personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du nord

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Du 3 au 17 avril 2009 11 RENCONTRE 11 11 Le Courrier de Russie Le Courrier de Russie Agenda culturel de Moscou « Personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du Nord » Dans une cour arborée, une petite maison de notaire se cache derrière une grille. L’escalier en colimaçon mène vers les bureaux d’Hélène Châtelain, à travers les citations qui ornent les murs. Personnage éton- nant, parcours hors-normes : du théâtre au cinéma, du travail d'éditeur à celui de documentariste, de celui de traducteur à celui d'enseignant, Hélène Châtelain n'a jamais voulu s'enfermer dans un rôle, avançant dans la vie à l'instinct. Il y a deux mois, sa traduction du roman Eloge des voyages insensés de Vassili Golovanov 1 a été couronnée « meilleure traduction du russe » par le prix de la Russophonie. Autour d’une tasse de thé au citron et au miel de Sibérie, nous évo- quons la littérature, le Nord, le cinéma, la folie du Goulag et l’âme sibérienne dans un entretien-fleuve qui se déroule tel un paysage sur une pellicule, révélant des baies, des îlots qui en cachent d’autres, nous menant vers le plus beau pays du monde : la Kolyma. Le Courrier de Russie : L’Eloge des voyages insensés fut l’une des grandes surprises de l’année dernière en France, tandis qu'en Russie, il fut édité à 1500 exemplaires à compte d’auteur… Comment l'avez-vous découvert ? Hélène Châtelain : Il y a six ans, j’ai lu un article par- lant d’un groupe de « géographes métaphysiques », comme ils s’appelaient, dont Golovanov faisait partie. Ils avaient découvert Tchevengour, lieu mythique que l’on croyait n’exister que dans les pages du roman de Platonov. J’ai téléphoné, de Paris à Moscou, à l’un des trois « géographes », pour lui dire combien j’avais apprécié leur travail. J’étais un peu perdue, je ne savais pas quoi lui dire, et puis, je ne sais pas pourquoi, j'ai dit que j’aimais Mallarmé : drôle d'idée pour une première conversation. Mais il s’est exclamé : « J’ai un volume de Mallarmé sur mon bureau, juste devant moi ! » J’avais prononcé le mot de passe. Plus tard, j’ai fait leur connaissance, et ils m’ont offert le livre de Vassili. Sans réfléchir et sans même l'avoir lu, j’ai dit que j'allais le traduire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Six ans plus tard, le livre était publié. LCDR : Golovanov dit que le but de toute expédition est le mot. Or, vous dirigez la collection Slovo, « mot » en russe, aux éditions Verdier… H.C. : Que voulez-vous, je suis une fille du mot ! C’est une belle coïncidence : les Inuits s’appellent homme et les Russes s’appellent mot (la racine du mot slavianin, « slave », est à rapprocher de celle du mot slovo, « mot », « parole », ndlr). C'est d'ailleurs scan- daleux que, dans le Petit Robert, on ne cite que l’éty- mologie latine slave/esclave ! LCDR : Vous revenez d’un périple sibérien long d’un mois. Qu’est-ce qui vous y amenait ? H.C. : Je reviens d’un séminaire sur l’écriture de films documentaires d’auteur, que nous avons organisé à Krasnoïarsk avec Christophe Postic, directeur artis- tique des Etats Generaux du documentaire de Lussas, et les réalisateurs Emmanuel Parraud et Robin Dimet. Depuis 1990, j’ai tourné plus de 10 ans en Russie, en Sibérie particulièrement. Ces quatre dernières années, je cherche à partager et à travailler avec les gens pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays. C’est la deuxième rencontre de ce genre que nous organisons et, cette fois, la qualité des projets était vrai- ment impressionnante. J’ai été frappée par les jeunes. J’y ai trouvé une réflexion que je ne rencontre pas à Moscou, qui est devenue une boîte à échos, un peu comme Paris. En Sibérie, il n’y a pratiquement pas d’école de cinéma ni de « milieu » cinématographique, si l’on excepte Ekaterinbourg et Perm. Le seul débouché est la télévision… Notre but est moins de leur apprendre des techniques que de les pousser à réfléchir sur leur pays et leur histoire, à créer ce milieu, cet endroit où réfléchir ensemble. C’est pour ce projet de longue durée que nous sommes en train de chercher des financements. LCDR : Vous dites venir de l’émigration russe « non somptueuse »… H.C. : Mes parents sont arrivés à Bruxelles à la fin des années 1930. Ma mère était Ukrainienne, fille de paysans, et avait réussi le tour de force de faire des études supérieures en Belgique. Mon père, lui, venait de l’intelligentsia de Pétersbourg : ma grand-mère était une Ostrovski, nièce de votre auteur dramatique… A la maison, nous faisions du théâtre. C’était une émigra- tion chaleureuse, mais peu nombreuse : on nous appelait « la colonie », comme une colonie d’oiseaux… Il y avait deux ou trois petites églises dans des appartements, les offices interminables étaient prononcés par des moines barbus un peu effrayants, mais très fraternels. Ce n’était pas du tout l’église orthodoxe rutilante comme en France ! LCDR : Le russe est donc votre langue maternelle ? H.C. : On parlait russe à la mai- son. Ma mère travaillait et, ma soeur et moi, nous étions promenées par de vieilles dames rus- ses qui regrettaient amèrement la let- tre « jat’ » (disparue avec la moderni- sation de l'alphabet russe décrétée par les autorités soviétiques en 1917, ndlr). Mes dictées en comportaient encore ! Je l’aimais bien, cette lettre qui ne servait à rien… Et puis, à un moment, j’en ai eu un peu assez de « l’âme slave » : je suis venue étudier à Paris et j’ai arpenté d’autres trot- toirs. Je n’ai recom- mencé à parler russe que lorsque sont arrivés les pre- miers dissidents, dans les années 1970. Puis, lorsque la Russie s’est ouverte, j’y suis allée dès que j’ai pu. LCDR : Dans les années 1970, vous avez fait des ren- contres magnifiques. Siniavski, Galitch et, plus tard, le documentariste Iossif Pasternak. Comment l'avez-vous rencontré ? H.C. : Nous nous sommes rencontrés, avec Iossif, pré- cisément autour de Galitch. C’était en 1977. J’étais tombée sur un poème : six canards volent, volent contre le vent, puis cinq, puis quatre, puis… même s'il n’en reste qu’un seul c’est qu’ils avaient raison de voler… C’était un poème sur les camps, d’un certain Galitch. Il habitait à Paris, à côté de la Maison de la Radio. J’ai sonné, la porte s’est ouverte, et je me suis retrouvée face à un seigneur, un homme merveilleux, grand mondain amoureux des femmes et de la vie… détruit par son exclusion de l’Union des écrivains. Sa langue est sans doute l’une de celles qui correspond le mieux au camp. Lui-même n’y avait jamais mis les pieds, pas même en prison mais, paradoxalement, par une étrange empathie, il sait admirablement rendre la réalité noc- turne du camp… Il est venu avec nous à Avignon où nous préparions un spectacle. On répétait, et Galitch était là, il racontait, il chantait… Je crois qu’il était heureux d’avoir en face de lui un public jeune, dif- férent... Et on l’a filmé. Puis il est rentré et, en octobre, il est mort. J’ai donné ces images à Iossif pour le film qu’il pré- parait sur Galitch, Le Bannissement (« Izgnanie »). J’ai continué à travailler avec Iossif et, de film en film, Arte nous a demandé un documentaire sur le Goulag. LCDR : Ce documentaire est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs sur le sujet, bien que, à sa sor- tie, l’accueil de la communauté russe ait été plutôt mitigé. Qu’est-ce qui le différencie d’autres témoignages ? H.C. : De ne pas avoir fait de tribunal. Plutôt que de mettre bout à bout des témoignages, je voulais com- prendre de l’intérieur le mécanisme du Goulag. On ne voulait pas filmer des gens qui avaient déjà beaucoup parlé, depuis quarante ans. On est allé voir des gens qui n’avaient pas bougé. Qui s’étaient fixés à l’emplace- ment de leur camp. Il y avait déjà tant d’articles, de livres sur le sujet… Nous cherchions à sortir des sen- tiers battus. Ce qu'on oublie souvent, c'est que 65% des zeks 2 étaient des paysans, des ouvriers et non des détenus politiques. Il y a un monument, à Magadan, « Aux détenus politiques de la Kolyma ». Et les autres ? Que la Russie fasse crever son peuple, on a, en Occident, le sentiment que c’est tellement normal que ça n’in- téresse personne ! En même temps, on considère comme impardonnable de faire mourir de faim le poète Mandelstam. J’ai parlé à des paysans qui avaient été dans les camps et qui me parlaient des évasions. Pourtant, quand je leur demandais si eux avaient tenté de fuir, ils me répondaient : « Où voulez-vous que j’aille ? C’est chez moi, ici ». Que voulez-vous répondre à cela ? LCDR : Vous dites que la Kolyma existe grâce à des esprits brillants… H.C. : Faire vivre la Kolyma en région autonome – avec des théâtres, des écoles, des serres –, telle qu’elle est devenue après la fermeture des camps, est un exploit. Ceux qui dirigeaient les camps étaient souvent des gens sur lesquels pesait la menace d’être arrêtés, et condamnés. On demandait, par exem- ple, à un géologue « ennemi du peuple » d’organiser l’extraction du pétrole en Sibérie : c’était ça ou la mort ! Or, c’était précisément son travail. Et, parce qu’ils n’avaient pas le choix, ces gens ont accompli des miracles technologiques. C’était un système in- croyablement pervers fondé sur la « toufta », le men- songe. A Vorkuta, j’ai rencontré le fils d’un chef de camp, fait prisonnier par les Allemands, devenu de ce fait « traître à la patrie » et envoyé en camp. Son père avait réussi à le protéger en le faisant venir dans le camp qu’il dirigeait. Il m’a raconté un soir que, lorsque les zeks arrivaient de la zone le matin, ils enlevaient leurs hail- lons, enfilaient des blouses blanches et travaillaient dans des labos. Et, me disait-il, c’étaient des gens extrêmement compétents, des scientifiques qui avaient à la fois une conscience politique très forte ! Je lui ai dit qu’il fallait en parler, ne serait-ce que par respect pour ces gens. Mais il n’a jamais voulu que je le filme : « Si je dis ça, on va croire que je défends le Goulag ». LCDR : Et vous, vous ne le défendez pas, le Goulag ? H.C. : Le Goulag, c’est une immense folie. Chalamov écrit : « Ce n’est pas le produit d’un quelconque esprit du mal, c’est une entreprise pédagogique fondée sur la puni- tion et la récompense et qui s’est mis en place progressive- ment. » Quand on voit Vorkuta, on se dit que l’humain est vraiment fou. Ce sont des endroits où l’on ne peut vivre qu’en nomade – en hiver, il faut laisser cette terre aux oies, et au vent – comme ce fut le cas pendant des millénaires ! La toundra bouge sans cesse, à chaque printemps. Construire un chemin de fer dans ces conditions, surtout quand on pense à ces miséreux qui le faisaient les mains nues, le ventre vide et crevant de froid… Ce n’était même pas la peine de les frapper, ils mouraient tous seuls… C’est monstrueux. Tout ça parce qu’il y avait des mines de charbon à creuser, pour des raisons économiques… Maintenant, le charbon, personne ne sait plus quoi en faire. L’Occident a colonisé d'autres peuples, au-delà de ses mers, la Russie exploite les siens… J’ ai demandé au directeur du Musée de l’or à Magadan si les mines d’or d’Afrique du Sud avaient coûté plus ou moins cher que celles de la Kolyma. Il m’a répondu : « Personne ne pourra vous le dire… ». Personne ne sait ce qu’ont coûté les grands camps du Nord, ni en or, ni en vies. LCDR : Qu’est-ce que ce travail sur le Goulag vous a appris sur la Sibérie ? H.C. : La Kolyma est d’une beauté indicible, immé- moriale… Mais c’est une beauté qui ignore l’homme. Ce paysage existe depuis des millénaires. Les camps ont duré cinquante ans. Cinquante années de souf- frances, de cynisme, de détresse, de lâcheté aussi. Et, pour certains, d’un courage surhumain. Une mise à l’épreuve de la résistance du « matériau humain », menée sur des hommes par des hommes. Si vous parlez à d’anciens zeks, si vous passez une nuit entière à dis- cuter avec eux en buvant du thé ou autre chose, à l’aube, demandez-leur : « C’est quoi, la Kolyma ? ». Ils vous répondront : « C’est le plus beau pays du monde ». Propos recueillis par Daria Moudrolioubova 1 Voir chronique littéraire dans le Courrier de Russie n°128. 2 Diminutif du terme russe zaklioutchionnyie: « prisonniers », « détenus ». Hélène Châtelain, cinéaste et traductrice d'origine russe, explique le Goulag Evguenia Stafeeva; [email protected] 7 avril — Mais qui es-tu donc à la fin ? — Je suis une part de cette force qui, toujours, veut le mal et, toujours, fait le bien. Boris Iokhananov travaille, depuis dix ans, sur le Faust, de Goethe. Et il présente enfin, à Moscou, les travaux de son « Laboratoire des structures de Jeu ». Cet immense classique de la littérature est revisité dans un spectacle éminem- ment contemporain, mettant en scène une pièce, un résultat, autant que le processus de sa réalisation. Sur des par- titions de Rimsky-Korsakov, Rachmaninov, Haendel, des poèmes de Pouchkine ou des compositions de Messian... ce n’est plus un cap, mais une péninsule ! En route, donc, pour cette première et voyage sans fin... Avec le soutien de l’Institut Goethe. Chkola dramatitcheskogo iskousstva, 20h. 10 et 11 avril Dans le cadre des Journées de la Francophonie 2009, à l’initiative, entre autres, du centre culturel français et avec le soutien de la BSGV, Moscou et Saint- Pétersbourg fêtent cette année le cinquième anniversaire du festival « Le Jazz ». Au programme, David Reinhardt, petit-fils de Django, à la tête de son quartet. On les espère à la hauteur de l’héritage familial. Le trio Kora Jazz réinvente l’Afrique mandingue à coups de percussions et piano jazz. Le lende- main, Stefano Di Battista, amoureux, avec Monk, de la liberté et de la prise de risque, s’inscrivant dans la tradition du label Blue Note, fera chanter son saxo- phone, avant la rencontre au sommet entre deux grands de la scène jazz européenne : Michel Portal (clarinette) et Jacky Terrasson (piano). Deux soirées, entre tradition et improvisation, placées sous le signe de la qualité. A partir de 21h, au club 16 Tons et à la salle Mir. 17 avril On ne présente plus la Nuit des Publivores de Jean-Marie Boursicot. On se contente d’accueillir à Moscou la première de cet événement interna- tional présentant, dans l’espace d’une nuit, 400 productions de tous les con- tinents. Profitez, à l’écran, du meilleur de la pub et des stars holly- woodiennes, accueilli par les char- mantes petites queues de lapin des légendaires hôtesses PlayBoy sur les sons, venus des profondeurs, du théa- tre de percussions Hammers. Et détendez-vous... A partir de 22h, au cinéma Oktiabr

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Interview avec Hélène Châtelain, traductrice et cinéaste, auteur du célèbre documentaire sur le Goulag

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Page 1: Personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du Nord

Du 3 au 17 avril 2009 11R E N C O N T R E 1111Le Courrier de RussieLe Courrier de Russie

Agenda culturel de Moscou« Personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du Nord »

Dans une cour arborée, une petite maison de notairese cache derrière une grille. L’escalier en colimaçonmène vers les bureaux d’Hélène Châtelain, à traversles citations qui ornent les murs. Personnage éton-nant, parcours hors-normes : du théâtre au cinéma,du travail d'éditeur à celui de documentariste, de celuide traducteur à celui d'enseignant, Hélène Châtelainn'a jamais voulu s'enfermer dans un rôle, avançantdans la vie à l'instinct. Il y a deux mois, sa traduction duroman Eloge des voyages insensés de VassiliGolovanov1 a été couronnée « meilleure traduction durusse » par le prix de la Russophonie. Autour d’unetasse de thé au citron et au miel de Sibérie, nous évo-quons la littérature, le Nord, le cinéma, la folie duGoulag et l’âme sibérienne dans un entretien-fleuvequi se déroule tel un paysage sur une pellicule,révélant des baies, des îlots qui en cachent d’autres,nous menant vers le plus beau pays du monde : laKolyma.

Le Courrier de Russie : L’Eloge des voyages insensés futl’une des grandes surprises de l’année dernière en France,tandis qu'en Russie, il fut édité à 1500 exemplaires àcompte d’auteur… Comment l'avez-vous découvert ?Hélène Châtelain : Il y a six ans, j’ai lu un article par-

lant d’un groupe de « géographes métaphysiques »,

comme ils s’appelaient, dont Golovanov faisait partie.

Ils avaient découvert Tchevengour, lieu mythique que

l’on croyait n’exister que dans les pages du roman de

Platonov. J’ai téléphoné, de Paris à Moscou, à l’un des

trois « géographes », pour lui dire combien j’avais

apprécié leur travail. J’étais un peu perdue, je ne savais

pas quoi lui dire, et puis, je ne sais pas pourquoi, j'ai dit

que j’aimais Mallarmé : drôle d'idée pour une première

conversation. Mais il s’est exclamé : « J’ai un volume deMallarmé sur mon bureau, juste devant moi ! » J’avais

prononcé le mot de passe. Plus tard, j’ai fait leur

connaissance, et ils m’ont offert le livre de Vassili. Sans

réfléchir et sans même l'avoir lu, j’ai dit que j'allais le

traduire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Six ans plus

tard, le livre était publié.

LCDR : Golovanov dit que le but de toute expédition est lemot. Or, vous dirigez la collection Slovo, « mot » en russe,aux éditions Verdier… H.C. : Que voulez-vous, je suis une fille du mot ! C’est

une belle coïncidence : les Inuits s’appellent homme et

les Russes s’appellent mot (la racine du mot

slavianin, « slave », est à rapprocher de celle du mot

slovo, « mot », « parole », ndlr). C'est d'ailleurs scan-

daleux que, dans le Petit Robert, on ne cite que l’éty-

mologie latine slave/esclave !

LCDR : Vous revenez d’un périple sibérien long d’unmois. Qu’est-ce qui vous y amenait ?H.C. : Je reviens d’un séminaire sur l’écriture de films

documentaires d’auteur, que nous avons organisé à

Krasnoïarsk avec Christophe Postic, directeur artis-

tique des Etats Generaux du documentaire de Lussas,

et les réalisateurs Emmanuel Parraud et Robin Dimet.

Depuis 1990, j’ai tourné plus de 10 ans en Russie, en

Sibérie particulièrement. Ces quatre dernières années,

je cherche à partager et à travailler avec les gens pour

comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays.

C’est la deuxième rencontre de ce genre que nous

organisons et, cette fois, la qualité des projets était vrai-

ment impressionnante. J’ai été frappée par les jeunes.

J’y ai trouvé une réflexion que je ne rencontre pas à

Moscou, qui est devenue une boîte à échos, un peu

comme Paris.

En Sibérie, il n’y a pratiquement pas d’école de

cinéma ni de « milieu » cinématographique, si l’on

excepte Ekaterinbourg et Perm. Le seul débouché est la

télévision… Notre but est moins de leur apprendre des

techniques que de les pousser à réfléchir sur leur pays et

leur histoire, à créer ce milieu, cet endroit où réfléchir

ensemble. C’est pour ce projet de longue durée que

nous sommes en train de chercher des financements.

LCDR : Vous dites venir de l’émigration russe « nonsomptueuse »…H.C. : Mes parents sont arrivés à Bruxelles à la fin des

années 1930. Ma mère était Ukrainienne, fille de

paysans, et avait réussi le tour de force de faire des

études supérieures en Belgique. Mon père, lui, venait

de l’intelligentsia de Pétersbourg : ma grand-mère était

une Ostrovski, nièce de votre auteur dramatique… A la

maison, nous faisions du théâtre. C’était une émigra-

tion chaleureuse, mais peu nombreuse : on nous

appelait « la colonie », comme une colonie

d’oiseaux… Il y avait deux ou trois petites églises dans

des appartements, les offices interminables étaient

prononcés par des moines barbus un peu effrayants,

mais très fraternels. Ce n’était pas du tout l’église

orthodoxe rutilante comme en

France !

LCDR : Le russe est donc votrelangue maternelle ?H.C. : On parlait russe à la mai-

son. Ma mère travaillait et, ma

soeur et moi, nous étions

promenées par de vieilles dames rus-

ses qui regrettaient amèrement la let-

tre « jat’ » (disparue avec la moderni-

sation de l'alphabet russe décrétée par

les autorités soviétiques en 1917, ndlr).

Mes dictées en comportaient encore ! Je

l’aimais bien, cette lettre qui ne servait à

rien…

Et puis, à un moment, j’en ai eu un

peu assez de « l’âme slave » : je suis

venue étudier à Paris et j’ai

arpenté d’autres trot-

toirs. Je n’ai recom-

mencé à parler

russe que lorsque

sont arrivés les pre-

miers dissidents, dans les

années 1970. Puis, lorsque la

Russie s’est ouverte, j’y suis allée dès

que j’ai pu.

LCDR : Dans les années 1970, vous avez fait des ren-contres magnifiques. Siniavski, Galitch et, plus tard, ledocumentariste Iossif Pasternak. Comment l'avez-vousrencontré ?H.C. : Nous nous sommes rencontrés, avec Iossif, pré-

cisément autour de Galitch. C’était en 1977. J’étais

tombée sur un poème : six canards volent, volent contrele vent, puis cinq, puis quatre, puis… même s'il n’en restequ’un seul c’est qu’ils avaient raison de voler… C’était un

poème sur les camps, d’un certain Galitch. Il habitait à

Paris, à côté de la Maison de la Radio. J’ai sonné, la

porte s’est ouverte, et je me suis retrouvée face à un

seigneur, un homme merveilleux, grand mondain

amoureux des femmes et de la vie… détruit par son

exclusion de l’Union des écrivains. Sa langue est sans

doute l’une de celles qui correspond le mieux au camp.

Lui-même n’y avait jamais mis les pieds, pas même en

prison mais, paradoxalement, par une étrange

empathie, il sait admirablement rendre la réalité noc-

turne du camp… Il est venu avec nous à Avignon où

nous préparions un spectacle. On répétait, et Galitch

était là, il racontait, il chantait… Je crois qu’il était

heureux d’avoir en face de lui un public jeune, dif-

férent... Et on l’a filmé. Puis il est rentré et, en octobre,

il est mort.

J’ai donné ces images à Iossif pour le film qu’il pré-

parait sur Galitch, Le Bannissement (« Izgnanie »).

J’ai continué à travailler avec Iossif et, de film en

film, Arte nous a demandé un documentaire sur le

Goulag.

LCDR : Ce documentaire est aujourd’hui considérécomme l’un des meilleurs sur le sujet, bien que, à sa sor-tie, l’accueil de la communauté russe ait été plutôt mitigé.Qu’est-ce qui le différencie d’autres témoignages ?H.C. : De ne pas avoir fait de tribunal. Plutôt que de

mettre bout à bout des témoignages, je voulais com-

prendre de l’intérieur le mécanisme du Goulag. On ne

voulait pas filmer des gens qui avaient déjà beaucoup

parlé, depuis quarante ans. On est allé voir des gens qui

n’avaient pas bougé. Qui s’étaient fixés à l’emplace-

ment de leur camp. Il y avait déjà tant d’articles, de

livres sur le sujet… Nous cherchions à sortir des sen-

tiers battus.

Ce qu'on oublie souvent, c'est que 65% des zeks2

étaient des paysans, des ouvriers et non des détenus

politiques. Il y a un monument, à Magadan, « Aux

détenus politiques de la Kolyma ». Et les autres ? Que

la Russie fasse crever son peuple, on a, en Occident, le

sentiment que c’est tellement normal que ça n’in-

téresse personne ! En même temps, on considère

comme impardonnable de faire mourir de faim le

poète Mandelstam.

J’ai parlé à des paysans qui avaient été dans les

camps et qui me parlaient des évasions. Pourtant,

quand je leur demandais si eux avaient tenté de fuir, ils

me répondaient : « Où voulez-vous que j’aille ? C’estchez moi, ici ». Que voulez-vous répondre à cela ?

LCDR : Vous dites que la Kolyma existe grâce à desesprits brillants…H.C. : Faire vivre la Kolyma en région autonome –

avec des théâtres, des écoles, des serres –, telle qu’elle

est devenue après la fermeture des camps, est un

exploit. Ceux qui dirigeaient les camps étaient souvent

des gens sur lesquels pesait la menace d’être arrêtés, et

c o n d a m n é s .

On demandait, par exem-

ple, à un géologue « ennemi du peuple » d’organiser

l’extraction du pétrole en Sibérie : c’était ça ou la

mort ! Or, c’était précisément son travail. Et, parce

qu’ils n’avaient pas le choix, ces gens ont accompli des

miracles technologiques. C’était un système in-

croyablement pervers fondé sur la « toufta », le men-

songe.

A Vorkuta, j’ai rencontré le fils d’un chef de camp,

fait prisonnier par les Allemands, devenu de ce fait

« traître à la patrie » et envoyé en camp. Son père avait

réussi à le protéger en le faisant venir dans le camp qu’il

dirigeait. Il m’a raconté un soir que, lorsque les zeks

arrivaient de la zone le matin, ils enlevaient leurs hail-

lons, enfilaient des blouses blanches et travaillaient

dans des labos. Et, me disait-il, c’étaient des gens

extrêmement compétents, des scientifiques qui avaient

à la fois une conscience politique très forte ! Je lui ai dit

qu’il fallait en parler, ne serait-ce que par respect pour

ces gens. Mais il n’a jamais voulu que je le filme : « Sije dis ça, on va croire que je défends le Goulag ».

LCDR : Et vous, vous ne le défendez pas, le Goulag ?H.C. : Le Goulag, c’est une immense folie. Chalamov

écrit : « Ce n’est pas le produit d’un quelconque esprit dumal, c’est une entreprise pédagogique fondée sur la puni-tion et la récompense et qui s’est mis en place progressive-ment. » Quand on voit Vorkuta, on se dit que l’humain

est vraiment fou. Ce sont des endroits où l’on ne peut

vivre qu’en nomade – en hiver, il faut laisser cette terre

aux oies, et au vent – comme ce fut le cas pendant des

millénaires ! La toundra bouge sans cesse, à chaque

printemps. Construire un chemin de fer dans ces

conditions, surtout quand on pense à ces miséreux qui

le faisaient les mains nues, le ventre vide et crevant de

froid… Ce n’était même pas la peine de les frapper, ils

mouraient tous seuls… C’est monstrueux. Tout ça

parce qu’il y avait des mines de charbon à creuser, pour

des raisons économiques… Maintenant, le charbon,

personne ne sait plus quoi en faire. L’Occident a

colonisé d'autres peuples, au-delà de ses mers, la

Russie exploite les siens… J’ ai demandé au directeur

du Musée de l’or à Magadan si les mines d’or d’Afrique

du Sud avaient coûté plus ou moins cher que celles de

la Kolyma. Il m’a répondu : « Personne ne pourra vousle dire… ». Personne ne sait ce qu’ont coûté les grands

camps du Nord, ni en or, ni en vies.

LCDR : Qu’est-ce que ce travail sur le Goulag vous aappris sur la Sibérie ?H.C. : La Kolyma est d’une beauté indicible, immé-

moriale… Mais c’est une beauté qui ignore l’homme.

Ce paysage existe depuis des millénaires. Les camps

ont duré cinquante ans. Cinquante années de souf-

frances, de cynisme, de détresse, de lâcheté aussi. Et,

pour certains, d’un courage surhumain. Une mise à

l’épreuve de la résistance du « matériau humain »,

menée sur des hommes par des hommes. Si vous parlez

à d’anciens zeks, si vous passez une nuit entière à dis-

cuter avec eux en buvant du thé ou autre chose, à

l’aube, demandez-leur : « C’est quoi, la Kolyma ? ». Ils

vous répondront : « C’est le plus beau pays du monde ».

Propos recueillis par Daria Moudrolioubova

1 Voir chronique littéraire dans le Courrier de Russie n°128.

2 Diminutif du terme russe zaklioutchionnyie: « prisonniers », « détenus ».

Hélène Châtelain, cinéaste et traductrice d'origine russe, explique le Goulag

Evguenia Stafeeva; [email protected]

77 aavvrriill

— Mais qui es-tu donc à la fin ?— Je suis une part de cette force qui,

toujours, veut le mal et, toujours, fait le bien.

Boris Iokhananov travaille, depuis dix

ans, sur le Faust, de Goethe. Et il

présente enfin, à Moscou, les travaux de

son « Laboratoire des structures de Jeu ».

Cet immense classique de la littérature

est revisité dans un spectacle éminem-

ment contemporain, mettant en scène

une pièce, un résultat, autant que le

processus de sa réalisation. Sur des par-

titions de Rimsky-Korsakov,

Rachmaninov, Haendel, des poèmes de

Pouchkine ou des compositions de

Messian... ce n’est plus un cap, mais une

péninsule ! En route, donc, pour cette

première et voyage sans fin...

Avec le soutien de l’Institut Goethe. Chkoladramatitcheskogo iskousstva, 20h.

1100 eett 1111 aavvrriill

Dans le cadre des Journées de la

Francophonie 2009, à l’initiative, entre

autres, du centre culturel français et avec

le soutien de la BSGV, Moscou et Saint-

Pétersbourg fêtent cette année le

cinquième anniversaire du festival « Le

Jazz ». Au programme, David

Reinhardt, petit-fils de Django, à la tête

de son quartet. On les espère à la hauteur

de l’héritage familial. Le trio Kora Jazz

réinvente l’Afrique mandingue à coups

de percussions et piano jazz. Le lende-

main, Stefano Di Battista, amoureux,

avec Monk, de la liberté et de la prise de

risque, s’inscrivant dans la tradition du

label Blue Note, fera chanter son saxo-

phone, avant la rencontre au sommet

entre deux grands de la scène jazz

européenne : Michel Portal (clarinette)

et Jacky Terrasson (piano). Deux soirées,

entre tradition et improvisation, placées

sous le signe de la qualité.

A partir de 21h, au club 16 Tons et à lasalle Mir.

1177 aavvrriill

On ne présente plus la Nuit des

Publivores de Jean-Marie Boursicot.

On se contente d’accueillir à Moscou

la première de cet événement interna-

tional présentant, dans l’espace d’une

nuit, 400 productions de tous les con-

tinents. Profitez, à l’écran, du

meilleur de la pub et des stars holly-

woodiennes, accueilli par les char-

mantes petites queues de lapin des

légendaires hôtesses PlayBoy sur les

sons, venus des profondeurs, du théa-

tre de percussions Hammers. Et

détendez-vous...

A partir de 22h, au cinéma Oktiabr