pierre jourde - l heure et l ombre · pourtant, ce n’était pas le lieu de mes vacances...

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Pierre jourde - L’heure et l’ombre 1 Présentation L’architecture de ce roman s’est construite durant une nuit d’insomnie à l’hôtel Cecil d’Alexandrie, celui du Quatuor d’Alexandrie de Durrell. D’où l’épigraphe. A partir de cette nuit, le roman s’est écrit d’une traite, en deux mois. Quelque temps avant cette nuit, le projet se réduisait à une idée et une image. L’idée, à la fois banale et vague, consistait à suivre l’amour entre un homme et une femme durant toute leur vie, de la petite enfance à la mort. L’image montrait un enfant épiant, derrière une haie, le jardin et la maison d’à côté où vivrait une famille merveilleuse, un peu comme au début de Poussière de Rosamund Lehmann. Le domaine merveilleux, où le temps s’immobilise dans l’enfance, devait entrer dans le temps, et toute la construction romanesque devait faire sentir cette tension entre sentiment d’éternité et sentiment du temps. En quelque sorte, il s’agissait de chercher la construction la plus adéquate pour susciter, en travaillant l’architecture temporelle, une poésie du romanesque. Pour cela, il fallait ménager des distances, des écarts, des décrochements, tout en tenant le récit de la manière la plus serrée possible. L’Heure et l’ombre articule deux histoires, narrées par les personnages, qui se déroulent dans des temps et des lieux différents. Comme Festins secrets, L’Heure et l’ombre est un entremêlement de discours, qui à la fois prennent en charge le récit et interprètent les faits lacunaires qu’ils rapportent. Ainsi, diverses coïncidences entre les deux histoires conduisent à interpréter l’une par l’autre, à suggérer qu’elles n’en font qu’une : d’un côté celle de la petite fille de la maison d’à côté, aimée par le narrateur depuis son enfance. De l’autre, celle de l’étrange habitant d’une maison isolée dans la campagne bretonne. L’ensemble, comme Festins secrets, se construit autour d’un possible cas de dédoublement de personnalité, tel que les étudiait volontiers la psychiatrie du XIXe siècle. Le prénom de Gilles joue avec l’idée que ce personnage dédoublé pourrait être le héros de Festins secrets qui serait entré dans cette monstruosité qui le fascinait. Et, comme dans Festins secrets, le narrateur de L’Heure et l’ombre, à partir d’un mélange de souvenirs et de récits racontés par d’autres, se fabrique une réalité fantasmatique, un monstre qui l’effraie et le fascine. L’amour pour la petite fille de la maison voisine n’est lui-même qu’une construction imaginaire. Toute la vie du narrateur est déterminée par une vision d’enfance, et par une femme qu’en réalité il ne rencontrera pratiquement jamais. Le dédoublement concerne aussi la femme aimée, et le récit joue très librement autour de quelques thèmes et de quelques scènes du Sylvie de Nerval, notamment celle du mariage déguisé dans la maison de la tante. Le titre reprend cette obsession nervalienne de l’heure dans Sylvie : le temps des personnages est désaccordé, et ce durant toute leur vie. Ils ne cessent de se rater, d’être en retard. Quant à l’ombre, elle ne désigne pas seulement les zones d’ombre du récit, mais cette obscurité, cette eau noire, rafraîchissante, où les personnages rêvent de reposer, et que tend à raréfier l’inexorable lumière sous laquelle se dessèchent des vies surexposées.

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Pierre jourde - L’heure et l’ombre

1

Présentation

L’architecture de ce roman s’est construite durant une nuit d’insomnie à l’hôtel Cecil d’Alexandrie, celui du Quatuor d’Alexandrie de Durrell. D’où l’épigraphe. A partir de cette nuit, le roman s’est écrit d’une traite, en deux mois.

Quelque temps avant cette nuit, le projet se réduisait à une idée et une image. L’idée, à la fois banale et vague, consistait à suivre l’amour entre un homme et une femme durant toute leur vie, de la petite enfance à la mort. L’image montrait un enfant épiant, derrière une haie, le jardin et la maison d’à côté où vivrait une famille merveilleuse, un peu comme au début de Poussière de Rosamund Lehmann. Le domaine merveilleux, où le temps s’immobilise dans l’enfance, devait entrer dans le temps, et toute la construction romanesque devait faire sentir cette tension entre sentiment d’éternité et sentiment du temps. En quelque sorte, il s’agissait de chercher la construction la plus adéquate pour susciter, en travaillant l’architecture temporelle, une poésie du romanesque. Pour cela, il fallait ménager des distances, des écarts, des décrochements, tout en tenant le récit de la manière la plus serrée possible. L’Heure et l’ombre articule deux histoires, narrées par les personnages, qui se déroulent dans des temps et des lieux différents. Comme Festins secrets, L’Heure et l’ombre est un entremêlement de discours, qui à la fois prennent en charge le récit et interprètent les faits lacunaires qu’ils rapportent. Ainsi, diverses coïncidences entre les deux histoires conduisent à

interpréter l’une par l’autre, à suggérer qu’elles n’en font qu’une : d’un côté celle de la petite fille de la maison d’à côté, aimée par le narrateur depuis son enfance. De l’autre, celle de l’étrange habitant d’une maison isolée dans la campagne bretonne. L’ensemble, comme Festins secrets, se construit autour d’un possible cas de dédoublement de personnalité, tel que les étudiait volontiers la psychiatrie du XIXe siècle. Le prénom de Gilles joue avec l’idée que ce personnage dédoublé pourrait être le héros de Festins secrets qui serait entré dans cette monstruosité qui le fascinait. Et, comme dans Festins secrets, le narrateur de L’Heure et l’ombre, à partir d’un mélange de souvenirs et de récits racontés par d’autres, se fabrique une réalité fantasmatique, un monstre qui l’effraie et le fascine.

L’amour pour la petite fille de la maison voisine n’est lui-même qu’une construction imaginaire. Toute la vie du narrateur est déterminée par une vision d’enfance, et par une femme qu’en réalité il ne rencontrera pratiquement jamais. Le dédoublement concerne aussi la femme aimée, et le récit joue très librement autour de quelques thèmes et de quelques scènes du Sylvie de Nerval, notamment celle du mariage déguisé dans la maison de la tante.

Le titre reprend cette obsession nervalienne de l’heure dans Sylvie : le temps des personnages est désaccordé, et ce durant toute leur vie. Ils ne cessent de se rater, d’être en retard. Quant à l’ombre, elle ne désigne pas seulement les zones d’ombre du récit, mais cette obscurité, cette eau noire, rafraîchissante, où les personnages rêvent de reposer, et que tend à raréfier l’inexorable lumière sous laquelle se dessèchent des vies surexposées.

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Extrait

Et tout à coup, nous sommes arrivés. Nous nous trouvions dans un espace constitué de grands panneaux blancs disposés selon des angles capricieux, et sur lesquels se répercutait l’ombre de grandes roses trémières suscitée par l’éclairage de nos phares, décor de théâtre montrant la figure stylisée d’une place de village, découpée dans l’obscurité de la scène. Saint-Savin, désert comme dans les rêves, conservé par la nuit dans l’état exact où mon enfance l’avait laissé, si étrangement semblable à lui-même que c’en était presque surnaturel. Il ne manquait que les acteurs pour entrer en scène silencieusement, dans la demi pénombre, comme je l’avais vu faire dans certaines mises en scène, et se mettre à vaquer à leurs occupations inchangées depuis ces lointaines vacances.

J’ai retrouvé aussitôt le chemin de la mer, les repères se passant mutuellement le relais jusqu’à elle sans solution de continuité et sans même que j’aie à y prêter attention. Nous nous sommes garés sur un petit parking que je connaissais bien, enchâssé entre un bosquet de pins et la dune. Mais déjà, il était trop tard. Nous avions roulé trop longtemps, et le peu d’avance dont nous disposions sur l’arrivée du jour s’était dissipée en détours dans la forêt. La mer nocturne ne serait pas donnée à Denise.

En arrivant au sommet de la dune, ce moment qui constituait toujours pour moi l’apogée des vacances, celui où la mer tout entière déferlait sur nous d’un coup, où nous nous laissions bousculer par le vent, les parfums, l’étendue, ainsi que des enfants qui s’abandonnent en riant aux bras de l’adulte qui les soulève brusquement de terre, j’ai eu l’impression que la vraie mer venait de se dissimuler, glissant son corps de mollusque sous l’horizon juste à l’instant où nous avancions vers elle.

Une bande bleue foncée s’était ouverte, séparant la masse de la nuit d’une autre, à peine moins confuse, sans couleur très déterminée, que l’étendue de sable qui nous en séparait faisait paraître indéfiniment loin, presque fragile, étoffe que le souffle du vent allait à tout moment faire voler. De temps à autre, presque imperceptible, une fente infime s’ouvrait sur un scintillement, et ce clin d’œil nous prenait à témoin, c’est moi, c’est bien moi, la mer. Je pensais ne l’avoir jamais vue si perdue dans l’espace.

Nous nous sommes étendus sur le sable, comme Denise l’avait désiré. La lumière montait dans notre dos. Nous frissonnions, moins de froid que de fatigue. La plage commençait à se déployer, déserte. Je retrouvais des lieux, des configurations de l’espace que j’avais oubliés. L’étendue de mon souvenir s’élargissait progressivement. Le petit parking où nous étions garés avait surgi tout naturellement du rebut des images qui ne me visitaient plus, il avait pris sa place au milieu du puzzle lacunaire dont se constituait ordinairement Saint-Savin dans mon esprit. Pourtant, ce n’était pas le lieu de mes vacances d’adolescent que le soleil encore invisible reconstruisait sous mes yeux, mais une zone intermédiaire, indécise, au même titre que ce moment suspendu entre la nuit et le jour : j’étais à la fois tiré en arrière, vers la masse indistincte de la petite ville qui continuait à vivre en moi, telle que dix ans auparavant, recueillie dans la lumière profonde de quelques étés mélancoliques et fiévreux, et jeté sur une plage inconnue, craignant que l’avenir ne détruise pièce à pièce mon minime trésor.

Denise, à côté de moi, incarnait le moment idéal que j’avais caressé adolescent, qui s’était précisé dans mon imaginaire avec l’exactitude requise par le découpage d’une photographie de pin up dans un magazine : la grande fille brune à longs cheveux étendue contre moi face à la mer, et personne – sauf peut-être, très loin, la silhouette sautillante de l’inévitable joggeur matinal. Or, ce moment, je ne savais plus qu’en faire.

Contre le sable encore sombre, le profil de Denise atteignait à toute son intimidante perfection. Il accomplissait méticuleusement ce que certains visages de femmes, depuis l’enfance, m’avaient seulement laissé apercevoir

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: la forme et la chair sublimées, spiritualisées. Je goûtais cela sans pouvoir m’en rassasier. Voilà, je le comprenais tout à coup, ce que j’avais cherché, et trouvé une seule, une unique fois avant Denise : l’esprit même, se penchant vers moi, me regardant, de très loin, comme les dames dans les tableaux des musées, et me laissant toujours misérable de n’avoir pas compris ce à quoi il paraissait silencieusement m’inviter.

La première année, mes parents avaient loué une petite maison assez laide, dans l’arrière-pays, à côté d’une ferme. Je m’en souviens à peine. L’année suivante, en revanche, ils ont pu prendre une villa dans le quartier le plus résidentiel, à cinq cent mètres de la mer. Bâtisse récente, assez quelconque, mais pourvue d’un grand jardin. Derrière la maison, il descendait en pente légère jusqu’à une haie épaisse, qui nous séparait d’une autre villa située un peu en contrebas, car plus près de la mer.

Entourée d’un grand parc, elle ne donnait pas sur la même rue que la nôtre. Des fenêtres de nos chambres, nous n’en apercevions que la face arrière, en partie masquée par l’abondance des massifs et des arbres. Il fallait aller jusqu’à une trouée dans la haie au fond du jardin pour la voir un peu mieux. Pendant longtemps, elle s’est réduite pour moi à cet envers inaperçu des visiteurs, et qui me donnait l’impression de participer par effraction à son intimité. Elle se limitait presque à un fond du décor, un panneau gris clair colonisé par les entrelacs héraldiques d’une vigne vierge, et devant lequel proliférait une végétation presque tropicale, où se mêlaient magnolias, pins maritimes, acacias et coudriers.

Comme nous allions à la plage en fin d’après-midi, pour éviter le monde et la chaleur, que craignaient tous deux mes parents, c’est le matin, ou en début d’après-midi, que je pouvais glisser un regard sur la villa que mes parents appelaient « la maison du fond ». Evidemment, à cet âge, je n’avais aucun goût, et surtout aucune notion d’architecture, mais j’aimais la simplicité de la construction, que mon père, qui en connaissait l’autre face, avait un jour défini comme un exemple de maison à la française, dans le style du début du siècle. Le plaisir, la sensation de calme et de discrétion qu’elle me procurait tenait sans doute à peu de choses, dont je me souviens mal, un accord des angles et des matériaux, sans rien pour réellement accrocher le regard, les linteaux des fenêtres, les ardoises de la toiture où s’ouvraient deux lucarnes dont la circularité retenait à chaque fois mon attention, et me troublait comme la promesse d’une fantaisie secrète.

Rien n’était en fait à regarder dans cette maison, dans ce peu de maison qui se laissait apercevoir, sa substance se consommait dans l’impression qu’elle donnait. Impression curieuse, presque impossible à définir si je tente de la ressaisir aujourd’hui, bien des années après. Celle que suscite une maison, de l’extérieur, s’avère aussi difficile à restituer en mots que la particularité d’un visage. Elle ne tient ni au matériau ni à la configuration seulement, mais aussi à son emplacement, à son entourage, au travail particulier du temps et des intempéries sur elle, à sa manière de renvoyer la lumière, de recevoir la pluie, de retenir ou de répercuter le son.

Certaines maisons paraissent tout entières déjà visibles, ouvertes, livrées au monde extérieur. D’autres se replient sur une intimité chagrine. La maison du fond évoquait pour moi une intériorité dense, constituée de temps. Temps hors du nôtre, temps désuet dont les modes et l’atmosphère nous demeurent aussi étrangères

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que le monde des rois tenant un sceptre sur des gravures anciennes. Les deux lucarnes, surtout, m’évoquaient deux puits s’enfonçant dans une ère lointaine, au fond de laquelle il me semblait que j’aurais pu plonger avec une impression d’étrange familiarité, comme la remontée de rêves, ou de souvenirs de rêves, au moment de basculer dans le sommeil, nous fait retrouver, baignant dans le lumière de l’irréel, ce qui nous est le plus propre.

Si cette façade de la maison du fond m’attirait si souvent à la limite du jardin, c’est je crois qu’elle me laissait entendre que depuis très longtemps, bien avant ma conscience et ma naissance, elle était ma demeure. J’avais retrouvé, en écoutant le récit de Denise, ce pressentiment d’un lieu émettant des signes de reconnaissance, et c’est en tous cas la manière dont sa description m’avait fait imaginer ce qui la liait à la maison du garage

Les volets gris ne s’ouvraient presque jamais. Souvent, l’après-midi, ils restaient entrebâillés, me faisant rêver à des siestes dans une pénombre rayée de traits de lumière, où n’entraient de l’extérieur que le bourdonnement des abeilles, l’agitation légère de quelques branches, parfois les voix lointaines que le vent convoyait depuis la plage, toute une profondeur d’espace écoutée comme on écoute son cœur, ou le battement de ses artères, ou le souffle de ses poumons, corps étendu dans la jouissance d’une séculaire jeunesse. C’est là, derrière ces volets, que j’aurais voulu dormir, dormir comme on ne dort plus et que je n’ai plus jamais réussi à le faire depuis certains sommeils d’enfance qui me paraissent appartenir à quelqu’un d’autre, à une figure légendaire, au même titre que celui de Rip Van Winckle, dont j’avais lu l’histoire avec un plaisir mêlé d’envie et de mélancolie. Le sommeil des contes, si j’en savourais la profondeur, me semblait désigner le vrai sommeil comme conte, eden aussi désirable que hors d’atteinte.

Ce genre de rêverie me séparait plus radicalement, je crois, des camarades de mon âge qu’aucune particularité physique ou sociale. Quant il ne songeaient qu’à se jeter dans le monde, à conquérir l’avenir et à s’approprier l’espace, toute ouverture me faisait souhaiter un retrait. Enfant, je m’avançais dans la vie comme on rentre chez soi, le soir, dans l’espoir d’une table sous la lampe, et d’un lit.

J’étais là, le haut du corps glissé dans la trouée de la haie, dont les branches me blessaient la poitrine, couronné de feuilles tel un sylvain espionnant une sylphide, je regardais la fente noire entre les deux battants dont le plissement reproduisait l’onde régulière du souffle du dormeur, sans savoir que quelqu’un en moi, le garçon d’avenir, l’ambitieux, le conquérant, ne cessait de se dire, comme on se promet la capitainerie des pompiers ou le commandement d’une escadrille de chasse : « un jour, je dormirai ».

Même mes rêveries sexuelles naissantes demeuraient chastes, se dépensaient plus en siestes imaginées qu’en fixation d’images de telle ou telle partie du corps féminin, dont le découpage anatomique semblait le préalable indispensable à la délectation goguenarde de mes camarades. Dormir à deux, côte à côte, dans un lit profond, au cœur de l’obscurité, faisait l’ordinaire de mon imagination érotique, et c’est sur une telle image que, précisément, le soir, j’aimais à m’endormir. Je me suis demandé par la suite si on ne pouvait y voir le signe d’une nature un peu trop féminine, et je me suis efforcé, ne ris pas, de viriliser mes représentations.

Quant au corps de la femme rêvée, qui occupe tant de place dans le travail mental des garçons, il ne m’apparaissait, dans cette enfance du sexe, ni comme un composé de parties autonomes, chacune fortement sexualisée, ni comme un ensemble cohérent. Il se réduisait à une courbe. Je ne saurais même pas te dire de quoi. De sein, de dos, de cuisse, d’épaule, une courbe en soi, si tu veux. Je dormais avec une courbe. Lorsque je l’avais bien rêvée, elle assouplissait et lénifiait mes activités diurnes, les enveloppait d’une bulle de léthargie. Le soir, dans mon lit, je la retrouvais, je m’efforçais de m’adapter à ce long pli invisible, comme si cette coïncidence devait m’ouvrir la porte du vrai sommeil. Dans le froissement des draps, je tâtonnais instinctivement à la recherche de ma dormeuse, celle qui, les après-midi, occupait, étendue, l’espace derrière

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les volets clos de la maison du fond, celle dont les miroirs, dans l’obscurité, ne recueillaient que l’image d’une incurvation soulignée d’un liséré de lumière.

Ainsi qu’un paléontologue ressuscite le dinosaure à partir d’une dent ou d’une vertèbre, je m’évertuais sur ma courbe, tâchant de la préciser, de la faire correspondre à un objet anatomique et de construire à partir d’elle une vision claire de ma dormeuse. Mais cette ligne imaginaire ne se fixait même pas dans mon esprit, elle restait à l’état d’abstraction, et je m’endormais à force de suivre en vain son invisible inflexion.

Le retour du soleil a permis d’avancer l’intrigue. Il faisait beau depuis quelques jours déjà au moment où s’est produit l’événement. Je traversais la pinède à pied, la serviette sur l’épaule. Il fallait vingt minutes de promenade pour accéder à une grande plage calme. Julien m’y attendait. Il m’avait parlé le matin même, dans les douches du camping, d’un groupe anglais qui donnait un concert, à Royan, au début de la semaine suivante. Il voulait s’y rendre et cherchait à me convaincre de l’accompagner. Mes raisons de rester ne le convainquaient pas. Je préférais ne pas lui parler, je ne concevais pas mon histoire avec Sylvie en dehors du secret, peut-être aussi parce que j’aurais été incapable de m’en expliquer, et serais resté avec la honte d’un amour chimérique et désuet, construit avec rien, des brindilles de faits, des détritus de réel.

Le sentier que je suivais se déversait dans un autre, plus large, à mi-parcours. Un peu avant d’arriver au confluent, j’ai entendu des voix. Cela se produisait parfois, et me donnait un plaisir que j’aurais du mal à te définir au juste. Le son me faisait mesurer la profondeur de la forêt, en même temps qu’il la peuplait. J’entendais, dans les voix, la sauvagerie rendue présente ; ce monde étranger, qui excluait ma présence et se refermait derrière moi, je le recueillais au creux de mon oreille. Il fallait entendre les voix, et ne pas comprendre ce qu’elles disaient. Ainsi, j’atteignais un point en deçà du sens des mots qui était la parole brute, le bruissement obscur des choses avant qu’elles prennent sens.

Deux silhouettes ont débouché à cent mètres devant moi, sans me voir, et m’ont précédé sur le chemin de la plage. J’ai reconnu Sylvie et sa mère. Je les ai suivies, à distance, et pendant le parcours ma décision s’est formée : j’allais parler à Sylvie. Je trouverais un prétexte quelconque pour les aborder, j’évoquerais mes vacances d’enfance, et de fil en aiguille nous découvririons la coïncidence : incroyable, le petit voisin, c’était donc vous.

A la limite où les pins laissaient place à la plage, toutefois, je me suis arrêté. Repris par le syndrome de la haie. L’enfant est revenu me tirer par la main, m’empêcher d’avancer plus loin que cette limite au-delà de laquelle je voyais le grand corps obscène de la mer nue, étendu dans cette chambre inaccessible de la plage, d’où me parvenaient ses soupirs. Entre mes deux troncs d’arbre, j’hésitais à entrer dans l’espace de cette jouissance excessive, presque terrorisante.

Il était tôt, le vent soufflait. Peut-être il ne ferait pas beau, des nuages dissimulaient par moments le soleil. Quelques rares baigneurs se disséminaient sur la plage. Quasiment personne dans l’eau. Je voyais, à gauche,

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pas très loin des arbres, la petite tache jaune de la serviette de Julien, et Julien, occupé sans doute à griffonner des poèmes sur son carnet, comme il aimait à le faire sur la plage.

Cette vue m’a paru touchante, saugrenue, vaguement ridicule. Il existait encore des gens pour se consacrer à cette activité obsolète qu’on appelait poésie. Cela n’avait plus de place dans ce monde, pire, c’était vaguement honteux, au même titre qu’une manie puérile. D’ailleurs, m’avait expliqué Julien, les poètes contemporains s’empressaient de renier et de refuser la poésie avant de se mettre à la pratiquer. Autrefois, on se disait simplement poète. Aujourd’hui, le mot de passe pour entrer dans la confrérie consiste à proclamer orgueilleusement qu’on ne veut pas l’être. C’était donc cela, le poète, un type en slip sur une serviette jaune face à l’océan. Il devait exister d’autres versions, avec bob et pédalo, ou pipe et canne à pêche, non moins pathétiques.

Sylvie et sa mère s’étaient installées à droite, plus près du rivage. J’ai vu la frêle silhouette de Sylvie se lever, s’avancer vers la mer. Le vent faisait voler ses cheveux. J’avais l’impression qu’il allait la désassembler, disperser dans le ciel ses vêtements et ses membres impalpables, ainsi qu’il l’aurait fait d’un mannequin, tant elle me paraissait étrangère à la pesanteur, à la réalité.Mais elle est entrée dans la mer. Elle est entrée dans la mer, de tout son corps, et je me souviens encore, au moment où je te parle, combien ce mouvement banal m’a paru exorbitant. Contrairement à l’impression qui l’avait précédée, cette vision m’a permis de mesurer à quel point Sylvie était réelle, réelle à hurler. Je me sentais à peine capable de soutenir cette réalité, telle qu’elle était en train d’advenir, sous mes yeux, comme si en entrant dans l’eau Sylvie se glissait dans le monde, recevait un corps, une peau, un souffle. Elle était loin, pourtant, mais le voile de lumière qui tombait depuis le bord d’un nuage s’employait méticuleusement à former ses cuisses, ses reins, ses bras, ses épaules, comme le soleil par temps froid fait apparaître à l’horizon, si proche qu’on croit les tenir sous la main, des reliefs éloignés. Et, à mesure qu’il les formait, la mer les prenait.

Je sentais douloureusement chaque fraction de sa peau épousée exactement par l’eau, sa nudité dessinée en creux. Scène scandaleuse, dont personne ne s’apercevait, que moi. Nul ne la posséderait jamais comme la mer la possédait en ce moment, avec cette précision exhaustive et détachée, personne ne se montrerait capable de la recevoir avec cet amour sans phrases. Toute la mer, qui accueillait ce corps, en était à présent l’empreinte invisible. Toute la mer était le sexe de Sylvie et ses seins. La regarder, en n’importe quel point, revenait à contempler le corps nu de Sylvie, alors même qu’il venait de s’y cacher.

Il m’aurait suffi de rejoindre Sylvie dans la mer. Nus et seuls, au milieu du vide : l’endroit rêvé pour les retrouvailles, les confidences, les révélations. Dans les films, on s’embrasse toujours sur les plages. Se baigner dans la même mer, c’était déjà presque un acte sexuel. Je lui glisserais des confidences, par exemple : « Si en ce moment j’entrais dans l’eau en Amérique, je me baignerais encore dans la même mer que vous. J’en serais ému, intimidité, aussi intimidé que je le suis en ce moment de me tenir tout près de vous ». Avec beaucoup de chances, un rouleau la renverserait, je n’aurais plus qu’à la repêcher pour devenir enfin un héros mouillé. Car les héros ne sont pas forcément secs, je m’étais trompé. Il y a les maîtres nageurs.

En fait, ça ne marcherait pas, le bruit du vent et des vagues couvrirait ma voix, je serais obligé de hurler mes euphuismes, elle me répondrait par des « hein ? » tonitruants. L’eau me plaquerait les cheveux sur le front et les vagues me feraient trébucher. Je ne pouvais pas m’en sortir.

Avec l’exactitude solennelle des scènes de rêve, j’ai vu la serviette bleue de Sylvie se détacher du sol. Il m’a paru un instant que c’était elle-même, son âme laissée derrière elle avec ses vêtements, et qui se mettait à chercher, hésitante, rappelée en arrière, comme je l’avais été, par la force du souvenir. L’âme en éponge de Sylvie s’est tortillée un moment, travaillée par l’incertitude, puis est allée rouler sur Julien. Bien entendu Il ne

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pouvait pas en être autrement. Dix kilomètres de plage, et le vent dépose l’âme de Sylvie aux pieds de Julien.

Derrière les arbres, j’ai vu Julien rapporter l’âme de Sylvie à sa mère, l’étendre précautionneusement à côté d’elle. Il restait debout, penché vers elle. La mère de Sylvie levait la tête vers lui. Ils parlaient. Sylvie est arrivée en courant, s’est enveloppée dans son âme, et ils sont restés là, tous les trois, sur la plage quasi déserte. Leurs poses gracieuses formaient un groupe lointain dans un tableau de Watteau. J’ai pensé, à ce moment : Julien, je t’envoie à ma place. Tu entreras dans la maison merveilleuse. Tu dormiras, les nuits d’été, à côté de Sylvie. Tu auras trouvé ta demeure. Je t’envoie, Julien, comme mon ombre. De moi, tu emportes ce qu’il y a de meilleur. Je serai presque aussi heureux que si j’étais entré moi-même.

Revue de presse

Pierre Jourde ou la nostalgie du sommeil« Le présent et l’avenir baignaient dans la même clarté. Je préférais éviter de penser qu’avait existé un passé, aux angles moins nets, à l’éclat moins puissant. Il ne restait pas de place pour lui dans ce monde. »

L’ombre et la clarté. L’obscurité, dense du vrai poids des choses, celle d’une époque révolue que le mythe n’avait pas encore déserté. L’aveuglante et bruyante clarté de notre monde, celui qui se présente comme tel, tout au moins, et voudrait faire passer pour la réalité les gesticulations de son auto-médiatisation.

Critique clairvoyant qui avait osé avec La littérature sans estomac (dont le titre faisait allusion à La littérature à l’estomac de Julien Gracq) s’en prendre aux baudruches d’une pseudo-littérature contemporaine et témoigner de son amour pour la véritable littérature, Pierre Jourde est également l’une des figures les plus intéressantes du roman français contemporain. Le puissant et terrible Festins secrets en avait « dérangé », comme il fait bon de dire, quelques-uns et s’était déjà vu attribué de multiples prix ; L’heure et l’ombre est à présent salué unanimement par la critique.

Qu’en est-il, donc, de ce dernier roman ? Quel en est le sujet, le cœur ? S’agit-il d’une histoire d’amour, d’un amour d’enfance, voire de l’Amour mythique, comme l’a souligné la critique ? Certes. D’un mirage de roman policier, avec son « suspense », ses destins entrecroisés et le jeu virtuose de recoupements entre époques et récits différents ? Le roman contient cela aussi. L’essentiel semble ailleurs pourtant, au-delà. L’essentiel pourrait bien être l’objet même de la quête que poursuit chaque personnage : Denise, Julien, le narrateur, tous ont souvenir qu’il existe autre chose que ce présent dévitalisé, trivial et goguenard, et c’est le chemin de l’ombre disparue, passé, enfance, amour ou sommeil, qu’ils cherchent à tâtons, tout au long du roman.

La laideur et le pouvoir de corrosion d’une certaine modernité étaient déjà présents, insidieux, dans Pays perdu où l’on devine qu’ils gangrènent peu à peu la noblesse aride d’un village de montagne ; dans Festins secrets, Logres était l’incarnation même, le visage bouffi et effrayant d’un monde contemporain constitué de mornes zones commerciales, d’émissions devariété grimaçantes, et traversé d’êtres zombiaques sous l’emprise d’une administration tentaculaire. Dans L’heure et l’ombre, laideur et grisaille ont mangé jusqu’au souvenir, parfois, du passé ; tout n’est que tristesse et hideur : hideur d’une architecture sans âme qui rend un bâtiment universitaire semblable à « une dalle de béton pisseux », « laideur neuve » de la campagne défigurée dont on a « arraché les haies, défoncé les chemins au bulldozer, détruit les anciens murs de pierre », horreur d’une enfance sans enfance qui donne lieu au récit hilarant d’un dîner entre collègues saccagé par un fils tyrannique ou encore au tableau surréaliste du dernier retour à Saint-Savin, « scène à la Jérôme Bosch » où les derniers vestiges de l’enfance disparaissent sous le rap, les tenues de camouflages et les accessoires high-tech pour ne plus donner à voir qu’un « nain en tenue de combat, qui vociférait tout seul ». La province,

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en laquelle pourrait subsister un peu de l’ombre du passé, de la lenteur des heures, grouille maintenant de fantasmes sordides, images contemporaines et dévoyées des mythes et légendes anciens : « la vie des autres constituait un roman infini qui, s’entretissant avec ce que débitaient la télé et la radio (…) formait ce qu’ils appelaient la réalité : fiction parmi les autres fictions. » Le réel achève de sombrer, et personne ou presque ne s’aperçoit qu’un simulacre l’a remplacé.

Pour le narrateur, seules sont vraies les quelques semaines passées à Saint-Savin, lieu mythique de l’ombre et d’un sommeil renouant avec les durées d’un autre temps. Le restant de son enfance n’existe même pas ; on ne nous en dit rien. Et ce qui émerge de sa vie adulte paraît une farce pâle et insipide qui ne s’ancre dans la réalité que lorsque réapparaissent Saint-Savin ou Sylvie, tous deux demeurant intimement liés. Tous les récits convergent d’ailleurs vers ce lieu magique et sa vestale, Sylvie ; ils progressent en cercles concentriques : nous est d’abord donné le récit « étranger » de Denise qui effleure Saint-Savin, vient ensuite la longue route vers le lieu des anciennes vacances, puis l’apparition de la mer, « glissant son corps de mollusque sous l’horizon », celle de la «maison du fond», de son jardin, enfin seulement est prononcé le nom de Sylvie, comme lâché à regret, clôturant la première partie du roman, son premier tiers, et amenant le second récit, celui du narrateur.

Chemin possible vers Saint-Savin ou Sylvie, il y a la faille, l’interstice entre les heures, passage mystérieux qui mènerait à l’autre monde, le véritable, celui que l’ectoplasme de la réalité dissimule aux yeux de tous. L’idée en est récurrente et pas un des protagonistes n’échappe à cette obsession d’une lézarde par où quitter le simulacre de temps au sein duquel nous restons prisonniers et se faufiler à l’intérieur de l’heure magique, celle de l’enfance, du passé, de la densité ombreuse de la vie. Denise, éternelle intermittente de l’existence, « se faufile entre les heures », cherche « la petite porte (…) qui s’ouvre entre les deux claquements de l’horloge », la mystérieuse maison de Diane et Martin « passait entre les heures, mécanique aléatoire cherchant les combinaisons pour sortir du temps », le voyage nocturne vers Saint-Savin est lui aussi une course contre le temps, une fuite vaine du jour qui va se lever, quant au narrateur, enfant, il cherche déjà l’heure où « le temps (…) venait à bout des résistances de notre monde pour nous livrer la douceur déchirante de son intimité », et ce n’est pas par hasard qu’il rencontre dans cette heure le double possible de Martin, Gilles, la jonction entre le récit de Denise et le sien se créant ainsi hors du temps, dans l’ombre des forêts de Saint-Savin. Indice de cette faille qui traverse le simulacre de réalité, le mystère, proche souvent du fantastique, affleure en permanence sous les apparences les plus triviales : omniprésent également dans Festins secrets, il se manifeste entre autres dans les apparitions et disparitions soudaines de certains individus, tendant à faire de certains d’entre eux des spectres (ainsi en est-il de Sylvie, à Tours) ou des hallucinations (comme Diane dont Denise ne sait pas d’abord si elle n’est pas un produit de son imagination). L’ambiguïté de ce fantastique toujours possible et jamais prouvé se fait tourne parfois à l’horrifique, en tant que genre, ou à sa parodie comme lorsque Denise imagine « L’enfant-mort » écouter « des raclements de charentaises ectoplasmiques » ou soigner « des plaies de nounours-garous ». Le spectre constitue d’ailleurs une variante du thème du double, cher à Jourde (cf. son essai Visages du doubles, ou le mode du tutoiement sur lequel se déroule Festins secrets) : ainsi, celui de Diane, empreint de douceur et « de cette mélancolie spéciale aux revenants » perd avec la barrière de chair qui nous empêche de rejoindre l’autre, mais le constitue également dans sa différence, l’épaisseur de son identité pour devenir un simple miroir, un double qu’on recherche par désir de se trouver soi-même et qui s’évanouit avec le jour, comme la sirène fantomatique de Festins secrets. L‘enfant-spectre, rêvé, paraît plus proche d’une véritable enfance que l’enfant ironique et impitoyable que génère l’univers contemporain et c’est après cette enfance-là, mythique peut-être, que soupire le narrateur, après cette intimité perdue avec l’ombre et le silence, avec le temps véritable, distendu jusqu’à se faire éternité.

« Il n’y a plus de temps. L’humanité a vécu des siècles dans l’épaisseur du temps. Le passé creusait partout des puits obscurs, dont on n’apercevait pas le fond. C’est fini à présent. Pour la première fois dans l’histoire, c’est fini. Le passé est récuré pour décorer le présent (…), son ombre ne nous suit plus, ne se penche plus, le soir, sur notre sommeil. Elle s’est retirée de nos vies. »

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Le cœur du roman est sans doute là, dans ces quelques phrases, et son moteur aussi qui propulse les protagonistes non vers un avenir prévisible et dénué d’intérêt, mais vers leur passé, vers ce temps à la densité idéale qu’ils ont, chacun, approché ou deviné. Et ce temps trouve sa parfaite lenteur, son accomplissement, dans le sommeil : celui, parfois, de l’enfance, celui, magique, des contes… L’amour, la femme miraculeuse, la mer aussi, sont les incarnations de ce sommeil, ils s’y assimilent et le récit les lie sans cesse entre eux. La première allusion à Sylvie ne suit-elle pas tout juste l’entrée en scène de la mer qui a, elle-même, une « respiration de bête endormie » et plus loin évoque « une grande réserve de sommeil, un souffle assoupi sous une couette bleue » ? Le narrateur contemple Denise endormie et voit « l’ombre du temps » passer sur elle dans une scène qui n’est pas sans évoquer Marcel s’embarquant sur le sommeil d’Albertine. Quand ses camarades découvrent le monde des femmes et de la sexualité, le narrateur rêve à « sommeiller à deux, côte à côte, dans un lit profond », lorsqu’ils songent à un avenir glorieux, lui se dit, « comme on se promet la capitainerie des pompiers ou le commandement d’une escadrille de chasse : « Un jour, je dormirai. ». Sommeil encore, l’ombre qui accompagne le temps ; elle est la pénombre des siestes imaginées dans la « maison du fond », ou la nuit, lieu du sommeil par excellence, qui revient comme un autre visage du mythe : la route vers Saint-Savin se déroule dans une atmosphère nocturne qui accroît le mystère du récit de Denise ; Saint-Savin « contient toute l’obscurité » ; Denise prétend errer dans des trains de nuit avant de toucher au sommeil comme à un port, dans de vieilles demeures désertes ; Sylvie, brune aux yeux sombres, est entourée « d’un hâle nocturne » ; son « fantôme » est aperçu la nuit… les exemples sont innombrables et les deux entités, ombre et sommeil, inextricablement liées. Le cours d’un sommeil de légende, havre, éternité, « Eden », nous dit-on même, irrigue ainsi le roman tout du long, à la manière d’un fleuve profond, parfois caché, toujours présent et l’espoir de son lit guide les personnages dans leurs tâtonnements jusqu’à ce qu’ils parviennent, peut-être, à s’étendre sous ses eaux.

« Allongé dans le noir, dans une maison inconnue, tu retrouves cette sensation revenue te visiter un instant (…) alors qu’elle t’avait quitté depuis l’enfance : chaque lieu alors ouvrait de toutes parts sur une étendue illimitée d’inconnu. (…)Ta chambre, dans sa quiétude intime, était faite de matière paradoxale, à la fois elle-même et autre, étrangère et connue, angoissante, inépuisable. Ton cœur battait, alors, de sentir en chaque point cette profondeur ouverte. C’était le goût du réel. Tu avais oublié. » (Festins secrets)

Claire Viain

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Pierre Jourde, qui avait contribué à déboulonner quelques statues du milieu littéraire parisien1, n’en est pas moins un romancier de talent. Après nous avoir régalés avec « Festins secrets », il revient avec une œuvre inspirée : « L’Heure et l’Ombre » (L’Esprit des Péninsules, 19 euros), une singulière et bouleversante histoire d’amour.

Dans L’Heure et l’Ombre, à l’instar du précédent roman de Pierre Jourde, tout naît du mouvement, du déplacement. Ici, point de tortillard qui s’ébranle dans une atmosphère vespérale, mais une voiture qui traverse la touffeur parisienne d’une nuit de juin, la pulsion viatorique, pulsion de la marche et du voyage, présidant au récit. De même, le travail de remémoration est à l’œuvre dès la première ligne, le « Il faut que tu parviennes à te souvenir » s’est mué en « Souviens-toi » non moins pressant.

Denise veut donc partir à l’aventure séance tenante, et pourquoi pas la mer ? Le narrateur, fasciné par ce médecin fantasque, accède à son désir et suggère une destination : « Saint-Savin ». Ce nom, affleurant des strates de sa mémoire, ouvre une brèche dans celle de la jeune femme. Lors de cette virée nocturne, cet être secret dévide sa quenouille. Elle narre son début de carrière dans un bourg de Bretagne ainsi qu’une histoire aux contours troubles avec une petite fille et son père. Rapidement, des coïncidences frappent le narrateur. Martin, le géniteur de Diane, en proie à des crises hallucinatoires, fait émerger de son propre passé un autre homme qui le renvoie à un amour d’enfance dont la prégnance défie le temps.

Le passé qui revientPour ce futur gérontologue, le temps s’est arrêté à Saint-Savin, où il a rencontré et aimé Sylvie. Depuis ces lointaines vacances, il n’a jamais revu sa bien-aimée. L’étymologie latine de son prénom, silva (« la forêt »), n’est pas indifférente, lorsque l’on connaît les forces obscures que symbolisait cette dernière, dans Festins secrets. Si Sylvie est décrite comme nimbée d’ombre, paradoxalement, dans ce texte, elle incarne la vie, comme tout ce qui l’entoure. Force est de constater, pour le garçonnet rêveur qui épie derrière la haie du parc ceignant la demeure enchantée de sa belle, que : « La vraie vie était là, de l’autre côté de la haie. J’avais la possibilité de la contempler par effraction, une fois par an, puis je revenais à l’autre vie, celle de tout le monde, avec ses incertitudes et ses imperfections. »

Chez Jourde, le prince charmant est enfermé à l’extérieur. Il attend dans une autre temporalité que sa belle vienne le réveiller. L’aller-retour à Saint-Savin, en compagnie de Denise, et la résurgence de ce passé le poussent à revenir et à rechercher Sylvie. Les personnages du roman, à l’exception de Sylvie, ne sont guère doués pour la vie. Ces êtres désenchantés se sentent « exilés des mythes » et ne parviennent pas, quand le bonheur se présente, à l’étreindre. Ainsi, lorsque le narrateur retrouve son amoureuse, il gâche lamentablement ses chances, trop plongé qu’il est dans ses chimères, la vie rêvée. Lorsqu’elle tente de le ramener à une vision d’elle plus prosaïque, il s’enfuit. Julien, son double idéalisé, prend sa place mais, lui aussi, empêtré dans ses représentations et le miroir de l’autre, ébloui par la tranquille plénitude de Sylvie, plus ancrée dans le réel que lui, finit également par l’abandonner. Détruire ou se détruire. Point d’alternative.

Embardées fielleusesLes récits imbriqués en poupées gigognes entraînent le lecteur dans un labyrinthe où les rebondissements ne manquent pas. Dans des embardées sur les médecins, la vie de province, le culte du jeunisme ou encore l’administration, la plume de l’écrivain recouvre la vigueur et le fiel qu’on lui connaît, enfonçant au passage quelques portes ouvertes, comme si le fil de l’émotion n’était pas tenable. Néanmoins, celle-ci cède parfois le pas à une franche jubilation, notamment lorsqu’il brosse le portrait de l’enfant-roi dans nos sociétés modernes ou dépeint la pingrerie des milieux bourgeois. Invité chez une collègue rhumatologue, où il revoit Julien quinze ans après les deux premiers retours à Saint-Savin, le narrateur, après avoir ingurgité une pitance que l’Armée du Salut renierait et bercé par la promesse d’un fromage, se prend à espérer... Hélas, sur la planche

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gisent « les restes méconnaissables de ce qui avait sans doute été un roquefort» et qui «se résumaient à une coloration verdâtre, entourée d’un cerne d’humidité auquel adhéraient d’infimes fragments... », sans parler du vacherin dont il ne subsiste « qu’une peau raclée par des cannibales ».

Chez cet auteur, seuls les extrêmes se touchent. L’enfance et la vieillesse sont des no man’s land bénis des dieux. L’épisode relatant la visite chez la grand-mère, qui n’est pas sans rappeler celui d’« Othys » dans Sylvie de Nerval, est un des plus réussis. L’aïeule, qui vit dans une maisonnette digne des contes de fées, accueille son visiteur comme une vieille connaissance alors qu’ils se voient pour la première fois. Pour elle, les décennies valent les années. À son âge, le temps s’immobilise et perd toute réalité, comme dans l’enfance : un temps qui ne passe pas. Il s’inscrit dans la légende : « C’était l’année qu’il a fait si froid, et qu’on a chassé les Anglais. Ça vous revient-y ? [...] Je confonds les chiffres. Ni quel roi c’était [...]. »

Cette œuvre inspirée donne à voir un Pierre Jourde inédit, pour notre plus grand bonheur. Aimer, nous dit cet écrivain, c’est regarder dormir l’être aimé. Le regarder dormir, c’est le regarder vieillir. Regarder « l’ombre du temps » passant sur un visage, c’est aussi l’en affranchir, l’inscrire dans l’éternité. À n’en point douter, l’intensité qui se dégage de ce roman fait qu’il continue longtemps de vous habiter : telle est la marque des grands textes.

Christine Barbacci, Rouge

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Florilège

Une femme entre dans la mer, s’offre «de tout son corps». Le narrateur, bien des années après, se souvient: «Je sentais douloureusement chaque fraction de sa peau épousée exactement par l’eau. […],

Nul ne la posséderait jamais comme la mer la possédait en ce moment […],

personne ne se montrerait capable de la recevoir avec cet amour sans phrases.»

Ces phrases-là sont de Pierre Jourde, et sur un trop court voyage, pas même trois cents pages, elles nous font rendre l’âme, nous forcent à l’abandon: subir les délices – les vertiges – d’une narration charnelle, venimeuse, obsédante. Les plus belles histoires d’amour sont celles qu’on vole au passé, qu’on exhume de pays perdus. Ou que l’on imagine, quand on est écrivain. L’Heure et l’Ombre est un roman d’amour à l’amour. Le temps disparaît, se met en apesanteur, les personnages mêlent leurs voix, cèdent à la nuit des paroles jamais prononcées. Le lecteur, piégé par tant de virtuosité narrative, devient non pas voyeur mais confident. Déjà, dans Pays perdu et Festins secrets, Pierre Jourde mettait à nu ses obsessions, fugaces lignes de rupture entre ténèbres et lumière, songe et réalité.

Avec L’Heure et l’Ombre, fidèle à lui-même, il catapulte ses hantises sur le genre humain, désirs inassouvis ou inavouables. Jourde écrit des histoires de fuite, de trahison, d’illusion, de lâcheté…, des histoires d’amour qui protègent leurs mystères, câlinent leurs infortunes, cultivent les remords comme de vieilles amitiés. Un homme, une femme. Deux amants. Elle a des désirs de mer. Lui se souvient alors d’une station balnéaire, celle de son adolescence, de son premier amour, Sylvie, celle qui épousait les vagues. Ils prennent la route, et laissent sortir des paroles à n’en plus finir. Le passé revient en force –étrange confession dans le secret de la nuit. Il lui parle beauté, sensualité, dit tout de cet amour presque irréel. Elle raconte sa vie de recluse dans un village, son attirance pour un type solitaire, un ogre peut-être, qui vit avec sa gamine, une maigrichonne de 5 ans qui creuse des tombes pour ses poupées… Tour à tour, les amants sortent

de leur mémoire des fantômes qui se ressemblent, pourraient se ressembler. Les souvenirs, chez Jourde, sont des labyrinthes dans lesquels il fait bon se perdre. A la manière d’un privé fatigué de tout et qui, dans un sursaut de lucidité, ose affronter ses démons, son narrateur enquête sur lui-même, arpente des eaux troubles enfouies, écrit les vacillements de son âme désemparée, incurable. Depuis toujours, les plus belles histoires d’amour s’écrivent à coups de volupté, de douleur. Jadis, les belles endormies au pays des amours finies avaient pour prénom Emma (Flaubert), Sylvie (Nerval) – tiens, comme chez Jourde… Et puis, il y eut Elisa, celle de Jacques Chauviré (1), le récit d’une idylle d’enfance retrouvée dans un asile de vieillards. Ainsi va la vie, de désillusions en bonheurs fébriles, de romans magiques en livres éternels. Aujourd’hui,

Jourde l’impressionniste entre dans le clan des écrivains de la littérature ardente. Avec un hymne à l’amour, et à la langue française.

Martine Laval, Télérama

Pierre Jourde est à la fois un critique acerbe (La littérature sans estomac, son essai contre les principaux auteurs contemporains français, avait fait couler beaucoup d’encre) et un écrivain enchanteur. Son troisième roman, après Pays perdu et Festins secrets est un petit bijou d’émotion à déguster sans modération.

Avec ce livre, il se place d’emblée comme l’héritier des écrivains qu’il admire, Marcel Proust et Gérard de Nerval ; car il s’agit de retrouver Sylvie, une femme sublime, une silhouette évanescente, une petite fille dont il était tombé amoureux lors de vacances d’été dans une village balnéaire prénommé Saint-Savin. Et pour retrouver Sylvie, il faut retourner dans le paradis de l’enfance à la recherche du temps perdu….

[…]

Ce magnifique roman se place d’emblée sous le signe du merveilleux, du rêve et du mystérieux. Dans une écriture magnifique et envoûtante, Jourde nous décrit des silhouettes féminines vaporeuses, fantomatiques, sorties directement des livres de contes. Il nous livre sa propension pour le monde du sommeil et des rêves. Mais la figure idéale demeure inaccessible et

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provoque une désillusion. Car l’œuvre de Jourde est basée sur l’opposition de la lumière et de l’ombre, du songe et de la réalité. Il y a donc des passages qui touchent au sublime et d’autres au grotesque, à la bouffonnerie. Du côté de la magie, de l’image d’Épinal, on retiendra les magnifiques attentes dans le buisson de la vieille maison mystérieuse, quêtant l’apparition de la femme idéale. Il y a aussi la poursuite malheureuse une soirée d’hiver de la figure fantomatique. Ou encore la description magnifique de la grand-mère de Sylvie isolée dans sa maison, toute droit sortie d’un livre d’antan. Du côté du réel, de la désillusion, il faut placer toutes ces diatribes contre le monde tel qu’il est aujourd’hui (contre la bureaucratie, le journalisme etc…) ; on reconnaît ici le talent de polémiste de Jourde ; pour lui, le paradis est réellement derrière nous et impossible à rejoindre. Nous reste que le souvenir…

Le merveilleux, le lyrisme sont ponctués de scènes bouffonnes qui font parfois vraiment rire : l’amoureux transi attendant dans le buisson tombe soudain dans la gadoue ou rêve d’être une serviette de bain pour mieux enlacer Sylvie…

On retiendra également la construction extrêmement riche du roman : il s’agit d’un kaléidoscope de discours qui s’enchevêtrent et se rejoignent : celui de l’amoureux, celui de Denise et celui d’un ami. On n’est jamais loin d’une nouvelle révélation qui relance l’intrigue. D’autant plus que le narrateur adresse son discours à un destinataire inconnu dont on ne saura l’identité qu’à la fin…

On l’aura compris, ce roman est un magnifique histoire d’amour au pays perdu de l’enfance. Il faut préciser que l’histoire se déroule sur à peu près soixante ans ; la fin n’est pas sans évoquer celle du magnifique Elisa de Jacques Chauviré.

C’est l’un des romans les plus riches et les plus beaux que j’ai lu depuis ces derniers mois. Beaucoup de thèmes sont convoqués : l’amour, le souvenir, l’enfance, la littérature et la poésie, la critique de la société contemporaine, la tentation du rêve, la schizophrénie …Pierre Jourde aurait largement mérité un Goncourt ou un Médicis. L’heure et l’ombre m’envoûtera encore longtemps.

Laissez-vous hypnotiser….

Sylvie, Passion des livres

Jourde revient avec un roman mélancolique qui, s’il ne prête pas le flanc à la polémique, n’en est pas moins une splendeur. Un récit à fleur de peau, où les réminiscences et les rêves éclaircissent tant bien que mal le socle de la réalité.

Un étudiant en médecine - et autoproclamé «champion de l’oubli» - tombe amoureux d’une femme plus âgée, Denise. Le jeune homme décide de partir avec elle, jusqu’à la mer. Plus précisément, jusqu’à la petite bourgade sans histoire de Saint-Savin. Sans histoire, c’est vite dit, car le nom de ce village prend une résonance particulière dans la mémoire des deux amants. Pour Denise, ce lieu lui rappelle son passé de médecin de campagne, son lien avec une petite fille et son père schizophrène. Le narrateur, lui, associe Saint-Savin à Sylvie, son amour d’enfance. Les faits se croisent, remontent à la surface grâce à l’imagination ou aux éclaircissements de proches. Les strates temporelles se superposent, les zones d’ombre aussi. Voilà qui explique ce titre énigmatique, L’heure et l’ombre.

Dans une langue subtile et élégante, il utilise remarquablement sa trame et ses personnages sensibles pour donner chair et tension à une méditation romanesque sur la réalité, où s’entrechoquent les mots «illusion», «simulacre» ou «temps». S’il trouve un équilibre idéal entre la fiction et la théorie métaphysique, le romancier se permet, en outre, quelques clins d’œil à Marcel Proust et à sa quête du Temps retrouvé, véritable clé de L’heure et l’ombre.

Baptiste Liger, Lire

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Roman . L’enfance dure toute une vie quand on y a découvert l’amour. Une profession de foi romantique d’un écrivain qui révèle son côté le plus tendre.

[…] Disons tout de suite que celui qui s’était fait connaître comme un pamphlétaire et un satiriste impitoyable, tout en démontrant dans deux savoureux chapitres que sa plume n’a rien perdu de son vitriol, se révèle étonnamment à son aise dans la peinture de la tendresse des amours enfantines, des émois adolescents, des pudeurs de la maturité. Il y fait montre d’une finesse d’observation, d’une acuité d’analyse qui le rattacheraient à la grande tradition du roman psychologique français si d’autres filiations ne se faisaient jour. Nerval, évidemment, et l’allusion à Sylvie n’est pas fortuite, encore que les anecdotes diffèrent sensiblement. On préférera peut-être l’ambiance très proustienne des évocations de Saint-Savin qui, par d’autres voies, aiguillent le lecteur sur un Balbec où la famille de Sylvie serait le nouvel avatar de la « petite bande « des « Jeunes filles en fleur «. Mais c’est avant tout dans le règne du souvenir, dans la sensibilité à l’oeuvre du temps sur les mémoires et sur les corps que se lit le mieux cette connivence secrète. On a scrupule à proposer des références aussi écrasantes. Mais l’auteur est solide, et le texte est suffisamment personnel pour ne pas se laisser réduire à un exercice appliqué.

Pierre Jourde nous conte une histoire pleine de surprises à laquelle le lecteur le plus retors se laisse prendre, ménageant ses effets jusqu’au

rebondissement final, avec une grande économie de moyens, laissant l’émotion passer au compte-gouttes. Nous sommes ainsi tenus à la bonne distance entre la sensiblerie, qui serait terrible, et la sécheresse, catastrophique. Comment fait l’auteur pour ne pas tomber dans l’une ou l’autre ? Peut-être question de bon goût, plus sûrement de confiance en une écriture classique, épurée, sonnant juste, au service de l’émotion et d’une certaine idée de la littérature. Mais lisons : c’est la confirmation d’un talent original, et de belles heures pour qui se laissera tenter.

Alain Nicolas, L’humanité

Pierre Jourde déroule ses considérations sur la nature des sentiments en de belles variations proustiennes. Atmosphère qu’il contrarie par sa seconde histoire, plus fantastique, énigmatique. […] Jourde convainc parce qu’il a trouvé l’astuce qu’il fallait : un narrateur extérieur, témoignant sans avoir rien vu, relatant des propos recomposés à sa guise qui laissent tout loisir au lecteur de trouver sa voie, entre abnégation et auto-destruction

Daniel Martin, L’express

On a connu et aimé Pierre Jourde en tant qu’essayiste et critique acerbe de la littérature de son temps. On l’aime encore plus en romancier subtil, explorateur poétique des fêlures de l’homme et des mystères de l’amour.

Son dernier roman, L’Heure et l’ombre, est d’une beauté à couper le souffle. Jourde y entremêle plusieurs intrigues en superposant les discours narratifs. Au cœur de ce livre chorale, se trouvent les monologues croisés d’un jeune homme et de Denise, sa compagne, en route pour une station balnéaire du nom de Saint-Savin. Dans la voiture, pendant leur voyage nocturne, l’un et l’autre raconteront les souvenirs qui les relient à cette ville. Pour lui, ce sont les vacances familiales de sa jeunesse, durant lesquelles il a rencontré Sylvie, son premier (et unique ?) amour. C’était le moment magique des premiers émois et des exaltations irremplaçables. Pierre Jourde excelle à décrire cet état dans une langue raffinée et mélancolique. Et si le prénom de la jeune fille est sans aucun doute un clin d’œil à Nerval, on ne peut s’empêcher de penser à Baudelaire et son «vert paradis des amours enfantines» : «Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs / Et l’animer encore d’une voix argentine / L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?». Ce soliloque trouve un écho dans celui de Denise, tout aussi mystérieux et sensible, et dans les nombreuses voix habitant ce récit labyrinthique et envoûtant qui est sans doute ce que Pierre Jourde a écrit de meilleur. Un très grand roman !

YN, Le petit bulletin

La première page hoquette... La machine de la

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mémoire se met en branle. La confidence qui s’ouvre, celle de toute une vie, sera riche de méandres, d’allers et retours entre réel et imaginaire, espoirs et désillusions. Complexe et envoûtant, ce roman sonde l’épaisseur du temps. Il ramène le narrateur à Saint-Savin, la ville balnéaire où il a passé tous les étés de son enfance, le lieu de naissance du sentiment amoureux.

L’homme qui parle se souvient, étudiant en médecine, avoir repris la route, une nuit de juin, avec sa compagne, Denise, vers Saint-Savin. Ce nom avait résonné familièrement en elle et l’amène, durant le voyage, à explorer un épisode de sa vie, du temps où elle exerçait comme médecin de campagne. Le récit inquiétant de sa relation avec une enfant en souffrance, vivant seule avec son père, est déjà un roman dans le roman. Le trouble en est jeté.

Arrivé à Saint-Savin, le narrateur se met à relire les chapitres de son enfance : l’attirance irrémédiable du petit garçon vers une villa voisine, empreinte de magie. La maison de Sylvie, qu’un jour, enfin, il approche. Superbes pages sur les émotions d’un premier amour qui se posera en éternel et inaccessible féminin.

EN QUÊTE D’ABSOLU

A ce stade, Pierre Jourde a déjà offert une belle variété de plaisirs à son lecteur, confession mélancolique, suspense, peinture de la province, rendu subtil de sensations si vives encore. S’ensuivent les étapes gâchées d’un amour, le narrateur tournant sans fin autour de l’objet de son désir. Mais comment renoncer à cette quête de l’absolu dont Sylvie est l’incarnation ? Elle prend des allures fantastiques : est-ce bien elle qui lui apparaît, des années plus tard, au coin d’une rue, ou cette vision n’est-elle que le fruit de son imagination, miroitante comme l’eau des canaux de Bruges-la-Morte ?

Au terme de cette succession de rendez-vous manqués avec soi-même, mais nombreux avec la littérature, l’heure sonnera où les ombres se rejoignent. En chemin, et au risque de dérouter son lecteur, l’auteur aura joué des registres les plus divers, entrecoupant son introspection d’une identité vacillante de pointes satiriques - la scène d’anthologie où un enfant roi fait régner sa loi sur une soirée d’adultes déclenche un rire inextinguible. Si le pamphlétaire que l’on sait

s’illustre dans les coups de colère, le grand désabusé montre son talent à peindre les sentiments les plus éthérés dans ce livre d’hommage aux sortilèges de la fiction.

Valérie Marin La Meslée, Le Monde

Quel beau titre… L’Heure et l’Ombre, aussi douces et lumineuses que le secret des voix calmes s’élevant entre les lignes de ce magnifique roman. Mezzo voce, elles nous susurrent une éternité où le passé est plus doux que le présent. Une histoire d’amour perdu, de souvenirs, de regrets. Le temps n’y a plus d’horloge, s’épaississant, disparaissant, se solidifiant. Amoureux, douloureux, il s’enfuit dans une lumière obscure, tamisée, tendre quand l’heure recueille la longueur des ombres, la fraîcheur de l’air, nous ouvrant délicatement la porte d’un autre monde. Bienvenue dans l’univers littéraire de Pierre Jourde, toujours aussi fascinant.

Un homme, le narrateur, retourne en voiture avec sa compagne vers le pays perdu de son enfance. Saint-Savin, un monde tendre et glacé plein de parfums d’antan, d’enchantement, de rêves et de questions. C’était le temps « d’un amour chimérique et désuet, construit avec rien, des brindilles de faits, des détritus de réel. « Il tient au mythe du retour à un passé inchangé. Or, Saint-Savin est un pays commun où les souvenirs de sa compagne vont étrangement éclairer les siens, enfouis, parsemés d’ombres, de fascination, de jalousies et de métamorphoses. Une à une et à pas mesurés, de nouvelles voix entrent dans le récit, glissant de surprenantes lueurs dans la forêt obsédante de ses temps luttant les uns contre les autres. Sa solidité de façade s’émiette au rythme des révélations et des aveux sans cesse différés dans ce voyage qui va ébranler la relative stabilité des choses.

Pierre Jourde est au meilleur de sa plume. Mélancolique et poétique, il nous offre l’élégance et la pudeur du Pays perdu, la fantasmagorie, l’onirisme et l’acidité des Festins secrets, et sa voix, unique et délectable. Il joue sur les visions et les dédoublements, la qualité de l’air et la texture de l’heure, la douceur des ombres et l’incertitude des formes, les descriptions minutieuses et la densité des mots, creusant dans la substance littéraire la matière pour rendre une atmosphère si

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particulière. Ses jeux de lumières et ses combinaisons de temps incertains lui ouvrent des espaces de liberté où il se permet, d’un regard critique et acide, d’égratigner la ménagerie du bonheur ordinaire. Ni caustique ni fantasque, il dose à merveille. Il a du rythme, le sens de la progression, de l’attente nécessaire qui rehausse le dénouement. Aujourd’hui, il cajole, enveloppe de mots choisis, caresse l’âme du lecteur qu’il abandonne dans la douceur de la fin, sous le bleu profond du ciel. Demain ? On verra bien. Cet écrivain est un cadeau. Mais chut, c’est un secret à partager…

L’Heure et l’Ombre figurait dans la première sélection du prix de Flore 2006. Il a obtenu le prix Folies d’encre 2006 et le prix Millepages 2006.

Pascale Arguedas, Calou

Très beau roman d’une poésie étonnante, inénarrable et envoûtant, plein de lyrisme et de fantastique où plusieurs mondes se croisent et finissent par se rejoindre ou se superposer. Le lecteur est comme bercé sur ce doux flottement évanescent de souvenirs qu’on ne veut pas quitter, de rêves qui nous obsèdent, du passé qui nous hante. Lisant ce doux livre mélancolique, on ne peut s’empêcher de penser aux ‘Filles de Feu’de Nerval. Une atmosphère similaire dans la description de La femme aimée, idéalisée, distante et poursuivie, comme une chimère dont on n’est jamais très sûre de saisir les contours, d’autant plus fuyante que le narrateur voudrait l’avoir à lui tout seul.

Un côté très vaporeux, désincarné mais qui fait, en fait, tout le charme de ce livre puisque, même conscient de cette irréalité flottante, on est plus que consentant pour se laisser prendre au jeu. A d’autres moments, le narrateur semble être comme un alter ego masculin de Sabina dans ‘L’insoutenable Légèreté de l’être’, indécis dans ces choix, hésitant et volontaire en même temps. Mais le rêve se brise, le miroir se casse. Où est la réalité, où est le rêve ? Trop de réalité ou trop de rêve ? Les chimères sont mortes ou trop vivantes ? La réalité nous rattrape tous à un moment ou un autre, qu’on le veuille ou non, il faut vivre incarné. Les passages de "critique sociale" de la réalité actuelle qui nous entoure sont assez savoureux. Ils pointent bien là où ça fait mal ! Les diatribes s’en prennent

en particulier aux journalistes et à la bureaucratie, mais au fond on est tous concernés par ce monde "conventionnalisé" où être original est presque un crime. Un livre à savourer comme une madeleine...

Veerle Persoons, Evene.com

Ciel, un nouveau Pierre JOURDE... Après la claque de "Festins secrets", se jeter sur "L’heure et l’ombre" relève du naturel le plus élémentaire. Et surprise, JOURDE se calme question critique sociale pour se concentrer sur des personnages de plus en plus éthérés. Une ambiance onirique qui hante un récit là encore tout sauf naturaliste [malgré quelques moment d’anthologie relatés plus bas], via une histoire retorse et machiavélique...

Pour le critique, le travail ne manque pas. Comment ne serait-ce que tenter de résumer une histoire qui réconcilie CELINE, Alain FOURNIER, MAUPASSANT, POE et bien sûr, NERVAL ? Roman à tiroir, L’heure et l’ombre se mérite. On y suit les dérive de quelqu’un qui écoute quelqu’un d’autre qui a été témoin de quelque chose vécu par un type curieux, lui-même narrateur ou acteur d’une vie mystérieuse mais peut-être que non, finalement.

Bon. - Résumons.

Lent ballet articulé autour d’un amour fou et/ou impossible, plusieurs personnages [des fantômes? Pas impossible] tournent lentement autour de la mystérieuse station balnéaire de Saint-Savin. Image d’un père absent et amnésique qui abandonne sa famille pour en fonder une autre et dépérir à demi-fou dans une maison isolée, laissant sa fille se débrouiller seule dans un village de fin du monde [comme il en existe des milliers en France]. Image d’un jeune homme qui perd sa vie à la gagner et sombre dans la démence en tentant de retrouver un amour d’enfance. Image d’une jeune fille obligée de simuler sa propre mort pour échapper à l’indicible. Image de deux amis séparés par la vie, même si cette dernière n’est, comme de juste, rien d’autre qu’un malentendu.

Et au milieu de ce foutoir remarquablement bien organisé qui lorgne vers un fantastique subtil et

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élégant [avec parfois une petite touche Lovecraftienne proprement terrifiante], quelques saillies hilarantes sur le monde moderne, forcément décérébré au regard de ce passé fantasmé qui n’en finit jamais de fuir : un dîner avec une famille homme-femme-enfant insupportable qui s’étire sur une dizaine de page et qui fera hurler de rire celles et ceux qui savent à quel point les enfants peuvent peser sur la conversation. Une rencontre avec une famille de français moyens comme on en trouve partout et quelques jolies lignes contre la stupidité inhérente aux poses machistes affichées par la rappeurs les plus crétins... Mais ce serait maltraiter le roman que de le réduire à ces quelques anecdotes.

De fait, L’heure et l’ombre est un long et beau poème. Obscur, effrayant, angoissant et souvent vicieux, il happe le lecteur au risque de l’étourdir. L’exceptionnel talent littéraire de Pierrre JOURDE y fait beaucoup, même si l’animal se lâche parfois au détour d’un chapitre au risque de semer le lecteur qui rame derrière en attendant une explication qui, on s’en doute, ne viendra jamais.

Le cafard comique

Petite station balnéaire de Bretagne, la ville de Saint-Savin brille dans le souvenir telle une énigme. À mi-chemin entre le réel et le mythe, c’est le lieu où le narrateur, exerçant le métier de médecin, vécut autrefois un amour d’enfance avec Sylvie, une fillette des environs. Mais c’est aussi un nom qui résonne de manière à la fois étrange et familière pour Denise, la compagne du narrateur, qui l’entendit prononcer, une dizaine d’années auparavant, par la bouche de Diane, une enfant délaissée par un père sujet à des crises de somnambulisme et qu’elle eut à suivre médicalement. Jusqu’à quel point ces deux histoires censées être étrangères l’une à l’autre se recoupent-elles pour à la fin, peut-être, ne faire qu’une ? Entamant une course contre la marche des heures, le narrateur et Denise décident, nuitamment, de retourner en voiture à Saint-Savin pour tenter de se plonger à nouveau dans le passé comme on plonge dans la mer.

Écrit dans un style épousant la pente capricieuse de la rêverie et du songe, L’Heure et l’Ombre est un texte sensible et émouvant sur le « désir de merveilleux

». Il interroge les limites improbables entre le réel et l’apparence, et l’effort constant, qui n’est autre que celui de la fiction, pour tenter de les faire coïncider. Comme l’indique la quatrième de couverture du livre, il y a bien des analogies entre ce roman et la plus belle des nouvelles des Filles du feu de Nerval, « Sylvie ». Ces deux textes, que séparent les siècles, se rejoignent en effet dans une méditation partagée sur la nature ambivalente de l’amour et le caractère irréversible du temps.

Thomas Régnier, Le magazine littéraire

Le nouveau roman de Pierre Jourde aborde un rivage inattendu : celui de l’amour romantique. De quoi faire passer la littérature de l’estomac au coeur.

Comme dans Pays perdu ou Festins secrets, le récit et le roman précédemment parus chez le même éditeur, L’Heure et l’ombre débute par la narration d’un voyage. Moyen, pour Pierre Jourde, de nous faire entrer peu à peu dans son univers teinté de fantastique. Ce n’est pas là, la seule résurgence de ce roman : on retrouve le don qu’a l’auteur de dresser un portrait des petites villes de province, ou son attirance pour les forêts à la pénombre romantique.

Le voyage inaugural est celui que fait le narrateur (on ne saura qu’à la fin du livre qui il est) en voiture dans la compagnie de Denise, une jeune femme qui le fascine.

Lui, au moment des faits, est encore élève en médecine, elle, en est revenue : de la médecine aussi bien que de la fréquentation des hommes. Ils filent tous deux vers la station balnéaire de Saint-Savin et la durée du voyage sera pour elle celle de son récit : elle dit dans quelle ville enterrée de Bretagne elle exerça la médecine et ce qui lui arriva alors, qui scella peut-être sa carrière. C’est une enfant qu’elle découvre dans la salle d’attente de son cabinet médical et qui disparaît avant même qu’elle ait pu lui adresser la parole. Une enfant seule, comme un fantôme ou une âme entre la vie et la mort. La mère de cette enfant a disparu, son père, qui est étranger à la petite ville, a conduit son garage à la faillite et se transforme peu à peu en ombre. Denise, immanquablement, est attirée par l’enfant, Diane, qu’elle voit la nuit ou sous la pluie jouer seule dans le jardin abandonné de sa maison.

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Elle ira à sa rencontre comme on court à sa destinée, tentera de soulager la petite fille de sa souffrance, ses angoisses, mais ne pourra s’élever contre Martin son père, qui souffre d’un mal étrange.

Pierre Jourde excelle à plonger le fait-divers qu’il bâtit dans une atmosphère entêtante, inquiétante et belle. Ce n’est que la première pièce d’une grande histoire d’amour. C’est par le nom de Saint-Savin que cette pièce-là va s’agréger à la suivante. Martin, certaines nuits, délire. Il semble être habité par un autre et c’est dans un moment de crise qu’il lâche, plusieurs fois, le nom de Saint-Savin.

Ce nom n’est pas sans effet sur le narrateur du roman. Saint-Savin, il connaît, il y a passé une bonne partie de ses vacances de l’enfance à l’adolescence. C’est même là qu’il est tombé amoureux, définitivement. Amoureux d’une jeune Sylvie (Diane et Sylvie : les prénoms nous ouvrent toutes les forêts). Celle-ci, orpheline de père, habite l’été dans la maison mitoyenne avec soeur et mère. Une année, un homme est là, qui disparaît, qui ressemble étrangement au portrait de Martin tel que dressé par Denise. Et si c’était le même homme ? L’hypothèse est séduisante, troublante, romanesque. Notre narrateur s’y accroche et retourne à Saint-Savin. L’hypothèse est aussi un prétexte à renouer avec l’amour absolu de la jeunesse. Pierre Jourde a ainsi pris un chemin de traverse (sous le couvert des forêts et du fantastique) pour aborder le véritable sujet du roman : l’amour. Car les autres pièces qui vont s’ajouter aux deux premières évoquées ne feront que suivre le fil fragile d’un amour comme on n’en vit plus. Un amour que le XIXe siècle aura réussi à pousser jusqu’à notre époque. Amour empêché que le silence et le mensonge statufient et rendent impossible. Donc : magnifique. On n’attendait pas l’auteur sur ce registre. Il évite les écueils du genre, la mièvrerie en premier lieu, qu’il remplace par une sorte de suspens. Au final, on s’est laissé embarquer et on a trouvé ça délicieux.

Thierry Guichard, Le Matricule des anges

C’est comme un éblouissement qui ne s’éteint pas et qui clignote lentement au fond de tout homme comme l’espoir d’atteindre à nouveau, et peut-être d’atteindre vraiment cette fois, ce moment magique

de l’enfance qui fonde notre propre réalité. Pour le personnage de L’Heure et l’ombre, c’est l’amour de vacances, si simple, si banal, et pourtant si fort, qui va déterminer tout. Et aussi le chemin improbable qui conduit celui qui ne peut oublier, même en galante compagnie, et tente de revenir sur les traces de ce qu’il fut. […]

Et en contrepoint, prenant appui cette fois sur Proust, qu’il connaît bien, Pierre Jourde nous entraîne dans son univers hors le temps, hors la détermination ponctuelle et si volontiers efficace quand l’art de Jourde est vaporeux, fait d’ombres qui s’étendent les unes sur les autres pour accaparer un lecteur comme en une nasse. Il n’y a rien, sinon un écran de fumée, derrière lequel se cacher ou écarter de la main pour voir au-delà. Ce rideau et cette fumée, qui confirme la virtuosité de Pierre Jourde, sont le roman même, sont comme un classique ce pour quoi il faut lire et dans lequel, comme un labyrinth, il nous perd, nous reprend par la main, nous surprend et nous lâche, seul, face à cette réalité : voici la littérature.

Loïc Di Stefano, Boojum

Pamphlétaire pas toujours bien inspiré, Pierre Jourde vient de publier un roman splendide. Par la grâce de son style et l’étrangeté de son atmosphère, L’Heure et l’ombre se démarque radicalement de la production actuelle. C’est un roman qui se passe de nos jours, mais que l’on dirait écrit par un romancier du XIXe. Tous les thèmes du romantisme sont ici présents : le rêve, la mélancolie, l’enfance, l’amour de la nature, la fascination pour les êtres absents. La réalité y apparaît comme « une illusion à décrire « pour reprendre l’expression de Flaubert. […] Peuplé d’ombres et de chimères, le texte de Jourde évolue en lisière de la folie. Déréglée, la réalité se dérobe sous nos yeux comme le sable sur certaines plages de la côte atlantique.

Sébastien Le Fol, Le Figaro

Depuis La Littérature sans estomac, paru en 2002, et Petit déjeuner chez tyrannie, Pierre Jourde passe pour le sniper des lettres françaises. Le Jourde et Naulleau, sublime pastiche du Lagarde et Michard, dézinguant

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les plumitifs de Saint-Germain-des-Prés, n’avait pas arrangé son cas. Quid alors de ses propres romans ? Des livres singuliers, profonds, à l’instar de Pays perdu, en 2003, puis de festins secrets, paru l’année dernière. […] Fascinant, sinueux, L’Heure et l’ombre est une somme de réflexions bien senties sur l’état de notre société, ses simulacres, ses servitudes, des mesquineries. Une réussite totale.

Delphine Peras, Le Magazine de l’Optimum

En somme, Pierre Jourde est un rêveur qui s’est fait une tête de cogneur. […] « L’heure et l’ombre « est un beau roman noir, parfaitement inactuel. Le narrateur digresse, dérape, prend son temps. Il est vrai que la gérontologie est sa spécialité. C’est un désespéré tranquille, un romantique froid, dont la jeune vie est déjà peuplée de fantômes. Avec une rigueur feinte, il mène contre l’oubli une enquête promise au non-lieu. Au terme de ce voyage enchanté, c’est Nerval et Huysmans que Pierre Jourde, fraternel, semble retrouver. Pour l’occasion, il ouvre une bouteille de chasse-spleen. En effet.

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur.

Pierre Jourde écrit sans doute comme il boxe : il tourne autour de son sujet, le travaille au corps avant d’enchaîner une série de coups. Il en avait déjà asséné quelques-uns à ses contemporains dans La Littérature sans estomac : là, c’est à la société qu’il réserve ses uppercuts. Pourtant, son dernier roman, L’Heure et l’ombre, commence comme un polar proustien et se poursuit comme un roman nervalien […] Quant aux dernières pages sur notre société vieillissante qui préfère croupir que mourir, végéter que s’en aller, elles sont aussi terrifiantes que bouleversantes. Et c’est dans cette ambiance de mouroir social et de déshérence affective que les personnages de Jourde se tiennent encore par la main avant de lâcher prise, avant de glisser dans l’oubli ; sur la fin de sa vie, le narrateur de Jourde part à la recherche du temps qu’il a perdu. A la recherche d’un temps retourné. Il trouve alors –et juste à temps - une forme de sérénité.

Olivier Maison, Marianne

Il faut se laisser porter par la prose somptueuse de Pierre Jourde, la profondeur de ces voix graves et tendres, reconnaître les signes posés çà et là qui nous conduisent vers un acquiescement en douceur. Ici, tout est harmonie secrète, mystérieuses correspondances, initiation comme dans « Sylvie « de Nerval. Cette œuvre tissée de main de maître vous fera oublier les heures passées à l’ombre de la lumière.

Emmanuelle de Boysson, Marie Claire

Un jeune homme plein d’avenir décide de retourner sur les lieux de son passé; une virée inopinée pour séduire une amante, lui offrir un crépuscule au bord de la mer. « Saint-Savin. » Trois syllabes qui, resurgissant des confins de la mémoire, invitent à l’histoire, l’exigent: cadre enchanté des étés de l’enfance pour lui, pour elle décor des hallucinations peut-être meurtrières d’un indi vidu trouble croisé dans une autre vie, la destination de ce voyage nocturne est le lieu de toutes les coïncidences. Le roman s’ouvre en même temps que les guillemets : car les récits s’imbriquent et se répondent d’une époque à l’autre, d’un chapitre au suivant; les personnages se font narrateurs de leur propre histoire, prêtant tour à tour leur voix à l’une de leurs vérités, avant de s’effacer lorsque le conteur reprend ses droits, lorsque l’itinéraire du roman les évince de l’histoire. Denise, qui accompagne le jeune homme vers la mer, relate les circonstances qui l’ont amenée à entendre ce nom de Saint-Savin; histoire qui contient en germe tous les éléments qui parcourent ce roman: brouillement de la réalité et des chimères — fruits du rêve, des caprices de la mémoire, d’une propension à l’idéalisation —, fantômes du passé ou de la mort, dédoublement et identité. Mais Denise est avant tout la figure féminine qui permet au passé de reprendre vie par-delà la mémoire; elle est aux yeux du personnage principal le double d’une autre figure féminine resurgie du passé : Sylvie. Au temps des amours enfantines, à Saint-Savin, Sylvie fut pour lui une incarnation de l’absolu féminin, le symbole même de l’amour, un reflet de la perfection. L’une le conduit à la mémoire de l’autre, qu’il croyait oubliée, effacée. Il faut faire le voyage, revenir à Saint-Savin pour recréer l’illusion: il est temps encore.

Dès lors, le récit se fait le palimpseste indéchiffrable du souvenir, du rêve, et d’une réalité abstraite, «

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fiction parmi les autres fictions». Celui qui revient dans l’espace croit revenir dans le temps, mais Sylvie est un mirage que le protagoniste ne peut aimer que comme absolu, lui refusant sa propre présence; figure sacrificielle de l’impossible coïncidence entre idéalisation et réalisation, elle ne peut être qu’illusion se glissant dans les « interstices de la vie», cherchant « la petite porte (...) qui s’ouvre entre les deux claquements de l’horloge qui marque les secondes» pour traverser le temps comme par magie. L’Heure et l’Ombre explore les replis du temps, déploie inlassablement les ressources de la fiction qui semble ne jamais pouvoir s’épuiser, s’enchantant d’elle-même. Histoires qu’on raconte, histoires qu’on se raconte: si la parole passe d’un personnage à l’autre, elle prend toujours l’apparence d’un discours direct, adressé à une deuxième personne mouvante, double intermittent du lecteur. Transmission de l’histoire d’un témoin à l’autre, d’une victime du chant de la sirène à l’autre, et glissement magique d’un conteur ensorcelé au suivant. Ainsi que se fabriquent les légendes.

Marie Delaby, La revue Littéraire

Un soir qu’il discute avec Denise, sa compagne, trois syllabes réveillent chez le narrateur un trésor enfoui de l’enfance : Saint-Savin, la ville balnéaire où il passait l’été avec ses parents, à côté d’une villa bruissant d’un bonheur irréel et peuplée de trois femmes, une mère et ses deux filles. La cadette, Sylvie, a d’ailleurs été sa première et décisive fulgurance amoureuse. A l’initiative de Denise, jeune femme éthérée toujours en quête d’interstices, le couple part retrouver ce lieu chargé de rêves et de souvenirs ; Denise, elle, narre une autre histoire étrange, également relative à Saint-Savin. Vont alors s’enchâsser une suite de récits comme autant de nouvelles à la mode du XIX siècle, des confessions mystérieuses murmurées selon l’opportunité d’instants hors du temps et intégrées à l’intrigue principale, des voix en relayant d’autres qui confinèrent une nouvelle dimension temporelle, à l’ombre de l’existence du narrateur, bref, une autre heure, régie par l’énigme toujours recommencée de Saint-Savin. Plutôt que de résoudre une intrigue, Jourde étoffe un mystère, élabore un infini suspens grâce à une construction raffinée, singulière, labyrinthique et fuyante. Ombre projetée d’une autre Sylvie, celle de Nerval, Jourde atteint au même onirique que le

poète dont les rêves dévoraient la vie, au même mystère, le Valois chargé d’antiques enchantements cher à Nerval se retrouvant ici en Saint-Savin. Ce que traque l’auteur, c’est une grâce disparue, toujours volatile, parfois brûlante et destructrice, qui rejaillit par instants derrière la crasse contemporaine. Et cette crasse, il la nomme et l’éreinte avec une exaltante maestria, ajoutant à son livre un aspect distraitement pamphlétaire : médecins, bobos parisiens, écrivaillons, provinciaux rancis, administration, culte de l’enfant-roi ou infantilisation des vieux, Jourde dresse un véritable panorama de la saloperie moderne, profanatrice de la grâce, de l’intelligence et de la dignité humaine, contrepoint trivial et burlesque de l’image sublime de Sylvie. Il y a tout cela à la fois dans L’Heure et l’ombre, sans lourdeur, sans scories, sans déséquilibre, mêlé à travers d’imperceptibles glissements qui confèrent à ce superbe roman la dynamique d’In vertige.

R.S.Chronic’Art