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Rousseau on Arts and Politics Autour de la Lettre à dlAlembert edited. by sous la direction de Melissa Butler Pensée Libre N2 6 Association nord-américaine des études Jean-Jacques Rousseau North American Association for the Study of Jean-Jacques Rousseau Ottawa 1997

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Artículo sobre la Carta a D'Alembert (escrita por Rousseau), en el que se discute la posibilidad de considerarla como el tercer discurso de Rousseau.

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  • Rousseau on Arts and Politics

    Autour de la Lettre dlAlembert

    edited. by sous la direction de

    Melissa Butler

    Pense Libre N2 6

    Association nord-amricaine des tudes Jean-Jacques Rousseau North American Association for the Study of Jean-Jacques Rousseau

    Ottawa 1997

  • La Lettre d'Alembert, troisime 'Discours' de Rousseau?

    La Lettre d'Alembert est un texte qui occupe une place singulire l'intrieur des uvres de Rousseau. Il n'est qu' observer les mthodes de classification pratiques par les diffrents diteurs des uvres compltes pour s'assurer de la difficult d'assigner ce texte une place stable l'intrieur du corpus rousseauiste. La gne que l'on continue d'prouver vis vis du texte est reflte dans l'embarras des diteurs le classer, comme le rappelle la publication rcente du cinquime volume de l'dition des uvres compltes dans la Pliade o la Lettre d'Alembert est classe parmi les 'Ecrits sur la musique, la langue et le thtre.' En effet, s'il est tout fait lgitime de faire figurer cette uvre aux cts de l'essai 'Sur l'Imitation thtrale' (inclus en appendice), on ne peut oublier en revanche qu'elle possde un lien de filation plus proche avec les deux Discours qu'avec aucune des autres uvres qui composent le cinquime volume. Car la Lettre d'Alembert reprend la question de la corruption des murs 'agite' par Rousseau dans ses Discours, et la critique du thtre qu'elle prsente s'inscrit entirement dans le modle labor ds le premier Discours et dvelopp dans les rponses aux rfutations.

    Mais la filiation entre la Lettre d'Alembert et les deux Discours n'est pas uniquement d'ordre thmatique. Car si la Lettre d'Alembert se distingue des discours par son titre (Lettre d'Alembert ou Lettre sur les spectacles), c'est qu'elle constitue la dernire tape de l'affran-chissement institutionnel de Rousseau, l'affirmation du droit de l'auteur occuper un espace discursiffond non sur la qualit d'homme de lettres mais sur la pratique de l'criture. C'est par ce texte que Rousseau redfmit le statut de l'crivain comme un tre fondamentalement marginal, en marge des conventions de son poque. Or, cette marginali-sation de l'crivain s'effectue la suite d'une consacration officielle de l'auteur par les autorits acadmiques et royales, fruit (il convient de le noter) des deux premiers Discours.

    Rappelons qu'au dbut de sa carrire, le 22 aot 1742, Rousseau avait lu devant l'Acadmie Royale des Sciences-dont d'Alembert faisait partie--'un projet concernant de nouveaux signes pour la musique' qui

  • 162 THIQUE, DMOCRATIE ET LffiERT

    reut l'approbation polie de l'Acadmie1 et qu'en 1749, il remportait le prix de l'Acadmie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts. S'adressant l'Acadmie qu'il qualifiait d"une des plus savantes Compagnies de l'Europe,'(Ill: 5) (ce qui pour une petite acadmie de province ne laissait pas d'tre flatteur) il la flicitait du choix de son sujet: 'Une des plus grandes et plus belles questions qui ayent jamais t agites'cm: 3). Quelques annes plus tard, en 1754, dans son Discours sur ['origine et lesfondements de l'ingalit parmi les hommes -qui ne remporta pas le prix de l'Acadmie-il faisait cette fois clairement entendre aux acadmiciens que leur question tait mal pose en dclarant en prambule: 'on ne peut pas demander quelle est la source de l'I-ngalit Naturelle, parce que la rponse se trouverait nonce dans la simple dfinition du mot' (III: 131), et reformulait la question selon ses propres termes. La diffrence de ton marquait ainsi la distance par-courue. La Lettre d'Alembert peut tre considre ici comme la troisime tape de l'mancipation de Rousseau par rapport ces institutions que sont les acadmies l'poque des Lumires, comme le troisime 'Discours' de Rousseau, en quelque sorte. Afin d'analyser ce processus de rupture, j'aimerais me pencher sur la page de titre de la Lettre d'Alembert et tudier la manire dont est introduit ce 'dis-cours'du citoyen.

    La page de titre de la Lettre d'Alembert se prsente de la manire suivante: en tte figure le nom de l'auteur ('J.J. Rousseau') suivi de son titre ('Citoyen de Genve'). Viennent ensuite le destinataire du texte: ('Mr. d'Alembert') suivi de la liste de ses qualits ('De l'Acadmie Franaise, de l'Acadmie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Socit Royale de Londres, de l'Acadmie Royale des Belles-Lettres de Sude, & de l'Institut de Bologne'). Cette longue liste contraste avec la simplicit de la prsentation de l'auteur. Est donn ensuite le sujet du texte (' Sur son article Genve dans le Vile Volume de l'Encyclopdie, Et Particulirement, sur le projet d'tablir un thtre de comdie en cette Ville'). Une pigraphe en latin ('DU meliora pUs. erroremque hostibus ilium J2 est place en exergue, au dessus d'un fleuron reprsentant une ruche et orn d'une devise ('Ingeniosa As-siduitate 'J. Ce fleuron fait allusion la 'Rpublique des abeilles'

    ISur ce projet, voir CC, 1: 317-22 (Extraits des Registres de l'Acadmie des Sciences de 1742) et l'article de John N. Pappas, 'Rousseau and d'Alembert,' PMLA (March 1960), 46-60

    2Dans Rousseaujuge de Jean-Jacques. cette pigraphe, tire de l'Enide, est ainsi explique par l'auteur: 'une prire au Ciel de garantir les bons d'une erreur si funeste, ct de la laisser aux ennemis' (I: 941).

  • LE TROISIME DISCOURS DE ROUSSEAU 163

    laquelle d'Alembert compare Genve dans son article.3 Au bas de cette page figurent ensuite, comme cela est requis, le lieu de publication ('A Amsterdam'), le nom de l'diteur ('Chez Marc-Michel Rey') et la date de publication ('MDCCLVill').

    D'un point de vue formel, nous avons ici affaire un titre parfait puisqu'il indique clairement le nom du destinateur, celui du destinataire, le contenu du texte, son lieu d'origine, et sa date de naissance: le vritable tat civil du texte en somme. Non seulement la page de titre de la Lettre d'Alembert offre-t-elle un parfait tat civil du texte mais elle en propose galement une interprtation en prsentant un rsum de l'argumentation dveloppe par Rousseau l'intrieur du texte. L'op-position figurant sur la page de titre fait ainsi cho au contraste tabli par Rousseau l'intrieur du texte entre le thtre, ces 'obscures prisons' (V: 72), et les spectacles 'sous le ciel, la face de toute une nation' (V: 72) qu'il conoit pour la 'parvullissime rpublique.' La page de titre a pour fonction symbolique de prserver l'intgrit politique de Genve en vitant toute contamination entre les deux tats que Rousseau s'est efforc de distinguer dans le texte. Pour contrecarrer la proposition de d'Alembert d'tablir un thtre de comdie Genve, Rousseau s'efforce de montrer que les valeurs de d'Alembert sont celles d'un cosmopolite et qu'elles menacent, si elles s'tendent aux petites villes, de dtruire l'esprit religieux et civique et de transformer les habitants en acteurs, de faire disparatre en somme les diffrences que la page de titre vise prcisment maintenir. Car le thtre est une entit l'intrieur de l'Etat, comme le fait remarquer Rousseau: 'Le thtre a ses rgles, ses maximes, sa morale part, ainsi que son langage et ses vtements' (V: 24), et en tant que tel constitue une menace la volont gnrale. Afin de sauvegarder la communaut politique, il est donc ncessaire de prserver l'opposition fondamentale entre le lieu social et le lieu thtral, entre le rgne de l'tre et celui du paratre, opposition inscrite sym-boliquement sur la page de titre. La page de titre a pour fonction de consolider ce dcalage, de le fonder en droit, de l'riger en ncessit.

    Rousseau oppose l'illgitimit des Rpubliques des Lettres, lieux de corruption et de fausset, l'innocence et la sincrit de Genve, son lieu de naissance. A la noble roture du nom de 'J.J. Rousseau: et l'honnte naissance qui lui est attache, est contraste la naissance obscure de d'Alembert, enfant trouv, fils illgitime de Mme de Tencin

    3Cene refrence est galement une allusion la Fable des abeilles: The Fable o/the Bees de Mandeville. Mandeville et Rousseau tablissent tous deux un lien entre le vice et la prosprit. la thse de Rousseau tant plus ngative que celle de Mandeville: 'Les Sciences et les Arts doivent donc leur naissance nos vices' dclare le Premier Discours.

  • 164 THIQUE, DMOCRATIE ET LIBERT

    et du Chevalier des Touches, auquel on donna le nom de Jean le Rond d'Alembert car il fut trouv abandonn devant l'Eglise St. Jean le Rond. L'honnte Jean-Jacques est oppos au Monsieur4 de Paris, le citoyen l'homme de lettres, le citoyen libre de la Rpublique l'acadmicien pensionn par le Roi et sujet d'une monarchie, et le tout indivisible de la souverainet rpublicaine la dispersion de ces rpubliques illgitimes que sont les Rpubliques des Lettres. La petite ville de Genve, lieu de l'innocence, de l'authenticit, de la vertu, du travail, de la frugalit et de la virilit offi"e un contraste absolu avec les grandes villes d'Europe o rgnent corruption, hypocrisie, vice, loisir, luxe et fminisation.

    On se souvient que le premier Discours opposait dj l'in-nocence et la vertu de Sparte la civilisation et la dpravation de Rome, et que le second tait tout entier structur sur l'opposition reprsente par l'tat de nature et ,'tat civil. Rousseau a sans cesse tenu rappeler ce dcalage absolu, symbolis par le contraste entre Genve et la France. La 'Ddicace la Rpublique de Genve' fournit en manire d'introduction au second Discours l'avertissement suivant: qu'une jeunesse dissolue aille chercher ailleurs des plaisirs faciles et de longs repentirs; que les prtendus gens de got admirent en d'autres lieux la grandeur des palais, la beaut des quipages, les superbes ameublements, la pompe des spectacles, et tous les raffinements de la mollesse et du luxe: Genve, on ne trouvera que des hommes; mais pourtant un tel spectacle a bien son prix, et ceux qui le rechercheront vaudront bien les admirateurs du reste.(III: 120)

    Le titre de la Lettre d'Alembert a galement pour fonction d'identifier les diffrents publics auquel le texte est destin. On sait que si Rousseau crit explicitement d'Alembert, le texte s'adresse en ralit deux publics distincts: celui de Paris et celui de Genve. Car Rousseau a en effet deux identits: s'il est moralement et politiquement genevois, il n'en est pas moins culturellement franais. Ainsi, dans ses con-sidrations gnrales sur le thtre, Rousseau tire ses exemples du thtre franais qu'il a longuement frquent et qu'il connat trs bien, comme en tmoignent ses allusions prcises aux uvres dramaturgiques franaises. En revanche, dans son examen de la question locale genevoise, Rousseau puise ses exemples dans son exprience per-sonnelle, ses souvenirs d'enfance Genve, et dans sa connaissance des affaires internes de la cit. Cette dualit fondamentale entre deux modes de rfrence est constamment maintenue dans le texte o Rousseau s'adresse deux publics distincts: le public genevois et le public

    4 Contre la convention littraire de l'poque, Rousseau n'utilise jamais pour lui-mme le titre de Monsieur. et le terme est chez lui presque toujours pjoratif. Voir 'bauche des Rveries,' (1: 1167, 1171).

  • LE TROISIME DISCOURS DE ROUSSEAU 165 franais, ainsi qu'Hie fait lui-mme remarquer: 'quoique je m'adresse vous, j'cris pour le peuple' (V: 91-2). Ceci explique en partie ce que Rousseau dcrit dans les Confossions comme le 'ton singulier qui rgne dans cet ouvrage' 0: 496) et certainement la confusion entretenue autour de l'utilisation du pronom 'nous.' 'Nous' se rfre en effet parfois aux Parisiens: 'Chez nous ... la femme la plus estime est celle qui fait le plus de bruit' (V: 45); ailleurs, ce mme pronom dsigne les compatriotes genevois: 'Nos cercles conservent encore parmi nous quelque image des murs antiques' (V: 96). On peut ainsi parler d'une double criture l'intrieur de ce texte: une criture parisienne, cousue de digressions et d'anecdotes, prenant ses exemples dans le thtre franais, et une criture genevoise prchant vertu et frugalit, prenant modle surl'antiquit et puisant ses exemples dans la ralit genevoise. Cette double criture correspond la division du texte en deux parties: une partie thorique sur les effets du thtre et une partie pratique sur le projet d'tablir un thtre de comdie Genve. La page de titre fait le lien entre ces deux critures qui menacent de fragmenter le texte.

    Rousseau se nomme en tte de la page de titre: 'J.J. Rousseau Citoyen de Genve.' La vritable signature de Rousseau comprend ncessairement ces trois parties: le prnom, donn--comme c'est l'habitude pour Rousseau,-sous forme d'initiales: 'J.J.,' en raction sans doute l'usage qui est celui de ses ennemis de le 'rduire' son prnom;5 le patronyme' Rousseau,' le nom du pre Isaac, mais aussi de ses homonymes Jean-Baptiste Rousseau (le pote lyrique6) et Pierre Rousseau (le rdacteur du Journal Encyclopdique); le titre 'Citoyen de Genve' qui le situe dans l'espace, dvoile son origine et affiche sa diffrence. Rousseau hisse son nom la tte de la page de titre, le dplaant de l'emplacement qui lui est habituellement rserv, sous le titre de l'ouvrage et sous la prposition 'par.' Quelle distance franchie d'avec le premier Discours, dans lequel Rousseau se prsentait comme 'un honnte homme qui ne sait rien' et donnait la parole au citoyen

    'S'il y a 'valorisation du prnom' chez Rousseau, comme l'affirment par exemple Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique. (Paris: Seuil, 1975) 3 S, ou Michel Delon 'Le nom et la signature,' La Carmagnole des Muses. (Paris: A. Colin, 1989), ce phnomne semble tre largement posthume.

    6D'aprs les Confessions. Jean-Baptiste Rousseau aurait t l'origine des essais potiques dujeune Jean-Jacques (1: 157). Il est certain qu'il existe chez celui-ci un dsir de surpasser ce modle afin de se 'faire' un nom. Rousseau dira ainsi: 'Quelques auteurs se tuent d'appeler le Pote Rousseau le grand Rousseau durant ma vie. Quand je serai mort le Pote Rousseau sera un grand Pote. Mais il ne sera plus le grand Rousseau,' Mon Portrait, (1: 1129). Rappelons galement, pour l'anecdote, que Jean-Baptiste Rousseau est le grand rival de Voltaire, et son ennemi.

  • 166 THIQUE, DMOCRATIE ET LIBERT

    Fabricius pour s'adresser ses concitoyens! C'est donc avec fiert que Rousseau exhibe sa qualit de citoyen

    et c'est de la Rpublique de Genve qu'il s'adresse l'homme de lettres europen, d'Alembert. Rousseau prend le parti, non pas de la con-naissance, mais du droit; parlant, non pas partir d'une connaissance tablie, mais d'un lieu qui lui donne le droit la parole. Ce qui fonde ici la lgitimit du discours de Rousseau, ce n'est pas l'appartenance un corps de lettrs, mais son statut politique l'intrieur de la cit. C'est en tant que citoyen libre et membre du souverain que Rousseau prend ici la parole. Rousseau se place donc dans la place forte qu'est la citoyennet genevoise, se prvalant de la position d'o il parle pour engager ses lecteurs le lire.

    Rappelons que seuls les deux premiers ordres (les citoyens et les bourgeois) peuvent participer la vie politique de la Rpublique; et seuls les citoyens peuvent accder la magistrature, c'est dire au gou-vernement. Le titre de citoyen est un privilge acquis la naissance,' comme nous le rappelle l'ouverture du Second Discours: 'N citoyen d'un tat libre, et membre du souverain' (III: 351) que reprendront les Conjssions: 'Je suis n Genve en 1712 d'Isaac Rousseau Citoyen et de Suzanne Bernard Citoyenne.' (1: 6). Rappelons aussi que Rousseau ayant perdu son privilge de citoyen en se convertissant au catholicisme et que ce n'est qu'en 1754, aprs avoir abjur le catholicisme, qu'il recouvrera sa nationalit et sera pleinement rintgr dans ses droits de citoyen. Ainsi, lorsque Rousseau signe la ddicace la Rpublique de Genve qui prcde le Second Discours: 'U. Rousseau, Citoyen de Genve,' il prend soin de la dater d'un lieu neutre: Chambry. Cette signature est donc en fait attache un contrat car Rousseau n'a pas encore officiellement rintgr son statut de citoyen. La Lettre d'Alembert est le premier texte de Rousseau portant sur hi page de titre la mention officielle: 'U. Rousseau Citoyen de Genve.' Rousseau ayant prsent lgalement recouvr son titre de citoyen, il peut pour la premire fois pleinement revendiquer le droit de s'en prvaloir.

    Or, il choisit la forme d'une lettre pour le faire. Car la Lettre d'Alembert est une lettre, qui s'adresse un interlocuteur prcis. La forme pistolaire est ici essentielle, et non simplement un procd littraire fournissant un prtexte pour aborder librement une diversit de

    7Et non plus tard, comme c'est le cas pour Charles-Louis de SecondaI, qui hritera la mort de son pre de la charge de Prsident Mortier du Parlement de Bordeaux et du titre de baron de Montesquieu. Dans le cas de Rousseau, il s'agit en quelque sorte d'un 'degr zro' de la naissance.

  • LE TROISIME DISCOURS DE ROUSSEAU 167

    questions.8 Rousseau ne cesse d'ailleurs de prendre parti son in terlocuteur: depuis les premiers mots du texte: 'J'ai lu, Monsieur, avec plaisir votre article' (V: 9), jusqu' sa conclusion: 'Voil, Monsieur, les spectacles qu'il faut des Rpubliques .... J'exhorte cette heureuse jeunesse profiter de l'avis qui termine votre article' (V: 125). Ce pendant, cette lettre adresse d'Alembert est prcde d'une prface, qui dborde du cadre pistolaire, et qui est de surcrot assez longue (V: 3 7). La prsence de ce 'horstexte' modifiant considrablement la rception du texte, il parat important de s'interroger ici sur ses fonctions, d'autant que l'auteur luimme en soulignait l'importance lorsqu'il dclarait son imprimeur: 'J'aimerais mieux qu'il y et cent fautes dans l'ouvrage qu'une seule dans la prface' (CC, V: 96).

    On remarque tout d'abord que la prface de la Lettre d'A lembert ne s'adresse pas d'Alembert, qui n'y figure qu' la troisime personne, mais aux lecteurs de l'uvre de Rousseau. C'est un large public-Rousseau tant dj l'poque un auteur d'une grande notorit,9 --qu'est offerte cette prface par laquelle l'auteur se propose de justifier son livre. Ainsi la fonction premire de discours de la prface sera+elle d'expliquer la motivation de ce texte, d'exposer les raisons qui ont pouss l'auteur rfuter un article de d'Alembert. En retranscrivant dans sa prface l'intgralit du passage sur la comdie de l'article 'Genve,' Rousseau dclare vouloir rendre son livre accessible 'tout le monde' (V: 3), le distinguant ainsi de l'Encyclopdie qui ne concerne qu'un public restreint en raison de son cot. IO

    S'adressant son lecteur, Rousseau numre les raisons qui l'ont

    IRappelons avec John Howland l'omniprsence de la lettre dans la littrature de l'poque: 'It is used for religious and political satire, divine and secular instruction, philosophical essays, literary criticism and detailed first-person reports on travel to exotic lands' in The Leller Form and the French Enlightenment: The Epislolary Paradox, (New York: Peter Lang, 1991), 2.

    9A l'poque de la publication de la Lellre d'Alembert, Rousseau est connu pour ses deux Discours, son opra (Le Devin de village), sa Lellre sur la musique franaise, sa comdie (Narcisse) et ses articles de musique pour l'Encyclopdie. Notons aussi que ces crits ont dclench des controverses importantes.

    I~appelons aussi que l'Encyclopdie n'est distribue qu' ses souscripteurs. On sait par exemple que Voltaire, qui ne souscrit pas immdiatement l'ouvrage, n'aura qu'une connaissance trs limite des premiers volumes. Voir ce sujet Raymond Naves, Vollaire el "Encyclopdie, (Paris: Presses modernes, 1938). Dans une lettre d'Alembert de 1762, Voltaire dclare: 'Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coOte cent cus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de rvolution; ce sont les petits livres portatifs trente sous qui sont craindre. Si l'Evangile avait coOt douze cent sesterces, jamais la religion chrtienne ne se serait tablie. '

  • 168 THIQUE, DMOCRATIE ET LIBERT

    forc crire ce texte. C'est tout d'abord sa participation au projet encyclopdique--connue de tous~ui l'oblige prendre la parole: pour me taire 'il faudrait, dclare-t-il, qu'on ignort que j'ai eu quelques liaisons avec les diteurs de l'Encyclopdie, que j'ai fourni quelques articles l'ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs' (V: 5-6). Rousseau rappelle ici son travail l'intrieur de l'Encyclopdie, pour laquelle il a t charg de la partie concernant la musique (hormis les instruments) et d'un article important sur l"Economie politique' paru dans le cinquime volume. Il Le nom de Rousseau figurant parmi la liste des collaborateurs de l'Encyclopdie, l'article 'Genve' engagerait ainsi au moins partiellement sa responsabilit. C'est pour cela, dclare-t-i1, qu"iI faut donc parler, [qu'JiI faut que je dsavoue ce que je n'approuve point, afin qu'on ne m'impute pas d'autres sentiments que les miens' (V: 6). Rousseau tente ici de se dissocier du parti des gens de lettres auquel il a t jusqu' prsent assimil. Car, malgr le caractre controvers des ides de l'auteur, qui sont loin de faire l'unanimit l'intrieur de la communaut des gens de lettres, Rousseau n'en est pas moins considr comme un membre part entire de l'entreprise philosophique. On le rfute certes, mais sans toutefois contester son statut de philosophe. Ainsi, dans le 'Discours prliminaire' de l'Encyclopdie, d'Alembert rejette-t-i1la thse de Rousseau expose dans le Discours sur les sciences et les arts, thse trs exactement contraire celle de l'Encyclopdie, mais tout en incluant l'auteur l'intrieur de la Rpublique des Lettres. 12

    Dans la prface de la Lettre d'Alembert, Rousseau se d-sengage totalement de la cause des lettres~u'iI n'a d'ailleurs jamais embrasse qu'avec rticence--en prsentant un nouveau mode d'criture qu'il prtend mettre au service de la patrie et non de la philosophie. Rousseau se propose d'exercer ses devoirs civiques par l'criture, et de mriter son titre de citoyen grce l'usage de sa plume. Ainsi signaie-t-il trs clairement l'inspiration nouvelle de cet crit: 'Premirement il ne s'agit plus ici d'un vain babil de philosophie, mais d'une vrit de pratique importante tout un peuple. Il ne s'agit plus de parler au petit nombre, mais au public; ni de faire penser les autres, mais d'expliquer nettement ma pense' (V: 6). Rduisant le discours philosophique un 'vain babil,' Rousseau revendique l'utilit essentielle d'une 'vrit de pratique' et se propose d'offrir l'explication de sa 'pense.' On note dj ici le passage d'une pense dont la vocation pdagogique est tourne

    'hL'article 'Economie politique' est le seul article philosophique de Rousseau pour l'Encyclopdie.

    IlCeci va bien sOr chunger avec la publication de la l.eure d'Alembert qui dissocie dfinitivement Rousseau du groupe des philosophes.

  • LE TROISIME DISCOURS DE ROUSSEAU 169

    vers autrui ('faire penser les autres') une pense dont la finalit premire serait la connaissance de soi ('expliquer nettement ma pense'). D'autre part, en prtendant s'adresser 'tout un peuple,' Rousseau raffirme une volont d'universalit prsente dans ses premiers textes. C'tait dj le genre humain qu'il interpellait en la personne de son lecteur dans le premier Discours: 'Homme, de quelle contre que tu sois, coute.' Tout se passe comme si les textes de Rousseau cherchaient atteindre simultanment plusieurs niveaux de destination et s'adressaient un moi singulier tout en rclamant galement une audience universelle et atemporelle: l'humanit dans son ensemble. 13

    La prface suit ce mme mouvement, puisqu'elle est divise en deux parties dont la premire est thorique et universelle, et la seconde autobiographique et personnelle. Le second volet de la prface, de composition tardive-Rousseau l'ayant modifi juste avant l'impression finale de la Lettre,-tranche avec le premier par son ton. 14 La rupture avec Diderot y est signifie de la manire suivante: 'J'avais un Aristarque svre et judicieux, je ne l'ai plus, je n'en veux plus, mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore mon cur qu' mes crits' (V: 7). Une note en latin ajoute un caractre polmique cette confi-dence: c'est un passage de l'Ecclsiastique qui fait allusion la trahison et la rvlation du secret (V: 7). Cette note peut tre considre comme le dernier pisode du 'drame de l'Ermitage,' la fameuse querelle qui va sparer Rousseau de ses amis philosophes. ls La Lettre d'Alembert est effectivement la dernire correspondance entre Rousseau et Diderot, et si ce dernier n'est jamais explicitement mentionn dans le texte, il est toutefois certain qu'il en est le destinataire implicite et que l'argument

    IlCe mouvement est particulirement reprable dans le Second Discours, o le portrait mtaphysique de l'homme naturel qui occupe la premire moiti du texte se rfre simultanment l'homme universel et hypothtique et un individu dont J'e-xistence est essentielle l'laboration de Ja thorie. C'est ce 'glissement' du niveau thorique au niveau historique qui explique en grande partie les problmes que posent encore aujourd'hui l'interprtation du Second Discours.

    '4Voir l'article d'Anatole F eugre, 'Pourquoi Rousseau ft remani la prface de la Letlre d'Alembert,' AJJR 20 (1931), 127-162.

    USelon Ralph Leigh il s'agit ici d"un tournant dcisif dans l'volution de Jean-Jacques.' Ralph Leigh, diteur de la Correspondance complte, (CC, IV: xxi). Ce drame deviendra sous la plume de Mme d'Epinay un mini-roman pistolaire: l'pisode de 'Ren aux Roches' dans son Histoire de Mme de Montbrillant, crite partiellement en rponse aux Confessions, et rebaptise d'ailleurs Les contre-confessions par son diteur le plus rcent, Elisabeth Badinter (Paris: Mercure de France, 1989).

  • 170 THIQUE, DMOCRATIE ET LIBERT

    contre le thtre est en partie dirig contre ses thories dramaturgiques. 16 C'est donc par une prface entremlant le public et le priv que

    Rousseau prsente sa lettre, dont il fait par l mme un livre qui dpasse les circonstances particulires de sa composition pour s'inscrire dans le cadre d'une uvre en train de se constituer. Rousseau le sentait bien qui annonait ainsi son ouvrage Marc-Michel Rey, son imprimeur et concitoyen: 'Je puis vous assurer que le sujet en est agrable, et quoiqu'il intresse notre patrie en particulier il est fait pour plaire tout le monde et pour trouver des lecteurs dans tous les tats' (CC, V: 51). Car si sa Lettre d'Alembert est adresse un destinataire prcis, elle est galement ouverte un plus large public qui comprend les lecteurs de ses autres crits, la communaut des gens de lettres, ainsi que ses concitoyens genevois.

    La formulation par Rousseau d'un nouveau rapport la carrire des lettres concide avec la reprise de son nom, la rintgration totale dans sa qualit de citoyen. Rousseau redevient 'Citoyen de Genve' grce l'criture et c'est par l'criture qu'il entend dsormais mriter son titre, en mettant sa plume au service de sa patrie. C'est en ce sens que la Letlre d'Alembert constitue bel et bien le discours d'un citoyen. Construisant son identit de citoyen en se rclamant de l'austre Rpublique de Genve et en s'identifiant ces illustres prdcesseurs antiques (Fabricius, Socrate et Caton), Rousseau achve sa rforme personnelle et littraire. A travers la citoyennet genevoise qu'il revendique, Rousseau se marginalise de la Rpublique des Lettres mais il acquiert grce elle son identit d'auteur en marge de son temps.

    Ourida Mostefai Boston College

    l6J)iderot rpliquera cette note par des Tablettes (anonymes) qui numreront les sept sclratesses commises par Rousseau envers ses amis (reproduites dans CC. V: 281-3). La rupture entre les deux philosophes ne mettra pas fin au dialogue phi-losophique: on verra ainsi Diderot rpondre aux arguments de Rousseau contre le jeu de l'acteur dans la Letlre d'Alembert par son paradoxe sur le comdien.