous montrer un autre phénomène de la vie de Louis : Monsieur Bertuel, le prof de gym de l’Ecole normale qu’il découvrira ensuite comme défenseur de la forêt de la Grésigne. Par la suite, André se lança aussi dans la photo et il en fit une du père de Louis sur le marché, une photo que dans sa négligence Louis tarda à remettre à son père. Chez André le chercheur de champignons, Louis a aimé son côté profondément humain et son sens du raisonnement. Ils étaient du « camp » du prof de maths de l’Ecole normale, Monsieur Sendral. Ce dernier suscita bien des critiques à cause de principes pédagogiques peu appréciés. Dans un stage, Louis se souvient d’une de ses « farces ». A des

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enseignants qui lui reprochaient de chercher la petite bête, il demanda alors de dessiner un triangle où les côtés mesureraient respectivement : 3cm, 2cm , 5 cm. Et sauf un ou deux présents, les vingt enseignants présents présentèrent de beaux triangles alors que mathématiquement la figure est impossible ! Il y aurait un livre à écrire sur les rapports entre les maths et les instits. Pour le moment Louis pense à une anecdote étrange. Malgré Monsieur Menton et Monsieur Lachaud, Louis n’a jamais eu leur rigueur si bien qu’un matin, il oublia d’éteindre les phares de sa voiture. Au moment de partir, à 11h30, le démarrage est devenu impossible. Et qui se trouvait à portée avec l’appareillage nécessaire ? André Caylus devenu directeur d’une école montalbanaise. « Louis, je retiens cette idée qui court dans les pages, sur une étude confrontant les maths et les instits. »

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« L’enfant de 4 ans monte sur le noisetier,

secoue les branches et fait tomber les fruits puis il descend et dit à sa grand-mère : - Tu as vu comme j’ai été commode ».

(enfant de 4 ans, Cayrac) 1982 Un jour Louis, j’ai cru que ce récit commencerait ainsi : « Non, l’instit, ne t’inquiètes pas, même si je me dois de t’envoyer dans les décors, ne t’inquiète pas, tu survivras. Ecoute : qui aujourd’hui ne sais pas que tu es un planqué de la République ? Qui te croise comme un des piliers du système éducatif ? Y compris les profs du secondaire qui te renvoient au néant de la patrie ! Tu te souviens de celui qui, un jour de rentrée en sixième, expliqua à la classe : « En informatique, oubliez d’abord le baratin de l’école primaire et ensuite, apprenez ce que je vais vous dire » ! Ce prof présomptueux n’imaginait pas qu’un majorité d’enfants de la classe avait eu un instit qui deviendrait, deux ans après, son formateur TICE en stage à l’IUFM ! Oui, les sigles fleurissent partout : TICE c’est Technologie de l’Information et de la Communication à l’Ecole et IUFM c’est Institut Universitaire de Formation des Maîtres. Quant à PE nous en parlerons au moment opportun ! Puis le projet changea et Yves passe par là ». Louis découvre qu’Yves vient de se présenter aux élections cantonales. Il l’a perdu de vue depuis longtemps mais n’est étonné qu’à moitié. Pour se simplifier la tâche il est candidat dit d’extrême-gauche dans un canton réactionnaire, Caylus ! Comme Louis, il a tout vu passer dans l’école, le tableau de feutre et l’audio-visuel, le castelet des marionnettes et la tortue logo, et pourtant ils restent « les archaïques de la bricole ». Si un sociologue voulait photographier, sous l’effet du prétexte de la science, la situation chez les enseignants, il ne percevrait pas ce qui va de Louis (porté sur les idées) à Yves (porté sur la pratique). L’enquêteur, soucieux de conforter les attentes du bureau ridicule d’un rectorat en pointe pourrait, par un bel audit, signer alors la déchéance de l’instit. Vivant d’une gloire passée, l’instit pratique et l’instit théorique deviendraient du vent car le symbole de l’instit héros fout le camp à jamais. De la fausse dramaturgie du hussard de la république on est passé à la normalisation des êtres dans le cadre de n’importe quelle conférence pédagogique. « Louis, je te sens déjà à l’heure d’un bilan, un bilan qui ferait que le monde des instits irait de deux cas : d’Yves à toi ! Et que ce monde serait

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même devenu invisible dans le sens où l’instit aurait perdu toute crédibilité. En cette année 82, l’apparition politique d‘Yves indiquerait à la fois que tout n’est pas perdu - des personnes tentent l’impossible - mais que rien ne sera comme avant. Ancré dans sa commune, Yves en deviendra un des adjoints au maire et toi Louis, tu ne cesseras d’être ailleurs et donc adjoint à rien. Veux-tu poursuivre le procès d’un monde épuisé ? » Louis ne sait pas pourquoi mais c’est en pensant à Yves qu’il a envie de refaire toute l’histoire des instits. Un juge élégant dirait à Yves et Louis : « Vous aurez la parole car je suis un démocrate, je ne peux pas instruire ce procès sans vous accorder un droit de défense mais, sachez par avance, que vos arguments joueront tous contre vous ! » « Instruire un procès serait votre fonction ? » aurait lâché Louis. « En fait d’instruire, vous les instits, vous n’avez su que nuire. Je veux parler des temps anciens de la Seconde république, quand il fallut vous révoquer par wagons, pour mieux tracer, aux quelques survivants, le droit sillon de la soumission. Les révocations eurent quelques heures de gloire répétées dans l’histoire car, comme la mauvaise graine, vous êtes insensibles aux désherbants les plus coriaces. Autrefois, j’ai beaucoup voyagé dans divers pays du monde pour des organisations mondialisées à souhait (nous les désignerons sous le nom global de l’Alliance), et partout, j’ai vérifié que l’emmerdeur de service avait comme nom « maestro » (je donne le mot castillan qui semble immortel). Et, pire que l’instit, j’ai souvent découvert le rôle ridicule des enfants d’instits. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller consulter mes fiches mais je crains que les parents de Che Guevara n’aient été des enseignants argentins en quête de promotion sociale. Je sais que Louise Michel fut elle-même une institutrice écoeurante : déportée en Nouvelle Calédonie pour sa participation à la Commune, elle ne trouva rien de mieux que de se placer aux côtés des Kanaks (elle fut la seule à se vautrer dans pareille perversion) ! Au Pérou, en 1972, du temps de la dictature militaire de gauche, se créa le SUTEP aussitôt noyauté par les plus extrémistes de la gauche irresponsable (ils ont préféré, pour le nom du syndicat, le mot travailleur à celui de maestro). En Amérique latine, quand l’enseignant travaille pour un dollar par jour, il peut s’estimer heureux : son sort est celui de l’instit français d’avant la victoire de la république, quand il devait ajouter trois rémunérations pour calculer son maigre salaire : celle des parents, celle de la mairie et celle de l’état. Ce modèle persistant là-bas, j’en fais l’avenir des instits d’aujourd’hui. Je vous le dis, partout le maestro est l’homme de trop qui se prend parfois pour un curé, parfois pour un martyr et parfois pour rien du tout. Nous allons trouver les moyens de mettre tous les échevelés de ton espèce sur le droit chemin. » « Louis, je sens que tu t’amuses. Moi, j’en reste aux histoires de chevelures car celle de Yves est, elle aussi, toute une histoire. Ah ! quelle vie ! ».

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« - Je trouve que la vie adulte, c’est la vraie vie ». (enfant de 8 ans, Montech)

1983 « Louis, j’ai retrouvé cette lettre à Marcel qui doit dater de 2003, Cher Marcel, Merci beaucoup pour ton mot. J’ai étudié le cas phénoménal de l’abbé Marcellin sans croiser cet autre abbé Glasberg qui est cependant d’une toute autre époque. Comme j’étudie le bulletin catholique pour les questions de laïcité peut-être son nom apparaîtra-t-il. Je sais seulement avec notre histoire de la résistance qu’il fut curé de Léribosc. Pour André Gros je n’ai pas de réactions de la dame de Monteils. Je pense que j’avais mis tous les renseignements de l’entretien dans l’article des Nouvelles (que tu me remets en mémoire) mais, si nécessaire, en cherchant dans mes archives, (que j’avais eu le projet de ranger l’an dernier, grâce à un travail à mi-temps, mais c’est pas encore au point) peut-être puis-je en retrouver les éléments. Tant de papiers qui s’accumulent ! De toute façon avec la retraite en juin, je veux préparer un livre pour le bicentenaire du TetG qui tentera un portrait de 82 révoltés dans l’histoire de notre département, alors il faudra bien que je me replonge sur le cas d’André Gros (il est dans la liste encore incomplète des 82 : j’ai retenu pour le moment 50 noms). Que ces quelques mots vous trouvent en forme malgré les soucis de l’âge. Toutes mes amitiés à vous deux. » Son arrivée à Montauban, où il décida de passer sa retraite, constituait un retour au pays, après un parcours atypique. Devenu inspecteur, le hasard le plaça dans la circonscription de Louis. A titre professionnel, il le rencontra en diverses occasions et l’inspecta même. Louis a été directeur d’école sous son « règne ». Le maître-mot de sa philosophie : la convivialité. En arrivant dans son secteur, il s’étonna de l’absence de machines à café dans les écoles non qu’il ait des intérêts dans la production de la petite graine, mais pour lui, autour d’un café, on pouvait mieux se parler. Un collègue avait gagné un voyage de quatre jours, avec Euromarché, sur son temps de travail. L’inspecteur accorda un congé en suggérant à la personne de ne pas se mettre en vue sur la photo de groupe. Pédagogiquement, il venait d’une circons-cription où il avait mis en place un journal d’enseignants qui manifestait un grand sens du dialogue.

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Pour parler de Marcel Maurières Louis va cependant s’éloigner des questions scolaires car il l’aida surtout à devenir historien. Communiste, dès son arrivée il décida de créer une commission « histoire » dans la fédération du PCF. Quel travail abattu ! Comme Bernard Souloumiac, Marcel Maurières allie toujours la fermeté des opinions et la souplesse du dialogue. En 1980, c’était le soixantième anniversaire de la création du PCF et, après ce premier prétexte, la commission décida de poursuivre ses efforts et engrangea quelques succès. « Le PCF n’était pas lié à la réalité car il ne tirait pas mieux les leçons de ses succès que de ses échecs ! La commission d’histoire produisit un livre d’histoire locale sur la Résistance en Tarn-et-Garonne qui s’épuisa assez vite, à la surprise générale, sans en déduire que la démarche entreprise avait une valeur politique globale. Cette démarche Marcel Maurières en fut l’équilibriste. Elle devait naviguer entre le dogme et le réel. Dans la commission, Pierre Juge était le dogme qui n’aurait jamais pu se lancer dans un tel travail, et Louis posait le réel sur la table, à savoir les sujets qui fâchent. Avoir des convictions et être dogmatique sont deux choses totalement différentes. En guise de convictions, le dogmatique a des croyances. La conviction repose sur un argumentaire et la croyance refuse tout argumentaire. La conviction conduit au respect des autres convictions et la croyance à l’excommunication des autres croyants. Le dogmatisme du PCF n’avait rien d’original : il reflétait une tendance générale des hommes vers cette posture plus facile que la conviction. Choisir la facilité est une démarche naturelle de tout un chacun. » Louis ne cesse de se dire que la crise du PCF fut le gaspillage le plus fou de l’histoire française. Tant de joies jetées aux orties ! Tant de compétences suscitées puis enterrées. Tant de sédiments emportés par le vent. Tant de pages aussitôt écrites, aussitôt oubliées. Marcel appartient à la famille des infatigables, une famille qui puise où la force d’exister ? Dans l’idée toute simple que l’ignorance conduit à l’esclavage et que l’esclavage n’a rien d’humain. Donc il faut produire du savoir et un savoir actif et non pas deux fois bloqué : par le dogme et par l’oubli. « Louis, je sais qu’au même moment tu découvres Jacques Rancière, un philosophe qui vient de publier un livre de chroniques tenues dans un journal du Brésil. J’imagine sans mal le bonheur d’un débat autour de cette citation : « Le pieuse pensée qui veut utiliser la connaissance du passé pour garantir l’avenir en est peut-être restée au temps des princes et des précepteurs qui leur enseignaient les exemples à imiter pour gouverner les peuples et gagner les batailles. »

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« - Pourquoi vous aimez la neige ? demande le maître.

- Parce que c’est gratuit. » (enfant de 12 ans, Nègrepelisse)

1984 « Jamais je n’aurai pensé aller jusqu’au Pays de Serres. En ce 7 février 2006 je passe pourtant avec émotion la porte d’entrée de l’école de Saint-Amans du Pech. Je sais qu’ici, un instit, qui habite toujours au village, y passa l’essentiel de sa carrière. Quand j’étais gamin, sa famille habitait près de la mienne et la solidarité italienne fait qu’il m’arriva de franchir le seuil de sa ferme. Pourquoi en parler à la date de 1984 ? » En 1984, les hasards de la vie firent de Louis, le directeur de l’école de Monclar de Quercy. Et grâce à un parent d’élève très dynamique, l’association acheta un TO7. Pour un Français, Le TO7 est l’ancêtre de tous les ordinateurs. T comme Thomson mais, malgré le soutien de l’Education nationale, Thomson ne s’éternisa pas dans la production d’ordinateurs. Pour convaincre les parents du bien-fondé de cet achat, le président de l’association fit venir un instit pour une démonstration. Des années après Louis retrouva Monsieur Pizzuto qui accepta de traverser le département du Tarn-et-Garonne pour faire partager sa passion. Pionnier de l’informatique à l’école, il voulait propager le « virus ». Après la réunion Monsieur Pizzuto remit en mémoire une anecdote qu’il avait oublié. Juste avant de devenir instit, il passa chez ses parents et, avec un sourire amusé, son oncle trouva utile de lui poser une question piège, au moment du digestif : - comment la poire qui est dans l’alcool de cette bouteille a-t-elle pu y

entrer ? L’instit et sa science n’arrivait pas à répondre au paysan et sa pratique. Il chercha en vain à relever ce défi aussi, des années après, il se souvenait de cet échec exemplaire. Franchement, c’est vrai, tout le monde a vu de telles poires conservées dans l’alcool mais qui a l’explication ? « Le vendredi 2 février 2006, à l’école de Gandalou, une dame passa pour faire observer un cobra de Macao conservé dans une bouteille d’alcool. Là, une jeune fille de CE2 expliqua que son grand-père conservait des poires dans de l’alcool. Elle accepta d’expliquer aux autres enfants comment il pouvait arriver à un tel résultat. Sur un poirier, il faut repérer une petite poire que l’on introduit dans une bouteille, la bouteille étant bien attachée

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à l’arbre. Il suffit d’attendre que la poire grossisse dans la bouteille, puis quand la poire est mûre alors il faut la détacher avec précaution (il faut brûler un peu la queue) la laisser dans la bouteille où on ajoute de l’alcool et voilà comme on obtient un produit original ». Quand on y pense, la solution est simple, il suffit d’avoir de la patience et d’être un peu ingénieux. Les immigrés italiens ont souvent été ingénieux. Louis en connais un qui a réussi à greffer quatre variétés différentes de prunes sur un prunier. Et Monsieur Pizzuto employa son ingéniosité à introduire l’informatique auprès des enfants. L’institution éducation nationale fera un effort dans ce sens un an après avec le plan IPT (Informatique pour tous), un plan à la mesure de la dite institution … et donc sans bon sens. Il fallait surtout apporter un coup de pouce à Thomson et le coup de pouce fut conséquent. Que de matériel gâché ! Peut-être fallait-il y mettre ce prix pour commencer à débloquer la situation. Le matériel fut accompagné de stages proposés pendant les grandes vacances. Après ça les efforts en formation continue resteront trop faible et l’évolution du matériel rendra celui du plan IPT obsolète avant d’avoir servi (c’était le temps des cassettes pour charger et enregistrer les programmes). Ici à Saint-Amans du Pech, six ordinateurs sont toujours en fonctionnement et nous avons fait le point sur le B2i. Il s’agit d’un brevet informatique et internet que les enfants doivent passer avant d’entrer en 6éme. Une avancée majeure quant à l’utilisation de l’informatique à l’école ? Aucun effort conséquent, régulier et sérieux n’a été accompli pour faire des écoles les lieux d’avant-garde du développement en matière de TICE. Les variations d’un secteur à un autre sont phénoménales et grâce à Monsieur Pizzuto l’école de Saint-Amans du Pech reste en pointe. « Louis tu aurais pu écrire l’histoire de ta vie à partir de l’histoire de tes ordinateurs. Amstrad, Atari, puis Microsoft et Microsoft encore, avec en parallèle un premier ordinateur portable puis un deuxième qui te sert à finir ce travail ».

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« Les enfants entrent de récréation

et veulent éclaircir un mystère : - Maître, c’est bien vrai que c’est le directeur qui te paie ?

- Pas du tout, répond le maître. - Je te l’avais dit, reprend un second enfant, j’avais raison, c’est le maire

qui paie. - Pas davantage, ajoute le maître.

- Quelle question ! s’exclame une troisième voix enfantine, comme si vous ne saviez pas que c’est l’association des parents d’élèves qui paient

les enseignants ! » (enfants de 10-11 ans, Montauban)

1985 « Pour cette fois, Louis, je vais donner la parole à René Merle. Ça sera plus simple. Mais d’abord cette lettre que tu lui as envoyé en 2003 et qui témoigne de vos relations personnelles. » « Merci pour les infos que tu viens de m’envoyer et qui confirme que l’échange est-ouest est précieux. En échange, pour le cas où tu ne serais pas allé voir la chronique de samedi dans AVUI voici le billet de Montalban en catalan. Il n’est jamais aussi émouvant que quand il évoque le décès d’un ami et peut-être qu’un jour le portrait de l’écrivain sera lisible à travers le regroupement des chroniques en question. J’ai celles de Valverde, Lujan, Goytisolo le poète, Carandell et à présent Llorès. Je nous revoie encore à Lagrasse, à la terrasse du café et lui MVM marchant seul dans la rue, sans doute en direction de sa voiture. Seul mais traversé de part en part de tant de vies, de tant de vies, de tant de vies. (26 août 2003) » « Et à présent, Louis, voici un texte de René Merle de 1988 où il fait un bilan de son action occitaniste, un texte qui fut envoyé, accompagné du tien, à une centaine de personnes pour alimenter la réflexion, une opération qui donnera lieu un plus tard à la naissance d’un petit journal Tr’Oc. Car c’est bien par l’occitanisme que vous vous êtes rencontrés pour la première fois, en 1985 grâce à la générosité de ton Inspecteur d’Académie qui t’octroya une journée d’absence pour intervenir dans un colloque à Montpellier ? »

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Ni déception, ni illusions … Il m’arrive, comme à tout un chacun, de me demander en définitive pourquoi je suis « occitaniste », et même, exactement, ce que ce mot veut dire. Il m’arrive de reparcourir par le souvenir les quinze années de ce « militantisme » tout à fait volontariste, éparpillé de l’enseignement à la recherche, de l’engagement politique à l’animation « culturelle » etc. Il m’arrive souvent aussi de me demander quelles gratifications personnelles j’ai pu recevoir, et donc aussi apporter, dans un milieu que j’ai découvert constamment déchiré de rivalités, de rancœurs, d’affrontements personnels : j’y ai noué quelques solides amitiés, mais, pour mon compte, le milieu « occitan » demeure celui de l’engagement ponctuel, dans la rencontre provisoire de bonnes volontés, sur un projet concret : publication, enquête, animation pédagogique etc. Sans doute cette désillusion personnelle éternellement renouvelée tient-elle à une ambiguïté fondamentale : dans l’auberge espagnole de l’occitanisme, chacun ne trouve évidemment que ce qu’il apporte. On n’y vient pas, comme c’est le cas pour un parti, n syndicat, une association culturelle aux buts clairement définis, etc. sur la base du ralliement personnel à une analyse, un projet, mouvants certes et toujours collectivement réadaptés, mais sur la base d’analyses personnelles, plus ou moins rationnelles, et de pulsions affectives extrêmement malaisées à formuler. En espérant que l’organisation que l’on soutient désormais pourra les prendre en compte, tout ou partie. La vie a décanté : dans la vague, dont je fais partie, de ceux qui ont été sensibles à l’occitanisme (dont ils ignoraient tout auparavant), dans la foulée de 1968, beaucoup ont abandonné : démotivés, déçus, fatigués etc. Ceux qui demeurent le plus souvent encore (et c’est provisoirement, je l’espère, mon as) en, dehors de l’adhésion à une association, ont conservé le désir de « faire quelque chose », même si on ne sait pas exactement ce qu’il faut faire, et pourquoi. J’excepte de cet engagement, et de cette incertitude, ce que les circonstances et/ou leur insertion professionnelle placent d’office sur le créneau spécialisé, où leur engagement occitaniste, quels qu’en soient les niveaux et les aspects, se manifeste directement dans leur activité salariée. Je ne parle ici que de ceux dont la pratique occitaniste se fait à côté de leur pratique professionnelle, ou, comme beaucoup d’enseignants, essaie de s’y insérer. Les rapides réflexions qui suivent s’adressent à ceux-là, pour susciter ne serait-ce que l’échange d’expériences et de mémoires. Un des manques fondamentaux de cet occitanisme n’est-il pas de ne pas se constituer en réseau véritable, à partir de cet écheveau de vécus, et n’est-il pas aussi de manquer de mémoire collective. Même falsifiée, même transformée en légende dorée, la mémoire collective d’un parti d’une association etc. est un facteur puissant de cohésion et de progression. Pour nous, tout se

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passe comme si chaque génération de nouveaux venus à la « cause » devait repartir de zéro, sans rien savoir des avancées, des errements et des expériences des générations précédentes. Je pense que nous souffrons, c’est une grande banalité de le dire, mais je m’en tiendrai à ce point de d »part, de ne pas connaître notre propre histoire (celle du « mouvement occitan ») disons depuis 1945, et que cette ignorance fonde le flou total des perspectives que nous pouvons proposer aujourd’hui. C’est dans l’espoir de cette clarification nécessaire que je pose la possibilité d’un travail occitaniste réel, surmontant la paralysie actuelle des déceptions en cascades (déception devant le manque d’impact de l’occitanisme et l’absence évidente d’un sentiment nationalitaire, d’un support « populaire », déception devant l’échec des tentatives d’options alternatives, déception devant le bilan de la gauche). Travail qui, naturellement, pour avoir un minimum de sens et d’efficacité, doit se garder de toute illusion de caractère volontariste et idéologique. On peut articuler, « métaphysiquement », patrimoine et création : dans ce cas, l’occitanisme devient une affaire culturelle, et strictement. La somme de ce qui a pu s’écrire en occitan, même si ce n’est pas au nom d’une cause. Dans le pire des cas, on en reste au catalogue local et régional, dans les meilleur à l’anthologie « nationale ». On peut toujours justifier la démarche de l’attachement filial au Païs, ou par celui à la vision totalisante d’une culture d’oc non parcellisée, on n’en demeure pas moins dans la fermeture d’une langue et d’une écriture dans cette langue, sans autre projet que sa perpétuation. Perpétuation artificielle, fondée sur un patrimoine posé en réalité unitaire et positive, sur une création de plus en plus définie comme occitane par le seul usage de la langue. Pourquoi mépriser cette démarche ? Elle a le mérite d’une certaine cohérence. Mais il ne faut pas s’étonner qu’elle implique la plus grande variété d’engagements, et porte en elle-même, faute d’un véritable support nationalitaire à la catalane (générateur de consensus à ce niveau seulement) les risques d’affrontement et d’éclatement. La Provence est, depuis fort longtemps, bel exemple de cette impossibilité. Le courant de défense de la langue, d’intérêt pour le patrimoine, voire pour la création, est réel, et relativement porté par des courants d’opinion. Comment s’étonner, dans ces conditions, que s’y retrouve des gens de toutes opinions, des l’extrême-droite à l’extrême-gauche, de toutes sensibilités artistiques, ou tout simplement humaine, et qu’à partir de là la cohabitation, quand elle n’est pas formelle, est franchement insupportable. Le seul moyen d’avancer à ce niveau serait de définir clairement, et ce n’est pas le cas, le consensus réalisable sur la défense de l’enseignement de la langue, sa place dans les médias etc. Nous nous plaçons plutôt dans la perspective de la cohérence d’un courant de réflexion et d’intervention.

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Doit-il être celui d’une prise en compte des intérêts économiques et sociaux des différentes régions occitanes, vite regroupées en occitanie culturelle ? Celui du refus d’une certaine logique politique en économique de la France et de l’Europe ? Doit-il être recherche de l’expression d’une « identité » occitane, dont la stimulante apparition, dans les failles de la cohérence historique française (la fameuse fulgurance baroque), témoignerait pour la France plurielle, naissant de l’organisation du chaos et du refus de l’Unicité culturelle ? Il y a certes bien des points de vue intéressants et des actions à entreprendre dans l’un comme dans l’autre choix. Mais, très franchement, les habitants, les travailleurs, les créateurs vivant dans les régions occitanes ont-ils vraiment besoin (et donc encore moins conscience) de la nécessité d’une intervention spécifiquement occitaniste pour défendre leurs intérêts ; pour susciter des pôles de vie intellectuelle et de création ? On a pu greffer de l’extérieur, le drapeau occitan sur des manifestations de paysans t d’ouvriers, baptiser occitanes des expositions et des rencontres. Le mouvement de la société civile, nous le sentons bien, n’en tient pas véritablement compte. Sans doute n’est-il pas inutile alors d’essayer de mieux cerner les raisons d’une entreprise « culturelle » d’Oc, au siècle dernier, de l’impact et des blocages qu’elle a pu rencontrer dans la France moderne qui naît de la Révolution : ce n’est pas faire la pathologie de l’occitanisme que de s’interroger sur ses impuissances initiales, qui sont moins de son fait que de celui de la réalité française, dans son ensemble. Paradoxalement même, une pareille réflexion peut nous aider à comprendre que notre investissement occitaniste actuel n’est ni tour d’ivoire, ni névrose suicidaire. D’une certaine façon, par bien des signes actuels perceptibles, il semble que l’occitanisme antérieur, et « spontané », ait été autant projet d’avenir (d’une France différente), que retour au passé dans la nostalgie, autant projet d’acculturation véritable et moderne que populisme facile, autant salvation dialectique de l’individu et du corps social qu’opposition de destins individuels à la marche impitoyable de l’uniformisation et de la « civilisation ». Personnellement, c’est cela qui m’intéresse dans « l’occitanisme » : il signe une inadaptation et une aspiration à vivre « autrement », en s’appuyant sur une réalité objective, l’existence d’une langue et d’une pratique culturelle liée à cette langue, mais aussi en la posant constamment en rapport (dialectique encore) avec l’ensemble de la culture et des réalités de la vie, vécue en français. Sans doute, est-ce cela qui explique, bien plus que la recherche des racines et les engouements généalogiques, la conscience relativement répandue, non pas d’une spécificité, ni même d’une identité occitanes, mais d’une conséquence possible, et positive si on sait s’en servir, d’un donné de

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l’histoire dans la nécessaire transformation de la société. C’est si vrai que, pendant la période gestionnaire et a/théorique de la gauche, la droite a su s’en emparer et la mettre à l’œuvre, à sa façon, depuis 1986. La tâche la plus urgente, avant de se demander « que faire ? » me paraît être de se demander « pourquoi faire quelque chose ? ». Les objectifs suivront toujours. René Merle

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« Si j’étais une rivière, je ferais des prières

pour qu’il n’y ait plus de guerre » (enfant 12 ans, Caylus)

1986 « La hiérarchie de l’éducation nationale avait autrefois deux fonctions : constituer un corps et réprimer les déviances. Aujourd’hui, la répression n’est plus en lien avec une histoire perdue « corps et biens », mais avec une fonction nouvelle, celle de la culpabilisation générale de l’enseignant. L’enseignant est devenu un coupable par profession ! Louis, tu es venu au métier du temps des excès du corps (le corporatisme) et tu vas en partir à l’heure de la culpabilisation générale, avec comme conséquence la soumission partagée. Louis, quand tu penses à Alain Ringoot, tu penses à tous les adversaires de la hiérarchie ? » Louis commence à comprendre le sens de la contre-révolution libérale. Au milieu des années 80, les élus politiques ayant baissé les bras face au pouvoir économique, le critère de toute valeur sociale est devenu celui de la compétitivité. Compétitivité qui trouve aussi sa source dans la « révolution informationelle ». Le premier effet majeur de ce revirement dans l’Education nationale s’appelle le plan IPT (Informatique Pour Tous) de 1985 lancé par Laurent Fabius premier ministre. Un volontarisme technique (qui a lu une évaluation de ce gâchis ?) pour contrer l’esprit de corps (stages de formation hors temps scolaire ce qui cassait toutes les règles précédentes). Le second effet s’appelle la création des IUFM en 1989 par Jospin-Alègre, pour accélérer la décomposition du corps des instits. Trois angles d’attaque - économique, politique, professionnel – pour un même résultat : culpabiliser les enseignants ringards, membres d’un corps sclérosé à cause d’un statut de fonctionnaire d’Etat totalement dépassé. Pour le moment, en ce jour de 1986, Louis et Alain arpentent les couloirs de la préfecture puis de la Poste, en passant par le Tribunal pour une retour par la préfecture. En 1986 les instits connurent leur dernière lutte victorieuse : l’enterrement du statut de maître-directeur. En Tarn-et-Garonne, cette lutte débouche sur la création d’un nouveau courant syndical : Syndicalisme Autogestionnaire Mouvement Unitaire (SAMU). De là est né un journal naturellement appelé : Gyrophare. Ce jour là, Louis et Alain tentent de comprendre comment créer un nouveau journal. Une journée impérissable qui révèle tant de réalités. Une journée

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fructueuse puisque l’imbroglio sera levé. Pour Louis c’est la journée la plus fructueuse de sa vie ! « La mutation de la hiérarchie n’a jamais été le résultat de circulaires disant : « le corps des inspecteurs a pour fonction de culpabiliser chaque enseignant ». La hiérarchie a été prise dans un étau : améliorer la « compétitivité » de l’école tout en développant ses missions. L’autorité, mise en situation d’échec, elle ne pouvait se défendre (comme toute hiérarchie artificielle) qu’en produisant de la culpabilisation chez les enseignants. La contre-révolution libérale procède ainsi : elle crée le déficit d’une entreprise d’où il en découle qu’il faut délocaliser, elle glisse un peu partout les OGM d’où il en découle qu’il faut les admettre, elle programme la fin des politiques sociales coûteuses pour les faire apparaître inutiles etc. La stratégie consiste à créer le fait accompli permettant sa justification. » Louis constate avec ses amis du Gyrophare que les enseignants portent en eux une tare incontestable : comme les coiffeurs par exemple, ils ne peuvent accroître les gains de productivité. Une caissière a vu sa vie évoluer à grande vitesse avec les machines [les codes barre constituant la dernière merveille]. Dans des lycées, des élèves sont changés en code barre pour contrôler les présences ; dans les archives les chercheurs sont changés en code barre pour l’obtention de documents. Le micro-ordinateur, l’appareil photo-numérique, la photocopieuse facilitent leurs recherches. Mais tout ceci n’est que pacotille par rapport à l’effort intellectuel qui n’avance pas au rythme de la productivité. Pensez à la révolution agricole : avec beaucoup moins de paysans on a beaucoup plus de produits ! Avec beaucoup moins d’enseignants on n’aura JAMAIS beaucoup plus de résultats ! Surtout si on fait croire que chaque enseignant peut devenir une somme de PRECEPTEURS ! Pour le moment Louis et Alain cherchent à savoir comment faire pour créer un journal que l’on envoie par la poste au tarif préférentiel . A la préfecture, le responsable des journaux n’en sait rien et les invite à aller à la Poste en leur suggérant de lui rapporter la solution pour le bénéfice de quelqu’un d’autre. A la Poste centrale on les envoie à la Poste de Villebourbon. Là ils doivent monter au dernier étage, aller dans le bureau du fond et on les envoie au tribunal. Si les deux hommes n’avaient pas été ensemble pour s’épauler ils auraient sans doute renoncés mais finalement ils découvriront comment accéder au fameux numéro de CPPAP. Un expérience dont le Gyrophare fera bénéficier bien d’autres personnes. « Avec Alain, Louis aura une divergence au sujet de la crise de la FOL 82. Nous retrouverons cependant Alain à un triste moment de cette histoire. »

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Le projet pédagogique personnalisé est à mes yeux la forme ultime de culpabilisation. Pour assurer la réussite des élèves (but sacré) l’enseignant se doit de tenir compte davantage du projet de chaque jeune. C’est le renversement final du projet éducatif ! Moins l’école est un projet national plus elle devient un projet local ! Moins l’école est un projet global plus elle devient un projet personnel ! Autrefois, les riches avaient des précepteurs démarche qui privait leurs enfants de deux réalités majeures pour toute éducation : la confrontation aux autres et la conscience que le savoir est objectif. Les états successifs de l’eau (gaz-liquide-solide) est une connaissance qui n’a rien à voir avec le projet de l’enfant ou avec une relation personnalisé à l’enfant. Par essence le savoir est extérieur à celui qui l’apprend et là est la première conscience pédagogique que le groupe classe permet de saisir : la connaissance étant destinée à tous, elle a valeur pour chacun. La vision inverse est un crime pédagogique. Pour contourner ce crime, toute la démarche hiérarchique a consisté à faire glisser le monde des connaissances vers celui des compétences. En décidant qu’apprendre à lire c’est une compétence et non une connaissance, tout le processus d’apprentissage est envoyé à la poubelle au nom de la règle économique. Nous retombons sur un vieux débat entre enseigner-éduquer-former sauf qu’autrefois le débat était posé et qu’il est devenu interdit. L’introduction de l’enseignement des langues étrangères à l’école primaire, placée sous le signe d’une compétence à acquérir, est la fumisterie la plus grossière qu’il m’ait été donné de découvrir. Très vite cet enseignement des langues s’est réduite à l’enseignement de l’anglais et pourquoi l’anglais ? Règle utilitaire oblige ! Est-ce que la poésie a un débouché pratique ? Non, alors virons la poésie ! Est-ce que l’histoire a un débouché pratique sauf à devenir prof d’histoire ? Non, alors … Autrefois, car il n’a rien de nouveau, l’échec scolaire était analysé globalement. L’institution avait sa part de responsabilité qu’il serait dramatique de nier et dans l’institution chaque enseignant pouvait prendre sa propre part. Mais nous étions dans un corps qui organisait sa propre évaluation. Aujourd’hui, à l’heure de l’atomisation, chaque enseignant est renvoyé … à lui-même. Il n’y a plus de relation classe-prof mais élève-prof et comme le nombre d’élèves augmente la crise explosera. J’ai envie de dire que NATURELLEMENT chaque enseignant adapte son travail suivant les situations. Si cette adaptation est placée au cœur du processus d’apprentissage, alors l’enseignant est marginalisé par rapport à son travail, la transmission de connaissances. Il devient tout désigné comme coupable d’un échec par ceux qui le mirent en situation d’échec. Le mal-être sera le seul résultat possible, un mal-être qui est incompatible avec le travail enseignant.

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« Voici une perle enfantine d’avant la chute du mur de Berlin :

- Je sais ce que veut dire U.S.A. : Union Soviétique Américaine »

(enfant 9 ans, Larrazet) 1987 « Louis, cet instit, devenu prof de fac, tu l’as connu à l’Ecole normale. Après les imposants mouvements de lutte des instits contre les maîtres-directeurs il a contribué à la naissance de cette expérience unique, préfigurant le nouveau syndicat des instits, le SNUipp qui naîtra 5 ans après. Avec sa compagne, Christiane, que de discussions ! » Avec Bernard, Louis a fini par comprendre l’énigme qui sert de guide à ce livre et qui se résume en cette phrase : « L’instit n’est pas un intellectuel ». L’intellectuel tient son pouvoir du savoir tandis que l’instit le tient de sa présence dans la société. Pour l’intellectuel, le savoir est le but, quand il est seulement le moyen pour l’instit. Les hasards de la vie permirent à Louis de croiser le père de Bernard, receveur des postes, bien avant qu’il ne discute passionnément avec lui. Et Christiane pouvait apporter mille autres expériences à la discussion commune. La chance du Tarn-et-Garonne, c’est sa petite taille qui aide à une inter connaissance sans laquelle ce livre serait impossible. Et en pensant à Bernard Louis, se laisse aller à des considérations générales. Jaurès aimait rappeler cette phrase de Diderot : « Avoir des esclaves n’est rien ; mais ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant des citoyens ! ». Diderot n’a pas pu connaître l’abolition de l’esclavage au nom de la citoyenneté réelle, il a cependant cerné la démagogie de toujours. L’esclave est l’homme pour qui le métier est un tout, mais un tout totalement subit. S’il chante, c’est pour mieux travailler. S’il prie, c’est pour garder son travail. Si sa vie familiale est brisée, c’est que son patron aura, pour des raisons économiques, dispersé ses enfants, sa femme, son père et sa mère (dispersé pour dire vendu). Puis, l’esclavage aboli, le fils fut encore conduit plus ou moins à faire le travail du père. La fille conduite à se marier suivant le désir du père. D’où la première revendication salariale quand viendra l’heure de la revendication : la diminution du temps de travail pour gagner le temps du repos. En 1905, le législateur français décida de séparer les Eglises de l’Etat, et en 1906 il décida enfin que le dimanche serait obligatoirement jour de repos, un des souhaits permanent du Pape. Gagner du temps libre, oui, mais pourquoi faire ? Le travail de l’instit est souvent connu par l’immense temps libre qu’il laisse. Attention, il n’a pas été dicté par le rythme scolaire. Pendant

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longtemps, vu son salaire, l’instit était obligé d’utiliser ses vacances à des travaux rémunérateurs dans les champs ou ailleurs. Ce temps libre est venu seulement avec le début de ce siècle, quand la République décida que l’instit en était la base (de la république comme du siècle et de la vie elle-même). Il fut rémunéré en conséquence : non pas grassement mais nationalement. Auparavant, cette rémunération avait trois bases : les parents, les mairies et l’Etat. A partir de 1895 l’Etat prit tout à sa charge (le transfert des charges se faisait de la commune vers l’Etat, et à présent c’est l’inverse). Le Pape en déduira que l’Etat tend à la dictature. De son côté, l’instit apprendra qu’il est au service de ses élèves, comme de toute la communauté où il exerce ses talents. C’est toujours ainsi que Louis a vécu son métier : avec des élèves comme avec toute la société. Un jour, un ami de Louis, dont le métier est le Théâtre, découvre dans les rues d’Avignon, pendant le Festival, une femme jouant de l’orgue de Barbarie. Amateur de cet orgue, il n’aime pas le spectacle de cette femme. Il y reconnaît une instit en vacances. Après vérification, cette instit, car c’était une instit, ajoutera une carte à son orgue en déclarant : « Descartes aura été le Français qui a fait le plus de mal ». Cette anecdote pour dire que le métier n’est pas une grande famille faite de fraternité. Pour sa première entrée dans une école, Louis eut la douleur de découvrir des instits qui se faisaient la guerre au moment de se répartir les enfants d’une classe. La petite taille des écoles empêche souvent cet exercice scabreux mais quand il y a deux classes de CP, comment se répartir les enfants déjà repérés comme turbulents ? Cette guerre en recoupe bien d’autres, que la République, quand elle se jugea néfaste (à partir de 1958), utilisa et aggrava pour en finir avec son histoire. Avec Bernard et Christiane, Louis a appris à placer la vie au-dessus des idées que l’on peut avoir sur la vie, car l’action a toujours commandé la pensée. A la question, qui a été premier de l’œuf et de la poule ?, personne ne peut répondre. Par contre à la question : qui est premier de l’action et de la pensée ? Chacun peut choisir sa réponse. L’action alimente la pensée de Louis, une pensée qui peut alors devenir un élément de son action. Faire le bilan d’une activité professionnelle par des portraits de personnes clairement identifiés, c’est une idée qui est venu à Louis grâce au contact avec Bernard et Christiane. Par ce livre, Louis affirme quelques vérités, y compris à l’adresse des apôtres moderne du relativisme qui pensent que toute quête de vérité est illusoire. La première des illusions est leur phrase favorite, qu’ils présentent comme une vérité : « la vérité ça n’existe pas ». Au nom du combat contre le dogme, le relativisme deviendrait un autre dogme. « La terre est ronde » est une vérité parmi des milliers, en marche vers la

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suivante. La première des vérités porte ici, sur le nom de telle ou telle personne qui a existé ou existe encore. Le relativisme concerne le choix opéré et guidé par l’admiration portée aux dites personnes. Les vérités concernent les leçons apprises en toutes ces occasions qui paraissent utiles à toute la société, utiles en vue de nos émancipations (oui, au pluriel). Ce faisant, Louis refuse tout guide de voyage comme celui de l’instit prisonnier de la pédagogie (quelle tristesse la pédagogie !). Avec une fiction, il suffit d’écrire « roman », et le lecteur entre dans le texte muni d’une clef connue, solide, partagée, sociale. Avec un témoignage, il suffit d’écrire « mémoires » et aussitôt le lecteur est sur les rails d’une nostalgie aussi douce qu’amère. Louis appartient à « la France d’à côté » sur le plan professionnel, syndical, humain et quotidien. Souvent, il s’amuse à l’école. Une fois la collègue de la classe jointe à la sienne frappa à la porte pour lui dire : « pardon, mais nous, à côté, on travaille ! ». Les rires des enfants de sa classe étaient-ils si perturbant ? « Louis, je crains que le lecteur ne saisisse pas bien le rapport entre ces quelques lignes et le cas de Bernard et Christiane, et en plus, j’ai envie d’ajouter quelques mots qui n’éclaireront rien. Je pourrais parler du fait que Bernard avait un frère instit comme toi tu as une sœur instit, du fait que Bernard construisit sa maison comme tant d’autres instits mais le nom de Jaurès m’incite à revenir sur ce géant. En 1888 il appelait les instits à ne pas « fabriquer des machines à épeler » ce qu’aujourd’hui Gilles de Robien ministre pour l’oubli, devrait méditer. Citons encore : « Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser ». En fait, citer est une piège pour la pensée de Jaurès qui forme un tout et qui dit partout qu’on n’enseigne pas ce qu’on sait mais ce qu’on est. Vois-tu Louis, je regrette d’avoir découvert si tard une telle pensée ! »

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- Remarquez bien le t à la fin de cent,

insiste le maître. - C’est normal, répond un enfant,

au féminin, ça fait santé. » (enfant 7 ans, Mansonville)

1988 « Louis, nous restons dans la génération Gyrophare et je sais que Jean-Marie a eu la malchance de devenir ton premier correcteur à un moment où il travaillait son art du dessin, un des arts multiples à sa disposition. ». Non seulement Louis est devenu un syndicaliste atypique mais en plus en cette année 1988 il participe à un combat politique imprévu où il retrouve plusieurs des instits du Gyrophare : la campagne électorale autour de Pierre Juquin. Le hasard veut qu’une instit communiste, par son action, put réussir à convaincre Louis de quitter le PCF. En réunion de cellule, elle expliqua après la projection d’un débat télévisé où Lajoinie, pour le PCF, affrontait Le Pen pour le FN que le leader de l’extrême-droite venait d’être renvoyé dans les choux. C’était les premiers temps de la privatisation de la télé et l’émission avait été enregistrée sur cassette pour mieux en faire bénéficier ceux qui n’accédaient pas encore à ce canal ! Pour Louis, Le Pen venait de marquer des points et Lajoinie d’en perdre une tonne. Les résultats donneront raison à cette analyse mais les merveilles de notre démocratie permettent aux seuls qui gagnent des voix d’être les seuls à perdre des élus ! Bref, Louis ayant quitté le PCF se retrouva avec Jean-Marie Courtot et d’autres à tenter une aventure pas plus heureuse en terme de résultats (le score de Juquin fut un échec) mais plus joyeuse en terme d’inventivité. Il fallait tout inventer. Et par exemple, une venue de Juquin fut programmée à Montauban, mais les organisateurs n’avaient pas de salle pour la seule date possible. Les responsables de la mairie en étaient assez ravis aussi furent-ils stupéfaits quand ils apprirent par la presse et les affiches que Juquin serait bien dans une salle de l’Ancien collège le samedi après-midi demandé ! En fait, la salle avait été réservée par une association qui en avait besoin à l’avance pour la préparer, mais la responsable (présentée dans ces pages) accepta de la « prêter » deux heures en échange d’une aide humaine pour installer les tables.

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L’aventure Juquin tourna court et montra que la persistance de l’aventure Gyrophare était d’autant plus étonnante. Le rôle des trois instits ici évoqués, complète celui de bien d’autres, comme Marie, Patrick, Josette, Christine, Henri etc. « Louis, tu as eu plaisir de redécouvrir dans une émission radio quinze ans après, la même myopie de la même personne, sur le même FN. La responsable communiste expliqua: « Les élections municipales ont démontré que le danger des triangulaires (gauche, ; droite, FN) était devenu secondaire pour la droite puisque l’électorat FN se reporte au second tour sur ses candidats vu sa politique sécuritaire ». Ensuite, hors antenne, tu lui as demandé : « Mais alors pourquoi l’UMP se met tout le monde a dos en n’autorisant le maintien, au second tour des élections régionales, qu’aux listes ayant obtenu plus de 10% des inscrits ? » Des élections qui vont démontrer en 2004 le permanent pouvoir de nuisance que le FN exerce sur les résultats de la droite malgré le barrage institutionnel !

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« - Regarde, regarde, dit l’enfant au maître,

je me suis appris quelque chose ! » (enfant 6 ans, Villebrumier)

1989 « Cette fois il ne peut pas être question de chevelure car l’homme dont il va être question, Louis, tu ne l’as jamais connu, tu n’as jamais vu son portrait, bref, tu ne le connais que par tes recherches historiques. François Pastoret fut le premier directeur de l’Ancien collège devenu laïque en 1793 ». Louis croisera cependant une descendante de cet homme grâce à son ami René Merle. Il n’est pas question de revenir ici sur son livre « Tant qu’il y a eu des instits » mais Louis devenu Luis peut montrer de manière vivante l’héritage vécu de cet homme à travers un article jamais publié qui pourrait avoir encore pour titre : La fin des enseignants Pour qui n’en sait trop rien, rappelons que la Révolution française, pour faciliter l’intervention citoyenne indispensable à son succès, créa des structures claires : les communes, les cantons, les départements et la nation. Sur cet édifice apparut l’école communale, les lycées étant plutôt départementaux. Par la suite, des tentatives voulurent coupler le canton et le collège. Ce découpage ayant volé en éclat, de par l’évolution de la société, nous assistons à la mise en place des Communautés de communes, des Pays et au renforcement des Régions. Dans ce découpage sans conception démocratique et donc aux mains de la technocratie, l’école ne peut plus s’y retrouver (pas plus que le citoyen). D’ailleurs, il est fait pour que personne ne s’y retrouve pas tout comme les découpages d’avant la révolution. On a vu les brigades de gendarmerie (construites autour d’un canton) changer d’échelle, on a vu les perceptions changer de base. La Poste s’évaporant, il restait à régler son compte à l’école. Dans le projet Voynet de création des périmètres des Pays une idée avait circulé : prendre le lycée comme base du périmètre. Tout comme la Communauté des communes aurait pu se centrer sur un collège. Ridicule bien sûr ! Si l’enfant doit être au centre de l’école, l’école n’est qu’à la périphérie de la société. Voilà comment les profs se retrouvent sans parachute ! Les Pays furent conçus sur « les bassins d’emploi » alors qu’ils se découpent (sous le contrôle sourcilleux des préfets de Région) à la mesure des notabilités politiques soucieuses de se créer leur propre clientèle. Ne riez pas !

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Parler sérieusement de l’école commencerait par une ré-invention du « local » ce qui n’est pas du goût des adeptes du non-sens social. Soyons de nulle part pour aller vers le néant et avec ça, devenez formateurs d’enfants sans boussole. D’ailleurs, l’école, qui compte pour du beurre, devrait pourtant assurer tous les plats du menu. En plus de ses fonctions scolaires, elle devrait faire du social, du relationnel, du médical etc. Comme les paysans d’autrefois, les enseignants sont tenus à jouer les bricoleurs universels ! Dans le primaire, la rentrée devait voir la première mise en place de coordinateurs de réseaux scolaires. Mais les autorités hésitent pour régler le difficile problème des directeurs d’école. La nouvelle loi d’orientation (une première fuite la faite sortir des cartons) cherche à nouveau à changer les écoles en « établissements scolaires » avec des directeurs d’un nouveau genre. En 1986, Chirac premier ministre avait déjà tenté cet « ajustement » de l’école aux normes du néo-libéralisme car il croyait encore que l’école devait, la première, signaler les nouvelles hiérarchies administratives comme géographiques. Aujourd’hui, on nous répondra que les pesanteurs de l’Education nationale font que la mutation n’a pas eu lieu. Quel rapport entre les notions « d’établissement scolaire », de « directeur » et celle de la disparition du local par asphyxie de la démocratie ? Premier point : tout disparition des communes orchestrée par la rentabilité, doit s’associer à la fermeture d’écoles. Deuxième point : quand la démocratie meurt, l’usine à fabriquer des petits chefs s’active. Ne vous y trompez pas, la disparition des petites communes n’est rien d’autre que la promotion des plus riches (allez voir comment se distribuent les aides de l’Etat). Oui, il fallait changer le statut des communes, mais pas pour accroître les inégalités ! Créer des écoles primaires d’au minimum 12 classes (dans mon département il n’y en a que deux) c’est concevable dans un environnement urbain où il n’y a pas besoin de faire 10 kilomètres pour trouver son instit (pardon son prof d’école et le changement de terme n’est pas qu’un jeu). Ailleurs, c’est rendre l’enfant aveugle à son environnement. Vivant dans un cadre familial étroit (je suis toujours surpris de découvrir que les enfants d’une même classe se connaissent peu entre eux), l’enfant perdra encore plus le lien entre sa vie scolaire et sa perception du réel. Or l’école prend sa source dans ce va et vient de la pensée entre la vie et son miroir (sinon elle va de la pensée à la pensée). Sans demander le retour au grand jour de tous les travaux de la société, comme du temps où l’artisan travaillait dans la rue (le paysan ne peut éviter de travailler en public sauf que les nitrates sont invisibles), qu’au moins on réfléchisse aux conséquences de ce monde du travail muré dans de multiples anonymats. Si les enfants d’enseignants réussissent mieux que les autres, je prétends que la connaissance qu’ils ont du travail de leurs parents y aide beaucoup. A l’heure de la décentralisation, nous vivons une désarticulation et une décongestion du pouvoir pour que tout puisse continuer de pire en pire. Le

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discours des « Européens » disant que progresse la bonne idée de la subsidiarité, c’est-à-dire décider au plus près des citoyens, donc décider de l’école dans la commune ou du lycée dans la région, ce discours nous vend la proie pour l’ombre. Plus la construction européenne avance et plus la démocratie recule. Pourquoi ? Parce que la démocratie est une organisation où il ne s’agit pas de distribuer des compétences mais de spécifier des pouvoirs. Si le parachute des profs avait pu être le fameux parapluie, que l’on ouvre souvent dans l’administration, pour renvoyer à l’échelon du dessus, la responsabilité que l’on refuse, celui-là aussi a disparu. Par perte du local et du national, l’école n’est plus un projet global de société. Elle peut alors devenir une adaptation quotidienne aux vents d’un marché que l’on traite comme une personne morale. Plus l’enseignant, en tant que citoyen et professionnel, est démuni de tout pouvoir, plus dures seront les rentrées (et vive les vancances). Son statut et son organisation doivent redevenir un débat public (plus que la sécurité) car son sort charpente toute société.

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« Pour enseigner il faut savoir jouer la comédie »

(Monsieur Léonétou). 1990 « Au moment du Bicentenaire de la révolution française, en 1989, le gouvernement français décida de transformer en professeurs, tous les enseignants. Cette nouveauté se fit en douce et Louis se souvient d’une seule étude la mentionnant : Tant qu’il y a eu des instits. En principe, l’année 2007 signera la mort du dernier des instits, mais, dès 1990, le nouveau stagiaire en formation, qui entamait autrefois son métier après le Bac, devenait un bénéficiaire de l’Université jusqu’à la licence (encore fallait-il qu’il réussisse !). Les règles de la fonction publique sont claires : après le bac tu es cadre B, et après la licence tu es cadre A ! L’instit arrivait enfin au sommet de l’édifice et personne ne s’étonnera si la mesure fut imposée par la gauche. Sauf que cette promotion inaugurait l’ère du donnant-donnant : je te donne une revalorisation si tu me donnes la retraite à 55 ans, le droit au logement, la liberté de penser, le droit à la formation continue etc » La nouveauté que fut la création du corps des profs des écoles assure à Louis sa photo dans La Dépêche en complément de ses propos fidèlement transcris par Martine Cassan ! Il demande à la journaliste ce qui lui vaut tant d’honneur et elle lui répond que, connaissant bien Monsieur Léonétou, elle s’en référa à lui pour trouver un instit à interroger. Au grand scandale des dirigeants syndicaux normalement habilités à dire le bien et le mal ! Monsieur Léonétou se souvenait donc, vingt ans après, du jeune instit qu’il croisa à l’école normale ! Il était alors le directeur de l’Ecole annexe. Un écolo avant l’heure qui aimait se promener en vélo mais lui, à la différence de Louis, ne prenait jamais les sens interdit. Peut-être s’en souvenait-il car ensemble ils siégèrent au Conseil d’administration de l’Ecole Normale qui se tenait dans la belle bibliothèque perdue depuis longtemps au profit de la modernité des C.D.I. Louis avait découvert pour la première fois une bibliothèque véritable au Lycée un jour où il fut obligé de séjourner à l’infirmerie. Une bibliothèque était devenue à ses yeux une immense pièce avec des vitrines chargées de milliers de livres, avec une merveilleuse odeur de cire et une ambiance de concentration. L’année suivante, il retrouva exactement le même lieu : sauf qu’il n’était pas au bout d’un merveilleux escalier en bois. Le seul fait d’entrer dans cette autre bibliothèque lui provoquait une joie intérieure infinie d’autant que dans un rayon il avait découvert les œuvres complètes de Brecht. Elu, dès

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la première année, au Conseil d’administration, pour y représenter les élèves de sa classe, il avait le plaisir, au milieu des CHEFS, de laisser vagabonder ses idées à la lecture des grands titres de chapitre qu’il lisait sur les étagères : philosophie, histoire… Il se souvient d’une intervention préparée en accord avec mes « électeurs » : dire non à la proposition d’en finir avec les classes d’avant le bac, à l’Ecole normale. La proposition était cohérente au vu de l’évolution puisque toutes les classes du lycée pouvaient préparer des « normaliens » à passer le bac de leur choix, en attente de la formation professionnelle qui entrait en action pendant les deux années suivant l’acquisition du bac. Dire non était une position archaïque qui avait sa raison d’être que Louis expliqua ainsi : « En restant au lycée, les sommes à débourser par les parents pour le prix des études sont multipliées par quatre et pour preuve la discussion qu’on vient de traiter à l’ordre du jour : le calcul du montant d’un remboursement à infliger à un normalien qui vient de quitter le métier avant les dix années de service obligatoires, en échange de la gratuité des études. Entrer à l’Ecole normale entre 15 et 17 ans n’a pas trop de sens, c’est vrai, mais tant qu’un système équivalent n’est pas mis en place pour conserver sa dimension démocratique, il n’est pas possible de cautionner ce recul ». Les CHEFS furent surpris par une telle déclaration d’un jeune de 17 ans et à la sortie le représentant des personnels ouvriers (le concierge) qui n’avait rien dit, est venu le féliciter. Monsieur Léonétou était un archaïque du même acabit. « Pour les instits déjà en poste, l’entrée dans le corps des professeurs d’école pouvait s’obtenir par deux moyens : réussir un concours ou attendre le bénéfice de l’ancienneté. Ainsi donc, pour la première fois de l’histoire, un concours fut créé pour permettre à des personnes d’exercer le métier qu’elles exerçaient ! (un étrange concours interne). Voyez que l’effort d’explication s’imposait ! C’est ainsi que les enseignants collés continuaient bien sûr le métier d’instit … avec un salaire d’instit. Une promotion qui pour trois pas en avant, en impose quatre en arrière ! Cette loi de 1989 relança aussi le pouvoir de la hiérarchie. Autrefois, la course aux échelons s’arrêtait en moyenne 10 ans avant la fin de la carrière, l’instit étant considéré au sommet de ses capacités. Ce système permettait aux « retardataires » d’atteindre tous un échelon identique, pour donner des retraites équivalentes. Depuis 1989, l’appât du gain permet de poursuivre, même après l’âge de départ à la retraite, la course vers la hors-classe. Cette mesure technique a rendu tout son lustre aux inspecteurs. Cependant, les instits ont continué de partir massivement à la retraite dès 55 ans jugeant préférable d’avoir du repos avec moins d’argent plutôt que de l’argent avec un risque de repos réduit.

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Louis, à trois ans de la retraite, pourra lire avec le sourire la phrase de son Inspecteur d’Académie sur son dernier rapport d’inspection : « Il me paraît urgent de réfléchir aux objectifs pédagogiques les plus adaptés aux besoins des élèves ». L’adjectif « urgent » n’eut jamais meilleur usage ! Le verbe réfléchir tempère sérieusement l’adjectif car en fait de réflexion l’Inpecteur d’Académie pouvait demander simplement d’étudier les instruction officielles qui disent si bien quels objectifs s’adaptent aux enfants. Pour la maternelle un des objectifs est génial : « découverte du monde » ! Au cas où l’enfant de deux à six ans fasse autre chose que découvrir le monde, il est urgent de le remettre sur le bon chemin ! L’enfant sourd connaissait son chemin et la découverte du monde consiste sans doute à lui montrer les belles différences existantes entre l’éléphant d’Asie et celui d’Afrique. Un fonctionnaire n’a pas à réfléchir mais doit appliquer, d’où cette attention que l’I.A. employa, en utilisant un verbe intelligent. Hier soir au journal de 20 h sur France 2 le journaliste a été amusant : « La mammouth a décidément la peau dure. En sept mois, quatre grèves et cinq manifestations nationales. Pourtant la mobilisation ne cesse de s’effriter depuis octobre ». L’envie de prendre leurs désirs pour des réalités devrait épargner les journalistes en charge du social. Au moment où les enseignants français entrent dans une lutte historique, elle s’effrite ! Mais n’accusons pas ce journaliste d’incompétence professionnelle : il a pour mission d’entrer le social. Le moindre crime ou assaut contre un camion blindé constitue des sujets de choix mais la présence de milliers de manifestants pacifiques dans les rues n’est pas un choix de sujet. Il s’agit d’une entreprise de dénigrement avec en son cœur un nom : « la grogne ». La « grogne du mammouth » n’est pas une lutte ou une revendication mais un bruit porcin. Insidieux usage du vocabulaire qui rend urgent l’étude des objectifs pédagogiques chez un instit à trois ans de la retraite ! Rodez le 16 mai. Luc Ferry s’imagine en terre amicale car vu de loin l’Aveyron est seulement à droite. Si José Bové y sévit, c’est juste dans le sud du département. Et comme le mouvement enseignants s’effrite, en ce 16 mai qui n’est même pas une grève nationale, il peut s’y rendre pour une visite de routine. Or dans le grand jardin en bas de la ville les grévistes se rassemblent de plus en plus nombreux. A un moment des Tarnais venus en vélo sont acclamés.

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Il a un râteau à la main, jardine et, une fois que tout est terminé, il dit à

son copain : - Tu vois c’est aussi beau qu’à la télé. »

(enfant 7 ans, Laguépie) 1991 « Louis, ta première rencontre avec Alain est sans doute plus tardive. Un jour à midi tu es allé manger chez lui, c’était en 1997. Mais, c’est vrai vous étiez fait pour vous croiser dès 1991. » En 1991 Louis prépare un livre dont chaque chapitre commence par une chanson et la chanson c’est une des passions d’Alain Escudié. Actif dans l’association Chants Libres, il s’y retrouve avec d’autres instits dont Jeannot que nous croiserons un peu plus loin. Cette année là le Festival Alors Chante ! … « Louis, je sais qu’Alain est aussi un militant syndical. Aussi je me permets de publier ici un document qui donne, mieux que les souvenirs, ton état d’esprit de l’époque. Je pense que c’est le seul texte de toi qui sera dans ce livre. Il s’agit de ta lettre de démission de la FEN. Vingt ans tu t’étais retrouvé à la tribune du congrès local de cette organisation à côté de Monsieur Mariet. Avec quelques autres « normaliens » vous étiez allé prendre la température d’une organisation déjà fatiguée. Seul Guy Catusse apporta alors son élan, son intelligence, son dynamisme. Louis écrit donc à la fin de 1990 : « Pendant longtemps, j’ai pensé que la France existait. Grâce, entre autres choses, à l’action syndicale, j’ai découvert que sa seule existence était celle de son illusion (c’est déjà çà ! disent les réalistes). Une démocratie qui a le taux de syndicalisation le plus bas d’Europe n’est-elle pas une illusion de démocratie ? Et quand un pays n’est que l’illusion de lui-même, il est au bord de la catastrophe (c’est au moins une forme d’existence ! disent les réalistes). Malgré ce constat, j’ai pensé, autour de 1982, qu’il y avait quelque chose à faire dans la FEN (chacun a le réalisme qu’il peut !). Grâce au corporatisme de la profession et à son histoire syndicale, tout n’y était pas qu’illusion : là j’ai cru que le syndicalisme pourrait se réinventer comme je l’ai dit dans un débat public en 1987.

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Malheureusement, avec la création du corps des professeurs d’école, l’esprit de corps de la profession, dans ce qu’il avait de positif sur le plan de la solidarité, va se perdre et en même temps « la forteresse syndicale qu’est la FEN » va s’épuiser (ce n’est pas du réalisme mais de la lucidité). Le congrès de la FEN vient de clôturer en beauté l’échec du mouvement syndical des années 80 (après les tristes évolutions de la CFDT et les crispations de la CGT). Ce congrès annonce la fin de la « stratégie de l’autonomie » au nom d’un nouveau syndicalisme qui ne sera que la reconnaissance de son échec. On va me dire que je présente une vision déformée du Congrès puisque personne ne parle à la FEN de rejoindre la CGT, FO ou la CFDT (l’autonomie reste) mais je le maintiens : un tournant a été pris qui va modifier les rapports de force interne et rendre invivable l’existence des minoritaires. Je suis pour un seul syndicat de la maternelle à l’Université (décision de la FEN) mais pas pour le slogan « tout le pouvoir à la majorité UID). Pour sortir de l’impasse, il fallait un effort sans précédent permettant à la « vérité » de ne pas être distribuée par une tendance. Jusqu’au dernier moment j’ai espéré pouvoir apporter la modeste pierre de mon expérience à un syndicalisme nouveau. Aujourd’hui je considère inutile de reprendre la carte 90-91 de la FEN. Le Moyen-âge est là, à notre porte, inexorablement (beaucoup plus smart que dans les mythiques arabies et de manière exemplaire pour le cadre européen). En Occitanie, on se doit de savoir que le Moyen-âge n’a pas été que négatif. Je continuerai donc, sans carte syndicale, à essayer de rendre positif, dans les formes d’aujourd’hui, le monde que nos dirigeants politiques et syndicaux nous préparent avec l’appui d’électeurs-clients. A ceux qui me disent que je me plante, je réponds, que j’espère encore demain pouvoir continuer à faire quelques idioties, une façon de rire d’une illusion de France. Et fidèle à la tradition de notre bulletin syndical, je termine par une citation : « Sous une apparence d’immobilité et d dogmatisme, le Moyen-âge a été, paradoxalement, un moment de révolution culturelle ». Tout ce processus a été normalement caractérisé par des épidémies et des massacres, par l’intolérance et la mort. Personne ne prétend que le Nouveau Moyen-âge soit une perspective tout à fait gaie ». Umberto Eco en 1972. Salutations syndicalistes. » « Louis, c’est un peu court ton portrait de cet autre Alain qui à présent anime un atelier de philosophie, une association littéraire, et que tu as même fini par entendre chanter un texte de Beau Dommage qui nous renvoie au Québec. Je pense que votre le fond commun, c’est le fond paysan et il faudrait sans doute un autre livre sur ce seul personnage pour comprendre comment s’engendre le futur avec un passé inconnu ».

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« Oui, maître, je sais ce que c’est l’Occitan, c’est la langue du café ».

(enfant de 8 ans à Saint-Sardos) 1992 « Je le sais, Louis, c’est toujours avec grand plaisir que tu repenses à Jeannot. Et le retrouver juste après Alain c’est une belle coïncidence ! » A plusieurs reprises Louis remplaça Jeannot dans sa classe à l’école de Lalande. En cette année 92, il le remplace pendant une semaine, puis lui laisse la classe le samedi matin, et le remplace la semaine suivante. Le samedi matin servait à prendre contact et le contact ayant été pris juste avant, Louis rentre chez lui. Pourquoi perdre du temps dans l’école quand tant d’activités l’attendent ! Mais Louis ne sait pas que son inspectrice va le voir alors qu’il est supposé être en classe. Dès le lundi matin, l’inspectrice téléphone pour annoncer sa visite dans l’école l’après-midi même. Quand une inspectrice entre en classe, elle demande aussitôt le cahier d’appel, mais Louis n’ayant aucun souci des formalités n’a pas de cahier d’appel à montrer ! Très mauvaise entrée en matière ! Il fera son travail comme si de rien n’était. A la question : « que faisiez-vous samedi matin ? » Louis répond : « N’ayant rien à faire en classe, je n’y ai pas perdu de temps ! ». Résultat : 0,5 points en plus, le minimum syndical. Que cette histoire lui soit arrivée dans la classe de Jean Pralong, c’est une chance : il en garde ainsi un beau souvenir amusé. « Parce que Jean et les inspecteurs, c’était chacun chez toi et les moutons seront bien gardés. Ce militant du PSU était passionné par son travail, par les enfants, par la vie. Et sa classe était à son image : un lieu où la responsabilité n’était pas une obligation contrôlée par le sommet mais était partagée. Jeannot s’était distingué dans la lutte contre le statut des maîtres-directeurs, cet échelon nouveau que la hiérarchie voulait s’offrir.

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« Le maître demande comment les départements ont pu être numérotés.

Un enfant pense qu’on commencé par Paris puis en suivant tout autour. – Mais non, à Paris ils ont le 75 donc ils ont fait l’inverse, dit un autre. Ils

sont partis du bord de la mer et, en faisant le tour, ont terminé par Paris ». (enfants 10-12 ans Genebrières)

1993 « Louis, encore un prof de mathématiques, c’est une manie ? » Ce nouveau prof de math, Jean-Louis Curbelié, Louis ne l’a connu qu’à travers la politique. Et grâce tout particulièrement à l’expérience étrange de Gauche 92. Son souci de l’exactitude, ses expériences diverses, ses engagements multiples, tout en fait un homme très agréable à écouter et à lire. Il a des tonnes de connaissances utiles et un grand talent pour les faire connaître.

Défi mathématique : Les 3 perroquets

C’est un dialogue entre un mousse (M) et son capitaine (C). Le mousse veut savoir les âges des trois perroquets (des nombres entiers) du capitaine : C : Le produit de leurs âges est égal à 36. M : Cela ne me suffit pas pour trouver la réponse. C : A tous les trois, ils ont ton âge. M : Cela ne me suffit pas pour trouver la réponse. C : Le plus vieux est le plus bavard. Alors le mousse répond : Euréka. Je connais les âges des trois perroquets. Quel est-il ?

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« Je n’aime pas les fruits, c’est trop juteux ! »

(enfant de 10 ans à Montauban)

1994 «Je devine Louis, qu’il est temps de retrouver l’instit de village, l’instit engagé dans sa commune, l’instit laïque comme Madame Aliès, l’instit capable de t’apporter une joie globale et je te propose, un homme de Villebrumier. S’il est instit dans le village d’à côté son frère est secrétaire de mairie à Villebrumier comme lui, l’instit, aurait pu l’être hier (il t’arriva de travailler dans la classe du dernier instit-secrétaire de mairie à Aucamville) ». Louis croisa souvent la bonhommie de Guy Jamme qui lui faisait penser à celle d’un autre personnage ici présenté, Jacques Latu, deux passionnés par l’histoire locale. Après quelques hésitations, en 1994 Louis décide de rejoindre le syndicat dont Guy était devenu le délégué du personnel, le SNUipp. Louis a toujours été un syndicaliste mais après l’expérience de la FEN, il aurait souhaité la création d’un nouveau syndicat regroupant tous les enseignants pour éviter le corporatisme (ce que fera le Syndicat des enseignants pour inventer un autre corporatisme). Malheureu-sement la FSU (Fédération syndicale unitaire) refusa cette éventualité et il se résigna donc à adhérer au SNI (syndicat national des instituteurs), maintenu sous la forme du SNUipp (syndicat national unitaire des instituteurs, Pegc et professeurs des écoles). Guy Jamme accepta le rôle difficile de délégué du personnel, difficile car minoritaire, et difficile car dans un syndicat qui se veut de lutte, « l’élu » est parfois considéré comme un agent de l’administration. Dans tous les domaines de la société Louis a constaté que l’élu est victime de deux préjugés : ceux qui pensent que l’élu ne peut arriver à rien et ceux qui pensent que l’élu est le sauveur. Certains élus savent utiliser cette contradiction en se présentant comme sauveur quand ils ne font rien de spécial (par exemple le délégué du personnel qui fait croire qu’il permet l’obtention d’un poste au mouvement) et comme impuissant quand ils pourraient conduire une action précise. Pour l’élu du personnel toute la question est de savoir s’il accepte des compromis avec les inspecteurs ou s’il reste du côté des enseignants. Si le minoritaire a du mal pour se faire

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entendre, en contre-partie il est moins soumis aux pressions des chefs pour des « échanges de services ». Toujours est-il, Guy Jamme subira les mauvais coups de son inspectrice qui pensa peut-être que sa bonhommie était monnayable et qui en fut pour ses frais. Un élu n’est ni un sauveur, ni un impuissant, il est un homme parmi d’autres qui peut apporter sa pierre à la construction sociale. Et Guy avait la modestie de l’emploi. Il ne se considérait pas supérieur de par son statut, ni inférieur comme certains voulaient le lui faire admettre. Il ne chercha ni les honneurs, ni les gesticulations. Il fit son travail d’élu comme il faisait son travail de directeur ou d’enseignant : dans la plus grande honnêteté. « Mais, Louis, est-ce seulement l’enseignant que tu vas évoquer ? N’as-tu pas quelques autres anecdotes à ce sujet ? » Louis remplacera Guy pendant sa décharge syndicale, il deviendra délégué du personnel à la place et tout ceci crée des liens qui incitent, en effet, à sortir de l’école. A Villebrumier Guy anime un journal local « Entre nous » et en 1996 il invita Louis à venir parler de l’époque Front Populaire dans sa ville. Un des grands souvenirs de sa vie non pour ce qu’il raconta (il faudrait qu’il aille voir ses archives) mais par la nature du débat. Il s’agissait d’une réunion populaire et ses propos ayant activés la mémoire des présents, il adora les échanges qui se produisirent. Les joies d’une convivialité qui ne pouvait s’achever que par quelques gâteaux et bouteilles pour mieux poursuivre la discussion à bâtons rompus. Les participants au débat de Villebrumier ne pouvaient savoir qu’après cette soirée, Louis poursuivait sa nuit à Toulouse au Puerto Havana pour danser un peu la salsa. Un débat heureux un samedi soir, revécu aux rythmes latinos, quoi de plus délicieux ? Pour réaliser un tel journal, pour assurer l’existence d’un tel débat, il faut à la fois des animateurs qui se fondent dans le paysage local mais veulent aller au delà de ce paysage. Encore une fois dans le va et vient de la pensée française, Louis connaît ceux qui retiendront seulement la dimension localiste (à Villebrumier c’est le plus beau coin du monde) et ceux qui penseront à la dimension élitiste (à Villebrumier il ne peut rien se passer de génial). Pour Louis, cette fausse contradiction était résolue depuis longtemps, comme pour Guy qui dans le syndicat et ailleurs eut à se défendre des opportunistes et des sectaires. Quand en 2006, dans le journal du PCF, Guy Jamme rendra compte du débat à Montauban avec Raoul-Marc Jeannr, il pointera l’absence d’un tel compte-rendu dans La Dépêche. Combien sont-ils, au PCF, à oser

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pointer du doigt, à bon escient, le journal de Jean-Michel Baylet ? Ils sont très rares car il ne faudrait pas fâcher cet homme au risque de voir le PCF rayé des colonnes de la Vérité locale ! (Louis a préféré donner en français le mot Vérité et il reconnaît qu’il avait oublié de mentionner l’engagement politique de cet instit).

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« - Etre élève c’est un métier, dit le premier.

- Oui, et ça mériterait un salaire dit le second. » (enfants de 10 ans, Meauzac)

1995 « Louis, est-ce vraiment d’un enseignant qu’il s’agit ? Cet homme n’est-il pas plutôt un artiste à temps plein ? » Dès 1992, Louis croisa Rosendo Li, le journal Point Gauche ! en porte témoignage. Cet enseignant d’arts plastiques fonctionnera surtout sur des contrats précaires vu que ses origines étrangères ne lui permirent pas d’accéder aux diplômes français. Mais l’enseignant est ici de peu de poids par rapport à l’artiste. Le lecteur le devine sans doute, Louis a mis longtemps pour en finir avec les idioties propres à la jeunesse. Et parmi elles son incapacité à se faire une idée claire de l’art, se contentant pensant des années d’une vision instrumentale. « Louis, attention, la jeunesse est de nos jours la valeur suprême car elle seule est considérée apte à se saisir des richesses de la modernité. Donc « les idioties propres à la jeunesse » ça risque d’être incompréhensible ! » Louis ne peut pas savoir à qui il parle, car il ne cherche pas à imaginer de quoi sera fait le monde des futures dix années. Il sait seulement qu’on ne devient pas sensible à la musique par un coup de baguette magique même si, d’un coup, par un bel après-midi à Uzeste, il sortit enfin de ses murs. En peinture, ses idioties de jeunesse avaient été moindres mais de toute façon, le problème majeur n’était pas de comprendre tel ou tel art mais la fonction globale de l’art. Avec Rosendo Li, leur approche commune de l’art se doubla vite d’une complicité plus générale. « C’est ici, Louis, que Madame de Cifuentes revient en première ligne avec la question de la langue espagnole. Car pour comprendre Rosendo, il te fallait comprendre le Pérou, ce qui supposait un minimum de connaissance de l’espagnol. »

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Et encore une fois, Louis est enfin mûr pour saisir non plus les plaisirs d’une langue, mais les plaisirs des langues en général. Ce n’est plus l’occitan plus beau que le français, l’espagnol plus digne que l’anglais, l’italien plus utile que l’arabe etc. Ce sont toutes les langues présentes parmi nous et qui font l’humanité, que Louis veut enfin embrasser. Rosendo Li arrive dans sa vie comme un point d’orgue, comme une chef de voûte. Il ne deviendra que beaucoup plus tard un des piliers de Point Gauche ! et si c’est cette année 1995 qui est retenu c’est que Louis a la sensation qu’ils firent à ce moment là le voyage ensemble chez Noël Arnaud, à Penne. L’invitation venait de René Bonetti et François Planchard. La soirée fut une nouvelle révélation pour Louis. Il voudrait en avoir gardé la description minutieuse. De l’apéritif de départ à la visite finale d’un musée personnel. Dans ce coin de Penne, tout un art de vivre, de créer, de manger, d’aimer faisait comme un tableau de légende. Au bout d’un moment la joie devient telle, qu’on croit ne pas avoir vécu cet instant. « Louis, peut-être un jour, faudrait-il inviter, autour d’un nouveau repas, les survivants de cet instant magique pour tenter d’en retrouver les traces dans les mémoires, avec tous les écarts qu’elles peuvent produire. »

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L’élève a écrit : « crucification » et le prof a noté en marge :

« barbarisme ». Alors l’élève s’est plaint : - Crucification, c’est ce que dit la dame du catéchisme.

- Tu lui diras que le Christ n’a pas été crucificationné ! répondit l’instit. (enfants 11 ans, lieu inconnu)

1996 « Louis, dans le milieu enseignant, André est une de tes plus vieilles connaissances puisqu’il était au collège de Caussade dans une classe en dessous de la tienne. Tu l’as retrouvé à l’Ecole normale et à présent tu es remplaçant à ses côtés. Parmi la tonne de souvenirs tu vas en retenir un, plus amusant encore que les autres. » A ce moment-là, Madame Semelin, inspectrice en charge de la formation continue, se décida à réunir tous les remplaçants pour une matinée de formation. Il était temps d’informer de tels « ignares » d’un phénomène essentiel de la vie des établissements : le projet d’école. Déjà la salle choisie était en soi une raison de rire ! Située au premier étage de l’IUFM, elle donne sur le chemin d’entrée et par la fenêtre, des Normaliens des années 70 lançaient des poche d’eau sur les passants. Un jour, l’intendant en personne fut victime de la farce. Il monta aussitôt dans la salle et le coupable se désigna : pour son premier lancé de poche d’eau, à cause de sa timidité, il opéra sans regarder en bas. Bref, dans cette salle madame Sémelin, toujours soucieuse de bien faire son travail, souhaita mettre en application devant les stagiaires de la matinée les conseils qu’elle ne cessait de donner à ceux qu’elle inspectait. Elle en appela donc à la participation des présents par un tour de table au cours duquel il fallait répondre à la question : «à quoi sert le projet d’école ? ». Louis n’a pas osé dire qu’il y voyait la preuve que l’école était à présent sans projet, en conséquence il a sans doute évoqué le travail en équipe. Par contre, André mit les pieds dans le plat : « le projet d’école, c’est pour récupérer de l’argent ». Que n’avait-il pas dit ! L’inspectrice leva les bras au ciel au milieu de sourires épanouis. Elle trouva là une preuve irréfutable qu’il était temps de nous civiliser un peu. « Mais Monsieur Tabarly, c’est seulement le dernier élément du projet ! Celui qui se traite à la fin. En conséquence prenons l’idée par le commence-ment ». Pendant deux heures trente, la pédagogie active de Madame Semelin fit des merveilles ; pas un des présents ne s’endormit. Il était déjà midi moins

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dix quand, en guise de conclusion, elle demanda si quelqu’un avait encore une question. Quand les participants virent André lever le doigt, chacun se prépara à retenir son rire. « Comme j’ai bien compris qu’on projet d’école c’est pour récupérer de l’argent, pouvez-nous dire quelle est la formule qui permet de différencier le projet qui sera financé de celui qui ne le sera pas ? » Décidément, dut penser Madame Semelin, les remplaçants sont irrécupérables ! Son découragement fut tel qu’elle répliqua d’un mot sec et méchant : « école du 21ème siècle ». Par cet aveu, elle confirmait ce que chacun pensait déjà : la fonction essentielle du projet d’école, loin de sa dimension pédagogique parfois utile, visait surtout la mise au pas de chaque enseignant. « Ecole du 21ème siècle » était en effet la formule magique des autorités que le ministre de l’éducation, Claude Allègre, tentera ensuite de populariser. Sa démission forcée signa ensuite la fin de toute référence à l’« Ecole du 21ème siècle ».

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- Maître, dit la gamine du premier rang au remplaçant présent dans la

classe depuis une heure, vous n’avez pas remarqué que celui que vous interrogez le plus, est le plus cancre ?

Avant même de pouvoir répondre l’instit entendit la réponse de l’enfant en question :

- C’est vrai, monsieur, au classement je suis le premier en commençant pas la fin ! »

(Dans cette classe, les enfants étaient encore, grâce à la moyenne générale, classés du premier au dernier. L’instit n’a pas osé demander si la gamine du première rang était la première en commençant par le début.)

(enfants 11 ans, Bourret) 1997 « De tous les enseignants choisis, un seul n’a jamais exercé en TetG et, cher Louis, je l’ai pris au Pérou, là où tu as recommencé une vie de voyageur après douze années de vie sédentaire. Tant d’autres endroits auraient pu servir à cette opération de dépaysement ! Je sais cependant que le cas de Marco te touche beaucoup. » Dans les rues de Piura, Pérou, où Louis marche beaucoup depuis plus d’un mois, il se trouve aux côtés d’un ami péruvien qui lui demande tout d’un coup : « Tu sais quel est le plus beau livre que j’ai lu ? ». Louis est plus occupé à éviter de mettre le pied dans les flaques d’eau qui décorent la rue qu’à écouter la réponse. Cependant il entend : « Les Misérables » de Victor Hugo ». Là, il s’arrête, fait répéter et comprend tout d’un coup le pouvoir immense de la littérature qui peut traverser les âges et les océans. Avec Marco, l’homme qui lui fait cette réponse, ils marchent en quête d’un autre livre, un livre de recettes de cuisine. Après tant de kilomètres dans la ville, Louis pense qu’ils ne trouveront rien mais Marco ne doute pas. Pourtant après trois magasins où les regards des marchands fut sans appel : « quoi, un livre de recettes ? », Marco pense à un autre et là merveille des merveilles, on s’attend à tout sauf à voir sortir un livre des étagères, et en plus un magnifique livre de recettes car mises dans le contexte social de leur invention, mais c’est pourtant ce qui arrive ! Louis nage dans le bonheur. Il avait appris grâce à ses amis qu’en Amérique latine, il faut sans cesse poser des questions quand on cherche quelque chose mais pas à ce point ! Aux USA, tout est fait pour que les gens n’aient rien à dire (la signalisation, les achats dans les supermarchés, les vitrines, et même dans les bibliothèques on se sert dans les rayons). En Amérique

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latine, rien n’est signalé alors il faut toujours demander. Louis vient d’en avoir une nouvelle preuve. « Encore et toujours des bavardages, Louis, mais où est la question de l’enseignant dans tout ça ? Ton Marco pouvait être un homme parmi d’autres ? » Cet enseignant, Marco Li, est un des frères de Rosendo, et comme toute sa famille elle aide Louis de découvrir le Pérou concret. Donc, il l’invite même à visiter sa classe tout en sachant qu’elle est aussi instable que sa vie. Prof d’anglais, il donne ce qu’il a de mieux dans des institutions privées plus soucieuses de recettes financières que d’enseignement. En entrant dans son école, Louis est surpris par le peu d’enfants par classe. Une dizaine autour d’un professeur attentif. Dans la salle d’anglais, Marco essaie de faire preuve d’ingéniosité pour passer son message mais il le reconnaît, il a du mal. Dans un établissement précédent, les cours étaient payés par une entreprise et les adultes n’avaient aucun souci des résultats scolaires. Ailleurs, il fallait donner des bonnes notes aux enfants de riches pour ne pas les fâcher. Une dérive qui annonce le futur du système éducatif français [en 2006 dans une antenne universitaire, pour justifier son existence et la qualité de son travail, l’administration gonfle parfois les notes données aux étudiants par des professeurs ! ]. L’enfance de Marco fut marquée par un problème de santé et sa jeunesse par la joie du jeu d’échecs. L’Amérique latine utilise, même sur les places publiques, ce jeu stratégique connu pour sa difficulté. Des concours sont organisés et l’activité garde un côté populaire. Il est temporairement un enseignant qui galère car plus que pour tout autre matière, la formation professionnelle ne peut pas se faire, seul face à un livre. D’autant qu’il veut bien faire son travail ! Quand il aura été épuisé et découragé, le système le remplacera par un autre jeune, car il est entendu que c’est un pays où on ne peut pas faire de vieux os dans ce métier. En France, la stabilité du métier est souvent présentée comme source de sa sclérose : un sclérose cependant plus profitable que la façade d’enseignement que Louis rencontre au Pérou. Bien sûr, il existe des collèges privés plus solides … à des tarifs plus chers. Souvent ils sont carrément en anglais !

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« - Maître, pourquoi dans quatre-vingt

il n’y a ni de quatre, ni de vingt ? - Parce qu’il y a un huit répondit

aussitôt un enfant. » (enfants 8 ans, Gensac)

1998 « Cette année 98, Louis, tu la commenças par la lecture d’une carte postale accompagnée d’un petit mot. Datée du 4 janvier, en réponse à une de tes lettres, elle disait : « J’ai retrouvé cette carte (qui a plus de 20 ans !) issue d’un centre artisanal à Maatkas en Grande Kabylie à l’animation duquel j’avais participé. Ce centre permettait aux femmes en difficulté (il y en avait déjà !) de faire des petits travaux pour subsister, elles et leurs enfants. Actuellement dans un village voisin, quelque chose du même type essaie de voir le jour, soutenu par quelques amis (ies) ici et surtout là-bas. C’est peut-être ça qu’il faut retenir comme espoir pour 98, avec cette femme kabyle-algérienne qui ploie sous le fagot, mais qui continue d’avancer. Merci pour tes vœux. Bonne année à toi aussi et aux endroits qui te sont chers. Avec mes amitiés. » Louis ne savait pas encore que son année serait bonne. Il connaissait cette prof de maths et sa passion pour l’Algérie qui la conduisit jusqu’à apprendre l’arabe, une langue pas facile. Comme tout Français il avait eu quelques rapports avec l’Algérie, d’abord enfant, quand son père s’absentait le soir pour aller protéger le siège du PCF d’éventuelles attaques de l’OAS, et plus tard adulte quand il côtoya un député algérien de 1936 qui vivait une partie de son temps à Montricoux. Son approche la plus émouvante fut provoquée par un journal de ce pays tombé entre mes mains à Montauban, en juillet 1992, à un moment où son temps vivait de hasards. Ce numéro d’Algérie Actualité avait un titre amusant et étonnant : « Annonces matrimoniales : Tel épris … ». Il s’abonna pendant plus de trois ans (tant que ce fut possible). C’était l’époque de Hassiba Boulmerka, d’une explosion de la liberté de la presse mais aussi du FIS, le parti islamiste et il lisait : « Le FIS semble divisé, fini, comme un entreprise que trop d’associés ont amenée vers le dépôt de bilan ». Il arrive à tout un chacun de prendre ses désirs pour la réalité. Pour revenir en 1998, Louis découvrit qu’après des années de solitude, suite à une séparation, il avait trouvé un nouvel amour à sa vie, en la personne de Marie-France. Un amour, c’est une planète. La prof et l’instit, le Nord et le Sud, le passé et l’avenir, les enseignants encore. Ce mot

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d’enseignants, Louis en a horreur. Il indique trop le souhait de tant de bureaucrates qui voudraient le réduire à une technique : enseigner. Un instituteur, c’est toute une institution. Mais il n’y a pas d’autre mot générique pour dire prof et instits, qu’enseignants d’où l’apparition à partir de 1992 du Syndicat des enseignants pour qu’il puisse regrouper toute la famille. Pour Louis, une nouvelle vie commençait. Comment les amoureux vivent-ils leur rapport à la famille du conjoint ? De la modeste bibliothèque de la famille qui entrait dans vie, Louis extrait un journal relié dont il avait entendu parler par un homme, Mary-Lafon, un homme qui se donna, à l’oral un nom de femme. Il écrivit en 1848 dans le Musée des Familles dont la bibliothèque contenait des exemplaires pour les années 1848-1850 ! Il a pu ainsi relire en situation des écrits de Mary-Lafon. Musée des familles, un titre parfait pour parler des familles car très souvent les familles sont un musée où la visite de convenance l’emporte sur l’invention. « Louis, je te revois à Moissac, quand sur scène, Idir donne tant et plus pour dire sa Kabylie jusqu’à en faire pleurer le ciel de mélancolie. A Moissac, à côté de Marie-France et avec en tête Matoub Lounés, Tahar Djaout et son invention du désert. Le désert serait-il le moyen d’une gloire ? Tu retiens le début de l’hommage d’Hamid Nacer-Khodja publié suite à l’assassinat de l’écrivain dans … Algérie Actualité : « C’était en 1973. J’avais vingt ans et lui dix-neuf. Comme chacun, il venait montrer ses premières poésies à Jean Sénac, chez qui nous nous rencontrâmes. Palabres, affinités, correspon-dances, textes publiés en commun ont jalonné notre dérisoire mais salutaire passion : la littérature ». Exemple entre mille d’un article de journal n’ayant conduit à un livre se changeant peu à peu en une étagère entière de ma bibliothèque. Ce soir, les organisateurs des Vibrations de Moissac me le promettent, il ne pleuvra pas sur le spectacle en plein air d’Idir, et une part de l’Algérie nous arrivera aussi vivante sans doute que celle de Fellag ». Et vous dans tout ça, Louis et Marie-France ? Vous aviez été depuis longtemps côté à côte dans un journal même si elle écrivait moins que lui. Quelle chance de se rencontrer ainsi ! Avec l’esprit journal à la clef pour aimer en connaissance de cause. Est-ce l’âge, mais Louis sent que le monde lui échappe ? Par le journal il se dit de plus en plus que c’est un moyen de s’y tenir, au monde, pour ne pas s’aigrir car des amoureux aigris de la vie ne sont plus des amoureux.

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Peut-être parce que son père sortait d’une période de chômage, une enfant

de cinq ans arriva à l’école en disant : - Ce matin, mon père, est parti au travail.

Et l’instit de répondre : - Moi aussi, ce matin je suis parti au travail !

Alors, éberluée, la gamine demanda : - Ah bon ! et quel est ton métier ?

(enfant de 5 ans, Castelsarrasin) 1999 « Souvent les militants syndicaux, tout en demandant l’application des lois, n’en respectent pas quelques unes, et ce jour-là, entre les délégués du personnel et l’Inspecteur d’Académie, c’est pas la fête. Le SNUipp avait décidé de dévoiler à l’ensemble des personnels les documents préparatoires (sans donner les noms mais chacun pouvait se reconnaître) à la réunion paritaire (dite CAPD) sur le mouvement des instits, pour pouvoir mieux prendre les décisions. Danièle siège tes côtés, Louis, et ensemble vous argumentez la riposte, à la fois contre l’administration et les délégués du personnel de l’autre syndicat.» Pour le simple lecteur, la question n’est pas facile à expliquer. Depuis le premier instit, la question est la suivante : comment obtenir tel poste plutôt que tel autre ? Dans un premier temps les maires jouèrent un grand rôle puis à partir de 1931, l’administration, fatiguée de vivre sous la surveillance des maires, accepta la proposition syndicale : le mouvement se ferait à partir d’un barème accepté par les inspecteurs et les instits. C’est ainsi que fonctionne le système mais pour éviter les passe-droits, faut-il encore que tous les personnels concernés connaissent le barème du poste obtenu pour pouvoir le comparer au leur sinon il s’agit de faire seulement confiance aux délégués du personnel seuls possesseurs des documents. Or comment les délégués peuvent-ils en quelques heures vérifier le sérieux de tous les barèmes ? Même sans malveillance des erreurs techniques peuvent apparaître. La transparence c’est donc de publier les postes avec la barème nécessaire pour l’obtenir. Mais légalement, il y a deux problèmes classiques : le barème étant du domaine privé, il ne faut pas le rendre public, et les documents donnés aux délégués ne peuvent être communiqués. Au nom de la démocratie, les deux contraintes ont été, en partie, balayées. Résultat : aussitôt des personnels ont téléphoné à l’Inspection académique, avant même ma décision donc, pour rouspéter, demander des explications etc. D’où la colère de l’IA qui veut obtenir la garantie que cette opération sera sans suite.

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« Aujourd’hui avec Internet plutôt que de faire circuler des balivernes, quel bond en avant de la transparence nous pourrions obtenir si sur les sites des municipalités on y inscrivait clairement les comptes financiers ! Mais revenons à la CAPD et à Danièle. » Louis la connaissait depuis longtemps ainsi que son mari. Il connaissait son humanisme, son sérieux, ses engagements et ils se retrouvaient presque par hasard au coude à coude dans cette réunion et ce combat syndical. Pas un instant, il fut question de céder aux arguments de l’Inspecteur d’Académie. Dans des tas de domaine, ce principe de publication tout azimuts des documents administratifs fut très … pédagogique. Pour éviter des erreurs techniques (une enseignante cru que l’erreur venait du journal syndical quand vérification faite, elle venait des papiers de l’administration), un autre ne savait pas que le rapprochement des conjoints ne comptait pas avec un conjoint étudiant etc. Quand il y a contradiction entre intérêt personnel et intérêt collectif, pour un syndicaliste, c’est l’intérêt collectif qui doit primer sous peine du perte de sens de toute lutte globale. Danièle savait intervenir pour aider des cas particuliers qui parfois avaient besoin d’un tel soutien (dans les divers cas de maladie par exemple). Louis était plus porté sur les principes et il se souvient de cette autre demande faite en CAPD : « Je demande un vote ». L’Inspecteur d’Académie avait laissé sa place à son secrétaire, par ailleurs président départemental de la Ligue des droits de l’homme, qui s’exclama sèchement : « Ici, on ne vote pas ». La séance fut suspendue et quinze minutes après, tout rentra dans l’ordre, le vote fut possible et l’injustice en perspective écartée. Pour son travail global, Danièle eut droit aux Palmes académiques, une reconnaissance à laquelle Louis ne pouvait prétendre. Le plus souvent octroyé aux « bons » élèves de la profession, les Palmes peuvent l’être aussi parfois à des personnes qui ont su s’opposer aux diverses hiérarchies garantes pourtant du contrôle de l’octroi des dites Palmes. Parmi les personnes de cet ouvrage il y en a au moins une autre qui bénéficia de la même décoration.

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« J’aimerais être une star car je suis belle.» (tout âge et un peu partout)

2000 « Louis, l’heure est aux grands souvenirs pédagogiques. Avec l’association Lectures Plurielles, et Françoise qui l’anime, vous avez creusé, dix ans auparavant, une question qui, comme toutes celles qui touchent à la vie des instits, ne peut s’enfermer dans la « technique ». Es-tu devenu un bon pédagogue ? » Louis se souvient de périodes plus anciennes, quand, par exemple, François Bayrou devint ministre de l’Education nationale (1993). Quelle était sa préoccupation ? La lecture ! Il s’adressa ainsi aux inspecteurs primaires : « Pour fonder une politique efficace en faveur de la lecture, j’ai l’intention de m’appuyer sur les réussites concrètes observées dans les classes. Je vous demande de me transmettre vos réflexions aussi bien sur la détection des difficultés précoces qui empêchent l’enfant d’accéder à la lecture que sur les méthodes d’apprentissage et les méthodes de rattrapage. » « Louis, c’est un clin d’œil que tu adresses au ministre d’aujourd’hui (2006) qui a décrété la guerre à un fantôme de la méthode globale ? Il procède à l’inverse des autres : sa vérité doit descendre les marches de la hiérarchie.» Le débat sur la lecture sera aussi éternel que les autres illusions qui habitent les mœurs françaises. Avec Lectures Plurielles de grands noms animèrent les discussions : Charmeux, Foucambert etc. Et surtout des pratiques nouvelles virent le jour : le contact avec les auteurs, avec les livres, avec tous les genres de lecture. Louis repense par exemple à un débat dans son appartement Faubourg Lacapelle avec Susie Morgenstern. Le récit de ces moments de joie nécessiterait à lui seul un livre ! Mettre en contact les enfants des écoles et le monde de l’écrit qui est la source de toute lecture, un vrai plaisir ! En suis-je devenu un bon pédagogue ? Louis n’a aucun plaisir à parler de lui-même, d’autant qu’avec Françoise Fontanier il aurait tant à dire, sur sa mère, son père, son frère. Des personnes qui ont beaucoup compté pour lui. Pourtant il profite du détour pédagogique pour raconter sa dernière inspection qui lui valut le mépris de son inspecteur d’Académie (ils se connaissaient très bien par l’intermédiaire des commissions paritaires où siègent à égalité l’administration et les personnels). L’inspectrice, venue pour observer son travail, entre, s’installe ; les enfants lui demandent si c’est une caméra qu’elle veut brancher et elle répond que c’est un micro-ordinateur. De 13 h 30 à 15 heures elle suit une séance puis ensuite 30 minutes de discussion. Elle note une tenue négligée du cahier d’appel, des préparations minimum et une absence de fiches donnant les

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objectifs de la séance. Louis approuve des deux mains pour deux raisons : il néglige la façade. Par exemple, sur l’emploi du temps il a inscrit 15 minutes pour le goûter et 30 minutes pour la récréation. Or les instructions sont claires : la récréation est de 15 minutes car l’école maternelle c’est du sérieux. L’Inspectrice sait que personne ne suit cette recommandation mais elle se doit de la faire. Louis précise qu’il n’écrira jamais 15 minutes car il fait l’emploi du temps pour la classe et non pour l’inspectrice or 30 minutes pour les petits c’est très bien car la récréation est un lieu pédagogique, surtout quand on a le souci d’une pédagogie … de l’insouciance. Normalement, il faut sauver les apparences devant l’autorité, mais comment faire quand on a écrit publiquement que la pédagogie par objectifs c’est l’objectif d’en finir avec la pédagogie, et que le projet d’école constitue le moyen d’en arriver à une école sans projet (sauf celui de tuer le savoir) ? Le lecteur, peu au fait des subtilités de la profession, se demande ce qu’est une pédagogie par objectifs. Donc un exemple. Au cours de la séance, les enfants devaient différencier des graines, et, vu l’absence de fiche explicative, l’inspectrice demande : « pouvez-vous m’expliquer l’objectif de cette séance ? » Toute fiche pédagogique doit s’appuyer sur trois points (l’éternelle sainte trinité) : l’objectif, le déroulement et les perspectives . L’essentiel n’est pas de faire différencier une graine de haricot de celle d’un grain de blé, mais d’expliquer sur papier, l’objectif de cette différenciation. Comme si avant de passer à table vous vous demandiez quel est l’objectif de l’activité ! Voyons plus factice encore que de telles fiches pour qui a 30 ans de pratique ! Le projet d’école doit être le point d’amarrage de tout bon enseignant ! Dans l’école où est Louis, il consiste à proposer « la découverte d’un milieu différent et l’approche de nouvelles pratiques artistiques ». Quel charabia obligatoire ! En fait, les CHEFS pensent ainsi mettre les écoles en concurrence pour améliorer l’efficacité. Or, il ne peut y avoir de projets par école, car c’est l’école en elle-même qui est le plus beau des projets, celui de devenir tous les jours plus humains. L’inspectrice a innové avec un questionnaire préalable à remplir avant toute inspection. Voici la dernière question : « y a-t-il un point que vous souhaitez voir aborder dans l’entretien ? » Louis avait écrit : «éventuellement, discuter des améliorations à apporter à l’école. » L’inspectrice botta en touche car ça supposait son intervention auprès de la mairie pour demander que le local de cantine sorte de la salle des fêtes pour revenir à l’école. La scène se déroulait au Causé, où, avant de partir, Louis proposa à la population une conférence autour d’un personnage local, un poète occitan. Une très belle soirée et avec, en cadeau, un Pomérol pour fêter son départ. «Françoise, continue d’être de toutes les luttes. Avec un rire qui se fait plus rare. Le millénaire qui s’annonce sera-t-il sinistre ?

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« Charade : Mon premier est à la campagne. Mon second fait du bruit. Mon tout se fait en musique. »

(enfant de 9 ans, Bruniquel) 2001 « Oui, Louis, si peu de rencontres avec Jean-Marc et pourtant que de souvenirs ! Une première fois, début des années 90, à la terrasse d’un café où tu ne faisais que passer. Ils étaient une quinzaine à se fendre la pêche. Tu t’es arrêté car tu connaissais l’un d’eux, Tony, puis on t’a présenté des personnes que tu connaissais déjà par leurs dessins : Jean-Michel Fournier qui avait illustré ton seul livre édité et Jean-Marc Rueda à l’air perpétuellement amusé. Sur le numéro 2 du journal Point Gauche ! nous le retrouvons en photo aux côtés de Rosendo Li au cours d’un transport héroïque de l’immense peinture de Rosendo : Conquêtes. Cette peinture avait fait son apparition à la Bibliothèque municipale de Montauban en même temps que des œuvres de Rueda. Deux travaux complémentaires de deux hommes opposés. Autant Rosendo est l’artiste en perpétuel contact avec la société (par les dessins qu’il capture sur le vif), autant Jean-Marc se replie dans son monde très personnel. » Louis continue le constat lié au portrait précédent : comme au supermarché, l’emballage prend le dessus sur le contenu dans une société où tout est fait pour la galerie. Comme Françoise, Jean-Marc est du côté de la vie que l’on saisit à pleine main. C’est en fait autour d’un stage de formation continue que Louis découvrit la palette des talents de Jean-Marc. Sa « force de frappe » : un humour aux aguets. De l’archaïsme il fait une esthétique. Face au modernisme pédagogique, le choc frontal pourrait alimenter la vie d’un nouveau Raymond Devos. Nous avons encore des acteurs comiques arrivent-ils à la cheville de Fernand Raynaud, de Bourvil, de Fernandel, de Bedos ou de l’inimitable Coluche qui imita tant de monde ! Les Guignols de l’Info, le Canard Enchaîné poursuivent une tradition comique mais sans rien inventer de neuf. Jean-Marc donna à Louis l’impression d’avoir tout d’abord humour très B.D. qu’il traduisait dans ses dessins (au cours des années 80) puis il passa à un humour extrêmement ravageur, à l’aide des seuls mots. Où puise-t-il son vocabulaire ? Ses nouvelles sont d’une tonalité à vous faire tomber à la renverse. Jean-Marc n’a pas l’esprit collectif. Peut-être est-il un collectif à lui tout seul ? Il envoya un jour un article au journal syndical (comme il le faisait avec le Gyrophare) mais surprise, sauf moi, tous les autres membres du

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bureau du syndicat refusèrent de le publier son article ! Prétexte : Rueda n’était pas syndiqué, ne se comportait pas comme un syndiqué et abordait une question certes très juste mais que le syndicat devait d’abord aborder à sa manière ! Il s’agissait de la marche vers la privatisation de l’école et nous étions fin 1997. Par chance, le Conseil syndical à la presque unanimité trouva très juste la publication de l’article pour alimenter un débat (les membres du bureau, pour ne pas se sentir isolé se rangèrent à l’opinion majoritaire). Grâce à cette anecdote, Louis comprit, une fois de plus, que les « chefs » sont moins ouverts que les « citoyens ». Sans jamais se l’expliquer, Louis a toujours eu de l’admiration pour les dessinateurs de presse. Ils nous obligent le plus souvent à sourire. Il comprend en même temps les limites d’un tel art pour un artiste qui se décide alors à exprimer beaucoup plus en devenant peintre ou écrivain. Sauf chez les enfants, faire rire est mille fois plus difficile que de faire pleurer. La comédie n’est pas le ridicule de la tragédie comme le pensait Hegel et Marx. Corneille n’arrivera jamais à la taille de Molière. Mais Louis y insiste, Jean-Marc préféra devenir écrivain. « En 2001 ou 2002, peu importe le moment, Jean-Marc téléphona à Louis pour quelques conseils. Sur plainte de son inspecteur il risquait le conseil de discipline ! (il y a conseils et conseil) Cohérent avec lui-même Jean-Marc régla le conflit en tête à tête avec l’Inspecteur d’Académie (sans référence à un syndicat). Sans léser personne il accepta une mutation d’office pour éviter à son inspecteur de l’avoir dans son secteur, et pour éviter en même temps la sanction plus dure du conseil de discipline. N’ayant pas à raconter cette anecdote (j’espère que Jean-Marc en fera une belle nouvelle), je mentionne seulement la cause du conflit : une poésie, distribuée dans les écoles de Castelsarrasin, qui faisait un portrait à charge d’un homme dans lequel l’inspecteur crut possible de se reconnaître. »

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« - Maître, il nous a mis du sel dans le verre, dit l’enfant à la cantine. Le maître se lève et va interroger le coupable : -pourquoi avoir mis du sel dans les verres de copains ? – Mais j’en ai mis aussi dans le mien, dit l’enfant étonné par la question. »

(enfant 8 ans, Monclar de Quercy) 2002 « Cette fois, autre cas de figure avec une histoire triste, triste, triste. Louis aurait aimé se dispenser de la raconter » Dans la cour d’une école montalbanaise, un ami beaumontois annonce à Louis, le décès d’un collègue, information confirmée dans La Dépêche du 9 avril par quelques lignes très brèves. Cet instit de 55 ans ne bénéficiera pas de sa retraite, sa vie s’est achevée contre un camion. L’ayant croisé seulement quatre fois dans ma vie, Louis l’a peu connu mais son cas le touche profondément. Par ces quelques mots, mettra-t-il un bémol aux fausses idées sur les fonctionnaires au statut idéal ? Instituteur dans une classe unique, il fut un jour envoyé en stage obligatoire de formation continue. A ce titre, Louis l’a rencontré une première fois : pour le remplacer voici dix ans. A ce moment-là, l’Education nationale se payait quelques « frivolités » du genre : prise de contact (ça veut dire que le remplaçant venait le samedi matin dans la classe où il devait intervenir la semaine suivante, pour assurer une liaison pédagogi-que). Autant dire que les stages de formation continue fonctionnaient presque à merveille ! Malgré ses incompétences notoires, Louis a compris en trois minutes que Jean-Pierre n’avait plus sa place devant des enfants. Il n’a d’ailleurs pas osé rester plus de 15 minutes à observer les élèves, tellement cet instit lui paraissait bouleversé par sa présence. Sa compagne venait de décéder d’un cancer, et il tentait de se soigner par l’alcool. Des douleurs empirent ainsi … Jean-Pierre avait abandonné sa classe à contre-coeur car l’idée que quelqu’un puisse entrer dans son « intimité » le paniquait. Il ferma tout à clef, donna des cahiers nouveaux aux enfants, et attendit sans doute avec impatience la fin d’un stage devant faciliter la liaison entre la classe de CM2 et la Sixième. Le fonctionnaire a la sécurité de l’emploi mais, quand l’emploi, il ne peut plus l’assumer, cette sécurité devient une prison. Rien n’est prévu pour aider à une vraie reconversion. Louis a entendu un inspecteur

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expliquer : « voilà des enseignants qu’il faut virer ». Jean-Pierre, ne pouvant être viré, se retrouva d’abord sur un poste de remplacement, mutation qui ne pouvait que l’enfoncer. Les autorités ont une telle image du remplacement que c’est pour eux le poste poubelle alors qu’il faut au contraire être solide pour tenir la route. Comme prévu, sa situation se dégrada et il obtint un congé maladie transformé en longue maladie. Le traitement technique d’un mal qui supposait, en premier lieu, l’orientation vers un autre métier, ne pouvait ainsi aboutir vraiment. La seule idée de revenir devant des enfants, sous peine de perte de tout salaire, devait détruire tous les effets du traitement médical. Pas besoin d’être psychologue, sorcier ou fou pour s’en rendre compte. Voici trois ans, Louis croisa à nouveau cet instit, à l’école de Beaumont où il tentait une réinsertion. Entre temps, Louis avait récupéré son poste de remplaçant. Méconnaissable physiquement, Louis, aussitôt, sentit chez Jean Pierre un désir de bien faire, l’envie d’être considéré, et en même temps une fragilité évidente. Sur ce poste aménagé, au bénéfice de tous, enfants et enseignants, il apportait sa culture et son savoir à de petits groupes. Ce système lui avait redonné vie car il vérifiait qu’il pouvait encore être utile. Pourrait-il tenir jusqu’à la retraite ? Parfois, pour masquer leur souffrance, des instits changent de département, la fuite calme quelques douleurs. Jean-Pierre resta dans son milieu, le secteur de Beaumont, preuve qu’il était incapable de sortir de l’engrenage, si tant est que la fuite soit une porte de sortie. Il avait besoin d’une aide sociale presque inexistante dans l’institution. Ayant vu à l’œuvre, la collègue Danièle Petit, Louis savait qu’en tant que déléguée du personnel, par une énorme attention, elle « sauva » plusieurs personnes fragilisées. Combien de fois l’ai-je entendue alerter l’administration sur le vide social de l’Education nationale ? (une assistante sociale pour 1200 personnes environ). A un moment, la loi créa un congé mobilité sans suite. J’entends ceux qui disent : « dans le privé, c’est simple, les malades sont virés, et la messe est dite ». Oui, mais c’est la société qui est alors obligée de prendre en compte la « victime ». L’instit, lui, se culpabilise deux fois : il a une « situation » dont il ne sait pas profiter (quand il va mal), puis il est aidé, sans réussir à s’en sortir puisque l’aide le plonge souvent dans le mal ! Cette culpabilisation progresse tellement, que toute revendication salariale est interprétée comme un luxe injuste. Autrefois, pour un moindre mal (une « frivolité » de plus), il existait des postes administratifs où l’enseignant pouvait se rendre utile

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sans se détruire en classe. Maintenant Jean-Pierre était face à un mur où il ne pouvait que se cogner. Deux ans en arrière, son nom fuit prononcé une nouvelle fois dans une réunion paritaire avec l’administration : il « bénéficia » d’un mi-temps thérapeutique loin de chez lui. Une aide louable pour aider des enseignants mais à condition qu’ils puissent le rester ou le redevenir. Pour cet instit en perdition, c’était une culpabilisation de plus : il était aidé et ça ne donnait rien ! « Quel manque de reconnaissance que le mien ! » devait-il se dire. Louis aurait dû intervenir dans cette réunion pour dire que Jean-Pierre allait se perdre en maternelle (la fragilité y devient une guillotine) et, qui plus est, loin de Beaumont. Mais son cas n’avait pas été mis à l’ordre du jour, Jean-Pierre n’avait pas l’habitude de téléphoner au syndicat pour l’alerter, Louis a été pris de cours. En dix secondes, tout le monde tourna la page ! Tous les succès acquis sur le poste aménagé à Beaumont allaient s’évaporer sans le moindre soleil. Les drames du travail sont partout (le film espagnol, Lunes al sol, sait en rendre compte à merveille). La situation de l’instit est redoutable dans ce cas : les « privilèges » deviennent des handicaps. Par exemple : l’instit voit rarement son « chef » qui laisse ainsi pourrir le drame. Voilà comment, il roulait au lieu-dit « le petit breton » et, pour une raison inconnue, sa voiture a mordu sur l’accotement. Par un geste brusque pour se rétablir, Jean-Pierre donna un coup de volant à gauche et alors, le poids-lourd venant en face ne lui laissa aucune chance. Un simple accident ? Un homme égaré qui n’avait plus rien à dire? Un fonctionnaire sans avenir qui tourne la page ? Il existe sans doute des centaines de situations de ce genre, où la victime est toujours le coupable, des situations qui devraient nous inciter à penser le monde autrement. Jean-Pierre n’est plus là pour en parler. Il n’a pas su éviter l’accident, il n’a pas su conduire en toute sécurité, il n’a pas su profiter d’un travail tranquille, il n’a pas su bénéficier de la grande sollicitude de son administration, il n’a pas su se soigner, il n’a su dire ni sa douleur ni sa colère. Qu’il tombe dans l’oubli ! Qu’il crève à jamais !

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« Charade : Mon premier est le contraire de dur. Mon second est le nom

d’un poisson. Mon tout est un animal ». (enfant de 8 ans Gandalou) 2003 « Jacky et Gisèle auraient pu prendre place plus tôt dans cette galerie de portraits mais voilà, trente ans de fidélité, ça se fête et ça se fête ici et dans la lutte. En 1995, Jacky avait annoncé les luttes futures. Il savait que le dossier des retraites serait ouvert à nouveau puisque les grèves de 1995 avaient cessé sur une division : le public sauvait ses statuts, mais pas le privé. Jacky avait alors abandonné tout syndicat. En 2003, il se retrouvait avec Louis. » Louis n’est pas en 2003 mais le 21 juin 1986. La date est facile à retenir, celle d’une fête de la musique à Montauban. Il voulait voir le spectacle du conservatoire de musique pour y découvrir une jeune élève de 12 ans qui lui demanda un jour : « C’est quoi, maître, le sens des responsabilités ». Il ne savait pas à quelle heure débutait le concert et pourtant il arriva juste au bon moment et au bon endroit. La dernière place disponible c’était à côté de son vieil ami Jacky qu’il n’avait pas vu depuis des années. Le fils de Jacky joue de la clarinette et Louis en est tout étonné. Il le savait sportif pas mélomane. Le père reconnaît qu’il a choisi l’instrument pour son fils et qu’il s’est bien habitué. Cet autre instant de la vie se case définitivement dans la mémoire de Louis. Jacky et Gisèle, ce sont des connaissances du temps de l’Ecole normale où par la taille, Jacky faisait figure de grand. Grand et paisible. Grand et disponible. De façon totalement injuste il dut repasser son bac. Et Louis le retrouvait tout en écoutant son fils. « Avoue-le, Louis, tu étais encore, en 1988, totalement novice en musique et ce souvenir s’est casé dans une zone de ta mémoire à cause de la clarinette, celle de Michel Portal, car seulement quelques mois avant, avec l’aide de Bernard Lubat, tu avais fini par ouvrir tes oreilles ! » Louis voudrait pouvoir savourer des années entières cet instant précieux de la fête de la musique. Son ami lui fait observer sa tendance à ressembler à Hubert Maindive le directeur de l’orchestre. Louis de lui répondre que la fille qui joue du piano, l’appelle l’Espagnol. Et Jacky de lui redemander pourquoi à l’Ecole normale on le surnommait « Mucho ». Ensemble, ils retrouvent des souvenirs comme s’ils n’avaient pas été dans la même classe ! Ils parlent du prof de français Dinguirard : « il me bloquait » explique Jacky. Et Louis de rigoler car lui personne ne pouvait le bloquer

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Mais revenons à 2003 avec un Inspecteur d’Académie qui mène l’action sur tous les fronts. Carte scolaire : passage de 25 à 26 pour la moyenne par classe (chiffre qui n’est qu’indicatif mais utile en même temps). Formation : suppression de la brigade des remplaçants de formation continue (TRFC), rêve qui courrait depuis des années mais que les IA précédents n’avaient pas osé mettre en œuvre par crainte d’une riposte syndicale or l’IA découvrit qu’il bénéficia de la complicité syndicale ! Le Syndicat des Enseignants disant même qu’avec le nouveau système, en début et en fin d’année, il y aurait plus de stagiaires en formation continue, car des remplaçants de maladie appelés (ZIL) sont disponibles (les postes TRFC sont devenus des postes ZIL). Enseignement des langues : l’IA a fait appel à des enseignants volontaires pour remplacer les intervenants (en 2006 les intervenants seront tous virés comme des mal propres sans rien leur proposer après des années de service !). Maîtres de bassin : grâce à un IEN d’autrefois des instits, sur un bassin d’école, assurent le lien, organisent les projets, apportent la documentation, interviennent dans les classes. Ils ont été supprimés (9 postes). Chacun des points mis en cause reposaient sur la même argumentation : la LOLF ! (une loi votée sans la moindre opposition pour réorganiser le financement public en donnant des marges de manœuvre aux autorités diverses, afin de réduire ce financement). Explication avec l’exemple des décharges pour remplacer des personnels directeurs : en 82, elles sont plus importantes que les textes, ce que la LOLF ne peut le permettre. Les frais de déplacements ? Peu importe les textes, la LOLF ne donne pas les moyens. Les postes ? Malgré 300 élèves en plus il faut gérer l’existant, c’est la LOLF, alors il faut récupérer des postes etc. D’où, la demande du SNUipp d’un groupe de travail où l’IA expliquerait la construction de son budget. Une revendication factice quand on sait qu’aucun IA n’a jamais donné l’essentiel du budget de la formation continue en conseil de formation, le premier budget à avoir été géré globalement. Parmi les élus du personnel, Louis avait un ami à qui il a fait réclamer le contenu de la convention « école - entreprise » signée entre l’IA et le MEDEF. La seule réponse : « C’est une convention favorable aux intérêts de l’éducation nationale ». Et pas possible d’en savoir plus. Car à présent les IA font ce qu’ils veulent. C’est dans ce contexte que Louis et Jacky se retrouvent parfois pour discuter de la vie professionnelle. Louis va même avoir l’occasion de passer un jour ou deux dans l’école de son fils, une des rares écoles du Tarn-et-Garonne où tous les cours se retrouvent dans une même classe. Du joueur de clarinette à l’instit en action, que d’histoire, que d’histoires. Et celle-ci qui n’a rien à voir avec le sujet qui date de cette année 2003 racontée par ailleurs.

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Visite au zoo L’enfant « sourd », qui marche dans les allées du zoo, sait où il veut aller. Avant d’en arpenter les chemins grâce à ce voyage scolaire (la directrice hésita à le prendre), il y passa une première fois, des mois auparavant, avec sa mère. Pour le moment, au milieu du groupe des enfants de sa classe, une aide-maternelle soigne sa sécurité sans le lâcher d’une semelle. L’enfant tire dans tous les sens la main qui le retient, aussi, il finira par obtenir gain de cause quand il passera sous la responsabilité d’un instit de passage. Maintenant, il va librement, sauf que, par étape, l’instit Jean Troimai le ramène manu militari dans le groupe. Visiblement, le lama et la vigogne, la gazelle et le tigre et même l’éléphant et le lion, tous le laissent froid, décidé qu’il est à atteindre le point de son émotion. Vers 11 heures, un peu avant le repas, Jean se décide à le suivre sans le détourner du but qu’il a peut-être en tête. Comme il connaît le lieu ultime du rendez-vous pour le pique-nique, il pourra, au moment choisi, rejoindre les autres. L’enfant « sourd » remonte alors une allée, puis une autre et ainsi de suite pendant dix minutes, jusqu’à venir se coller contre une grande vitre où il se met à observer la nage des otaries. Parfois, l’une d’elle passe à deux doigts des visages proches de la paroi transparente, et l’enfant rigole en suivant de son regard les mouvements souples des mammifères. Est-ce le bleu qui l’attire là ? L’eau ? Les otaries elles-mêmes ? L’enfant qui semblait d’une instabilité permanente, reste immobile dix minutes face à ce spectacle. Quand l’instit se décide à le ramener vers le groupe pour le repas, il avance à contre-cœur puis se met à table et avale rapidement les chips dans l’espoir d’un retour vers la fenêtre magique. En ce 7 mai 2003, nous sommes entre deux grèves et trente manifestations. L’instit est là par hasard pour remplacer une collègue enceinte qui ne peut voyager. Il ne connaît pas cet enfant difficile dont le monde diffère tant du nôtre. Il s’adapte afin de rendre la vie plus simple à chacun, et il apprend encore, avec la quinzaine d’élèves qui s’ajoutaient à l’enfant « sourd », que la vie s’appelle souvent bonheur. En même temps, il a la tête ailleurs car il imagine une histoire à écrire, une histoire d’enquête, une histoire sociale, une histoire de fête.

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En guise de fête cet instit se préparait à célébrer son passage dans le corps des professeurs d’école, ce qui semble bien misérable comme réjouissance. Sauf qu’il pouvait considérer ce passage du cadre B de la fonction publique, au cadre A, comme une consécration ! Encore plus misérable cette alphabétisation du social ? En effet, comment cet instit pouvait-il obtenir une telle promotion quand la première phrase du commentaire du rapport d’inspection écrite au même moment, par l’Inspecteur d’académie, indiquait au sujet de Louis : « Il me paraît urgent de réfléchir aux objectifs pédagogiques les plus adaptés aux besoins des élèves » ? Quels besoins pour l’enfant « sourd » ? L’instit ayant eu le privilège de travailler toute une année avec un malentendant n’avait besoin d’aucun diagnostic particulier pour deviner qu’il fallait mettre des guillemets à l’adjectif sourd attribué à l’enfant devant l’otarie. Oui, il était appareillé comme était appareillé l’enfant malentendant qu’il avait connu. Mais le problème était ailleurs, et quand, deux mois après, il apprit que les médecins avaient abandonné l’idée d’une surdité chez cet enfant, il n’en fut pas surpris. Parfois les Inspecteurs d’académie devraient réfléchir de manière urgente à leurs capacités d’écoute des habitués du métier. Mais c’est trop demander !

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L’institutrice reçoit les parents d’un enfant.

- Vous savez, c’est normal qu’avec le déménagement votre enfant ait quelques problèmes, dit l’instit.

Le père se retourne alors vers l’enfant : - Je veux dire une seule chose : si tu ne ramènes pas de bonnes notes, tu

auras une torgnole ! (lieu inconnu par respect pour les personnes)

2004 « Autant le dire tout de suite, Louis, il s’agit cette fois de ta fille, Léa. Elle vient de commencer une année scolaire à part entière. Elle ne sera pas instit mais prof de physique. Elle a rencontré sa principale. » Louis est intrigué. Sa fille va avoir des SEGPA, c’est-à-dire les enfants du collège qui sont dans une filière parallèle à l’officielle, à cause de leurs échecs. Ils sont moins nombreux par classe avec des travaux en ateliers. Louis a commencé sa vie professionnelle avec des élèves de 5ème de transition (il donne dans ce livre la parole à l’un d’eux) l’équivalent des SEGPA, avec qui il a eu l’occasion de travailler une semaine. La difficulté ressentie n’est pas tant dans la relation au maître mais dans les relations entre élèves. Ils se supportent mal soit par jeu, soit pour de bon. Ils aiment vivre sur le fil du rasoir en se mettant en danger. En apprenant qu’elle allait avoir des classes des SEGPA, Léa chercha en elle-même ses souvenirs de formation sur la question et, n’en trouvant pas ou peu elle demanda à sa principale : « Avec eux que fait-on ? » La réponse de la principale est à l’image de TOUT le système éducatif depuis longtemps et pour longtemps. Elle n’a rien d’original ni de nouveau, rien de provoquant ou scandaleux. Elle est parlante. « Louis, vas-tu nous donner cette réponse ? Et cette réponse est-elle faite pour être oubliée ? La principale a dit : « Vous faites comme pour les autres, mais en plus simple ». Et Louis pense à l’adjectif : « il faut s’adresser à des simplets ». Or les élèves de SEGPA, s’ils ont échoué, c’est pas parce que c’était trop compliqué, mais parce que ce n’était pas la démarche convenable pour les faire entrer dans le monde du savoir. Louis ne doute pas un seul instant

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des efforts faits par tous les enseignants intervenants avec des tels enfants (leur seule présence oblige à cet effort). Mais l’effort ne suffit pas et la bonne volonté encore moins. Léa a de la chance car elle leur présente une matière scolaire qu’ils découvrent, mais l’instit qui tente de leur apprendre à lire avec des livres du CE2, va-t-il faire autre chose qu’attendre que le temps passe ? De tels livres ont accompagné les souffrances de ces jeunes, or, il semble que l’institution n’ait à leur proposer que la répétition sans fin du même parcours du combattant. Du haut en bas de la hiérarchie « éducation nationale », du grand formateur au simple principal, la question de l’éducation c’est apprendre à ceux qui apprennent bien ! L’enfant en échec, c’est toujours l’échec de l’enfant (ou sociologiquement l’échec de sa famille). Le milieu social, l’histoire personnelle jouent un grand rôle que l’école ne peut admettre comme seul obstacle. Quand la pédagogie s’interroge, elle propose un « parcours individualisé ». Or traiter de manière particulière le problème d’un enfant particulièrement en échec c’est l’enfermer dans son échec. La pédagogie consiste fondamentalement à s’adresser à TOUS, à parler en terme sociaux face à des problèmes sociaux. Le travail personnalisé c’est le précepteur que même les plus riches n’offrent plus à leurs enfants car le précepteur c’est l’enfermement d’un enfant qui tout au contraire à un besoin vital de vie sociale. « Louis, tu ne vas pas entrer encore dans des grands discours. Ta fille que tu as eu en classe deux ans, en CP et en CE1, ne peux-tu pas lui souhaiter tout simplement, le courage nécessaire pour accomplir ce beau métier de prof. » Louis est ainsi, il croit voir dans l’instant d’une vie, tout un univers social. Jamais il n’a réduit l’individu à sa classe sociale mais jamais il n’a oublié la classe sociale dans laquelle vit l’individu. L’école est une mécanique qui échappe à la principale de collège qui dit « comme pour les autres mais en plus simple » comme à l’enseignante qui lui demande : « mais que faire avec les SEGPA ? ». Très vite l’enseignante ne se posera plus la question et très vite la principale remplira la tonne de paperasses à fournir à sa hiérarchie. L’eau continue de couler dans les rivières en dépit des phénomènes d’évaporation et de pluie. Comme continuer de diriger un bateau emporté par un courant ? Entre l’enseignant dans sa classe et tous les autres personnels de l’éducation nationale, la différence est radicale : l’un est toujours dans un bateau que les autres ont pris soin de quitter ou de ne pas prendre !

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- Celui qui a créé le Tarn-et-Garonne,

c’est Napoléon, dit l’instit. - Ah ! dit un gamin, Napoléon ? celui qui a rendu les autoroutes gratuites

en Bretagne ? (enfants 11 ans, Moissac)

2005 « Cette série de portraits, Jean-Claude, aurait presque pu l’ouvrir ! Louis, te souviens-tu des réunions syndicales à l’école de Bio en 1971 ? Il y était déjà ! Enseignant de sciences naturelles avant de devenir animateur radio avec les élèves de son collège puis inventeur de l’association Ok-OC, tu l’as toujours croisé sur ta route ! » Luis, je finis par te rejoindre (d’où mon propos à la première personne) et c’est donc ensemble que nous allons passer un moment avec Jean-Claude Drouilhet. Au titre d’OK OC, il est venu dans ma classe, avec Norbert Sabatié, pour présenter quelques éléments sur les cultures indiennes. Un grand moment de pédagogie qui va me permettre de rendre la parole aux enfants. Auparavant quelques mots sur Jean-Claude et sa compagne toujours présents ensemble dans les mille et une actions démocratiques de notre vie locale. Ils savent allier fermeté des convictions et souci du dialogue, attention à la vie locale comme ouverture aux grandes questions du monde, présence au quotidien et vision à long terme. Je me souviens d’un détail de la vie orthographique : au début de l’informatique avec Jean Claude nous tapions un texte et il me fit découvrir à jamais l’écriture du mot « événement » que j’avais toujours salué d’un accent grave : évènement. Tout ceci dans la joie de l’action, dans la joie de l’invention. Voici comment, tout naturellement, je l’ai invité dans ma classe de CM2 pour y évoquer sa connaissance des indiens des Amériques. Le journal de classe publia le compte-rendu que je livre maintenant.

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Présentation des Indiens : réactions d’enfants Quand on est entré dans la salle d'informatique (c'est là que se tenait le cours sur les Indiens) il y avait de la musique indienne. Après avoir arrêté la musique, les deux messieurs nous ont demandé ce qu’on savait sur les Indiens. On a appris qu’ils sont les premiers habitants des Etats-Unis d'Amérique (USA). L’Aigle Avec une cassette vidéo nous avons vu comment ils attrapent les aigles. En fait, ils mettent un petit bout de viande puis se cachent à côté. Ils se couvrent de paille et dès que l'aigle arrive, l'homme caché sous la paille l'attrape vite pour prendre des plumes. Cet aigle se retrouve sur les dollars américains (on a vu les billets de 1, 20 et 50). L'aigle était leur animal préféré : il servait de messager. Cette chasse aux aigles est interdite. Seuls les Indiens y ont droit en raison du besoin de plumes pour leurs coutumes. A la fin de ce film une image démontre une trahison entre les Blancs et les Indiens (le Blanc tue l’Indien). Le drapeau Les messieurs nous ont montré également le drapeau des Etats-Unis Amérique et les drapeaux des tribus d'Indiens. Pourquoi sur ce drapeau, il y a plein d'étoiles ? En fait c’est à cause des Etats. Avant d'en avoir 50, le drapeau avait 13 étoiles comme le nombre de bandes rouges et blanches qui sont 13 car c’est le nombre de colonies qui fondèrent les USA. Ensuite, pleins d'Etats se sont «inscrits». Les objets Ce monsieur nous a aussi montré des objets pour la guerre et un grand arc pour la guerre ainsi que des bracelets indiens. Il nous a raconté beaucoup de choses : comment attraper un oiseau ? On a écouté des musiques indiennes. Parmi les objets : - l’attrape-cauchemar (plusieurs enfants de la classe en ont un), ça empêche les mauvais rêves de passer et laisse les bons rêves passer. - un porte-bonheur qui transporte le cordon ombilical. Quand la mère accouchait, elle coupait le cordon et le mettait à sécher à une hauteur pour que les animaux ne le mangent pas. Puis elle faisait un collier avec une boîte et mettait le cordon dedans. Quand, au cours d'une bataille, le jeune guerrier le perdait il n'était plus un vrai guerrier faute d’avoir su protéger ce porte-bonheur. - une lance (voir la photo ci-contre) décorée avec des plumes d'un aigle prénommé l'aigle chauve, une mèche de cheveux d'Indiens (ceux d’un ennemi), un objet pour se protéger, un mot on ne savait pas ce qu'il y avait dessus, la pointe était faite avec de l'ardoise, il y avait aussi de la peau de bison avec, un peu plus bas, un morceau de cuir et des signatures et des dessins.

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- un tomahawk constitué de deux parties : une sorte de hachette et de l'autre côté une pipe. Ça signifie la paix (la pipe) et la guerre (sorte de hachette). - des chaussures avec des perles, prénommées les mocassins. Souvent, elles sont en peau de cerf. Elles sont un peu ovales et la pointe ronde ressemble à un ballon. Les danses Sur un reportage télé les Indiens ont dit que l’on ne leur volerait jamais leurs danses et que s'ils récupéraient leur terre ce serait pour revivre comme avant et qu’ils redeviendraient heureux. Nous avons pu jouer un peu avec une flûte indienne mais dans le film l’instrument le plus important était le tambour. L’habillement Les soldats s'habillaient avec une ceinture spéciale en laine de mouton (démonstration avec l’enfant ci-contre que l’on voit mal derrière Jean-Claude Drouilhet qui explique). On passait un tissu en peau de la même bête par- dessous la ceinture, cette peau revenant par-dessus, puis ils mettaient des jambières (vous savez quand on veut faire un short avec un vieux Jean on coupe le tissu des jambes). On l’appelle un cache-sexe ou un pagne. La chasse Ils nous ont fait voir des outils de chasse et de guerre comme la lance ou l'arc et la flèche ou bien le tomahawk ou alors un couteau. Pour chasser il prennent une très grande flèche avec 2 plumes d'aigle (qui servent à fixer la direction) et une mèche de cheveux avec des racines (?) d'Indiens morts. Pour les flèches, il y a deux positions pour la pointe. Soit elles sont verticales pour la chasse (la pointe peut ainsi mieux passer entre les côtes des animaux), soit elles sont horizontales pour la guerre (les côtes des hommes sont horizontales). Des coutumes La tortue pour les Indiens c’est le symbole de la terre. Pour les cérémonies, ils fumaient, chacun leur tour, le même calumet de la paix, puis ils rejetaient la fumée en direction du ciel en signe de paix, faisant ainsi honneur aux Grands Esprits (le nom de dieu pour eux). Le cercle de vie est rond. Il est coupé en quatre couleurs qui sont les quatre couleurs de peau des humains : les noirs qui sont les Africains, les blancs les Européens, les jaunes les Asiatiques et les rouges les Indiens que l’on appelait aussi les Peaux rouges car ils se mettaient des peintures rouges. Il y a plusieurs sortes d'Indiens : Sioux, Apaches, Osages.... Une conclusion ? J'adore les indiens. Les messieurs ont trop de chance d'aller en voir. Moi, si je pouvais, je serais allé en voir pour apprendre comment ils vivent.

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« Chaki a trois ans et dessine sur sa table.

Tout d’un coup il appelle ses copains : - Regardez, regardez, j’ai fait une feuille d’arbre.

Les enfants admiratifs regardent sa feuille puis le travail continue mais Chaki reste pensif devant son dessin et le maître l’entend murmurer :

- Vraiment elle est belle ma feuille mais je ne sais pas comment j’ai fait ! »

(enfants 4 ans, Vazerac) 2006

« Louis, il est temps de conclure et je te laisse le choix du dernier portrait. » Quel voyage que cette traversée du temps ! Que de croisements ! Chaque travailleur, pour accéder à sa retraite devrait être contraint de livrer aux Archives départementales un mémoire de 50 pages pour évoquer les souvenirs de son action professionnelle. Alors la recherche historique deviendrait d’abord une recherche sociale. Et dans cette recherche les femmes pourraient enfin une place authentique. Elles ne seraient plus l’ombre des hommes ou pire l’oubli obligé mais la réalité des corps vivants. Voilà pourquoi je termine par une institutrice croisée sans doute une première fois en 1988 et si souvent depuis. Anna Garcès a un prénom qui traduit une origine étrangère et dans la classification des instits choisis peut-être pourrait-on y checher cette présence étrangère ? La présence de ceux qui sont devenus des enseignants car l’école fut leur moyen essentiel d’accès à la société. En cette année 2006, avant d’en finir avec cette étude, j’ai d’abord souhaité faire mes adieux au syndicalisme en proposant une petite brochure et un débat (la première initiative de ce genre datant d’ailleurs de 1988). Anna était là pour rappeler à la fois son souci du syndicalisme et la critique qu’elle pouvait faire de son fonctionnement actuel. Militante également d’ATTAC elle se posait bien des questions sur l’évolution récente de l’organisation. Avec son mari Bernard, la question politique devient celle de la LCR. Parce que, pour cette conclusion, il me paraît bien de rappeler les ponts qui vont d’ici à là, et de là à ici. Politique et syndicalisme, vie sociale et personnelle, engagement et observation, analyse et réflexion, et tout ça en se disant que la vie est une aventure pleine de grands moments de bonheur. Des 43 personnes présentes, il se trouve qu’il m’arriva d’entrer dans la maison de la plupart alors que dans les diverses maisons (5) rares sont ceux qui y passèrent. J’en ressens la sensation que je n’ai jamais attendu qu’on vienne me voir pour aller rencontrer les autres. Pour Anna Garcès je donne le dernier mot au poète Jacques Desmarais :

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1964 : Monsieur Molly (prof de maths) 1965 : Madame Cifuentes (prof de français et d’espagnol) 1966 : Monsieur Menton (prof de physique) 1967 : Monsieur Lachaud (prof de maths) 1968 : Antoine Ombret (prof d’histoire) 1969 : Jean-Claude Dinguirard (prof de français) 1970 : Yves Larroque (prof d’arts plastiques) 1971 : Madame Bouzou (prof de psycho-pédagogie). 1972 : Madame Aliès (institutrice) 1973 : Monsieur Bessières (instituteur) 1974 : Eliane et Jacques Latu (instits détachés) 1975 : Jacques Desmarais (instit circonstanciel) 1976 : Guy Catusse (prof de français) 1977 : Félix Castan (instit en retraite) 1978 : Jacme Serbat (instit d’occitan aussi) 1979 : Jean Vignoboul (prof de maths) 1980 : Bernard Souloumiac (prof de maths) 1981 : Marcel Maurières (inspecteur de l’éducation nationale) 1982 : Yves Vidaillac (instituteur) 1983 : André Caylus (instituteur) 1984 : Monsieur Pizzuto (instituteur) 1985 : René Merle (professeur de l’histoire) 1986 : Alain Ringoot (instituteur) 1987 : Bernard Donnadieu et Christiane Savary (instit et prof) 1988 : Jean-Marie Courtot (instituteur) 1989 : François Pastoret (directeur d’école) 1990 : Monsieur Léonétou (directeur d’Ecole annexe) 1991 : Alain Escudié (instituteur) 1992 : Etienne Pralong (instituteur) 1993 : Jean-Louis Curbelié (prof de maths) 1994 : Guy Jamme (instituteur) 1995 : Rosendo Li (prof d’arts plastiques) 1996 : André Tabarly (instituteur) 1997 : Marco Li (prof circonstanciel) 1998 : Marie-France Durand (prof de maths) 1999 : Danièle Petit (institutrice spécialisée) 2000 : Françoise Fontanier (institutrice spécialisée) 2001 : Jean-Marc Rueda (instituteur) 2002 : Jean-Pierre Danton (instituteur) 2003 : Jacky et Gisèle Mauquié (instits) 2004 : Léa Malod (prof de physique) 2005 : Jean-Claude Drouilhet (prof de sciences et inventeur d’une radio de collège) 2006 : Anna Garcès (institutrice)

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Post face

D’autres que des enseignants, m’apprirent tant et plus. Mais il s’agit ici de vie à l’école et je constate que trois sources sont à l’origine des personnes citées : la vie d’élève, la vie politique, syndicale et culturelle. Jamais Louis n’y apparaît sous un angle négatif alors qu’il trimbale comme tout le monde son mur des lamentations. Pour la vie scolaire, il garde en tête ce comportement lamentable : des propos inconsidérés qui furent rapportés à une personne pour la blesser. On peut penser que le responsable est celui qui rapporta les propos mais n’est-il pas plus simple de se taire que de dire des conneries ? Pour la vie politique, il pense à ce ami qui lui indiqua un jour : - Pourquoi voici deux mois, as-tu réécrit l’article que j’avais envoyé aux Nouvelles du Tarn-et-Garonne ? Sur le coup Louis ne vit pas à quoi l’homme faisait référence. Puis le fait lui revint en mémoire : le responsable du journal lui avait donné l’article en indiquant qu’il pourrait peut-être lui donner une forme convenable. Il s’exécuta sans penser que l’auteur de l’article puisse y trouver à redire ! Fallait-il qu’il soit nul ? Pour la vie syndicale comment ne pas faire référence à cet instant précis où, plutôt que de solidariser avec la remarque honnête d’un collègue, il négligea avec la majorité des présents l’affront qui avait été mentionné. Pour la vie culturelle il retient le fait qu’il dut attendre 2001 pour comprendre enfin que ciel de l’hémisphère sud est beaucoup plus beau que celui de l’hémisphère nord ! Il pensait que c’était le même et en fit la remarque, quatre ans auparavant, à quelqu’un qui savait pourtant de quoi il parlait, et qui n’osa pas le tourner en ridicule. Louis aurait pu oublier les personnes et raconter les merveilles des lieux qu’il croisa tout au long de sa carrière. Voilà pourquoi il les mentionne à travers les noms des villes et villages d’où viennent les enfants dont il rapporte quelques propos. Il a davantage la mémoire des lieux que des visages. Il ne sait rien des odeurs mais tout de la géographie. Par exemple, il gardera toujours en tête la fin de son année scolaire à la maternelle de Réalville en 1996. Cette école sera le résumé de sa vie professionnelle. Après un an passé dans le vieil établissement sur la place du village, il a le souvenir précis d’un instant de sa vie en CP. Et c’est au moment de sa retraite que cette école Jean Jaurès sera déplacée plus loin. Le hasard le fit atterrir dans cette école les derniers jours de 1996, juste au moment où il eut un refroidissement qui l’empêcha d’être présent le dernier jour de classe. Une des trois seules absences de sa vie. Il se souvient seulement de deux autres absences à l’école de Charros. Une, un samedi matin et l’autre une semaine entière : 7 jours d’absence au total, c’est pas si mal !