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CINÉ-CLUB NORMALE SUPPickpocket - Robert Bresson - FILM FRANÇAIS EN NOIR ET BLANC, 75 MN. SCÉNARIO : ROBERT BRESSON. AVEC : MARTIN LASALLE (MICHEL), MARIKA GREEN (JEANNE), JEAN PÉLÉGRI (L'INSPECTEUR DE POLICE), PIERRE LEYMARIE (JACQUES). Robert Bresson est l'un des artistes les plus importants du cinéma français. Auteur d'une oeuvre aussi riche que peu abondante (treize longs-metrages en quarante ans), il a fortement contribué a créer une nouvelle vision du cine- ma. Il est l'un des réalisateurs qui ont le plus fortement influencé la Nouvelle Vague (à mon avis bien plus que Renoir), et son influence sur le cinéma contemporain reste considérable (par exemple chez Kiarostami, Rivette, Kaurismaki, Hou Hsiao Hsien ou Ormibaev, pour ne citer que les exemples les plus évidents). Ses plus grands films (outre celui de ce soir, citons Les dames du bois de Boulogne (1945), Le journal d'un curé de campagne (1950), Un condamné à mort s'est échappé (1956), Le procès de Jeanne d'Arc (1965), Au hasard Balthazar (1966), Mouchette (1967), Une femme douce (1969), Lancelot du Lac (1974), L'argent (1983)) sont autant de classiques du cinéma francais.. Bien avant la Nouvelle Vague, Bresson fut en effet l'un des premiers à s'affranchir de l'héritage, appréciable mais contraignant, du jeu théatral. Un acteur de théâtre se doit en effet de représenter ses émotions ; en simplifiant, son rôle consiste donc a amplifier les réactions de son personnage tout en faisant passer ces exagérations pour naturelles (sinon plaisantes). Du reste, un metteur en scene de théâtre ne cherche généralement pas à cacher ses artifices ; le réel n'y est de toute facon pas copié, mais volontairement deformé : souvent épurés et stylisés, les décors n'ont pas pour but de faire eux-mêmes illusion, mais plutôt de contribuer a renforcer l'intimité avec les acteurs ; les objets présents sur scène sont rares et ont le plus sou- vent une fonctionnalité claire. Quant à la façon de parler des acteurs, elle est également très typée : comme le dit Bresson, << le ton du théâtre vient de l'obligation où se trouvent les acteurs de forcer leur voix. Ils ont en outre à s'exprimer par la parole autant que par les gestes. >> Bref, il y a là tout un code spécifique que le cinéma a souvent repris a son compte, et particulièrement en ce qui concerne le jeu des acteurs. Cependant, rien n'oblige un réalisateur a s'y soumettre. D'abord parce que les images représentent le réel ; et aussi, bien entendu, grâce au montage et à la mise en scène. En par- ticulier, les objets ont un statut different, et peu- vent plus facilement qu'au théâtre jouer un rôle important. Cela dans tous les sens du terme : un objet, selon la façon dont il est filmé, peut se dissimuler, mentir, être ambigu comme un acteur. L'intelligibilite du film ne repose donc plus sur les seuls personnages, entourés d'une foule d'objets qui comptent et peuvent eux- mêmes faire sens. On peut dire la même chose mardi 10 octobre 2000

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CINÉ-CLUBNORMALE SUP’

Pickpocket

- Robert Bresson -

FILM FRANÇAIS EN NOIR ET BLANC, 75 MN.

SCÉNARIO : ROBERT BRESSON.AVEC : MARTIN LASALLE (MICHEL),

MARIKA GREEN (JEANNE), JEAN PÉLÉGRI (L'INSPECTEUR DE POLICE),

PIERRE LEYMARIE (JACQUES).

Robert Bresson est l'un des artistes les plusimportants du cinéma français. Auteur d'uneoeuvre aussi riche que peu abondante (treizelongs-metrages en quarante ans), il a fortementcontribué a créer une nouvelle vision du cine-ma. Il est l'un des réalisateurs qui ont le plusfortement influencé la Nouvelle Vague (à monavis bien plus que Renoir), et son influence surle cinéma contemporain reste considérable (parexemple chez Kiarostami, Rivette, Kaurismaki,Hou Hsiao Hsien ou Ormibaev, pour ne citerque les exemples les plus évidents). Ses plusgrands films (outre celui de ce soir, citons Lesdames du bois de Boulogne (1945), Le journald'un curé de campagne (1950), Un condamné à

mort s'est échappé (1956), Le procès de Jeanned'Arc (1965), Au hasard Balthazar (1966),Mouchette (1967), Une femme douce (1969),Lancelot du Lac (1974), L'argent (1983)) sontautant de classiques du cinéma francais..

Bien avant la Nouvelle Vague, Bresson fut eneffet l'un des premiers à s'affranchir del'héritage, appréciable mais contraignant, du jeuthéatral. Un acteur de théâtre se doit en effet dereprésenter ses émotions ; en simplifiant, sonrôle consiste donc a amplifier les réactions deson personnage tout en faisant passer cesexagérations pour naturelles (sinon plaisantes).Du reste, un metteur en scene de théâtre necherche généralement pas à cacher ses artifices; le réel n'y est de toute facon pas copié, maisvolontairement deformé : souvent épurés etstylisés, les décors n'ont pas pour but de faireeux-mêmes illusion, mais plutôt de contribuer arenforcer l'intimité avec les acteurs ; les objetsprésents sur scène sont rares et ont le plus sou-vent une fonctionnalité claire. Quant à la façonde parler des acteurs, elle est également trèstypée : comme le dit Bresson, << le ton duthéâtre vient de l'obligation où se trouvent lesacteurs de forcer leur voix. Ils ont en outre às'exprimer par la parole autant que par lesgestes. >> Bref, il y a là tout un code spécifiqueque le cinéma a souvent repris a son compte, etparticulièrement en ce qui concerne le jeu desacteurs.

Cependant, rien n'oblige un réalisateur a s'ysoumettre. D'abord parce que les imagesreprésentent le réel ; et aussi, bien entendu,grâce au montage et à la mise en scène. En par-ticulier, les objets ont un statut different, et peu-vent plus facilement qu'au théâtre jouer un rôleimportant. Cela dans tous les sens du terme : unobjet, selon la façon dont il est filmé, peut sedissimuler, mentir, être ambigu comme unacteur. L'intelligibilite du film ne repose doncplus sur les seuls personnages, entourés d'unefoule d'objets qui comptent et peuvent eux-mêmes faire sens. On peut dire la même chose

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de la gestuelle : le réalisateur a la possibilité delui donner une signification bien plus impor-tante, en tout cas plus indépendante des autrescomposantes du jeu. Le précédent film deBresson, Un condamné à mort s'est échappé(passé il y a deux ans au ciné-club), illustraitdéjà nettement ce changement de perspective :le héros, un résistant qui cherchait à s'évader,était davantage confronté à des objets qu'à sescompagnons d'infortune, ou même qu'auxofficiers allemands. Ici, Bresson va plus loin,dans la mesure où l'homme se fait littéralementobjet. Michel, l'apprenti-pickpocket, est un per-sonnage très passif qui devient ce que ses mainsfont de lui.

La gestuelle devient donc le ressort le plusimportant du film. Le discours a essentielle-ment pour rôle de donner un rythme, il n'est qu'<< un élément de plus qui agit sur les autreséléments du film. >> Quant au jeu des acteursdans sa globalité, il est tout sauf théatral. << Jecrois qu'il faut revenir à la vie où l'automatismeoccupe une si grande place. >> explique l'au-teur, qui d'ailleurs confiait à Roland Monod,(l'un des acteurs d'Un condamné à mort s'estéchappé) : << Surtout pas de ton, pas d'inten-tion. Ne pensez pas a ce que vous dites,envoyez les mots machinalement... Lorsqu'onparle, on ne pense pas ce qu'on veut dire.Emporte par ce qu'on dit, on lache des motssimples, directs... L'acteur au cinema doit secontenter de dire son texte. Renoncer a montrerqu'on l'a deja compris. Ne rien jouer, ne rienexplique. >> Ceci n'empeche pas de recom-mencer les prises, bien au contraire ; ne pasinterpreter un texte peut se faire de nombreusesmanières, et un tel projet exige sûrement unegrande maîtrise. De fait, cette multiplicationcontribue aussi à faire perdre aux acteurs leursréflexes professionnels ; de nos jours, uncinéaste comme Hou Hsiao Hsien (GoodbyeSouth Goodbye, Les Fleurs de Shangaï) suitune démarche analogue en allongeant ses plans.Le but est toujours le même : dépuiller à toutprix le jeu de ses artifices. C'est ce qui conduitBresson à tourner la longue scène dans la garede Lyon << dans la foule, au mois de juillet, àl'époque des départs en vacances... >> C'estaussi la raison pour laquelle les mouvements decaméra sont si sobres : il s'agit de respecter leréel, non de l'interpréter, de sorte qu'un travel-ling ne se justifie que s'il permet de mieux com-prendre l'intériorité des personnages. Car tel esttoujours le but de Bresson : en se cantonnant au

fait, il veut suggérer l'intériorité. Explorer l'âmepar l'extérieur. Dans Pickpocket, sa méthode serévèle particulièrement efficace : la passivité deMichel permet au spectateur de mieux saisir lescourants qui le dirigent, jusqu'à la grâce finale.

Bien entendu, on n'est pas obligé d'adhérercomplètement aux théories de Bresson. On peutsans doute juger sa méthode extrême, refuser lebien-fondé de ses partis-pris et estimer, finale-ment, son oeuvre assez peu réaliste. C'estaffaire de point de vue. Mais il me semble quel'adhésion à l'éthique de l'auteur n'est pour lespectateur qu'une question relativement sec-ondaire. Après tout, on peut aimer Proust etFaulkner sans partager leur métaphysique. Demême pour Bresson : on ne sait trop s'il dépeintvraiment le réel, mais de tant de méticulositéjaillit une lumière, un langage épuré et spéci-fiquement cinématographique, qui de toutefaçon dépasse largement la simple chroniqueréaliste.

Frederic Auzende

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