philippe bezes, michel chauvière, jacques chevallier, nicole de montricher, frédéric ocqueteau,...

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statut dintermittent qui les articule apparaît comme le fondement dune identité partagée par tous les acteurs du monde des arts et spectacles. La couverture, particulièrement avantageuse relativement au régime général, du risque de chômage est donc la véritable clé de voûte de ce système demploi hyperflexible. Elle est aussi marquée par un déficit structurel et grandis- sant avec la croissance de lemploi, dautant plus que la négociation de contrats de plus en plus nombreux internalise les conditions et critères daccès aux prestations dassurance. Para- doxalement, la couverture du risque de chômage ne conduit pas à le limiter et le réduire, mais elle crée les conditions de diffusion et damplification du risque. Le livre de Menger met à jour les mécanismes de production du déficit croissant et incon- trôlable dun régime assurantiel dexception au terme dune analyse sociologique très docu- mentée du marché du travail des arts du spectacle. Cela le conduit à proposer des pistes de réforme orientées notamment autour dune plus grande responsabilité des employeurs dans leurs pratiques contractuelles. Surtout, sa perspective sociologique adoptée nous éclaire sur les significations des formes demploi les plus flexibles. Car il montre clairement que la flexi- bilité salariale de lintermittence ne peut être considérée ni comme la forme la plus avancée de la désintégration du contrat de travail, ni comme la manifestation la plus affirmée de la fin de la subordination du travailleur. Elle ne correspond ni au stade suprême du capitalisme ni à sa contestation la plus radicale ; car la relation demploi hyperflexible nengage pas seulement les deux signataires du contrat. Elle est ternaire, parce que les transactions nouées entre salariés et employeurs engagent aussi lassureur du risque de chômage qui, même sil est tenu à lécart des pratiques contractuelles, ou peut-être parce quil est sous-informé par rapport aux contrac- tants, constitue un abri assurantiel efficace du salariat. Il représente une condition de fonction- nement dun monde professionnel assis sur la précarité exacerbée, précisément parce quil sécurise cette précarité. Didier Demazière CNRS, laboratoire Printemps, université de VersaillesSaint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Adresse e-mail : [email protected] (D. Demazière). 0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2007.06.003 Philippe Bezes, Michel Chauvière, Jacques Chevallier, Nicole de Montricher, Frédéric Ocqueteau, L État à lépreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la V e République, La Découverte, Paris, 2005 (384 pages) Lhistoire des sciences sociales nest pas uniquement faite didées, de théories, de grands penseurs et de controverses épistémologiques. Elle ne se résume pas davantage à des créations de laboratoires, à des revendications disciplinaires, à des processus dinstitutionnalisation ou de professionnalisation. La raison en est simple : les sciences sociales « entretiennent avec lÉtat des relations ambivalentes qui se révèlent aussi bien dans les mutations des arts de gou- verner et le développement des interventions publiques sur la société, que dans lessor des savoirs conçus pour mieux la connaître » (p. 7). Cest par cette affirmation peu contestable que débute cet ouvrage collectif qui examine les dispositifs dinterface entre le champ scienti- fique et le champ politicoadministratif. Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398442 405

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Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398–442 405

statut d’intermittent qui les articule apparaît comme le fondement d’une identité partagée partous les acteurs du monde des arts et spectacles. La couverture, particulièrement avantageuserelativement au régime général, du risque de chômage est donc la véritable clé de voûte dece système d’emploi hyperflexible. Elle est aussi marquée par un déficit structurel et grandis-sant avec la croissance de l’emploi, d’autant plus que la négociation de contrats de plus enplus nombreux internalise les conditions et critères d’accès aux prestations d’assurance. Para-doxalement, la couverture du risque de chômage ne conduit pas à le limiter et le réduire, maiselle crée les conditions de diffusion et d’amplification du risque.

Le livre de Menger met à jour les mécanismes de production du déficit croissant et incon-trôlable d’un régime assurantiel d’exception au terme d’une analyse sociologique très docu-mentée du marché du travail des arts du spectacle. Cela le conduit à proposer des pistes deréforme orientées notamment autour d’une plus grande responsabilité des employeurs dansleurs pratiques contractuelles. Surtout, sa perspective sociologique adoptée nous éclaire surles significations des formes d’emploi les plus flexibles. Car il montre clairement que la flexi-bilité salariale de l’intermittence ne peut être considérée ni comme la forme la plus avancée dela désintégration du contrat de travail, ni comme la manifestation la plus affirmée de la fin dela subordination du travailleur. Elle ne correspond ni au stade suprême du capitalisme ni à sacontestation la plus radicale ; car la relation d’emploi hyperflexible n’engage pas seulement lesdeux signataires du contrat. Elle est ternaire, parce que les transactions nouées entre salariés etemployeurs engagent aussi l’assureur du risque de chômage qui, même s’il est tenu à l’écartdes pratiques contractuelles, ou peut-être parce qu’il est sous-informé par rapport aux contrac-tants, constitue un abri assurantiel efficace du salariat. Il représente une condition de fonction-nement d’un monde professionnel assis sur la précarité exacerbée, précisément parce qu’ilsécurise cette précarité.

Didier DemazièreCNRS, laboratoire Printemps, université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines,

47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected] (D. Demazière).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2007.06.003

Philippe Bezes, Michel Chauvière, Jacques Chevallier, Nicole de Montricher,Frédéric Ocqueteau, L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dansles administrations sous la Ve République, La Découverte, Paris, 2005 (384 pages)

L’histoire des sciences sociales n’est pas uniquement faite d’idées, de théories, de grandspenseurs et de controverses épistémologiques. Elle ne se résume pas davantage à des créationsde laboratoires, à des revendications disciplinaires, à des processus d’institutionnalisation oude professionnalisation. La raison en est simple : les sciences sociales « entretiennent avecl’État des relations ambivalentes qui se révèlent aussi bien dans les mutations des arts de gou-verner et le développement des interventions publiques sur la société, que dans l’essor dessavoirs conçus pour mieux la connaître » (p. 7). C’est par cette affirmation peu contestableque débute cet ouvrage collectif qui examine les dispositifs d’interface entre le champ scienti-fique et le champ politicoadministratif.

Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398–442406

L’ouvrage rassemble des témoignages de quelques acteurs (Lucien Brams, ancien directeurde la Mire— Mission recherche expérimentation ; Robert Fraisse, ancien secrétaire général duComité d’organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social(Cordes) ; Anne Querrien, qui relate l’action et le rôle du Centre d’étude de recherche et deformation fondé par Félix Guattari), des analyses centrées sur des moments ou inflexions poli-tiques précises (l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981) ou des domaines thématiques (larecherche pénale, la recherche urbaine, les champs de la police et de la sécurité…) et surtoutdes monographies. Celles-ci portent aussi bien sur des dispositifs de coordination, de com-mande ou de financement de la recherche relativement anciens (la Direction générale de larecherche scientifique et technique (DGRST) mise en place pour gouverner la rechercheavant la création d’un ministère de la Recherche1 ; le Cordes, placé sous l’autorité du commis-sariat général du Plan et en charge de la commande et du financement de recherches contrac-tuelles en sciences sociales ; le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des condi-tions de vie (Credoc), et notamment, son équipe d’économie et de sociologie de la santé ; laMire du ministère des Affaires sociales…) que sur des dispositifs datant de la toute fin duXX

e siècle (le Centre d’études en sciences sociales de la défense ; le Centre d’analyse et de pré-vision du ministère des Affaires étrangères, l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure(IHESI)…).

Au total, 18 contributions d’inégale importance, signées par 21 auteurs, constituent cevolume. Comme souvent lorsqu’il s’agit d’ouvrages collectifs, l’ensemble peut paraître hétéro-clite, voire disparate. Mais, c’est la variété et la complexité des liens unissant la recherche ensciences sociales et les formes d’exercice du pouvoir politique et administratif qui le veut.C’est aussi la relative rareté des travaux consacrés à l’étude de ces liens, dans des perspectiveshistoriques ou sociologiques, qui rend encore difficile l’écriture d’une analyse unitaire et laconception d’un cadre synthétique général. De ce point de vue au moins, la publication de cevolume est la bienvenue. Il rend justice à des dispositifs d’interface et à des relations nouéesentre l’espace scientifique et l’espace politicoadministratif qui tendent souvent à être oubliésdans les récits d’histoire des sciences sociales ainsi que par les chercheurs et praticiens eux-mêmes, très soucieux de revendiquer leur autonomie de pensée et leur liberté de recherche.

Un deuxième mérite de l’ouvrage est de montrer l’extrême diversité des espaces, question-nements et types de savoirs (« disciplines ») entrant en jeu dans les relations entre l’État,l’administration, les laboratoires et les disciplines académiques. La psychanalyse, la psychia-trie, l’économie médicale tout comme les disciplines les plus attendues (sociologie, économie)font partie du décor. L’urbanisation, la justice, les équipements collectifs, les villes nouvelles,la planification, la prise en charge des malades mentaux, la sécurité, la défense, la santé ouencore la diplomatie font partie des enjeux et des terrains…

Un troisième mérite est d’initier un dépassement des études de cas historiques ou destémoignages : l’ouvrage permet d’aborder des questions générales relevant de la sociologiedes sciences comme des sciences politiques et administratives. C’est par exemple le cas de laquestion de l’origine des spécialités disciplinaires et des modalités de leur développement(ainsi Daniel Benamouzig montre-t-il le rôle de l’équipe d’économie de la santé du Credocpuis du Credes dans l’émergence de ce domaine du savoir), de la question de l’autonomie

1 Signalons la publication presque simultanée et dans la même collection « Recherches », des éditions La Décou-verte, de l’ouvrage dirigé par Alain Chatriot et Vincent Duclerc et consacré à « l’âge d’or » de la politique scienti-fique en France : Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France àCharles de Gaulle (1953–1959) (Paris, La Découverte, 2006, 430 p.).

Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398–442 407

des chercheurs insérés dans des dispositifs de commande ou d’expertise, ou encore de cellerelative à la position ambivalente, voire contradictoire du chercheur qui peut développer unsavoir critique dans un cadre pourtant orienté vers la planification et le développement social.Plus encore, au-delà de la traditionnelle mise en perspective des diverses contributions, l’intro-duction se risque à proposer une typologie idéale–typique des systèmes de production et decommande des sciences sociales pour l’administration. Les directeurs de l’ouvrage suggèrentl’existence de trois formes de relation, correspondant à trois moments. La première période(1958–1980) est celle de la « transversalité institutionnelle », ouverture aux sciences socialeset favorable aux chercheurs, qui conduisent des recherches sans contrainte forte : l’État solli-cite les sciences sociales (notamment la sociologie et l’économie) et participe donc à leurdéveloppement et à leur structuration institutionnelle. La période suivante (1981–1989) estmarquée par une tension entre l’autonomie et l’engagement : l’attente vis-à-vis des chercheursest plus grande, mais ceux-ci sont dotés de statuts (fonctionnarisation) garantissant leur auto-nomie. C’est également la période où les grands organismes transversaux laissent la place àdes services de recherche spécialisés puisqu’intégrés au sein de ministères sectoriels (affairessociales, défense, sécurité intérieure, équipement et logement par exemple). Enfin, la troisièmepériode (années 1990) se caractérise par une « montée de l’expertise », par une « finalisationdes savoirs » et par des contraintes plus fortes sur les chercheurs : les grandes questions desociété sont abandonnées au profit de questionnements plus ciblés, de plus court terme ; leschercheurs sont consultés à des fins d’expertise.

Cette mise en perspective historique stimulante de la position et des rapports entre sciencessociales et pouvoir politicoadministratif constitue une contribution significative à l’histoire dessciences sociales. Au-delà, elle offre à tout praticien, chercheur, commanditaire ou« consommateur » des sciences sociales des éléments pour l’analyse réflexive de sa pratiqueet des dispositifs au sein desquels il est engagé, notamment en cette période d’interrogationsur la politique et les institutions de la recherche. Espérons donc que ce travail sera complété,débattu, amendé, critiqué. C’est tout le bien qu’on lui souhaite.

Olivier MartinCERLIS–CNRS, université Paris-Descartes, Paris, France

Adresse e-mail : [email protected] (O. Martin).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

doi:10.1016/j.soctra.2007.06.018

Karin Knorr Cetina, Alex Preda, The sociology of financial markets, Oxford UniversityPress, Oxford, 2005 (319 pages)

À comparer l’ouvrage collectif de Knorr Cetina et Preda de 2005 et celui liminaire de Adleret Adler (1984), on mesure le chemin parcouru à la fois par la finance mais aussi par les scien-ces sociales. L’ouvrage de 1984, fort hétérogène, contenait quelques contributions remarqua-bles et novatrices comme celle de Baker mais aussi un ensemble de contributions générales,ne reposant guère sur des enquêtes, produites par des chercheurs souvent extérieurs à la socio-logie. Il s’agissait alors d’occuper une terre vierge en rassemblant toute sorte de savoirs exis-