philosophie et dÉveloppement organisationnel : dialectique

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PHILOSOPHIE ET DÉVELOPPEMENT ORGANISATIONNEL : DIALECTIQUE, AGIR COMMUNICATIONNEL, DÉLIBÉRATION ET DIALOGUE Roland Calori Lavoisier | Revue française de gestion 2003/1 - no 142 pages 13 à 41 ISSN 0338-4551 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-1-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Calori Roland, « Philosophie et développement organisationnel : Dialectique, agir communicationnel, délibération et dialogue », Revue française de gestion, 2003/1 no 142, p. 13-41. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier. © Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 27/01/2014 08h26. © Lavoisier Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 27/01/2014 08h26. © Lavoisier

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PHILOSOPHIE ET DÉVELOPPEMENT ORGANISATIONNEL :DIALECTIQUE, AGIR COMMUNICATIONNEL, DÉLIBÉRATION ETDIALOGUE Roland Calori Lavoisier | Revue française de gestion 2003/1 - no 142pages 13 à 41

ISSN 0338-4551

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-1-page-13.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Calori Roland, « Philosophie et développement organisationnel : Dialectique, agir communicationnel, délibération et

dialogue »,

Revue française de gestion, 2003/1 no 142, p. 13-41.

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Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier.

© Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Dans ce chapitre nous relions la capacité dedéveloppement d’une organisation (plusprécisément sa capacité d’apprentissage)avec certaines capacités cognitives et com-municatives de ses membres influents. Laréférence à plusieurs œuvres philo-sophiques permet d’identifier deuxniveaux : (1) les capacités logiques et lesrationalités sociologiques et (2) les pra-tiques de communication des individus. La« logique dialectique » est définie à partirde « Science de la Logique » de Hegel et de« l’hyperdialectique » selon Merleau-Pontyet Gurvitch. Le concept d’« agir communi-cationnel » est défini à partir de la « Théo-rie de l’Agir Communicationnel » deHabermas. Les concepts de dialogue et dedélibération, définis à partir de « l’Art de laRhétorique » d’Aristote et de la « NouvelleRhétorique », ont été déjà partiellementintégrés à la littérature sur l’apprentissage.Nous suggérons que chez un même individuet, par agrégation dans une organisation, lescapacités logiques, les rationalités sociolo-giques et les capacités communicationnellessont liées entre elles et liées aux capacitésd’exploration et d’exploitation de l’organi-

sation dans son ensemble (March, 1991). Lathéorie des organisations et le managementstratégique reconnaissent la nécessité d’unecoexistence des capacités d’exploitation etd’exploration; cependant la compréhensionde la dynamique d’exploration (émergence,innovation, conception, création de savoir,etc.) est encore mal maîtrisée. Les conclu-sions formulées dans ce chapitre suggèrentque le management stratégique, par défini-tion, est biaisé par une logique binaire et parune rationalité sociologique d’agir straté-gique alors que l’exploration est fondée surune logique dialectique et une rationalitésociologique d’agir communicationnel.Dans les deux premières sections de ce cha-pitre, nous présentons deux contributionsphilosophiques susceptibles d’enrichir lacompréhension de l’apprentissage organi-sationnel : les bases de la dialectique et lathéorie de l’agir communicationnel. Lalogique constitue l’outil de base de nos rai-sonnements et de la compréhension de nosrelations aux autres et aux objets dans l’es-pace et dans le temps. Par opposition à lalogique binaire (logique d’identité), noustentons d’expliquer les vertus de la logique

Philosophie et développementorganisationnel :

Dialectique, agir communicationnel,délibération et dialogue

Roland Calori*

* Texte paru dans :Développement de l’Organisation, Nouveaux Regards, dirigé par R. Durand, Economica, 2002,p. 185-216.

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dialectique (logique du mouvement) fondéepar Hegel dans Science de la Logique(1816, 1972, 1981, 1989) et de « l’hyper-dialectique » selon Merleau Ponty (1964) etGurvitch (1962). Puis nous nous intéres-sons à la rationalité sociologique desmembres de l’organisation. La « Théorie del’Agir Communicationnel » développée parJürgen Habermas (1981, 1984, 1987) offreune différenciation claire entre l’« agir stra-tégique » et l’« agir communicationnel » etexplique les vertus de cette dernière ratio-nalité. La contribution d’Habermas fournitun pont entre la théorie de la conscience(philosophie) et la théorie de la communi-cation (sociologie) ; en ce sens elle est aucentre de notre discussion sur les capacitésindividuelles et organisationnelles d’exploi-tation et d’exploration. « L’agir communi-cationnel » apparaît comme le fondementdu processus d’exploration.Dans la troisième section, au sein du vastedomaine traitant du développement organi-sationnel, nous identifions le domaine théo-rique qu’il est possible d’enrichir par cescontributions philosophiques, la théorie del’« apprentissage organisationnel », compo-sante de la théorie de la firme fondée sur laconnaissance (knowledge-based theory ofthe firm). Les différentes perspectives de cecourant s’accordent pour reconnaître lecaractère fondamental des capacités et pra-tiques de communication pour l’apprentis-sage : la discussion ouverte et le dialogue.Une ouverture vers la rhétorique (qui consti-tue d’ailleurs une première fertilisation phi-losophique) nous permet de définir quatreformes de communication : la démonstra-tion, l’argumentation fermée, la délibération(ou argumentation ouverte) et le dialogue.Dans la quatrième section, nous résumonsles liens entre les formes de communica-

tion, les rationalités sociologiques et lesformes de logique qui les sous-tendent. Ladécouverte de ces racines enrichit la théoriede l’apprentissage organisationnel (et indi-viduel) et la compréhension des processusde développement organisationnel.

1. Logique dialectique et métalogiquehyperdialectique

Au sein de la philosophie, la logique est ladiscipline, fondée sur des règles formelles,qui étudie le processus de pensée quelqu’en soit le contenu. C’est l’« organon »,l’instrument fondamental de la pensée et dela science et le préambule à toute philoso-phie (Aristote).

1.1. Logique binaire

La logique binaire, aussi appelée logique for-melle, considère chaque énoncé comme vraiou faux. L’ordinateur digital avec ses sériesrapides binaires composées de « 1 » et de« 0 » est l’emblème de la logique formelle.La logique formelle selon Aristote repose surune loi : « A » ou « non-A », « ceci est » ou« ceci n’est pas ». La logique binaire est fon-dée sur le principe d’identité, de permanenceet d’exclusion du milieu (Ford et Ford, 1994).Elle n’est pas concernée par la formalisationdu changement, toutefois, selon la logiquebinaire, le changement est interprété commeun remplacement : suppression de « A »,remplacement par « B » (Ford et Backoff,1988) et l’ambiguïté est ignorée.Les membres d’une organisation (dont lesmanagers) qui raisonnent suivant les règlesde la logique binaire pensent aux stratégiesen termes de vérités alternatives exclusives(idées et moyens d’actions) ; ils pensent entermes de « soit…, soit… » (ceci ou cela).Ils perçoivent le changement comme unchangement douloureux de vérité, qu’il est

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préférable d’éviter tant qu’une preuve defausseté n’a pas été démontrée (logique-ment et/ou par le résultat d’actions).Le fragment suivant de monologue par undirigeant (probablement inspiré par MichaelE. Porter) illustre cette forme de logique :« L’entreprise qui est « stuck-in-the-middle » doit faire un choix clair et net, soitelle tente de devenir le leader en coût, soitelle doit se focaliser sur un segment particu-lier, soit elle doit réussir à se différencier desconcurrents d’une manière ou d’une autreUne fois que vous êtes « stuck-in-the-middle » ça prend du temps et beaucoupd’efforts pour s’en sortir. […] Si vousessayez de combiner une stratégie de coûtavec une stratégie de différenciation vousêtes condamnés à l’échec ».Un tel processus de réflexion se traduit géné-ralement par une rhétorique de démonstra-tion de la vérité aux autres membres de l’or-ganisation, et se fonde sur des preuvesdéduites et/ou démontrées par les résultatsd’actions passées, c’est-à-dire sur une ratio-nalité sociologique d’« agir stratégique »selon les termes choisis par Jürgen Haber-mas (1981, 1987). « L’agir stratégique » estdéfini par le concept de décision parmi desvoies d’action alternatives, pour atteindre unbut désiré par l’acteur.

1.2. Logique dialectique

La logique dialectique conçoit le change-ment comme le résultat de tensions bipo-laires entre forces opposées. Pour Hegel(1816, 1972, 1981, 1989), penser comprendtrois opérations distinctes : la compréhen-sion, le raisonnement dialectique et le rai-sonnement spéculatif. Par la compréhen-sion, nous définissons ou déterminons unconcept. Le raisonnement dialectique est lemouvement de la pensée qui répond à la

limite définie par la compréhension enallant vers le concept opposé qui se trouveau-delà de cette limite. Le raisonnementspéculatif réfléchit au mouvement completdu concept original vers son opposé et auretour vers le concept original (le négatif dunégatif), établissant ainsi une perspectived’ensemble qui explique comment les deuxcontraires se combinent dans une uniquepensée complexe (Burbidge, 1993).Les principes de la logique dialectique hégé-lienne ont été appliqués pour expliquer ladynamique de la société et des organisations(par exemple Benson, 1977). La traductionde ce processus de raisonnement dans lesthéories du changement social a produit lesidées suivantes : le changement est générépar la tension entre des forces opposées, unepression extrême (en quantité) d’une forcesociale sur son opposant conduit à un chan-gement en qualité, une révolution danslaquelle la forme dominante précédente estniée. La pensée dialectique a été (et estencore) souvent critiquée pour la fermetureque semble imposer la synthèse au mouve-ment thèse-antithèse et pour l’impression deprogression inéluctable et idéaliste vers« l’idée absolue ». Nous soutenons (avecd’autres philosophes lecteurs de Hegel) queces critiques ne sont pas fondées. Hegel n’ajamais écrit que le concept original et sonnégatif sont perdus dans une synthèse : « Lenégatif du négatif consiste à unifier une pairedonnée de concepts contraires qui s’impli-quent mutuellement, dans un sens en les pré-servant et dans un sens en les abolissant, éli-minant ainsi leur caractère contradictoire,tout en étant proche des deux en termes decontenu » (Forster, 1993 p. 148). En outre, lalecture de Science de la Logique,ouvragedans lequel Hegel explique dans le détail lalogique dialectique, montre que l’idée abso-

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lue n’est autre et toujours que l’idée de mou-vement continuel entre l’« idée théorique »et l’« idée pratique » (donc certainement pasune fermeture). La dialectique de « l’être »révèle les principes de cette logique, et deuxconcepts, devenir et relier, sur lesquels unethéorie du renouveau organisationnel peutêtre construite.

1.3. Dialectique de l’être

La dialectique de l’être : « Être-Néant-Devenir » est la composante élémentaire detoutes les pensées, elle définit les termes dela logique dialectique hégélienne. Elle est lepoint de départ de nombreux questionne-ments ontologiques et logiques. Elle com-prend trois étapes : la compréhension de

« l’être », de « l’être-là » et de « l’être pour-soi », résumées dans le schéma 1.

L’être

Quand nous pensons à « l’être » comme idéepure, hors de tout contexte, nous réalisonsque nous commençons à penser « néant »,car sans détermination de l’être, il n’y a rienà penser. Le « néant » aussi est indéterminé,comme « l’être », mais en même temps c’estaussi quelque chose à quoi nous pensons, etpenser au « néant » nous renvoie à « l’être ».« L’être pur et le néant pur sont la mêmechose. Ce qui est la vérité, ce n’est ni l’êtreni le néant, mais le fait que l’être non pointpasse mais est passé en néant, et le néant enêtre. Pourtant la vérité, tout aussi bien, n’est

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Figure 1LOGIQUE DIALECTIQUE SELON HEGEL

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pas leur état-de-non-différenciation, mais lefait qu’ils sont absolument différents, et quepourtant, tout aussi immédiatement, chacundisparaît dans son contraire. Leur vérité estdonc ce mouvement du disparaître immédiatde l’un dans l’autre; le devenir ; un mouve-ment où les deux sont différents, mais par letruchement d’une différence qui s’est dis-soute tout aussi immédiatement » (Hegel,1816, 1972, p. 23-24). Devenir existe en pen-sée comme un moment dans la transition, un« être-là » (dasein en allemand,determinatebeing en anglais).

L’être-là

« L’être-là » est l’unité dans laquelle l’être etle néant (contraires) sont préservés, à uncertain moment en un certain lieu, le pointde départ d’un nouveau mouvement de lapensée. À un certain moment en un certainlieu, l’être-là peut être qualifié et devient« quelque chose ». Le négatif de « quelquechose » est une « autre chose ». Une « autrechose » est aussi immédiatement « quelquechose ». Par sa nature même, « quelquechose » est lié à « autre chose ». La« limite » est le point qui sépare les deux,qui les distingue et qui permet de les définirtous les deux, les « quelque chose » sont« finis ». Dans le « devoir être » (ought)commence la transcendance de la finitude,le « devoir-être » rend possible en pensée leprogrès impossible vers l’infinité qui est unpur idéal. L’être-là qui dépasse lalimite devient « être-pour-soi », le négatif serapportant à soi, « l’être déterminé absolu ».

L’être-pour-soi

« L’être pour-soi » (fürsicheinen allemand,being-for-self en anglais) est d’abord etimmédiatement un être-pour-soi : un« Un ». La relation négative de l’un avec

soi-même est la répulsion qui le fait sortirde soi-même. Ce sortir-de-soi conduit à de« multiples uns », d’abord repoussés et niés.La répulsion définit ainsi la relation entreles « multiples uns ». Les multiples uns sepréservent par leur répulsion réciproque.Puis la négation de la répulsion permet deretrouver l’être-pour-soi. « […] La répul-sion est elle-même relation : l’un qui exclutles uns se relie à eux, c’est-à-dire à lui-même. Donc la relation négative des unsentre eux n’est qu’un mouvement ensembleavec soi. […] Ce mouvement des multiplesuns dans un seul un est attraction […](Hegel, 1816, 1989, p. 171-172).La répulsion de la répulsion devient attrac-tion, s’il n’y avait pas de multiples uns il n’yaurait pas matière à attraction. Si l’onconcevait l’attraction comme totalementaccomplie, les multiples uns fusionnés dansun seul un, il n’y aurait plus qu’un un inerte.De même si l’on concevait la répulsioncomme totalement accomplie, les multiplesuns dispersés et non reliés, il n’y aurait plusqu’un vide inerte. L’unité parfaite engendrel’inertie, la division parfaite engendre levide, la pluralité engendre le mouvement.La « relation » (relier) est une condition dumouvement, d’abord par la reconnaissancedes limites qui définissent l’être à un momentet en un lieu donné par rapport à l’autre et àsoi-même, et par les tensions, répulsion-attraction, qui caractérisent l’être-pour-soi etle relient aux autres et à soi-même. Le « deve-nir » exprime le mouvement de l’être par ledevoir qui le pousse à transcender ses limiteset par les tensions, préservation-transforma-tion, qui le poussent à la relation avec lesautres et avec soi-même. Les concepts dedevenir et relier définissent les mouvementsau cœur de la logique dialectique, ils sont liésentre eux par la chaîne d’idées décrite en

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schéma 1, suivant les trois étapes de la déter-mination de l’être.De cette analyse il ressort également que lesnombreuses critiques habituelles faites à ladialectique Hégélienne sont injustes : la syn-thèse n’abolit pas les termes d’origine et leconflit (la répulsion) est inséparable de l’at-traction réciproque. Adorno (1984) a claire-ment confirmé cette conclusion : « la notionde synthèse n’est pas un moment de ferme-ture ou d’oblitération des pensées précé-dentes, au contraire, elle représente uneopportunité infinie d’ouverture, car tout cequi est nouveau préserve les vieilles contra-dictions dans la mesure où elles sont médiati-sées dans le nouveau » (Adorno, 1984, p. 38).Aussi étonnant que cela puisse paraître,comme le notent Modell (1996) et Carr(2001) : Hegel a été le premier « psychologuede l’intersubjectivité et de la relation ». Pourlui, la réalité du soi, la conscience de soi,requiert la reconnaissance par une autreconscience de soi (une relation).Les membres d’une organisation qui pen-sent selon les principes de la logique dia-lectique sont ouverts aux oppositions, auxcontradictions et aux argumentations avecles autres. La référence au dialogue estencore plus nette chez d’autres philosophesconcernés par le mouvement, et qui propo-sent des dialectiques sans synthèse appelée« hyperdialectiques » (Gurvitch, 1962 ;Merleau-Ponty, 1964).

1.4. Métalogique hyperdialectique

Plusieurs modes de raisonnement « hyper-dialectiques, » permettent de comprendreles phénomènes sociaux complexes, il nes’agit plus de logique au sens strict maisplutôt de « métalogiques » (telles que défi-nies par Morin, 1991, p. 194) qui rendentcompte des multiples relations possibles

entre concepts opposés. Gurvitch (1962)identifie cinq procédés de raisonnementhyperdialectique : la polarisation, l’ambi-guïté, la complémentarité, l’implicationmutuelle et la réciprocité de perspective.La polarisation dialectique correspond àdes antinomies et à des tensions entre oppo-sés telles que les conçoit la logique dialec-tique Hégélienne ; la résolution des tensionss’exprime alors dans le mouvement entreles termes opposés. L’ambiguïté dialectiqueest un processus de raisonnement quireconnaît l’ambiguïté de concepts opposés,voire leur ambivalence dans une harmoniedes contraires. Par exemple, les relationsentre soi-même et les autres peuvent êtreambivalentes, à la fois composées d’attraitet de répulsion. Merleau-Ponty (1964) uti-lise la métaphore du « chiasme » – point decontact entre deux chromosomes lorsqu’ilséchangent leurs segments lors de la forma-tion de cellules reproductrices – pour repré-senter l’ambivalence dialectique qui diffé-rencie et unifie les contraires dans unmouvement continuel. La complémentaritédialectique est un procédé de raisonnementqui dévoile le caractère complémentaire dedeux termes (à l’origine considérés commecontraires) dans un même tout. Il peuts’agir d’alternatives qui se révèlent complé-mentaires, par exemple les perspectiveséconomique et sociale. Il peut s’agir deconcepts a priori opposés qui se compen-sent et se régénèrent mutuellement, parexemple l’organisation et la spontanéité. Ilpeut s’agir de doubles mouvements determes opposés parfois dans des directionsopposées et parfois dans la même direction,par exemple les compensations entre lesforces au centre et les forces à la périphéried’une organisation. L’implication dialec-tique mutuelle révèle, dans des termes à

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première vue hétérogènes ou contraires, descomposantes qui se recoupent, se contien-nent et s’interprètent à un certain degré ; parexemple la vie psychique et la vie sociales’interprètent suggérant ainsi une approchepsychosociale pour comprendre les com-portements humains. La mise en réciprocitéde perspectives fait ressortir dans des élé-ments n’admettant ni identification, ni sépa-ration, leur immanence réciproque devenuesi intense qu’elle conduit à un parallélismeou à une quasi symétrie entre leurs mani-festations ; par exemple les tensions auniveau collectif entre groupes sociaux (pro-ducteurs et consommateurs ou autres) seretrouvent au niveau individuel où chacunest appelé à jouer des rôles sociaux oppo-sés. La compréhension de telles symétriesaide à réconcilier certaines oppositions.Comme nous le verrons plus loin tous cesprocédés de raisonnement hyperdialec-tiques favorisent l’attention portée à la dif-férence et à la variété. La compréhensiond’ambivalences, de complémentarités,d’implications mutuelles et de réciprocitésrend possibles les dialogues dans lesquelsles uns et les autres suspendent leurs certi-tudes, le temps de considérer des termesopposés et de les combiner éventuellementdans une pensée plus complexe.Les fragments suivant d’un monologue parle directeur général de Salomon (leadermondial de l’équipement de sports d’hiver)illustrent les traces de logique dialectique etde raisonnement hyperdialectique qu’il estpossible de trouver dans le discours d’unpraticien :« Le succès a ses dangers, les gens com-mencent à croire que c’est gagné pour tou-jours. Leur excitation réduit leur vigilance.Vous savez, le danger des graphes et descourbes de ventes qui montent, qui mon-

tent… On ne réalise pas qu’elles pourraientse stabiliser ou redescendre si on ne fait rienPendant la période 1983-1987 beaucoupd’entre nous étaient euphoriques… Maisquelques-uns n’étaient pas totalement satis-faits. Par exemple, nous sommes fiers denotre style « commando », on a une cen-taine de commandos… et il y en a de plusen plus au fur et à mesure que l’on grossit,ce n’est pas facile de les faire travaillerensemble quand c’est nécessaire de formerun tout. […] Aussi vous devez acquérir denouvelles qualités tout en ne perdant pasvos qualités d’origine… ce n’est pas facilede concilier le contrôle de gestion et les ini-tiatives ! […] Comme vous le savez à cetteépoque nous nous sommes diversifiés dansles équipements de golf et nous avonsinvesti des dizaines de millions pour déve-lopper un nouveau ski. […] Il y a eu desdébats sans fin au sujet de ces diversifica-tions : est-ce qu’on doit y aller? Est-cequ’on doit ne pas y aller? Il y avait de bonsarguments de chaque côtéFinalement onl’a fait, mais d’après moi on a perdu dutemps, on aurait pu gagner un an […]. Àcette époque-là j’ai appris plusieurs choses[…] quand vous essayez de changer, – il ya toujours des désaccords. Vous n’êtes pasd’accord avec vous-même et vous n’êtespas d’accord avec les autres, il y a des ten-sions, de l’anxiété… Il vous faut apprendreà vivre ensemble, mais ça doit être clair etsincère. On a besoin de fortes personnalités,mais les gens doivent aussi être capables decommuniquer entre eux et de trouver unaccord… sans émasculer leurs idées […].Vous savez les directeurs… j’aimerais bienqu’ils travaillent en équipe, mais ce n’estpas évident, c’est quand même des gens quiont des curriculums différents, tous destronches, si vous me permettez, ils ne sont

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pas arrivés là en étant falots… Tous desgros calibres. D’abord ils doivent com-prendre qu’en travaillant ensemble ilsseront plus intelligents ».L’analyse de contenu de discours (sincères)de membres d’une organisation permetd’identifier les concepts-clés et les relationsentre concepts qui forment la structure deraisonnement de l’individu sur un phéno-mène donné (pour un exemple, voir Calori,2002). Il est donc possible de caractériser letype de logique d’une personne : binaire,dialectique ou hyperdialectique.

2. Habermas : argumentation et agircommunicationnel

La théorie de l’« Agir Communicationnel »(ou « action communicationnelle ») déve-loppée par Jürgen Habermas (1981, 1984,1987) crée un pont entre le niveau logiqueet les formes pratiques de communication(rhétorique et dialogue). Dans l’« AgirCommunicationnel », Habermas offre unephilosophie qui coopère avec la sociologie,une théorie de la société basée, sur l’actionorientée vers l’intersubjectivité, actions rai-sonnables sujettes à la critique.

2.1. Personnes « rationnelles »et « responsables »

Habermas commence par une discussion surle comportement rationnel. Il considèrecomme une « personne rationnelle » quel-qu’un qui est responsable. Pour être respon-sable, il ne suffit pas qu’une personne réus-sisse dans ses interventions dirigées vers unbut (le succès de telles interventions requiertseulement qu’elle soit capable de choisirentre des options alternatives et de contrôlerquelques conditions de l’environnement).Seul/e peut être considéré/e comme respon-sable celui/celle qui réussit à progresser vers

et à atteindre la compréhension réciproque(Verstandigung,en allemand).Dans l’agir communicationnel, commemembre d’une communauté de communica-tion, une personne responsable est capabled’orienter ses actions selon « des prétentionsà la validité intersubjectivement reconnues »(1987, p. 31). Habermas considère quelqu’uncomme rationnel s’il/elle est capable d’utili-ser trois types de prétentions à la validité : (1)il/elle porte une affirmation et la fonde face àun critique en indiquant les évidences(logique et/ou efficience) qui correspondent àcette affirmation; (2) il/elle suit une normeexistante et peut justifier son action face à uncritique en expliquant la légitimité de cecomportement (« action régulée par desnormes »); et (3) il/elle exprime un désir sin-cère, un sentiment sincère, révèle une expé-rience qui est reconnue par le critique, en tiredes conséquences pratiques et se comporte enconséquence par la suite (« présentations desoi expressives »). Dans les deux dernièresformes de prétentions à la validité on seraittenté d’utiliser le qualificatif « raisonnable »plutôt que « rationnel », Habermas préfèreadopter un qualificatif commun pour les troistypes de critères de validité, au même niveau.Dans la première forme de prétention à lavalidité le sujet se réfère au « monde objec-tif », dans la seconde le sujet se réfère au« monde social », et dans la troisième au« monde subjectif ». Dans ces trois mondesune personne « responsable », donc « ration-nelle », peut expliquer son comportement parplusieurs prétentions à la validité : véritélogique/efficience, normes sociales, et/ouexpériences subjectives sincères.

2.2. Argumentation

Sur la base des trois types de prétentions àla validité, Habermas construit une théorie

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de l’argumentation. Il s’appuie sur Toulminet al. (1979) pour définir un processus d’ar-gumentation rationnel :« Quiconque participe à une argumentationdémontre sa rationalité ou son manque derationalité par la manière dont il traite lesraisons qu’on lui présente pour ou contreune prétention, et par la manière dont il yrépond. S’il est ouvert à l’argumentation,ou bien il reconnaît la force de ces raisons,ou bien il cherche à y répliquer : de toutefaçon il les traite d’une manière « ration-nelle ». S’il est « sourd à l’argumentation »,il peut en revanche soit vouloir ignorer lesraisons qui contredisent sa prétention, soit yrépondre par des affirmations dogmatiques,et de toute façon il ne traite pas ces pro-Mêmes rationnellement » (Toulmin, Reekeet Yanik, 1979, p. 34).Les personnes qui se comportent rationnel-lement sont aussi prêtes à s’exposer aux cri-tiques, et, si nécessaire à participer correc-tement à une argumentation : « En raison deleur caractère critiquable, les expressionsrationnelles sont également susceptiblesd’amélioration : nous pouvons corriger destentatives ratées, si nous réussissons à iden-tifier les fautes qui nous ont échappé. Leconcept de fondation rationnelle est étroite-ment uni à celui d’apprentissage » (Haber-mas, 1981, 1987, p. 35). De plus, n’importequel interprète qui se trouve en difficultédans un processus d’intercompréhensiondevrait réfléchir aux problèmes communi-cationnels : […] Face à la persistance desdifficultés d’intercompréhension, il n’a pasd’autre recours que de prendre comme objetde la communication les moyens de l’inter-compréhension (Verständigung) eux-mêmes. Nous nommons rationnelle unepersonne qui manifeste une disposition àl’intercompréhension et réagit aux pertur-

bations de la communication en réfléchis-sant sur les règles langagières » (Habermas,1981, 1987, p. 38). Ici Habermas soulignel’importance de ce qui est parfois appelé« metacommunication », une communica-tion au deuxième niveau, sur le processusde communication que les individus sont entrain de vivre.De ce qui précède, il apparaît que la logiquede l’argumentation ne se fonde pas unique-ment sur des déductions (comme le fait lalogique formelle binaire), elle se fonde aussisur des raisonnements non-déductifs entreles actes de parole qui composent les argu-ments. Il apparaît aussi qu’une personnerationnelle ne doit accepter aucune asymé-trie ou aucune domination a priori dans lacommunication (surtout si l’asymétrie pro-vient d’une hiérarchie établie) : « […] Cequi aujourd’hui comme hier me semblejuste, c’est l’intention de reconstruire lesconditions de la relation symétrique, condi-tions que tout locuteur compétent est obligéde présupposer comme étant tendancielle-ment remplies, pour autant qu’il pense engénéral entrer dans une argumentation.Ceux qui prennent part à l’argumentationsont obligés de présupposer généralementque la structure de leur communication,dont les traits caractéristiques relèvent d’unedescription purement formelle, exclut toutecontrainte (qu’elle provienne de l’extérieurou du procès d’intercompréhensionlui-même) – toute contrainte hormis celle del’argument meilleur (ce qui veut dire qu’elleécarte également tous les motifs hormiscelui de la recherche coopérative de lavérité). Sous cet aspect, l’argumentationpeut être conçue comme une poursuite pardes moyens réflexifs de l’activité orientéevers l’inter-compréhension » (Habermas,1981, 1987, p. 41).

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Finalement, en référence aux autres niveauxde notre réflexion et à la rhétorique selonAristote, Habermas considère que la logiquebinaire (formelle) traite des « produits » del’argumentation, la logique dialectique traitedes « procédures » d’argumentation, et larhétorique traite des « processus réels »d’argumentation. La théorie de l’agir com-municationnel suggère que les processusréels d’argumentation sont influencés par laprocédure (logique dialectique), et que le« produit » de ces processus peut être exa-miné selon les critères de la logique for-melle binaire. La théorie de l’agir communi-cationnel fournit l’explication du passage dela procédure au processus réel via la ratio-nalité sociologique adoptée par les acteurs.

2.3. Décentration et développement

En accord avec Hegel (le concept de rela-tion, la répulsion-attraction entre l’un et lesautres), et en accord avec le concept d’ap-prentissage selon Piaget (1972), Habermasconsidère que chaque interaction entresujets individuels les modifie mutuelle-ment. Le développement cognitif « signifieen général la décentration d’une compré-hension egocentrée du monde » (Habermas,1981, 1987 p. 85, souligné par l’auteur).Chaque action orientée vers l’atteinte d’unecompréhension mutuelle fait partie d’unprocessus coopératif d’interprétation visantdes définitions de situations reconnuesintersubjectivement : « La décentration dela compréhension du monde s’est révéléecomme la dimension la plus importante del’évolution des images du monde » (1981,1987, p. 91). L’intersubjectivité combinenécessairement les mondes « objectif »,« social » et « subjectit » qui ne sont mêlésque dans le « monde vécu », ainsi on nepeut atteindre la compréhension mutuelle

que dans le « monde vécu » (Lebensweltenallemand,lifeword en anglais).En résumé, Habermas identifie les proprié-tés formelles d’une société (ou d’une orga-nisation) qui a le potentiel d’apprendre et dese développer (1981, 1987, p. 87-88).(1) Elle doit reconnaître les mondes objec-tifs, social et subjectif et « autoriser des pré-tentions différenciées à la validité, véritépropositionnelle, justesse normative, véra-cité subjective ».(2) Elle doit « autoriser une relationréflexive à elle-même, être dépouillée deson dogmatisme de façon à permettre queles interprétations alimentées par la tradi-tion soit fondamentalement mises en ques-tion et soumises à une révision critique[…] ».(3) Elle doit permettre « des argumentationsspécialisées » pour des activités spéciali-sées : science, droit, art, administration, quiforment des sous-systèmes culturels et pro-fessionnels.(4) Elle doit permettre que « l’activité orien-tée vers le succès puisse être affranchie desimpératifs d’une entente toujours à renouve-ler dans la communication, et qu’elle puisseêtre détachée du moins partiellement del’activité orientée vers l’entente intersubjec-tive. C’est ainsi que devient possible, en vued’objectifs généralisés, l’institutionnalisa-tion sociale de l’activité rationnelle par rap-port à une fin; il peut s’agir par exemple dela constitution de sous-systèmes régis parl’argent et le pouvoir aux fins de l’économierationnelle et de l’administration ration-nelle » (1987, p. 88).Dans l’énoncé de cette quatrième propriété,dans le cas particulier du management desorganisations (régies par l’argent, le pou-voir, l’économie et l’administration ration-nelles), Habermas reconnaît donc à la fois

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« l’agir stratégique » et « l’agir communi-cationnel ». Cependant seul l’agir commu-nicationnel possède les quatre propriétésqui permettent l’apprentissage.

2.4. Agir communicationnel

Suivant les prétentions à la validité quellesmobilisent, Habermas identifie quatre ratio-nalités sociologiques : l’agir communication-nel, l’agir stratégique, l’agir régulé par desnormes, et l’agir dramaturgique. L’agir dra-maturgique est un système de rationalité danslequel chaque agent communique aux autresses propres intentions, pensées, attitudes,désirs, sentiments, exprime sincèrement sespropres expériences et se réfère uniquementau monde subjectif. L’agir régulé par desnormes est un système de rationalité danslequel les membres d’un groupe social orien-tent leurs actions dans le sens de valeurs com-munes, se conforment ainsi à une normesociale de comportement, et se réfèrent aumonde objectif et au monde social.Dans le contexte qui nous intéresse, lemanagement et le développement d’uneorganisation, la comparaison entre l’agirstratégique et l’agir communicationnel estla plus instructive.« L’agir stratégique » est un modèle d’actiontéléologique dans lequel chaque agent cal-cule les moyens et les fins pour parvenir ausuccès (l’atteinte de ses buts), en anticipantles décisions des autres acteurs, eux aussiorientés vers leurs propres buts. Dans l’agirstratégique les agents se réfèrent uniquementau monde objectif et utilisent deux types deprétentions à la validité dans leur argumenta-

tion : la logique propositionnelle et/ou l’effi-cience (évidence empirique de succès).« L’agir communicationnel » est la seulerationalité sociologique qui se réfère auxtrois mondes : objectif, social et subjectif1.Dans ce type d’interaction les participantsreconnaissent intersubjectivement les pré-tentions à la validité que chacun mobilise.Dans le but coopératif d’atteindre une com-préhension réciproque les acteurs utilisenttrois types de prétentions à la validité :l’énoncé est « vrai », l’acte de parole est« juste » en référence au contexte normatifexistant, et l’intention de l’interlocuteur est« sincère » (exprimée comme elle est pen-sée). Chaque acteur s’engage alors àessayer de comprendre les mondes objectif,social et subjectif de l’autre autant que lesien. Ce processus d’interprétation mutuellese réalise par le langage et par des actionscoordonnées dans le monde vécu.En comparaison, dans le modèle d’agir stra-tégique chaque acteur est orienté vers sonpropre succès et ne se conduit de façoncoopérative que dans le cas où la coopéra-tion sert son propre calcul égocentriqued’utilité Le modèle téléologique d’agir stra-tégique « recourt au langage comme à unmédium parmi plusieurs autres, à traverslequel les locuteurs […] influent les uns surles autres pour inciter le partenaire à formerou concevoir les opinions ou intentions sou-haitées au regard de leur propre intérêt »(Habermas, 1981, 1987, p. 111). Dans cetobjectif, l’acteur engagé dans l’agir straté-gique accepte l’asymétrie dans la communi-cation, la domination exercée par n acteur

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1. « Enfin, le concept de l’agir communicationnel concerne l’interaction d’au moins deux sujets capables de par-ler et d’agir qui engagent une relation interpersonnelle (que ce soit par des moyens verbaux ou extra-verbaux). Lesacteurs recherchent une entente (Verständigung) sur une situation d’action, afin de coordonner consensuellement(einvernehmlich) leurs plans d’action et de là même leurs actions. Le concept central d’interprétation intéresse aupremier chef la négociation de définitions de situations, susceptibles de consensus. Dans ce modèle d’action, le lan-gage occupe, comme nous le verrons, une place prééminente » (Haberrnas, 1981, 1987, p. 102).

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sur un autre, éventuellement fondée sur unehiérarchie formelle. Au contraire, dans l’agircommunicationnel les acteurs s’efforcent decréer et de préserver une condition fonda-mentale de symétrie entre les interlocuteurs.

Le tableau 1 résume la comparaison entreles eux rationalités sociologiques.Il est possible d’identifier le mode dominantde rationalité sociologique d’un individu (etde l’ensemble des individus dans un groupe

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Tableau 1COMPARAISON ENTRE L’« AGIR COMMUNICATIONNEL »

ET L’« AGIR STRATÉGIQUE » SELON HABEMAS

Comportementrationnel

Argumentation

Positiondu sujet

Modèle

Forme decommunication

Agir stratégique

Une personne rationnelle est unepersonne qui lorsqu’elle avance uneassertion qui est critiquée, est capablede la fonder sur l’évidence (vrai). Lesprétentions à la validité se réfèrent au« monde objectif » : logique de laproposition et/ou efficacité empirique.

L’objet de la communication estd’atteindre un but et de convaincrel’autre.Accepte l’asymétrie entre lespersonnes engagées, dont l’asymétriefondée sur une hiérarchie établie.

Compréhension égocentrique dumonde.

Téléologique, chaque agent calcule lesmoyens et les fins pour atteindre lesuccès (ses propres buts), tented’anticiper les décisions des autresacteurs orientés vers leurs propresbuts, et essaie d’influencer l’autre (cf.asymétrie).

Démonstration, discussion fermée.

Agir communicationnel

Une personne « rationnelle » (res-ponsable) est une personne qui réussitdans ses processus visant la compré-hension mutuelle, oriente ses actionsen fonction de critères de validitéreconnus « intersubjectivement ».Les prétentions à la validité se réfèrentau « monde objectif » (vrai), au« monde social » (normes justes) et au« monde subjectif » (expériencessubjectives sincères).

L’objet de la communication estd’atteindre une compréhensionmutuelle.N’accepte pas la domination d’unepersonne dans la communication(particulièrement quand l’asymétrieest fondée sur une hiérarchie établie).Recherche et pratique de la symétrie.

Décentration du sujet.

Les acteurs cherchent à coordonnerleurs actions par le moyen de l’accordmutuel, qui commence par la négocia-tion des interprétations mutuelles (cf.symétrie).

Dialogue, discussion ouverte.

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et/ou une organisation) à partir de l’analysede conversations : les types de prétentions àla validité qu’il/elle utilise et qu’il/elleaccepte, sa sincérité, le poids de ses intérêtspersonnels, le respect ou non du principe desymétrie (Samra-Fredericks, 2001).Les relations entre le niveau logique (sec-tion I) et le niveau de la rationalité sociolo-gique peuvent être déduites des descriptionsrespectives de ces processus de raisonne-ment et d’argumentation. Un individu adop-tant un mode de logique binaire, qui dis-tingue nettement le vrai du faux, auratendance à adopter un mode d’agir straté-gique dans lequel il déploiera tous ses argu-ments pour convaincre l’autre et atteindreson but. Un individu adoptant un mode delogique dialectique, qui accepte la contra-diction comme source de mouvement et deprogrès, aura tendance à se décentrer,accepter la critique, s’ouvrir à des argu-ments de diverses natures, tenter de com-prendre l’autre subjectivement, en bref àadopter un mode d’agir communicationnel.À l’extrême, un individu adoptant un modede logique hyperdialectique dans lequel lesopposés coexistent en tension ou au repos,aura tendance à adopter le mode le plus purd’agir communicationnel, qui vise essen-tiellement la compréhension mutuelle inter-subjective. Puisque nous nous intéressons àdes organisations à vocation économiquerégies par l’argent (et pas seulementsociales), comme le précise Habermas dansla quatrième propriété d’une sociétécapable d’apprendre et de se développer :l’individu et l’organisation devraient êtrecapables de faire coexister, selon lesmoments, une rationalité d’agir stratégiqueet une rationalité d’agir communicationnel.Comme nous allons le voir dans la sectionsuivante, les deux modèles – agir straté-

gique vsagir communicationnel – se tradui-sent par des pratiques et des formes de com-munication particulières évoquées dans lalittérature en management stratégique etdéveloppement organisationnel. L’agircommunicationnel défini par Habermas,découvre les racines conceptuelles et cogni-tives des pratiques de dialogue et de délibé-ration (argumentation ouverte), selon unprincipe de symétrie et de justice. L’agirstratégique défini par Habermas, découvreles racines conceptuelles et cognitives despratiques d’argumentation fermée et dedémonstration. Enfin, la coexistence d’agirstratégique et d’agir communicationnelpourrait être une condition de base de lacoexistence de capacités d’exploitation etd’exploration au niveau de l’organisation.

3. Développement organisationnel,apprentissage et formes pratiques de communication

Le terme « développement organisation-nel » est ici employé dans un sens géné-rique et nous adoptons une définitionschumpétérienne (Schumpeter, 1934,1989). Le développement est accompagnépar la croissance mais la seule croissancequantitative ne suffit pas à définir le déve-loppement, qui a trois caractéristiques prin-cipales : il provient de l’intérieur du sys-tème (l’organisation) et pas seulementcomme une adaptation à des changementsde l’environnement, il se produit de façondiscontinue plus souvent que de façon pro-gressive et il apporte des changements qua-litatifs qui modifient les anciens équilibreset créent des conditions radicalement nou-velles. Le vaste champ d’étude du dévelop-pement organisationnel se compose de plu-sieurs grands courants : (l) le courant« Organizational Development » (plus

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connu sous son acronyme, « OD », avecparmi ses fondateurs Kurt Lewin et le Tavi-stock Institute), (2) le courant « nouvellesformes organisationnelles » orchestré parArie Lewin et représenté dans la revueOrganization Science (voir les numérosspéciaux de cette revue sur « les processusde communication virtuels et en réseaux » ;« les applications de la théorie de la com-plexité » et « la co-évolution » en 1999), (3)le courant politique, (4) le courant symbo-lique et (5) le courant de « l’apprentissageorganisationnel ». Nous nous intéressons iciau courant de l’apprentissage organisation-nel car il s’inscrit dans une perspectivesocio-cognitive de l’organisation (raisonne-ments et arguments logiques et sociolo-giques), et il a déjà intégré de façon margi-nale une perspective dialectique.

3.1. Dialectique, développementet apprentissage :de l’individu à l’organisation

Le raisonnement dialectique est le moteur dela formation des stratégies à la fois délibé-rées et émergentes (Mintzberg et Waters,1985), globales et locales (Prahalad et Doz,1987). Dans ces cadres de référence, l’orien-tation d’une organisation résulte de négocia-tions et discussions entre groupes au point devue opposés. Les processus délibérés orches-trés par le sommet de la hiérarchie sonteffectivement composés de délibérationspour orienter l’action, et les idées émergeantde l’action n’importent où dans l’entreprisefont aussi l’objet de délibérations qui peu-vent conduire à les légitimer, généralisantainsi le processus d’apprentissage. La pers-pective dialectique souligne le besoin, à lafois, d’un certain niveau de consensus etd’un certain niveau de dissension, d’un cer-tain niveau de satisfaction et d’un certain

niveau d’insatisfaction sources de l’innova-tion (Hedberg, Nyström et Starbuck, 1976;Evans et Doz, 1989). En général cependant,dans le domaine du management stratégique,les modèles fondés sur une dynamique dia-lectique sont relativement rares : les tensionsentre les forces d’intégration globale et lesforces d’adaptation locales (Prahalad et Doz,1987), les tensions créatrices entre les oppo-sés et le dépassement des dilemmes (Hamp-den-Turner, 1990), et la dynamique d’explo-ration-exploitation (March, 1991) sont lesplus connus. Si l’on se réfère à la classifica-tion proposée par Van de Ven et Poole(1995), la perspective téléologique et la pers-pective évolutionniste dominent le manage-ment stratégique et les théories du dévelop-pement organisationnel. Les théoriestéléologiques reconnaissent le rôle crucialdes architectes de la stratégie, de « l’enacte-ment » volontariste et du consensus. Ellesexpriment des tensions entre un futur désiréet la réalité présente perçue par les archi-tectes de la stratégie. Les théories évolution-nistes reconnaissent le déterminisme envi-ronnemental dans un processus de variation(« aveugle ») – sélection – rétention (Hannanet Freeman, 1977; voir le chapitre 1 de cetouvrage). Elles expriment des tensions entreles forces de l’environnement et les forcesorganisationnelles. Ces théories négligentcependant les tensions créatrices entre lesmembres de l’organisation.Dans la plupart des entreprises, la probabi-lité d’un consensus spontané entre lesacteurs sur une question nouvelle est relati-vement faible (à moins que l’entreprise aitdéjà parfaitement imprimé son code dans lescerveaux de tous ses membres). Alors ledébat dialectique devient une source d’ap-prentissage de nouvelles idées et de coordi-nation d’actions nouvelles (irréalisables

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selon les routines déjà instituées). Dans lescas extrêmes, sans contradiction (sans dis-sension) l’entreprise court le risque d’IcareMiller, 1990) : une dégénérescence progres-sive résultant d’une pensée collective homo-gène, inspirée des recettes des succès passésque l’on ne remet pas en question. Dans laperspective dialectique du développementorganisationnel, les conflits ne se terminentpas par la destruction d’une des forces enopposition, il s’agit plutôt de tensionsinternes à l’origine de tout mouvement, telsque les conçoivent Hegel et Merleau-Ponty.La plupart des auteurs qui défendent les ver-tus de la contradiction, du dialogue et de lacoordination traitent de l’apprentissage indi-viduel et organisationnel dans le cadre de la« théorie de la firme fondée sur la connais-sance » (« knowledge-based theory of thefirin » en anglais). La théorie de la firmefondée sur la connaissance (Grant, 1996a)explique la performance organisationnelle(les rentes, la croissance et le développe-ment sur longue période) par la création etl’intégration de compétences distinctives(« distinctive knowledge »). Cette définitionconduit à analyser une capacité («capabi-lity ») organisationnelle particulière : lacapacité spécifique de l’organisation à inté-grer des connaissances individuelles localeset distinctives (Grant, 1996a). Selon Grantcertaines capacités organisationnelles d’en-semble méritent notre attention car elles réa-lisent une large intégration interfonction-nelle de capacités partielles («midrangecapabilities »). Ces capacités organisation-nelles de haut niveau sont généralementassociées à des capacités cognitives indivi-duelles et collectives des membres del’équipe de direction et plus généralementdu sommet de la hiérarchie, ceux qui parti-cipent aux conversations stratégiques et aux

choix d’organisation. Ainsi les chercheursont analysé les cartes mentales des mana-gers (Huff, 1990), les styles cognitifs desmembres de la direction (Hurst, Rush etWhite, 1989), et la complexité cognitive desdirigeants (Calori et al.,1994).Dans ce chapitre, nous examinons deuxnouvelles caractéristiques des structurescognitives des cadres : leur forme de logiquepréférée (c’est-à-dire leur processus formelde pensée indépendamment de leur contenu)et leur rationalité sociologique (les critèresde validité qu’ils mobilisent dans leur com-munication avec les autres). Ces nouvellesfacettes, modes de raisonnement et de com-munication, paraissent importantes dans unethéorie expliquant les modes de coordina-tion et d’intégration de connaissances répar-ties dans une hiérarchie.Dans un système de connaissances répar-ties, le cerveau du stratège ne peut contenirtoutes les connaissances nécessaires (Grant,1996b ; Hayek, 1989 ; Spender, 1996 ; Tsou-kas, 1996). De plus, la création de connais-sances est une activité individuelle (Grant,1996b) et l’apprentissage requiert un enga-gement personnel dans l’action (Cohen etSproull, 1996). Pour toutes ces raisons, ilsemble pertinent d’adopter une perspectiveélargie et de considérer les caractéristiquescognitives de l’ensemble des membres del’organisation en interaction les uns avec lesautres (pas seulement les dirigeants).Cependant, s’il s’agit d’intégrer les connais-sances spécifiques de plusieurs individus(Grant, 1996a) pour créer de nouvelles com-binaisons (Kogut et Zander, 1992), alors lesroutines et les formes organisationnelles quidéfinissent les ensembles de relations entreindividus jouent un rôle majeur. Donc, ceuxqui ont le pouvoir de définir l’organisationformelle et de légitimiser les routines, i.e.

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les dirigeants, ont les rôles principaux enmatière d’intégration, et l’ensemble de leurscapacités cognitives semble être la compo-sante principale de la capacité organisation-nelle. Selon Grant : « L’architecture descapacités doit correspondre au moins par-tiellement avec la structure d’autorité del’entreprise » (Grant, 1996a, p. 378).Finalement le chercheur qui veut expliquerle développement de la firme par le déve-loppement de l’ensemble des connaissancesspécifiques qu’elle rassemble, ne peutqu’adopter un sujet ambivalent : l’ensembledes membres de l’organisation, mais avecune attention particulière au sous-ensembledes dirigeants.Dans un système de connaissances répar-ties, la connaissance émerge continuelle-ment au niveau individuel et n’est pas com-plètement identifiable (Tsoukas, 1996),donc l’intégration des connaissances nepeut se réaliser qu’au sein de groupes par-tiels dans lesquels les flux de connaissancessont fluides (Grant, 1-996b), de façondécentralisée, avant de s’étendre éventuel-lement à l’ensemble de l’organisation. Ladynamique de la création et de l’intégrationdes connaissances (flux) entre les niveaux –individu, groupe et organisation – devientalors un sujet de recherche prioritaire.

3.2. Perspectives sur l’apprentissageorganisationnel

Pour résumer la théorie de l’apprentissageorganisationnel (voir chapitre 5 du présentouvrage), nous retenons cinq contributionsqui se complètent et apparaissent compa-tibles avec les concepts de logique dialec-tique et d’agir communicationnel : March(1991), Senge (1992), Weick (1995),Nonaka et Takeuchi (1995), Crossan, Laneet White (1999). D’autres travaux complè-

tent ces cadres de référence : sur l’inclusiondes cadres intermédiaires («middle mana-gers») dans les conversations stratégiqueset sur la justice procédurale.Selon March (1991), le développement etl’utilisation des connaissances dans l’organi-sation s’expliquent par un double processusd’exploration et d’exploitation. L’explora-tion de nouvelles possibilités permet l’adap-tation dans un univers turbulent et produitses résultats à long terme. L’exploitation descertitudes et compétences passées (appren-tissage du « code organisationnel » par sesmembres) produit ses résultats plus rapide-ment dans un univers relativement stable.L’équilibration entre la capacité d’explora-tion et la capacité d’exploitation est le fon-dement de l’apprentissage organisationnel,le principal facteur de survie et de sécurité dusystème. Les récompenses de l’exploitationsont plus certaines et plus proches dans letemps et l’espace que les récompenses del’exploration. Pour cette raison la plupart desorganisations ont tendance à favoriser l’ex-ploitation au détriment de l’exploration selonMarch (1991), cette tendance a des consé-quences autodestructrices à long terme dansun environnement turbulent.Plusieurs caractéristiques et pratiques orga-nisationnelles permettent de maintenir unniveau suffisant d’exploration : la rotationdes individus (« turnover »), le retardementde la socialisation des nouveaux membres,un système de récompenses adéquat, enbref plusieurs pratiques de management desressources humaines. Levinthal et March(1993) notent également l’influence despréférences et des perceptions face aurisque et des processus de sélection de nou-velles pratiques sur la capacité d’explora-tion, mais ils ne s’attardent pas sur les capa-cités cognitives individuelles qui peuvent

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sous-tendre ces pratiques. Cette théorie quiaboutit à préserver un certain niveau d’hété-rogénéité dans un système, en réconciliantl’exploration et l’exploitation, est construitesur un raisonnement dialectique. Nousferons plus loin l’hypothèse que lesmembres de l’organisation qui compren-nent le développement selon une dialec-tique exploration-exploitation sont pluscapables de mettre en pratique ces conceptset de vivre ces tensions. Nous suggéreronségalement l’existence d’une relation entrela dynamique d’exploitation de certitudes et« l’agir stratégique » orientée vers un butauquel tous les membres doivent adhérer(selon Habermas), et l’existence d’une rela-tion entre la dynamique d’exploration denouvelles idées et l’agir communicationneloù les uns s’ouvrent aux idées des autres(selon Habermas).Dans la « Cinquième Discipline », celle del’apprentissage organisationnel, Senge(1992) souligne l’importance des caracté-ristiques cognitives des membres de l’orga-nisation : maîtrise personnelle (vision, ten-sion créatrice, intuition), schémas mentaux(capacité de réflexion), ouverture transcen-dant les jeux politiques internes et l’intérêtpersonnel, respect de la diversité et dessolutions locales, et apprentissage au seind’une ‘équipe par la pratique de la discus-sion et du dialogue. Le dialogue est unnécessaire complément aux discussions :« La discipline de l’apprentissage en équipecommence avec le « dialogue » –, la capa-cité des membres de l’équipe à suspendreleurs croyances et à entrer dans une pure« réflexion ensemble ». Le « dialogue » estdifférent de la « discussion » plus courante,qui littéralement est « un tiraillementd’idées dans une compétition où le gagnantrafle toute la mise » (Senge, 1992, p. 10).

Comme le souligne Senge, le développe-ment de dialogues est souvent empêché pardes « routines défensives » (Argyris, 1985).D’après Argyris, l’origine des routines dedéfense n’est ni la croyance ferme en nosidées ni le désir de préserver nos relationssociales, c’est la peur d’exposer laréflexion qui se cache derrière nos idées.Ainsi les routines défensives empêchent deremettre en question la logique de notrepensée et la validité de nos arguments dansune communication.La théorie de l’agir communicationnel appa-raît alors comme le fondement philo-sophique et sociologique des concepts misen avant par Senge. La rationalité « d’agircommunicationnel » selon Habermas fondela pratique du dialogue : « un flux de sens quipasse librement entre les personnes »… » Onessaie pas de gagner dans un dialogue »… «les personnes vont au-delà de leur compré-hension individuelle »… « elles deviennentobservateurs de leur propre pensée »… «elles suspendent leurs postulats »… « elless’aident mutuellement à découvrir les inco-hérences dans leurs raisonnements respec-tifs » (Senge, 1992).Le processus de « construction de sens »(sensemaking) d’après Weick (1995) estégalement un processus socio-cognitifauquel participent des managers « auteurs »et « historiens » qui comprennent le mouve-ment perpétuel (Weick, 1995, p. 187-188) etla durée, et qui se communiquent leurs inter-rogations en se rencontrant. Les réunions nedoivent pas être des lieux d’alignementcognitif mais plutôt des lieux de conversa-tion sociale : « Les réunions sont desconstructions de sens. Elles donnent corps àl’organisation et constituent sa substance.Elles sont aussi l’un des lieux principaux oùla variété requise peut être mobilisée dans

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l’intérêt de comprendre et de réguler un peude la variété à laquelle l’organisation estconfrontée » (Weick, 1995, p. 187).L’originalité de la position de Weick résidedans la primauté donnée à l’action dans leprocessus d’apprentissage. L’apprentissageest essentiellement rétrospectif, après l’ac-tion, dans le monde vécu (Weick, 1995,p. 182). L’intercompréhension mutuelle estdonc fondée sur des expériences partagées :« Si le sens est tiré de l’action, alors les sensdifférents peuvent être équivalents sanspour cela être similaires. Si j’agis en fonc-tion de ma compréhension d’une expé-rience commune et si tu agis en fonction deta compréhension différente de la mêmeexpérience, nous restons reliés ensemblepar l’origine commune de nos compréhen-sions […] Cette communauté d’expériencenous relie et rend possible à chacun d’entrenous la compréhension du sens que l’autrea construit » (Weick, 1995, p. 189). Ce prin-cipe traduit la rationalité d’agir communi-cationnel fondée par des « actions coordon-nées dans le monde vécu » qui permettentl’intersubjectivité.Nonaka et Takeuchi (1995) reconnaissent ledialogue et l’expérience partagée commeles moteurs de la création de connaissancesorganisationnelles. La complémentarité deces pratiques est expliquée par la nature desconnaissances : certaines sont tacites(développées dans l’action et difficilementexprimables), d’autres sont explicites (ver-balisables et communicables par la conver-sation). L’explicitation au moins partiellede la connaissance tacite est la clé del’apprentissage organisationnel. La « socia-lisation » établit un champ d’interactionsentre individus qui partagent la même expé-rience génératrice d’une connaissancetacite. « L’externalisation » rend explicite

une partie de ces connaissances par « le dia-logue et la réflexion collective » (Nonaka etTakeuchi, 1995, p. 71). Puis la combinaisonpar communication de multiples connais-sances explicites transmet la connaissance àd’autres parties de l’organisation par uneffet de réseau. Enfin l’apprentissage dansl’action permet l’internalisation de laconnaissance par chaque nouvel individuconcerné. La rationalité d’agir communica-tionnel offre également une base philo-sophique à ce mouvement spiralaire dutacite à l’explicite et de l’individu au col-lectif. Chez Nonaka et Takeuchi cependant,la dynamique du passage du niveau indivi-duel au niveau organisationnel apparaîtcomme un processus continu et relative-ment consensuel. L’explication de ce pas-sage, proposée par Crossan, Lane et White(1999), est plus instructive, car elle admetdes processus différenciés suivant lesniveaux et des tensions dialectiques.Le modèle proposé par Crossan, Lane etWhite (1999), considère que les tensionsentre la connaissance institutionnalisée dupassé et le besoin de légitimation des nou-velles connaissances sont au cœur du pro-cessus d’institutionnalisation de l’innova-tion au niveau de l’ensemble de l’entreprise(cf. March, 1991). Le modèle est composéde trois niveaux : (1) individuel, (2) groupe,(3) organisation ; et de quatre processuspsychologiques et sociologiques princi-paux : l’intuition (au niveau 1), l’interpréta-tion (aux niveaux 1 et 2), l’intégration (auxniveaux 2 et 3), et l’institutionnalisation (auniveau 3). Les idées nouvelles ne viennent,par intuition, qu’aux individus. L’interpré-tation est l’explication d’une idée àsoi-même et à d’autres, par des mots et/oudes actes, ces conversations peuvent renfor-cer l’idée et le projet. L’intégration est « le

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processus de développement d’une compré-hension partagée par les individus et de pas-sage à l’action coordonnée par ajustementmutuel. Le dialogue et l’action en communsont essentiels pour développer une com-préhension mutuelle » (Crossan et al., 1999p. 525). Puis, si les résultats sont favo-rables, les idées-actions sont institutionnali-sées et deviennent des routines. L’ensembledu processus se déroule en spirales d’explo-ration et d’exploitation (March, 1991). Lesphases d’exploitation correspondent à desmoments où le bien-fondé de la stratégie estdémontré à l’ensemble des membres del’organisation pour les convaincre, selon lesprincipes de l’agir stratégique et de lalogique binaire (le vrai et le faux) et pourfaciliter ainsi la mise en œuvre du niveauorganisationnel (représenté par le sommetde la hiérarchie) au niveau individuel. Lesphases d’exploration correspondent à desmoments de création puis d’interprétation,d’intégration et de légitimisation, du niveauindividuel au niveau organisationnel (repré-senté par le sommet de la hiérarchie).Encore faut-il que les membres du sommetde la hiérarchie soient prêts à (1) écouter lescontradictions et à comprendre les argu-ments exprimés à d’autres niveaux de lapyramide hiérarchique et (2) respecter cer-tains principes de justice procédurale.L’inclusion des cadres intermédiaires dansles conversations stratégiques touche à larépartition du pouvoir dans l’organisation,qui peut être conçue comme un jeu àsomme nulle ou un jeu à somme positive.Les cadres intermédiaires sont en compéti-tion pour « vendre leurs idées au top mana-gement ». Selon Dutton et Ashford (1993),la vente de problèmes et d’idées (« issues »)est considérée comme une activité critiquedans les premières phases des décisions

concernant l’organisation. Le processus parlequel une question devient stratégique (etcompose la partie émergente de la stratégie)est essentiellement rhétorique : les idéessont véhiculées par des démonstrations etargumentations, elles montent dans la hié-rarchie quand la rhétorique est efficace, etquand l’autre écoute.Dans une relation asymétrique entre un cadre« intermédiaire » et un cadre « supérieur », lacapacité d’écoute du supérieur est une condi-tion nécessaire pour la progression d’argu-ments valides. Même dans les cas, de plus enplus fréquents, où les dirigeants ont institu-tionnalisé l’inclusion des cadres intermé-diaires dans les conversations stratégiques, lagénération et la progression d’idées nouvellessont souvent étouffées par des incapacitéscommunicationnelles. Westley (1990) a étu-dié des interactions verbales concernant desquestions stratégiques dans des relationssupérieur-subordonné. Une analyse appro-fondie des conversations montre que, sou-vent, le supérieur hiérarchique entend maisn’écoute pas vraiment l’autre et, consciem-ment ou inconsciemment, volontairement ouinvolontairement, ferme l’argumentation.Lorsque le subordonné est dominé dans laconversation, le mouvement dialectique nepeut pas se développer, les arguments nes’enchaffient pas et les possibilités de dia-logue sont inexistantes (Westley, 1990). Detelles discussions asymétriques se terminenttoujours par la victoire de l’un contre l’autre,la victoire de celui qui a le pouvoir formel dedéfinir les règles (le cadre rationnel et émo-tionnel) de la discussion. En bref Westleynous met en garde contre la fausse parti-cipation des cadres intermédiaires, qui neproduit que des frustrations.Ceci nous conduit à une autre voie exploréepar un petit nombre de chercheurs en mana-

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gement stratégique : la justice dans la défini-tion des règles de communication entresupérieurs et subordonnés, centre et périphé-rie. Cet aspect a été traité au chapitre 6 duprésent ouvrage. Il suffit de rappeler ici quela capacité de contester et de réfuter est for-tement et positivement liée à la capacité derenouveau stratégique de l’organisation(Kim et Mauborgne, 1995). On touche ici àdes principes fondamentaux de la rhétorique.

3.3. Rhétorique, dialogue et apprentissage

Dans le schéma théorique que nous construi-sons, les pratiques réelles de communication,rhétorique et/ou dialogue, constituent le troi-sième niveau,a priori plus facile à observerque la rationalité sociologique et la logiquedes individus. Certains chercheurs en mana-gement stratégique et développement desorganisations ont exploré les concepts de larhétorique définis à l’origine par la philoso-phie et repris par la science politique. Dans lecadre d’une organisation orientée vers desbuts il s’agit de la rhétorique « délibérative »selon Aristote (édition de 1991) : ceux quidoivent décider un ensemble d’actions dansle futur construisent des arguments contrairesleur permettant de progresser vers une déci-sion pour le bien de la collectivité. Les der-niers mots de cette définition sont essentiels :« pour le bien de la collectivité », sinon com-ment comprendre qu’Aristote (d’abord forméà l’Académie contre les dangers de la rhéto-rique) ait composé une œuvre majeure sur lesujet. Le rhétoricien doit être sincère, sage etviser le bien commun.La rhétorique délibérative formule des pré-dictions sur les résultats escomptés qui doi-vent être utiles et sans danger. Donc lesconclusions du discours peuvent être testéesa posteriori, le rhétoricien et l’audience doi-vent alors s’intéresser à la réalité qui se

déroule. « La rhétorique se rattache à la dia-lectique » (Rhétorique, Livre premier, Cha-pitre premier, première phase : Aristote,édition de 1991, p. 75). La dialectique estune technique de raisonnement principielle,alors que la rhétorique s’efforce de résoudredes questions particulières.Dans un processus de délibération, le rhéto-ricien comme le dialecticien doivent êtrecapables de construire des argumentscontraires.La « Nouvelle Rhétorique » (Perelman,1977, 1982) prolonge les principes Aristoté-liciens de délibération : elle apporte une dis-tinction pertinente entre deux types de pro-cessus rhétoriques, la démonstration vsl’argumentation. Dans la « démonstration »,les acteurs défendent leurs positions avec unminimum de changements, ils répètent leursarguments, ils se réfèrent à des vérités, s’ap-puient sur la rationalité, des prémisses auxconclusions, et fondent leurs arguments surdes évidences (Perelman, 1977, 1982). Il fautnoter la correspondance entre le concept« d’agir stratégique » défini par Habermas(section 2) et la pratique de la rhétoriquedémonstrative définie par Perelman. Enrevanche, dans « l’argumentation » lesacteurs gardent leur point de vue ouvert, lais-sent leur position évoluer au fil du temps,s’accommodent des contradictions en décou-plant les problèmes, utilisent la durée du pro-cessus, inventent de nouveaux arguments enchemin, se réfèrent à des opinions, des justi-fications et des critiques, considèrent lescontingences des conditions individuelles,sociales et historiques, adoptent un processusouvert, et s’appuient sur des évidences (Per-elman, 1977). L’argumentation ainsi définieest proche de la délibération et semble être lamanifestation d’un agir communicationnel.Corvellec (2000) fournit plusieurs exemples

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utiles des deux types de rhétorique dans ledéroulement d’un projet. L’étude approfon-die de cas montre cependant que la frontièreentre démonstration et argumentation n’estpas toujours clairement tracée.Müllern, Stein et Melin (1997) offrent unedistinction plus subtile entre des expres-sions rhétoriques « ouvertes » ou « fer-mées ». Dimension fondamentale du pro-cessus de communication, le « degré defermeture » différencie « l’argumentationfermée » de « l’argumentation ouverte ».« L’argumentation fermée » est parente dela démonstration définie par Perelman, bienqu’elle ne prenne pas la même forme (uneapproche critique la considérerait commeune forme cachée de démonstration). Dansla vie des affaires, l’argumentation ferméeest un moyen de diffuser et de protégerl’idéologie managériale dominante. Elles’appuie sur diverses tactiques de fermeturede l’échange d’arguments : la définition del’ordre du jour, la logique propositionnelle,le recours à l’évidence, la confusion entreles faits et l’idéologie, l’exagération, larépétition, la preuve sociale, la référence aupouvoir, la cooptation, la référence à destextes, et diverses actions non verbales(Müllern et al., 1997). La longueur de cetteliste montre le caractère politique et le défiéthique de la vraie rhétorique délibérativedans les organisations, Aristote doit seretourner dans sa tombe! Lorsque le carac-tère manipulatif de l’argumentation ferméeest révélé, elle peut produire des résistancespassives ou actives. Sinon, lorsque le biencollectif est visé et que la hiérarchie est res-pectée, elle peut accélérer le passage à l’ac-tion et donc l’exploitation des opportunités.« L’argumentation ouverte » crée l’ambi-guïté et stimule des interprétations multiples,en progressant vers une construction de sens

collective. Müllern et al. (1997) décriventl’argumentation ouverte comme un proces-sus de changement à plusieurs voix. Ellerevêt toutes les caractéristiques de la vraiedélibération selon Aristote, et apparaîtcomme une manifestation concrète d’un agircommunicationnel orienté vers le succès col-lectif. En relation avec les conditions desymétrie posées par Habermas (section 2)l’argumentation ouverte est « polycen-trique », alors que l’argumentation fermée etla démonstration sont « égocentriques ».D’après Moscovici et Doise (1994), dans ungroupe social, la construction collective deconsensus doit explorer et vivre des conflits.Les conflits et les critiques ne doivent pasêtre évités et les coalitions les plus extrêmesdoivent être invitées au débat. Sinon, si ellessont exclues des discussions, il existe unrisque de polarisation du groupe vers l’undes extrêmes. En d’autres termes la dyna-mique de l’opposition entre les extrêmessemble produire de meilleurs résultatsqu’une stratégie de conformation basée surla recherche de plus d’information et lacroyance a priori en un compromis àmi-chemin (Moscovici et Doise, 1994). Auniveau individuel et au niveau organisation-nel, Sfez (1988) annonce les dangers de laréception passive et du conformisme. Il défi-nit le « tautisme » et condamne le pouvoir« tautistique» : « Ici la communication n’estplus que la répétition imperturbable dumême (tautologie) dans le silence d’unsujet-mort ou sourd-muet, enfermé dans saforteresse intérieure (autisme), capté par ungrand Tout qui l’englobe et dissout jusqu’aumoindre de ses atomes paradoxaux. Cettetotalité sans hiérarchie, cet autisme tautolo-gique je les nomme tautisme, néologismequi condense totalité, autisme et tautologie »(Sfez, 1988, p. 92).

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Finalement nous retiendrons trois typesd’expressions rhétoriques composant lesdiscussions : la démonstration, l’argumen-tation fermée et la délibération (ou argu-mentation ouverte). La délibération se dif-férencie nettement des deux premiers types,dans la mesure où elle est polycentrique. Ence sens, elle est proche du dialogue qui estune forme de communication extérieure à larhétorique.« Le dialogue », comme nous l’avons vuavec Senge, n’a pas pour but de convaincreet n’a pas pour but premier d’aboutir à desdécisions collectives. Les termes « d’émet-teur » de « récepteur » et « d’audience » sichers à la littérature des affaires sont bannis,car le but essentiel du dialogue est la com-préhension intersubjective. Nous ne répéte-rons pas ici la description des principes etdes processus de dialogue (voir section 2)qui apparaissent comme la manifestationconcrète de rationalités d’agir communica-tionnel. Dans la mesure où les compréhen-sions individuelles parfois opposées sontrespectées et écoutées par l’autre tour à tour,on trouve dans un dialogue des traces delogique hyperdialectique (voir section 1).Au niveau individuel Riegel (1976) consi-dère que le développement humain prend sasource dans des interactions « dialogiques »caractérisées par des relations symétriqueset des dialogues synchronisés (alors quedans la petite enfance la relationmère-enfant est asymétrique et dans lavieillesse les dialogues ont tendance à dégé-nérer en alternance de monologues). Auniveau organisationnel, dans l’idéal-type« post bureaucratique » le dialogue est insti-tutionnalisé (Heckscher, 1994), les interac-tions sont fondées sur l’influence et laconfiance plus que sur les relations de pou-voir, ainsi les décisions tendent à fluctuer

lorsque de nouveaux dialogues s’instaurent.Les contributions majeures à la théorie del’apprentissage organisationnel (voir section3.2.) accordent au dialogue une fonctionfondamentale dans tout processus d’explo-ration. Cependant, s’il fallait faire un bilangénéral des incursions du management dansl’univers des discours et conversations stra-tégiques on découvrirait probablement quele courant orthodoxe dominant du manage-ment stratégique (voir Barry et Helmes,1997; Ford et Ford, 1995) s’intéresse prin-cipalement à la rhétorique au service de laconduite du changement par le haut de lahiérarchie, fondée sur la persuasion desmembres de l’organisation chargés de lamise-en-œuvre des décisions stratégiques,selon une rationalité d’agir stratégique qui ala certitude binaire de détenir la vérité.

4. Les logiques et les rationalitéssociologiques, racines de l’apprentissage et du développement organisationnel

L’analyse des théories de l’apprentissageexpliquant le développement organisation-nel (section 3) révèle un accord sur plu-sieurs points :– le caractère dialectique de l’apprentissageorganisationnel dans un mouvement d’ex-ploration-exploitation ;– le déficit d’exploration dans la plupart desorganisations– l’expérience vécue en commun commesource de création et diffusion de connais-sances tacites ;– le dialogue comme forme de communica-tion nécessaire à l’apprentissage exploratoire;la délibération (ou argumentation ouverte)comme forme de progression vers unaccord, le mouvement spiralaire de créationet de diffusion des connaissances nouvelles,

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du niveau individuel au niveau organisa-tionnel (exploration) et dans l’autre sens(exploitation), par des processus complé-mentaires (intuition, interprétation, intégra-tion, légitimisation).On distingue quatre formes pratiques decommunication : le dialogue et trois formesde rhétorique – la délibération, l’argumen-tation fermée et la démonstration.En mobilisant les principes de la logiquebinaire, de la logique dialectique (Hegel) etdes métalogiques hyperdialectiques (Gur-vitch, Merleau Ponty), notre objectif étaitde découvrir les racines cognitives desrationalités sociologiques d’acteurs. Lesliens entre chaque type de logique et chaquetype de rationalité sociologique ont été misen évidence (section 2).En mobilisant la théorie de l’agir communi-cationnel selon Habermas, notre objectifétait de découvrir les racines cognitives des

pratiques de communication et des capaci-tés individuelles et organisationnelles d’ex-ploration et d’exploitation. Deux rationali-tés sociologiques ont été ainsi mises à jour :l’agir stratégique et l’agir communication-nel, et les liens entre chacune de ces ratio-nalités et les pratiques de communicationont été mis en évidence (section 3.2.).Ces concepts et leurs liens sont résumésdans le tableau 2.Des structures cognitives aux comportementsLe tableau 2 schématise les deux niveauxde notre modèle intégrateur :(1) Formes et pratiques de communication(pratiques socio-cognitives généralementobservables).(2) Structures socio-cognitives : rationalitéssociologiques et raisonnements logiques(plus difficilement observables).Le côté droit du tableau décrit l’ensembledes concepts et pratiques qui favorisent l’ex-

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Tableau 2UN MODÈLE INTÉGRÉ D’APPRENTISSAGE INDIVIDUEL

ET ORGANISATIONNEL

Pratiquesde communication

Rationalitésociologique

Modede raisonnement

Des structures cognitives aux comportements Degré d’ouverture

Exploration

Dialogue

Délibération

Agircommunicationnel

Hyperdialectique

Logiquedialectique

Exploitation

Démonstration

Argumentationfermée

Agirstratégique

Logiquebinaire

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ploitation (logique binaire, rationalité d’agirstratégique, démonstration et argumentationfermée). Le côté gauche dû tableau décritl’ensemble des concepts et pratiques quifavorisent l’exploration (hyperdialectique etlogique dialectique, rationalité d’agir com-municationnel, délibération et dialogue). Dedroite à gauche le tableau est construit selonun axe horizontal qui représente le degréd’ouverture à la pensée de l’autre.Les liens entre concepts/pratiques favorisantl’exploration d’une part et l’exploitationd’autre part, (préalablement discutées ensections 2 et 3), peuvent être ainsi résumés :– la capacité et la pratique de dialogue et dedélibération d’un individu (et d’une organi-sation) sont liées à sa rationalité sociolo-gique d’agir communicationnel ; inverse-ment, la capacité et la pratique de ladémonstration et de l’argumentation ferméesont liées à une rationalité d’agir stratégique;– la rationalité sociologique d’agir commu-nicationnel d’un individu (et d’une organi-sation) est liée à sa forme de raisonnementlogique préférée : hyperdialectique et/oudialectique ; inversement la rationalitésociologique d’agir stratégique est liée à laforme de logique préférée : logique binaire.Comme nous l’avons mentionné précédem-ment, il est possible d’observer et d’analy-ser les pratiques et préférences d’un indi-vidu en matière de communication (premierniveau), mais il est également possibled’analyser la rationalité sociologique adop-tée par un individu (analyse de discours etde conversations) et d’analyser sa forme deraisonnement logique préférée. Ainsi lespropositions d’étapes que nous formulonsici pourraient faire l’objet de recherchesempiriques futures.Les discussions des sections précédentesnous conduisent également à formuler plu-

sieurs explications de la capacité d’apprentis-sage organisationnel – exploration vs exploi-tation – par les capacités et pratiques de com-munication, les rationalités sociologiques etles capacités de raisonnement logique :– la capacité d’apprentissage d’une orga-nisation, plus précisément sa capacitéd’exploration, est liée positivement auxcapacités et pratiques de dialogue et de déli-bération de l’ensemble de ses membres,notamment de ses dirigeants ;– la capacité d’exploitation d’une organisa-tion est liée positivement aux capacités etpratiques de démonstration et d’argumenta-tion fermée de l’ensemble de ses membres,notamment de ses dirigeants.Les relations entre les capacités d’appren-tissage et les rationalités sociologiques sontmédiatisées par les pratiques de communi-cation, elles peuvent être résumées ainsi :– la capacité d’apprentissage d’une organi-sation, plus précisément sa capacité d’ex-ploration, est liée positivement aux capaci-tés rationnelles sociologiques « d’agircommunicationnel » de l’ensemble de sesmembres, notamment de ses dirigeants ;– la capacité d’exploitation d’une organisa-tion est liée positivement aux capacitésrationnelles sociologiques « d’agir straté-gique » de l’ensemble de ses membres,notamment de ses dirigeants.Les relations entre les capacités d’apprentis-sage et les formes de raisonnement logiquesont médiatisées par les pratiques de com-munication et par les rationalités sociolo-giques, elles peuvent être résumées ainsi :– la capacité d’apprentissage d’une organi-sation, plus précisément sa capacité d’ex-ploration, est liée positivement aux capaci-tés logiques, dialectique ouverte ethyperdialectique, de l’ensemble de sesmembres, notamment de ses dirigeants ;

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– la capacité d’exploitation d’une organisa-tion est liée positivement aux capacitéslogiques, logique binaire, de l’ensemble deses membres, notamment de ses dirigeants.Jusqu’ici les lecteurs préoccupés prioritaire-ment par les nouvelles théories du dévelop-pement organisationnel ont pu être gênéspar l’ambiguïté entretenue dans ce chapitreentre le niveau individuel et le niveau col-lectif (organisationnel). Notamment la réfé-rence à des structures cognitives par natureindividuelles a pu faire croire à un glisse-ment vers la psychologie des managers, audétriment des thèses économiques et socio-logiques s’appliquant au niveau de l’entre-prise. Il est temps de confirmer que cetteambiguïté et l’attention portée aux capacitéscognitives des individus membres de l’orga-nisation, notamment les dirigeants, sontdélibérées et, à notre sens, ne nous écartentpas de la compréhension de phénomènes dedéveloppement organisationnel.Premièrement, les sources d’inspirationphilosophique que nous avons utilisées,comme toute réflexion philosophique, ne sepréoccupent pas des différences de niveaux.Leur caractère abstrait, purement concep-tuel, offre une compréhension de l’individuet de la collectivité, c’est d’ailleurs ce quifait l’intérêt d’un étirement de la rechercheen gestion vers la philosophie.Deuxièmement, nous reconnaissons volon-tiers notre préférence pour une approchedes phénomènes organisationnels, caracté-risée par l’individualisme méthodologique.L’individualisme méthodologique est uncourant de la sociologie qui minimise lesdéterminismes structurels et pose pour prin-cipe initial que les analyses sociologiquesdoivent prendre l’individu pour objet pre-mier d’observation et comme unité de réfé-rence (Boudon et Bourricaud, 1982). Cette

perspective est controversée en sociologiegénérale, mais elle paraît réaliste dans lecontexte organisationnel (entreprises) oùcertains individus (les dirigeants) détien-nent une autorité formelle qui leur permetde définir et de légitimer explicitement etimplicitement les modalités d’interactionssociales. Dans ces situations économiqueset sociales, l’ensemble des structures cogni-tives individuelles des dirigeants et cadresfaçonnent les structures formelles et infor-melles de communication caractérisantl’organisation. Au sommet extrême de lahiérarchie, les capacités et préférencescognitives du « président directeur » façon-nent la composition de la coalition domi-nante et les processus d’interaction entreses membres. Troisièmement le processusde sélection d’individus et d’accumulationde leurs capacités individuelles peut créerprogressivement un effet de masse critiquequi confère à l’organisation une caractéris-tique socio-cognitive, un style particulierincarné par la majorité de ses membres lesplus influents.En d’autres termes, nous revendiquons sansplus d’ambiguïté le statut de théorie (par-tielle) du développement organisationnelpour le cadre conceptuel développé dans cechapitre.La distinction entre le niveau individuel etle niveau organisationnel est cependant par-ticulièrement pertinente pour répondre à laquestion de la nécessaire coexistence (enéquilibre instable) de capacités d’explora-tion et de capacité d’exploitation au seind’une même entreprise (March, 1991).Au niveau organisationnel, on conçoit lapossibilité de cette coexistence grâce à larépartition des capacités individuelles : cer-tains membres ont les capacités requisespour l’exploration, d’autres les capacités

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requises pour l’exploitation. Mais la ques-tion se pose au niveau individuel : un mêmeindividu peut-il développer de grandes capa-cités de logique dialectique, une rationalitéd’agir communicationnel et une capacité dedialogue et d’argumentation ouverte d’unepart et d’autre part des capacités de logiquebinaire, d’agir stratégique et de démonstra-tion? La réponse à cette question devraattendre des tests empiriques ultérieurs.Nous suggérons cependant qu’il est difficileà un individu de cumuler de grandes qualitésdans les deux facettes de profil cognitif. Celasemble possible pour ceux qui ont déve-loppé les qualités correspondant à l’agircommunicationnel (car ils raisonnent déjàen référence à tous les mondes, dont lemonde objectif). En revanche ceux dont lescapacités et les préférences sont marquéespar la logique binaire, l’agir stratégique et ladémonstration pourraient avoir des difficul-tés à remettre en question leurs certitudes etréduire leur ego. Il semble que le passaged’un mode de raisonnement, de rationalitéet de communication à un autre (en fonctiondes moments, des circonstances et del’avancement des débats) soit fondé sur uneintuition et un ressenti du niveau d’inter-subjectivité.Sur le plan pratique ces considérations nousamènent à plusieurs remarques.Pour être efficace dans une organisation, unindividu devrait avoir conscience de lanature de ses pratiques communication-nelles (dont ses biais), de sa rationalitésociologique et de sa forme de raisonnementlogique préférée. Idéalement il devrait aussipercevoir les préférences cognitives de ses

principaux interlocuteurs, afin d’enrichir etd’équilibrer les pratiques de relations.La formation d’équipes devrait tenir comptede ces paramètres cognitifs individuels afinde créer une complémentarité nécessaire audouble exercice de l’exploration-exploita-tion. Selon ce principe également, au niveaud’une direction de projet par exemple, enl’absence d’un leader réunissant toutes lescapacités cognitives et communication-nelles, la formation d’un tandem composéd’un « explorateur » et d’un « exploiteur »peut stimuler la dynamique d’apprentissageet de développement.L’explorateur ainsi que l’entreprise explora-trice auront la sagesse de douter parfois deleurs certitudes stratégiques et de respecterla diversité et les contradictions. On toucheici à la dimension éthique et émotionnelledes interactions (Fay, 1999). Il paraît impos-sible à une organisation et à des individusqui tolèrent l’injustice et dont tous les actessont guidés par un ego disproportionné, dese plier à une rationalité d’agir communica-tionnel et à la pratique du dialogue et de ladélibération. La relation entre « ego etalter » est enracinée dans le conscient etdans l’inconscient d’une personne (et dansl’imaginaire d’un groupe social par rapportaux autres groupes), donc probablementmoins malléable que ses capacités de rai-sonnement logique. Il pourrait s’agir d’untroisième niveau à ajouter au modèle inté-grateur que nous avons construit, l’ouver-ture à l’autre produit l’énergie et la patiencenécessaires pour ouvrir des dialogues visantla compréhension intersubjective et les déli-bérations visant le bien de la collectivité.

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ontpellier - - 194.214.161.15 - 27/01/2014 08h26. © Lavoisier