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1 Universiteit Gent Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Academiejaar 2006 - 2007 Philippe Claudel, soleil et ombre « Il y a un chemin de caillasse blanc, un gouffre noir, et il y a un homme assis au bord de ces deux espaces du renoncement ». (Philippe Claudel) Proefschrift voorgelegd tot het behalen van de graad van licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen door Annelore Debruyne Promotor: Prof. Dr. P. Schoentjes

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Universiteit Gent

Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

Academiejaar 2006 - 2007

Philippe Claudel, soleil et ombre

« Il y a un chemin de caillasse blanc, un gouffre noir, et il y a un homme assis au bord de ces deux espaces du renoncement ».

(Philippe Claudel) Proefschrift voorgelegd tot het behalen van de graad van licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen door Annelore Debruyne Promotor: Prof. Dr. P. Schoentjes

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Universiteit Gent

Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

Academiejaar 2006 - 2007

Philippe Claudel, soleil et ombre

Proefschrift voorgelegd tot het behalen van de graad van licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen door Annelore Debruyne Promotor: Prof. Dr. P. Schoentjes

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J’aimerais remercier ceux qui m’ont guidée lors de mon voyage à travers l’univers

romanesque de Philippe Claudel.

Tout d’abord, je voudrais exprimer ma reconnaissance au Prof. Dr. P. Schoentjes, qui m’a

aidée lors de la rédaction de mon étude et qui m’a donné une grande liberté de sorte que je

puisse faire de mon mémoire un travail personnel.

Je remercie mes parents, pour m’avoir offert tant de possibilités et pour m’encourager aux

moments difficiles. Je remercie aussi ma sœur, ma famille et Tim, pour toujours croire en moi

et mes amis, dont Niek et Mieke en particulier, pour avoir écouté mes complaintes.

Ma profonde gratitude va a madame Heidi Crevits, qui s’est donnée la peine de m’aider à

aplanir les difficultés de la langue française et de relire mon étude.

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Liste des abréviations utilisées

Nous citerons des oeuvres suivantes de Philippe Claudel:

Meuse l’oubli, Paris, Balland, 1999 (M.O.) Le Café de l’Excelsior, Nancy, La Dragonne, 1999 (C.E.) Barrio Flores, Nancy, La Dragonne 2000 (B.F.) J’abandonne, Paris, Balland, 2000 (AB.) Au Revoir Monsieur Friant, Paris, Phileas Fogg, 2001 (A.M.F.) Les Petites Mécaniques, Paris, Mercure de France, 2003 (P.M.) Les Âmes Grises, Paris, Stock, 2003 (A.G.) Quelques-uns des cent regrets, Paris, Stock, 2005 (Q.C.R.) La petite fille de Monsieur Linh, Paris, Stock, 2005, (P.F.) Le monde sans les enfants, Paris, Stock, 2006 (M.S.E.)

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Introduction

Notre choix de Philippe Claudel comme sujet de mémoire provient d’un sentiment de

curiosité et d’étonnement. Cela non seulement pour son œuvre, mais aussi pour l’auteur

même.

En novembre 2004, Philippe Claudel a donné une conférence au Hoger Instituut voor

Franse Cultuur à Gand. Dès son entrée, l’écrivain a suscité la curiosité des étudiants présents.

Avec son jean et son blouson de motard rouge et noir, il s’est immédiatement distingué des

conférenciers antérieurs qui arrivaient immanquablement en costume.

Sa conférence même ne faisait que renforcer l’intérêt que suscitait cet homme. Ses propos

étaient intéressants et originaux, sa façon de parler vive et spontanée. Nous n’avons donc pas

hésité à acheter un livre de cet écrivain. Notre première lecture de Claudel, à savoir Meuse

l’oubli, était une vraie découverte et dès lors nous avons commencé à dévorer ses romans.

Lorsque nous avions à trouver un sujet de mémoire, le choix s’est rapidement imposé. S’il y

avait une œuvre que nous voulions explorer dans le détail, c’était bien celle de Philippe

Claudel.

Toutefois, le fait de retenir un auteur contemporain comme sujet d’étude implique déjà

toute une série de conséquences méthodologiques. Faute d’ouvrages de référence qui traitent

de la littérature de la fin du vingtième et du début du vingt et unième siècles, nous nous

sommes vue obligée à recourir à d’autres sources. Par le biais de l’Internet, nous avons pu

composer un vaste corpus d’articles publiés au sujet de Philippe Claudel dans les grands

journaux et dans les principaux magazines littéraires. Ces articles nous ont certes inspiré des

idées sur les romans de Claudel, mais c’est surtout la lecture même de son œuvre qui nous a

fourni notre hypothèse de travail.

En effet, en lisant l’œuvre de Claudel, deux éléments récurrents nous ont frappée,

d’une part le caractère humaniste de l’œuvre et d’autre part la dualité existentielle entre le

bonheur et le malheur qui marque tous ses romans. Etant donné que Claudel se sert du champ

sémantique de la lumière et de l’obscurité pour élaborer cette dualité, nous avons intitulé notre

étude « Philippe Claudel, soleil et ombre ». De plus, ce titre rappelle une œuvre consacrée à

un autre humaniste, Albert Camus, rédigée par Roger Grenier et qui s’intitule « Albert Camus,

soleil et ombre ». De ce fait, la dimension humaniste est également conçue dans notre titre.

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Le titre de notre étude explique aussi pourquoi nous avons mis la toile d’Emile Friant

sur la couverture. Nous l’avons trouvée dans le récit Au Revoir Monsieur Friant, dans lequel

Claudel commente des tableaux de son compatriote. Nous avons intégré l’image dans notre

étude, parce qu’elle permet d’expliquer les sujets fondamentaux que nous allons aborder.

Tout d’abord, la toile montre très bien la dualité entre la lumière, soit le soleil du « chemin de

caillasse blanc » et l’obscurité, soit l’ombre du « gouffre noir ». Le tableau montre également

l’homme qui se trouve entre « ces deux espaces du renoncement ». De la même façon, les

protagonistes dans l’univers romanesque de Claudel, se trouvent confrontés à ces deux faces

de l’existence. Les deux extrémités symbolisent effectivement le renoncement, car si l’on

accepte la réalité de l’existence, l’on est inévitablement soumis à une interaction constante

entre le soleil et l’ombre.

De plus, l’image de la grotte n’est pas gratuite non plus. Dans une interview, Claudel raconte

qu’à son avis, le seul continent qui reste à explorer est l’homme même. Voilà le but de son

œuvre. Toutefois, il estime que l’homme est hermétique, ce qui implique que son œuvre

faillit inévitablement. Claudel compare l’acte d’écrire un roman à une randonnée dans une

caverne obscure. La seule source de lumière provient d’une chandelle dans sa main1

Finalement, la toile suggère aussi le caractère humaniste de l’œuvre de Claudel. Nous verrons

plus tard qu’une caractéristique fondamentale de l’humanisme dans l’œuvre de Claudel,

consiste à refuser toute autorité transcendante. Philippe Claudel écrit dans Au Revoir

Monsieur Friant que la toile Le Trimardeur traite « Un sujet biblique mais sans les lourdeurs

ni les ailes d’ange, sans les chichis ni les bardas »

. L’œuvre

de Claudel est donc une exploration de l’être humain. Afin de mieux comprendre l’espèce

humaine, l’auteur décrit l’ombre qu’il observe dans la grotte, sans pour autant oublier le

soleil, une lueur d’espoir, qui y est indissolublement lié.

2

. Nous voyons dans cette phrase un refus de

quelconque autorité religieuse. Nous verrons effectivement que Claudel humanise la religion.

Etant donné que le but de Claudel est d’interroger la dualité entre le soleil et l’ombre

de l’existence, notre question centrale est la suivante : « Comment l’écrivain humaniste,

Philippe Claudel, met-il en scène la dualité existentielle entre le soleil et l’ombre ? ».

Afin de pouvoir répondre à cette question, nous parcourrons quatre étapes qui

coïncident avec les quatre chapitres qui composent la présente étude.

1 Jurgen Tiekstra, “Zo ontstaat de ‘humain stupide’ – Een interview met Philippe Claudel”, http://www.8weekly.nl/index.php?art+3381, 23 décembre 2005 2 Philippe Claudel, A.M.F., p. 48

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Dans les deux premiers chapitres, nous présenterons Philippe Claudel en tant

qu’écrivain humaniste.

Vu que nous observons dans l’œuvre de Claudel une réflexion sur le métier d’écrivain,

et sur son outil, étant la langue, nous consacrerons le premier chapitre, intitulé « L’écrivain et

son écriture », à cet aspect. Dans ce premier chapitre, nous commenterons d’abord la

conception de la littérature, telle qu’elle se présente dans l’œuvre de Claudel. Ensuite, nous

étudierons la réflexion sur l’écriture, ainsi que sur la langue. Nous terminerons ce premier

chapitre par une analyse de la communication en général et plus particulièrement de la

communication non verbale, dans l’œuvre de Claudel.

Le chapitre suivant traitera la dimension humaniste de l’œuvre de Claudel. Afin de

bien cerner le terme d’humaniste, nous exposerons d’abord la tradition humaniste, tout en la

mettant en relation avec l’humanisme dans l’œuvre de Claudel. Puis, nous décomposerons

l’étiquette d’humaniste en plusieurs caractéristiques typiques pour notre auteur, à savoir la

sensibilité et le sentiment de culpabilité, ainsi qu’en des thèmes humanistes récurrents, tels les

gens de peu, l’injustice sociale et la guerre.

La question du soleil et de l’ombre dans l’œuvre de Claudel sera abordée dans les

deux derniers chapitres. Afin de pouvoir exposer de façon efficace cette problématique, nous

avons opté de présenter d’abord la conception de la vie telle que nous l’avons distillée de

l’œuvre de Claudel. Ce sujet sera au cœur du troisième chapitre.

Nous prendrons comme point de départ deux notions étroitement liées, à savoir la

fragilité de la vie et le hasard. Par rapport à ces deux motifs, nous discernerons deux ruptures

principales dans la vie, telle qu’elle se présente dans l’univers romanesque de Claudel, c’est-

à-dire, la mort et la perte de l’innocence enfantine. Ces deux thèmes reviendront dans le

dernier chapitre. Nous considérerons également d’autres caractéristiques de la vie, tel le fait

qu’elle peut être comparée à un théâtre ou le mouvement d’une spirale descendante qu’elle

décrit. A ce côté négatif de la vie, nous opposerons la présence d’une lueur d’espoir.

Les étapes parcourues dans les trois premiers chapitres, nous permettrons d’étayer

notre exposé du soleil et de l’ombre dans l’œuvre de Claudel. Le but de ce dernier chapitre

sera de relever les thèmes récurrents auxquels Claudel a recours pour mettre en scène la

dualité entre le soleil et l’ombre inhérente à l’existence. Nous allons intégrer cette dualité dans

notre analyse des thèmes, en distillant trois oppositions thématiques. Nous étudierons plus

particulièrement la dualité entre la mort et la femme, entre « l’ange » et « le dieu » et entre la

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solitude et « l’autre ». La terminologie sera expliquée dans le chapitre en question.

Finalement, nous regarderons de plus près la question du décor, car il soutient

symboliquement le contraste entre le soleil et l’ombre.

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Chapitre I : L’écrivain et son écriture

Toute étude d’une œuvre littéraire suppose une présentation préalable de l’auteur.

Nous entendons cependant déroger à cette tradition non seulement en raison du peu

d’informations biographiques à disposition sur Claudel, mais aussi et surtout parce que nous

optons pour une présentation de l’auteur en fonction du sujet de notre étude. Cette dernière a

pour principal sujet le soleil et l’ombre de l’œuvre de Claudel. Or, afin d’ancrer ce sujet dans

un plus vaste contexte, il y a lieu de connaître la motivation humaniste de l’auteur. C’est

pourquoi nous préférons une présentation de Claudel en tant qu’écrivain humaniste à un

commentaire biographique.

Toutefois, son étiquette d’écrivain humaniste est plus ambiguë qu’elle ne le semble.

Même si une présentation de Philippe Claudel en tant qu’écrivain paraît superflue, rien n’est

moins vrai : son œuvre foisonne de brèves réflexions sur la littérature et sur la langue. En

recueillant ces indices, le lecteur peut se faire une idée du jugement que Claudel porte sur le

métier qu’il a fait sien et sur l’outil dont il se sert. Cela vaut donc certainement la peine

d’entrer dans le détail et de consacrer un chapitre à ce sujet. Dans ce premier chapitre nous

nous pencherons donc sur le rapport entre l’écrivain et son métier. Nous y distinguons quatre

aspects que nous développerons dans quatre sous-chapitres. Dans le premier, nous

commenterons la conception de la littérature telle qu’elle se présente dans l’œuvre de

Claudel. La réflexion sur l’écriture ainsi que sur la langue sera au cœur de la deuxième

section. Dans la troisième, nous parlerons de la communication non verbale. Finalement, dans

le dernier, nous nous concentrerons sur le caractère humaniste de son œuvre.

1.1. La conception de la littérature

Au-delà de sa dimension humaniste, l’œuvre littéraire de Claudel est une réflexion sur

la littérature. Avant d’exposer notre interprétation des indices sur la littérature qu’elle

contient, nous décrirons en quoi consiste l’acte d’écrire pour son auteur.

Retracer la signification de la littérature pour Claudel ne peut apporter une réponse

définitive et exhaustive et ce, pour deux raisons. La première est que nous pouvons nous

imaginer que le regard que l’auteur porte sur la littérature est tout sauf immuable. Ce regard

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fluctuant serait dû à une problématique que nous croyons inhérente à la littérature, à savoir

qu’elle ne peut être saisie dans une définition irrévocable et éternelle.

La seconde est que dans son œuvre, Claudel cite plusieurs raisons d’écrire. L’ensemble des

motifs à la base de son écriture ne forment donc pas un tout homogène. C’est pourquoi nous

considérerons ici principalement la portée humaniste de la littérature qui est primordiale pour

Claudel. Plus loin dans notre étude, nous indiquerons encore d’autres raisons d’écrire,

relatives à d’autres sujets.

Dans le droit fil de la mission humaniste de son écriture, Philippe Claudel a écrit une dictée

pour l’ELA, une association européenne contre les leucodystrophies (maladies génétiques qui

détruisent la gaine des nerfs du système nerveux central). Dans une interview, il explique

pourquoi il s’est lancé dans cette initiative et, dans la foulée, ce qu’écrire signifie pour lui :

« Ecrire a toujours été pour moi une activité qui me permet d’être dans le monde, d’être au plus près de mes semblables. C’est un acte de fraternité, d’humanité. En écrivant un roman, cette dimension est présente mais elle reste diffuse car on ne sait jamais qui nous lira. Par contre, mettre ses mots et son cœur au service d’une cause comme celle d’ELA donne subitement le sentiment de la nécessité et de l’évidence au geste d’écrire3

».

Cette déclaration met en évidence les deux aspects clé de l’écriture de Claudel, à savoir le

caractère profondément humaniste et la nécessité. En effet, Claudel refuse de gagner sa vie

en écrivant. C’est la raison pour laquelle il enseigne toujours à l’université de Nancy. Il

estime que l’obligation d’écrire pour subvenir aux besoins de sa famille le paralyserait. Il

n’écrit que quand il en a envie et se refuse d’être un auteur commercial. Il reproche par

exemple à Michel Houellebecq d’être un produit de marketing plutôt qu’un écrivain de

littérature « authentique ». Il compare ses romans, et surtout le dernier, La possibilité d’une

île, à des paquets de poudre de savon4

. Pour Claudel, l’acte d’écrire naît d’un sentiment de

nécessité émotionnelle plutôt que financière. De cette attitude résulte aussi la sincérité que

respire son œuvre.

Passons maintenant à sa conception de la littérature telle qu’elle émerge de son

œuvre. Son recueil de nouvelles intitulé Les Petites Mécaniques est parmi ses œuvres celle

qui en dit le plus long sur la façon dont il perçoit la littérature. Ceci n’a rien d’étonnant, vu

qu’il s’agit de son œuvre la plus philosophique.

3 Citation en provenance du site Internet http://www.ela-asso.com 4 Marijke Arijs, “Interview. De melancholie van Philippe Claudel”, De Standaard Letteren, 18 novembre 2005

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Dans la nouvelle intitulée Roman, le protagoniste – un écrivain misérable – raconte

comment il crée ses « petits romans »5

.

« Tout se fait très vite, je ne crois pas à l’imagination. Je lance le premier mot au hasard et puis cela s’enchaîne : des vies et des bonheurs, quelques deuils, de belles descriptions de rivières où je me suis baigné jadis, des paysages de forêts sous la pluie que j’ornemente des adjectifs les plus rares, le tout dans une brassée de feuille qui fleurent encore l’ordure6

».

Cette approche adhère en grandes lignes à celle de Claudel. Lors d’une conférence à Gand en

2004, il a en effet confié qu’il écrit intuitivement, en l’absence de toute structure narrative

préalable. Il confirme ces dires dans De Standaard Letteren où il explique qu’il ne sait pas

d’avance où il va. Claudel avance à tâtons dans le brouillard. Il part d’une image, d’un

sentiment ou d’un simple mot. La petite fille de Monsieur Linh par exemple s’inspire de

l’image d’un vieil homme qui attend, assis sur une chaise, avec dans ses bras un enfant7

Toujours dans Roman, Claudel fait part au lecteur de considérations sur la spécificité de la

littérature. Par le biais d’un pauvre écrivain-vagabond sur qui les « bouches mortelles »

.

8

crachent, Claudel épingle la durabilité de la littérature. Apparemment, il estime que la

constance de la littérature dans l’histoire trahit le pouvoir de cette forme d’expression. Elle

est plus puissante que les hommes, puisqu’elle ne meurt pas. La différence entre les hommes

mortels et la littérature immortelle est mise en évidence dans l’extrait suivant :

«Le temps passe pour tous les hommes, mais le nôtre [des écrivains] est plus long. […] J’essuie les crachats. Je n’y prête pas garde : ce ne sont que des filets d’eau qui s’échappent de bouches mortelles. Je les surpasse en écrivant mes romans […]9

».

Le deuxième récit pertinent pour sa conception de la littérature est Arcalie, qui figure

également dans Les Petites Mécaniques. L’histoire s’articule autour de la durabilité qui

caractérise la littérature. Les Arcaliens étaient un peuple qui « crucifiait les poètes sur de

grandes traverses dressées vers le ciel, à l’entrée des villes »10 parce qu’ils détournaient les

mathématiciens et les géographes de leur travail. Comme le paysage changeait tout le temps,

les hommes de ces deux « castes »11

5 Philippe Claudel, P.M., p. 124

devaient constamment modifier les cartes, une tâche

6 Ibid. 7 Marijke Arijs, art. cit. 8 Philippe Claudel, P.M., p. 126 9 Ibid. 10 Ibid., p. 49 11 Ibid.

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dont ils ne seraient jamais parvenus à s’acquitter s’ils avaient écouté à longueur de journées

des poèmes.

Contrairement au paysage, « l’ordre des poètes [paraît] immuable, car leur poésie offrait le

miroir d’un monde que rien ne pouvait altérer »12

. Comme nous l’observons dans l’extrait ci-

après, la fin du récit conclut à la constance de la littérature qui l’emporte sur le caractère

éphémère de la réalité tangible.

« Aujourd’hui, il ne demeure plus rien depuis bien longtemps du pays d’Arcalie. Ses terres inconstantes et ses marais mauves ont eu raison de lui. Il n’y a plus de villes, plus de monuments, ni même de tombes. Aucune carte survivante des milliers de cartes dessinées par les géographes ; aucun théorème, aucune loi trigonométrique, aucune équation parmi les morceaux établis par les mathématiciens. Rien n’a survécu, rien sinon un lambeau de récit à demi légendaire que les rhapsodes de la contrée se sont transmis d’âge en âge, et dont ils disent qu’il fut murmuré au premier d’entre eux, il y a bien longtemps, par les lèvres sèches d’un antique poète qui se mourait, à l’entrée d’une ville, les membres écartelés entre deux traverses de chêne, sous les morsures du vent et le grand froid des nuits13

».

Après avoir exposé la signification personnelle de la littérature pour Claudel et après

avoir commenté la façon dont Claudel la perçoit, il est temps de nous pencher sur la

question de savoir comment l’écriture, la langue et la communication se présentent dans

l’œuvre de Claudel. Le choix d’inclure la communication en général dans notre commentaire

résulte du fait qu’il est également des formes d’échange non verbales dans l’œuvre de

Claudel.

Nous étudierons d’abord le registre de la communication verbale, qui englobe l’écriture et la

langue. La fin du présent chapitre consistera en une analyse de la communication non verbale

dans l’œuvre de Claudel.

1.2. La réflexion sur l’écriture

La présence de l’écriture permet à Claudel d’introduire dans son œuvre une réflexion

sur son métier d’écrivain. Il s’interroge plus particulièrement quant à l’utilité et la vanité de

cet acte, sa fonction et la raison d’écrire. Dans ce qui suit, nous traiterons, vu leur pertinence

pour ces sujets, les romans Les Âmes Grises, Meuse l’oubli et Barrio Flores.

12 Ibid., p. 50 13 Ibid., p. 51 - 52

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La réflexion sur l’écriture passe à travers quelques personnages de Claudel. L’auteur

met en scène des hommes en peine qui se mettent à écrire. Nous pensons en particulier aux

protagonistes des Âmes Grises et de Meuse l’oubli. Les deux hommes en deuil pratiquent

l’écriture, bien qu’ils ne soient pas des auteurs professionnels. Ici surgit la question de savoir

pourquoi ces personnages se mettent à écrire. En quoi l’acte d’écrire peut-il leur être utile ?

Nous chercherons, à partir de la méditation sur l’écriture présente dans ces deux œuvres,

quelle fonction elle peut remplir et quelles sont les raisons qui sont à la clé de ce recours à

l’écriture.

Tant le protagoniste des Âmes Grises que celui de Meuse l’oubli ont recours à l’écriture après

la mort de leur bien-aimée. Il semble donc que ce brusque bouleversement dans leur vie

engendre la nécessité de ventiler cette tempête d’émotions douloureuses. Il est connu que

l’écriture peut offrir une issue aux gens qui souffrent et cette échappatoire vaut également

pour les deux protagonistes.

Le protagoniste de Meuse l’oubli écrit dans un cahier qu’il a intitulé le Conquérant. Nous

remarquons, tout comme Annelies Verbruggen l’a fait dans son mémoire, le caractère

évocateur de ce titre : « en écrivant, le jeune homme endeuillé tente de conquérir la mort, la

douleur et ses souvenirs14

».

« […] je remplis le Conquérant bistre de tout un fatras de phrases impropres, sans queue ni tête, des historiettes au saindoux, des poèmes à trois francs, des rinçures de saoulon qui tentent de dire mon amour pour Paule, et ma souffrance, sans jamais y parvenir15

».

Nous voulons brièvement insister sur l’allusion au Conquérant que Claudel fait aussi

dans Le Café de l’Excelsior, également paru en 1999.

« Nous fîmes tous les deux ma petite valise. Enrobée dans une poussière ocre, elle s’était oubliée de nos mémoires depuis trois ans, bien cachée derrière le fronton déhanché d’une haute armoire. Grand-père l’essuya d’un revers de bras mélancolique. Nous y glissâmes quelques vêtements, mes trois cahiers Le Conquérant remplis de divisions et de maximes édifiantes, un appeau que le facteur m’avait taillé dans une branche de coudrier, et une montre-gousset au verre étoilé dont les aiguilles vibraient sans jamais avancer16

».

14 Annelies Verbruggen, Philippe Claudel ou les couleurs de l’âme humaine, mémoire de licence, Université de Gand, 2005 – 2006, p. 95 15 Philippe Claudel, M.O., p. 83 16 Philippe Claudel, C.E., p. 76

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Le grand-père aide son petit-fils à faire sa valise parce que le service de protection de

l’enfance a décidé que « le dieu » devait être séparé de « son ange ». Nous croyons que dans

ce contexte, les cahiers du Conquérant renvoient plutôt à la connaissance et aux vérités

premières que le grand-père a transmises à son petit-fils. Grâce aux trois années que le

protagoniste a passées chez son grand-père, il est davantage armé contre la vie, le grand-père

lui ayant appris à vaincre la douleur inhérente à l’existence. Voilà pour la parenthèse.

Revenons à présent au sujet de l’écriture.

Le protagoniste des Âmes Grises écrit lui aussi pour exorciser sa douleur, mais aussi

et surtout pour tenter, comme l’histoire le suggère, de résoudre l’Affaire, c’est-à-dire, le

meurtre de Belle-de-jour.

« Je ne sais pas trop par où commencer. C’est bien difficile. Il y a tout ce temps parti que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j’essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j’ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne changera à rien17

».

Ce n’est qu’à la fin que le protagoniste jette le masque et avoue le mensonge dans lequel il

vit depuis le décès de son épouse.

« Au fond, c’est pour elle et elle seule que j’écris, pour faire semblant, pour me tromper, pour me convaincre qu’elle est encore à m’attendre, où qu’elle soit. Et qu’elle entend tout ce que j’ai à lui dire. Écrire me fait vivre à deux18

».

Il semble donc que l’écriture soit dictée par des raisons plus spécifiques que le besoin de

ventiler ses émotions. En effet, Annelies Verbruggen déduit de ces données que les

protagonistes écrivent par besoin d’évoquer le temps perdu et les visages disparus19

. Nous

observons la même intention chez Claudel. La citation ci-dessous, relative à ce motif, est

issue de Meuse l’oubli, mais peut également s’appliquer à d’autres romans. En fait, il s’agit

d’une inspiration générale que l’on repère dans tous les romans de Claudel.

« Peut-être ai-je voulu écrire un roman sur la mémoire de l’amour, cerner dans les méandres d’un fleuve les rires, le parfum et la douceur de la peau de celles qui nous quittent. Il me semblait aussi qu’écrire était la seule façon de me rapprocher d’une ombre, d’un frêle dessin de lèvres aux teintes de framboise. J’ai coutume de dire que j’écris pour ceux qui ne peuvent plus

17 Philippe Claudel, A.G., p. 11 18 Ibid., p. 233 - 234 19 Annelies Verbruggen, op.cit., p. 94

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parler, les morts, les jeunes dormeuses des siècles couchés. Écrire, c’est cela il me semble, faire revivre les caresses enfuies, la lueur d’un regard, le tremblement d’une paume dans une autre main juste avant de s’effacer20

».

Annelies Verbruggen précise aussi que l’écriture, à part de faire revivre le temps et les êtres

chers que l’on a perdus, donne de l’espoir21. Elle prend pour exemple deux personnages des

Âmes Grises, à savoir le narrateur et Lysia Verhareine, une jeune institutrice dont l’amant a

été envoyé au front. Comme nous venons de le montrer, le protagoniste écrit dans l’illusion

que sa femme, Clémence, peut l’entendre au-delà de la mort. Cette conviction l’aide à

supporter l’existence et à continuer à vivre. Sans cette illusion, il laisserait tomber les bras.

Annelies Verbruggen explique qu’ « une fois que [l’écriture] n’inspire plus d’espoir, que sa

vanité se manifeste pleinement, la vie aussi perdra tout sens pour le narrateur »22

De la même façon, Lysia Verhareine s’évade dans l’écriture quand elle succombe sous le

poids de la solitude. Écrire est une stratégie de survie

. En effet, au

moment où il ne lui reste plus rien à dire au narrateur, il décide de renoncer à la vie et d’aller

rejoindre Clémence et leur enfant dans la mort.

23

. Elle ne cesse d’écrire à son amant,

même s’il s’agit d’une correspondance unidirectionnelle.

De même, dans Barrio Flores, l’écriture constitue un recours pour rendre supportable

la vie dans un bidonville. Claudel établit surtout un parallèle entre l’écriture et l’affirmation

de sa propre existence qui mène au bonheur. Jacintho, une figure de légende dans le barrio,

est le seul à savoir lire et écrire. Tout le quartier a recours à lui, à son écriture pour qu’il leur

écrive et leur lise des lettres. Ces lettres qu’il écrit et qui lui reviennent, véhiculent « les vies

et les soupirs »24

du quartier.

« Jacintho l’écoutait avec attention, lui faisait répéter un ou deux passages. Puis il fixait les murs couverts d’affiches dans le dos du client avec une rare intensité, comme pour y puiser l’inspiration. […] Les lettres de Jacintho ne dépassaient que rarement les frontières invisibles du Barrio. Elles y étaient écrites, elles y étaient lues ; et cela, je l’ai dit, par le même homme. C’est la raison pour laquelle Jacintho a pu en écrire pendant si longtemps pour le grand bonheur de tous : les gens les gardaient d’ailleurs car elles étaient le signe qu’on avait pensé à eux, qu’ils existaient pour ainsi dire, […]. Certains les encadraient même parfois entre deux rangées de coquilles de noix peintes, et la lettre à l’enseigne des Matières Bubichal, couverte de la

20 Citation en provenance du site Internet http://perso.wanadoo.fr/calounet/resumes_livres/claudel_resume/claudel_meuse.htm 21 Annelies Verbruggen, op.cit., p. 95 22 Ibid. 23 Ibid. 24 Philippe Claudel, B.F., p. 71

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fine écriture de Jacintho, terminait sa vie au-dessus du seuil de la cabane, comme l’effigie d’un saint protecteur25

».

Ce passage montre que les lettres, qui naissent de l’écriture, peuvent avoir une très grande

valeur. Elles inspirent l’idée que l’existence des destinataires n’est pas gratuite, que leur

présence sur cette terre tient à cœur à quelqu’un. Les courriers dans le barrio acquièrent

même une certaine valeur religieuse. Tout comme la religion explique et justifie l’existence,

les lettres donnent un sens à celle des habitants du quartier. Plus tard, le lecteur apprendra

que cette correspondance est fondée sur un mensonge. En réalité, Jacintho ne sait ni lire ni

écrire. Il ne fait que copier les textes des affiches qu’il étudie attentivement. Le protagoniste

ne révélera la supercherie que le jour où, en adolescent désormais scolarisé, il reviendra en

visite dans ce quartier qui l’a vu grandir.

« ‘Tu dois savoir lire aussi, et écrire, comme Jacintho ! Oui, bien sûr qu’il vit encore, et tu sais, il est toujours le seul à nous faire les lettres ! Tiens, regarde, en voilà une, c’est ma sœur qui me l’a envoyée pour la fête des Saints-Pénitents. […] Elle me dit que je suis son frère préféré, qu’elle pense à moi et compte me donner avant la fin de l’année sa charrette et le harnais dont elle ne se sert plus, c’est bien ça Juanito, hein dis-moi, c’est bien ce qu’elle dit la lettre, avant la fin de l’année, n’est-ce pas ?’ Pour la première fois, j’ai regardé avec mes yeux qui savaient dorénavant lire une lettre de Jacintho […]. […] Et j’ai lu. J’ai lu en ouvrant peu à peu les yeux et la bouche aussi grands que la distance qui sépare le Barrio de la ville basse, que les années qui m’éloignaient du petit garçon sale et heureux que j’avais été. J’ai lu la lettre écrite par Jacintho, adressée à Nico Valdes par sa sœur Benigna qui voulait lui donner une charrette et un harnais. Voilà ce que disait cette lettre : Lutteur, tous les peuples travailleurs seront un jour libres. L’Histoire prolétaire équivaut à un combat titanesque entre les forces anonymes et les fractions indivises du capital international. Si tu prends Zocopa, ton moteur s’en souviendra ! Le comité d’hygiène reçoit gratuitement les enfants de 2 à 10 ans les mardis et mercredis toute l’après midi pour les vaccinations. Frappé d’alignement dès la présente exécution et fait pour valoir ce que de droit. Les conserves Padrillona, 549 b avenue du 3 juin 1934, livraisons à toutes heures. Prix de gros. Benigna 26

».

Si la lettre a une valeur presque religieuse, Jacintho fait fonction de dieu. Il est un « fabricant

de bonheur ». Il met à disposition des moyens qui permettent de mieux supporter l’existence,

tout comme le fait un dieu dans une religion.

25 Ibid., p. 72 - 73 26 Ibid., p. 75 - 77

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Jusqu’à présent nous n’avons parlé que du côté positif de l’écriture, qui est d’offrir un

soutien voire une stratégie de survie dans des circonstances pénibles. Toutefois, Claudel

adopte une attitude suffisamment critique pour admettre la vanité de l’écriture. L’aspect

critique de la réflexion sur l’écriture constitue néanmoins un sujet moins élaboré que la

puissance de l’écriture. Pour l’illustrer, nous nous baserons sur Les Âmes Grises et Meuse

l’oubli, puisque ces deux œuvres sont les seules dont les protagonistes écrivent

régulièrement.

Nous observons que le protagoniste des Âmes Grises se montre critique envers l’écriture :

« C’est douloureux d’écrire. Je m’en rends compte depuis des mois que je m’y suis mis. Ça fait mal à la main, et à l’âme. L’homme n’est pas fait pour ce travail, et puis, à quoi ça sert ?27

».

Il semble donc que le protagoniste, bien qu’il ait besoin d’écrire pour apaiser son âme

tourmentée, estime que son entreprise est douloureuse et vaine. L’écriture apporte une aide,

mais est en même temps en défaut. Il est probable que cette mise en cause de l’écriture soit

attribuable aux vécus personnels de Claudel. Dans Au Revoir Monsieur Friant, une œuvre

qui flirte avec l’autobiographie, nous trouvons la même remarque :

« Écrire, quoi que j’aie pu dire à tous vents naguère, est un exercice hautement épuisant, un arrachement continu de viscères, de cœurs sanguinolents qui repoussent sans cesse, de veines qui n’en peuvent plus de s’ouvrir au grand jour et de se dévider comme des serpents28

».

Le protagoniste de Meuse l’oubli est, lui aussi, conscient de la vanité de l’écriture :

« Parfois, Pergus me regarde écrire et me parle des mots croisés […]. Ce n’est pas plus sot qu’autre chose : ce n’est pas plus idiot que de forcer les mots à travailler mon deuil, à le dire, à exiger d’eux ce que moi-même je me refuse à faire, ou ne le peux29

».

Nous voyons que le personnage sait pertinemment que le recours à l’écriture provient de son

incapacité à maîtriser et à accepter les émotions qu’il éprouve depuis la mort de Paule. De

plus, ce refuge a pour lui un caractère mensonger voire ridicule. Le protagoniste est conscient

du fait que l’écriture ne peut être qu’une étape intermédiaire qui se dresse entre la mort de

27 Philippe Claudel, A.G., p.11 28 Philippe Claudel, A.M.F., p. 52 29 Philippe Claudel, M.O., p. 83 - 84

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Paule et sa propre vie mentale. Il se leurre : en écrivant sur la mort de Paule, il s’imagine

qu’il la comprend et la contrôle alors qu’en vérité, il ne l’a pas encore acceptée ni comprise.

1.3. La réflexion sur la langue

Comme la langue est l’instrument de l’écriture, il est logique qu’il existe une même

disposition envers ces deux sujets. Dans l’œuvre romanesque de Claudel, nous verrons que

les personnages qui font preuve d’une forte conscience de la langue, sont également critiques

à son égard.

Nous nous baserons notamment sur les exemples d’Annelies Verbruggen qui a étudié

la réflexion sur la puissance des mots dans les Âmes Grises, Meuse l’oubli et J’abandonne.

Dans les Âmes Grises, nous observons que le narrateur porte sur la langue un regard mitigé.

D’une part, elle lui sert pour écrire mais, d’autre part, il s’en méfie. À travers le narrateur,

Claudel multiple les critiques sur la langue. L’attitude du narrateur est paradoxale en ce sens

qu’il écrit un livre autobiographique alors qu’il ne sait pas trop s’il faut accorder aux livres

une grande crédibilité : « Parfois les livres mentent30

Le narrateur suggère ici que, bien qu’elle soit typique de l’espèce humaine, la langue reflète

parfois une réalité fausse, plutôt que de constituer un soutien pour l’homme.

».

Nous retrouvons cette même attitude chez le protagoniste de J’abandonne. Il est dégoûté par

la société sous tous ses aspects. Il déteste son boulot comme hyène31

, condamne la culture de

masse et désapprouve le manque de franchise qu’il relève dans le langage.

« Tout le monde aujourd’hui répugne à dire les choses par leur nom : un aveugle est un non-voyant, un animateur de télévision un artiste, bientôt les morts seront des non-vivants. […] Nous ne disons jamais que la victime est morte, bien qu’elle le soit toujours à partir du moment où on nous téléphone, et qu’ensuite nous téléphonons. Mais nous ne le disons jamais : mon collègue appelle cela de la pudeur. Ce n’est qu’une stratégie cynique32

».

Le protagoniste dénonce ici la force dissimulatrice des mots. Il vit parmi les débris de son

bonheur perdu. De ce fait, il ne perçoit que la bassesse du monde. Il épingle la différence

entre l’image qu’il se fait de la réalité et celle qui est véhiculée par la langue.

30 Philippe Claudel, A.G., p. 140 31 Philippe Claudel, AB., p. 11 32 Ibid., p. 12

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21

Nous constatons donc que les mots renferment une énorme puissance et qu’ils ont un

impact considérable sur l’homme. Annelies Verbruggen estime que cette puissance est très

bien illustrée par trois personnages des Âmes Grises, à savoir le procureur Destinat, le juge

Mierck et le père Lurant.

En sa qualité de juge, le procureur Destinat « incarne la puissance mortelle de la langue »33 :

« […] quelques mots [lui suffisent] à bâtir un échafaud en deux temps trois mouvements,

plus vite et plus sûrement que deux compagnons menuisiers en une semaine34

Le juge Mierck représente quant à lui « l’art de se servir des mots pour leur faire dire des

choses auxquelles d’ordinaire ils n’étaient pas destinés »

». Les mots

qu’il prononce décident du sort des accusés.

35

Le père Lurant est finalement le seul à user de la langue de façon positive. Il « illustre la

force constructive de la langue »

. Il abuse de la langue en appelant

« mon ami » celui qu’il méprise et en s’adressant respectueusement à celui qu’il estime

inférieur. Pour lui, la langue est un moyen pour maintenir l’hiérarchie sociale.

36. Il a l’art de « frapper les imaginations avec quelques

phrases bien tournées »37 de sorte qu’ « un rien [paraît] une merveille »38. Alors que le

protagoniste de J’abandonne dénonce cette force dissimulatrice de la langue (cf. supra), le

narrateur des Âmes Grises semble l’apprécier. Comme le signale Annelies Verbruggen,

« parfois, les hommes ont précisément besoin d’un moyen indirect afin d’être capables de

parler de sujets qui seraient trop difficiles à mentionner si on les nommait directement »39

.

Dans son mémoire, Annelies Verbruggen parle uniquement de l’efficacité des mots.

Nous croyons par contre que, à l’instar de l’écriture, la langue a elle aussi ses faiblesses, en

ce sens qu’elle n’est pas toujours capable de couvrir la réalité, qu’il est certains aspects de la

vie qui lui échappent. Certaines émotions, impressions ou pensées sont tout simplement

indicibles. Comme le dit le protagoniste de Barrio Flores : « […] il y a des choses devant

lesquelles les mots sont des couillons qui ne servent à rien […]40

La langue, la littérature et l’art en général tentent de saisir la vie et le monde, mais bon

nombre de ces tentatives échouent. Philippe Claudel doit certainement connaître ce problème

en tant qu’écrivain, aussi talentueux soit-il. Il en parle d’ailleurs dans Au Revoir Monsieur

».

33 Ibid., p. 93 34 Philippe Claudel, A.G., p. 14 35 Ibid., p. 110 36 Annelies Verbruggen, op. cit., p. 93 37 Philippe Claudel, A.G., p. 165 38 Ibid. 39 Ibid. 40 Philippe Claudel, B.F., p. 73

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Friant, une œuvre qui trahit explicitement ce qu’il pense de son propre métier. Dans l’extrait

ci-après, il est à la fois question d’une des raisons pour laquelle Claudel écrit ainsi que des

défaillances de la langue.

[en parlant d’ Émile Friant, un peintre lorrain] « Comme s’il avait voulu jeter à la gueule de tous des paquets de chair. Et cela, je connais. Je sais cette rapidité, cette surabondance de vie que l’on cherche à évacuer, à libérer d’un boyau prêt à se rompre. Mais ce n’est pas de nous qu’on se délivre, ce n’est pas de nos vies, de nos grands-mères, de nos enfances, de nos prairies, de nos amours que l’on se défait. Non. C’est du monde tout simplement, du monde entier. De ce monde dans lequel on fut lancé, dans lequel on titube. Les couleurs ou les mots sont des béquilles ou des échafaudages, des essais maladifs. Des plâtres que l’on essuie sans cesse41

».

Dans cet extrait, nous retrouvons l’idée d’écrire pour exprimer et accepter ses sentiments,

comme c’est le cas des protagonistes des Âmes Grises et de Meuse l’oubli. Par le biais des

mots ou des couleurs dans le cas d’une peinture, l’homme tente d’appréhender le monde et la

vie.

Cependant, Claudel souligne la vanité de ces entreprises qui ne peuvent être

concluantes. Ce ne sont que « des plâtres que l’on essuie sans cesse ».

Dans cet extrait, Claudel met les couleurs et les mots sur un même plan. À son avis, les

couleurs sont un outil aussi puissant que la langue. Ce rapprochement est tout à fait pertinent.

Dans Au Revoir Monsieur Friant, Philippe Claudel laisse entendre que la peinture pique son

imagination. Mais les affinités entre ces deux moyens d’expression ne se limitent pas à ce

seul récit. On les retrouve également dans J’abandonne – un roman qui, selon Claudel, est

influencé par la peinture et assimilable à une œuvre de Jackson Pollock42. Les Âmes Grises

par contre se rapprocherait plus d’une œuvre de Bruegel43

41 Philippe Claudel, A.M.F., p. 45

. Comment pouvons-nous

interpréter cette comparaison ? La première chose qui vient à l’esprit est la perspective

temporelle. Bruegel appartient au passé, tout comme Les Âmes Grises se situe dans le passé,

tandis que Pollock appartient au vingtième siècle et se rapproche ainsi de l’analyse de la

société contemporaine présente dans J’abandonne. Néanmoins, cette explication ne paraît

pas suffisante. Etant donné que cette comparaison entre deux formes d’art peut contribuer à

la compréhension de l’œuvre de Claudel, il nous semble intéressant de l’analyser de façon

42 Peintre américain, né en 1912 et décédé à Nouveau York en 1956, porte-bannière de l’expressionnisme abstrait. Renommé pour son apport innovateur, l’artiste introduit « the drip technique » qui exclut toute figuration. 43 Jurgen Tiekstra, art.cit.

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plus approfondie. À ce propos, nous commenterons deux aspects, à savoir le rendu du sujet et

la part de conscience ou d’inconscience.

Premièrement, nous croyons que le lien entre les deux peintres et les deux œuvres de Claudel

se fond sur une différence de rendu. Il s’agit de deux façons opposées d’évoquer un monde.

Dans les deux romans, l’histoire, les personnages, le décor etc. se réclament d’une démarche

mentale distincte, réaliste versus abstraite. Dans Les Âmes Grises, Claudel s’est donné la

peine d’élaborer minutieusement le décor, les trames, le caractère des personnages, les

interrelations, etc. Tout comme le faisait Breughel, Claudel brosse un tableau très détaillé.

Les Âmes Grises est un théâtre miniature très net. Le roman J’abandonne par contre se

caractérise par une approche plus fragmentaire. Les personnages sont moins détaillés,

laissant ainsi une plus grande liberté d’interprétation au lecteur. Le parallélisme avec Pollock

est dès lors pertinent, puisque ce porte-bannière de l’expressionisme abstrait est réputé avoir

mis en cause l’importance de la forme et du contexte historique. Nous citons à ce propos

Clement Greenberg qui a posé que « [the] art history [is] about the progressive purification

in form and elimination of historical content »44

Deuxièmement, nous remarquons que la part de conscience ou d’inconscience qui a présidé à

la création des tableaux de Bruegel et de Pollock se recoupe avec celle des protagonistes de

J’abandonne et des Âmes Grises. Le protagoniste des Âmes Grises est conscient, en ce sens

qu’au moment où il écrit, il sait pertinemment comment l’histoire va se terminer. Il la raconte

rétrospectivement, ce qui lui permet de mieux la cerner et de la décrire avec un maximum de

transparence. Le protagoniste de J’abandonne en revanche n’est pas conscient de ses actes. Il

agit instinctivement, sans savoir où il va. Nous pouvons établir un parallélisme avec les deux

peintures. En effet, tout comme c’est le cas dans Les Âmes Grises, la peinture de Bruegel que

nous avons sélectionnée (cf. pièce annexe) donne une image réfléchie et exacte. J’abandonne

est plutôt un « work in progress ». Contrairement à Bruegel, Pollock est un peintre qui se

laisse guider par l’inconscient : « The source of my painting is the unconscious. That is direct

– with no preliminary studies

.

45 ». Cette approche va de pair avec une tout autre façon de

travailler. Pour Pollock, peindre était avant tout un acte physique, engageant tout son corps. Il

posait sa toile par terre plutôt que sur un chevalet, expliquant que son acte pictural consiste à

« delineating some real thing in the air above the canvas46

44 Information en provenance du site Internet en.wikipedia.org/wiki/Jackson_Pollock

». L’image sur la toile n’est donc

qu’une projection des mouvements qu’il effectue au-dessus d’elle. De la même façon, le récit

45 H.W. Janson et Anthony F. Janson, History of Art, Londres, Thames and Hudson, 2001, p. 938 46 Ibid.

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de J’abandonne peut être vu comme une projection du cheminement mental du protagoniste.

Dans ces deux œuvres, le résultat final semble donc subordonné à l’action qui s’avère

primordiale. Cette thèse ne vaut ni pour Bruegel, ni pour le protagoniste des Âmes Grises. Ce

qui compte pour eux, c’est le résultat : ce qui apparaît sur le papier ou sur la toile. L’écriture

ou la peinture s’inscrit en fonction du récit ou du tableau. Pour Pollock et pour le

protagoniste de J’abandonne l’essentiel réside dans l’action. Le résultat sur la toile ou sur le

papier est secondaire. Au-delà de la toile, le peintre use de couleurs. Ces couleurs sont au

peintre ce que les mots sont à l’écrivain. Ces deux outils n’ont pourtant pas le même

dynamisme. Pour le protagoniste des Âmes Grises et pour Bruegel, les couleurs et les mots ne

sont que des outils passifs que l’artiste manipule. Dans cette optique, l’auteur est entièrement

responsable du sens qu’il leur donne. Pollock en revanche estime que la peinture a un

dynamisme interne47

. De ce fait, la peinture peut cacher des formes que le peintre n’a pas

sciemment dessinées. Ceci vaut aussi pour J’abandonne, dont le récit recèle des

significations qui ne sont pas visibles à première vue. L’interaction entre le protagoniste et la

femme dans le confessionnal, que nous commenterons dans la section suivante, en est un bel

exemple. À première vue, le tableau de Pollock (cf. pièce annexe) est un enchevêtrement de

blanc et de noir, tout comme le récit raconté dans J’abandonne consiste en un mélange de

noir (souffrance) et de blanc (la candeur de la petite fille). Mais à y regarder de plus près, on

s’aperçoit que dans la partie inférieure du tableau le noir forme des ondes, au même titre que

les émotions du protagoniste de J’abandonne fluctuent. Dans la partie supérieure du tableau,

on entrevoit des visages qui font écho à la fusion des visages de la femme et de la petite fille

dans J’abandonne. Nous fermons ici la parenthèse sur la peinture pour en revenir à la

conception de la langue.

Nous constatons donc que la conception de la langue dans l’œuvre romanesque de

Claudel semble balancer entre la puissance et la vanité. Bien que Claudel confirme le pouvoir

des mots, il en dénonce également les faiblesses.

Dans Quelques-uns des cent regrets, le protagoniste, qui médite sur un vers d’un poème,

résume cet avis de façon saisissante :

« ‘Chaque homme tue ce qu’il aime’ ai-je lu depuis dans un poème anglais. C’est très joli comme formule, bien ciselé, cela résonne et donne à l’assassinat et à ses douleurs une manière de grandeur qui annonce la

47 Ibid.

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rédemption. Mais la poésie ne résiste pas à un front tuméfié, une lèvre fendue, un cœur qui tressaute de peur. Il y a trop de la vie aux mots48

».

Nous avons annoncé que nous commenterions également la communication en

général. Jusqu’à présent nous n’avons traité que des formes d’expression verbale. Si Claudel

met en question la puissance des mots, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la

langue est nécessaire pour communiquer. Il est vrai que le silence en dit parfois plus long que

les mots. En effet, dans Au Revoir Monsieur Friant, le narrateur explique, en parlant de sa

grand-mère, que « ses longs silences valaient de belles phrases »49

.

1.4. La communication

Comme nous l’avons déjà mentionné (cf. supra), les mots ne sont pas toujours assez

puissants pour véhiculer l’ensemble de nos pensées et sentiments. C’est là que la

communication non verbale intervient. Il est généralement admis que la mimique et la

gestuelle soutiennent la communication verbale.

Dans l’œuvre romanesque de Claudel nous observons un registre de communication qui va

au-delà de l’échange de mots. Nous nous baserons sur La Petite Fille de Monsieur Linh et sur

J’abandonne pour illustrer cet aspect de la réflexion sur la langue.

Dans son mémoire, Annelies Verbruggen affirme que « les mots et la conversation

semblent être une condition sine qua non pour se connaître et s’aimer »50

La Petite fille de Monsieur Linh en est un bel exemple puisque ce livre parle d’une

amitié entre deux hommes qui ne se comprennent pas. Dans les rapports entre les deux

personnages, nous remarquons une nette évolution qui aboutit à une amitié affectueuse et

ceci en l’absence de toute communication verbale. On pourrait réfuter ces propos en disant

que Monsieur Bark parle tout le temps et que Monsieur Linh intervient lui aussi. En effet,

mais nous estimons que la vraie communication verbale sous-entend que les deux

interlocuteurs se comprennent, ce qui n’est pas le cas pour ces deux personnages. Bien qu’ils

. Il va sans dire que

ce constat est vrai dans la majorité des contacts interhumains. Toutefois, l’univers

romanesque de Claudel est aussi émaillé de rencontres entre des personnes qui apprennent à

se connaître et même à s’aimer, sans avoir recours aux mots.

48 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 86 49 Philippe Claudel, A.M.F., p. 10 50 Annelies Verbruggen, op.cit., p. 92

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aient recours aux mots, la compréhension passe chez eux par une autre voie,

extralinguistique.

Monsieur Bark est le premier à chercher des contacts avec Monsieur Linh. Il

commence à lui dire des mots que Monsieur Linh évidemment ne comprend pas. La scène de

la cigarette, au début du récit, donne le ton. Monsieur Bark offre une cigarette à Monsieur

Linh, qui lui répond non de la tête. Ce geste trahit qu’à ce stade-là, Monsieur Linh se méfie

encore de cet homme qui fume. Il a peur qu’il lui enlève sa petite fille. Néanmoins, « il sent

que [ses] paroles ne sont pas hostiles »51. L’amitié naissante entre ces deux inconnus est

portée par le cycle des saisons et plus spécifiquement par la présence ou l’absence du soleil.

Nous reviendrons dans le dernier chapitre sur cette interférence de la nature dans l’intrigue.

Lorsque lors de sa première rencontre avec son futur ami, Monsieur Linh se rend compte

qu’il « aime entendre [la] voix [de ce monsieur], la profondeur de cette voix, sa force

grave »52, « le soleil perce les nuages »53

Lors de leur deuxième rencontre, la glace est rompue. En revoyant « le gros homme » pour la

deuxième fois, M. Linh « tend ses deux mains vers celle de l’homme »

, « ce qui n’empêche pas le ciel de demeurer gris,

mais d’un gris qui s’ouvre sur des trouées blanches ». C’est en ces termes que Claudel décrit

le début fragile d’une amitié.

54 et « se pousse un

peu pour faire comprendre à l’homme qu’il peut s’asseoir, et celui-ci le fait, il s’assoit »55.

Ces deux actions trahissent un rapprochement. Pour M. Linh, revoir le gros homme, c’est

comme « retrouver un signe sur un chemin alors qu’on est perdu dans la forêt, que l’on

tourne et tourne depuis des jours, sans rien reconnaître »56. C’est vrai que M. Bark apporte à

M. Linh une certaine sécurité, une espèce de protection. Par exemple, quand un passant

dévisage le vieil homme oriental et sa petite fille, M. Bark « dévisage à son tour le curieux,

fronce les sourcils, ferme ses traits »57

51 Philippe Claudel, P.F., p. 25

. Cette mimique trahit un des aspects de l’amitié, qui

consiste à prendre fait et cause pour ses amis. Monsieur Bark a pour second mérite de donner

une identité au pays d’accueil de M. Linh. La première odeur que Monsieur Linh perçoit, est

celle du tabac de M. Bark. Ce dernier lui fait aussi découvrir de nouvelles saveurs, comme

52 Ibid., p. 27 53 Ibid., p. 26 54 Ibid., p. 42 55 Ibid., p. 43 56 Ibid. 57 Ibid., p. 74

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celui de la boisson chaude qu’ils consomment parfois au bistro. Il lui fait également

découvrir la mer.

De son côté, le vieil homme d’Orient offre à M. Bark ce réconfort dont il a tant besoin. Bien

que M. Linh ne saisisse pas le sens des mots que son ami prononce, il se rend bien compte

qu’il est triste. Pour le réconforter, il « pose sa main gauche sur l’épaule de M. Bark, tout

comme celui-ci l’avait fait la veille, et en même temps il le regarde en souriant. L’autre lui

rend son sourire »58. Il lui chante aussi des chansons, car quand il chante « il voit Monsieur

Bark qui le regarde, et qui semble de nouveau heureux »59. Un jour que les deux amis se

rendent au port, M. Bark confie à M. Linh qu’en jeune soldat, il est allé faire la guerre dans le

pays natal de M. Linh. Le geste que fait alors M. Linh l’émeut profondément : « Il se

souvient de l’après-midi sur le port, de tout ce qu’il a dit qui lui est sorti du cœur, et aussi du

geste du vieil homme, alors qu’il se taisait, qu’il souffrait et qu’il avait honte. Cela n’a pas de

prix60

». Les deux hommes se réconfortent mutuellement dans une société indifférente et

anonyme.

«Monsieur Linh regarde son ami. Un grand sanglot le secoue, interminable, comme né du dernier mot qu’il vient de prononcer. Cela ne se calme pas. Tout le corps du gros homme tremble, on dirait un navire mis à mal par une tempête. Monsieur Linh essaie d’entourer de son bras l’épaule de son ami, sans y parvenir car son bras est trop petit pour la grande épaule. Il lui sourit. Il s’efforce de mettre beaucoup de choses dans ce sourire, plus de choses que n’importe quel mot ne pourra jamais contenir61

».

Le récit démontre qu’il est possible de se connaître et de s’aimer sans se parler. Sans

comprendre les mots que prononce son ami, M. Linh se rend compte que « le ton de la voix

de Monsieur Bark indique la tristesse, une mélancolie profonde, une sorte de blessure que la

voix souligne, qu’elle accompagne au-delà des mots et du langage, quelque chose qui la

traverse comme la sève traverse l’arbre sans qu’on la voie »62

58 Ibid., p. 46

. La question est de savoir si

l’amitié naît en dépit de l’impossibilité de se comprendre ou grâce à cette impossibilité. Il est

vrai que la barrière linguistique forme un sérieux obstacle aux contacts interhumains. Mais

d’un autre côté, sans compréhension mutuelle, l’interprétation reste libre. On peut se faire

une idée de l’autre sans que ce jugement ne puisse être infirmé par les paroles de l’autre. Un

autre avantage de la barrière linguistique est que les mots de l’autre ne peuvent jamais être

vexants. Pour une âme sensible comme M. Linh, cet aspect est très important.

59 Ibid., p. 70 60 Ibid., p. 88 61 Ibid., p. 84 - 85 62 Ibid., p. 46

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« Peut-être d’ailleurs aime-t-il entendre cette voix parce que précisément il ne peut comprendre les mots qu’elle prononce, et qu’ainsi il est sûr qu’ils ne le blesseront pas, qu’ils ne lui diront pas ce qu’il ne veut pas entendre, qu’ils ne poseront pas de questions douloureuses, qu’ils ne viendront pas dans le passé pour l’exhumer avec violence et le jeter à ses pieds comme une dépouille sanglante63

».

En dépit de l’incompréhension, les deux hommes parviendront à découvrir qu’ils sont

marqués par une même blessure, à savoir la perte de leur bien-aimée. Ce pas sera franchi par

le biais d’une photo : un thème récurrent dans l’œuvre de Claudel. Comme cela se fait entre

vrais amis, les deux hommes partagent leurs secrets et leurs peines. Ayant construit une

amitié profonde, M. Bark et M. Linh éprouvent l’un pour l’autre des sentiments qui vont au-

delà de la simple sympathie. M. Linh, qui a été transféré à une maison de repos loin de la

ville où se trouve M. Bark, part à la recherche de « leur banc ». M. Bark de son côté, « pense

au vieil homme sans cesse. Il l’aimait tant. Il aimait son sourire, ses attentions, son silence

respectueux, la chanson qu’il fredonnait, ses gestes aussi. Le vieil homme était son ami. Il se

comprenaient tous les deux, pas besoin de longs discours »64

.

Comme nous l’avons déjà avancé au début de ce sous-chapitre, l’histoire de M. Bark

et M. Linh est plutôt exceptionnelle car, dans la réalité, il n’est de bonne relation sans

communication. Claudel lui-même estime que ce genre de contact interhumain qu’il décrit

dans La petite fille de Monsieur Linh, est plus une utopie qu’une réalité. Il se base sur ses

propres expériences. L’auteur compare la situation de M. Bark et M. Linh aux nuits qu’il a

passées chez une tribu indonésienne. Communiquer avec ces gens s’avérait impossible, mais

néanmoins il se sentait proche d’eux. Son travail avec des handicapés l’a renforcé dans ses

convictions. L’écrivain explique que, dans ce genre de situations, la communication se

résume au contact physique ou à l’échange de regards65

.

Passons maintenant à J’abandonne, le second roman qui s’articule autour de la

communication non verbale, cette fois entre le protagoniste et la femme dans le

confessionnal. Claudel y décrit le processus d’identification progressive entre les deux

personnages. Le protagoniste pense au suicide, un acte qui impliquerait qu’il laisse seule au

monde sa fille de vingt et un mois. La femme en revanche vient de perdre sa fille dans un

63 Ibid., p. 27 - 28 64 Ibid., p. 150 65 Jurgen Tiekstra, art.cit.

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accident. Par la similitude de leur situation, la femme tend en quelque sorte un miroir au

protagoniste. Ce miroir reflète les émotions qui surgissent lorsqu’on perd un enfant. Par le

biais de la femme, le protagoniste prend conscience de l’horreur qu’il causerait en se

suicidant. L’identification se produit surtout du côté du protagoniste qui, au travers de la

douleur de la femme, voit sa fille. Les passages relatifs à cette identification sont en italique

et se distinguent ainsi du reste du récit. Cette différenciation typographique correspond à une

séparation narrative. La communication entre la femme et le protagoniste forme un récit en

abyme.

L’observation des émotions de la femme induit une réflexion chez le protagoniste. Après que

le narrateur lui ait annoncé la triste nouvelle, elle s’effondre dans une chaise et se met à

hurler66. Une fois le premier choc passé, elle pleure, tord et déchire des mouchoirs. Le

protagoniste l’observe, tandis qu’elle a les yeux « tournés à l’intérieur d’elle-même »67,

« Elle […] me regarde comme si je n’existais pas et que mon corps était transparent. Elle voit

au travers de moi le visage de sa fille, qui rit, l’embrasse, lui parle »68

L’identification même commence au moment où le narrateur réfléchit à ce qu’ils sont

« […] peut-être partis tous les deux à la même heure, qu’ils ont « […] peut-être embrasé

[leurs] filles au même moment »

.

69

La femme lui renvoie non seulement l’image du présent, mais aussi celle d’un éventuel

futur : « Elle a haussé les épaules, comme si elle répondait à un reproche non formulé, venu

de très loin, ou qu’un remords venait tourner autour d’elle pour la griffer

. L’identification se renforce au moment où le narrateur

entend le souffle de la femme « haché, qui s’épuise, reprend, se lance et s’abandonne ». Ce

souffle fluctuant est à l’image de l’état d’âme du narrateur. Après la mort de sa femme, sa vie

s’est effondrée, la souffrance l’épuise et bien qu’il ait essayé de reprendre le fil de sa vie, il

décide d’abandonner. Voilà pour l’identification entre les deux personnages.

70

Dans un deuxième temps, l’identification devient réciproque.

». Face aux

réactions de la femme, le protagoniste est confronté aux regrets qu’il éprouverait sans doute

s’il mettait son plan à exécution. Il a besoin de la femme pour prendre pleinement conscience

de la peine qu’il infligerait à sa fille : une peine bien pire que sa propre tristesse.

« Ses yeux viennent peu à peu vers mon visage. Je baisse la tête. […]

66 Philippe Claudel, AB., p. 11 67 Ibid., p. 28 68 Ibid., p. 42 69 Ibid., p. 28 70 Ibid., p. 32

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Elle me regarde vraiment, en me voyant et non pas comme jusqu’à présent en passant à travers moi comme si j’étais une ombre, ou en accrochant mon regard, mais seulement une fraction de seconde. Elle vient en moi, longuement. Elle a pour un temps oublié sa douleur, l’accident de voiture, le visage de sa fille […]. Elle me regarde en se demandant sans doute qui je suis, si j’ai des enfants peut-être, si je suis marié. Je sens dans ses yeux quelque chose que je ne vois plus depuis longtemps dans le regard des autres, quelque chose, je ne sais pas quoi, mais quelque chose qui me fait mal au ventre, mal d’une douleur agréable et humaine alors que je suis si dégoûté des hommes, de moi-même, de ma souffrance qui chaque jour m’enracine dans la terre comme une semelle de plomb. […] Je redeviens il me semble un homme, même si c’est encore très faible, cette sensation, alors que je ne voulais plus l’être71

».

Dans cet extrait, la femme scrute à son tour le protagoniste. Tout à la honte qu’il éprouve,

celui-ci commence cependant par refuser tout contact en baissant la tête. Il se trouve face à

une femme qui a perdu sa fille, alors qu’il envisage de mettre fin à ses jours et d’abandonner

ainsi la sienne.

« […] pour m’ouvrir les veines comme je l’avais décidé ce matin, pour en finir, […], et puis maintenant que je vous ai vue je ne sais plus, je ne sais plus, vous avez perdu votre fille, elle est morte et moi j’allais mourir à jamais pour la mienne, j’allais la laisser pour un fantôme, un souvenir, pour des dégoûts accumulés, des lassitudes, elle n’a que vingt et un mois, elle ressemble trop à sa mère, elle est si belle, si vivante et la vôtre vient de mourir […]72

».

Grâce à la femme, il « redevient un homme »73. De l’ombre qu’il était, la femme a refait un

être vivant. Malgré sa douleur, « elle [lui] sourit, d’[un] sourire épuisé et frotté de

douleur »74

Finalement, nous assistons aussi à une sorte d’identification entre la femme et la fille du

protagoniste. Après que la femme se soit raccrochée au protagoniste et qu’elle ait tenté « de

retrouver en [lui] tout ce qu’[il] croyait avoir perdu, et qu’elle a su tout à l’heure faire revenir

à [sa] propre conscience »

. Ce sourire peut être lu à la fois comme un signe de connivence, d’espoir et de foi

en un avenir meilleur.

75, elle le regarde et lui lance un sourire, comme sa fille peut lui

sourire, « avec cette douceur tranquille et cette certitude du retour à l’ordre des choses »76

.

71 Ibid., p. 68 72 Ibid., p. 103 73 Ibid., p. 68 74 Ibid., p. 91 75 Ibid., p. 101 76 Ibid., p. 99

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Nous pouvons donc conclure à une double identification, d’une part entre la femme et

le protagoniste, d’autre part entre la femme et la fille : « Je lui dis ton prénom. Je lui dis que

je suis comme elle. Je lui dis qu’elle est toi77

». D’abord, la femme tente de dissuader le

protagoniste de mettre fin à ses jours. Ensuite, elle lui fait prendre conscience du fait que par

cet acte il détruirait dans l’œuf la vie de sa fille. Finalement, elle lui donne un message

d’espoir et de persévérance, sans avoir recours aux mots.

En conclusion, résumons brièvement les idées que nous avons élaborées dans le

présent chapitre. Tout d’abord, nous nous sommes penchée sur les spécificités de la

littérature pour Claudel. Nous avons noté que l’écrivain met surtout l’accent sur le caractère

humaniste et coercitif de la littérature, ainsi que sur la durabilité. Ensuite, nous avons

découpé la problématique en trois parties, qui traitent respectivement de la réflexion sur

l’écriture, de la réflexion sur la langue et de la communication non verbale. Nous avons

constaté qu’il existe une même disposition envers l’écriture qu’envers la langue. La

conception de ces deux sujets que Claudel aborde dans ses œuvres, balance entre puissance et

vanité. Bien que l’écriture apporte un soulagement aux gens qui souffrent, elle est à la fois

une entreprise douloureuse, vaine et mensongère. Tout comme c’est le cas pour l’écriture,

Claudel souligne la puissance de la langue, tout en dénonçant ses défaillances. L’intérêt que

Claudel porte à la communication non verbale ne fait que ponctuer encore davantage

l’insuffisance de la langue et de l’écriture. En effet, l’œuvre de Claudel montre que l’on peut

communiquer sans avoir recours aux mots. C’est le cas dans La Petite Fille de Monsieur Linh

et dans J’abandonne.

77 Ibid., p. 105

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Chapitre II : Philippe Claudel, écrivain humaniste

Dans ce deuxième chapitre, nous nous pencherons sur le caractère humaniste de

l’œuvre de Claudel. Celui-ci filtre à travers six thèmes que nous prendrons un par un sous la

loupe. Nous commencerons par proposer un survol de la tradition humaniste, ce qui est

indispensable pour pouvoir justifier notre idée de ce que Claudel est un écrivain humaniste.

Ensuite, nous dirons un mot sur la sensibilité de l’auteur. Nous poursuivrons en tentant de

cerner ce sentiment de culpabilité que Claudel éprouve. Finalement, nous traiterons des

« gens de peu », de l’injustice sociale et de la guerre dans l’œuvre de Claudel.

Philippe Claudel ne se considère pas comme un de ces écrivains engagés d’il y a vingt

ou trente ans. Il ne vise pas à prendre publiquement la parole. Il précise qu’il veut bien dire

quelque chose, mais qu’il est avant tout quelqu’un qui se laisse guider par ses émotions. À

travers ses histoires, l’auteur veut dire au lecteur que nous sommes tous logés à la même

enseigne. Les sentiments sont les pierres angulaires de ces romans, il évite l’intelligence78

.

La valeur de l’écriture de Claudel réside selon nous en partie dans la simplicité de son

œuvre. L’auteur traite des thèmes universels, tels la mort, la souffrance existentielle, l’espoir,

etc., sans mettre en scène une multitude de personnages complexes ni se perdre dans des

intrigues inextricables. Cela ne veut pas dire pour autant que ses histoires ou portraits moraux

soient simplistes. Philippe Claudel excelle au contraire dans l’art de décrire de façon

saisissante l’essence des émotions que ses personnages éprouvent et qui sont parfaitement

reconnaissables. Ses œuvres sont d’un accès facile et permettent au lecteur de vivre l’histoire,

voire de s’identifier aux personnages. En tablant sur les émotions des lecteurs, les œuvres de

Claudel brillent par leur efficacité. En effet, les messages que l’écrivain veut faire passer à

travers ses œuvres atteignent facilement le lecteur, en l’absence de tout discours moralisateur.

2.1. Un survol de la tradition humaniste

Définir l’humanisme n’est pas une entreprise aisée. Comme le remarque Thierry

Gontier, « Peu de notions sont plus floues que celles d’ ‘humanisme’ et d’ ‘humaniste’ »79

78 Jurgen Tiekstra, art.cit.

. En

79 Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences (A.E.I.S.) Nice-Côte d’Azur, Actualité de l’humanisme, Nice, Presses Universitaires de France, 2003, p. 7

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effet, actuellement, l’on utilise le mot dans de contextes très divergents. Nous disons par

exemple d’une photographie qu’elle est humaniste, lorsqu’elle montre des sujets ethniques ou

tiers-mondistes. Dans ce sens, ‘humaniste’ signifie « celui qui s’intéresse aux hommes et n’est

pas indifférent à leur condition »80

Tzvetan Todorov affirme l’ambiguïté du terme en disant que « Le terme ‘humaniste’ a

plusieurs sens »

.

81. Il explique que le sens le plus ancien, celui qui s’est imposé à la

Renaissance, « correspond aux personnes qui se consacrent à l’étude des Humanités »82. Le

sens le plus récent est un sens « purement affectif : sont ‘humanistes’ ceux qui se comportent

avec humanité à l’égard des autres ou qui nous disent qu’il faut traiter les hommes avec

bienveillance »83. Finalement, l’auteur souligne que la pensée humaniste est également une

anthropologie ; « elle dit comment les hommes sont »84. Todorov précise qu’en première

approximation, le terme renvoie aux « doctrines selon lesquelles l’homme est le point de

départ et le point d’arrivée des actions humaines ; ce sont des doctrines

‘anthropocentriques’ »85. Ceci n’implique cependant pas que l’on porte à l’homme un respect

inconditionnel. Michel de Montaigne, qui constitue pourtant une figure déterminante dans la

tradition humaniste, n’oublie jamais que la vie humaine est destinée à rester un «jardin

imparfait »86

.

Afin de mieux cerner les termes d’humaniste et d’humanisme, nous commençons par

en retracer l’étymologie.

Le mot « humaniste » apparaît dans les textes latins, italiens et français au quinzième siècle,

soit à la Renaissance. À cette époque, l’humanisme n’a jamais été une doctrine avec des

dogmes fixés. Gontier explique que « L’humaniste peut désigner tout simplement le membre

de la corporation de ceux qui enseignent les studia humanitatis, composées d’un corpus

d’études qui comprend la grammaire, la rhétorique, l’histoire et la poésie »87. Le terme

pouvait cependant aussi être employé dans un sens péjoratif, et désigne alors « l’amateur de la

culture raffinée du beau style »88

80 Ibid.

, que l’on opposait à l’homme de science véritable. Si

81 Tzvetan Todorov, Le Jardin imparfait – la pensée humaniste en France, Paris, Éditions Grasset § Fasquelle, 1998, p. 14 82 Ibid., p. 48 83 Ibid. 84 Ibid., p. 49 85 Ibid. 86 Ibid., p. 15 87 A.E.I.S., op.cit., p. 8 88 Ibid.

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l’humanisme de la Renaissance n’est pas proprement une doctrine, Gontier pose qu’il était du

moins un « rêve » et un « projet ». Il définit ce rêve et ce projet comme l’ambition de « faire

surgir, à partir d’une réforme des savoirs, une civilisation nouvelle, qui doit permettre à

l’homme un plein épanouissement de sa nature »89. Gontier appelle cette phase l’humanisme

« philologique »90, car, pour réformer le savoir, les humanistes s’appuient sur la langue et la

littérature « romaines »91. Le grand intérêt pour la philologie a cependant un enjeu

philosophique. En effet, l’éloquence romaine est une langue ancrée dans la vie de l’homme,

« comprise dans la multiplicité de ses dimensions (morale, religieuse, politique, etc.) »92 et

elle s’oppose ainsi au jargon professoral et savant des médiévaux. L’humanisme philologique

porte donc déjà en germe « une pensée de l’homme pour lui-même et dans sa consistance

propre, et non à partir d’une référence à quelque norme extérieure […] »93. Gontier souligne

que l’humanisme est donc premièrement une pensée de l’immanence. En outre, il est une

pensée qui « place l’homme au cœur du monde, comme centre et mesure de toute chose »94

.

Au cours des siècles, l’humanisme philologique, qui visait à « une totalisation du

savoir et de la vie humaine autour de la culture des belles lettres »95, a subi de nombreuses

vicissitudes. La première transformation s’est produite au seizième siècle. Le succès de

l’humanisme philologique avait entraîné la vulgarisation du message humaniste, ainsi que son

internationalisation et son institutionnalisation en culture d’école. Comme le remarque

Gontier, « tout cela devait mener à faire de la philologie une discipline autonome et

spécialisée »96

L’écrit célèbre de Jean Pic de la Mirandole, à savoir « Discours sur la dignité de

l’homme », est souvent considéré comme le manifeste de l’humanisme. Le thème qu’il aborde

n’est pas neuf, mais c’est bien la première fois qu’il apparaît sans être associé à la promotion

des disciplines littéraires. Avec Pic de la Mirandole et ses successeurs, le thème de la dignité

de l’homme acquiert une « consistance autonome à travers une réflexion philosophique de

. Cette évolution implique que le rêve humaniste s’est développé sur un autre

terrain. Gontier discerne deux figures clé qui ont déterminé le développement de la pensée

humaniste, à savoir Jean Pic de la Mirandole et Michel de Montaigne.

89 Ibid. 90 Ibid., p. 11 91 Ibid., p. 10 92 Ibid., p. 11 93 Ibid. 94 Ibid. 95 Ibid., p. 11 - 12 96 Ibid., p. 12

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plus en plus poussée sur ses propres fondements »97

Une deuxième personne très importante dans la tradition humaniste est Michel de

Montaigne. Son mérite consiste à avoir opposé les termes d’humaniste et de théologien.

Gontier commente que l’humaniste « désigne […] celui qui ne parle pas ‘théologalement’,

mais ‘humainement’ »

. Le rêve humaniste s’est donc développé

hors de son champs philologique originaire, pour atteindre une dimension métaphysique et

anthropologique.

98

. En faisant cette distinction, Montaigne revendique l’usage d’une

parole « insoumise à toute forme de contrainte et d’autorité.

Différent du terme d’humaniste, le mot « humanisme » n’apparaît que dans la

deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Gontier a constaté que le terme français n’apparaît

pas dans le Littré de 1863 – 1872, mais bien dans le supplément de 1877. Nous avons dit que

le terme d’humaniste ne renvoie, de prime abord, pas à une doctrine avec des dogmes fixes.

Le mot d’humanisme en revanche « désigne très explicitement une pensée ou une doctrine qui

fait de l’homme la valeur suprême et affirme la dignité de l’esprit humain »99. Par conséquent,

l’humaniste est celui qui prône une telle pensée. Gontier affirme que , « Comme c’était déjà le

cas au quinzième et seizième siècles, le terme apparaît en situation de crise intellectuelle »100.

Au dix-neuvième siècle, il s’agissait de lutter contre « la ‘réduction’ de l’homme opérée par

les dispositifs intellectuels nouveaux : positivisme, économisme, scientisme, psychologisme,

etc. »101. Gontier entend par ce « réductionisme » que l’homme est placé comme un objet

devant ces dispositifs et de ce fait, l’on le « mesure à partir d’une mesure qui, dans son

essence, n’est pas proprement humaine »102

Nous constatons donc que « l’adversaire a changé de visage »

. Ces « réductionismes » n’ont cessé de se

développer dans le vingtième siècle et se nomment structuralisme, philosophie analytique,

cognitivisme etc. 103. Le théologien de

Montaigne est remplacé par « un dispositif d’asservissement »104. Gontier voit dans cette

évolution une contradiction qu’il appelle « le paradoxe de l’humanisme »105

97 Ibid.

. En effet, le

98 Ibid., p. 13 - 14 99 Ibid., p. 15 100 Ibid., p. 15 - 16 101 Ibid., p. 16 102 Ibid. 103 Ibid. 104 Ibid. 105 Ibid.

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« dispositif d’asservissement n’a d’autre source que l’intelligence humaine »106

. Par

conséquent, le projet humaniste d’une totalisation du savoir, permettant le plein

épanouissement de la nature humaine et sans intervention de quelconque autorité, a entraîné

une menace pour l’humanisme. Les produits de l’intelligence humaine ont pris une forme

autonome et se sont ainsi tournés contre l’homme lui-même. Gontier observe que ce

phénomène a été exploité par toute une littérature, dont le gendre moderne de la science

fiction constitue peut-être un des écrits les plus intéressants.

Nous pouvons déduire de l’information préalable qu’un humaniste refuse avant tout

« cette gigantomachie métaphysique entre deux formes d’autoritarisme (le dispositif ou le jeu

souverain de l’être) »107

L’essence de l’humanisme réside en effet dans le refus de toute autorité transcendante.

L’humaniste met l’homme au centre du monde. Cet aspect est très bien expliqué dans Le

Jardin imparfait de Todorov. Selon l’auteur, le mérite le plus important de la philosophie

humaniste est qu’il réclame la possibilité de vouloir librement. L’homme moderne – homme

de la Renaissance, homme des Lumières – jouissait de la liberté des sentiments. Todorov

entend par là qu’il demandait la « liberté d’organiser leur vie personnelle en fonction de leurs

goûts »

.

108. Pour certains, cela ne suffit cependant pas, ils exigeaient que la raison serait

libérée à son tour. Cette demande implique que la raison « n’[a] plus l’obligation de

reconnaître l’autorité de la tradition portée par la mémoire des hommes »109

. La raison libérée

s’observait aussi dans la pratique des actions publique, ce qui donne lieu à la démocratie.

Bien qu’une localisation historique était indispensable, il nous semble plus intéressant

de nous concentrer maintenant sur le développement de l’humanisme au dix-neuvième et au

vingtième siècles. Cet humanisme moderne désigne plutôt « un choix philosophique qui

engage, dans l’homme, ce que l’on appelle ‘le sujet’ et qui se manifeste sur le plan

anthropologique, par l’émergence de la catégorie de l’’individu’ »110

106 Ibid.

. Comme le souligne

Mattéi, « ce choix concerne d’une part la promotion théorique de l’humain, qui lui donne un

107 Ibid., p. 20 108 Tzvetan Todorov, op.cit., p. 9 109 Ibid. 110 A.E.I.S., op.cit., p. 33

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nouveau statut dans la modernité […]. […] Et d’autre part la défense éthique de l’humain, qui

lui permet d’être protégé contre la violence et l’oppression »111

Mattéi commente qu’au moment de la Seconde Guerre Mondiale, la récupération

humaniste était très à la mode. En 1968, Roger Garaudy dans Peut-on être communiste

aujourd’hui ? avançait déjà que « le marxisme était un humanisme, voire le seul véritable

humanisme puisque selon le mot de Marx, le prolétariat représente l’ ‘homme générique’ qui

doit sauver, par son action révolutionnaire, l’humanité entière »

.

112

Sartre de son côté affirmait que « l’existentialisme est un humanisme », une idée qui donne

lieu à une œuvre du même nom. Dans ce livre, il avance qu’ « En réalité, le mot humanisme a

deux sens très différents »

.

113. Selon l’auteur, l’on peut entendre par humanisme « une théorie

qui prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure »114. Sartre estime qu’il s’agit là

d’un humanisme « absurde », car « on ne peut admettre qu’un homme puisse porter un

jugement sur l’homme »115

. L’autre sens que distingue Sartre signifie au fond ceci :

« […] l’homme est constamment hors de lui-même, c’est en se projetant et en se perdant hors de lui qu’il fait exister l’homme et, d’autre part, c’est en poursuivant des buts transcendants qu’il peut exister ; l’homme étant ce dépassement et ne saisissant les objets que par rapport à ce dépassement, est au cœur, au centre de ce dépassement. Il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, l’univers de la subjectivité humaine116

».

Suite à cette récupération humaniste, surgit dans les années soixante et la décennie

suivante une réaction des sciences humaines qui, de façon paradoxale, ne voulaient plus être

des sciences de l’homme. Claude Lévi-Strauss formule dans son Anthropologie Structurale le

but des sciences humaines, qui n’est pas de « constituer l’homme, mais de le dissoudre »117

Bien que les courants de pensée majeurs du vingtième siècle n’aient pas voulu admettre la

pensée humaniste, ce même vingtième siècle n’accepte comme espace public que la

démocratie « qui est la forme politique, juridique et sociale de l’humanisme »

.

118

. Mattéi met

l’accent sur ce paradoxe en commentant que « là où la théorie affirmait la mort de l’homme,

la pratique revendiquait sa naissance ou sa résurrection ».

111 Ibid., p. 33 - 34 112 Ibid., p. 34 113 Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Nagel, 1970, p. 90 114 Ibid., p. 91 115 Ibid., p. 92 116 Ibid., p. 93 117 A.E.I.S., op.cit., p. 35 118 Ibid.

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L’information précédente paraît avoir peu d’affinité avec l’œuvre de Claudel. En

effet, Claudel est un auteur qui, comme nous l’avons dit, évite l’intelligence et son œuvre n’a

donc peu en commun avec de grands penseurs tel Montaigne ou Sartre. Toutefois, notre

approche plus philosophique était inévitable si l’on veut ancrer les termes d’humaniste et

d’humanisme dans un contexte plus vaste.

Si Claudel n’a que peu à voir avec la tradition humaniste telle que nous l’avons

présentée, pourquoi est-ce que nous le considérons alors comme un écrivain humaniste ? Or,

nous avons souligné que le terme d’humaniste a plusieurs sens, desquels nous avons surtout

mis en lumière la signification philosophique. Cependant, il existe également une

interprétation actuelle plus concrète du mot. Todorov la définit comme « un sens purement

affectif » qui réfère à celui qui se comporte avec humanité à l’égard des autres. Gontier de

son côté explique que le contenu moins spécialisé du terme renvoie à « celui qui s’intéresse

aux hommes et n’est pas indifférent à leur condition »119

Nous avons aussi vu que Todorov considère l’humanisme également comme une

anthropologie, car il « dit comment les hommes sont »

. C’est dans ce sens qu’il faut

comprendre le terme lorsque nous l’appliquons à Claudel. Claudel est effectivement un

humaniste dans le sens où son œuvre se concentre sur l’homme luttant avec des questions

existentielles.

120. La tendance anthropologique qui

marque l’œuvre de Claudel ne doit point étonner, car l’auteur a enseigné l’anthropologie

culturelle à l’université de Nancy II121

Une autre raison pour justifier notre interprétation humaniste de l’œuvre de Claudel est

qu’elle met l’homme au centre de l’univers romanesque. De plus, la caractéristique que nous

avons considérée fondamentale dans l’évolution de l’humanisme, qui consiste à refuser toute

autorité transcendante, se retrouve dans son œuvre. En effet, nous verrons dans le dernier

chapitre que l’auteur renonce à Dieu et accorde une dimension religieuse à des êtres humains.

.

2.2. La sensibilité de Philippe Claudel

Nous venons de souligner l’importance des émotions dans l’œuvre de Claudel. Cette

dimension sentimentale s’explique par la sensibilité de l’auteur. Être attentif à l’homme et au

monde est à la clé de tout sentiment humaniste. Lorsqu’un écrivain est particulièrement 119 A.E.I.S., op.cit., p. 7 120 Tzvetan Todorov, op.cit., p. 49 121 Information en provenance du site Internet http://perso.wanadoo.fr/calounet/biographies/claudel_biographie.htm

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sensible au monde qui l’entoure, ses œuvres acquièrent automatiquement une dimension

humaniste.

Philippe Claudel compte parmi ces écrivains qui font preuve d’un sens de l’observation

extraordinaire et possèdent des antennes pour capter tout ce qui passe autour d’eux Il

explique :

« Je suis plutôt un écrivain d’instinct. Depuis l’enfance, j’ouvre les yeux et le cœur à ce que l’on me dit. J’écoute. Je suis peut-être trop sensible. Ma peau est mince, ce qui fait que tout s’imprègne dans ma chair, les beautés et les terreurs122

».

Philippe Claudel a projeté ce trait de caractère dans un de ses personnages, à savoir le

protagoniste de J’abandonne. En lui faisant dire « Je porte en moi la laideur de ce monde.

Elle me remplit et me souille. Elle déborde dans mes jours »123

, il lui met ses propres mots

dans la bouche.

L’ensemble des œuvres de Claudel démontre clairement qu’il tente surtout de

réprimer ses terreurs. Ses personnages errent la plupart du temps dans les ténèbres et ce n’est

qu’au bout du tunnel qu’ils aperçoivent un filet de lumière. Ce côté « ombre » s’explique par

le fait que Claudel s’intéresse avant tout à « l’humanité souffrante »124 et estime que

« l’humanité heureuse n’a pas besoin de [lui] »125

.

2.3. Le sentiment de culpabilité

Adolescent, Claudel se rend compte de son triste penchant pour la laideur du monde.

La découverte de cette zone d’ombre de l’existence le marque profondément. L’écrivain

attribue le caractère bouleversant de ce dégrisement à son enfance. « Ma mère », dit-il, « m’a

trop protégé. Mon enfance a été drapée dans une vision mensongère de la vie. J’étais trop

bien, un enfant très naïf, très pur…126 ». Jacques Buob explique que de cette découverte du

mal, Claudel « ressort frappé du complexe du survivant »127

122 Jérôme Garcin et Jeanne de Ménibus, “14 – 18: Deux romans dans la guerre”, Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2003

. Cette confrontation induit chez

l’écrivain des questions existentielles : « Pourquoi sommes-nous nés là où nous sommes

123 Philippe Claudel, AB., p. 41 124 Marijke Arijs, art.cit. 125 Ibid. 126 Jacques Buob, « Le grand portrait – l’écrivain de l’année: Du côté de chez Claudel » - Le monde 2, 27 – 28 juin 2004, p. 19 – 25 127 Ibid.

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nés ? Pourquoi ne suis-je pas un intouchable, dans un village de l’Inde, condamné à une vie

de misère ?128

Dans son dernier ouvrage, un livre pour enfants s’intitulant Le monde sans les enfants,

Claudel intègre le contraste entre une vie à l’abri de la misère et une existence déterminée par

une naissance dans la souffrance. Dans le récit du « petit voisin », le jeune Wahid, qui habite

à Bagdad, parle de la guerre qui sévit dans son pays. Il explique qu’il y a « du bruit, de la

fumée et des morts, et pas des morts qui se relèvent après avoir joué aux morts. Non, des

vrais morts qui restent morts tout le temps et pour toujours »

» Dans ces questions, Claudel trouve la preuve irréfutable de la non-existence

de Dieu. Un détail cocasse est que, suite à ce constat, Claudel se convertit au « punkisme ». Il

s’affuble d’une crête, porte des épingles à nourrice dans ses oreilles percées et même un cure-

dents peint en noir, son signe distinctif dans les bandes punk de Nancy.

129. Il parle aussi de voitures qui

explosent sans crier gare et dit qu’il faut faire attention aux gens qui ont des fusils, « car ils

peuvent tirer avec, te tirer dessus, et puis là aussi tu es mort »130. La gravité de ses propos est

compensée par la légèreté avec laquelle il envisage l’avenir. Wahid raconte par exemple que

son ami Kamel a perdu une jambe à cause d’un militaire qui, le voyant courir pour être

encore à temps à l’école, l’a pris pour un ennemi. Avec le même sérieux, il confie au lecteur

qu’il trouve cet accident plutôt ennuyeux, « parce qu’on ne peut plus jouer au foot et on ne

pourra plus être champions du monde comme on se l’était promis »131

L’essence de l’histoire réside dans le passage suivant : « J’habite pas très loin de chez toi,

dans une grande ville qui s’appelle Bagdad. Tu penses peut-être que je me moque de toi

quand je dis que ce n’est pas trop loin de chez toi. […] On pourrait presque dire que je suis

ton petit voisin

. Alors, Wahid et son

copain décident de devenir champions du monde de cartes.

132

». En mettant l’accent sur la proximité géographique, Claudel veut faire

prendre conscience aux jeunes lecteurs que la misère est de tous les pays.

Nous pouvons en déduire que Claudel se sent coupable d’être né du bon côté de la

planète, tandis que pour d’autres gens, qui n’ont pas eu ce privilège, chaque jour est une lutte

pour survivre.

Malheureusement, le mal n’habite pas uniquement de l’autre côté du monde. Il fait aussi

partie du quotidien de notre société, mais sous d’autres formes. Claudel s’intéresse aussi au

128 Ibid. 129 Philippe Claudel, M.S.E., p. 64 130 Ibid., p. 66 131 Ibid., p. 67 132 Ibid., p. 63

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« petit mal », qui sont par exemple au centre de son roman intitulé Quelques-uns des cent

regrets. L’exergue de cette œuvre « Pour celles et ceux que l’on blesse » trahit le souci de

l’auteur envers les peines que les hommes s’infligent. Le protagoniste de cette œuvre se

repentit d’avoir abandonné sa mère et de ne pas avoir été à ses côtés lorsqu’elle est morte. Il

regrette le mal qu’il lui a fait. La nécessité de savoir gérer ce sentiment de culpabilité est

aussi à la clé de l’écriture de Claudel.

« Mais il y a aussi tout ce mal que j’ai fait autour de moi, que d’autres ont fait avant moi, ces petits riens, ces maigres trahisons, ces massacres, ces génocides, ces rendez-vous perdus, ces crimes contre l’homme ou l’espèce, et que mes mots ne rachèteront jamais. Pourtant, je sais que c’est pour cela que j’écris sans cesse. J’écris comme on demande pardon, comme on crie dans la nuit lorsque l’on est tout enfant et qu’on espère que la porte de notre chambre va s’ouvrir et nous laisser voir à contre-jour, comme une apparition, la silhouette de notre mère […]133

».

Nous supposons que l’auteur s’est inspiré de sa propre enfance, surtout pour ce qui est

de l’image idéalisée qu’un enfant se fait du monde. Dans son œuvre, nous retrouvons le

thème de l’enfant qui se perd dans la contemplation de ce faux miroir que lui tend son parent.

Nous référons plus particulièrement au Café de l’Excelsior. Quand le protagoniste qui est

encore un enfant perd ses parents, il est élevé par son grand-père. Pour lui épargner la

tristesse, celui-ci ment à son petit-fils. Il agit comme « une vigie chaleureuse qui veillait sur

[sa] jeune vie pour éloigner d’elle tous les assauts du mal »134. Quand le protagoniste

demandait à son grand-père « Comment elle était [sa] maman […] ? »135, le grand-père « se

lançait […] à l’assaut des monuments ; ou plutôt il construisait les édifices, n’hésitant jamais

pour faire briller la légende [des] géniteurs [de l’enfant] à employer les plus nobles matériaux

qui pussent à [ses] yeux les rendre aussi grands et respectables que les meilleurs des

parents »136. Le protagoniste n’apprendra la vérité que bien plus tard. En fait, le grand-père

« n’avait guère connu ces deux couillons qui [l’] avaient infligé le jour dans un moment de

dramatique égarement avant, quatre années plus tard, de se donner la mort dans un sordide

garni d’une banlieue de Bruxelles »137

133 Philippe Claudel, A.M.F., p. 53

. Le triste contraste entre la réalité et l’image que le

grand-père donne à son petit-fils est symbolisé par la description des yeux de la mère. Le

grand-père fait l’éloge de la beauté de la mère et raconte qu’elle avait des yeux comme « des

134 Philippe Claudel, C.E., p. 35 135 Ibid., p. 30 136 Ibid., p. 30 - 31 137 Ibid., p. 31

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diamants de Caspienne, oui, de Caspienne, petit… »138

. La description fascine l’enfant et la

désillusion qu’il éprouvera le jour où il découvrira la vérité n’en sera que d’autant plus

grande.

« Il a fallu, bien des années plus tard, que je revienne dans le port de la petite ville pour que s’évanouisse le mystère des beaux yeux de ma mère […]. […] La coque crevée de Caspienne se parait de mousses et d’algues le jour où je l’ai découverte ; et de la cabine rafistolée de Diamant, trois chats maigres se sont enfuis en hérissant le dos, suivis de près par un clochard qui avait dormi là139

».

Le Diamant et la Caspienne n’étaient donc en réalité que des péniches abandonnées, rongées

par les eaux polluées. Le protagoniste réalise que « grand-père se saisissait de ce qu’il voyait

pour [le] contenter et broder des histoires promptes à consoler un garçonnet naïf »140. Le

choix de ces noms exotiques n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard. Il est typique des

mariniers de donner à leurs bateaux des noms qui font fait rêver d’« espaces infinis que nous

sommes libres ensuite de reconstruire et d’habiter »141

.

L’omniprésence du malheur dans le monde, que ce soit grand ou petit, implique que

chaque homme est marqué par la vie. Dans Meuse l’oubli, cette idée est joliment exprimée

par quelques vers de Mac Orlan142 : « Chacun de nous possède en lui-même, au plus secret

de ses pensées, le petit détail vulgaire lui permettant de finir ses jours dans la mélancolie143

Nous qualifierons dorénavant de « petites histoires » ces données de la vie des personnages,

qui révèlent les peines dont ils ont souffert. La petite histoire s’oppose ainsi à la grande

histoire, qui parle par exemple des guerres planétaires, un sujet qui est également présent

dans l’œuvre de Claudel. Comme nous le verrons dans le sous-chapitre suivant, Claudel est

un écrivain qui s’intéresse aux petites histoires que chaque homme porte en lui et qui restent

cachées derrière la prétendue importance des grandes histoires. Dans la dédicace de Meuse

l’oubli, Claudel réfère au Voyage au bout de la nuit de Céline. Ce dernier écrit qu’on ne

connaît jamais rien de la véritable histoire des hommes. Claudel attribue cela au fait qu’ « en

chacun d’eux vacille un drame, une tragédie inépuisable, qu’un jour ils nous tendent la main

».

138 Ibid., p. 32 139 Ibid., p. 33 140 Ibid., p. 32 141 Ibid. 142 Artiste pluridisciplinaire, né en 1882 et décédé en 1970 à Saint-Cyr-sur-Morin. Aussi connu sous le nom de Pierre Dumarchey, l’homme a porté les multiples casquettes de peintre, scénariste, romancier, poète, écrivain, reporter et chansonnier. Son œuvre Le Quai des Brumes est mentionnée dans le premier roman de Claudel, à savoir Meuse l’oubli. 143 Philippe Claudel, M.O., p. 56

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au moment où l’on se noie, tout en feignant de jouer leur existence dans le silence des

habitudes grises »144

Pour un écrivain humaniste comme Philippe Claudel, les petites histoires constituent une

source d’inspiration très féconde. En intégrant ces vies ordinaires à son œuvre, Claudel les

« grandit ». Fabrice Lanfranchi exprime ce procédé de la façon suivante :

.

« Bref, Philippe Claudel attache ses pas à tous ces anonymes qui traversent une existence sans laisser de traces, si ce n’est que quelque part au fond d’une mémoire, qu’un écrivain, un jour, éclaire sous les projecteurs d’un ‘il était une fois’. Et c’est là, sans doute, le talent, aujourd’hui confirmé, de Philippe Claudel, donner à voir cet univers, souterrain d’être hors des modes, hors du temps, sauf celui du souvenir. Pas de nostalgie cependant, ces miettes d’un passé tout à coup croqué échappent à tout pittoresque réducteur145

2.4. Les gens de peu

Grand nombre des personnages de Claudel se caractérisent par une certaine

médiocrité. Philippe Claudel puise son inspiration dans la vie quotidienne et s’intéresse

surtout au commun des mortels. Il explique : « Je revendique l’importance des gens de peu,

j’aime cette notion de redonner une certaine noblesse aux hommes et aux femmes que l’on ne

regarde plus146 ». En effet, Philippe Claudel n’a pas son pareil pour décrire le commun des

mortels, « ceux que l’on croise dans la rue sans même les voir, nos ‘alter ego’ humains aux

prises avec l’implacable réalité de la vie : ses joies, ses douleurs, ses regrets, l’absence et

l’amitié »147

.

Nous distinguons trois éléments liés à ce thème, à savoir l’oubli, l’espace et le

tragique.

Les gens de peu ont pour principale caractéristique de passer inaperçus. L’oubli et les gens de

peu sont donc deux notions étroitement liées. À titre d’illustration, citons Barrio Flores,

petite chronique des oubliés. Ce titre va droit au cœur du sujet : les laissés-pour-compte du

Barrio Flores. L’avant-propos du roman en dit plus long sur cet oubli.

« Les habitants du Barrio Flores sont passés dans le monde, et le monde ne les a pas remarqués. Personne n’a retenu leurs noms, ni leurs sourires, ni la

144 Citation en provenance du site Internet http://perso.wanadoo.fr/calounet/resumes_livres/claudel_resume/claudel_meuse.htm 145 Fabrice Lanfranchi, “Le retour du fils blessé”, l’Humanité, 20 janvier 2000 146 Fabrice Lanfranchi, “Philippe Claudel, l’écriture en passant par sa Lorraine”, l’Humanité, 20 janvier 2000 147 Citation en provenance du site Internet http://www.panoramadulivre.com/htmlfr/selec0402f.htm

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forme de leurs mains, ni le dessin de leurs rides. Personne. […] les gens du Barrio flores, ont versé à jamais dans le grand oubli148

».

Claudel veut donc, à travers son œuvre, donner une voix à ces gens, leur donner une certaine

importance. Le Café de l’Excelsior, publié l’année d’avant, présente de nombreuses

similitudes avec Barrio Flores. Tout comme pour ce dernier, le titre du Café de l’Excelsior

n’est pas le fruit du hasard. L’Excelsior est un café situé à Dombasle-sur-Meurthe, où

Claudel habite et écrit. Ce café est un lieu qui inspire Claudel. L’auteur explique : « Les

histoires sont partout. Je regarde la glace derrière le bar et tout s’enchaîne149

L’oubli règne également dans ce récit où le café « […] formait une enclave oubliée […] »

». Ce titre est

donc annonciateur de l’influence que ces histoires « de tous les jours » ont sur son œuvre. 150.

Dans cet endroit, « tout […] avait déjà la qualité de l’estompe, comme si le lieu s’apprêtait à

se noyer dans un temps au fur et à mesure plus vorace, et qui ne tolérait ni la compassion

pour les lieux inspirés, ni la noblesse des rares survivants qui ne cessaient de les hanter »151

.

Dans cet extrait, Claudel mentionne explicitement la noblesse des gens de peu qui

constituent, tout comme c’est le cas pour Barrio Flores, le sujet du roman.

Une deuxième chose qui nous frappe dans cet extrait, est la description du lieu. Il

s’agit d’un endroit inspiré où le temps s’est arrêté. Annelies Verbruggen a déjà signalé que,

dans l’univers romanesque de Claudel, le monde intérieur se reflète dans le monde

extérieur152

. Ce constat vaut aussi pour le rapport entre « les gens de peu » et leur milieu,

c’est-à-dire le monde provincial. Le cadre fait penser à la Lorraine, lieu de naissance de

l’écrivain, auquel il est d’ailleurs très attaché. Claudel n’est pourtant pas un de ces écrivains

régionalistes. Il ne se confine pas dans ce monde provincial qui lui est si familier. Claudel

possède au contraire le don d’évoquer des sentiments universels, tout en décrivant un monde

très spécifique. Fabrice Lanfranchi formule ce talent de la façon suivante :

« [Claudel] est plutôt de ces artisans patients qui, forts d’une culture passée, transmise, atteignent à un universel capable de toucher tout un chacun, avec même, en prime, cette petite griffe de douleur que l’émotion juste, communique153

».

148 Philippe Claudel, B.F., prologue 149 Citation reprise de Philippe Claudel, trouvée dans un article de Fabrice Lanfranchi, “Philippe Claudel, l’écriture en passant par sa Lorraine”, l’Humanité, 20 janvier 2000 150 Philippe Claudel, C.E., p. 11 151 Ibid. 152 Annelies Verbruggen, op.cit., p. 80 153 Fabrice Lanfranchi, “Philippe Claudel, l’écriture en passant par sa Lorraine, l’Humanité, 20 janvier 2000

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Sauf dans Barrio Flores, les gens de peu vivent dans un décor provincial. Prenons par

exemple le village ardennais de Feil, où le protagoniste de Meuse l’oubli se réfugie. Il est

peuplé de gens de peu et donc exemplaire de ce milieu auquel le protagoniste est cependant

étranger. La description de Feil par le narrateur respire le délaissement et la médiocrité. « Dans la ville de Feil, trois épiceries, un tabac, deux boucheries, une mercerie qui vend aussi des articles de pêche et possède un stock curieux de boîtes en fer blanc, deux boulangeries dont l’une fait aussi dépôt de gaz et de charbon, une pâtisserie et quatre cafés composent l’essentiel des commerces. […] L’hôtel du Sanglier a clos ses persiennes depuis trois années m’a-t-on dit, tout comme de nombreuses maisons ; les rues sont laissées aux chats, un peu d’herbe dispute au pavé son royaume et la station-service se festonne de rouille154

».

Dans l’œuvre de Claudel, le monde provincial toutefois « comporte suffisamment de coins

d’ombre et de belvédères pour que tout un chacun puisse y trouver de quoi flatter sa

mélancolie »155

. C’est vrai que sous cette grisaille du monde provincial se cache une foule de

secrets tragiques. C’est ainsi que nous en arrivons à ce troisième élément, à savoir l’élément

tragique de l’existence des gens de peu. Pour l’illustrer, revenons-en au prologue de Barrio

Flores :

« Ils méritaient bien une couronne, d’or, de mots et de musique, pour chasser celle d’épines qu’ils ont portée toute leur vie. Une toute petite couronne, que peu verront d’ailleurs, faite avec des ronces, des larmes, de la crasse, des yeux plissés, des sentiments perdus. Oui. Cette couronne-là. Pas une autre. La plus belle en somme156

».

On peut interpréter Barrio Flores comme cette couronne. La couronne, qui est un symbole de

noblesse, est faite de vies tragiques. Le Café de l’Excelsior est écrit dans la même intention.

Les clients du café, avec le grand-père en tête de liste, ont connu une vie pleine de

souffrances. L’Excelsior est leur « phare »157, l’endroit où ils se retrouvent pour rompre

« dans les blancs gommés et les rosés picons l’éternité des jours moroses »158

.

2.5. L’injustice sociale

Le thème récurrent de l’inégalité entre les classes sociales est pertinent dans ce

chapitre puisqu’il témoigne du souci de l’espèce humaine, typique de Claudel. En effet,

154 Philippe Claudel, M.O., p. 29 - 31 155 Philippe Claudel, A.G., p. 30 156 Philippe Claudel, B.F., prologue 157 Philippe Claudel, C.E., p. 13 158 Ibid.

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l’injustice sociale est un autre exemple du mal que l’homme peut faire et qui préoccupe

l’écrivain. Son œuvre foisonne d’exemples qui mettent cette injustice en évidence. À la

lumière de sa préoccupation pour l’humanité qui souffre (cf. supra), il n’est pas étonnant que

Claudel prenne parti pour les opprimés. Les laissés-pour-compte et les gens de peu sont du

même bord social.

Cette conscience de classe aiguë de Claudel s’inscrit dans cette dualité qui est

omniprésente dans son œuvre : dualité entre hommes et femmes, entre ombre et soleil, entre

riches et pauvres.

Le narrateur des Âmes Grises décrit l’injustice sociale, inhérente à l’espèce humaine avec une

jolie métaphore sur le jeu de dames :

« […] dans le froid des carreaux noirs et blancs qui dessinaient sur le sol le damier d’un jeu commencé depuis la nuit des temps, où les hommes sont les pions, où il y a les riches, les puissants et les guerriers, tandis que de loin, toujours en tombant, les regardent les valets et les crève-la-faim159

».

Le narrateur exprime ici l’injustice sociale dans un contexte médiéval, comme l’indiquent les

termes de « guerriers » et de « valets ». Le choix de ce contexte temporel épingle le fait qu’il

s’agit d’un phénomène qui a toujours existé. Philippe Claudel veut dire par là que

l’asservissement des classes inférieures par les classes supérieures est dans la nature de

l’homme. L’abus de pouvoir est de toutes les époques et de tous les milieux. Cette vérité se

reflète dans l’œuvre de Claudel, puisque l’écrivain met en scène l’injustice sociale dans

différents contextes et différentes situations. Dans ce qui suit, nous commenterons quatre

exemples d’injustice sociale, vue sous différents angles.

Le roman Le Café de l’Excelsior a pour décor la France des années 60-70. Le thème

des classes sociales, qui domine l’atmosphère, est présent dès le début. En dépit de son jeune

âge, le protagoniste se rend déjà compte qu’il y a une différence entre les diverses personnes

qu’il croise en rue.

« Dans la rue, le laitier aux allures d’innocent de village passait de porte en porte pour déposer en sautillant de petits bidons sur les paliers […] et chantonnait toujours des airs à la mode en balançant la tête de gauche à droite dans un mouvement de métronome. Puis venait le boulanger et sa deux-chevaux fourgonnette, le porteur de journaux, les ouvriers en bande qui partaient à l’usine en se lançant des plaisanteries, la casquette rejetée en arrière, le mégot canaille glissé au bord des lèvres et sur l’épaule, une

159 Philippe Claudel, A.G., p. 66

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musette oblongue qui contenait la cantine en fer blanc et le litron de piquette. Un peu plus tard passaient les contremaîtres, un peu raides et souriant à peine ; puis plus tard encore, les ingénieurs, que Grand-père surnommait les constipés de l’âme, rigoureusement raides ceux-là, sans sourire aucun et qui se distinguaient des précédents par leurs chemises blanches, leurs cravates sévères et leur façon hautaine de poser le pied sur les trottoirs comme si chaque pas eût risqué de leur faire toucher la fange ou bien la merde de chien. Je les regardais souvent, la bouche ouverte, ces créatures exotiques, ces êtres si différents de moi que je ne semblais à leurs yeux pas même exister, ainsi que me l’indiquait le bonjour joyeux que je leur lançais et que jamais ils ne me rendaient160

».

Le regard de l’enfant permet de donner de l’hiérarchie sociale une image réductrice et

ludique, dénuée de toute nuance. Or, cette idée stéréotypée est aussi celle de nombreux

adultes. Les différences sociales s’expriment ici à travers la joie ou la tristesse des

personnages, leur degré de nonchalance et leur tenue vestimentaire. Il est typique d’un enfant

de classer le monde sur base de critères aussi banals. Ces généralités formulées par l’enfant

tendent cependant à une certaine universalité qui les hisse dès lors au rang d’images

stéréotypées.

L’inégalité sociale dans ce roman s’exprime aussi en termes d’espaces. Dans ce roman, il y a

deux cafés Excelsior : un dans le village où habite le protagoniste et un autre dans la

« Grande Ville ». Bien que ces deux établissements soient similaires et portent le même nom,

l’enfant se rend parfaitement compte qu’ils ne sont pas pareils, surtout sur le plan social.

« Immanquablement, nos pas nous amenaient rôder le long des grandes baies dentelées de vitraux glauques et carmins de l’Excelsior, l’autre Excelsior. […] L’infinité des tables, les danses mécaniques de la troupe de serveurs habillés de grands tabliers blancs et de pantalons noirs, les palmiers démesurés qui jaillissaient de pots en grès luisants, les boiseries décorées d’ombellifères et les barres de cuivres du comptoir gigantesque derrière lequel une grosse dame au visage de caniche dominait de ses doigts bagués un tiroir-caisse arrogant, composaient à mes yeux un théâtre grandiose. Un lièvre saignant, une carpe à la panse gluante ou bien encore un panier de girolles ne pouvaient s’imaginer dans un tel lieu, pas plus que des cris, des engueulades, des réconciliations tapageuses. […] Aucun ne montait sur une table pour y exécuter quelque danse berbère ramenée des anciennes colonies, comme nous les enseignait souvent Briou, surnommé l’Arbi, dès qu’il avait passé neuf Ricard. Aucun non plus n’était debout, accoudé au comptoir à brailler une chanson un peu leste comme celle de notre facteur où il était question de bidon et de jambon, de caleçon et de téton161

».

160 Philippe Claudel, C.E., p. 21 - 22 161 Ibid., p. 61 - 62

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L’enfant compare cet autre Excelsior à « un théâtre grandiose ». Il associe la haute culture à

un monde artificiel et la basse culture, qui est la sienne, à un monde authentique.

Le déplacement dans l’espace, du royaume du bonheur au monde régi par le prestige social,

s’accompagne d’une transformation du grand-père. Le petit-fils s’en rend compte.

« Hors de son bistro, il me semblait comme les héros de mes livres d’histoire qui perdaient de leur puissance quand un costaud les décollait du sol ou qu’une belle leur coupait une natte de cheveux. La Grande ville fatiguait sa marche et ses traits, voûtait ses épaules, ternissait sa moustache. Même son œil d’ordinaire éclatant d’une eau malicieuse prenait là une taie mate, comme une salissure triste162

».

Dans son bistro – son univers à lui – le grand-père est roi. Mais dès qu’il sort de son

« royaume », il est obligé de faire face à la réalité, une réalité qui l’abaisse au rang de

ressortissant humilié.

Bien qu’il présente un nombre considérable de similitudes avec l’œuvre commentée

ci-avant, le roman Barrio Flores met en lumière un autre type d’injustice sociale. Nous avons

avancé que l’injustice sociale dans l’univers romanesque de Claudel se manifeste sous

différentes formes et dans différents contextes. Barrio Flores se déroule dans un quartier

extrêmement pauvre d’Amérique latine, à des lieues de l’Europe. Ce récit remet en question

le rapport parfaitement absurde que l’on fait parfois entre une certaine classe sociale,

déterminée par le degré de richesse, et le droit à l’existence.

Le protagoniste, à nouveau un petit garçon, n’a plus de père. Quant à sa mère, elle l’ignore,

sauf le matin lorsqu’elle l’envoie mendier.

« ‘Ramenez trois billets de dix mille, pas un sou de moins ! Et ne revenez pas avant que la colline ait mangé le soleil !’ nous criait-elle titubante, cette mère aux dents envolées, parties dans les poings des bagarres et sur les goulots de bouteilles163

».

Le protagoniste qui se souvient de son enfance raconte qu’ « [ils n’existaient] que pour [eux-

mêmes], c’est-à-dire pas du tout pour tous ceux qu’ [ils croisaient] parfois et qui marchaient

bien droits et le ventre plein de haricots et de bœuf au piment rouge, heureux de leurs

sourires en or et de leurs enfants en dentelles »164

Signalons au passage que dans l’œuvre de Claudel, les riches se distinguent très souvent par

leur grosse bedaine et que les références à la nourriture dans ce contexte sont légion.

.

162 Ibid., p. 58 163 Philippe Claudel, B.F., p. 51 - 52 164 Ibid., p. 19

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Cette citation laisse sous-entendre que les nantis n’ont pas besoin des gens défavorisés. Ne

leur étant d’aucune utilité, ils font comme s’ils n’existaient pas. Cette attitude est flagrante

dans les scènes de mendicité.

« Assis sur le trottoir devant le Banco de Sao Tansur, je tendais la main à toutes les bourses, apostrophais plaintivement l’armée des nobles du jour, recevais en pleine face une pièce de cuivre, un mauvais mot, un regard en éclair. Tout m’était bon. Dans mon dos, le liftier ouvrait pour certains le grand portail argenté en inclinant l’échine jusqu’à l’asphalte, et même plus bas encore, tout en enlevant sa casquette à galon. Petite sœur posée à mes pieds faisait la morte tout le jour, la blessée, l’agonie de la race, la honte des bien portants. Il faut bien attirer les remords. Tout cela n’était qu’un jeu au fond, une comédie ! On en riait souvent, entre nous, dans le Barrio, même si on se sentait condamnés à la jouer toujours, et que le rôle n’était pas des plus fameux165

».

Claudel a recours à l’humour de l’enfant innocent pour atténuer le tragique de la situation.

Cet extrait n’en demeure pas moins navrant. Nous y observons une hiérarchie qui se dessine

littéralement dans l’espace. Les « nobles du jour » tiennent le haut du pavé. Absorbés par

leurs problèmes, à leurs yeux importants, ils planent au-dessus de tout ce qui se passe en

dessous d’eux. Un étage plus bas, il y a le liftier qui s’incline « jusqu’à l’asphalte, et même

plus bas encore » pour les servir. Les gens qui vivent à cet étage ont un statut social inférieur,

mais gardent toujours une certaine dignité, un certain espoir. Le liftier est payé pour ses

services et pourra ainsi se construire un avenir. Assis sur le trottoir, il y les mendiants, la

classe sociale la plus basse qui a renoncé à toute fierté. Couchés sur le trottoir, il y a ceux

dont les riches ont eu raison : « la petite sœur « posée à [ses] pieds » meurt. Elle meurt sans

jamais avoir eu un nom : « ‘Un nom, pourquoi un nom ? Attends donc un peu qu’elle serve à

quelque chose !’ m’avait jeté ma mère entre deux gorgées de funca qu’elle buvait les cuisses

écartées au-dessus du gouffre de sa vie166

».

Les deux précédents commentaires montrent que Claudel se range du côté des

opprimés. Toutefois, il n’est pas homme à banaliser les choses. Il ne tombe pas dans le piège

de la simplification trop réductrice. L’auteur est parfaitement conscient que son attention

pour l’humanité souffrante, ne peut pas aboutir à une idéalisation d’elle. Les opprimés ne

sont pas sans défauts non plus. Il développe cette compréhension dans Les Petites

Mécaniques, et plus particulièrement dans le récit Le voleur et le marchand. Dans Les Petites

Mécaniques, l’injustice sociale se situe au Moyen Âge. Nous avons donc à nouveau affaire à

165 Ibid., p. 55 166 Ibid.

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un autre contexte temporel. De plus, la perspective est inversée : Claudel y donne la parole à

un voleur immoral qui, au lieu de se laisser opprimer, s’insurge contre la bourgeoisie en la

détroussant et en la tuant au besoin.

« Plus d’une fois déjà, il avait échappé au gibet ; mais prendre le bien d’autrui et l’égorger s’il résistait ne lui semblaient pas plus détestables que d’entreprendre des guerres ou de lever des impôts. Tout n’était selon lui qu’affaire de moyens, pas de morale, et comme tout le monde n’avait pas le bonheur de naître roi, chacun pouvait tout de même à sa convenance devenir voleur. Cette petite philosophie était son bréviaire ainsi que son unique conscience167

».

Cet extrait montre que l’immoralité n’est pas l’apanage des classes supérieures. Si dans

Barrio Flores les riches n’attachent aucune importance à la vie d’un pauvre, ici la vie d’un

riche ne signifie rien pour un pauvre non plus. Le voleur estime que, comme il est plus

nécessiteux que la bourgeoisie, sa stratégie de survie est légitime. L’injustice sociale ne

fonctionne donc pas seulement de haut en bas, mais aussi inversement.

Nous terminerons ce sous-chapitre en commentant la mise en scène de l’injustice

sociale dans Les Âmes Grises. Le récit se passe pendant la guerre : un décor qui aiguise

l’injustice sociale par la forte hiérarchie qui règne dans l’armée. Tout au long de l’histoire,

que ce soit au Moyen-âge ou durant la première guerre mondiale, les postes supérieurs

étaient généralement occupés par des nobles ou des bourgeois. L’hiérarchie qui devrait être

basée sur les talents militaires, s’appuie en réalité également sur les origines sociales. Ce lien

que l’on a fait pendant des siècles entre l’origine sociale et le talent (militaire) donne donc

lieu à une forme d’injustice sociale. D’autant qu’en temps de guerre, les grands seigneurs

refilaient les sales boulots aux bidasses, c’est-à-dire aux classes inférieures qui les payaient

souvent de leur vie. Le cliché des officiers agréablement installés autour du feu tandis que les

soldats pataugent dans la boue est d’ailleurs présent dans Les Âmes Grises :

« La guerre, il devait la faire près d’un bon fourneau en fonte, assis dans un grand fauteuil de velours, et puis la raconter le soir venu, sous des lambris dorés et des pampilles de cristal, à des jeunes filles en robe de bal, une flûte de champagne à la main, parmi les flonflons perruqués d’un orchestre de chambre168

».

« Au début, après les premiers combats, ça nous avait fait tout drôle de voir arriver ces gars qui avaient notre âge et qui revenaient le visage redessiné par les éclats d’obus, le corps haché par la mitraille. […]

167 Philippe Claudel, P.M., p. 32 168 Philippe Claudel, A.G., p. 20

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Aussi, quand le premier convoi de blessés - je parle des vrais blessés, de ceux qui n’avaient plus pour chair qu’une bouillie rougeâtre et qui étendus dans les camions sur des civières pouilleuses râlaient doucement, psalmodiaient le nom de leur mère, celui de leur épouse -, quand le premier convoi donc, est arrivé chez nous, on se l’est pris en pleine poire169

».

L’image de la classe supérieure indifférente à la misère des moins nantis, déjà présente dans

Barrio Flores, est encore plus élaborée dans Les Âmes Grises où elle est incarnée par le juge

Mierck. Ce personnage, avec « [le] ventre […] bombé jusqu’au haut des cuisses, et [la] peau

aussi, balafrée de couperose comme si tous les bourgognes bus venaient se ranger là en

attendant qu’on les déloge »170, est profilé comme un être répugnant dès le début. Tandis que

la vue de la petite Belle-de-jour tuée évoque de la horreur auprès les gens présents au lieu du

crime, le juge Mierck « regarda le petit corps comme s’il s’était agi d’une pierre, ou d’un

morceau de bois : sans cœur, avec un œil aussi glacé que l’eau qui courait à deux pas »171.

Lorsqu’on lui apprend que la victime est « la petite de Bourrache »172, cette fille qui lui avait

apporté tant de fois son repas au Rébillon, il réplique : « Et alors, qu’est-ce que vous voulez

que ça me foute ? Un mort c’est un mort173 »! Pour les spectateurs, il s’agit d’un moment

décisif à partir duquel l’on « ne songea plus à lui qu’avec dégoût »174

Vu son caractère inhumain, on peut d’emblée supposer que Mierck abusera du pouvoir que

sa fonction de juge et son statut social lui confèrent. En effet, comme Mierck a besoin

d’aveux, il inculpe le petit Breton, un prisonnier arbitraire. Pour le forcer à avouer, Mierck et

son camarade Matziev le font piétiner dans le froid, tandis qu’ils font ripaille.

.

« Vers minuit, Mierck et Matziev, les lèvres encore luisantes de la gelée des pieds de cochon, terminaient les fromages. Parlaient de plus en plus fort, chantaient parfois. Tapaient sur la table. Ils avaient bu six bouteilles. Rien que ça. Tous deux sortirent dans la cour, comme pour prendre l’air. C’était la première fois que Mierck s’approchait du prisonnier. […] Puis, comme piqués par une pointe, ils en vinrent au prisonnier. Cela faisait trois heures qu’il était dans le froid. […] ‘Êtes-vous un homme ou une bête ?’ que [Matziev] lui gueula dans l’oreille. Pas de réaction. Matziev jeta son cigare dans la neige, empoigna le prisonnier toujours attaché à l’arbre et le secoua. Mierck contemplait le spectacle en soufflant sur ses doigts. [….] Il enleva les habits précautionneusement, et le torse nu du prisonnier apporta une grande tache claire dans la pénombre de la cour. […] le prisonnier était complètement nu à ses pieds. ‘Ça va mieux comme cela ? Te sens-tu plus à l’aise ? Je suis certain que la mémoire maintenant va te revenir… ‘Il se

169 Ibid., p. 137 - 138 170 Ibid., p. 17 171 Ibid., p. 21 172 Ibid. 173 Ibid. 174 Ibid.

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tourna vers le juge et celui-ci lui dit : ‘Rentrons, je commence à prendre froid…’ Tous deux rirent de cette bonne plaisanterie175

.

Cet extrait trahit clairement le manque de compassion et d’humanité qui caractérise Mierck.

On pourrait argumenter qu’il ne prend pas activement part à la torture et que ce faisant, il

s’en distancie. Cette idée impliquerait que Mierck a quand même une certaine notion

d’humanité. Selon nous, cette attitude passive est surtout imputable à son caractère hautain.

S’il ne brutalise pas directement le petit Breton, c’est parce que sa fierté lui interdit de se

livrer à d’aussi basses besognes, et non par miséricorde. Il préfère refiler ce sale boulot à son

serviteur Matziev. Si Mierck avait vraiment trouvé que son assistant exagérait, il aurait réagi

d’une façon moins glaciale. L’unique souci de Mierck est qu’il a lui-même froid ; il se

souffle les doigts et rigole.

Pour terminer, nous voudrions nous arrêter un instant au personnage de Matziev. À la

lumière du présent extrait, on pourrait le mettre à la même enseigne que le juge Mierck ;

autrement dit le taxer de bourgeois et d’être inhumain, puisque c’est lui qui met les plans

cruels de Mierck à exécution. Or, plus loin, on apprend que cette canaille a pris fait et cause

pour le petit capitaine, se révélant ainsi un dreyfusard. Le caractère ambivalent de Matziev se

recoupe avec notre commentaire du récit Le voleur et le Marchand des Petites Mécaniques.

Claudel est attentif à ne pas adopter une perspective unilatérale et réductive. La

caractérisation paradoxale de Matziev illustre parfaitement la phrase-clé du roman : « Les

salauds, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui

gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment grise, comme

nous tous176

».

2.6. La guerre

Dans cette dernière section nous n’avons pas l’intention de parler en détail du thème de la

guerre. Dans le présent contexte, le sujet n’est pertinent que dans la mesure où il alimente

l’humanisme de Claudel. S’il parle de la guerre, de façon implicite ou plus explicite, c’est

parce qu’il veut surtout mettre en scène la souffrance de l’humanité. Une autre raison est

qu’en être sensible, ces crimes contre l’humanité horrifient l’auteur.

175 Ibid., p. 198 - 199 176 Ibid., p. 136

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Claudel compare les guerres à « d’immenses suicides collectifs »177

. Pour un auteur qui écrit

sur le mal qu’un être est capable d’infliger à ses congénères, la guerre représente le mal

poussé à son paroxysme. La guerre représente le plus grand mal, qui touche le plus grand

nombre de personnes et qui peut avoir des conséquences désastreuses, comme Claudel en

témoigne dans La Petite Fille de Monsieur Linh. Sa terre natale étant ravagée par la guerre,

M. Linh se voit contraint de tout laisser derrière lui pour recommencer sa vie sur un autre

continent. M. Linh illustre une autre conséquence de la guerre, à savoir la folie. La cruauté

qu’il a vue et vécue l’a tellement traumatisé qu’il est atteint d’un délire permanent. Son ami,

M. Bark, a encore fait partie de l’armée qui a détruit sa terre et massacré son peuple lors

d’une guerre antérieure. Devenu plus vieux et plus sage, il est frappé par la barbarie de la

guerre dont il s’est rendu coupable. Il demande pardon à M. Linh.

« Je vous demande pardon, Monsieur Tao-laï, pardon… pour tout ce que j’ai fait à votre pays, à votre peuple. Je n’étais qu’un gamin, un sale con de gamin qui a tiré, qui a détruit, qui a tué sans doute… Je suis un salaud, un vrai salaud… »178

Le regret qu’exprime M. Bark peut être interprété comme un repentir plus général, qui se

répercute dans toute l’œuvre de Claudel. Comme nous l’avons déjà expliqué, l’écrivain

souffre du complexe du survivant (cf. supra). Il est obsédé par la culpabilité d’être né du bon

côté de la planète. De plus, il connaît assez bien le sud-ouest de l’Asie. Il y a vu les cicatrices

que la guerre y a laissées et cette expérience n’a fait que renforcer son incompréhension de

l’humanité qui assassine l’humanité. En être humain, Claudel se sent en quelque sorte

responsable de toute cette férocité.

La Petite Fille de Monsieur Linh n’est pas la seule œuvre qui comporte des

références à la guerre. Parmi les œuvres de Claudel, Les Âmes Grises constitue le roman où

la guerre est la plus présente dans le toile de fond. Dans l’œuvre de Claudel, la guerre est une

sorte de présence-absence. Claudel n’écrit pas des romans de guerre, mais des romans avec la

guerre en toile de fond.

On peut interpréter cela littéralement dans le cas des Âmes Grises. Dans cette œuvre, Claudel

décrit la vie dans un village qui est séparé de la guerre par un coteau.

« Un paysage de fumée et de travail, une sorte de coquille avec plein d’escargots dedans qui ne se souciaient pas du reste du monde. Et pourtant le

177 Jérôme Garcin et Jeanne de Ménibus, art. cit. 178 Philippe Claudel, P.F., p. 84

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monde n’était pas loin : il suffisait pour le voir de monter le coteau. […] Le coteau nous servait de rideau de scène, mais personne n’avait envie d’aller au spectacle179

».

L’humaniste en Claudel, jetant un coup d’œil derrière le coteau, ne voit pas spécialement les

soldats, la bataille ou les fusils, mais bien les dégâts qu’elle occasionne dans chaque famille

française, y compris la sienne, comme il le raconte à Garcin et de Ménibus : « 14-18 me

touche pour des raisons très familiales180

».

« Quand je songe à tous ces hommes de 14 – 18, si jeunes, morts par dizaines de milliers, chaque jour, ces destins arrêtés, ces amours mortes, ces veuves de 20 ans, c’est comme si chaque jour une part de moi-même rejouait cette mort à la vie et à l’amour, qui est la seule grande lueur de notre existence, dans une infinie représentation théâtrale et humaine. Je suis dans ce cycle de la douleur et de la dette. Il n’est pas besoin de montrer pour faire voir, de dévoiler pour faire sentir. Je voulais être de l’autre côté de la guerre, celle de 14 – 18 comme de toutes les autres, derrière son masque, pour tenter de dire au mieux son visage intérieur181

».

Dans Meuse l’oubli, la guerre n’est visible qu’à travers les plaies toujours béantes du

paysage. Le petit village ardennais, Feil, porte encore les traces de la première et de la

deuxième guerre mondiale. Le refuge du protagoniste est exemplaire de ce que Claudel

appelle « un lieu anonyme »182 : « [des] innombrables villages et leurs monuments aux morts,

petits cimetières, champs, buttes, coteaux, forêts. La nature n’y a que faiblement repris ses

droits. Elle n’est pas encore parvenue à effacer les traces183 ». Dans l’interview de Garcin et

de Ménibus, il parle des lieux qui inspirent ses œuvres. Il fait une distinction entre, d’une

part, les lieux physiques qui existent réellement et, d’autre part, les lieux intimes qui sont le

fruit de l’imagination. Claudel explique que ce sont surtout ces derniers qu’il explore dans

l’écriture : « Ces lieux-là, qui n’existent pas sur des cartes, [que] l’imagination et la

remémoration [exhibent] soudain, au détour d’une ligne, de façon saisissante »184

.

Pour clore ce chapitre, reprenons brièvement les sujets que nous y avons abordés.

Dans ce deuxième chapitre, nous avons présenté Claudel en tant qu’auteur humaniste. Nous

avons d’abord ancré son œuvre dans une tradition humaniste plus générale en littérature.

Dans un deuxième temps, nous avons considéré la sensibilité de Claudel, qui est à la base du

179 Philippe Claudel, A.G., p. 34 180 Citation reprise de Philippe Claudel, dans une interview avec Jérôme Garcin et Jeanne de Ménibus, art. cit. 181 Ibid. 182 Ibid. 183 Ibid. 184 Ibid.

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caractère humaniste de son œuvre. Nous avons indiqué que sa sensibilité entraîne un

sentiment de culpabilité qui va de pair avec un « complexe du survivant ». Afin de se

disculper, il tente entre autres, à travers son œuvre, de rendre quelque chose aux gens de peu.

Dans le droit fil de son esprit humaniste, Claudel met également en cause l’injustice sociale

et la guerre, deux thèmes privilégiés dans la littérature humaniste.

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Chapitre III: La conception de la vie dans l’œuvre de

Philippe Claudel

Dans cet avant-dernier chapitre, nous distillerons des œuvres de Claudel les données

philosophiques nous permettant de cerner la conception générale de la vie qui en émane.

En composant une conception générale de la vie, nous avons surtout voulu inscrire le chapitre

suivant dans une philosophie plus vaste. Si nous avons choisi de qualifier

de « philosophiques » les données que nous commenterons dans le présent chapitre, c’est

parce qu’elles donnent à méditer sur la vie, plus qu’elles n’appartiennent à la philosophie

humaniste. Or, le fait même que l’on puisse distiller une conception de la vie de l’œuvre de

Claudel, témoigne de la dimension humaniste de son œuvre. La conception de la vie que nous

avons abstraite est donc une conséquence de la portée humaniste de l’œuvre de Claudel.

3.1. La fragilité de la vie

Dans le droit fil de la dimension philosophique du présent chapitre, nous commençons

par l’œuvre la plus philosophique de Claudel, à savoir Les Petites Mécaniques. En adepte de

la philosophie de Blaise Pascal, Claudel donne d’emblée le ton en choisissant pour titre le

syntagme clé d’une sentence de ce dernier. Dans la présentation de cette œuvre, Philippe

Claudel met l’accent sur le principe qui domine l’œuvre et selon lui, aussi nos vies. L’auteur

reformule avec ses propres mots l’idée de Pascal selon laquelle « nous sommes de bien petites

mécaniques, égarées par les infinis »185

.

« M’a toujours intimement touché la fragilité de nos vies, ou plutôt la fragilité de leur tracé qui, parfois, s’égare, se brise, alors même que rien, ou si peu de choses, laissent prévoir ces accidents le plus souvent secrets. La vie est donc bien cette petite mécanique, que l’on pense impeccablement réglée, infaillible, sûre d’elle-même et qui pourtant soudain se dérègle et se grippe. L’abandon, le doute, la folie, le silence, le retrait, la mort bien sûr sont ces grains de sable, minces mais aussi incontestables qu’indestructibles, qui parviennent à bloquer les rouages et les jeux. »186

185 Philippe Claudel, P.M., phrase mise en exergue 186 Citation en provenance du site Internet http://www.mercuredefrance.fr/titres/petitesmecaniques.htm, sous « présentation ».

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Les Petites Mécaniques constitue ainsi une « juxtaposition de tons, d’époques, d’humeurs, de

couleurs »187

La nouvelle intitulée Les mots des morts par exemple, raconte l’histoire du

marchand Voss qui se rend, comme chaque année, à la foire de Saint-Jean. En passant par la

poterne du village, il s’étonne du silence. Une fois arrivé sur la place, il aperçoit une foule

morte. Il est frappé d’effroi, d’autant plus que certains corps sont encore assis, un verre à la

main, voire debout. Par le biais de cette particularité, Claudel veut marquer, tel qu’il

l’explique à la fin du récit, le caractère inattendu de la mort.

qui, sous la forme de nouvelles, montre la fragilité de la vie. Dans ce qui suit

nous illustrerons le thème de la fragilité par des exemples extraits de l’œuvre de Claudel.

« Souvent, Voss repensait à ce qu’il avait vu, à tous ces corps surpris par la mort dans des attitudes quotidiennes, comme suspendus dans leurs discussions, leurs marchandages, leurs disputes, leurs cris, leurs remontrances, leurs blagues et leur quolibets. »188

Les Confidents, une autre nouvelle des Petites Mécaniques, illustre la folie et

l’isolement. Une nuit, la protagoniste, la comtesse Beata Desiderio, éprouve dans un rêve un

« délicieux mariage de peur et de plaisir »189 qu’elle ne peut oublier. Obsédée par cette

sensation, elle veut à tout prix revivre ce rêve. D’abord, elle essaie de le saisir sur une toile.

Ensuite elle décide de s’abandonner complètement à Morphée dans l’espoir de le recouvrer.

Elle ne veut plus voir personne, donne à son personnel l’ordre d’occulter toutes les fenêtres

du château afin qu’aucune lumière ne puisse plus y pénétrer et « vint à ignorer le jour, à ne

plus même saisir sa venue, ni sa fin »190. Finalement, elle revit son rêve, qui la pousse

inconsciemment au suicide. Le matin, la chambrière la découvre « étendue sur le sol au pied

des peintures, elle tenait encore dans sa main décharnée un court poignard avec lequel elle

s’était tailladé la gorge et ouvert le ventre »191

. La comtesse, qui a toujours été une personne

« normale » finit par se suicider, suite à un simple rêve.

Les Petites Mécaniques n’est cependant pas le seul récit de Claudel à s’articuler

autour de la fragilité de la vie. Tous les romans qui forment notre corpus ont le même point

de départ. L’histoire de base tourne toujours autour d’une « rupture », dans le sens d’un

« grain de sable qui parvient à bloquer les rouages et les jeux en marche dans la vie du

187 Citation en provenance du même site Internet. 188 Philippe Claudel, P.M., 22 189 Ibid., p. 64 190 Ibid., p. 63 191 Ibid., p. 69 - 70

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protagoniste »192

Dans Meuse L’oubli, J’abandonne et Les Âmes Grises, le grain de sable qui a enrayé

la machine est le même. Les trois protagonistes ont été frappés en plein vol par la mort

prématurée de la femme qu’ils aimaient.

. Notre objectif est donc d’identifier ces « grains de sable » que Claudel

privilégie dans son œuvre.

Le protagoniste de Quelques-uns des cent regrets tente lui aussi de faire le deuil de sa

mère qu’il a cependant laissée tomber le jour où il a su qu’elle lui avait menti sur l’identité de

son père. L’élément de rupture est donc aussi la mort, mais cette fois il est doublé de

sentiments de remords et de regrets. Le protagoniste se débat, tout comme les personnages

des trois romans susmentionnés, avec la question de savoir comment il y a moyen

d’apprivoiser la mort, mais en plus, il regrette d’avoir quitté sa mère et de l’avoir laissée

mourir seule.

La Petite fille de Monsieur Linh met en scène un vieillard asiatique qui a perdu les

siens durant la guerre et a dû troquer son pays natal contre une société occidentale, froide et

anonyme. Monsieur Linh est également veuf, mais depuis longtemps déjà. Dans cette œuvre,

marquée par un style simple, la mort est moins explicitement présente. Le protagoniste ne

parcourt plus toutes les étapes du deuil pour enfin trouver quelques miettes de bonheur. C’est

clair que Monsieur Linh souffre de la perte de son épouse et plus encore de celle de sa

famille, mais l’accent est plutôt mis sur le sentiment de solitude et de manque qu’il éprouve.

La rupture est ici surtout spatiale. Toutefois, nous constatons que dans l’œuvre romanesque

de Claudel, la mort et l’arrachement, dans le sens de séparation inéluctable, souvent se

rejoignent. Nous reviendrons sur ce sujet dans le dernier chapitre.

Nous pouvons en déduire que la mort est une des principales ruptures intervenant

dans la vie des protagonistes. Elle n’est pourtant pas la seule. Il en est une autre que nous

avons détectée dans Barrio Flores et dans Le Café de l’Excelsior. Il s’agit en l’occurrence de

la perte de l’innocence enfantine, un « grain de sable » aussi universel que la mort. Mais

comme nous y reviendrons plus tard, nous nous contentons ici de le mentionner.

A la lumière de ces données, nous pouvons conclure à deux ruptures principales dans

l’œuvre de Claudel : d’une part la mort, en raison de son caractère définitif qui bouleverse

192 Citation en provenance du site Internet http://www.mercuredefrance.fr/titres/petitesmecaniques.htm

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notre existence et, d’autre part, la perte de l’innocence enfantine qui nous oblige à regarder la

réalité telle qu’elle est, c'est-à-dire, dans toute son amertume.

3.2 Le hasard

Il va de soi que le hasard est une notion étroitement liée à la question de la fragilité de

la vie. Le hasard est un concept qui explique partiellement la fragilité de l’existence. Les

ruptures désorganisent nos vies, mais pourquoi ces ruptures adviennent-elles ? La réponse

sera : « par hasard ». Le hasard préside à tout ce qui n’a pas de raison connue, mais qui

néanmoins se produit. Ce phénomène fascine Claudel. Lors d’une interview par Jacques

Buob pour Le Monde 2, l’écrivain expose d’où vient cet étonnement pour cet aspect de la

réalité quotidienne.

Un jour, il rencontre Germaine Tillion, une grande résistante et déportée qui se fit remarquer

pendant la guerre d’Algérie par sa foi dans le dialogue. Claudel, impressionné par le parcours

de Germaine Tillion, lui demande comment elle a fait pour ne jamais se tromper. Sa réponse

est d’une simplicité remarquable : « par hasard ». Jacques Buob explique l’influence que

cette réplique a eue sur Claudel :

« Et cette réponse, d’une fulgurante simplicité, ce fossé si étroit qui sépare le Bien du Mal, dominent l’œuvre de Philippe Claudel, faite des petites choses glanées au fil de sa vie, mais qui reposent toutes, peu ou prou, sur ce constat essentiel193

».

3.3. La vie est un théâtre

Les protagonistes dans l’œuvre de Claudel se trouvent tous confrontés, soit à la mort,

soit à la perte de l’innocence. Dans les deux situations, ils prennent conscience du côté

« ombre » de l’existence. Une grande partie de leur vie quotidienne se déroule alors dans la

douleur et dans la souffrance. Pour pouvoir fonctionner dans la société, on est obligé de

dissimuler ses peines, car l’écart entre les personnes conscientes du côté tragique de la vie et

celles qui l’ignorent est trop grand. Le protagoniste de J’abandonne est conscient de cette

distance et explique d’où elle provient.

193 Jacques Buob, art.cit.

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« L’annonce de la mort nous fait redevenir nous-mêmes, simplement. Elle gomme la patine d’artifices dont nous nous couvrons et qui nous sert à avancer masqués. La mort de ceux que nous aimons nous dénude194

».

De là vient l’idée de la vie comme un théâtre, comme un jeu de dissimulation, l’envie

d’enfiler à nouveau ce masque qu’on a perdu en étant confronté à la mort. Car la conception

générale de la vie quotidienne est en violente contradiction avec des sentiments tels la

souffrance et la douleur. Elle représente plutôt la banalité.

D’une part, on doit feindre pour pouvoir communiquer et coexister. Claudel décrit ce fait

dans le Café de l’Excelsior :

« Le spectacle des vies simples, et des malheurs qui le sont autant, avait besoin de cet ordonnancement de théâtre, de gestes chaque jour refaits, et d’hommes qui connaissent leur rôle à la perfection, et le jouent sans jamais se lasser. Il s’agit vraiment de cela, en définitive, et de rien d’autre : la plus banale des destinées n’échappe pas à son mouvement de balancier195

».

Tout le récit de ce roman illustre cette thèse. Les hommes qui viennent dans ce bistro ont tous

leurs peines, mais ils n’en parlent jamais. Ils répètent chaque jour la même scène faite de

gestes banals. Il n’empêche que ces « gestes chaque jour refaits » ont une valeur

thérapeutique.

D’autre part, il faut, pour sortir du cercle vicieux de la douleur, se construire un train-train

quotidien. C’est ce que fait le protagoniste de Meuse l’oubli : « Je m’efforce de créer des

habitudes, un canevas de petits riens circulaires afin de me croire piéton d’une vie

nouvelle196

».

Dans La Petite fille de Monsieur Linh, le protagoniste adopte la même technique. Ses

rencontres sur le banc avec Monsieur Bark sont ses premiers moments de bonheur depuis son

arrivée. L’odeur des cigarettes de M. Bark est la première odeur qu’il sent et la robe que son

ami lui offre pour la petite fille, le premier geste à l’émouvoir. Comme ces quelques

exemples le suggèrent déjà, ces « petits riens » sont très importants dans l’œuvre de Claudel.

Cet élément est pertinent ici en raison de son rapport avec l’opacité du quotidien. Fabrice

Lafranchi observe, à juste titre, que :

« Malin, il [Philippe Claudel] sait mener ses lecteurs jusqu’à ses personnages plein d’une réalité toute en démesure, mais que seuls les

194 Philippe Claudel, AB., p. 42 195 Philippe Claudel, C.E., p. 24 196 Philippe Claudel, M.O., p. 34

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observateurs attentifs peuvent déceler derrière l’opaque d’un quotidien trop souvent banalisé197

».

En effet, même si l’on tente de dissimuler ses peines, la souffrance opprimée pénètre dans le

quotidien banal. Cette idée est illustrée dans un fragment du Café de l’Excelsior où l’enfant

décrit comment son grand-père nettoie chaque matin le café.

« A grand renfort d’eau de Javel, il rendait ensuite au plancher sa blancheur âpre de bois à peine tombé de l’arbre, et fendu. La vaisselle était faite, le premier café corsé de goutte tremblotait sur le carreau du poêle qui semblait dire son horoscope. Debout derrière son comptoir, Grand-père pouvait alors se plonger dans sa branlante comptabilité comme dans les versets d’une bible198

».

Le lecteur attentif remarque que ce passage n’a pas pour but de décrire la manière

dont le grand-père nettoie, mais qu’il s’agit d’une métaphore.

En nettoyant, il balaie les peines de la veille, aussi bien les siennes que celles de ses clients

habituels. Il rend au plancher sa blancheur, mais c’est une blancheur âpre. Les peines ne sont

pas vraiment effacées. Elles laissent toujours des traces indélébiles, mais on feint de ne pas

les voir, on feint le bonheur. De plus, le plancher est fait de « bois à peine tombé de l’arbre,

et fendu ». Autrement dit, les clients du café de l’Excelsior sont des êtres dont la vie a été

prématurément brisée par la tragédie existentielle.

Faire du café est, tout comme nettoyer, une action banale que l’on répète au quotidien. Ici,

Claudel joue sur le double sens de l’adjectif « corsé ». D’une part, il fait allusion au goût

amer du café, d’autre part il allude au sens de « dur, compliqué ». En effet, tout comme l’on

boit chaque jour du café, l’on se trouve chaque jour confronté à ses peines.

Nous observons un même sens caché derrière les gestes quotidiens dans La Petite Fille de

Monsieur Linh. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’image de la cigarette n’est pas le fruit du

hasard. Dans l’extrait ci-après, la condition de la plupart des protagonistes de Claudel est

métaphoriquement exprimée par la cigarette.

« Il laisse tomber à terre son mégot de cigarette dont la braise rouge éclabousse le sol de quelques étoiles qui s’éteignent très vite. Avec son talon il écrase soigneusement le mégot. Ne restent plus qu’une trace noirâtre de cendres, de fins débris de tabac et de papier qui absorbent bien vite l’humidité du sol et bougent alors un peu, comme dans un dernier râle199

».

197 Fabrice Lafranchi, « Philippe Claudel, l’écriture en passant par sa Lorraine », L’Humanité, 20 janvier 2000 198 Philippe Claudel, C.E., p. 14 199 Philippe Claudel, P.F., p. 44

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Le mégot de cigarette qui tombe, représente le mouvement descendant que la vie décrit. Au

début, il y a quelques étoiles, quelque bonheur. Mais bien vite, les hommes se trouvent

écrasés sous le poids de l’existence. Néanmoins, ils continuent, non pas à vivre, mais à

survivre ; ils « bougent » un peu, « comme dans un dernier râle ». La condition de l’homme

est pitoyable, car il n’est qu’une ombre, rien de plus qu’une « trace noirâtre ».

3.4. La perte de l’innocence enfantine

Comme nous l’avons déjà mentionné, la perte de l’innocence enfantine est une des

ruptures récurrentes dans l’œuvre de Claudel. Cette idée est joliment décrite dans Au Revoir

Monsieur Friant : «Assis sur la chaise de bois clair à l’assise verte, mes pieds ne touchaient pas encore le sol. Ces quelques centimètres qui me séparaient du monde d’en bas, ce vide immense qui me permettait de battre des jambes, sans que rien n’arrêtât ce balancement joueur, expriment dans mon esprit aujourd’hui la distance exacte entre le bonheur et son assassinat200

».

Dans le roman Barrio Flores, il est un personnage qui incarne cet assassinat du

bonheur. Il s’agit de Flores Nubia. Flores était l’amie d’enfance du protagoniste, une amie

dont il était amoureux. Un jour, « le sourire de Flores s’est éteint »201 et elle a cessé de parler.

Elle s’asseyait chaque jour au même angle et le soir, Minda venait la chercher et la

déshabillait à la maison. Puis, Flores se recroquevillait dans un angle de la pièce qui servait

de douche et laissait couler toute la nuit l’eau sur son corps nu. Des années plus tard, une nuit

de Saint-Barnabeo, Flores est venue voir son ami. Pour la première fois depuis longtemps,

elle parle. Elle parle de jouer à la marelle, raconte que « celle qui manquait les éclats de

brique disparaissait dans le grand ciel et dans les nuages qui couraient à la renverse sur l’eau,

elle tombait dans l’eau, elle avait perdu […] »202. Flores révèle qu’un jour, alors qu’elle était

en train de jouer à la marelle, un homme s’est approché d’elle et lui a dit qu’elle avait « de

beaux nuages sous [sa] robe »203, et qu’elle en était flattée, puisqu’ « [elle avait] huit ans, qu’

[elle vivait] dans la blancheur et le rire »204

. Elle termine en disant :

200 Philippe Claudel, A.M.F., p. 11 - 12 201 Philippe Claudel, B.F., p. 28 202 Ibid., p. 31 203 Ibid., p. 32 204 Ibid., p. 33

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« […] il s’est approché encore, encore et encore, il est venu si près de moi… La flaque d’eau soudain s’est ridée, les nuages ont disparu dans les vagues, et depuis cette minute, il n’y a plus eu que du gris en moi, du gris coupant comme la lame des couteaux… 205

».

Cet extrait évoque le viol de Flores à travers la métaphore des nuages, omniprésente dans ce

passage. Le lien entre le nom « Nubia » et le mot espagnol « nube », qui signifie « nuage »,

est clair. Ce nom reflète la rupture entre l’enfance qui n’est faite que de fleurs et la perte de la

virginité et donc de l’innocence à l’issue de laquelle les nuages viennent troubler le regard

que l’on porte sur le monde. Flores a perdu au jeu de la marelle, elle a manqué « les éclats de

brique » et a disparu dans les nuages. Le motif des nuages revient aussi dans le viol.

Le choix temporel, la nuit de Saint-Barnabeo est significatif. Saint-Barnabeo est « le patron

des voyageurs souffrants, des malades de l’âme et des représentants de commerce »206

Avant de se taire à jamais, Flores Nubia confie encore à son ami qu’elle pleure chaque nuit,

qu’elle pleure « la magie de [ses] huit ans »

.

207

.

Claudel pose donc dans son œuvre que l’enfance est l’époque du bonheur pur. Quels

indices y a-t-il dans son œuvre qui soient susceptibles d’en expliquer la raison ?

La caractéristique essentielle qui distingue l’enfant de l’adulte est la naïveté. Le Petit Robert

entend par naïveté un excès de confiance et de crédulité qui résulte souvent de l’ignorance,

de l’inexpérience ou de l’irréflexion208. En effet, les enfants dans l’univers romanesque de

Claudel, ignorent le côté « ombre » de la vie. Ils ne réfléchissent donc pas aux événements

tristes qui peuvent se produire. Leur interprétation est toujours positive. Comment Claudel

use-t-il de cette technique ? Les récits que raconte le narrateur sont pourtant loin d’être

humoristiques. Cependant, il est généralement admis que l’humour est un outil efficace pour

atténuer et accepter le tragique. Nous référons à ce propos à Stephen Leacock qui avance que

« the essence of humour is human kindliness »209. Selon lui, « humour may be defined as the

kindly contemplation of the incongruities of life […] »210

205 Ibid., p. 33

. Dans l’oeuvre de Claudel, nous

observons effectivement un lien entre le tragique dans l’histoire qui décrit alors « an

incongruity of life » et « the kindly contemplation » qui est le regard de l’enfant. Claudel met

donc cet humour dans la bouche des enfants qui ne sont pas encore conscients du côté

206 Ibid., p. 30 207 Ibid., p. 34 208 Paul Robert, Le Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2002, p. 1707 209 Stephen Leacock, Humour and Humanity – An Introduction to the Study of Humour, Londres, Thornton Butterworth Ltd, 1937, p. 9 210 Ibid., p. 11

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tragique de l’existence. Cet écart entre la vision de l’enfant et celui du lecteur qui, lui, est

bien conscient du mal résulte en un humour subtil, qui prête à sourire plutôt qu’à rire à gorge

déployée. Prenons, à titre d’illustration, un extrait du Café de l’Excelsior. Face à son grand-

père ivre qui, en bafouillant, parle de la mort prématurée de son épouse, le protagoniste, qui

est un enfant, dit :

« Parfois, vers les soirs de tiédeur, Grand-père en verve, juché sur cet autel brandissait une bouteille, et lançait de mystérieux propos que je comprenais mal. Son cœur débordait de trop de poésie que les spiritueux rendaient bafouilleuse dans sa bouche211

».

L’enfant ne voit pas l’homme, qui n’ayant jamais surmonté la perte de sa femme morte en

couches, tente de noyer son chagrin dans l’alcool. A ses yeux, son grand-père est son héros

qui fait de boire un art et qui de plus, est un poète. Le lecteur en revanche y voit un ivrogne

bredouillant qui entraîne son petit-fils dans un monde marginal. Quoique la situation soit

pitoyable, elle est relativisée par l’incompréhension de l’enfant.

Bien que Claudel mette en scène des enfants heureux, il serait logique, vu leur

situation, qu’ils soient malheureux. Ils vivent tous dans un environnement qui n’a rien de

paradisiaque : de l’enfant de Barrio Flores, qui habite dans un bidonville, en passant par le

protagoniste du Café de l’Excelsior qui grandit dans un milieu marginal et celui de Meuse

L’oubli, qui est le fils mal-aimé d’une prostituée.

Alors, pourquoi sont-ils heureux ? Premièrement, parce que leur innocence les empêche

d’être conscients du côté laid de l’existence. Les enfants vivent dans un monde merveilleux

qu’ils se sont eux-mêmes construits. Le personnage de Wladimir Pawelski, dans Quelques-

uns des cent regrets, en est un bel exemple. Tout le village a compris depuis belle lurette

qu’il est un charlatan, mais pour l’enfant, il est un Dieu. Monsieur Pawelski vend des rêves

auxquels l’enfant croit dur comme fer.

« […] je finis par retenir que Monsieur Pawelski, descendant d’une famille de la plus haute noblesse de Pologne avait été élevé au Krüg 1929, avait joué avec la progéniture de la plupart des têtes couronnées, s’était retrouvé clandestinement en Suisse après le massacre de sa famille par les bolcheviques, emporté dans une malle par une nurse, rousse et anglaise, avait dilapidé quelques années plus tard le reste de sa fortune en fêtes somptueuses sur le bord du Léman, s’était lancé dans la carrière des armes, puis avait exploité une mine d’or dans la jungle birmane, était devenu importateur d’animaux sauvages pour le plus grand zoo des Etats-Unis d’Amérique, meneur de revue au casino d’Ostende, architecte particulier

211 Philippe Claudel, C.E., p. 15

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du Grand-duc de Luxembourg, précepteur des enfants de la comtesse Ivanovna Smétevskaïa, appartentée au dernier des tsars, pour finir, les enfants étant devenus grands, par découvrir la pâte Cédlor ainsi que l’Onguent des steppes, et d’en faire profiter ses miséreux congénères dans un souci de mansuétude dont la papauté lui avait tenu crédit212

».

La deuxième et principale raison est que tous ces enfants sont aimés. L’amour entre l’enfant

du Café de l’Excelsior et son grand-père, entre Pepe Andillano et sa « petite musique » du

Barrio Flores et entre l’enfant et la mère de Quelques-uns des cent regrets est émouvant.

Même le fils de la prostituée de Meuse l’Oubli reçoit une certaine affection du maquereau qui

lui fait office de père.

3.5. La spirale descendante de la vie

Dans l’idée selon laquelle l’enfance est une époque de bonheur pur que l’on ne peut

jamais recouvrer réside celle selon laquelle la vie décrit inéluctablement une spirale

descendante. Le début de la vie, c’est-à-dire l’enfance, sera toujours la période la plus

heureuse. Cette conception est difficile à accepter, puisqu’elle suppose qu’à partir de l’âge

adulte, la qualité de la vie se détériore progressivement. Dans l’œuvre de Claudel, nous

observons un lien entre la progression du temps et le lent déclin de la vie : un thème universel

dans la littérature.

D’une part, plus le temps passe, plus les protagonistes souffrent des drames qu’ils ont vécus.

Leur douleur s’amplifie de jour en jour. Prenons l’exemple de Monsieur Linh. Comme il est

vieux, il a déjà dû encaisser pas mal de malheurs. Il a perdu sa femme, toute sa famille et il a

dû fuir son pays natal. Pour M. Linh, le temps est un ennemi : « Mais le temps est là, qui

blesse l’âme du vieil homme, ronge son cœur et abrège son souffle213

».

D’autre part, les drames s’accumulent avec le temps. L’âge est proportionnel au nombre de

peines. Fabrice Lanfranchi affirme que, dans l’univers romanesque de Claudel, ce sont les

« drames qui jalonnent nos existences.214 ». Cela vaut aussi pour Monsieur Linh qui se

demande : « Pourquoi la fin de sa vie n’est-elle que disparition, mort, enfouissement ? »215

.

212 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 135 213 Philippe Claudel, P.F., p. 114 214 Fabrice Lanfranchi, “Philippe Claudel, l’écriture en passant par sa Lorraine”, l’Humanité, 20 janvier 2000 215 Philippe Claudel, P.F., p. 110

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L’idée majeure qui est à l’origine de la spirale descendante de la vie, est formulée par

l’enfant dans Au Revoir Monsieur Friant. Il utilise l’image de la fleur qui, comme nous le

verrons plus tard, est très significative dans l’œuvre de Claudel.

« Elle [sa grand-mère] m’avait appris avec les boutons de ces fleurs à faire de minuscules poupées à robe de pétales, qui très vite passaient leur couleur soyeuse pour n’être plus au bout de quelques heures que des hardes fragiles et molles, que je finissais par jeter, un peu déçu que la beauté passât si vite dès qu’on la tenait dans la main. Je ne pouvais alors savoir que cette déconfiture de pétales et d’étamines illustrait la part la plus acide de la destinée humaine216

».

Cette pensée est reprise par la majorité des protagonistes de l’œuvre de Claudel qui ont perdu

tout ce qui leur était cher. Les bien-aimées des protagonistes meurent avant l’heure. La mort,

qui est omniprésente dans l’œuvre de Claudel, détruit la beauté. Elle est la fin de la spirale

descendante de la vie. Elle bouleverse nos vies de façon définitive. Son caractère inéluctable

ne fait que renforcer son âpreté. La thèse défendue par les pessimistes selon laquelle la vie,

c’est attendre la mort, est aussi présente le Café de l’Excelsior : « Du reste, le magasin du marbrier – Frescatini § fils, monuments et caveaux, pierres de premier choix – qui jouxtait le café rappelait aux buveurs la présence toute proche de la grande faucheuse. L’alignement des deux façades aurait d’ailleurs pu passer pour une belle métaphore de l’existence, cocasse peut-être, mais ni plus idiote, ni plus naïve que celles établies depuis des millénaires par les pédants rimailleurs et les philosophes à deux sous217

».

3.6. La mort

Nous commenterons ce thème plus en détail dans le dernier chapitre, mais il est aussi

pertinent dans ce chapitre-ci. Nous visons plus particulièrement à souligner la relativité de la

mort, telle que nous la percevons dans l’œuvre de Claudel. Tout lecteur de Claudel remarque

immédiatement que la mort est au rendez-vous de toutes ses œuvres. D’où lui viendrait cette

obsession ? Dans une interview de Marijke Arijs, Claudel explique qu’en recourant

constamment au thème de la mort, il essaie peut-être de conjurer ses peurs218

216 Philippe Claudel, A.M.F., p. 11

. Claudel est

terrifié à l’idée de devenir veuf. Aussi intéressantes soient-elles, ces informations

biographiques n’ont cependant qu’une importance secondaire pour nous. Plus qu’analyser les

217 Philippe Claudel, C.E., p. 13 218 Marijke Arijs, art.cit.,

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motifs personnels de l’auteur qui seraient à la base ce thème récurrent, nous en épinglerons

donc les spécificités.

Dans l’œuvre de Claudel, nous rencontrons des hommes de différents âges et bords

qui apprennent à vivre avec l’idée de la mort. La mort est le plus gros « grain de sable » qui

puisse enrayer la machine de la vie. La mort de leur femme enlève aux protagonistes toute

raison d’être. Le vieux Monsieur Linh « […] n’a plus rien », « La mort lui a tout pris »219. Le

protagoniste de J’abandonne, admet que « [sa femme] est morte, et [que lui, il est] à peine

vivant. […] [Il] continue un peu seulement »220. Le protagoniste de Meuse l’oubli ne rêve

que d’une chose : rejoindre sa bien-aimée dans la mort. Le veuf des Âmes Grises exprime sa

douleur en ces termes : « Depuis si longtemps je me sens mort. Je fais semblant de vivre

encore un peu. J’ai le sursis, c’est tout221

Cet état entraîne une contradiction que nous repérons dans tous les récits. Le paradoxe auquel

nous faisons allusion réside dans la caractéristique majeure de la mort, telle qu’elle se

présente dans l’œuvre de Claudel, à savoir la relativité. Nous constatons que pendant le

processus de deuil, les morts sont plus vivants que les survivants. Cette particularité est due à

la mémoire, autre élément omniprésent dans l’œuvre de Claudel. La mémoire a le pouvoir de

ressusciter les morts. Mais à force de penser aux morts, les survivants réduisent leur vie à

néant. Leur vie est dominée par la mort. On pourrait donc poser que pour eux, la vie rime

avec la mort. A cause de la mémoire, les survivants sont quasiment morts et les morts

quasiment vivants. C’est la que réside la relativité.

». Nous notons que tous ces propos trahissent un

même état de profond abattement.

Meuse l’oubli contient un bel exemple de cette relativité. Le protagoniste crée un « temps de

Paule » et veut l’immortaliser dans une peinture, comme une relique intouchable. Le récit

montre que le souvenir est capable de ranimer les morts et domine la vie des protagonistes.

De cette façon, le lecteur est constamment confronté au souvenir des morts, qui s’oppose à la

vie quotidienne des protagonistes, dénuée de tout sens.

Nous observons un deuxième paradoxe en rapport avec la mémoire. Si le souvenir est

l’unique élément vivant dans l’existence des protagonistes, c’est parce qu’ils veulent ainsi

garder en vie leur bien-aimée. Or, nous constatons que ce faisant, ils créent une autre

219 Philippe Claudel, P.F. p. 38 220 Philippe Claudel, AB, p. 27 221 Philippe Claudel, A.G., p. 127

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personne. Le souvenir s’estompe et l’oubli fait son apparition, mais les veufs continuent à

vivre dans la mémoire du passé. Le protagoniste de Meuse l’oubli confie qu’il a « […] en

mémoire aujourd’hui une autre Paule, recréée, née d’une vivante de naguère et qui occupe

impalpablement mon esprit fouetté d’alcool et de mélancolie. Une sœur sans passé »222

Nous pouvons comparer ce processus à l’image de la photo que Claudel utilise aussi bien

dans le Café de l’Excelsior que dans La petite fille de Monsieur Linh, Quelques-uns des cent

regrets et les Âmes Grises. Ces photos de la femme (ou du mari dans Quelques-uns des cent

regrets) décédée sont le seul souvenir palpable dont les veufs disposent. Tout comme le

souvenir, ces photos ne saisissent pas la personne dans sa totalité. Une autre similarité est que

plus le temps passe, plus la photo jaunit. De la même façon, le souvenir de la défunte

s’estompe.

. Le

résultat est que le protagoniste se fait de la défunte une image qui ne correspond plus à ce

qu’elle a été.

3.7. Une lueur d’espoir

Le lecteur de Claudel est entraîné dans un univers plongé dans le noir. Il se heurte à

une multitude de personnages convulsifs qui vivent dans la laideur et la misère. La mort, la

solitude et la folie chassent le bonheur. Si Claudel peint ses récits en noir, son œuvre est-elle

pour autant pessimiste ? Pour répondre à cette question, nous avons consulté les informations

que nous avons recueillies sur Claudel. Parmi elles, nous avons trouvé vingt-trois

témoignages de lecteurs qui font part du sentiment que leur ont laissé les livres de Claudel.

Ces témoignages portent uniquement sur Les Âmes Grises (quatre), Le bruit des trousseaux

(trois), J’abandonne (trois), Meuse l’oubli (trois) et La petite fille de Monsieur Linh (sept).

Nous avons également trouvé trois commentaires sur l’ensemble de son œuvre.

Le roman Les Âmes Grises est généralement considérée comme étant son œuvre la

plus pessimiste. C’est un roman triste, « pas de ces tristesses qui font pleurer le chaland […],

mais « une vraie tristesse, profonde. Tenace et belle »223. Nous observons donc que cette

tristesse est évaluée positivement. Un autre lecteur estime que c’est un roman « plein

d’humanité »224

222 Philippe Claudel, M.O., p. 24

. Bien qu’il s’agisse d’une histoire sombre, les lecteurs y découvrent tout de

223 François Gandon, “L’enfer du décor”, http://www.parutions.com, 10 décembre 2003 224 Citation en provenance du site Internet http://www.librimages.fr

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même des aspects positifs. La dimension humaniste est épinglée par la plupart des lecteurs,

surtout en ce qui concerne Bruit des Trousseaux, qui est qualifiée de récit avec « beaucoup

d’humanisme, dans un univers déshumanisé »225

. Le Figaro Littéraire confirme cette idée en

écrivant :

« C’est un témoignage poignant, et, je ne le cache pas, j’ai eu des larmes au cœur sur certains passages. Certains petits livres courts peuvent faire mal. Atrocement. Et l’efficacité de celui-ci tient à sa grande pudeur. Pas un mot plus haut que l’autre. Aucun effort d’en mettre plein la vue. C’est un compte rendu, sec d’images, aussi décharné qu’un inventaire d’huissier. Mais il y passe une humanité de sentiment, une solidarité d’homme déchiré par ce qu’il a découvert226

».

J’abandonne se conclut elle aussi sur une note optimiste en ce sens qu’elle présente

« […] un homme qui choisit le camp de l’espoir dans une société égoïste. Il s’agit de choisir

le camp de la vie et celui de l’espoir malgré tout, contre la nausée que peut susciter le

spectacle d’une société qui a érigé l’inculture de masse en véritable système de valeurs, et qui

cultive l’égoïsme comme un idéal »227. Un lecteur anonyme estime qu’ « à travers ce récit,

Philippe Claudel mêle la dureté de la vie et la douceur infinie, l’espoir et le désespoir, la

chute et la renaissance »228. En effet, Claudel précise que selon lui, ses œuvres sont plus

tragiques que pessimistes. Il tente de montrer le côté tragique de l’existence, sans pour autant

perdre de vue ses aspects positifs229

.

Les commentaires sur Meuse l’oubli vont dans le même sens. Bien que l’histoire soit

triste, elle n’est pas déprimante. Bien au contraire, Michel Crépu de l’Express opine qu’ « il

est exclu de ne pas s’en réjouir »230. Meuse l’oubli est une élégie, mais paradoxalement, elle

donne, selon un lecteur anonyme, envie de vivre. Son commentaire en témoigne : « Alors

merci Philippe Claudel de dire avec des mots si justes et si beaux des histoires qui

réchauffent, qui donnent envie d’aimer et de continuer la route… 231

».

La Petite Fille de Monsieur Linh est généralement considérée comme étant l’œuvre la

plus optimiste. Elle peut être lue comme une allégorie de l’espoir. A son propos, les lecteurs

sont tous louanges, exception faite d’un seul commentaire. C’est à nouveau l’humanisme qui 225 Citation en provenance du site Internet http://www.livresdefrance.com 226 Eric Ollivier, Le Figaro Littéraire, 21 février 2002, p. 6 227 Gerard Meudal, “Contre les charognards”, Le Monde, 15 décembre 2000 228 Citation en provenance du site Internet http://www.axelibre.org 229 Marijke Arijs, art.cit. 230 Michel Crépu, L’Express, 7 janvier 1999 231 Citation en provenance du site Internet http://www.livres-online.com

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est mis en valeur. On parle d’un « ilot d’humanité reconstruit »232 ou d’ « une écriture âpre

mais tout aussi humaniste »233

Cependant, nous avons également relevé des critiques à l’égard de cet humanisme. Philippe

Lançon s’oppose à l’opinion générale en posant que :

.

« L’ensemble dégage pourtant un musc de niaiserie. A cela, trois raisons : un style saturé d’emphase muette, d’une simplicité trop affichée ; quelques mauvais ralentis mélodramatiques ; enfin le sentiment plus général de baigner dans un humanisme préfabriqué, de se prendre les pieds dans de gros câbles émotifs234

».

Dans l’ensemble, nous pouvons donc conclure à une écriture grise. La réponse à la

question posée ci-dessus sera donc négative : l’œuvre de Philippe Claudel n’est pas

pessimiste. Bien au contraire, la valeur de l’œuvre de Philippe Claudel réside dans sa

capacité de montrer la beauté de la vie, tout en exposant les thèmes universels les plus

tragiques. Fabrice Lanfranchi décrit ce talent rare comme la capacité de raconter des histoires

qui « […] ouvrent des portes de liberté, indiquent quelques pistes quant à l’élucidation de nos

existences. Bref, nous sortent la tête de l’eau »235

Nous aborderons plus en détail les mécanismes concrets qui engendrent le bonheur, au

moment où nous parlerons du soleil et de l’ombre dans l’œuvre de Philippe Claudel.

. C’est vrai que l’écrivain interroge surtout

le noir dans ses œuvres, mais il y ajoute toujours suffisamment de blanc pour que le résultat

soit gris. Autrement dit, pour que ses personnages aient toujours une lueur d’espoir et voient

aussi les beaux côtés de l’existence.

Pour terminer, nous répétons l’objectif de ce chapitre qui consistait à réunir et à

analyser dans l’œuvre de Claudel les indices nous permettant de distiller une conception

générale de la vie, applicable à l’ensemble de son œuvre. Nous sommes partie du principe de

la fragilité de la vie qui provoque une rupture, qui jette un « grain de sable » dans

l’engrenage. A propos de cette fragilité, nous avons souligné la notion du hasard, ce

mécanisme imprévisible qui se met arbitrairement en marche. Nous avons relevé dans

l’œuvre de Claudel deux ruptures majeures : la mort et la perte de l’innocence enfantine. Au

terme de l’enfance, qui est une période de pur bonheur, la vie entame une spirale descendante

232 Isabelle Martin, “Une fable d’exil”, Le Temps, 10 septembre 2005 233 Citation en provenance du site Internet http://www.armitiere.com 234 Philippe Lançon, Libération, 16 septembre 2005 235 Fabrice Lanfranchi, “Le retour du fils blessé”, L’Humanité, 20 janvier 2000

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qui aboutit à la mort. En dépit de cette optique pessimiste, nous avons remarqué que l’œuvre

de Claudel n’est pas conçue comme telle. Sa valeur réside dans cette « lueur d’espoir » qui

compense la négativité. Cette interaction entre le soleil et l’ombre est précisément le sujet du

prochain chapitre.

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Chapitre IV : Le soleil et l’ombre dans l’univers romanesque de

Philippe Claudel Ce dernier chapitre a pour objectif d’analyser le soleil et l’ombre dans l’œuvre de

Claudel. Mais commençons par préciser ce que nous entendons par ces deux mots et pourquoi

nous avons choisi de les utiliser dans le présent contexte.

Premièrement, ces termes nous ont été inspirés par un ouvrage que Roger Grenier a

rédigé sur Camus et qui s’intitule, Albert Camus, soleil et ombre. Dans le cas de Camus, ces

termes sont surtout significatifs dans la mesure où ils renvoient à ses origines espagnoles et à

son amour de l’Espagne. Par ailleurs, Grenier précise que ces deux mots peuvent également

résumer la pensée de Camus, voire son œuvre. Le soleil et l’ombre saisissent aussi sa façon de

comprendre la vie et le sens de son combat236 : « Dans une plaza de toros, le soleil est la place

des pauvres. […] L’ombre, c’est le côté des nantis. On peut y retrouver le pouvoir, l’injustice,

tout ce qui fait le malheur des hommes237

Abstraction faite de cette référence à l’Espagne, cette explication peut aussi valoir

pour Claudel. Comme pour Camus, les notions de soleil et d’ombre permettent de résumer la

dualité dominante dans l’œuvre de Claudel.

».

Il nous semble donc pertinent d’emprunter cette terminologie, puisqu’elle établit un parallèle

entre l’humaniste Camus et l’humaniste Claudel. Dans les deux cas, soleil et ombre ont une

connotation humaniste.

Deuxièmement, nous avons choisi ces termes pour leur symbolisme. Bien que celui-ci

s’impose de façon intuitive (positif vs. négatif), il nous semble utile de le préciser. Selon le

Dictionnaire des symboles238 de Chevalier et de Gheerbrant, l’ombre est « ce qui s’oppose à

la lumière »239

236 Roger Grenier, Albert Camus : soleil et ombre, une biographie intellectuelle, Paris, Éditions Gallimard, 1987, p. 9

. Vu que nous visons à développer une opposition entre le soleil et l’ombre,

cette définition nous paraît être pertinente. Mais comme elle trop générale, nous préférons

nous référer au champ sémantique de l’ombre, qui inclut également la symbolique du noir et

de la nuit. Cette approche plus ample nous permet de mieux cerner la notion. De ces deux

237 Ibid. 238Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Éditions Robert Laffont S.A. et Éditions Jupiter, 1987 239 Ibid., p. 700

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symboles nous n’avons cependant retenu que les éléments qui s’appliquent à la notion de

l’ombre dans l’œuvre de Claudel.

L’étude Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire240 de Gilbert Durand, nous

apprend que « la noirceur est toujours valorisée négativement »241. Le Dictionnaire des

symboles corrobore ces propos en posant que « symboliquement, [le noir] est le plus souvent

entendu sous son aspect froid, négatif » et y ajoute, à titre d’illustration, un extrait de Du

spirituel dans l’art de Vassili Kandinsky : « Comme un rien sans possibilités, comme un rien

mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir, sans l’espérance même

d’un avenir, résonne intérieurement le noir242 ». Nous avons retenu cette citation parce qu’elle

décrit bien l’ombre dans laquelle sont plongés la plupart des protagonistes des romans de

Claudel. En effet, comme nous le verrons plus loin, le monde romanesque de Claudel est

marqué par « la mort du soleil », qui étouffe toute perspective d’avenir et tout espoir. Il n’est

donc pas étonnant que le noir symbolise aussi « la couleur du renoncement à la vanité de ce

monde »243

Dans le présent contexte, le symbole de la nuit est intéressant dans la mesure où il est

le signe « des ténèbres du cœur et du désespoir de l’âme abandonnée »

. De façon plus générale, le Dictionnaire des symboles explique que le noir est la

« couleur marquant la mélancolie, le pessimisme, l’affliction ou le malheur » : autant de

thèmes qui dictent l’atmosphère dans l’univers romanesque de Claudel.

244

: une définition qui

s’applique parfaitement aux protagonistes de Claudel.

La symbolique du soleil est à l’opposé de celle de l’ombre. En effet, comme

l’explique Durand : « [les] symboles ténébreux s’opposent [à] ceux de la lumière et

spécialement le symbole solaire »245. En apportant chaque jour la lumière, le soleil représente

la « puissance bienfaisante […] du soleil victorieux de la nuit qui est magnifiée […]»246.

Selon le Dictionnaire des symboles, « le soleil est la source de la lumière, de la chaleur et de

la vie »247

240 Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1963

. Il s’oppose ainsi à l’ombre de l’existence vaine. Vu que nous reviendrons sur le

symbolisme du soleil au moment où nous parlerons de la sacralisation de la femme dans

241 Ibid., p. 90 242 Citation de Vassili Kandinksy, Du spirituel dans l’art, Paris, 1974, extraite du Dictionnaire des symboles de Chevalier et de Gheerbrant, p. 671 243 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op.cit., p. 671 244 Gilbert Durand, op.cit., p. 232 245 Ibid., p. 150 246 Ibid., p. 155 247 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op.cit., p. 891

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l’œuvre de Claudel, nous nous contentons pour l’instant de le considérer par opposition à

l’ombre.

Finalement, nous voulons insister sur un des motifs clé de l’écriture de Claudel, qui est

résumé dans cette phrase extraite de Barrio Flores : « […] pour te montrer que la laideur peut

donner de belles choses »248. C’est vrai que si Claudel explore l’ombre dans son œuvre, c’est

avant tout et en dépit de tout pour entrevoir le soleil. Comme le dit une critique anonyme :

« [Les] sujets [de Claudel] sont durs et son ton souvent sombre, mais ils recèlent

suffisamment d’humanité pour toujours s’achever sur une note ensoleillée d’espoir249

». Nous

observons que Claudel s’inspire du concret pour mener à bien sa mission :

« Insatiable la passion du concret, chez Philippe Claudel, une passion pour la vie, pour ces successions de moments de sang ou de grâce qui la font et la défont. […] Avec une sorte de perception aussi intuitive qu’animale, c’est le filigrane du vivant qu’il met à nu, tous ces petits riens qui décident de l’amour ou de la mort, du bonheur ou du malheur, et qui donnent ou ôtent à une existence sa lumière et ses couleurs250

».

Claudel part effectivement de situations concrètes et par conséquent parfaitement

reconnaissables. Sa prédilection pour les gens de peu en témoigne.

Ce premier commentaire nous en dit plus long sur le symbolisme du soleil et de

l’ombre. Reste à savoir comment il y a lieu de l’inscrire dans le cadre du présent chapitre.

Philippe Claudel explique que pour lui, un roman est toujours une mécanique d’apparition251

À ce propos, nous voudrions référer à Alberto Manguel

.

Dans le droit fil de sa mission humaniste, Claudel met en scène les angoisses existentielles de

l’homme et les interroge afin de mieux les comprendre. 252 qui a donné une

conférence253

248 Philippe Claudel, B.F., p. 83

s’articulant autour de la fonction de la littérature, de son apport à la réalité. La

grande question qu’il se pose, est de savoir comment on peut avoir prise sur le monde, aussi

cruel soit-il. Cette question est donc très proche de celle Claudel. Manguel pose que la

littérature, contrairement à la réalité, montre des généralités à travers des particularités. C’est

249 Citation en provenance du site Internet http://www.panoramdulivre.com/htmlfr/selec0402f.htm 250 Ricard Blin, “Les Âmes Grises”, Le Matricule des Anges, n° 46, septembre – octobre 2003 251 Jeanne de Ménibus et Jérôme Garcin, art.cit. 252 Auteur canadien-argentin d’entre autres The Dictionary of Imaginary Places et News from a Foreign Country Came. Né en 1948 à Buenos Aires. Il travaille aussi comme traducteur et éditeur. L’écrivain a été nommé Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres en France (2004). 253 Conférence du 20 mars à Anvers pour Stichting Lezen ; information extraite d’un compte-rendu de Kathy Mathys, « Essay. Lezen tegen de waanzin », De Standaard Letteren , 23 mars 2007

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le cas des romans de Claudel qui, bien que mettant en scène des personnages et des mondes

très spécifiques, ont une portée universelle.

Manguel se demande aussi quel rôle la littérature peut jouer dans l’élaboration d’une

éthique face aux problèmes planétaires. Il explique que la question demeure sans réponse,

mais qu’il est néanmoins important de se la poser. Il est conscient que la littérature ne peut

offrir de solutions, mais qu’elle est là pour éclairer certains problèmes et ainsi nous aider à

mieux comprendre ce qui se passe autour de nous. Manguel explique qu’il est impossible de

cerner la réalité lorsqu’on est plongé dedans et que la littérature crée cette distance qui nous

permet d’entrevoir où et qui nous sommes. Cette vertu de la littérature est omniprésente dans

l’œuvre de Claudel.

Nous tenterons donc de dévoiler les mécanismes et les grands thèmes auxquels

Claudel a recours pour épingler et adoucir la douleur qui est inhérente à l’existence. Notre

objectif consiste donc à analyser les thèmes récurrents dans son œuvre, qui ont la fonction

narrative de mettre en scène l’ombre ou le soleil dans la vie du protagoniste et/ou des

personnages.

L’image du soleil et de l’ombre a pour autre avantage de symboliser cette dualité flagrante

entre le tragique et l’espoir inhérents à l’existence, qui s’inscrit en filigrane de toute son

œuvre.

4.1. Le soleil féminin terni par la mort

Qui lit Claudel remarque immédiatement que « la mort » et « la femme » sont au

centre de son discours. Nombre de ses romans tournent autour de la femme, source de

bonheur, qui par son décès frappe dans la vie du protagoniste une brèche difficile à combler.

Le développement de ce thème diverge cependant d’un roman à l’autre. Premièrement, la

femme aimée qui meurt n’est pas toujours la compagne ou l’épouse. Elle peut être aussi la

mère, comme c’est le cas dans Quelques-uns des cent regrets. Deuxièmement, le moment du

deuil sur lequel Claudel fait un gros plan, varie. Dans Meuse l’oubli et J’abandonne,

l’écrivain décrit les états d’âmes d’hommes qui viennent de perdre leur bien-aimée. Le

processus de deuil domine leurs vies et la plaie, que la mort de l’être cher a provoquée, est

encore sanglante. Dans Les Âmes Grises, La Petite Fille de Monsieur Linh et Le Café de

l’Excelsior, la mort de la bien-aimée est plutôt une cicatrice tenace, c’est-à-dire un souvenir

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douloureux qui continue de jeter une ombre sur la vie du protagoniste en dépit du temps qui

s’est écoulé depuis.

Nous nous pencherons d’abord sur les sentiments qu’entraîne le décès de la femme

aimée, ensuite sur sa sacralisation et enfin sur le rôle de la mémoire et de l’oubli dans le

processus de deuil.

4.1.1. La mort de la femme aimée

L’omniprésence de la mort dans l’œuvre de Claudel n’a rien d’étonnant, en ce sens

qu’elle est une ombre majeure qui plane inévitablement sur l’existence. Non seulement parce

que toute vie a une fin, mais aussi parce que tout homme doit, au cours de sa vie, faire face à

la mort d’êtres chers : « C’est après tout le lot commun des hommes que d’apprendre à vivre

avec de doux fantômes dont le nombre s’accroît sans cesse à mesure que les années

meurent »254

Tout humaniste, qui met l’homme et ses facultés au centre de l’univers, doit inévitablement

admettre sa finitude. Il nous paraît donc logique que la mort occupe les pensées de

l’humaniste en Claudel. Sa sensibilité, dont nous avons parlé dans le deuxième chapitre, nous

conforte dans cette idée. La mort étant la certitude la plus tragique que l’homme puisse avoir,

il est normal qu’elle touche profondément l’auteur.

.

En considérant la mise en scène de la mort dans l’œuvre de Claudel, nous observons

trois types de réactions chez les survivants. La première et la plus logique est la tristesse et la

souffrance. La deuxième est l’envie de rejoindre la personne aimée dans la mort. La troisième

est le regret.

La tristesse est un sentiment dominant dans l’œuvre de Claudel. Pour l’illustrer, nous

pourrions commenter n’importe quel personnage, du grand-père du Café de l’Excelsior en

passant par M. Bark et Monsieur Linh de La Petite fille de Monsieur Linh. Or, non seulement

cela nous mènerait trop loin, mais en plus nous risquerions de verser dans des descriptions

trop superficielles. Pour disséquer ce sentiment, nous avons donc opté de nous concentrer sur

le personnage de Destinat des Âmes Grises, d’autant plus que son surnom est Tristesse. Ce

surnom, il le doit à Lysia Verhareine qui a l’impression qu’ « il se dégage de toute sa

254 Philippe Claudel, A.M.F., p. 10

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personne une tristesse infinie »255

Que devons-nous entendre par tristesse ? Désigne-t-elle tout ce qui s’oppose au bonheur ou

pouvons-nous la spécifier ? Puisqu’il s’agit d’un sentiment tellement généralisé et connu, il

est difficile de le préciser. Comme le procureur Destinat est la tristesse en personne, nous

avons pensé que la caractérisation du personnage valait peut-être aussi pour le sentiment de

tristesse tel qu’il se présente dans l’œuvre de Claudel.

. Cette tristesse ou ombre qui plane sur son existence

s’explique par la disparition prématurée de sa femme qui était son soleil.

En regardant de plus près le personnage de Destinat, nous sommes frappée par sa passivité. Il

n’a en lui rien qui le pousse à agir. Ses réactions sont purement dictées par des facteurs

extérieurs. Dans son for intérieur, il n’y a que le vide. « J’étais au plus près de ce qui avait été la vie même de Destinat. Je ne parle pas de sa vie de Procureur, mais de sa vie du dedans, la seule véritable, celle qu’on masque sous les pommades, la politesse, le travail et les conversations. Tout son univers se résumait à ce vide256

».

À première vue, la mort de sa femme ne semble pas l’avoir affecté. Il a toujours l’œil clair et

le port noble, s’habille toujours avec soin et s’acquitte toujours comme il se doit de sa

fonction de procureur. En réalité, il ne fait que sauver les apparences pour le monde

extérieur. Sa vie intérieure s’est vidée de sa substance depuis longtemps. Tous les passages

sur Tristesse trahissent une certaine immuabilité ou mécanicité du personnage. On le taxe

même de « statue »257

. Sa vie aussi paraît immuable :

« Les années passèrent. La vie de Destinat semblait suivre un rite immuable, entre le palais de V., le cimetière où chaque semaine il se rendait sur la tombe de sa femme, et le Château dans lequel il demeurait, enfermé, comme invisible, dans un retrait du monde qui tissa autour de lui, peu à peu, un habit d’austère légende258

».

La tristesse du procureur est telle qu’elle le plonge dans l’isolement et la déchéance. Le fait

qu’il ne boit ou ne mange presque plus en témoigne.

Nous constatons donc que pour Claudel, la tristesse a un effet paralysant. L’homme triste

devient un être inanimé. Nous verrons plus tard que cette idée est étroitement liée à

l’aliénation, qui sera au cœur de la troisième section.

255 Philippe Claudel, A.G., p. 253 256 Ibid., p. 249 257 Ibid., p. 46 258 Ibid., p. 42

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Dans l’œuvre de Claudel, la femme est, comme nous l’avons vu, assimilée au soleil.

En mourant, elle plonge donc la vie de son partenaire dans les ténèbres. Sans la femme, la vie

des protagonistes n’a plus aucun sens. S’ils veulent s’en sortir, ils doivent donc se mettre en

quête d’un nouveau soleil, d’une nouvelle raison de vivre. Nous illustrerons cette quête

existentielle à travers Meuse l’oubli, J’abandonne et Âmes Grises, où cette problématique est

la plus présente. De plus, ces trois romans présentent une certaine continuité temporelle,

puisqu’ils mettent en scène trois veufs à trois stades différents de leur processus de deuil. Le

protagoniste de Meuse l’oubli vient de perdre sa femme. Celui de J’abandonne l’a perdue

depuis deux ans et celui des Âmes Grises est veuf depuis très longtemps. Ces trois romans

abordent donc le problème de la perte d’un être cher, chacun sous une autre perspective.

Le protagoniste de Meuse l’oubli « […] [vivait] dans l’incommensurable amour de

Paule, comme s’il s’était agi d’un pays. […] Puis Paule est morte. Le paysage s’est ouvert

aux massacres. [Il a] découvert combien il y avait peu de la grâce au vide »259

. S’il s’enfuit à

Feil, c’est uniquement parce qu’il n’a pas le courage de se suicider :

« M’ouvrir à la route puisque le courage de m’ouvrir les veines, je ne l’eus pas. J’en eus le désir mais jamais l’audace, tant m’arrêtait la peur qu’il n’y eût vraiment pas d’après et que je ne puisse alors plus espérer revoir Paule dans l’illusoire paradis de quelque croyance […] »260

.

Dans ce roman, le défi consiste surtout à accepter la mort de la bien-aimée. Si le protagoniste

décide de continuer à vivre, il doit lui donner une place. Il doit cesser de vivre dans le

souvenir de Paule. Il doit se construire une vie sans Paule. Le problème, c’est qu’il n’est pas

sûr que la vie vaille la peine d’être vécue sans elle. Le récit tourne entièrement autour de

cette problématique.

Le protagoniste de J’abandonne laisse tomber les bras. Au début du récit, il est décidé

à se suicider ; l’existence n’a donc clairement plus de sens à ses yeux :

« Que te dire sinon que je n’ai plus de force. Qu’il me pèse de respirer, de marcher, de quitter l’appartement. Que je souffre de descendre dans la vie. Que ta mère en partant m’a emmené à demi avec elle. Que ta petite main est belle mais trop petite il me semble pour retenir la mienne261

».

Sa démarche va à l’encontre de celle du protagoniste de Meuse l’oubli dans la mesure où le

protagoniste de cette dernière cherche un nouveau soleil parce qu’il veut continuer, tandis 259 Philippe Claudel, M.O., p. 13 260 Ibid., p. 23 - 24 261 Philippe Claudel, AB., p. 35

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que le protagoniste de J’abandonne envisage de continuer après avoir pris conscience qu’il a

un soleil. En effet, c’est en pensant à sa fille, qu’il se met à douter de sa décision. Pour lui, le

problème n’est pas tellement de trouver un nouveau soleil, mais bien de prendre conscience

de son existence.

Finalement, le veuf des Âmes Grises contredit les deux romans précédents. Malgré sa

tristesse, il n’abandonne pas. Non pas parce qu’il a retrouvé un soleil, comme c’est le cas du

protagoniste de J’abandonne, mais parce qu’il a pour mission de raconter l’Affaire : une

entreprise à son tour douloureuse. Le vieillard s’accroche non pas parce qu’il a donné un

nouveau sens à sa vie, mais uniquement pour s’acquitter de sa tâche. La preuve : après avoir

couché le dernier mot de son récit sur papier, il se suicide. La trame s’inscrit ainsi dans la

lignée pessimiste des Âmes Grises.

Un troisième sentiment indissolublement lié à la mort est le regret. Tout comme les

deux sentiments déjà commentés, il s’agit d’un sentiment connu, présent dans la majorité des

romans de Claudel. Le roman Quelques-uns des cent regrets permet, comme son titre le

suggère, de creuser ce sentiment.

Le récit s’ouvre sur le retour du protagoniste dans le village qui l’a vu naître : « Je revenais

vers des lieux engourdis, des paysages qui me parlaient au cœur avec l’accent traînant des

peines jamais guéries »262. Les regrets surgissent souvent lorsque l’on est confronté à des

souvenirs et que l’on dresse un bilan. Claudel suit ici la vision rétrospective de l’homme qui

passe en revue ses erreurs. Cette perspective entraîne souvent une idéalisation du passé qui,

forcément, engendre un sentiment de regret : « Aujourd’hui, j’ai le regret de ce temps de

lumière, comme j’ai le regret d’indicibles émois »263

Le regret se distingue des deux autres sentiments abordés ci-dessus parce qu’il est

essentiellement « actif » au lieu de « passif ». Nous entendons par là que les deux autres

sentiments sont induits par un événement extérieur auquel les protagonistes ne peuvent rien

faire, si ce n’est que le subir. Le regret par contre est actif en ce sens qu’il émane de

l’homme. Il s’agit d’un sentiment qui vous ronge le cœur, dans la mesure où il va de pair

avec un sentiment de culpabilité. C’est pourquoi le protagoniste de Quelques-uns des cent

regrets sent au fond de lui « une sorte de creux à vif, et qui ne cessait de grandir »

.

264

262 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 14

. Le

regret est aussi une émotion importante sur le plan humaniste. Si Claudel met l’homme au

263 Ibid., p. 92 264 Ibid., p. 28

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centre de tout soleil, il doit aussi le rendre responsable de l’ombre. En effet, le roman

Quelques-uns des cent regrets suggère qu’il appartient à la nature humaine de blesser son

égal. Cette caractéristique structurerait même nos vies :

« Eh bien nous autres les hommes, quand on se blesse, ou qu’on blesse quelqu’un, nos perles à nous, ce sont les regrets, on se fabrique de beaux regrets, […]. […] et chaque fois qu’un regret est écrit, on pleure, on souffre en pensant à lui, mais ça nous donne la force d’aller vers le suivant, et ainsi se passe la vie, […], de regret en regret, […]265

».

4.1.2. La sacralisation de la femme

La femme joue un rôle essentiel dans l’œuvre de Claudel, tout en étant

paradoxalement absente. Le monde romanesque de Claudel est avant tout un monde

masculin, dans lequel la vie des hommes est régie par la femme absente. La mort de la

femme instaure une sorte d’hiérarchie spirituelle que l’on retrouve aussi dans la religion. À

l’image d’une déesse, la femme appartient à un monde supérieur d’où elle règne sur la vie de

l’homme. Dans une interview, Claudel fait part de son adoration pour la femme en disant

que, sans elle, les hommes ne valent pas un pet de lapin. Il avoue que pour lui, un monde

sans femmes serait une vraie épouvante266

Le choix du mot « sacralisation » dans le titre n’est pas arbitraire. Comme le

paragraphe précédent le suggère déjà, nous voulons établir un rapport entre la femme et la

religion. Nous observons en effet que, dans l’œuvre de Claudel, la religion apparaît plutôt

sous une forme humaine qu’à travers des entités surnaturelles. Si nous avons établi un

rapport entre Claudel et Camus, c’est en raison de sa valeur ajoutée. Outre la dimension

humaniste, nous observons des correspondances dans leurs pensées. En effet, Emmanuel

Mounier explique que Camus voulait comprendre le monde sans invoquer des créatures

divines :

.

« Dès lors, soyons à niveau du possible. Ne cherchons pas à connaître l’univers du point de vue d’un ange ou d’un dieu, qui n’aurait pas de sens pour nous. Comprendre le monde, pour un homme qui ne peut dépasser ses moyens, ce sera le réduire (ou le hausser) à l’humain 267

».

Ce projet résolument humaniste, qui consiste à réduire (ou hausser) la dimension religieuse

de l’existence à l’humain, est également présent dans la pratique de l’œuvre de Claudel.

265 Ibid., p. 179 266 Marijke Arijs, art.cit. 267 Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos – L’espoir des désespérés, Paris, Éditions du Seuil, 1953, p. 70

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Le mot « sacralisation » peut être interprété de deux façons. Au sens général, il est

synonyme d’adoration et est, en tant que tel, présent dans la plupart des œuvres de Claudel.

La femme n’est pas valorisée au point d’être hissée au rang de déesse, mais elle est toujours

considérée comme étant plus puissante que l’homme, car elle détient un pouvoir que les

hommes ignorent : « […] les gestes de l’apaisement, ce baume que possèdent les femmes qui

nous aiment et nous donnent une paix dans laquelle nous sombrons pieds et poings liés268

».

Dans un sens plus spécifique, le mot appartient au registre religieux. Il va de soi que c’est ce

deuxième sens qui nous intéresse le plus. Nous nous baserons surtout sur Le Café de

l’Excelsior et sur Meuse l’oubli et dans une moindre mesure sur Les Âmes Grises, pour

illustrer la dimension religieuse de la femme dans l’œuvre de Claudel.

Le public du Café de l’Excelsior est composé de compagnons d’infortune. Il semble

que grand nombre des clients ont perdu leur femme. Ce sont des « astres mélancoliques qui

avaient passé soixante-dix ans et plus »269 et l’Excelsior est « leur phare »270

Comme nous l’avons dit, le monde romanesque de Claudel est un monde exclusivement

masculin, peuplé de fantômes féminins qui font de leur vie un éternel tourment. Dans le Café

de l’Excelsior nous constatons que les hommes ne supportent aucune intrusion féminine.

Ainsi, lorsqu’une femme entre dans le café pour demander de la dépanner, le grand-père lui

répond : « Veuillez sortir, Madame, vous êtes ici dans un temple, vos questions profanes

troublent notre prière

. Le sort qu’ils

partagent crée un lien. Ils forment donc une sorte de communauté de veufs éplorés qui

sombrent dans l’ombre de leur soleil éteint. Pour trouver quelque réconfort, ils se rendent au

bistro comme d’autres se rendent à l’église. Leurs conversations sont des prières et l’alcool,

l’hostie et le sang du Christ.

271

». La phrase met clairement en exergue la dimension religieuse du

café et de son public. Nous en trouvons un autre exemple dans le passage sur la mort de

Mercepied, un membre de la communauté.

« Le curé ayant refusé de l’accueillir en son église, ses obsèques furent célébrées à L’Excelsior dans une atmosphère de ferveur mystique : à cette dramatique occasion, Grand-père et les habitués rattrapèrent en vin blanc ce qu’ils perdirent en larmes. La beuverie ne s’acheva qu’à l’aube, et quand j’allai le lendemain aux cabinets avant de partir à l’école, dormait dans la

268 Philippe Claudel, AB., p. 84 269 Philippe Claudel, C.E., p. 12 270 Ibid., p. 13 271 Ibid., p. 66

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cabane le facteur à genoux, les mains jointes sur la planche trouée, comme s’il priait dans son sommeil comateux un dieu souterrain et moqueur au son de la musique nerveuse des premières mouches levées272

».

Les indices religieux, comme « la ferveur mystique » et la gestuelle de la prière, y sont mêlés

à des éléments qui évoquent l’alcoolisme. Les membres de cette communauté tentent

clairement de noyer leur douleur dans l’alcool. Le lieu qui se prête le mieux à ce cocktail de

mysticisme et d’alcoolisme est évidemment le café.

Le deuxième roman que nous commentons est Meuse l’oubli. La sacralisation de la

femme est présente dans tout le récit et constitue ainsi un thème plus élaboré que dans le

Café de l’Excelsior.

Le protagoniste formule explicitement le caractère divin qu’il a attribué à sa chère disparue :

« […] moi le mécréant que le sacré poigne avec constance, moi qui me construis et me détruis dans la religion de Paule, ce culte vague qui la suppose assoupie dans une mandorle irradiante, dans un châssis de diamant ombragé par des palmes d’eucalyptus, pour les siècles de mes siècles273

».

La mort a hissé Paule au rang de déesse. « La religion de Paule » est la seule croyance du

protagoniste. Ses actes et ses souvenirs acquièrent ainsi une dimension religieuse. Dans leur

appartement, « […] c’était un chemin de croix chaque heure renouvelé, que de croiser les

objets et les vêtements que Paule avait achetés, touchés, portés […]274

La religion du protagoniste n’est pas purement rhétorique. Il la met aussi en pratique en

égrenant chaque soir les lettres de Paule comme on égrène un chapelet :

». Le syntagme « un

chemin de croix » rappelle la souffrance du Christ, placée sous le signe de sa foi en son dieu

à lui. De la même façon, la religion du protagoniste est mêlée de souffrances.

« Ses lettres dépliées et pliées, mille fois, mille soirs ainsi qu’une prière, la phalange d’une sainte tenue dans le tremblement de la souffrance et du deuil, l’espoir d’un miracle275

».

Les mots de « sainte » et de « miracle » renforcent la connotation religieuse de ce passage.

Si le protagoniste adhère à la religion de Paule, c’est aussi parce qu’elle porte en elle la

promesse de revoir sa bien-aimée dans un au-delà. Cette foi rime donc avec de l’espoir et lui

donne ainsi le courage de s’accrocher.

272 Ibid., p. 51 - 52 273 Philippe Claudel, M.O., p. 79 274 Ibid., p. 16 275 Ibid., p. 125

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Dans les Âmes Grises, nous avons également trouvé un indice qui témoigne d’une

sacralisation de la femme. Lorsqu’il apprend que Lysia Verhareine s’est suicidée, le narrateur

revoit une scène dans laquelle il est frappé par « la blancheur de sa nuque sous le soleil

naissant »276

. De ce syntagme, il se dégage une ressemblance entre le « soleil naissant » et

une auréole de saint. Claudel suggère ainsi subtilement la sacralisation de Lysia Verhareine

qui vient de mourir.

La sacralisation de la femme, tant dans le sens profane que religieux du terme, est

aussi portée par la symbolique. Le recours aux symboles de la fleur et du soleil pour parler

des femmes constitue une constante dans l’œuvre de Claudel. Nous illustrerons la fonction de

ces deux symboles, d’abord sur le plan théorique et ensuite dans la pratique de l’œuvre de

Claudel.

La fleur est un symbole du principe passif277. Elle s’applique donc parfaitement à

l’image de la femme dans l’œuvre de Claudel. Les femmes défuntes n’agissent pas ; elles

n’existent que dans la mesure où les hommes pensent à elles. La fleur symbolise en outre

l’amour et l’harmonie278. En l’occurrence, elle incarne l’amour que l’homme voue à sa bien-

aimée ainsi que le bonheur et la sérénité qu’elle lui apportait avant sa mort. Le Dictionnaire

des symboles nous apprend aussi que « la fleur est identique à l’Elixir de vie »279. C’est vrai

que dans les romans de Claudel, en perdant sa femme, l’homme perd toute envie de vivre.

Cependant, le parallèle le plus frappant entre la fleur et la femme est que la fleur symbolise

« l’éphémère brièveté de la vie, de la beauté et des plaisirs »280

. La question du bonheur

fragile et éphémère est fondamentale dans l’œuvre de Claudel. Il est donc logique que ce

symbole de félicité soit associé à sa fugacité. Nous constatons aussi que, dans l’œuvre de

Claudel, la fleur et la femme ont en commun la beauté et la pureté. Dans l’extrait ci-après,

l’auteur met l’accent sur ces vertus, qui font des femmes des êtres plus nobles que les

hommes :

« Ou est-ce tout simplement parce que les fleurs, plus sensibles que nous autres les hommes, ne se compromettent pas à tremper leurs fines racines

276 Philippe Claudel, A.G., p. 94 277 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op.cit., p. 447 278 Ibid. 279 Ibid. 280 Ibid.

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dans la pourriture et le mal, alors que sans scrupule nous passons nos vies à y plonger nos bras entiers281

».

Dans les Âmes Grises, le prénom des trois femmes que Destinat a aimées cache un

nom de fleur ou est un nom de fleur. Dans Lysia et Clélis, on reconnaît le mot « lys » et les

Belle-de-jour sont des fleurs « qui ne vivent qu’une saison, […] qui resplendissent de l’aube

au crépuscule, épanouissant leurs corolles fines de liseron rose ou parme, et qui la nuit venue

se ferment brutalement, comme si une main violente avait serré leurs pétales de velours, à les

étouffer »282

Dans Quelques-uns des cent regrets, le curé associe la feue mère du protagoniste à

une « Opale de Syrie ». Le protagoniste ignore que son père est, comme on peut le lire entre

les lignes, en fait son grand-père. Sa mère a donc été violée par son père et est ainsi

stigmatisée à vie. Abandonnée par les villageois, elle a vécu dans un total isolement.

Toutefois, elle a toujours porté sa croix avec dignité. D’où cette comparaison avec « l’Opale

de Syrie » :

. Cette description des Belle-de-jour émane du curé qui, tout comme son

collègue dans Quelques-uns des cent regrets, décrit la femme à travers la métaphore de la

fleur.

« […] c’est l’Opale de Syrie, une fleur assez rare d’ailleurs, regardez bien ses pétales, si vous les froissez dans votre main, vous aurez la sensation de frôler une peau très douce et quand il a plu comme aujourd’hui, et que l’eau a battu la fleur, elle ploie sa tête avec une grâce telle que l’on dirait une condamnée montant à l’échafaud…283

».

Dans Meuse l’oubli – le dernier roman que nous commenterons dans le cadre de ce

symbole – la fleur est d’autant plus intéressante qu’elle est à la base de la rencontre des deux

amants et domine ainsi leur relation. Ils se sont rencontrés dans les jardins de Lochristi où le

protagoniste « regardai[t] les fleurs avec une telle stupeur »284 que Paule a eu l’impression

qu’il « y cherchai[t] autre chose que leur présence »285

. À travers l’image de la fleur, Claudel

met en relief la compréhension intuitive des deux personnages. Comme nous l’avons

expliqué, la fleur incarne la sérénité. Un jardin est donc un endroit idéal pour faire fleurir

l’amour. Dans l’extrait ci-après, la fleur symbolise entre autres le pouvoir lénifiant de la

femme :

281 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 45 282 Philippe Claudel, A.G., p. 165 283 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 52 284 Philippe Claudel, M.O., p. 40 285 Ibid.

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« Puis dans les jardins de Lochristi, parmi les anthémis jaunes, Paule est venue. Paule est venue bien des années plus tard, verser l’oubli sur tout cela, sur la lie et la boue, Paule qui était la vérité et l’onguent. […] Elle m’apprit ce qu’une femme peut donner quand elle installe en l’homme le brillant de sa vie et le venue de la joie286

».

Comme nous l’avons déjà signalé, le symbole du soleil s’applique à l’image de la

femme. Ceci est dû au fait que la femme représente le principal soleil dans l’œuvre de

Claudel. Dans notre introduction, nous nous sommes contentée de donner une description

générale du symbole du soleil. Nous avons constaté qu’il a aussi une dimension religieuse

qui s’applique, comme nous l’avons vu, à la femme dans l’univers romanesque de Claudel.

Nous avons présenté l’amour que la femme inspire à l’homme comme une sorte de religion.

Ici, nous démontrerons que cette religiosité est aussi présente dans le symbole du soleil. En

effet, Durand affirme que « la plupart des religions reconnaissent […] cet isomorphisme du

céleste et du lumineux »287. Pour définir l’ombre, nous nous sommes également appuyée sur

les symboles du noir et de la nuit. De la même façon, nous parlerons ici également du soleil

en tant qu’astre dominant de notre système solaire. Les astres sont également associés à la

transcendance et à la lumière288. Nous avons également souligné que la femme se distingue

par sa pureté qui s’oppose à la laideur du monde masculin. Cette qualité revient aussi à

l’astre289. L’astre est en outre « le signe de la perfection »290, ainsi que d’une

« immarcescible et distante beauté »291

, deux caractéristiques qui correspondent à l’image de

la femme dans l’œuvre de Claudel. Le recours au symbole du soleil renvoyant à la femme est

surtout présent dans Meuse l’oubli. Nous nous baserons donc sur ce roman pour illustrer nos

propos.

Le premier souvenir que le protagoniste a de sa bien-aimée est « la lenteur de la

beauté de Paule, son rire et ses baisers, sa voix, le grand soleil qui me montait à la tête sous

les fleurs d’acacia »292

286 Ibid., p. 87

. Il se souvient de Paule comme d’un grand soleil qui lui montait à la

tête. Cette phrase se prête à une double interprétation. D’une part, elle évoque l’enivrement.

Tout comme l’alcool enivre une personne, Paule a enivré le protagoniste. D’autre part, elle

laisse sous-entendre que Paule a un effet miraculeux sur l’âme du protagoniste qui a été

287 Gilbert Durand, op.cit., p. 151 288 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op.cit., p. 80 289 Gilbert Durand, op.cit., p. 152 290 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op.cit., p. 80 291 Ibid. 292 Philippe Claudel, M.O., p. 16

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blessée par sa mère. En effet, nous observons dans Meuse l’oubli une opposition entre la

mère et Paule, la première femme étant la blessure, la deuxième le baume. Cette opposition

est également exprimée par le biais du soleil : « […] moi, le fils de l’une d’elles, moi que

Paule, solaire, avait illuminé et sorti de la boue du souvenir de cette mère publique293

Le protagoniste compare la mort de Paule à « l’anéantissement d’un astre »

». 294. Nous

constatons donc qu’il la considère toujours comme une source de lumière, même si elle est

déjà malade et dépendante de lui. Le champ sémantique de la lumière trahit aussi l’espoir de

rencontrer un nouvel amour. Lorsque le protagoniste contemple Reine qui passe sur sa

bicyclette, il la compare à une comète : « Sa chevelure dénouée, et qui flottait sinueuse

derrière elle, l’apparentait, dans mon ébriété, aux trop rares comètes qui fendent parfois

l’obscurité des univers et les nuancent avec une grâce d’orpailleur295 ». Ce passage trahit

clairement l’opposition entre l’ombre de son univers et le soleil de la femme. Reine

symbolise la promesse d’un nouveau bonheur. En effet, « Meuse l’oubli n’est pas un chant

funèbre qui tourne en rond dans la noirceur du deuil : la souffrance, un jour ou l’autre,

s’atténue en petite douleur, puis en pâle cicatrice. Et la vie alors verse à nouveau une lumière

qu’on ne pensait plus possible »296

.

4.1.3. Le rôle de la mémoire et de l’oubli

Dans le chapitre précédent, nous avons déjà abordé la question de la mémoire, dans le

cadre de la relativité de la mort. Nous y avons épinglé le paradoxe du survivant mort, dont la

vie est entièrement régie par la mort de l’être cher, ressuscité par le souvenir. Ici, nous

entendons démontrer, à la lumière de divers extraits de l’œuvre de Claudel, que la mémoire

et l’oubli ont à la fois un côté ombre et un côté soleil.

Dans l’univers romanesque de Claudel, la mémoire et l’oubli ont toujours un côté

positif et un côté négatif. Le côté positif de la mémoire est qu’elle entretient des souvenirs

qui donnent l’illusion que la personne décédée est encore de ce monde. Son côté négatif est

qu’elle confronte l’homme à ce qu’il a perdu et le fait donc souffrir au quotidien. Prenons à

titre d’exemple le protagoniste de J’abandonne.

293 Ibid., p. 19 294 Ibid., p. 99 295 Ibid., p. 74 296 Cette dédicace de l’auteur vient du site http://perso.wanadoo.fr/calounet/resumes_livres/claudel_resume/claudel_meuse.htm

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« Sur chacun de ces petits papiers, j’ai écrit une minute de la vie de ta mère, une seconde, ou bien un sourire, une fausse colère, un regard, un baiser, une caresse, un mot. J’ai écrit tout cela avec patience qui m’a coûté un effort infini, et j’ai déchire en moi-même ces lambeaux de vie, afin de ne plus souffrir […]297

».

Cette réminiscence quotidienne à ce qui n’est plus, ne fait qu’accroître sa souffrance. C’est

pourquoi, au lieu de chérir ses souvenirs, il préfère les détruire.

Pour le protagoniste de J’abandonne, l’oubli aide donc à faire le deuil d’un être cher,

en ce sens qu’il rend la mort moins dominante. Mais l’oubli a aussi un revers. Si la mort

entraîne la perte physique d’un être cher, l’oubli entraîne la perte mentale de cette personne.

Autrement dit, lorsqu’on oublie la personne décédée, elle meurt une seconde fois. C’est

pourquoi l’oubli va souvent de pair avec un sentiment de trahison. Ce raisonnement est

particulièrement présent dans Meuse l’oubli où le protagoniste tente en vain d’évoquer le

visage de Paule :

« Je ferme les yeux sur ce qui me revient du visage de Paule et je le vois comme tremblé à la manière des reflets dérobés à l’eau. J’ai beau essayer de le rendre lisse, j’ai beau fermer mes yeux à m’en faire souffrir, pour la première fois le visage de Paule garde sa brume298

».

Madame Outsander, la femme chez qui il séjourne, comprend intuitivement que son locataire

se sent coupable d’oublier peu à peu Paule. Ayant vécu la même situation, elle lui confie

qu’ « on ne peut vivre toujours avec les morts […]. […] rien ne sert de s’accuser, vous

n’avez rien trahi »299

.

Nous voulons conclure cette réflexion par un extrait du Café de l’Excelsior qui trahit

toute l’ambiguïté de la mémoire et de l’oubli :

« Les visages et les gestes que nous traquons dans l’ombre des puits de nos mémoires, les rires, les bouquets, les caresses, les silences boudeurs, les taloches aimantes, l’amour […] creusent notre souffrance autant qu’ils nous apaisent300

».

297 Philippe Claudel, AB., p. 69 298 Philippe Claudel, M.O.,p. 116 299 Ibid., p. 141 300 Philippe Claudel, C.E., p. 88 - 89

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4.2. L’ange abandonné, sauvé par l’amour de dieu

Dans la section précédente, nous avons parlé du côté soleil et du côté ombre de la

femme qui n’est plus. Cette partie se recoupe avec l’idée avancée dans le troisième chapitre

selon laquelle la mort est le « grain de sable » numéro un (cf. supra) dans l’œuvre de Claudel.

Ce deuxième sous-chapitre s’articule autour du deuxième grain de sable que nous avons

abordé dans le précédent chapitre, à savoir la perte de l’innocence enfantine. Nous parlerons

d’abord de l’ombre de l’enfant abandonné par ses parents et ensuite du soleil que lui apporte

son tuteur. Par la même occasion, nous approfondirons le thème de l’enfant et terminerons en

disant un mot sur la vérité et le mensonge, vu la pertinence de ces deux notions dans le

présent contexte.

Comme le titre de la présente partie le laisse sous-entendre, les enfants innocents dans

l’œuvre de Claudel évoluent toujours dans un milieu qui ne leur correspond pas. Leur monde

intérieur est à des lieues de la réalité extérieure, dont la laideur est diamétralement opposée à

leur candeur. Dans J’abandonne, la petite fille par exemple est un véritable petit rayon de

soleil qui brille dans un monde plongé dans les ténèbres.

Dans cette partie, nous nous baserons essentiellement sur le Café de l’Excelsior et sur

Barrio Flores, puisque ce sont les œuvres qui insistent le plus sur la relation entre « l’ange »

et le « dieu ». Nous reviendrons sur cette terminologie religieuse pour l’expliciter et

l’argumenter. Tout comme nous l’avons fait pour la femme, nous visons à exposer le rapport

entre l’enfant, son tuteur et la religion.

4.2.1. L’ange abandonné

Les conditions pénibles dans lesquelles les enfants vivent dans l’œuvre de Claudel

constituent un sujet récurrent. Cette problématique s’inscrit dans la dualité entre l’ombre et le

soleil qui est au rendez-vous de tous ses romans. Si l’enfant symbolise l’innocence, il faut

qu’elle soit compensée par l’ombre du monde des adultes. Nous observons donc qu’au

premier abord, les enfants sont prédestinés à la misère par les adultes. Examinons à titre

d’illustration le sort des enfants dans le Café de l’Excelsior et Barrio Flores.

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Dans ce premier récit, l’enfant est orphelin. Il décrit ses parents comme « deux couillons qui

[l’]avaient infligé le jour dans un moment de dramatique égarement avant, quatre années plus

tard, de se donner la mort dans un sordide garni d’une banlieue de Bruxelles »301

Dans Barrio Flores, l’enfant a pris conscience de la cruauté de l’homme, le jour où il a

découvert le corps sans vie de sa mère :

.

« Le bruit de la pluie qui tombait chaque nuit me rappelait la mort de ma mère. Je m’endormais en voyant son visage et ses yeux, en me souvenant de ses cheveux qui flottaient dans la rivière du caniveau entremêlés aux ruisselets de sang, après qu’un client saoul lui avait ouvert le ventre de son poignard.[…] Je frottais alors mon front sur une poubelle, tendais la main aux passants sans trop y croire, pensais au corps de ma mère morte, ramenée dans son lit et que j’avais veillée une semaine, puis abandonnée en fermant doucement la porte302

».

Ces deux expériences traumatiques projettent donc l’ange dans l’ombre. Dans la prochaine

section, nous verrons comment toutefois l’amour du « dieu » lui permettra de sortir de cette

ornière.

4.2.2. L’amour des « dieux »

Nous venons de voir que le soleil inhérent à l’enfant est éclipsé par les adultes. Or, les

adultes peuvent aussi sortir l’enfant de l’ombre. C’est par exemple le cas des tuteurs dans le

Café de l’Excelsior et Barrio Flores. Nous les avons taxés de « dieux », car en sauvant

l’enfant, ils lui redonnent de l’espoir, tout comme la religion peut être porteuse d’espoir

quand tout va mal. Dans Barrio Flores, l’enfant est recueilli par Pepe Andillano qui lui

épargne ainsi une vie de mendicité :

« Pepe Andillano m’avait trouvé comme un petit chien dans la rue. […] Viens donc avec le vieux Pepe, viens donc manger une soupe, et me dire, me dire ce qui rend si graves des yeux de huit ans… comment t’appelles-tu ?303

».

Mais nous avons aussi d’autres raisons de recourir à cette terminologie religieuse. Le « dieu »

ne se contente pas de sauver l’enfant. Il lui offre aussi protection, sécurité et bonheur. Le

tuteur a donc le même caractère réconfortant qu’un dieu. Cet extrait du Café de

l’Excelsior illustre bien ces propos :

301 Philippe Claudel, C.E., p. 31 302 Philippe Claudel, B.F., p. 17 303 Ibid., p. 17 - 18

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«[…] et quand je posais ma petite tête de moineau contre la grosse chemise de laine, et sentais tout à la fois le parfum de bois brûlé, le souffle de vin, le soulèvement mesuré de la poitrine, j’embarquais pour un voyage dans une géographie chaleureuse, sans crainte ni redoute, au terme duquel, moi-même cédant au bon sommeil, je retrouvais la tiédeur tendre, enserrante et confuse, du réconfort premier304

».

Et enfin on peut taxer le tuteur de « dieu », en ce sens qu’il transmet une vraie philosophie de

vie à l’enfant. Il l’arme contre la vie. Il est aussi quelque part « omniscient » en raison de tout

ce qu’il a déjà vécu dans sa vie.

Si dans le Café de l’Excelsior, le grand-père dit à son petit-fils : « Va donc petit, je te

pardonne, mange la vie car c’est du sucre à ton âge »305, c’est parce qu’il sait que plus on

progresse dans la vie, plus elle est ardue. Il essaie aussi de lui transmettre de l’amour-propre

en relativisant de façon ludique la hiérarchie sociale. En parlant des ingénieurs qui ne lui

rendent jamais un bonjour, il dit à l’enfant : « T’en fais pas, petit, eux aussi ils vont aux

cabinets »306. Toutefois, la vérité la plus importante, nous la trouvons à la fin du récit, quand

l’enfant est devenu adulte et que le grand-père est déjà mort. Le protagoniste revient au

village qui l’a vu grandir et se repasse le film de son enfance. Assis sur un banc, il rencontre

un vieillard dont « le visage [est] mangé de nuit »307. Il s’agit donc clairement d’une vision

de son grand-père. Cet homme lui dit : « Ça va être une belle journée !308

Nous retrouvons ce même message dans Barrio Flores où Pepe Andillano confie à sa « petite

musique »

». L’essentiel que

l’enfant a retenu de la philosophie de son grand-père est donc d’entrevoir le soleil à travers

l’ombre, de se dire que chaque jour peut être « une belle journée ».

309 que « la laideur peut donner de belles choses »310

.

Comme nous le disions, les tuteurs des enfants ont connu une vie pleine de

souffrances. Dans le cas du grand-père du Café de l’Excelsior, nous constatons que le

premier « grain de sable » que nous avons commenté, à savoir la mort de la bien-aimée,

réapparaît dans un récit qui s’articule autour le deuxième « grain de sable », qui est la perte

de l’innocence enfantine. En effet, la « peine jamais surmontée »311

304 Philippe Claudel, C.E., p. 45

qui marque le grand-père

est celle de la perte de son épouse. Malgré le fait qu’il soit un soleil pour l’enfant, il porte

305 Ibid., p. 12 306 Ibid., p. 22 307 Ibid., p. 89 308 Ibid. 309 Philippe Claudel, B.F., p. 83 310 Ibid. 311 Philippe Claudel, C.E., p. 17

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aussi en lui une ombre. Dans cette optique, nous constatons que les rôles sont inversés et que

l’enfant est un soleil pour le tuteur. Cette perspective explique aussi pourquoi nous avons

utilisé le terme « ange » pour parler des enfants, car « dans la tradition chrétienne, les anges

sont souvent représentés sous des traits d’enfants, en signe d’innocence et de pureté »312.

Dans le Café de l’Excelsior, le grand-père dit même explicitement que son petit-fils est

« notre ange qui rachète tous nos vices »313

À ce stade, il serait peut-être intéressant de nous attarder un instant sur le thème de

l’enfant dans l’œuvre de Claudel. Le lecteur attentif remarque d’emblée que l’enfant tient le

rôle du soleil. Pensons au protagoniste de J’abandonne qui tend le visage de sa petite fille

« comme un astre devant tout ce qu’[il] voyai[t] »

. De la même façon que le tuteur est un dieu pour

l’enfant, ce dernier est un ange pour son tuteur.

314

Nous voudrions avant tout préciser que le rôle de la petite fille dans ce roman est

ambigu. Il est à la fois soleil et ombre, puisque la petite fille, qui est en réalité une poupée,

renvoie à la fois à l’espoir et à la folie de M. Linh.

. Il nous paraît logique que La Petite

Fille de Monsieur Linh illustre le mieux ce rôle positif de l’enfant. Nous nous baserons donc

sur cette œuvre pour approfondir le sujet.

Dans l’extrait ci-après, M. Linh découvre son fils, sa belle-fille et leur petite fille morts dans

une rizière :

« Le vieil homme a couru. Il est arrivé essoufflé près de la rizière. Ce n’était plus qu’un trou immense et clapotant, […]. Il y avait aussi le corps de son fils, celui de sa femme, et plus loin la petite, les yeux grand ouverts, emmaillotée, indemne, et à côté de la petite une poupée, sa poupée, aussi grosse qu’elle, à laquelle un éclat de la bombe avait arraché la tête315

».

À la vue des siens gisant dans la rizière, Monsieur Linh perd la tête. Cette folie instantanée

peut être lue comme un réflexe d’autodéfense. En croyant que c’est la poupée qui a été

décapitée au lieu de sa petite-fille, il lui reste une petite lueur d’espoir, une raison pour

s’accrocher à la vie. Dans cette optique, tout le récit est donc un mensonge, ce qui renforce le

côté ombre de l’histoire. Mais comme à ce stade, le lecteur ignore encore la vérité, il est clair

qu’à la lecture de ce passage, il verra dans la petite fille indemne le soleil.

312 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 405 313 Philippe Claudel, C.E., p. 30 314 Philippe Claudel, AB., p. 26 315 Philippe Claude, P.F., p. 12 - 13

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Nous épinglerons deux éléments qui font que l’enfant, dans l’œuvre de Claudel, a la

part du soleil. Comme nous l’avons dit, nous recourrons à La Petite Fille de Monsieur Linh

pour illustrer nos propos. Nous devons toutefois préciser que l’enfant dans Les Âmes Grises

constitue une exception à la règle, en ce sens qu’il est le seul à être « négatif ». C’est vrai que

ce nouveau-né, qui est le fils du protagoniste et de sa femme Clémence, morte en couche,

n’inspire aucun espoir. Au contraire, il est présenté comme un « petit assassin sans conscience

et sans remords »316

Tout d’abord, nous voulons mettre en évidence les caractéristiques prototypiques d’un

enfant, à savoir, l’innocence et la pureté. C’est pourquoi dans l’œuvre de Claudel, les petites

filles sont, tout comme les femmes, symbolisées par les fleurs. Nous référons encore une fois

à Belle-de-jour des Âmes Grises qui a reçu le nom d’une fleur. Le symbole de la fleur dans le

cas d’un enfant est surtout significatif parce qu’il évoque la floraison qui est « le retour au

centre, à l’unité, à l’état primordial »

.

317

. La floraison de la fleur nous permet donc de

considérer l’enfance comme un « état primordial » non corrompu par l’ombre, dans lequel

l’enfant est encore pur et innocent. Voici, à titre d’illustration, un extrait de La Petite fille de

Monsieur Linh :

« […] la petite a bien vite un visage d’un beau rose tendre qui rappelle les boutons de nénuphars, ceux qui éclosent au tout début du printemps dans les mares 318

».

Nous observons que l’usage du verbe « éclore » évoque la pureté, d’autant plus qu’il est suivi

de « au tout début du printemps », qui marque un nouveau début. Il s’applique donc

parfaitement à l’enfant sur qui repose l’avenir du monde, « la perpétuation de la race »319

.

L’enfant représente le nouveau début, qui a le pouvoir d’être différent, d’être le soleil au lieu

de perpétuer l’ombre. L’enfant symbolise ainsi le progrès et la promesse d’un changement

dans le sens positif. Tel est aussi le message que véhicule la chanson que Monsieur Linh

chante à sa petite fille et qui lui est destinée :

« Toujours il y a le matin Toujours revient la lumière

Toujours il y a un lendemain Un jour c’est toi qui seras mère320

. »

316 Philippe Claudel, A.G., p. 281 317 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 447 318 Philippe Claudel, P.F., p. 20 319 Philippe Claudel, A.G., p. 281 320 Philippe Claudel, P.F., p. 34

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Pour Monsieur Linh, les mots de la chanson sont « un baume qui adoucit ses lèvres, ainsi que

son âme »321

Nous pouvons donc en déduire que, dans l’œuvre de Claudel, l’enfant a pour premier rôle de

symboliser l’espoir, c’est-à-dire le soleil qui brille dans les ténèbres.

. Le message d’espoir de la chanson apaise l’âme du vieil homme.

4.2.3. Les notions de vérité et de mensonge

Dans le sous-chapitre que nous avons consacré au décès de l’être cher, nous avons vu

que la mémoire et l’oubli sont des thèmes étroitement liés au sujet. Dans le présent sous-

chapitre, ce sont les thèmes de la vérité et du mensonge qui sont liés aux sujets principaux du

dieu et de l’ange. En effet, les notions de vérité et de mensonge sont certainement pertinentes

lorsque l’on considère le deuxième « grain de sable ». Toutefois, ces deux thèmes ne sont pas

uniquement présents dans les récits qui parlent de la perte de l’innocence enfantine. Nous les

retrouvons aussi dans Quelques-uns des cent regrets où ils sont même plus élaborés. D’où

notre choix de nous concentrer sur cette œuvre, tout en allant feuilleter dans Le Café de

l’Excelsior et Barrio Flores qui traitent, eux aussi, de ce sujet.

Dans ces deux récits, le mensonge a des connotations positives et la vérité, une consonance

négative. De prime abord, cela peut paraître étrange. Toutefois, si l’on considère que, dans

l’œuvre de Claudel, la réalité opère surtout comme une ombre, il est logique sa

transformation intentionnelle opère comme un soleil. Le mensonge est donc une stratégie

artificielle visant à repousser l’ombre pour laisser percer le soleil. Comme nous l’avons déjà

dit, le grand-père du Café de l’Excelsior ment à son petit-fils au sujet de ses parents. Au lieu

d’avouer qu’ils l’ont abandonné en se suicidant, il affabule afin de « les rendre aussi grands

et respectables que les meilleurs des parents »322

Le mensonge, né de la fantaisie, est aussi une forme d’escapisme. Dans ce cas, le

mensonge ne vise pas à trahir la vérité, mais à inventer une nouvelle réalité, basée sur la

fantaisie. Regardons d’abord cet extrait qui illustre ce type de mensonge :

. Ce faisant, il agit en « vigie chaleureuse qui

veillait sur [la] jeune vie [de son petit-fils] pour éloigner d’elle tous les assauts du mal ». Le

grand-père cache donc à son petit-fils une vérité qui risquerait de lui faire perdre son

innocence. En effet, en découvrant la vérité, l’enfant serait confronté à l’ombre, inhérente à

l’existence.

« […] Pepe avait ménagé une sorte de petite fenêtre où l’on pouvait apercevoir les grues du port et les proues de cargos.

321 Ibid., p. 35 322 Philippe Claudel, C.E., p. 30

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‘Dis Pepe, quand est-ce qu’on partira […] pour faire le tour du monde ?’ demandais-je sans cesse en écoutant les sirènes et le chant des oiseaux. ‘Pas le tour du monde, Petite musique […] on fera juste une bordée, le temps de dormir une nuit ou deux sur le pont du plus grand des paquebots, l’un contre l’autre, et que tu puisses voir les poissons d’argent voler au-dessus de nos têtes et te jeter un peu d’eau pleine de sel, et au matin ce sera l’Amérique, New York ou Babylone, en tout cas un pays formidable où les bons joueurs de billard sont nommés Généraux et où les jambes mortes peuvent ressusciter’323

».

Dans ce passage, Pepe Andillano rêve tout haut. Son plan pour échapper au quartier où ils

vivent dans la misère est de la pure affabulation. On pourrait argumenter que la fantaisie

n’est pas un mensonge. C’est vrai, mais dans le cas de Barrio Flores, le tuteur, Pepe

Andillano, la présente comme si c’était une réalité à un enfant, qui contrairement à lui, ne fait

pas de distinction entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité. Dans cette

optique, il s’agit bel et bien d’un mensonge, puisqu’il induit en erreur un enfant qui croit que

le monde inventé de toutes pièces par son tuteur, est un monde possible et donc réel.

Bien que le roman Quelques-uns des cent regrets ne traite pas spécifiquement de la

perte de l’innocence enfantine, ce thème y est présent à l’état latent. En se repassant le film

de sa jeunesse, le protagoniste renoue avec son enfance et se souvient du jour où il a perdu

son innocence suite à la découverte d’un mensonge. En effet, lorsqu’il a découvert que sa

mère lui avait caché la vérité sur son père, il a basculé dans la zone ombre : « L’agneau

devint le loup. Je voulais lui faire mal. Je voulais lui redonner tout ce mal que j’avais ressenti

soudain, en tenant dans mes mains l’image grotesque, en sentant sous mes doigts s’évanouir

une vérité profonde dans laquelle j’avais vécu324

». L’opposition entre la vérité et le

mensonge fait abstraction d’une étape intermédiaire qui est l’ignorance. Le protagoniste

découvre enfin que son père n’est pas cet aviateur de qui il a une photo, mais il ignore

toujours qui est son vrai père :

« Quelle peste avait frappé celle qui me donnait la main […] ? Les années ne me donnèrent pas la réponse, mais me firent en deviner une qui me décida à fuir. Et depuis, dans mon absence, je n’ai eu de cesse de la tourner et de la retourner, cette raison, comme un éclat de verre au creux de ma main, en regardant le sang qui s’épanchait ainsi de mes blessures325

».

323 Philippe Claudel, B.F., p. 22 324 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 145 325 Ibid., p. 64

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Lorsqu’il retourne au village de son enfance, il est à nouveau confronté à la question de

l’identité de son père. Cependant, il n’est pas sûr de vouloir la connaître : « Qui était mon

père ? Voulais-je vraiment le savoir ? La découverte n’aurait-elle pas été pire que

l’ignorance326

À l’époque où le protagoniste croyait encore au mensonge raconté par sa mère, il était

heureux. Le mensonge avait alors un effet positif. D’où sa crainte de la vérité. Bien qu’ayant

devant lui « les pièces d’une énigme et la solution de [son] mystère »

? ».

327

, il préfère finalement

l’ignorance à l’ombre de la vérité.

4.3. La solitude brisée par la présence de « l’autre »

Une dernière ombre dominante dans l’œuvre de Claudel est la solitude qui, comme

nous le verrons, est étroitement liée à l’aliénation. Le soleil qui s’oppose à la solitude est la

présence de « l’autre » qui, à son tour, est liée à l’amitié. Dans ce qui suit, nous exposerons

donc l’opposition entre, d’une part, la solitude et l’aliénation et, d’autre part, la présence de

l’autre et l’amitié.

4.3.1. La solitude et l’aliénation

En observant les personnages dans l’œuvre de Claudel, nous constatons que nombre

d’entre eux partagent cette ombre qu’est la solitude mentale. Nous insistons sur l’adjectif

« mental » parce que leur solitude s’applique beaucoup moins à leurs activités sociales qu’à

leur vie psychique. En effet, certains personnages sont seuls, malgré le fait qu’ils

entretiennent des contacts réguliers avec d’autres personnes. Nous pouvons établir un rapport

avec l’idée, défendue dans le chapitre précédent, selon laquelle, dans l’œuvre de Claudel, la

vie est un théâtre. À ce sujet, nous avons expliqué que l’abîme entre la vie quotidienne et la

souffrance contraint les personnages à se composer un visage. Autrement dit, pour pouvoir

fonctionner dans la société sans se faire remarquer, il faut jouer la comédie. Toutefois, dans

leur for intérieur, les personnages restent seuls face à leur ombre. C’est pourquoi nous parlons

de solitude mentale. Il faut cependant savoir que cette solitude mentale peut se refléter dans

d’autres formes de solitude. Il s’agit alors d’une stratégie narrative de Claudel. Par exemple,

lorsque le protagoniste de Meuse l’oubli arrive seul à Feil, il ne connaît personne et n’a de

contact avec personne. Par le biais de cette solitude « physique », Claudel renforce la solitude

326 Ibid., p. 148 327 Ibid., p. 166

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mentale qui est dominante. Nous voyons qu’au fil du récit, la solitude physique du

protagoniste disparaît, tandis que sa solitude mentale demeure. Dans ce qui suit, nous

commenterons différentes formes de solitude qui, à première vue, ne sont pas mentales, mais

la symbolisent bien.

Tout comme dans Meuse l’oubli, la solitude mentale de Monsieur Linh dans La Petite

Fille et de Destinat dans Les Âmes Grises s’extériorise par une solitude physique. Monsieur

Linh arrive dans un pays où « rien ne ressemble à ce qu’il connaît. C’est comme de venir au

monde une seconde fois »328. Il se cloître dans son dortoir, parce qu’« il a peur de sortir,

d’aller dans cette ville inconnue, dans un pays inconnu, peur de croiser des hommes et des

femmes dont il ne connaît pas les visages et ne comprend pas la langue »329

Il en va de même du procureur Destinat dans Les Âmes Grises. Dans son cas, il ne

s’agit pourtant pas d’une solitude due à un déracinement. Le procureur Destinat est l’artisan

de sa propre solitude. Contrairement à Monsieur Linh, il connaît les gens qu’il croise dans la

rue et il parle leur langue. Sa solitude résulte d’un choix personnel : « Plus tard son veuvage

acheva de le casser. Il l’éloigna aussi. Du monde. De nous autres. […] Il avait tourné le dos à

tous

. Depuis qu’il a

perdu les siens, Monsieur Linh n’a plus rien. En quittant son pays, il a rompu avec tout ce qui

lui était familier. La solitude mentale qui en découle, est exacerbée par une solitude physique.

330 ». Le narrateur explique que Destinat vivait « enfermé, comme invisible, dans un

retrait du monde »331

Quant à la solitude du protagoniste de J’abandonne, elle est due à son dégoût de la

société dans laquelle il vit. Continuer à vivre le quotidien, sans sa bien-aimée, est un véritable

calvaire pour lui. Tout ce qu’il observe autour de lui, lui « donne le sentiment d’être un

étranger, un homme qui ne reconnaît plus les routes, les chemins où ses semblables chaque

jour se pressent. [Il] croi[t] qu’[il] ne veu[t] plus les suivre »

.

332

. Il a l’impression de ne pas

appartenir à ce monde qu’il décrit, d’être seul. D’où son envie de se suicider.

Comme nous l’avons déjà expliqué, la solitude physique des personnages symbolise

leur souffrance. La perte de la femme aimée, voire de la famille dans le cas de Monsieur Linh,

328 Philippe Claudel, P.F., p. 21 329 Ibid., p. 17 330 Philippe Claudel, A.G., p. 35 - 37 331 Ibid., p. 42 332 Philippe Claudel, AB., p. 13

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enlève tout sens à leur existence. N’ayant plus aucune raison de vivre, leur vie se réduit à la

solitude de leur propre existence, en l’absence de tout intervenant.

Une autre cause de solitude est l’aliénation. Par rapport à la souffrance, la vie

quotidienne paraît être d’une banalité effarante. La souffrance crée une distance entre la

propre existence et le monde extérieur. C’est pourquoi de nombreux personnages ont

l’impression de ne plus appartenir à ce monde, ce qui engendre un sentiment de solitude.

Nous remarquons que l’aliénation et la solitude forment un cercle vicieux : l’aliénation

engendre un sentiment de solitude et cette solitude renforce le sentiment d’aliénation.

Le protagoniste de Meuse l’oubli a la nostalgie de ces nuits chaudes qu’ils a passées dans les

bras de sa bien-aimée et qui appartiennent à tout jamais à « un monde qui n’était plus le

[s]ien, pour des heures qui ne [l’]atteignaient plus »333

Dans J’abandonne, le protagoniste est parfaitement conscient de son aliénation : « Depuis

quelque temps, je ne vois pas les mêmes choses que les autres, je ne les lis pas de la même

façon. L’affiche m’a fait comprendre que ce monde n’est plus le mien, que je n’y ai plus de

place

.

334

Le procureur Destinat est, lui aussi, aliéné du monde. Il ne répond par exemple plus aux

villageois qui le saluent. Le narrateur estime qu’il ne le fait pas par mépris, mais par

« détachement »

».

335. Après la mort de Lysia Verhareine, le procureur s’est en effet détaché du

monde et s’est enfermé dans sa tristesse. Plus le temps passe, plus ce détachement devient

grand. Il va même jusqu’à déteindre sur son métier, qu’il a pourtant toujours exercé comme

« une horloge mécanique qui jamais ne s’émeut ni ne tombe en panne »336. En revivant la

mort d’un être cher, la souffrance s’intensifie et l’aliénation devient plus manifeste : « Le

mieux serait de dire que parfois, alors qu’il traçait les faits, tirait les conclusions, il lui arrivait

de freiner son débit, de regarder dans le vague, et de s’arrêter de parler. Comme s’il n’était

plus là, dans son perchoir du palais, comme s’il était ailleurs. Comme s’il

s’absentait337

». Dans ces moments-là, le procureur se retire inconsciemment du monde et se

perd dans son propre monde, qui est celui de la tristesse.

4.3.2. L’autre et l’amitié

333 Philippe Claudel, M.O., p. 19 334 Philippe Claudel, AB., p. 16 - 17 335 Philippe Claudel, A.G., p. 13 336 Ibid., p. 12 337 Ibid., p. 107

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Dans la présente section, nous parlerons de « l’autre » et de l’amitié qui compensent la

solitude et l’aliénation. Les romans Meuse l’oubli, J’abandonne et La Petite Fille nous

serviront d’exemples. Nous pourrions en citer d’autres pour illustrer ce thème, mais nous

préférons nous en tenir à celles qui traitent de l’opposition entre la solitude et l’autre. Cela ne

signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’autres récits dans lesquels « l’autre » joue un rôle

important. Dans Quelques-uns des cent regrets par exemple, ce rôle de l’autre est tenu par le

curé et Jos Sanglard, mais comme ce roman ne s’articule pas vraiment autour de la solitude,

nous préférons ne pas y référer dans le présent contexte.

Nous venons d’expliquer que la solitude est une ombre omniprésente dans l’œuvre de

Claudel. Nous avons aussi fait une distinction entre la solitude mentale et la solitude

physique, la première étant engendrée par une souffrance personnelle et la seconde, par un

manque de contacts qui ne fait qu’exacerber la solitude mentale. Cette distinction nous permet

de discerner ici les thèmes de l’autre et de l’amitié. En effet, « l’autre » est une notion qui

s’applique uniquement à la solitude mentale, tandis que l’amitié peut fonctionner aussi bien

dans le cas d’une solitude mentale que d’une solitude physique. Précisons d’abord ce que

nous entendons par « l’autre ». Dans l’œuvre de Claudel, nous distinguons deux types

d’ « autres », qui sont corrélatifs. Les deux autres partagent la caractéristique d’être nous-

mêmes, mais avec une « dimension supplémentaire »338

. L’autre du premier type est celui qui

demande de l’attention ou de l’aide. Claudel nous confie qu’il a toujours été fasciné par

l’autre :

« Fasciné, intrigué, parfois terrifié, souvent bouleversé, ému. […] Que faisons-nous pour cet autre ? Que faisons-nous lorsqu’il souffre, lorsqu’il est différent, lorsque la maladie l’isole, l’amoindrit, le fragilise, l’encercle et l’éloigne peu à peu339

».

M. Linh est un exemple typique de cet « autre ». Marianne Payot affirme que « M. Linh est

‘l’autre parfait’. Vieil homme fatigué, le voilà, au terme d’une traversée éprouvante, débarqué

dans un port occidental. […] Mais c’est un froid glacial qui accueille l’exilé […] Le froid

donc, et l’indifférence »340

À cet « autre » s’oppose un « autre » complémentaire, qui donne cette attention ou cette aide.

Nous nous intéresserons surtout à ce dernier et c’est dans cette perspective que nous

considérerons la notion de l’« autre ».

.

338 Citation en provenance du site Internet http://www.ela-asso.com 339 Ibid. 340 Marianne Payot, “Les âmes seules”, L’Express, 29 août 2005

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Dans Les Petites Mécaniques figure un récit qui s’intitule L’autre et nous apprend ce

que Claudel comprend par cette notion. L’autre est l’histoire d’un homme qui, obsédé par

Rimbaud, abandonne femme et enfants pour partir sur les traces du poète. Chemin faisant, il

« avait senti à ses côtés comme l’ombre d’un frère invisible, et qui semblait lui tenir la main,

et plus encore lui ouvrir la voie »341, comme un « supplément d’âme et de conscience »342

.

Voilà comment il faut comprendre le rôle de l’autre dans l’œuvre de Claudel. L’autre est là

pour guider celui qui avance dans les ténèbres et l’aider à y voir clair. La solitude mentale

implique que le personnage est seul face à son ombre. L’autre aide à dissiper cette ombre et

tient donc le rôle du soleil.

Dans son mémoire, Annelies Verbruggen pose que « Dans l’œuvre romanesque de

Claudel, le ‘rôle’ de l’autre est essentiellement interprété par des personnages féminins »343

.

Nous ne pouvons cependant pas souscrire à ces propos. Selon nous, « l’autre » a avant tout

une fonction de repère qui peut être tout aussi bien exercée par un homme que par une femme.

Que ce rôle ne soit pas l’apanage de la femme est d’autant plus vrai que, dans l’œuvre

romanesque de Claudel, la femme, symbolisée par la fleur, est un principe passif (cf. supra).

Les femmes « actives », c’est-à-dire celles qui balisent intentionnellement le chemin du

protagoniste, relèvent à notre avis plus de l’exception que de la règle.

Dans Meuse l’oubli, les « autres » sont incarnés par Maltoorp, Pergus et Madame

Outsander. Chacun de ces trois personnages guide un autre aspect de la quête du protagoniste.

La lutte émotionnelle du protagoniste se résume à trois grandes problématiques qui

correspondent chacune à un « autre » spécifique. Ainsi, Pergus fait prendre conscience au

protagoniste que tout un chacun cache « des choses pas très jolies »344

. Il lui raconte sa propre

histoire, sans trop savoir pourquoi :

« Je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte ça, je ne l’ai jamais dit à personne, peut-être pour vous faire comprendre que moi aussi j’ai une histoire, qu’on a tous une histoire […]. Il faut bien s’arranger pour vivre dans le système solaire345

».

341 Philippe Claudel, P.M., p. 93 342 Ibid., p. 109 343 Annelies Verbruggen, op.cit., p. 53 344 Philippe Claudel, M.O., p. 109 345 Ibid., p. 111

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Grâce aux paroles de Pergus, le protagoniste se rend compte que cela ne sert à rien de

s’apitoyer sur son propre sort. Pergus relativise la douleur du protagoniste. Cette

relativisation est une fonction clé de l’autre : « Parfois de grands malheurs sont ramenés par

nos semblables à des proportions raisonnables, et les autres ne nous aident jamais tant que

lorsqu’ils dégonflent comme des vessies de poisson, nos forts élans de désespoir346

Le fossoyeur Maltoorp pénètre à son tour dans la psyché du protagoniste : « […] je sentais

que le fossoyeur me regardait en coin, vivement, jusqu’au fond de moi-même

».

347 ». Maltoorp

confronte le protagoniste au fait qu’il fuit sa douleur. En se réfugiant à Feil, il se leurre. Il

croit qu’en quittant le lieu où il vivait avec Paule, il y abandonne une partie de sa douleur. Il

voulait « mettre un labyrinthe définitif entre la Terre de la vie de Paule, et le monde où il [lui]

faudrait durer sans elle »348. Maltoorp confronte le protagoniste au caractère mensonger de

cette réaction : « On a tous nos soucis, vous n’êtes pas ici pour le climat, ni pour les fosses.

Pourtant, vous savez, même si c’est très à l’écart ici, tout finit par arriver ou par nous

rattraper […]349

Mme Outsander, un personnage s’inspirant de la grand-mère de Claudel

». Ce leurre aide cependant le protagoniste à mieux accepter son sort. 350

, fait comprendre

à son locataire que l’oubli n’est pas une trahison :

« ‘On ne peut vivre toujours avec les morts’ m’a dit madame Outsander, qui a deviné sur mon visage et dans mes gestes tout ce que jamais je n’ai osé lui dire. ‘Ou alors, il faut tout de suite faire son choix ! Mais si l’on continue, rien ne sert de s’accuser, vous n’avez rien trahi’351

».

Elle dirige ainsi le regard de son locataire vers l’avenir. En outre, elle le présente à sa « petite

nièce »352

L’amitié est aussi au rendez-vous dans Meuse l’oubli. Les clients du café l’Ancre se

lient d’amitié avec le protagoniste, soulageant ainsi à sa solitude physique.

Reine, qui porte en elle la promesse d’un nouvel amour, d’un nouvel avenir.

Dans J’abandonne, le seul « autre » est une femme. Il s’agit de la femme dans le

confessionnal qui vient de perdre sa fille dans un accident. Elle est « l’exception à la règle »

dans le monde romanesque de Claudel. Si nous avons considéré la femme comme un

« autre » moins prototypique, c’est en raison de sa passivité. Or, dans J’abandonne, nous

346 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 36 347 Philippe Claudel, M.O., p. 73 348 Ibid., p. 24 349 Ibid., p. 106 350 Philippe Claudel, A.M.F., p. 30 351 Philippe Claudel, M.O., p. 141 352 Ibid., p. 113

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constatons que cette passivité ne l’empêche pas de jouer le rôle de l’ « autre ». En fait, elle le

joue « malgré elle », en lui tendant un miroir qui lui fait prendre conscience de l’erreur qu’il

commettrait en se suicidant. Elle le fait sans prononcer le moindre mot, à part le nom de sa

fille. À ce sujet, nous renvoyons au premier chapitre dans lequel nous avons parlé de la

communication non verbale dans cette œuvre. La femme apporte une compréhension

fondamentale au protagoniste sans avoir recours aux mots et sans en être consciente. Un bel

exemple de passivité efficace.

La Petite Fille s’articule aussi autour de l’amitié. Cela n’a rien d’étonnant, si l’on

considère que le récit met surtout l’accent sur la solitude physique. En effet, nous avons mis

l’amitié en rapport avec la solitude à la fois physique et mentale, ce qui n’est pas possible

pour « l’autre » qui, dans l’univers romanesque de Claudel, s’applique essentiellement à la

solitude mentale. Vu le point de départ, à savoir la rupture spatiale, la solitude physique est

une ombre très présente dans le récit. Nous avons déjà illustré ce thème précédemment. Le

soleil qui vient compenser l’ombre est l’amitié, un thème incarné par le personnage de M.

Bark. M. Bark n’est certainement pas un « autre » tel que nous l’entendons, puisqu’il

n’apporte aucune compréhension profonde à son ami M. Linh. M. Bark n’est pas un

« supplément d’âme et de conscience »353

, mais une âme semblable. Les deux amis ont un tas

de points communs, ce qui favorise l’amitié. Pour pouvoir assumer le rôle de « l’autre », il

faut avoir une intelligence supérieure à celle de la personne qu’on assiste. C’est le cas dans

l’œuvre romanesque de Claudel, où il existe toujours une hiérarchie entre « l’autre » qui

demande à être guidé et celui qui guide. Or, dans La Petite Fille cette subordination est

absente. M. Linh et M. Bark sont deux compagnons d’infortune qui rompent leur solitude

physique mutuelle et introduisent ainsi à nouveau un peu de soleil dans leurs vies.

4.4. Le décor symbolique

Contrairement aux trois sous-chapitres précédents, cette dernière section ne vise à

mettre en évidence aucune dualité thématique, aucune opposition entre le soleil et l’ombre. Il

est consacré au décor symbolique, un thème qui, selon nous, mérite d’être abordé dans le

présent contexte. En effet, dans l’univers romanesque de Claudel, la dénomination générale de

« décor symbolique » se réfère plus particulièrement aux thèmes de l’eau et de l’espace. Nous

353 Philippe Claudel, P.M., p. 93

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constatons que, dans l’œuvre de Claudel, aussi bien l’eau que l’espace reflètent les états

d’âme des protagonistes, qui s’extirpent progressivement de la zone ombre pour redécouvrir

le soleil. Durand pose que « l’espace représentatif apparaît avec la fonction symbolique »354

L’espace et l’eau sont dans un rapport d’inclusion, puisque l’eau fait partie de

l’espace. Par conséquent, nous parlerons d’abord de l’espace en général et préciserons ensuite

le rôle spécifique de l’eau.

.

De ce fait, le décor symbolique se rapporte indirectement à la dualité entre le soleil et

l’ombre.

4.4.1. Le reflet dans l’espace

Pour expliquer ce rôle de l’espace qui consiste à refléter les états d’âme des

personnages, nous nous baserons sur Meuse l’oubli et La Petite Fille, dans lesquels le thème

de l’espace symbolique est le plus élaboré et qui, de plus, partagent le même point de départ, à

savoir la rupture spatiale.

En effet, tant dans Meuse l’oubli que dans La Petite Fille, l’ombre de la mort, qui

implique une séparation brutale, se reflète dans une rupture spatiale.

Comme nous l’avons déjà expliqué, le protagoniste de Meuse l’oubli se leurre. Il croit

pouvoir oublier Paule en fuyant l’espace qu’il a partagé avec elle et en allant se réfugier à

Feil. Il s’arrête à Feil parce qu’ « il [lui] a semblé que c’était le premier lieu étranger à Paule.

Elle n’était nulle part, rien ne la faisait apparaître »355. Le rôle de l’espace dans ce processus

de deuil est double. Dans un premier temps, il reflète la distance physique qui, à son tour, est

le reflet de la distance mentale que le protagoniste doit instaurer entre Paule et lui. Il doit se

construire une vie sans elle, car si autrefois il vivait « dans l’incommensurable amour de

Paule, comme s’il s’était agi d’un pays », il erre aujourd’hui (c’est-à-dire au début du récit)

comme une âme en peine. Dans un deuxième temps, lorsque le protagoniste se fixe à Feil,

c’est la ville qui fera office de miroir : « […] la ville n’existe plus ; comment dire ? Elle a …

quitté le lieu. C’est comme si en regardant dehors, vous vous retrouviez au-dedans de vous-

même356

354 Gilbert Durand, op.cit., p. 442 - 443

». La ville fait effectivement écho à l’état d’âme du protagoniste. Feil est une ville

abandonnée où le temps s’est arrêté. Son aspect se recoupe entièrement avec l’humeur du

355 Philippe Claudel, M.O., p. 27 356 Ibid., p. 75

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protagoniste : « C’est en partie à son fantôme cocasse que je dois mon arrêt dans le

bourg.357

Cette ville inanimée trahit aussi la douleur du protagoniste. Comme nous le verrons dans la

partie consacrée au thème de l’eau, le courant du fleuve représente le processus de deuil. De

ce fait, la souffrance du protagoniste est, tout comme la Meuse, l’unique élément mobile :

« Vous savez, Feil est une triste ville maintenant. On dirait que seul le fleuve bouge encore un

peu ; pour le reste, nous sommes déjà aussi morts que nos maisons. Il n’y a plus de sang

ici…

».

358 ». La présence-absence de la guerre (cf. supra) dans l’univers romanesque de Claudel

a engendré dans Meuse l’oubli une sorte de « culte du mort »359

qui est fait pour plaire au

protagoniste. Lorsqu’il entre dans la maison de Madame Outsander, il remarque

immédiatement la photo de son mari, mort au front. La bataille des Ardennes et les traces

qu’elle a laissées crée un climat dont la morosité n’a rien à envier à celle du protagoniste.

« Il doit y avoir des milliers d’intérieurs comme le sien, dans la Flandre, la Thuringe ou l’Angoûmois, des milliers d’entrées pavées de reliques, des milliers d’émotions taries par les étés et fouillées de nouveau au long des hivers de sel, comme il y a des milliers de jeunes cadavres dans les boues de verdun et d’Argonne, et qui, sans mot dire mais les pupilles écarquillées, n’en finissent pas de mourir au creux profond des glaises 360

».

L’espace porte les cicatrices d’une guerre qui a fait des milliers de morts. La mort de Paule

est ainsi placée dans une plus vaste perspective, qui conforte le protagoniste dans sa

souffrance.

Toutefois, l’attention qu’il porte à l’aspect de ce village qui lui renvoie sa propre image, ne

l’empêche pas de porter également un regard critique sur sa propre attitude. La fonction

symbolique de l’espace est très subjective. Ce que le protagoniste pense découvrir dans

l’espace, n’est qu’une projection de ses propres réflexions. Le reflet que l’espace renvoie

n’est qu’un artefact de ce que l’on veut y trouver. Le protagoniste en est parfaitement

conscient : « Je n’ai finalement des lieux qu’une vue partiale. Ils me cèdent ce que j’aime y

trouver361

».

La rupture spatiale constitue aussi le point de départ de La Petite Fille. Sur un bateau,

M. Linh s’éloigne physiquement de sa famille et du bonheur qu’il a perdus : « […] il voit

357 Ibid., p. 31 358 Ibid., p. 46 359 Ibid., p. 28 360 Ibid. 361 Ibid, p. 64

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s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, tandis que dans ses bras l’enfant

dort. Le pays s’éloigne, devient infiniment petit et Monsieur Linh le regarde disparaître à

l’horizon362 ». Le bateau constitue une étape intermédiaire entre l’espace de son passé et

celui de sa vie future. Lorsqu’il descend du bateau, son voyage physique est accompli :

« Quitter le bateau, c’est quitter vraiment ce qui le rattache encore à sa terre363 ». Commence

alors un deuxième voyage dans un nouvel espace qu’il doit en quelque sorte « conquérir ».

Ce processus s’effectue avec l’aide de M. Bark, dont le nom n’est pas choisi de façon

arbitraire. Bark évoque le mot barque qui est « le symbole du voyage, d’une traversée

accomplie »364

Au tout début, M. Linh ne quitte pas le dortoir. Le premier endroit familier est le banc, ce

« morceau de bois flotté auquel il se serait accroché au beau milieu, d’un large torrent »

et rappelle donc le bateau du début du récit.

365

.

Ce banc constitue un endroit intermédiaire entre la sécurité du dortoir, qu’il partage avec ses

compagnons d’infortune, et les dangers de la ville. Le moment que M. Linh passe sur le banc

symbolise donc effectivement l’instant où il décide d’adopter sa nouvelle vie, son nouveau

pays et son nouvel ami.

4.4.2. Le miroir de l’eau

Tout lecteur attentif remarque immédiatement que l’eau constitue un thème récurrent

dans le monde romanesque de Claudel. Du Café de l’Excelsior aux Âmes Grises, en passant

par Quelques-uns des cent regrets, l’œuvre de Claudel est marquée par le thème de l’eau :

« L’eau, celle qui s’étend, s’allonge et couvre les prairies, gomme les reliefs, redessine les trajets, bouscule les existences, chamboule les décors et noie les regrets, les espérances, les certitudes366

».

Pour illustrer le thème de l’eau dans l’univers romanesque de Claudel, on pourrait citer

environ tous ses romans.

Notre choix se portera toutefois sur ses œuvres dans lesquelles l’eau constitue un thème

fondamental plutôt que secondaire, comme c’est le cas dans Meuse l’oubli et Quelques-uns

des cent regrets.

362 Philippe Claudel, P.F., p. 9 363 Ibid., p. 11 364 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 108 365 Philippe Claudel, P.F., p. 40 366 Fabrice Lanfranchi, “Le retour du fils blessé”, l’Humanité, 20 janvier 2000

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L’omniprésence de l’eau dans l’œuvre de Claudel s’inscrit dans la logique des choses

puisque l’eau est le symbole de la vie et que c’est précisément le côté ombre et le côté soleil

de cette vie qu’il explore. Si « l’eau symbolise la vie, que l’on découvre dans les ténèbres, et

qui régénère »367, ce n’est pas seulement parce qu’elle est source de vie, mais aussi parce que

« la rivière, le fleuve [et] la mer représent[e]nt le cours de l’existence humaine et les

fluctuations des désirs et des sentiments »368

. L’omniprésence de l’eau s’explique donc par la

thématique dominante de l’existence humaine.

Le titre de Meuse l’oubli annonce d’emblée le rapport entre l’eau et l’oubli qui est au

centre de ce roman. On retrouve ce même rapport dans La Petite Fille où Monsieur Linh rêve

d’une source magique :

« […] son eau a le pouvoir de donner l’oubli à celui qui la boit, l’oubli des mauvaises choses. […] sa mémoire devient légère : ne restent en elle que les jolis moments et les belles heures, tout ce qu’il y a de doux et d’heureux. Les autres souvenirs, ceux qui coupent, ceux qui blessent, ceux qui entaillent l’âme et la dévorent, tous ceux-là disparaissent, dilués dans l’eau comme une goutte d’encre dans l’océan369

».

Le lien que Claudel établit entre l’eau et l’oubli n’est pas du tout arbitraire. Dans la tradition

des symboles, l’eau est « l’élément de la régénération corporelle et spirituelle »370. De plus,

« l’eau efface l’histoire, car elle rétablit l’être dans un état nouveau »371

. Il est donc logique

qu’avec de telles vertus, l’eau joue un rôle fondamental dans Meuse l’oubli.

Au début, l’eau reflète la douleur intense du protagoniste. Sa fuite n’a en rien soulagé

sa souffrance. Au contraire, ce n’est qu’au moment où le protagoniste a choisi de s’arrêter à

Feil qu’elle s’est manifestée pleinement. La première fois que le protagoniste se promène le

long de la Meuse, il s’aperçoit de ce que « dans l’eau, les derniers pontons ont basculé à

demi ; les quais s’effritent. Des débris de cordage se dénouent et s’échevellent dans le

courant »372

367 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 379

. Il y voit les débris de sa propre vie se dénouant dans les eaux glauques de sa

souffrance. Le cours d’eau représente donc le processus de deuil et l’écroulement des

pontons et des quais, l’effondrement de sa propre vie. C’est sur cette image que s’engage le

processus de deuil.

368 Ibid., p. 381 369 Philippe Claudel, P.F., p. 127 370 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 374 371 Ibid., p. 377 372 Philippe Claudel, M.O., p. 33

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L’identification entre le protagoniste et la Meuse est à son paroxysme au moment où

il se baigne dans le fleuve dans l’espoir d’être « dégrisé de tous les mots entendus ces heures

et ces jours derniers »373. C’est vrai que l’eau « possède par elle-même une vertu

purificatrice »374, mais Claudel ne tombe pas dans le piège de la solution prévisible. On

aurait d’ailleurs du mal à croire qu’un rituel aussi simple puisse mettre un terme à un

processus aussi complexe que le deuil. Au lieu de purifier l’âme du protagoniste, l’eau se

montre tout au contraire hostile : « […] et il m’a semblé soudain me perdre dans cette eau

obscure et glauque qui ne parvenait pas à me laver, ni à m’étourdir d’une joie que je savais

pourtant en elle375

C’est vrai que l’eau a deux visages. Elle peut aider et apaiser, mais peut aussi être

menaçante. Les eaux agitées sont celles qui « signifient le mal, le désordre »

».

376

, comme en

témoigne l’extrait que voici :

« De satin gris… ce même gris, à l’identique, jusque dans ses reflets sournois, que la Meuse d’aujourd’hui, sous le pont, décline en tourbillons et gueuloirs. Le fleuve engourdi trame des souvenirs pour mieux en noyer d’autres »377

.

Les tourbillons et les gueuloirs évoquent les troubles mentaux dont le protagoniste souffre.

Ils lui remettent en mémoire sa mère qui ne l’a jamais aimé et ces souvenirs pénibles ne font

qu’ajouter à sa douleur et à son désarroi.

Mais il y a aussi des eaux calmes qui « signifient la paix et l’ordre »378. Logiquement,

la Meuse ne s’apaise qu’en bout de parcours, lorsque le protagoniste a accepté la mort de

Paule. Cette acceptation est ponctuée par le fait que le protagoniste fait don au fleuve des

reliques de Paule qui « sont devenues des objets, rien d’autre que des choses »379

et qui ne

servent donc plus à rien. À l’analyse de l’extrait ci-après, nous constatons qu’en effet au

moment où il accomplit ce geste, les eaux de la Meuse sont parfaitement paisibles :

« Les lettres, posées à plat sur la surface de l’eau, sont restées près de la berge, en virant sur elles-mêmes. Elles paraissaient ne pouvoir se lancer vers le large du fleuve. Puis le papier s’est alourdi, a changé de couleur. […] Rien ne les décidait à s’engloutir. […] Et je me suis surpris à n’éprouver aucune tristesse, aucun tiraillement d’âme, et n’en ai pas davantage ressenti quand j’ai lancé, le plus au loin possible, le pull-over. Un instant il s’est déplié, les

373 Ibid., p. 77 374 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 377 375 Philippe Claudel, M.O., p. 111 - 112 376 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 377 377 Philippe Claudel, M.O., p. 77 378 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 378 379 Philippe Claudel, M.O., p. 126

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bras tendus en croix, puis comme une masse de plomb a chu vers les profondeurs380

».

De la disparition lente des lettres et du pull-over, il ressort clairement que le fleuve n’est plus

agité. Ses eaux calmes sont à l’image de l’état d’âme du protagoniste, qui a enfin recouvré la

sérénité.

Dans le deuxième roman que nous allons commenter, l’eau tend d’emblée un miroir

au protagoniste qui, après plusieurs années d’absence, revient au village où il est né et a

grandi. C’est vrai que dans ce village « tout est inondé depuis trois jours »381

. Le rapport

qu’il y aura entre l’inondation et la vague de souvenirs est suggéré par le protagoniste même :

« L’eau se plissait parfois sous les bourrasques à la façon d’un grand rideau de scène, et il me semblait qu’une comédie tragique préparait ses effets, pour un dernier acte plein de mystères et de coups de théâtre382

».

Le « rideau de scène » évoque un théâtre, c’est-à-dire la représentation d’une réalité. Dans

cette perspective, l’eau est la scène. Ce passage respire aussi un suspense qui laisse présager

d’une foule de possibilités. C’est vrai que les eaux « contiennent tout le virtuel, l’informel, le

germe des germes, toutes les promesses de développement »383. Dans l’eau, l’on peut « se

ressourcer dans un immense réservoir de potentiel et y puiser une force nouvelle »384

La fonction de miroir de l’eau dans Meuse l’oubli diverge de celle dans Quelques-uns

des cent regrets dans la mesure où, dans ce premier roman, l’eau reflète les différents états

d’âme par lesquels le protagoniste passe durant son deuil, et dans le second, elle ne reflète

que les regrets. Ainsi, l’inondation déferle à l’image des souvenirs et des regrets que le

protagoniste éprouve en se repassant le film de son enfance. Le récit s’articule autour du

sentiment de culpabilité du protagoniste. À la fin, le protagoniste rêve de sa mère qui lui dit :

« Non, tais-toi, ne dis rien, rien ne sert de parler, calme-toi, tout est bien maintenant que tu es

revenu »

.

385

. Ces paroles ont pour effet de le libérer de ce sentiment de culpabilité. De la

même manière, l’eau qui a inondé le village, se retire :

« En une nuit, à la façon d’un miracle, la rivière avait remballé sa colère et son ressentiment. Quelques heures lui avaient suffi pour dégonfler ses

380 Ibid, p. 126 - 127 381 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 14 382 Ibid. 383 Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, op.cit., p. 374 384 Ibid. 385 Philippe Claudel, Q.C.R., p. 172

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courants, quitter des contrées où elle n’aurait jamais dû s’attendre. Elle avait retrouvée sa place, apaisée et roulant des flots verts386

».

Après avoir été rongé pendant des années par des sentiments de regret et de culpabilité, le fils

trouve enfin la paix de l’âme.

En guise de conclusion, résumons la teneur de ce dernier chapitre. Nous avons

d’abord expliqué ce que nous entendons par les termes de soleil et d’ombre auxquels nous

avons donné une dimension humaniste et symbolique. Cette terminologie nous a permis de

cerner le principal objectif de Claudel, qui est d’explorer le tunnel noir de l’existence tout en

tentant d’y discerner une lueur d’espoir. Nous avons tenté de traduire la dualité du soleil et de

l’ombre en trois oppositions thématiques : celle entre la femme et la mort, l’ange et le dieu et

la solitude et « l’autre ».

Nous avons tenté de mettre en évidence la dimension religieuse de la femme dans

l’œuvre de Claudel. C’est vrai qu’on y assiste à une véritable sacralisation de la femme qui

s’accompagne d’une symbolique spécifique s’articulant autour de la fleur et du soleil. Nous

avons aussi constaté que la mort, qui est à l’opposé du côté soleil de la femme, engendre chez

les survivants trois types de réactions : la tristesse, une prise conscience de la vanité de

l’existence et le regret. Dans le cadre de cette première dualité, nous avons parlé de la

mémoire et de l’oubli, qui, comme nous l’avons vu, ont à la fois un côté ombre et un côté

soleil.

La deuxième dualité que nous avons commentée est celle entre l’ange et le dieu

(l’enfant et son tuteur). Dans le cadre de cette thématique, nous avons montré qu’il y a deux

interprétations possibles, qui dépendent de la perspective adoptée.

Selon notre première interprétation, l’enfant, qui est un soleil par nature, est prédestiné par

ses parents à la misère, mais est sauvé par l’amour du « dieu », son tuteur. Ensuite, nous

avons expliqué que, si nous avons choisi d’adopter une terminologie religieuse, c’est parce

que nous estimons qu’il existe une dimension religieuse dans la relation entre l’enfant et son

tuteur. Nous avons insisté sur le « dieu » qui, au-delà de sauver l’enfant et de lui donner ainsi

à nouveau de l’espoir, lui apporte protection, sécurité et bonheur, et surtout lui transmet une

philosophie de vie.

Dans notre seconde interprétation, les rôles sont inversés : le soleil de l’enfant dissipe

l’ombre que tout adulte porte en lui. Ensuite, nous avons approfondi le thème de l’enfant qui,

dans l’œuvre de Claudel, est surtout là pour inspirer de l’espoir. Nous avons constaté non 386 Ibid., p. 175

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seulement qu’il s’agit principalement de fillettes, mais qu’en plus, elles sont assimilées,

comme les femmes, à des fleurs et, dans une moindre mesure, au soleil. Cette comparaison

s’explique surtout par le fait que les enfants représentent l’innocence et la pureté, et qu’en

représentants de l’avenir du monde, ils ont le pouvoir de faire triompher le soleil de l’ombre.

Finalement, nous nous sommes penchée sur la question de la vérité et du mensonge, qui

s’avèrent être des notions pertinentes dans la dualité entre l’enfant et le tuteur. Nous avons

constaté que la vérité a souvent un effet négatif (des côtés ombre) et le mensonge un effet

positif (des côtés soleil).

L’opposition entre la solitude et « l’autre » constituait la dernière dualité que nous

avons commentée. Nous leur avons associé respectivement les thèmes de l’aliénation et de

l’amitié. Pour ce qui est de la solitude, nous avons fait une distinction entre la solitude

physique et la solitude mentale, la première étant une projection narrative de la seconde.

Nous avons vu que la solitude mentale est principalement due à la souffrance, ainsi qu’au

sentiment d’aliénation qu’elle induit. Le soleil qui s’oppose à la solitude mentale est

« l’autre ». Cet « autre » peut être soit une personne qui a besoin d’un guide lui donnant des

repères, soit un « supplément d’âme et de conscience » qui aide la personne en détresse à

mieux comprendre sa douleur. Quant à l’amitié, nous avons relevé que, contrairement à

« l’autre », elle peut s’appliquer tant à la solitude physique qu’à la solitude mentale.

Pour terminer, nous nous sommes penchée sur la question du décor symbolique et, en

particulier, sur la fonction de l’espace et de l’eau, qui est de refléter les états d’âme du

protagoniste. L’espace et l’eau soutiennent ainsi le récit.

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Conclusion

La question centrale, évoquée dans l’introduction, était de savoir comment un écrivain

humaniste comme Philippe Claudel met en scène la dualité existentielle, entre le soleil et

l’ombre, qui marque son œuvre. Afin de répondre de façon efficace à cette question, nous

avons parcouru quatre étapes qui sont reflétées dans la structure de notre étude.

Afin d’approfondir notre sujet, nous avons découpé la problématique en deux parties

majeures. Dans les deux premiers chapitres, nous avons d’abord étudié Philippe Claudel en

tant qu’écrivain humaniste. Ensuite, nous nous sommes penchée sur la mise en scène du soleil

et de l’ombre dans l’œuvre de Philippe Claudel.

Le constat que l’œuvre de Claudel foisonne de brèves réflexions sur la littérature, sur

la langue et sur l’écriture nous a suggéré la pertinence d’une analyse du rapport entre

l’écrivain et son écriture. Celle-ci nous a permis de comprendre que, pour Philippe Claudel, la

littérature constitue un acte de fraternité et d’humanité qui provient d’une nécessité

émotionnelle. Dans une perspective historique, Claudel valorise surtout la durabilité et

l’immortalité de la littérature, deux qualités qui en démontrent selon lui le pouvoir .

L’œuvre de Claudel est aussi une réflexion sur le métier d’écrivain et sur son outil. Il

se dégage de son œuvre une même disposition envers ces deux sujets, qui balance entre la

conscience de la vanité et la compréhension de l’utilité. L’écriture, bien qu’elle puisse

constituer une aide, voire un refuge pour l’homme souffrant, constitue toujours une entreprise

douloureuse et vaine de laquelle se dégage un caractère mensonger. De la même façon, la

langue est typique de l’espèce humaine en même temps qu’elle reflète parfois une réalité

fausse ou qu’elle ne parvient pas toujours à couvrir la réalité. La présence dans l’œuvre de

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Claudel, d’un registre de communication qui va au-delà de l’échange des mots renforce

encore la compréhension de la vanité de la langue. La communication non verbale s’observe

surtout dans La Petite Fille de Monsieur Linh et dans J’abandonne.

Afin de présenter Philippe Claudel comme un écrivain humaniste, nous avons compris

le terme dans son acception actuelle qui renvoie à celui qui s’intéresse aux hommes et n’est

pas indifférent à leur condition. L’on ne peut considérer Claudel comme un humaniste dans le

sens proprement philosophique du terme, puisqu’il est un homme d’émotions qui évite

l’intelligence. L’humanisme peut aussi bien être une anthropologie, vu qu’il dit comment les

hommes sont. Cette interprétation vaut pour Claudel, car son œuvre est une interrogation de

l’homme luttant avec des problématiques existentielles. Une caractéristique pleinement

humaniste de Claudel est qu’il met l’homme au centre de l’univers. De ce fait, il renonce à

Dieu et nous observons dans son œuvre une vraie « humanisation » de la religion.

Concernant le caractère humaniste de l’œuvre de Claudel, nous avons considéré la

sensibilité de l’auteur ainsi que son sens de l’observation extraordinaire. L’auteur s’intéresse

surtout à l’humanité souffrante, ce qui cause chez lui un sentiment de culpabilité, comparable

au complexe du survivant. Nous repérons dans l’œuvre de Claudel une attention particulière

pour la petite histoire que chaque homme porte en soi et qui marque sa vie.

Dans le droit fil de sa mission humaniste, Claudel recourt à des thèmes typiquement

humanistes, tels les gens de peu, l’injustice sociale et la guerre.

La mise en scène des gens de peu est liée aux thèmes de l’oubli et du tragique et

entretient un rapport avec le monde provincial, un espace très présent dans l’œuvre de

Claudel.

Le thème de l’injustice sociale trahit la conscience de classe aiguë de l’auteur. Nous le

rencontrons dans des contextes divers et dans des situations variées. De cette façon, Claudel

démontre que l’abus de pouvoir est de toutes les époques et de tous les milieux.

La guerre représente le mal poussé à son paroxysme. Claudel se préoccupe de ce mal

qui touche énormément de gens et qui peut avoir des conséquences désastreuses. Toutefois, la

guerre constitue une sorte de présence-absence. Elle ne constitue jamais le sujet principal du

récit, mais elle est bien en toile de fond.

Nous avons distillé une conception de la vie, puisque cela nous semblait indispensable

pour inscrire la problématique du soleil et de l’ombre dans une philosophie plus vaste. Le

livre Les Petites Mécaniques indique l’intérêt de Claudel pour la fragilité de la vie, une notion

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qui est intimement liée au hasard. Claudel est fasciné par ces « grains de sable » qui

parviennent à bloquer l’engrenage de la vie et qui causent ainsi une rupture. Une analyse plus

approfondie de la mise en scène de ce phénomène nous a permis de conclure à deux ruptures

privilégiées, à savoir la mort et la perte de l’innocence enfantine.

Entre la perte de l’innocence enfantine et la mort, la vie ne décrit qu’une spirale descendante.

D’une part, la douleur des personnages s’amplifie de jour en jour, d’autre part, les drames

s’accumulent avec le temps. Dans le monde romanesque de Claudel, la qualité de la vie se

détériore progressivement.

Cette perspective tragique implique que la douleur et la souffrance règnent dans l’univers

romanesque de Claudel. De ce fait, nous observons que les personnages de Claudel, afin de

pouvoir fonctionner dans la société, sont obligés à dissimuler leurs peines. La vie correspond

ainsi à un jeu de dissimulation, donc à une pièce de théâtre.

La mise en scène de la mort dans l’œuvre de Claudel, démontre une certaine relativité

paradoxale. La contradiction réside dans le fait que, dans l’univers romanesque de Claudel,

les morts sont plus vivants que les survivants. Grâce aux souvenirs, les personnages peuvent

ressusciter les morts. Toutefois, à force de penser aux morts, les survivants réduisent leur vie

à néant.

Malgré le panorama triste que nous avons décrit, nous avons également insisté sur la lueur

d’espoir qui sert de contrepoids dans l’œuvre de Claudel.

Afin de pouvoir répondre à notre question centrale, nous avons mis en évidence des

thèmes récurrents qui mettent en scène le soleil et l’ombre dans la vie des personnages. Le

soleil et l’ombre dans l’œuvre de Claudel sont essentiellement mis en scène par trois

oppositions thématiques.

La dualité la plus présente dans l’univers romanesque de Claudel est celle du « soleil

féminin terni par la mort ». La femme est d’une importance fondamentale dans l’œuvre de

Claudel. Cela peut toutefois sembler assez paradoxal, car le monde romanesque de Claudel est

principalement masculin. La femme n’est présente que dans la mémoire des veufs. La donnée

du veuf souffrant par la mort prématurée de sa bien-aimée constitue une constante. La mort

est surtout présente à travers les émotions qu’elle provoque auprès des survivants. Nous

distinguons trois attitudes face à la mort de la femme. La tristesse et la souffrance constituent

le prolongement le plus évident de la mort. Elles s’expriment par une certaine passivité, voire

un caractère inanimé du survivant. La compréhension de la vanité de l’existence, ainsi que le

regret sont deux autres réactions que nous distinguons.

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La mort s’oppose à la sacralisation de la femme. Le caractère humaniste de l’œuvre de

Claudel se manifeste effectivement dans une « humanisation » de la religion. La mort de la

femme instaure une hiérarchie spirituelle que nous pouvons comparer à une religion.

La supériorité de la femme s’affirme également par sa représentation symbolique en

tant que fleur et en tant que soleil.

Les notions de la mémoire et de l’oubli sont complémentaires à la dualité entre la

femme et la mort. Celles-ci peuvent aussi bien adoucir la douleur que l’aiguiser. Par

conséquent, elles figurent tant comme soleil que comme ombre.

L’opposition entre l’ange et le dieu démontre une nouvelle humanisation de la

religion. Cette dualité traite la relation entre l’enfant et son tuteur. A cause de ses parents,

l’enfant abandonné est condamné à la misère. Le soleil inhérent à l’enfant est donc éclipsé par

les adultes. Le tuteur fait fonction de dieu dans la mesure où il sauve l’enfant, le protège et le

réconforte et lui transmet une philosophie de la vie.

Cependant, les rôles peuvent aussi s’inverser. Dans ce cas, l’enfant est un ange pour le tuteur,

car ce dernier porte en lui une peine jamais surmontée. Dans l’œuvre de Claudel, le « grain de

sable » numéro un , étant la mort, peut s’observer dans un récit articulé autour de la perte de

l’innocence enfantine. Vu dans cette perspective, l’enfant constitue le soleil pour le tuteur.

Plus généralement, l’enfant constitue un thème très important dans l’univers romanesque de

Claudel, puisqu’il représente l’innocence et la pureté, ainsi que la possibilité d’un monde

meilleur.

La question de la vérité et du mensonge est étroitement liée aux récits sur la perte de

l’innocence enfantine. Comme la vérité correspond à la laideur de la réalité, elle a une

connotation négative, tandis que le mensonge, en tant que transformation de cette réalité a une

consonance positive.

La dualité entre la solitude et « l’autre » constitue une dernière opposition thématique.

La solitude se présente sous deux formes complémentaires. D’abord, nous observons la

solitude physique qui consiste en un manque de contact interhumain. Toutefois, cette forme

de solitude sert surtout à mettre en lumière la solitude mentale qui correspond au fait de se

trouver seul face à l’ombre de la vie. Cette solitude mentale provient principalement de la

mort de la femme, car de cette façon la vie des personnages est réduite à leur propre existence,

sans qu’il y ait une autre personne impliquée. La deuxième cause est l’aliénation qui est due à

l’expérience d’une distance entre sa propre existence et le monde extérieur.

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La distinction que nous avons faite entre la solitude mentale et la solitude physique

nous a permis de distinguer les thèmes de l’autre et de l’amitié. « L’autre » est une notion qui

se rapporte essentiellement à la solitude mentale tandis que l’amitié peut se rapporter aux

deux types de solitude.

« L’autre » peut désigner celui qui a besoin d’aide aussi bien que celui qui offre de l’aide.

Dans le monde romanesque de Claudel, c’est surtout cette dernière signification qui est

pertinente. L’autre réfère aux personnages qui constituent un supplément d’âme et de

conscience pour le protagoniste et qui font fonction de guide dans la mesure où ils apportent

une compréhension supplémentaire.

Le décor symbolique, plus particulièrement l’eau et l’espace, soutiennent les trois

oppositions thématiques commentées. Dans l’univers romanesque de Claudel, la rupture

spatiale représente souvent la rupture de la mort. L’eau est un thème récurrent dans l’œuvre

de Claudel et fait fonction de miroir. Elle reflète l’état d’âme du protagoniste.

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Pièce annexe

(Jackson Pollock – number 21)

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(Pieter Brueghel – The Adoration of the Magi)

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Table

Introduction p. 1 Chapitre I: L’écrivain et son écriture p. 5

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1.1. La conception de la littérature p. 5 1.2. La réflexion sur l’écriture p. 8 1.3. La réflexion sur la langue p. 14 1.4. La communication p. 19

Chapitre II : Philippe Claudel, écrivain humaniste p. 26 2.1. Un survol de la tradition humaniste p. 26 2.2. La sensibilité de Philippe Claudel p. 32 2.3. Le sentiment de culpabilité p. 33 2.4. Les gens de peu p. 37 2.5. L’injustice sociale p. 39 2.6. La guerre p. 46 Chapitre III : La conception de la vie dans l’œuvre de Philippe Claudel p. 50 3.1. La fragilité de la vie p. 50 3.2. Le hasard p. 53 3.3. La vie est un théâtre p. 53 3.4. La perte de l’innocence enfantine p. 56 3.5. La spirale descendante de la vie p. 59 3.6. La mort p. 60 3.7. Une lueur d’espoir p. 62 Chapitre IIII : Le soleil et l’ombre dans l’univers romanesque de p. 66

Philippe Claudel 4.1. Le soleil féminin terni par la mort p. 69 4.1.1. La mort de la femme aimée p. 70 4.1.2. La sacralisation de la femme p. 74 4.1.3. Le rôle de la mémoire et de l’oubli p. 80 4.2. L’ange abandonné, sauvé par l’amour de dieu p. 82 4.2.1. L’ange abandonné p. 82 4.2.2. L’amour des « dieux » p. 83 4.2.3. Les notions de vérité et de mensonge p. 87 4.3. La solitude brisée par la présence de « l’autre » p. 89 4.3.1. La solitude et l’aliénation p. 89 4.3.2. L’autre et l’amitié p. 91 4.4. Le décor symbolique p. 95 4.4.1. Le reflet dans l’espace p. 96 4.4.2. Le miroir d’eau p. 98 Conclusion p. 104 Pièce annexe p. 109 Bibliographie p. 111

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Table p. 113

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