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Extrait de la revue Sources n°6 « Plus sans Toi, Seigneur ! » entretien avec le Père Martin Alors docteur-vétérinaire, et attiré par les philosophies orientales, c’est en pleine nature que le futur Père Martin fut saisi par une expérience intérieure fondatrice qu’il définit comme des retrouvailles avec l’Évangile. La découverte de cette invocation qu’est la Prière du cœur fut bientôt pour lui un autre saisissement. Ordonné prêtre en 1996, il est sacré en 2004 évêque de l’Eglise Orthodoxe Française, l’une des résurgences au XXe siècle de l’orthodoxie dans son expression occidentale, qui entend témoigner d’une foi chrétienne plus proche des origines. C’est au monastère Saint Michel du Var – lieu d’accueil et d’échanges avec d’autres traditions spirituelles – qu’il a fait ce retour à l’essentiel consistant, dit-il, à collaborer au projet d’amour qui est celui du divin. V ous êtes devenu moine orthodoxe alors même que, dites-vous, vous aimiez beaucoup « vivre dans la vie ». Comment cela s’est-il passé ? « Dieu écrit droit avec des lignes courbes » est-il rap- pelé régulièrement ! Je crois que, comme pour beau- coup, cette sentence convient au parcours qu’il m’a été proposé de vivre ! Au départ, je ne viens pas d’un milieu très prati- quant. Mes parents, tout en étant croyants, n’étaient pas effectivement très « portés » sur une pratique régulière à l’Eglise, mais j’ai été baptisé et j’ai suivi le cursus ha- bituel du catéchisme au cœur de l’Eglise catholique ro- maine. Après l’âge de quinze à seize ans, il y a eu, comme pour beaucoup à l’adolescence, un abandon progressif d’une pratique religieuse vers un engagement dans des études scientifiques de plus en plus exigeantes qui m’ont conduit à l’Ecole Vétérinaire de Maisons-Al- fort d’où je suis sorti diplômé en 1982. Au cours de ces études, à l’âge de vingt-et-un ans, suite à une expé- rience de souffrance qui pourrait sembler aujourd’hui anodine – mais toute souffrance l’est-elle vraiment – c’est vers la tradition du bouddhisme zen que je me suis tourné. J’avais rencontré, à cette époque, le maître Tai- – 1 –

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Extrait de la revue Sources n°6

« Plus sans Toi, Seigneur ! »

entretien avec le

Père Martin

Alors docteur-vétérinaire, et attiré parles philosophies orientales, c’est en pleinenature que le futur Père Martin fut saisipar une expérience intérieure fondatrice

qu’il définit comme des retrouvailles avecl’Évangile. La découverte de cette invocation

qu’est la Prière du cœur fut bientôtpour lui un autre saisissement.

Ordonné prêtre en 1996, il est sacré en 2004évêque de l’Eglise Orthodoxe Française,

l’une des résurgences au XXe siècle del’orthodoxie dans son expression occidentale,

qui entend témoigner d’une foi chrétienneplus proche des origines. C’est au monastère

Saint Michel du Var – lieu d’accueilet d’échanges avec d’autres traditions

spirituelles – qu’il a fait ce retourà l’essentiel consistant, dit-il, à collaborerau projet d’amour qui est celui du divin.

Vous êtes devenu moine orthodoxe alors mêmeque, dites-vous, vous aimiez beaucoup « vivre

dans la vie ». Comment cela s’est-il passé ?

« Dieu écrit droit avec des lignes courbes » est-il rap-pelé régulièrement ! Je crois que, comme pour beau-coup, cette sentence convient au parcours qu’il m’a étéproposé de vivre !

Au départ, je ne viens pas d’un milieu très prati-quant. Mes parents, tout en étant croyants, n’étaient paseffectivement très « portés » sur une pratique régulièreà l’Eglise, mais j’ai été baptisé et j’ai suivi le cursus ha-bituel du catéchisme au cœur de l’Eglise catholique ro-maine. Après l’âge de quinze à seize ans, il y a eu,comme pour beaucoup à l’adolescence, un abandonprogressif d’une pratique religieuse vers un engagementdans des études scientifiques de plus en plus exigeantesqui m’ont conduit à l’Ecole Vétérinaire de Maisons-Al-fort d’où je suis sorti diplômé en 1982. Au cours de cesétudes, à l’âge de vingt-et-un ans, suite à une expé-rience de souffrance qui pourrait sembler aujourd’huianodine – mais toute souffrance l’est-elle vraiment –c’est vers la tradition du bouddhisme zen que je me suistourné. J’avais rencontré, à cette époque, le maître Tai-

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sen Deshimaru, un des grands enseignants du Dharmaen Occident et je suis entré, par l’intermédiaire de sesdisciples, dans une pratique, découvrant tout un mondespirituel différent de celui que j’avais connu jusque-là.Parallèlement, et à travers ma pratique professionnelle,pendant plus de dix ans, je me suis beaucoup intéresséà toutes les approches de la santé et, plus généralement,à l’explication du monde dans les cosmogonies d’Ex-trême-Orient. Même si aujourd’hui, je dirais que j’aifait un peu de « tourisme » spirituel, je me suis inté-ressé aux pratiques et à la philosophie bouddhistes, autaoïsme, aux pratiques énergétiques de la médecine chi-noise, aux pratiques corporelles du yoga ; bref à tout unchemin où je sentais bien que le dénominateur communaux différentes expériences vécues m’invitait à unemeilleure connaissance du fonctionnement de nos dif-férents corps.

A l’âge de trente-deux ans, il y a eu une rencontre toutà fait étonnante, une expérience radicale qui s’est faite,pourrait-on dire contre toute attente, bien que je pres-sentais, à l’époque, quelque chose d’un retour à l’Evan-gile… Je me souviendrai toute ma vie de ce jour – le 9novembre 1992 – où, au sommet d’un massif de la Char-treuse, seul, en pleine nature, il y a eu ce rendez-vous

qui a fait basculer ma vie. Cela a été quelque chose detrès profond, de l’ordre de retrouvailles, un saisissementqui ne prenait pas seulement le mental mais le cœur,l’Être entier à travers une expérience intérieure et surtoutun envoi… vers la Vie ! Cela a été à la fois une visiontrès profonde et une voix qui montait de l’intérieur, detoutes mes cellules. J’ignore aujourd’hui encore d’oùcela venait mais je sais qu’IL était là, dans tout ce qui sedéroulait, comme s’IL était encore plus réel que dans leréel – je ne sais toujours pas comment le dire – sur lesbords du lac de Tibériade que je voyais intérieurementse dessiner alors que j’avais devant moi extérieurementun paysage de montagne. J’ai entendu cette voix qui ve-nait de partout en moi et qui me disait : « Viens et suis-moi ! »... C’était la Présence de Jésus, le Christ. Je saisque j’ai vraiment goûté à ce que l’on appelle aujourd’huiune expérience du numineux, expérience de grâce etd’amour, expérience de saisissement. Désormais toutema vie, qui avait été jusqu’alors itinérance, se retrouvaitordonnée à la Présence qui était là...

À l’époque, j’étais supervisé, accompagné par desêtres chers et notamment par une femme qui était pourmoi une mère spirituelle, et qui ont confirmé la valeur demon expérience. Mais je crois que, même si celle-ci

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avait été contestée, il y avait en moi une telle certitude,une telle évidence, on pourrait dire cellulaire, que celan’aurait pas remis en cause ce que j’avais ressenti.C’était comme si, à ce moment précis, tout avait été réa-ligné, tout avait retrouvé sa juste place comme dans desrails. Avec ces retrouvailles, le Divin, dont j’avais eu lepressentiment et que j’essayais d’appréhender de toutessortes de façons, prenait un visage, le visage du Christet de manière tout à fait étonnante puisque j’avais che-miné à travers d’autres traditions. Sans doute, ce che-min m’y avait préparé, mais quelle surprise énorme deretrouver là, le Christ, dans ce rendez-vous au cœur dema vie !

La question s’est alors posée : comment m’engager,comment LE servir maintenant ? Toute ma vie affective,professionnelle, avait été balayée. Quelques semainesaprès, je me rendais au monastère Saint Michel du Var,que m’avaient indiqué des amis et que je ne connaissaisabsolument pas, pas plus que je ne connaissais l’Ortho-doxie d’ailleurs. J’ai découvert ce lieu étonnant, au coursd’une liturgie qui ne m’a pas particulièrement interpellé,mais j’ai surtout rencontré Monseigneur Vigile dont j’aiaimé la parole d’ouverture. Nous avons beaucoup parlémais, lorsqu’il m’a demandé si je voulais devenir moine,je lui ai répondu : « Non, je veux continuer à vivre dansle monde, en lien avec le Seigneur ! » Cependant, j’avaisune grande soif de venir régulièrement au monastèrepour des retraites et un chemin s’est ouvert progressi-vement. J’ai beaucoup prié à ce moment-là et il y a eucette autre rencontre, si forte, avec la Prière du cœur,l’invocation du Nom de Celui qui venait de me visiter,ou du moins dont je venais de prendre conscience de laPrésence. J’ai vécu quelques mois étonnants avec l’im-pression d’un saisissement toujours plus grand, d’unerencontre dans l’Esprit avec le Seigneur et, au coursd’une prière particulièrement intense, j’ai entendu qu’unchemin pouvait s’ouvrir pour moi au monastère. J’aiposé ma candidature pour être postulant, me disant : « Jevais essayer, même si cela me paraît tellement étonnant,et correspond tellement peu à l’homme qu’apparemmentje suis. Si le cœur s’ouvre, si quelque chose se déploied’une forme d’humanité et d’intelligence, de vie et dejoie, c’est que mon chemin est là. Sinon, il sera temps derepartir. »

Et l’aventure s’est effectivement déployée dans cemonastère. Je m’y suis installé dès la fin du mois d’aoûtde l’année suivante, en 1993, le temps de réglerquelques affaires, ce qui s’est passé d’ailleurs d’une ma-nière étonnamment rapide. Je suis devenu novicequelques mois après, en décembre. J’ai commencé àvivre l’aventure au cœur de cette communauté quicomptait à l’époque une dizaine de personnes. Je suis

devenu prêtre de l’Eglise Orthodoxe Française en fé-vrier 1996 puis j’ai été sacré évêque auxiliaire en 2004.

Vous venez d’évoquer la prière du cœur. Que di-riez-vous de cette prière particulière à l’Ortho-doxie ?

« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié demoi, pécheur ». C’est la prière du cœur dans notre tra-dition. J’y avais été introduit par la rencontre boulever-sante d’un livre écrit par le père Alphonse Goettmann etson épouse Rachel sur ce thème, puis par la lecture desPères du désert, mais elle m’a été essentiellement trans-mise par Jean-Yves Leloup – père Jean-Séraphim dansnotre Église – qui l’a lui-même reçue d’un ermite « folen Christ » du Mont Athos, le père Séraphim. Cette in-vocation du Nom, liée dans la transmission que j’aireçue à une attention au corps et au souffle, m’a parti-culièrement touché. Au cœur de la vie liturgique s’ins-crivent quotidiennement des temps de silence, decommunion au saint Nom de Jésus, dans la présence ausouffle et dans le souvenir de Dieu comme Source detout ce qui vit et respire…

Dans toutes les grandes traditions spirituelles de l’hu-manité, il est dit que la pratique la plus ajustée en cespériodes de fin des temps – ces temps difficiles que nousvivons et dont nous sommes, aujourd’hui, les témoins –est l’invocation du Nom. C’est se rappeler que noussommes créés, en tant qu’êtres humains, pour louer leNom de Dieu, quand bien même cela prend des formes,des explications ou des visages différents selon les tra-ditions.

Quand nous parlons de l’homme en général, noussommes trop souvent attachés à en décrire seulement lesdimensions corporelle et psychique en oubliant ce que laTradition appelle l’homme intérieur, la dimension spiri-tuelle. À travers l’invocation du Nom, c’est comme sicet homme intérieur était ravivé, dynamisé, un peucomme un soufflet qui ranime l’étincelle d’éternité quil’habite. Dans la Tradition du christianisme, l’invoca-tion du Saint Nom est vite devenue l’invocation du Nomde Jésus – Yeshoua, en hébreu, signifiant : Dieu qui dé-livre, Dieu qui libère, Dieu qui sauve. Invoquer le Nomde Yeshoua, de Jésus-Christ, c’est invoquer la Présencede Dieu fait Homme ; c’est le Nom de Dieu en l’Hommeet de l’Homme en Dieu. Ce qui m’a profondément tou-ché dans le christianisme, c’est cette possibilité, enJésus-Christ, de l’union, de la synthèse entre l’humain etle divin, entre la matière et la lumière. Les Pères nousrappellent que le Christ est l’Archétype de la Synthèse,Celui qui vient faire le lien, ce qui permet à nous, êtreshumains saisis dans cette Présence du Christ, de retrou-ver le chemin de la paix, de devenir « entiers » là où

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nous avons tellement été divisés, atomisés. De même,l’invocation du Nom du Fils Unique vient nous aider,dans la grâce de l’Esprit Saint, à révéler la vocation defilles et de fils de Dieu que nous sommes. C’est commesi, par cette invocation, Jésus-Christ n’était plus à en-tendre uniquement comme maître extérieur mais qu’ildevenait aussi le maître intérieur venant prendre un vi-sage en nous, le visage unique du Fils que nous sommestous et toutes et qui se révélera de manière unique et par-ticulière pour chacun au cours d’un long chemin detransformation. L’invocation du nom de Yeshoua, dansle va-et-vient du souffle qui nous respire, dans laconscience et la présence au centre du cœur, va rendrevéritablement possible, dans un chemin de transfigura-tion, l’émergence d’une nouvelle matière dans le seinde notre humanité, une Matière-Lumière…

Est-ce une façon de retrouver l’évidence « cellu-laire » dont vous venez de parler ?

Absolument. C’est quelque chose de très important ;je dirais que nous sommes, peut-être aujourd’hui plusque jamais, convoqués à une grande réconciliation entrela matière, c’est-à-dire les aspects les plus denses de laCréation, et la lumière. Nous avons tellement séparé,diabolisé – étymologiquement couper en deux – matièreet lumière. Dans l’approche judéo-chrétienne, le pro-cessus de la Chute, en fait je préfère parler de l’étatd’exil, est la conséquence d’une séparation d’avec laSource, comme si la Création à partir de là, n’était plusvécue en Dieu mais en dehors de Lui. Et c’est sur cettetoile de fond que se déroule le drame de l’Histoire. Dansles temps d’aujourd’hui, nous n’avons pas toujours unerelation saine avec la matière qui a été tantôt idolâtrée,ou à l’inverse, tantôt vilipendée. Nous avons sans aucundoute aujourd’hui à changer de regard sur la matière, surla Création, sur nous-mêmes pour redonner à la matièreson caractère sacré. Elle est véritablement espace de lamanifestation de Son Créateur – en vérité, le seul espacedans lequel Dieu puisse se manifester.

Est-ce que la Chute peut se concevoir en dehorsd’un projet divin d’éloignement et de retour, commedans l’expir et l’inspir de la respiration ?

Certains diront qu’il y a toute une logique dans ceprocessus de la Chute et c’est vraiment la notion de li-berté qui est posée là. Certaines approches du texte bi-blique de la Genèse nous rappellent que la Création,dans son Principe, porte en elle le projet d’une Allianceà venir entre elle et Son Créateur. Tout se passe commesi, à un moment donné, la Création au cœur de laquelleest ensemencée une parcelle d’éternité destinée à être

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mise au monde par elle – en d’autres termes, à être déi-fiée en collaboration avec le Principe même qui l’a créée–, a le choix « d’oublier » ce projet de l’Amour, « d’ou-blier » l’acte de co-création à laquelle elle est invitée.Dans Son Amour, le Créateur laisse libre l’être aimé des’accomplir avec Lui ou, au contraire, de croire qu’ilpeut s’accomplir sans Lui. Peut-être par soif de liberté,d’une mauvaise compréhension de cette liberté ou parimpatience à vouloir devenir Dieu trop vite, l’humain afini par prendre la place de son Créateur. Dans ce dé-placement, il est devenu le centre de sa propre vie. LesPères parleront de l’exil comme de la conséquenced’une folie, d’une maladie de l’âme : avoir voulu seprendre pour Dieu ! Cela a un sens. Cela a permis d’ex-périmenter cette fausse liberté qu’a pu se donnerl’Homme dans sa tentative d’être libre sans l’Autre. Etil est bon d’entendre toute l’actualité de ce mythe dansnos vies quotidiennes car il ne s’agit pas seulementd’une histoire passée mais d’une histoire qui se repro-duit bien souvent dans l’aujourd’hui de nos événe-ments ! Le philosophe russe Nicolas Berdiaev disait que« la liberté est à la fois un don et une tâche ». La vérita-ble liberté est peut-être l’apprentissage d’une relationd’interdépendance entre le Tout-Autre et nous-même,dans cette capacité à choisir d’entrer en relation ou de re-fuser cette relation avec la Source qui nous fait être,Source qui n’est pas seulement extérieure mais aussi in-térieure à nous-même. C’est ici que, dans la traditionjudéo-chrétienne, va intervenir la fonction du diviseur,du Satan pour s’opposer à l’accomplissement du projetde Dieu en nous...

Cette force-là n’a-t-elle pas aussi une fonction, carsans elle, rien ne serait ?

C’est ce que rappelle, en écho avec certains Pères,Annick de Souzenelle dans sa bouleversante contem-plation du livre de la Genèse : le Satan a une fonction né-cessaire, celle d’adversaire ontologique qui sert, grâce àla confrontation avec lui, à ce que se révèle de plus enplus de lumière, de conscience, d’information. Le dramese joue au moment où l’Homme donne au Satan un pou-voir divin qui le fait devenir l’ennemi du genre humainet non plus l’adversaire. Il devient alors le faux épouxqui dévore les profondeurs délaissées de nos humanités.A l’Homme a été confiée toute la Création extérieure-ment mais aussi intérieurement puisque, en tant que« microcosmos », il est porteur de tous les règnes et detous les éléments. Mais n’ayant plus veillé sur eux inté-rieurement et extérieurement, ne reconnaissant plus laCréation dans son lien avec Dieu, dévoré de l’intérieurpar des forces qui le déchirent, l’être humain voit laCréation se retourner contre lui. Aujourd’hui, il n’a plus

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qu’une chose à faire et c’est urgent ! Une responsabilitéénorme nous incombe : dans un renversement completde perspectives, il nous faut porter un regard totalementnouveau sur la Création et rendre à Dieu ce qui est àDieu, c’est-à-dire Lui rendre… tout ! Voilà le chemindu retour dont vous parliez tout à l’heure…

Du point de vue individuel, c’est la tâche dechaque homme quel que soit le siècle où il est né.Mais ne serait-ce pas la tâche collective des êtres hu-mains de ce siècle-ci ?

Aujourd’hui, en effet, plus que jamais le combat estau cœur des profondeurs de la matière. Quand je parlede combat, il s’agit de la lutte entre ces forces de disso-lution, d’anéantissement auxquelles nous avons donnétout le pouvoir et les forces de la Vie, ces forces résur-rectionnelles. Dans les temps d’aujourd’hui, cela a prisune telle dimension au niveau du corps planétaire quetoute l’humanité est concernée par la « défiguration », la« maltraitance » qu’ont subies les différents règnes etéléments. Nous avons complètement perdu consciencede la beauté de la Création qui nous avait été confiée etqui a été pervertie dans un désir de toute-puissance ayantgagné l’humanité dans son ensemble. Nous sommestous questionnés, aujourd’hui, et ceci quelles que soientnos appartenances, par ce tremblement, cet ébranlementde la Terre, et invités à réentendre ce que nous avons ou-blié : réordonner la Création à Sa Source. Nous sommesinvités à abandonner nos toutes puissances, nous avonsbel et bien quelque chose à rendre. Mais il est aussi ur-gent aujourd’hui de prendre conscience que, dans l’ef-fondrement de beaucoup de nos valeurs et de nossymboles extérieurs, une humanité nouvelle se prépareà naître. C’est tout le chemin de l’espérance…

Comment accompagnez-vous, de l’intérieur d’unmonastère, ce mouvement que beaucoup d’entrenous appellent ?

Nous sommes bien sûr dans un engagement au quo-tidien sur le lieu même du monastère, engagement quipeut prendre comme forme des aides matérielle, d’ac-compagnement psychologique, de transmissions, de par-ticipations à des rencontres pour que puisse êtreentendue et dynamisée cette phase de réveil et de prisede conscience que l’on voit naître de plus en plus dansle monde aujourd’hui. De plus, on sait que dans l’ap-proche biblique, mais c’est également vrai de tout textesacré, il y a toujours l’enseignement de ce va-et-viententre extériorité et intériorité. Beaucoup de penseurscontemporains le soulignent, en écho avec la pensée desPères du désert : nous sommes un microcosme et tout

ce dont nous n’avons pas pris soin, à l’intérieur de nous,se projette à l’extérieur de nous. Les éléments – frèrefeu, sœur eau, frère vent… dans le langage de saintFrançois d’Assise – et les règnes minéral, végétal et ani-mal, sont en nous. C’est ici que je suis rejoint par laprière du cœur, telle que je l’ai reçue du père Jean-Sé-raphim, et qui nous invite à entendre à nouveau la prièredes règnes et des éléments en nous. Autant nous avonspu, d’une manière personnelle, transgresser ou ne pasprendre soin de la Création, autant, à côté de nos enga-gements extérieurs, dans la vie de la société et au cœurde l’Eglise, nous pouvons maintenant ne plus oublier unvéritable chemin d’évangélisation de nos profondeurs. Ily a à apporter cette Bonne nouvelle de la Vie qui avaincu la mort dans toutes nos profondeurs et à repren-dre en main, écouter en nous, les prières des différentsrègnes : être capable d’assise profonde dans notre vie,capable de nous réorienter vers la Source même, d’in-viter Dieu en invoquant son Nom, d’être conscient, dansnotre quotidien, de la Présence. C’est, comme le dit Jac-queline Kelen dans un de ses livres, « passer d’un corpsde plainte à un corps de louange ». En libérant le chantintérieur de l’être, il va transfuser, émaner une vie nou-velle qui est contagieuse. C’est une manière de partici-per à ce mouvement dont nous venons de parler, là oùnous sommes, sans forcément faire des actes spectacu-laires mais de manière très profonde par un engagementintérieur. C’est décider quel maître nous voulons serviret si nous voulons rester fidèle au projet d’Amour, auprojet divin. J’ai beaucoup aimé ce qu’écrivait Chris-tiane Singer dans son très beau livre Une passion entrechair et ciel à propos d’Héloïse et Abélard. Héloïse dé-couvre Dieu au cœur de sa relation d’amour avec Abé-lard et, lorsque séparée de lui, elle connaît desexpériences fulgurantes de la présence de Dieu, elles’exclame : « Pas sans Abélard ! ». Je transposerais celaaujourd’hui au cœur des événements que nous traver-sons tous en : « Plus sans Toi, Seigneur ! », « plus sansToi au cœur de ma vie, plus sans Ta présence infinie ».Quelle que soit la forme que cela prendra chez chaqueêtre humain et dans le respect immense de ce qui l’ha-bite, c’est, pour chacun d’entre nous : « plus sans l’Es-sentiel, plus sans ouvrir ce mystère que je porte, sans cetau-delà de moi-même qui m’appelle et auquel j’ai à ré-pondre aujourd’hui. »

C’est l’axe de nos vies. Mais le quotidien interpelleet vient toujours nous cueillir à contrepied de nosplus belles inspirations et intentions. Comment in-carner, au jour le jour, cet Essentiel ?

Dans chaque événement de notre vie quotidienne, ily a cette option d’être de plus en plus présent à ce qui se

passe, d’accepter également que tout ce qui vient à nous,dans cette vie, est une question, une aventure qui nousest proposée par le Seigneur Amour et dont nous pou-vons apprendre quelque chose. Parfois, nous sentonsque, par la grâce de la Vie, de l’Esprit Saint, nous avonsété capable d’offrir une réponse, une parole, un actejustes. Et nous le savons parce qu’alors, nous sentonsqu’il y a eu acte de miséricorde, c’est-à-dire, étymolo-giquement, un enfantement, qui, à travers une tendresseou une fermeté, a ramené l’autre ou soi-même, à un che-min plus juste. Mais souvent, nous allons agir de ma-nière réactive, à côté de ce que nous pouvions pressentircomme étant juste. L’événement traversé est venu nousfaire rencontrer notre impuissance et notre incompé-tence. L’Occident, il me semble, nous a transmis cettenotion qu’il fallait toujours être parfait face à Dieu, faceà l’expérience. Et c’est vrai que nous « ratons » souvent.Mais en même temps existe toujours cette possibilité,au cœur même de l’échec, au cœur même de l’impuis-sance, de « voir », quelques instants après, ce qui s’estpassé lorsque nous avons été emporté et de réinviter leSeigneur à nous venir en aide : « Aide-moi, apprends-moi à aimer, à poser l’acte juste, Seigneur Amour, Pré-sence d’Amour, je me donne à Toi. Apprends-moi à merendre transparent et à me laisser traverser pour que jepuisse mieux entendre la parole et l’acte juste à poser. »Je crois que nous avons droit à l’erreur. Nous n’arrêtonspas de nous tromper par rapport à l’Amour mais noussommes justement là pour apprendre à aimer.

Lorsque nous regardons avec sincérité ce quenous appelons amour, nous ne trouvons que trop sou-vent désir, peur et attachements. Quel est cet Amourdont vous parlez ?

En Grec, le mot amour se traduit par un ensemble demots différents tentant de décrire différentes expériencesqu’il faudrait réentendre. Qu’est-ce qu’aimer ? C’estpeut-être au creux de cette question que nous sommestous attendus ! Ce que Jésus nous dit, c’est : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Maiscomment nous a-t-Il aimés ? Quelle est l’expérience der-rière le mot grec agape qu’Il utilise ? Aimer ne signifiepas être complaisant, c’est parfois donner une paroleferme qui rectifie. Dans cette belle icône du Christ quise trouve au monastère Sainte Catherine dans le désertdu Sinaï, nous pouvons contempler l’œil gauche de lamiséricorde et l’œil droit de la justice. C’est égalementle symbolisme du signe de croix de droite à gauche :tenir ensemble justice et miséricorde.

Dans son dernier livre, Christiane Singer écrivait enen faisant l’expérience que l’Amour est la substancemême de la Création. Ce n’est donc même pas un sen-

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timent, c’est la trame même de l’univers. Commentréaccorder notre humanité à cette substance-Amour ?Comment nous laisser rejoindre, car nous baignons, encet instant même, dans l’Amour ? Et pourtant, il y aquelque chose en nous qui n’est pas poreux, qui résisteà cela. Comment se fait-il que nous ayons tant de mal àdonner ou à recevoir, à nous laisser être immergé ? Iln’y a qu’un seul but à l’incarnation et c’est celui-là : ap-prendre à aimer. C’est sans doute la seule question quidemeurera au bout du compte, dans ce passage étonnantde la mort que décrivent toutes les Traditions : « Com-ment as-tu aimé ? »…

Cette évidence de Dieu est venue pour vous avecl’expérience fondatrice que vous avez évoquée. Com-ment ceux qui n’ont pas eu une expérience de forcesimilaire peuvent-ils cheminer ?

Je crois qu’un chemin de connaissance, de rencontreet de retrouvaille avec le sens profond des mots peut êtreutile. Il faudrait réactualiser les mots qui ont si souventété source de blessures, particulièrement en Occident.Les laver, les dépoussiérer, en réentendre l’expérienceau cœur ! Par exemple, aujourd’hui, certains d’entrenous ont du mal avec le mot « péché » ou encore avec lemot « pitié » qui, en français, possède une connotationpéjorative. Revenons alors au « Kyrie Eleison » grec ouau « Gospodi pomiluy » russe qui va nous aider un cer-tain temps dans la prière du cœur ! Cependant, au fur età mesure que nous réentendons ces mots difficiles, quenous les revisitons de l’intérieur, nous allons sentir naî-tre une expérience derrière les mots. En Occident, cesblessures aux mots touchent à un corps de mémoire re-ligieuse, des mots fatigués, habillés de concepts qui nousont fait oublier l’expérience profonde de vie. Le mot« péché » par exemple a pris une couleur mortifère ; ilpeut enfermer dans une gangue de culpabilité mal si-tuée, alors que le mot hébreu ou grec qui lui correspond,renvoie à une erreur de visée. Quelque chose, en moi,est en train de manquer la cible. Ma parole, mon acte nesont pas enracinés dans la justesse, parce que l’archeren moi qui va décocher la flèche – la pensée, la parole,l’acte – n’est pas en Dieu, n’est pas dans cet espace librede moi-même mais au contraire dans l’espace de la réac-tion, l’espace du petit moi blessé, dans ce non-encore-accompli dont nous avons parlé. Lorsque nous touchonscela, profondément, de l’intérieur, que nous nous re-connaissons impuissant, incompétent à « viser » juste,nous découvrons que c’est dans notre incapacité mêmeà répondre à l’Amour que nous allons pouvoir enfin lais-ser l’Autre nous enseigner et nous enfanter. Et l’Autreest le Seigneur Amour.

Nous pourrions alors entendre que c’est au cœur

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même de la blessure qu’est le rendez-vous avec la Vie ;au cœur même de notre incompétence que, blessé, dansune forme d’impuissance, de pauvreté, nous sommes pa-radoxalement rejoint, d’une manière bouleversante, etnous sommes infiniment aimé. Je crois que nous tou-chons là à l’expérience intime de l’Amour. Nous nesommes pas attendu dans notre toute-puissance, l’amournous attend là où nous sommes pauvre. Nous nesommes pas aimé parce que nous sommes parfait –comme beaucoup d’entre-nous l’ont retenu dans leurcorps de mémoire. Il nous faudrait au contraire réenten-dre le merveilleux chemin d’espérance dans ce futur dela parole de Jésus : « Tu aimeras ton Dieu… et tu aime-ras ton prochain comme toi-même ». Un jour, tu aime-ras !... Aujourd’hui, dans ce présent qui est le nôtre, nousfaisons ce que nous pouvons, nous aimons à partir de làoù nous pouvons aimer. Et progressivement, dans cetteoffrande perpétuelle, instant après instant, dans notredifficulté à aimer là où nous nous sentons attendu, et àcondition de vouloir rester fidèle à cet appel en nous, unchemin va se déployer et devenir chemin de transfigu-ration.

Les Anciens le disent : se reconnaître pécheur est fi-nalement une grâce car en vérité, au départ du chemin,nous ne savons pas vraiment ce que c’est. Ce n’est qu’aufur et mesure que nous avançons sur un chemin deconnaissance que nous nous rendons compte à quelpoint nous trahissons tellement souvent ce projet

Pour aller plus loin :

Monast�re Saint Michel du Var

1909 route de Lorgues - Flayosc - 83510 Lorgues

t�l. 04 94 73 75 75 - [email protected]

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d’Amour déposé en nous. Plus nous avançons et plusl’Amour, en nous, a mal d’être trahi ; c’est comme sinous avions mal à la Vie, mal à l’Amour. La consciencedu « péché » est là, mais ce mot, du coup, n’a plus dutout le même sens. Il n’est plus ce repli sur soi coupabledans lequel un petit « moi » déçu de lui-même se re-garde. Il est ce « mal à l’Amour », ce « mal à l’Autre »qui nous fait nous écrier : « Seigneur Amour, je n’ai pasété au rendez-vous, je n’ai pas été là où tu m’attendais,pardonne-moi ! Aie pitié, enfante-moi à Ta Vie ! » Nousne pouvons plus que demander au Seigneur de nous en-fanter à nouveau parce que nous avons trahi ce projetque nous portons et que les autres portent également.

Comme saint François d’Assise, comment ne pas êtrejoyeux et chanter : l’Amour n’arrête pas de se donner,« prenez ce que je vous donne… » ; comment ne pasêtre triste et pleurer : l’Amour n’est pas accueilli, ilcontinue à être oublié…

Propos recueillis par Anne de Grossouvre