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collection of political essays by tiqqun

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Anéantirle néant !

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Tout a failli,vive le communisme!

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Sommaire

Ceci n’est pas un programme — 9

Échographie d’une puissance — 119

L’hypothèse cybernétique — 223

Thèses sur la communauté terrible — 343

Ces quatre textes ont paru dans Tiqqun 2, organe deliaison au sein du Parti Imaginaire, en octobre 2001.

© La Fabrique éditions, 2009 Conception graphique :Jérôme Saint-Loubert BiéRévision du manuscrit et maquette : Alexandre MouawadImpression : Floch, MayenneISBN : 978-2-913372-99-3

La Fabrique éditions64, rue Rébeval75019 [email protected] : Harmonia Mundiwww.lafabrique.fr

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Ceci n’est pas un programme

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Redéfinir la conflictualité historique !

Je ne crois pas que les simples gens pensentqu’existe, à brève échéance, le risque d’une

dissociation rapide et violente de l’État, et d’uneguerre civile ouverte. Ce qui fait plutôt son chemin,

c’est l’idée d’une guerre civile latente pour employerune formule journalistique, d’une guerre civile de

position qui ôterait toute légitimité à l’État.

Terrorisme et démocratie,ouvrage collectif, Éditions sociales, 1978

Ànouveau l’expérimentation, à l’aveugle, sans pro-tocole ou presque. Si peu nous a été transmis ;

c’en pourrait être une chance. À nouveau l’actiondirecte, la destruction sans phrase, l’affrontementbrut, refus de toute médiation: ceux qui ne veulentpas comprendre n’obtiendront de nous aucune expli-cation. À nouveau le désir, le plan de consistance detout ce qui avait été refoulé par plusieurs décenniesde contre-révolution. À nouveau tout cela, l’autono-mie, le punk, l’orgie, l’émeute, mais sous un jourinédit, mûri, pensé, débarrassé des chicanes dunouveau.

À force d’arrogance, d’opérations de «policeinternationale», de communiqués de victoire

permanente, un monde qui se présentait comme leseul possible, comme le couronnement de la civilisa-tion, a su se rendre violemment détestable. Unmonde qui croyait avoir fait le vide autour de soidécouvre le mal dans ses entrailles, parmi sesenfants. Un monde qui a célébré un vulgaire change-ment d’année comme un changement de millénaire

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que c’est de la positivité d’un commun que dépendl’impact d’une négation, que c’est notre façon de dire« je» qui détermine la force de notre façon de dire«non». On s’étonne, souvent, de la rupture de toutetransmission historique, du fait que depuis bien cin-quante ans aucun «parent» ne soit plus capable deraconter sa vie à «ses» enfants, d’en faire un récitqui ne soit pas un discontinuum perlé d’anecdotesdérisoires. Ce qui s’est perdu, en fait, c’est la capacitéd’établir un rapport communicable entre notre his-toire et l’Histoire. Au fond de tout cela, il y a lacroyance qu’en renonçant à toute existence singuliè-re, en abdiquant tout destin, on gagnerait un peu depaix. Les Bloom ont cru qu’il suffisait de déserter lechamp de bataille pour que la guerre cesse. Mais iln’en a rien été. La guerre n’a pas cessé et ceux quirefusaient de l’assumer se trouvent seulement unpeu plus désarmés, un peu plus défigurés, à présent,que les autres. Tout l’énorme magma de ressenti-ment qui bouillonne aujourd’hui dans les entraillesdes Bloom, et qui jaillit en un désir à jamais inassouvide voir les têtes tomber, de trouver des coupables,d’obtenir une espèce de repentance généralisée pourtoute l’histoire passée, sourd de là. Nous avonsbesoin d’une redéfinition de la conflictualité histo-rique, non intellectuellement : vitalement.

J e dis redéfinition parce qu’une définition de laconflictualité historique nous précède, à laquelle

se rapportait tout destin dans la période pré-impé-riale : la lutte des classes. Cette définition n’opèreplus. Elle condamne à la perclusion, à la mauvaisefoi et au bavardage. Nulle guerre ne peut plus êtrelivrée, aucune vie vécue dans ce corset d’un autreâge. Pour poursuivre la lutte, aujourd’hui, il fautbazarder la notion de classe et avec elle tout son cor-tège d’origines certifiées, de sociologismes rassurants,

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Ceci n’est pas un programme

commence à craindre pour son millénium. Un mondequi s’est durablement placé sous le signe de la catas-trophe réalise à contrecœur que l’effondrement du« bloc socialiste » n’augurait pas de son triomphe,mais de l’inéluctabilité de son propre effondre-ment. Un monde qui s’est empiffré aux sons de lafin de l’Histoire, du siècle américain et de l’échecdu communisme va devoir payer sa légèreté.

D ans cette conjoncture paradoxale, ce monde,c’est-à-dire, au fond, sa police, se recompose un

ennemi à sa mesure, folklorique. Il parle de BlackBloc, de «cirque anarchiste itinérant», d’une vasteconspiration contre la civilisation. Il fait songer àl’Allemagne que décrit Von Salomon dans LesRéprouvés, hantée par le fantasme d’une organisa-tion secrète, l’O. C., «qui se répand comme un nuagechargé de gaz» et à qui l’ON attribue tous les éblouis-sements d’une réalité livrée à la guerre civile. «Uneconscience coupable cherche à conjurer la force quila menace. Elle se crée un épouvantail contre lequelelle peut pester à son aise et elle croit ainsi assurersa sécurité», n’est-ce pas?

E n dehors des élucubrations convenues de la poli-ce impériale, il n’y a pas de lisibilité stratégique

des événements en cours. Il n’y a pas de lisibilité stra-tégique des événements en cours parce que cela sup-poserait la constitution d’un commun, d’un communminimal entre nous. Et ça, un commun, ça effraietout le monde, ça fait reculer le Bloom, ça provoquesueur et stupeur parce que ça ramène de l’univocitéjusqu’au cœur de nos vies suspendues. En tout, nousavons pris l’habitude des contrats. Nous avons fuitout ce qui ressemblait à un pacte, parce qu’un pacte,ça ne se résilie pas ; ça se respecte ou ça se trahit. Etc’est ça, au fond, qui est le plus dur à comprendre:

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guerre civile parmi nous. Parce que la plus redoutableruse de l’Empire est d’amalgamer en un grandrepoussoir – celui de la «barbarie», des «sectes», du«terrorisme» voire des «extrémismes opposés» –tout ce qui s’oppose à lui, lutter contre lui passe cen-tralement par le fait de ne jamais laisser confondre lesfractions conservatrices du Parti Imaginaire – mili-ciens libertariens, anarchistes de droite, fascistesinsurrectionnels, djihadistes qotbistes, partisans de lacivilisation paysanne – avec ses fractions révolu-tionnaires-expérimentales. Construire le Parti ne sepose plus, donc, en termes d’organisation, mais entermes de circulation. C’est-à-dire que s’il y a encoreun «problème de l’organisation», c’est celui d’organi-ser la circulation au sein du Parti. Car seules l’intensi-fication et l’élaboration des rencontres entre nouspeuvent contribuer au processus de polarisationéthique, à la construction du Parti.

I l est certain que la passion de l’Histoire est engénéral le partage de corps incapables de vivre le

présent. Pour autant, je ne juge pas hors de proposde revenir sur les apories du cycle de lutte initié audébut des années soixante, maintenant qu’un autres’ouvre. Dans les pages qui suivent, de nombreusesréférences seront faites à l’Italie des années soixante-dix ; le choix n’est pas arbitraire. Si je ne craignais dedevenir un peu long, je montrerais sans peine com-ment ce qui était là en jeu sous la forme la plus nue etla plus brutale le demeure en grande partie pournous, quoique sous des latitudes pour l’heure moinsextrêmes. Guattari écrivait en 1978: «Plutôt que deconsidérer l’Italie comme un cas à part, attachantmais tout compte fait aberrant, ne devrions-nous pas,en effet, chercher à éclairer les autres situationssociales, politiques et économiques, plus stables enapparence, procédant d’un pouvoir étatique mieux

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Ceci n’est pas un programme

de prothèses d’identité. La notion de classe, à présent,n’est plus bonne qu’à ménager le petit bain de névro-se, de séparation et de procès continuel dont ON sedélecte si morbidement, en France, dans tous lesmilieux et depuis si longtemps. La conflictualité histo-rique n’oppose plus deux gros tas molaires, deuxclasses, les exploités et les exploiteurs, les dominantset les dominés, les dirigeants et les exécutants, entrelesquels, dans chaque cas individuel, il serait pos-sible de trancher. La ligne de front qui ne passe plusau beau milieu de la société passe désormais aubeau milieu de chacun, entre ce qui fait de lui uncitoyen, ses prédicats, et le reste. Aussi bien, c’estdans chaque milieu que se livre la guerre entre lasocialisation impériale et ce qui d’ores et déjà luiéchappe. Un processus révolutionnaire peut êtreenclenché à partir de n’importe quel point du tissubiopolitique, à partir de n’importe quelle situationsingulière, en accusant jusqu’à la rupture la ligne defuite qui la traverse. Dans la mesure où de tels pro-cessus, de telles ruptures surviennent, il y a un plande consistance qui leur est commun, celui de la sub-version anti-impériale. «Ce qui fait la généralité de lalutte, c’est le système même du pouvoir, toutes lesformes d’exercice et d’application du pouvoir». Ceplan de consistance, nous l’avons appelé le PartiImaginaire, pour que dans son nom même soit exposél’artifice de sa représentation nominale et a fortioripolitique. Comme tout plan de consistance, le PartiImaginaire est à la fois déjà là et à construire.Construire le Parti, désormais, ne veut plus direconstruire l’organisation totale au sein de laquelletoutes les différences éthiques pourraient être misesentre parenthèses, en vue de la lutte; construire leParti, désormais, veut dire établir les formes-de-viedans leur différence, intensifier, complexifier les rap-ports entre elles, élaborer le plus finement possible la

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S’extraire de la macération française !

Nous qui provisoirement opérons en France,n’avons pas la vie facile. Il serait absurde de nier

que les conditions dans lesquelles nous menons notreaffaire sont déterminées, et même salement détermi-nées. Outre le fanatisme de la séparation qu’a impriméaux corps une éducation d’État souveraine et qui faitde l’école l’inavouable utopie plantée dans tous lescrânes français, il y a cette méfiance, cette poisseuseméfiance à l’égard de la vie, à l’égard de tout ce quiexiste sans s’en excuser. Et le retrait du monde – dansl’art, la philosophie, la bonne chère, le chez-soi, la spi-ritualité ou la critique – comme ligne de fuite exclusiveet impraticable dont se nourrit l’épaississement desflux de macération locale. Retrait ombilical qui appellel’omniprésence de l’État français, ce maître despo-tique qui semble gouverner ici jusqu’à sa contestationdorénavant «citoyenne». Ainsi va la grande saraban-de des cervelles françaises, frileuses, percluses et tor-dues, qui n’en finissent plus de tourner au-dedansd’elles-mêmes, à chaque seconde plus menacéesqu’elles sont que quelque chose vienne les sortir deleur malheur complaisant.

P resque partout dans le monde, les corps débilitésont quelque icône historique du ressentiment à

quoi se raccrocher, quelque fier mouvement fascistoï-de qui aura repeint en grand style le blason de la

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assuré, à travers la lecture des tensions qui tra-vaillent aujourd’hui ce pays? » L’Italie des annéessoixante-dix est encore, dans tous ses aspects, lemoment insurrectionnel le plus proche de nous. C’estde là que nous devons partir, non pour faire l’histoired’un mouvement passé, mais pour affûter les armesde la guerre en cours.

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Mai rampant contre Mai triomphant !

77 n’a pas été comme 68. 68 a été contestataire, 77a été radicalement alternatif. Pour cette raison, la

version «officielle» présente 68 comme le bon et 77comme le méchant ; en fait, 68 a été récupéré alors

que 77 a été anéanti. Pour cette raison, 77 nepourra jamais, à la différence de 68, être un objet

de célébration facile.

Nanni Balestrini, Primo Moroni,L’orda d’oro

La nouvelle d’une situation insurrectionnelle enItalie, situation qui dura plus de dix ans et à

laquelle ON ne put mettre un terme qu’en arrêtant enune nuit plus de 4000 personnes, menaça à plusieursreprises de parvenir jusqu’en France dans les annéessoixante-dix. Il y eut d’abord les grèves sauvages del’Automne Chaud (1969) que l’Empire vainquit par lemassacre à la bombe de Piazza Fontana. LesFrançais, chez qui «la classe ouvrière [ne] saisit desmains fragiles des étudiants le drapeau rouge de larévolution prolétarienne» que pour signer les accordsde Grenelle, ne purent alors croire qu’un mouvementparti des universités ait pu mûrir jusqu’à atteindre lesusines. Avec toute l’amertume de leur rapport abstraità la classe ouvrière, ils se sentaient piqués au vif ; leurMai en aurait terni. Aussi donnèrent-ils à la situationitalienne le nom de «Mai rampant».

D ix ans plus tard, alors que l’ON en était déjà àcélébrer la mémoire de l’événement printanier

et que ses éléments les plus déterminés s’étaient gen-timent intégrés aux institutions républicaines, denouveaux échos parvinrent d’Italie. C’était plusconfus, à la fois parce que les cervelles françaises

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réaction. Rien de tel en France. Le conservatisme fran-çais n’a jamais eu de style. Il n’en a jamais eu parceque c’est un conservatisme bourgeois, un conservatis-me de l’estomac. Qu’il se soit élevé, à force, au rang deréflexivité maladive n’y change rien. Ce n’est pasl’amour d’un monde en voie de liquidation qui l’animemais la terreur de l’expérimentation, de la vie, de l’ex-périmentation-vie. Ce conservatisme-là, en tant quesubstrat éthique des corps spécifiquement français,prime toute espèce de position politique, toute espècede discours. C’est lui qui établit la continuité existen-tielle, secrète autant qu’évidente, qui scelle l’apparte-nance de Bové, du bourgeois du XVIIe arrondissement,du scribouillard de l’Encyclopédie des Nuisances et dunotable de province au même parti. Il importe peu,ensuite, que les corps en question trouvent ou non àémettre des réserves quant à l’ordre existant; on voitbien que c’est la même passion des racines, desarbres, de la soue et des villages qui se prononceaujourd’hui contre la spéculation financière mondiale,et qui réprimera demain le moindre mouvement dedéterritorialisation révolutionnaire. C’est partout lamême odeur de merde qu’exhalent des bouches qui nesavent parler qu’au nom de l’estomac.

C ertainement que la France ne serait pas la patriedu citoyennisme mondial – il est à craindre que

dans un avenir proche Le Monde diplomatique ne soittraduit en plus de langues que Le Capital –, l’épicentreridicule d’une contestation phobique qui prétenddéfier le Marché au nom de l’État, si l’ON n’y était par-venu à se rendre à ce point imperméable à tout ce dontnous sommes politiquement contemporains, et notam-ment à l’Italie des années soixante-dix. De Paris àPorto Alegre, c’est de cette lubie bloomesque de quit-ter le monde historique que témoigne, pays par pays,l’expansion désormais mondiale d’ATTAC.

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rien passé en Italie. Juste quelques désespérésmanipulés par l’État qui, pour terroriser la popula-tion, ont enlevé des hommes politiques et tuéquelques magistrats. Rien de notable, vous le voyezbien.» Ainsi, grâce à l’intervention avisée de GuyDebord, ne sut-on jamais de ce côté-ci des Alpesqu’il s’était passé quelque chose en Italie dans lesannées soixante-dix. Toutes les lumières françaisesà ce sujet se réduisirent donc jusqu’à aujourd’hui àdes spéculations platoniques sur la manipulation desBR par tel ou tel service de l’État et le massacre dePiazza Fontana. Si Debord fut un passeur exécrablepour ce que la situation italienne contenait d’explosif,il introduisit en revanche en France le sport favori dujournalisme italien : la rétrologie. Par rétrologie –discipline dont l’axiome primordial pourrait être « lavérité est ailleurs» –, les Italiens désignent ce jeu demiroirs paranoïaque auquel s’adonne celui qui nepeut plus croire en aucun événement, en aucun phé-nomène vital et qui doit constamment, de ce fait,c’est-à-dire du fait de sa maladie, supposer quel-qu’un derrière ce qui arrive – la loge P2, la CIA, leMossad ou lui-même. Le gagnant sera celui qui aurafourni à ses petits camarades les plus solides raisonsde douter de la réalité.

O n comprend mieux en vertu de quoi les Françaisparlent, pour l’Italie, d’un «mai rampant».

C’est qu’eux ils ont le Mai fier, public, d’État.

Mai 68, à Paris, a pu rester comme le symbole del’antagonisme politique mondial des années

soixante-soixante-dix, dans la mesure exacte où laréalité de celui-ci était ailleurs.

Aucun effort, cependant, ne fut ménagé pour trans-mettre aux Français un peu de l’insurrection

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Ceci n’est pas un programme

pacifiées ne comprenaient déjà plus grand’chose à laguerre dans laquelle elles étaient pourtant engagées,et aussi parce que des rumeurs contradictoires par-laient tantôt de prisonniers en révolte, tantôt decontre-culture armée, tantôt de Brigades Rouges(BR), et d’autres choses un peu trop physiques pourqu’ON ait en France coutume de les comprendre. ON

tendit un peu l’oreille, par curiosité, puis ON s’enretourna à ses menues insignifiances en se disantque décidément, ils étaient bien naïfs ces Italiens quicontinuaient à se révolter quand nous en étions déjàaux commémorations. ON se rassit donc dans ladénonciation du goulag, des «crimes du commu-nisme» et autres délices de la «nouvelle philo-sophie». ON s’évita ainsi de voir que l’on se révoltaitalors en Italie contre ce que Mai 68 était, parexemple, devenu en France – saisir que le mouve-ment italien «mettait en cause les profs qui se glori-fiaient d’un passé soixante-huitard parce qu’ilsétaient en réalité les plus féroces champions de lanormalisation sociale-démocrate» (Tutto Città 77)eut certes procuré aux Français un désagréable sen-timent d’histoire immédiate. L’honneur sauf, ON

confirma donc la certitude du «mai rampant» grâceà quoi l’ON remisa parmi les articles d’une autre sai-son ce mouvement de 77 dont tout est à venir.

K ojève, qui n’avait pas son pareil pour saisir levif, enterra le Mai français d’une jolie formule.

Quelques jours avant de succomber à une crise car-diaque dans une réunion de l’OCDE, il avait déclaréau sujet des «événements» : « Il n’y a pas eu demort. Il ne s’est rien passé.» Il en fallut un peu plus,naturellement, pour enterrer le mai rampant italien.Un autre hégélien surgit alors, qui s’était acquis uncrédit non moindre que le premier, mais pard’autres moyens. Il dit : «Écoutez, écoutez, il ne s’est

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Parti imaginaire et mouvement ouvrier

Ce qui était en train de se passer à ce moment étaitclair : le syndicat et le PCI te tombaient dessus

comme la police, comme les fascistes. À ce momentil était clair qu’il y avait une rupture irrémédiable

entre eux et nous. Il était clair à partir de cetinstant que le PCI n’aurait plus droit à la parole

dans le mouvement.

Un témoin des affrontements du 17 février 1977devant l’Université de Rome, cité in L’orda d’oro

Dans son dernier livre, Mario Tronti constate que«le mouvement ouvrier n’a pas été vaincu par le

capitalisme; le mouvement ouvrier a été vaincu par ladémocratie». Mais la démocratie n’a pas vaincu lemouvement ouvrier comme une créature étrangère àlui : elle l’a vaincu comme sa limite interne. La classeouvrière n’a été que passagèrement le siège privilégiédu prolétariat, du prolétariat en tant que «classe de lasociété civile qui n’est pas une classe de la société civi-le», en tant qu’«ordre qui est la dissolution de tous lesordres» (Marx). Dès l’entre-deux-guerres, le proléta-riat commence à déborder franchement la classeouvrière, au point que les fractions les plus avancéesdu Parti Imaginaire commencent à reconnaître enelle, dans son travaillisme fondamental, dans ses sup-posées «valeurs», dans sa satisfaction classiste de soi,bref : dans son être-de-classe homologue à celui de labourgeoisie, son plus redoutable ennemi, et le pluspuissant vecteur d’intégration à la société du Capital.Le Parti Imaginaire sera dès lors la forme d’appari-tion du prolétariat.

D ans tous les pays occidentaux, 68 marque larencontre et le heurt entre le vieux mouvement

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italienne; il y eut Mille plateaux et La Révolution molé-culaire, il y eut l’Autonomie et le mouvement dessquatts, mais rien qui fût assez puissamment armépour percer la muraille de mensonges de l’esprit fran-çais. Rien que l’ON ne puisse feindre de ne pas avoir vu.À la place, ON préférera bavarder de La République, deL’École et de La Sécurité Sociale, de La Culture, de LaModernité et du Lien Social, du Malaise-des-banlieues,de La Philosophie et du Service Public. Et c’est encorede cela que l’ON bavarde à l’heure où les servicesimpériaux ressuscitent en Italie la «stratégie de latension». Décidément, il manque un éléphant danscette verrerie. Quelqu’un qui pose un peu grossière-ment et une bonne fois pour toutes les évidences surlesquelles tout le monde est assis ; au risque de fra-casser quelque peu cet échafaudage idéal.

J e veux parler ici, entre autres, aux «camarades»,à ceux dont je sais partager le parti. J’en ai un

peu marre de la confortable arriération théorique del’ultra-gauche française. J’en ai marre d’entendredepuis des décennies les mêmes faux débats d’unsous-marxisme rhétorique: spontanéité ou organisa-tion, communisme ou anarchisme, communauté hu-maine ou individualité rebelle. Il y a encore desbordiguistes, des maoïstes et des conseillistes enFrance. Sans mentionner les périodiques revivalstrotskistes et le folklore situationniste.

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qui jusque-là avait fait long feu, finit par partir, vers1973, pour donner naissance au premier soulève-ment d’envergure du Parti Imaginaire dans unezone-clef de l’Empire : le mouvement de 77.

L e mouvement ouvrier a été vaincu par la démo-cratie, c’est-à-dire que rien de ce qui est issu de

cette tradition n’est en mesure d’affronter la nouvelleconfiguration des hostilités. Au contraire. Quandl’hostis n’est plus une portion de la société – la bour-geoisie –, mais la société en tant que telle, en tantque pouvoir, et que donc nous nous trouvons lutternon contre des tyrannies classiques, mais contre desdémocraties biopolitiques, nous savons que toutesles armes comme toutes les stratégies sont à réin-venter. L’hostis s’appelle l’Empire, et pour lui noussommes le Parti Imaginaire.

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Ceci n’est pas un programme

ouvrier, fondamentalement socialiste et sénescent, etles premières fractions constituées du Parti Ima-ginaire. Lorsque deux corps se heurtent, la directionrésultant de leur rencontre dépend de l’inertie et de lamasse de chacun d’eux. Il en alla de même alors, danschaque pays. Là où le mouvement ouvrier était encorepuissant, comme en Italie et en France, les mincesdétachements du Parti Imaginaire se coulèrent dansses formes mitées, en singèrent aussi bien le langageque les méthodes. On assista ainsi à la renaissancede pratiques militantes du type «Troisième Inter-nationale» ; ce fut l’hystérie groupusculaire et laneutralisation dans l’abstraction politique. Ce futdonc le bref triomphe du maoïsme et du trotskismeen France (GP, PC-MLF, UJC-ML, JCR, Parti desTravailleurs, etc.), des partitini (Lotta Continua,Avanguardia Operaia, MLS, Potere Operaio, Mani-festo) et autres groupes extraparlementaires enItalie. Là où le mouvement ouvrier avait depuis long-temps été liquidé, comme aux États-Unis ou enAllemagne, il y eut un passage immédiat de la révol-te étudiante à la lutte armée, passage où l’assomp-tion de pratiques et de tactiques propres au PartiImaginaire fut souvent masquée par un vernis derhétorique socialiste voire tiers-mondiste. Ce fut, enAllemagne, le mouvement du 2 juin, la Rote ArmeeFraktion (RAF) ou les Rote Zellen, et aux États-Unis,le Black Panther Party, les Weathermen, les Diggersou la Manson Family, emblème d’un prodigieuxmouvement de désertion intérieure.

L e propre de l’Italie, dans ce contexte, c’est que leParti Imaginaire, ayant massivement conflué

dans les structures à caractère socialiste des partitini,trouva encore la force de les faire exploser. Quatreans après que 68 eût manifesté la «crise d’hégémo-nie du mouvement ouvrier» (R. Rossanda), la balle

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Écraser le socialisme !

Vous n’êtes pas du Château ; vous n’êtes pas du village ; vous n’êtes rien.

Franz Kafka,Le Château

L’élément révolutionnaire est le prolétariat, laplèbe. Le prolétariat n’est pas une classe.

Comme le savaient encore les Allemands du siècledernier, es gibt Pöbel in allen Ständen, il y a de laplèbe dans toutes les classes. «La pauvreté en elle-même ne fait appartenir personne à la plèbe; celle-cin’est déterminée en tant que telle que par la mentalitéqui se rattache à la pauvreté, par la révolte intérieurecontre les riches, contre la société, le gouverne-ment, etc. À quoi se rattache encore le fait que l’hom-me assigné à la contingence devient à la fois léger etrebelle au travail, comme le sont, par exemple, lesLazzaroni à Naples.» (Hegel, Principes de la philoso-phie du Droit, additif au § 24.) Chaque fois qu’il atenté de se définir comme classe, le prolétariat s’estvidé de lui-même, il a pris modèle sur la classe domi-nante, la bourgeoisie. En tant que non-classe, le pro-létariat ne s’oppose pas à la bourgeoisie, mais à lapetite-bourgeoisie. Tandis que le petit-bourgeois croitpouvoir tirer son épingle du jeu social, est persuadéqu’il finira bien par s’en sortir individuellement, leprolétaire sait que son propre destin est suspendu àsa coopération avec les siens, qu’il a besoin d’euxpour persister dans l’être, bref : que son existenceindividuelle est d’emblée collective. En d’autrestermes: le prolétaire est celui qui s’éprouve commeforme-de-vie. Il est communiste, ou n’est rien.

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de la politique institutionnelle, tous ceux qui n’y sontpas représentés : les sans-papiers, les jeunes, les tra-vailleurs précaires, les drogués, les chômeurs, lesexclus. Ce que nous voulons, c’est donner une repré-sentation à ces gens qui n’en ont pas.» Le mouve-ment social d’aujourd’hui, avec ses néosyndicalistes,ses militants informels, ses porte-parole spectacu-laires, son stalinisme nébuleux et ses micropoliti-ciens, est en cela l’héritier du mouvement ouvrier : ilmarchande avec les organes conservateurs duCapital l’intégration des prolétaires au processus devalorisation réformé. En échange d’une reconnais-sance institutionnelle incertaine – incertaine en vertude l’impossibilité logique de représenter le non-représentable, le prolétariat –, le mouvement ouvrierpuis social s’est engagé à garantir au Capital la paixsociale. Quand une de ses égéries désertiques, SusanGeorge, dénonce après Göteborg ces «casseurs»dont les méthodes «sont aussi antidémocratiquesque les institutions qu’ils prétendent contester»,quand à Gênes les Tute bianche livrent aux flics deséléments supposés des introuvables «Black Bloc» –qu’ils diffament paradoxalement comme étant infil-trés par la même police –, les représentants du mou-vement social ne manquent jamais de me rappeler laréaction du parti ouvrier italien confronté au mouve-ment de 77. «Les masses populaires – lit-on dans lerapport présenté par Paolo Bufalini le 18 avril 1978au Comité central du PCI –, tous les citoyens aux sen-timents démocratiques et civiques poursuivront leursefforts pour apporter une précieuse contribution auxforces de l’ordre, aux agents et aux militaires enga-gés dans la lutte contre le terrorisme. Leur contribu-tion la plus importante, c’est l’isolement politique etmoral des brigatisti rouges, de leurs sympathisants etde leurs supporters, pour leur retirer tout alibi, toutecollaboration extérieure, tout point d’appui. Envers

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D ans chaque époque se redéfinit la forme d’appa-rition du prolétariat, en fonction de la configura-

tion générale des hostilités. La plus regrettableconfusion à ce sujet concerne la «classe ouvrière».En tant que telle, la classe ouvrière a toujours étéhostile au mouvement révolutionnaire, au commu-nisme. Elle ne fut pas socialiste par hasard, elle le futpar essence. Si l’on en excepte les éléments plé-béiens, c’est-à-dire précisément ce qu’il ne pouvaitpas reconnaître comme ouvrier, le mouvementouvrier coïncida tout au long de son existence avec lafraction progressiste du capitalisme. De février 1848jusqu’aux utopies autogestionnaires des annéessoixante-dix en passant par la Commune, il n’ajamais revendiqué, pour ses éléments les plus radi-caux, que le droit des prolétaires à gérer eux-mêmesle Capital. Dans les faits, il n’a jamais travaillé qu’àl’élargissement et l’approfondissement de la basehumaine du Capital. Les régimes dits «socialistes»réalisèrent bel et bien son programme: l’intégrationde tous au rapport capitaliste de production et l’inser-tion de chacun dans le processus de valorisation.Leur effondrement, en retour, n’aura fait qu’attesterl’impossibilité du programme capitaliste total. C’estdonc par les luttes sociales et non contre elles que leCapital s’est installé au cœur de l’humanité, quecelle-ci se l’est effectivement réapproprié jusqu’àdevenir à proprement parler le peuple du Capital. Lemouvement ouvrier fut donc essentiellement un mou-vement social, et c’est comme tel qu’il se survit. Enmai 2001, un petit-chef des Tute bianche italiennesvenait expliquer aux jeunes abrutis de «Socialismepar en bas» comment devenir un interlocuteur cré-dible du pouvoir, comment rentrer par la fenêtredans le sale jeu de la politique classique. Il expliquaitainsi la «démarche» des Tute bianche : «Pour nous,les Tute bianche symbolisent tous les sujets absents

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cycle de lutte commence à s’essouffler à l’échellemondiale. Il devient urgent pour le PCI de monnayerau plus vite une capacité sociale de nuisance enchute libre. En outre, la leçon chilienne – un partisocialiste dont l’accession au pouvoir se solde à brefdélai par un putsch impérial télécommandé – tend àle dissuader d’atteindre seul à l’hégémonie politique.C’est alors que le PCI élabore la ligne du compromishistorique. Avec le ralliement du parti ouvrier auparti de l’ordre et la clôture subséquente de la sphè-re de la représentation, toute médiation politique sedérobe. Le Mouvement se retrouve seul avec lui-même, contraint d’élaborer sa propre position au-delà d’un point de vue de classe ; les groupesextraparlementaires et leur phraséologie sont bruta-lement désertés ; sous l’effet paradoxal du motd’ordre de «des/agregazione» le Parti Imaginairecommence à se former en plan de consistance. Faceà lui, à chaque nouvelle étape du processus révolu-tionnaire, c’est logiquement le PCI qu’il rencontreracomme le plus résolu de ses adversaires. Les affron-tements les plus durs du mouvement de 77, que cesoient ceux de Bologne ou ceux de l’université deRome entre les autonomes et les Indiens Métro-politains d’un côté, et le service d’ordre de LucianoLama, le leader de la CGIL, et la police de l’autre,mettront le Parti Imaginaire aux prises avec le partiouvrier ; et plus tard, ce seront naturellement des«magistrats rouges» qui lanceront l’offensive judi-ciaire «anti-terroriste» de 1979-1980 et sa suite derafles. L’origine du discours citoyen qui péroreactuellement en France, c’est là qu’il faut la cher-cher et sa fonction stratégique offensive, c’est dansce contexte qu’il faut l’apprécier. « Il est tout à faitclair – écrivent alors des membres du PCI – que lesterroristes et les militants de la subversion se pro-posent de contrecarrer la marche progressive des

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eux, il s’agit de faire le vide, de les laisser comme despoissons sans eau. Ce n’est pas un petit travail, si l’onsonge combien les participants aux entreprises crimi-nelles doivent être nombreux.» Parce que nul n’a plusintérêt que lui au maintien de l’ordre, le mouvementsocial fut, est et sera à l’avant-garde de la guerrelivrée au prolétariat. Désormais, au Parti Imaginaire.

C omment le mouvement ouvrier fut toujours por-teur de l’Utopie-Capital, celle de la «communau-

té du travail, où n’existent plus que des producteurs,sans oisifs ni chômeurs, et qui gérerait sans crises etsans inégalité le capital, ainsi devenu La Société»(Philippe Riviale, La Ballade du temps passé), rienne le démontre mieux que l’histoire du mai rampant.Contrairement à ce que l’expression suggère, le mairampant ne fut nullement un processus continu étalésur dix années, ce fut au contraire un chœur souventcacophonique de processus révolutionnaires locaux,se mouvant eux-mêmes, ville par ville, selon unrythme propre fait de suspensions et de reprises, destases et d’accélérations, et se répondant les unesaux autres. Une rupture décisive survint cependant,de l’avis général, avec l’adoption par le PCI, en 1973,de la ligne du compromis historique. La période pré-cédente, de 1968 à 1973, avait été marquée par lalutte entre le PCI et les groupes extraparlementairespour l’hégémonie de la représentation du nouvelantagonisme social. Ailleurs ç’avait été l’éphémèresuccès de la «deuxième» ou «nouvelle» gauche.L’enjeu de cette période, c’est ce que l’ON appelaitalors le «débouché politique», c’est-à-dire la tra-duction des luttes concrètes en une gestion alternati-ve, élargie de l’État capitaliste. Luttes que le PCIregarda d’abord d’un bon œil, et même encourageaçà et là, puisque cela contribuait à majorer son pou-voir contractuel. Mais à partir de 1972, le nouveau

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Armer le parti imaginaire !

Les points, les nœuds, les foyers de résistance sontdisséminés avec plus ou moins de densité dans le

temps et l’espace, dressant parfois des groupes oudes individus de manière définitive, allumant

certains points du corps, certains moments de lavie, certains types de comportement. Des grandes

ruptures radicales, des partages binaires etmassifs? Parfois. Mais on a affaire le plus souventà des points de résistance mobiles et transitoires,introduisant dans une société des clivages qui se

déplacent, brisant des unités et suscitant desregroupements, sillonnant les individus eux-

mêmes, les découpant et les remodelant, traçant eneux, dans leur corps et dans leur âme, des régions

irréductibles. Tout comme le réseau des relationsde pouvoir finit par former un épais tissu qui

traverse les appareils et les institutions, sans selocaliser exactement en eux, de même l’essaimage

des points de résistance traverse les stratificationssociales et les unités individuelles. Et, c’est sans

doute le codage stratégique de ces points derésistance qui rend possible une révolution.

Michel Foucault,La Volonté de savoir

L’Empire est cette sorte de domination qui ne sereconnaît pas de Dehors, qui est allée jusqu’à se

sacrifier en tant que Même pour ne plus avoird’Autre. L’Empire n’exclut rien, substantiellement, ilexclut seulement que quoi que ce soit se présente àlui comme autre, se dérobe à l’équivalence générale.Le Parti Imaginaire n’est donc rien, spécifiquement,il est tout ce qui fait obstacle, mine, ruine, dément

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travailleurs vers la direction politique du pays, deporter atteinte à la stratégie fondée sur l’extensionde la démocratie et sur la participation des massespopulaires, de remettre en cause les choix de la clas-se ouvrière, pour pouvoir l’entraîner dans uneconfrontation directe, dans une lacération tragiquedu tissu démocratique. […] Si une grande mobilisa-tion populaire se crée dans le pays, si les forcesdémocratiques accentuent leur action unitaire, si legouvernement sait donner de fermes directives auxappareils de l’État réformés d’une manière adéquateet devenus plus efficaces, le terrorisme et la subver-sion seront isolés et battus et la démocratie pourras’épanouir dans un État profondément rénové»(Terrorisme et démocratie). L’injonction à dénoncertel ou tel comme terroriste est alors l’injonction à sedistinguer de soi-même en tant que capable de vio-lence, à projeter loin de soi sa propre latence guer-rière, à introduire en soi la scission économique quifera de nous un sujet politique, un citoyen. C’estdonc en des termes tout à fait actuels que GiorgioAmendola, alors cadre dirigeant du PCI, attaquait enson temps le mouvement de 77 : «Seuls ceux quivisent la destruction de l’État républicain ont intérêtà semer la panique et à prêcher la désertion.» C’estcela même.

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en termes d’espace, mais comme la différence quali-tative qui dépasse les oppositions présentes à l’inté-rieur de touts partiels antagoniques et n’est pasréductible à ces oppositions […] La force de la néga-tion, nous le savons, ne se concentre aujourd’hui enaucune classe. Elle constitue une opposition encorechaotique et anarchique ; elle est politique et morale,rationnelle et instinctive ; elle est refus de jouer lejeu, dégoût de toute prospérité, obligation de protes-ter. C’est une opposition faible, une opposition inor-ganique, mais qui, à mon sens, repose sur desressorts et vise des fins qui se trouvent en contradic-tion irréconciliable avec la totalité existante.»

D ès l’entre-deux-guerres, la nouvelle configura-tion des hostilités s’était fait jour. D’un côté, il y

avait l’adhésion de l’URSS à la SDN, le pacte Staline-Laval, la stratégie d’échec du Komintern, le rallie-ment des masses au nazisme, au fascisme et aufranquisme, bref : la trahison par les ouvriers de leurassignation à la révolution. De l’autre, c’était ledébordement de la subversion sociale hors du mou-vement ouvrier – dans le surréalisme, l’anarchismeespagnol ou avec les hobos américains. D’un coup,l’identification du mouvement révolutionnaire et dumouvement ouvrier s’effondrait, mettant à nu le PartiImaginaire comme excès par rapport à ce dernier.Le mot d’ordre «classe contre classe», qui à partirde 1926 devient hégémonique, ne livre son contenulatent que si l’on observe qu’il domine précisémentle moment de la désintégration de toutes les classessous l’effet de la crise. «Classe contre classe» veuten vérité dire «classes contre non-classe», il trahitla détermination à résorber, à liquider ce reste tou-jours plus massif, cet élément flottant, inassignablesocialement, qui menace d’emporter toute interpré-tation substantialiste de la société, tant celle de la

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l’équivalence. Qu’il parle dans la bouche de Poutine,de Bush ou de Jiang Zemin, l’Empire qualifiera donctoujours son hostis de «criminel», de « terroriste»,de «monstre». À la limite, il organisera lui-même ensous-main les actions « terroristes» et «mons-trueuses» qu’il prêtera ensuite à l’hostis – se sou-vient-on des envolées édifiantes de Boris Eltsineaprès les attentats perpétrés à Moscou par sespropres services spéciaux? de cette adresse aupeuple russe, notamment, où notre bouffon en appe-lait à la lutte contre le terrorisme tchétchène,«contre un ennemi intérieur qui n’a ni conscience,ni pitié, ni honneur», qui «n’a pas de visage, denationalité ou de religion». À l’inverse, ses propresopérations militaires l’Empire ne les reconnaîtrajamais comme des actes de guerre, mais seulementcomme des opérations de «maintien de la paix», desaffaires de «police internationale».

A vant que la dialectique, la dialectique en tantque pensée de la réintégration finale, ne revien-

ne crâner à la faveur de 68, Marcuse avait tenté depenser cette curieuse configuration des hostilités.Dans une intervention datant de 1966 intitulée Surle concept de négation dans la dialectique, Marcuses’en prend au réflexe hégélo-marxiste qui fait inter-venir la négation à l’intérieur d’une totalité antago-nique, que ce soit entre deux classes, entre le campsocialiste et le camp capitaliste ou entre le Capital etle travail. À cela il oppose une contradiction, unenégation qui vient du dehors. Il discerne que la miseen scène d’un antagonisme social au sein d’une tota-lité, qui avait été le propre du mouvement ouvrier,n’est qu’un dispositif par quoi ON gèle l’événement,prévenant la survenue par l’extérieur de la négationvéritable. «L’extérieur dont je viens de parler, écrit-il, ne doit pas être conçu d’une manière mécanique,

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une équivalence chiffrable des différents produits del’activité collective.» Bataille saisit ici la constitutioncontemporaine du monde en tissu biopolitique conti-nu, qui seule rend compte de la solidarité fondamen-tale entre les régimes démocratiques et les régimestotalitaires, de leur infinie réversibilité les uns dansles autres. Le Parti Imaginaire, dès lors, est ce qui semanifeste comme hétérogène à la formation biopoli-tique. «Le terme même d’hétérogène indique qu’ils’agit d’éléments impossibles à assimiler et cetteimpossibilité qui touche à la base l’assimilationsociale touche en même temps l’assimilation scienti-fique. […] La violence, la démesure, le délire, la foliecaractérisent à des degrés divers les éléments hété-rogènes : actifs, en tant que personnes ou en tantque foules, ils se produisent en brisant les lois del’homogénéité sociale. […] En résumé, l’existencehétérogène peut être représentée par rapport à lavie courante (quotidienne) comme tout autre,comme incommensurable, en chargeant ces mots dela valeur positive qu’ils ont dans l’expérience vécueaffective. […] Le prolétariat ainsi envisagé ne peutd’ailleurs pas se limiter à lui-même: il n’est en faitqu’un point de concentration pour tout élémentsocial dissocié et rejeté dans l’hétérogénéité. »L’erreur de Bataille, et qui grèvera par la suite toutel’entreprise du Collège de Sociologie et d’Acéphale,c’est d’encore concevoir le Parti Imaginaire commeune partie de la société, d’encore reconnaître celle-ci comme un cosmos, comme une totalité représen-table au-dessus de soi, et de s’envisager depuis cepoint de vue, i. e. depuis le point de vue de la repré-sentation. Toute l’ambiguïté des positions de Bataillequant au fascisme tient à son attachement auxvieilleries dialectiques, à tout ce qui l’empêche decomprendre que, sous l’Empire, la négation vient dudehors, qu’elle intervient non comme hétérogénéité

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bourgeoisie que celle des marxistes. En fait, le stali-nisme s’interprète d’abord comme raidissement dumouvement ouvrier devant son débordement effectifpar le Parti Imaginaire.

U n groupe, le Cercle Communiste Démocratique,réuni autour de Souvarine, avait alors, dans la

France des années trente, tenté de redéfinir laconflictualité historique. Il n’y parvint qu’à moitié,ayant tout de même identifié les deux principauxécueils du marxisme : l’économisme et l’eschatolo-gie. Le dernier numéro de sa revue, La Critiquesociale, faisait ce constat d’échec : «Ni la bourgeoisielibérale, ni le prolétariat inconscient ne se montrentcapables d’absorber dans leurs organisations poli-tiques les forces jeunes et les éléments déclassésdont l’intervention de plus en plus active accélère lecours des événements.» (La Critique sociale, n° 11,mars 1934.) Comme on ne s’en étonnera guère dansun pays où la coutume est de tout dissoudre, en par-ticulier le politique, dans la littérature, c’est sous laplume de Bataille que l’on trouvera, dans ce derniernuméro, la première esquisse d’une théorie du PartiImaginaire. L’article s’intitule Psychologie de massedu fascisme. Chez Bataille, le Parti Imaginaire s’op-pose à la société homogène. «La base de l’homogé-néité sociale est la production. La société homogèneest la société productive, c’est-à-dire la société utile.Tout élément inutile est exclu, non de la société tota-le, mais de sa partie homogène. Dans cette partie,chaque élément doit être utile à un autre sans quejamais l’activité homogène puisse atteindre la formede l’activité valable en soi. Une activité utile a tou-jours une commune mesure avec une autre activitéutile, mais non avec une activité pour soi. La com-mune mesure, fondement de l’homogénéité socialeet de l’activité qui en relève, est l’argent, c’est-à-dire

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faire autre chose qu’indiquer le Parti Imaginairequand il survient, comme: le décrire, l’identifier, lelocaliser sur le territoire ou le cerner comme un seg-ment de « la société». Le Parti Imaginaire n’est pasun des termes de la contradiction sociale, mais lefait qu’il y ait de la contradiction, l’irrésorbablealtérité du déterminé face à l’universalité omnivorede l’Empire. Et c’est seulement pour l’Empire, c’est-à-dire pour la représentation, que le Parti Imagi-naire existe comme tel, c’est-à-dire en tant quenégatif. Faire porter à ce qui lui est hostile les habitsdu «négatif», de la «contestation» ou du «rebelle»n’est qu’une tactique dont use le système de lareprésentation pour amener sur son plan d’inconsis-tance, fût-ce au prix de l’affrontement, la positivitéqui lui échappe. L’erreur cardinale de toute subver-sion se concentrera dès lors dans le fétichisme de lanégativité, dans le fait de s’attacher à sa puissancede négation comme à son attribut le plus proprequand celle-ci est précisément ce dont elle est le plustributaire de l’Empire, et de sa reconnaissance. Lemilitantisme comme le militarisme trouvent ici leurseule issue désirable : cesser d’appréhender notrepositivité, qui est toute notre force, qui est tout cedont nous sommes porteurs, du point de vue de lareprésentation, c’est-à-dire comme dérisoire. Etcertes, pour l’Empire, toute détermination est unenégation.

F oucault, lui aussi, livrera une contribution déter-minante à la théorie du Parti Imaginaire : ses

entretiens sur la plèbe. C’est dans un «Débat avecles maos» de 1972 au sujet de la « justice populaire»que Foucault évoquera pour la première fois lethème de la plèbe. Critiquant la pratique maoïste destribunaux populaires, il rappelle que toutes lesrévoltes populaires depuis le Moyen Âge ont été des

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par rapport à l’homogène, mais comme hétérogénéi-té en soi, comme hétérogénéité entre elles desformes-de-vie jouant dans leur différence. End’autres termes, le Parti Imaginaire ne peut jamaisêtre individué comme un sujet, un corps, une choseou une substance, ni même comme un ensemble desujets, de corps, de choses et de substances, maisseulement comme l’événement de tout cela. Le PartiImaginaire n’est pas substantiellement un reste de latotalité sociale, mais le fait de ce reste, le fait qu’il yait un reste, que le représenté excède toujours sareprésentation, que ce sur quoi s’exerce le pouvoir àjamais lui échappe. Ci-gît la dialectique. Toutes noscondoléances.

I l n’y a pas d’« identité révolutionnaire». Sousl’Empire, c’est au contraire la non-identité, le fait

de trahir constamment les prédicats qu’ON nouscolle, qui est révolutionnaire. Des «sujets révolution-naires», il n’y en a plus depuis longtemps que pourle pouvoir. Devenir quelconques, devenir impercep-tibles, conspirer, cela veut dire distinguer entrenotre présence et ce que nous sommes pour lareprésentation, afin d’en jouer. Dans la mesureexacte où l’Empire s’unifie, où la nouvelle configura-tion des hostilités acquiert un caractère objectif, il ya une nécessité stratégique de savoir ce que l’on estpour lui, mais nous prendre pour cela, un «BlackBloc», un «Parti Imaginaire» ou autre chose, seraitnotre perte. Pour l’Empire, le Parti imaginaire n’estque la forme de la pure singularité. Du point de vuede la représentation, la singularité est comme tellel’abstraction achevée, l’identité vide du hic et nunc.De même, du point de vue de l’homogène, le PartiImaginaire sera simplement « l’hétérogène», le purirreprésentable. Sous peine de mâcher le travail à lapolice, il faut donc nous garder de croire pouvoir

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toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas de réalitésociologique de la “plèbe”. Mais il y a bien toujoursquelque chose, dans le corps social, dans les classes,dans les groupes, dans les individus eux-mêmes quiéchappe d’une certaine façon aux relations de pou-voir ; quelque chose qui est non point la matière pre-mière plus ou moins docile ou rétive, mais qui est lemouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échap-pée. “La” plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a“de la plèbe”. Il y a de la plèbe dans les corps, etdans les âmes, il y en a dans les individus, dans leprolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avecune extension, des formes, des énergies, des irré-ductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moinsl’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, queleur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce quirépond à toute avancée du pouvoir par un mouve-ment pour s’en dégager ; c’est donc ce qui motivetout nouveau développement des réseaux de pou-voir. […] Prendre ce point de vue de la plèbe, qui estcelui de l’envers et de la limite par rapport au pou-voir, est donc indispensable pour faire l’analyse deses dispositifs.»

Mais ce n’est ni à un écrivain ni à un philosophefrançais que l’on doit la plus décisive contribu-

tion à la théorie du Parti Imaginaire: c’est à des mili-tants des Brigades Rouges, Renato Curcio et AlbertoFranceschini. En 1982 paraît en supplément deCorrispondenza internazionale le petit volume intituléGouttes de soleil dans la cité des spectres. Alors quele différend entre les Brigades Rouges de Moretti etleurs «chefs historiques» emprisonnés tourne à laguerre ouverte, Franceschini et Curcio élaborent leprogramme de l’éphémère Parti-guérilla qui fut letroisième rejeton de l’implosion des BR, à côté de lacolonne Walter Alasia et des BR-Parti Communiste

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révoltes anti-judiciaires, que la constitution de tribu-naux du peuple durant la Révolution française cor-respond précisément au moment de sa reprise enmain par la bourgeoisie, et enfin que la forme-tribu-nal, en réintroduisant une instance neutre entre lepeuple et ses ennemis, réintroduit dans la luttecontre l’État le principe de celui-ci. «Qui dit tribunaldit que la lutte entre les forces en présence est, degré ou de force, suspendue.» La fonction de la justi-ce depuis le Moyen Âge fut d’après Foucault de sépa-rer la plèbe prolétarisée, et donc intégrée en tantque prolétariat, incluse sur le mode de l’exclusion,de la plèbe non-prolétarisée, la plèbe à proprementparler. En isolant dans la masse des pauvres, les«criminels», les «violents», les « fous», les «vaga-bonds», les «pervers», les «voyous», la «pègre»,ON ne retirait pas seulement au peuple sa fraction laplus dangereuse pour le pouvoir, celle qui était à toutinstant prête à l’action séditieuse et armée, ON s’of-frait aussi la possibilité de retourner contre le peupleses éléments les plus offensifs. Ce sera le chantagepermanent du «ou tu vas en prison, ou tu vas à l’ar-mée», «ou tu vas en prison, ou tu pars auxcolonies», «ou tu vas en prison, ou tu entres dans lapolice», etc. Tout le travail du mouvement ouvrierpour distinguer les honnêtes travailleurs éventuelle-ment en grève, des «provocateurs», «casseurs» etautres « incontrôlés» prolonge cette façon d’opposerla plèbe au prolétariat. Aujourd’hui encore, c’estselon la même logique que les cailleras deviennentvigiles : pour neutraliser le Parti Imaginaire enjouant une de ses fractions contre les autres. Lanotion de plèbe, Foucault l’explicitera quatre ansplus tard, dans un autre entretien. « Il ne faut sansdoute pas concevoir la “plèbe” comme le fond per-manent de l’histoire, l’objectif final de tous les assu-jettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de

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combattues en leur opposant de nouvelles produc-tions décentrées. Productions non-autorisées, illégi-times mais connexes organiquement à la vie et quipar conséquent constellent et composent le réseauclandestin underground de la résistance et de l’auto-défense contre l’agression informatique des idiomesdéments de l’État. […] Ici se situe la principale barri-cade qui sépare le camp de la révolution sociale decelui de ses ennemis: celle-ci accueille les résistantsisolés et les flux schizo-métropolitains dans un terri-toire communicatif antagoniste à ce qui a généré leurdévastation et leur révolte. […] Pour l’idéologie ducontrôle, dividu à risque est déjà synonyme de “fouterroriste potentiel”, d’éclat de matière sociale àhaute probabilité d’explosion. Voici pourquoi il s’agitde figures traquées, espionnées, filées, que le grandœil et la grande oreille suivent avec la discrétion et lacontinuité infatigable du chasseur. Figures qui, pourcette même raison, se trouvent placées au centre d’unintense bombardement sémiotique et intimidatoiretendant à prêter main-forte aux lambeaux d’idéologieofficielle. […] C’est ainsi que la métropole accomplitsa qualité spécifique d’univers concentrationnairequi, pour détourner d’elle l’antagonisme social inces-samment généré, intègre et manœuvre simultané-ment les artifices de la séduction et les fantasmes dela peur. Artifices et fantasmes qui assument la fonc-tion centrale de système nerveux de la culture domi-nante et reconfigurent la métropole en un immenselager psychiatrique – la plus totale des institutionstotales – labyrinthesque connexion de Quartiers deHaute Sécurité, sections de contrôle continu, cages à“fous”, containers pour détenus, réserves pouresclaves métropolitains volontaires, zones bunkeri-sées pour fétiches déments. […] Exercer la violencecontre les fétiches nécrotropes du Capital est le plusgrand acte conscient d’humanité possible dans la

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Combattant. Reconnaissant dans le sillon du mouve-ment de 77 combien ils furent parlés par la rhéto-rique convenue, Troisième Internationale, de larévolution, ils rompent avec le paradigme classiquede la production, sortant celle-ci de l’usine, l’étendantà l’Usine Totale de la métropole où domine la produc-tion sémiotique, c’est-à-dire un paradigme linguis-tique de la production. «Repensée comme un systèmetotalisant (différencié en sous-systèmes ou champsfonctionnels interdépendants et privés de capacitédécisionnelle autonome et d’autorégulation), c’est-à-dire comme un système corporatif-modulaire, lamétropole informatisée apparaît comme un vastebagne à peine déguisé, dans lequel chaque systèmesocial comme chaque individu se meut dans des cou-loirs rigidement différenciés et régulés par l’en-semble. Un bagne rendu transparent par les réseauxinformatiques qui le surveillent incessamment. Dansce modèle, l’espace-temps social métropolitain sedécalque sur le schéma d’un univers prévisible enéquilibre précaire, sans inquiétude sur sa tranquillitéforcée, subdivisé en compartiments modulaires àl’intérieur desquels chaque exécutant œuvre encap-sulé – comme un poisson rouge dans son bocal – à l’in-térieur d’un rôle collectif précis. Univers régulé pardes dispositifs de rétroaction sélectifs et affectés à laneutralisation de chaque perturbation du système deprogrammes décidé par l’exécutif. […] Dans cecontexte de communication absurde et insoutenabledans lequel chacun est fatalement pris comme dans lepiège d’une injonction paradoxale – pour “parler” ildoit renoncer à “communiquer”, pour “communi-quer” il doit renoncer à parler! –, il n’est pas étonnantque s’affirment des stratégies de communicationantagonistes qui refusent les langages autorisés dupouvoir ; il n’est pas stupéfiant que les significationsproduites par la domination se trouvent repoussées et

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métropole, parce que c’est à travers cette pratiquesociale que le prolétariat construit – en s’appro-priant le processus productif vital – son savoir et samémoire, c’est-à-dire son pouvoir social. […] Pro-duire dans la transgression révolutionnaire la des-truction du vieux monde et faire jaillir de cettedestruction les surprenantes et multiples constella-tions de nouveaux rapports sociaux sont des proces-sus simultanés qui toutefois parlent des languesdifférentes. […] Les préposés à la création de l’ima-ginaire délirent la vie réelle, s’empêchant de la com-muniquer ; ils fabriquent des anges de séduction etde petits monstres de peur afin de les exhiber à demisérables parterres à travers les réseaux et les cir-cuits qui transmettent l’hallucination autorisée. […]Se lever de l’“emplacement numéroté”, sortir sur lascène et détruire la représentation fétiche, tel est lechoix pratiqué depuis les origines par la guérillamétropolitaine de la nouvelle communication. […]Dans la complexité du processus révolutionnairemétropolitain, le parti ne peut pas avoir une formeexclusivement ou éminemment politique. […] Leparti ne peut pas revêtir une forme exclusivementcombattante. Le «pouvoir des armes» n’évoque pas,comme le croient les militaristes, la puissance abso-lue, parce que la puissance absolue c’est le savoir-pouvoir qui réunifie les pratiques sociales. […] Partiguérilla veut dire : parti savoir-parti pouvoir. […] Leparti guérilla est l’agent maximal de l’invisibilité etde l’extériorisation du savoir-pouvoir du prolétariat.[…] Cela signifie que plus le parti est invisible et semanifeste par rapport à la contre-révolution impé-rialiste globale, plus il est visible et devient interneau prolétariat, c’est-à-dire plus il communique avecle prolétariat. […] En cela, le parti guérilla est leparti de la communication sociale transgressive.»

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fiant, une convention trompeuse. Le grand malenten-du, ici, c’est que l’autonomie n’était pas l’attributrevendiqué par des sujets – quel ennui terne et démo-cratique ç’aurait été, s’il s’était agi de revendiquer sonautonomie en tant que sujet –, mais par des devenirs.L’Autonomie possède ainsi d’innombrables dates denaissance, n’est qu’une succession d’actes de naissan-ce comme autant d’actes de sécession. C’est doncl’autonomie des ouvriers, l’autonomie de la base parrapport aux syndicats, de la base qui dès 1962, àTurin, saccage le siège d’un syndicat modéré à PiazzaStatuto. Mais c’est aussi l’autonomie des ouvriers parrapport à leur rôle d’ouvrier : refus du travail, sabo-tage, grève sauvage, absentéisme, étrangeté procla-mée par rapport aux conditions de leur exploitation,par rapport à la totalité capitaliste. C’est l’autonomiedes femmes: refus du travail domestique, refus dereproduire en silence et dans la soumission la forcede travail masculine, autoconscience, prise de parole,sabotage des commerces affectifs foireux; autonomie,donc, des femmes par rapport à leur rôle de femme etpar rapport à la civilisation patriarcale. C’est l’auto-nomie des jeunes, des chômeurs et des marginaux quirefusent leur rôle d’exclus, ne veulent plus se taire,s’invitent sur la scène politique, exigent le salairesocial garanti, construisent un rapport de force mili-taire pour être payés à ne rien foutre. Mais c’est aussil’autonomie des militants par rapport à la figure dumilitant, par rapport aux partitini et à la logiquegroupusculaire, par rapport à une conception del’action qui est remise à plus tard de l’existence.Contrairement à ce que laissera entendre la conneriesociologisante, toujours avide de réductions rentables,le fait marquant, ici, n’est pas l’affirmation comme«nouveaux sujets», politiques, sociaux ou productifs,des jeunes, des femmes, des chômeurs ou des homo-sexuels, mais au contraire leur désubjectivation vio-

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Autonomie vaincra !

Et c’est à cause de semblables propensions, bienplus qu’à cause de leur violence, que les jeunes de77 se sont rendus indéchiffrables pour la tradition

du mouvement ouvrier.Paolo Virno,

Do you remember counterrevolution?

G ênes est ravagée par des raïas de corps mas-qués, un nouveau squatt s’ouvre, les ouvriers de

Cellatex menacent de faire sauter leur usine, unebanlieue s’embrase, s’attaque aux commissariats etaux axes de communication les plus proches, une finde manif’ tourne à la baston, un champ de maïstransgénique est fauché nuitamment. Quel que soitle discours, marxiste-léniniste, revendicatif, islamis-te, anarchiste, socialiste, écologiste ou bêtement cri-tique dont ces actes sont couverts, ce sont desévénements du Parti Imaginaire. Peu importe queces discours restent moulés, de la première majus-cule au point final, dans le quadrillage signifiant dela métaphysique occidentale : car ces actes parlentd’emblée un autre langage.

L’enjeu, pour nous, est bien sûr de doubler l’événe-ment dans l’ordre du geste de l’événement dans

l’ordre du langage. C’est une telle conjonctionqu’avait réalisée l’Autonomie italienne au cours desannées soixante-dix. L’Autonomie ne fut jamais unmouvement, même si ON la désignait à l’époquecomme «le Mouvement». L’aire de l’Autonomie fut leplan de consistance où confluèrent, se croisèrent,s’agrégèrent et se dés/agrégèrent, un grand nombrede devenirs singuliers. L’unification de ces devenirssous le terme d’«Autonomie» est un pur artifice signi-

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nous guettent, nous tracent, nous suivent de loin, son-geant d’une façon ou d’une autre à capitaliser ladépense énergétique de notre fuite : tous les gestion-naires, tous les maniaques de la reterritorialisation. Ily en a du côté de l’Empire, bien sûr, ce sont les fai-seurs de mode sur le cadavre de nos inventions, lescapitalistes branchés et autres sinistres crapules.Mais il y en a aussi de notre côté. Dans l’Italie desannées soixante-dix, ce sont les opéraïstes, les grandsunificateurs de l’Autonomie Organisée, qui réussirentà «bureaucratiser le concept même d’“autonomie”»(Neg/azione, 1976). Ceux-là tenteront toujours defaire de nos mouvements UN mouvement, pour pou-voir ensuite parler en son nom, s’adonner à leur jeufavori : la ventriloquie politique. Dans les annéessoixante et soixante-dix, tout le travail des opéraïstesfut ainsi de rapatrier dans les termes et dans lesmanières du mouvement ouvrier ce qui, de toutesparts, le débordait. Partant de l’étrangeté éthique autravail qui se manifestait massivement parmi lesouvriers récemment immigrés du sud de l’Italie, ilsthéorisèrent ainsi contre les syndicats et les bureau-crates du mouvement ouvrier classique l’autonomieouvrière dont ils espéraient devenir les méta-bureau-crates spontanés; et ce sans avoir eu à grimper leséchelons hiérarchiques d’un syndicat classique:méta-syndicalisme. D’où le traitement qu’ils réservè-rent aux éléments plébéiens de la classe ouvrière, leurrefus de laisser les ouvriers devenir autre chose quedes ouvriers, leur surdité au fait que l’autonomie quis’affirmait là n’était pas autonomie ouvrière, maisbien autonomie par rapport à l’identité d’ouvrier.Traitement qu’ils firent par la suite subir aux«femmes», aux «chômeurs», aux «jeunes», aux«marginaux», bref : aux «autonomes». Incapablesd’aucune intimité avec eux-mêmes comme avecaucun monde, ils cherchèrent désespérément à faire

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lente, pratique, en acte, le rejet et la trahison du rôlequi leur revient en tant que sujets. Ce que les diffé-rents devenirs de l’Autonomie ont en commun, c’estde revendiquer un mouvement de séparation parrapport à la société, par rapport à la totalité. Cettesécession n’est pas affirmation d’une différence sta-tique, d’une altérité essentielle, nouvelle case dans lagrille des identités dont l’Empire assure la gestion,mais fuite, ligne de fuite. Séparation s’écrivait alorsSepar/azione.

C e mouvement de désertion intérieure, de sous-traction brutale, de fuite sans cesse renouvelée,

cette irréductibilité chronique au monde de la domi-nation, est tout ce que l’Empire redoute. «La seulemanière de construire notre culture et de vivre notrevie, pour ce que nous en savons, est d’être absents»,annonçait le fanzine mao-dadaïste Zut dans sonnuméro d’octobre 76. Que nous devenions absents àses provocations, indifférents à ses valeurs, que nouslaissions ses stimuli sans réponse, est le cauchemarpermanent de la domination cybernétique; «ce à quoile pouvoir répond par la criminalisation de toutcomportement d’étrangeté et de refus du capital.»(Vogliamo tutto, n° 10, été 76.) Autonomie veut doncdire: désertion, désertion de la famille, désertion dubureau, désertion de l’école et de toutes les tutelles,désertion du rôle d’homme, de femme et de citoyen,désertion de tous les rapports de merde auxquels ON

nous croit tenus, désertion sans fin. L’essentiel est,dans chaque nouvelle direction que nous donnons ànotre mouvement, d’accroître notre puissance, detoujours suivre la ligne d’accroissement de puissance,afin de gagner en force de déterritorialisation, afind’être sûr qu’ON ne nous arrêtera pas de sitôt. Danscette voie, ce que nous avons le plus à craindre, ceque nous avons le plus à trahir, ce sont tous ceux qui

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position de classe» telle ou telle nouvelle catégoriesociologique et l’on se livrera, sous prétexte d’enquêteouvrière, à un retournement de veste raisonné.Quand les ouvriers seront fatigués de lutter, on décré-tera la mort de l’«ouvrier-masse» et son remplace-ment dans le rôle d’insurgé global par l’«ouvriersocial», c’est-à-dire à peu près n’importe qui. À la fin,on finira par trouver des vertus révolutionnaires àBenetton, aux petits entrepreneurs berlusconiens duNord-Est italien (cf. Des entreprises pas comme lesautres) et même, quand il le faut, à la Ligue du Nord.

T out au long du mai rampant, l’autonomie ne futque ce mouvement incoercible de fuite, ce stacca-

to de ruptures, de ruptures notamment avec le mou-vement ouvrier. Cela, même Negri le reconnaît : «Lapolémique cinglante qui s’ouvre en 68 entre le mouve-ment révolutionnaire et le mouvement ouvrier officieltourne en 77 à la rupture irréversible», écrit-il dansL’orda d’oro. L’opéraïsme, en tant que conscienceretardataire parce qu’avant-gardiste du Mouvement,n’aura eu de cesse de résorber cette rupture, de l’in-terpréter dans les termes du mouvement ouvrier. Cequi se joue dans l’opéraïsme, comme dans la pratiquedes BR, c’est moins une attaque contre le capitalismequ’une concurrence envieuse avec la direction du pluspuissant parti communiste occidental, le PCI ; concur-rence dont l’enjeu est bien le pouvoir SUR lesouvriers. «On ne pouvait parler politique qu’au tra-vers du léninisme. Tant que ne se donnait pas unecomposition de classe différente, on se trouvait dansla situation où se sont trouvés beaucoup denovateurs: celle de devoir expliquer le nouveau avecun vieux langage», se plaint Negri dans une interviewde 1980. C’est donc sous couvert de marxisme ortho-doxe, à l’ombre d’une fidélité rhétorique au mouve-ment ouvrier que grandit la fausse conscience du

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d’un plan de consistance, l’aire de l’Autonomie, uneorganisation, si possible combattante, qui ferait d’euxles interlocuteurs de dernière chance d’un pouvoiraux abois. C’est à un théoricien opéraïste, Asor Rosa,que nous devons naturellement le plus remarquableet le plus populaire travestissement du mouvement de77: la théorie dite «des deux sociétés». Selon AsorRosa, on aurait assisté alors à l’affrontement de deuxsociétés, celle des travailleurs garantis d’une part,celle des non-garantis de l’autre (jeunes, précaires,chômeurs, marginaux, etc.). Même si cette théorie a lemérite de rompre avec cela même que tous les socia-lismes, et donc toutes les gauches, cherchent à pré-server à coups de massacres s’il le faut – la fictiond’une unité finale de la société –, elle occulte double-ment: 1– que la «première société» n’existe plus, estentrée dans un processus d’implosion continue, 2– que ce qui se recompose comme tissu éthique par-delà cette implosion, le Parti Imaginaire, n’est nulle-ment un, en tout cas nullement unifiable en unenouvelle totalité isolable: la seconde société. C’estaujourd’hui très exactement cette opération queNegri, ataviquement, reproduit en appelant multitudeau singulier quelque chose dont l’essence est, selonses propres dires, d’être une multiplicité. Ce genred’arnaques théoriques ne sera jamais aussi minableque la fin qu’elles visent : unifier spectaculairement enun sujet ce dont on pourra par la suite se présentercomme l’intellectuel organique.

P our les opéraïstes, autonomie fut donc d’un bout àl’autre autonomie de classe, autonomie d’un nou-

veau sujet social. Tout au long des vingt années d’acti-vité de l’opéraïsme, cet axiome put être maintenugrâce à une notion opportune, celle de composition declasse. Au gré des circonstances et de calculs politi-ciens à courte vue, on fera ainsi entrer dans la «com-

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vue de la totalité, votre point de vue de la gestion.Nous refusons de jouer le jeu, c’est tout. Ce n’est pas ànous de vous dire à quelle sauce nous voulons êtremangés.» La principale source de notre paralysie, ceavec quoi nous devons rompre, c’est l’utopie de lacommunauté humaine, la perspective de la réconci-liation finale et universelle. Même Negri, au temps deDomination et sabotage, avait fait ce pas, ce pas horsdu socialisme: «Je ne me représente pas l’histoire dela conscience de classe à la façon de Lukács comme ledestin d’une recomposition intégrale mais au contrairecomme moment d’enracinement intensif dans mapropre séparation. Je suis autre, autre est le mouve-ment de praxis collective dans laquelle je m’insère. Cedont je participe, c’est un autre mouvement ouvrier.Bien sûr, je sais combien de critiques peut soulever cediscours du point de vue de la tradition marxiste. J’ail’impression, en ce qui me concerne, de me tenir àl’extrême limite signifiante d’un discours politique declasse. […] Je dois donc assumer la différence radicalecomme condition méthodique de la démarche subver-sive, du projet d’autovalorisation prolétarienne. Etmon rapport avec la totalité historique? Avec la tota-lité du système? Nous en venons à la seconde consé-quence de cette affirmation: mon rapport avec latotalité du développement capitaliste, avec la totalitédu développement historique n’est assuré que par laforce de déstructuration que le mouvement détermi-ne, par le sabotage total de l’histoire du capital que lemouvement opère. […] Je me définis en me séparantde la totalité, et je définis la totalité comme autre demoi, comme réseau qui s’étend sur la continuité dusabotage historique que la classe opère.» Naturel-lement, il n’y a pas plus d’«autre mouvementouvrier» que de «seconde société». Ce qu’il y a, enrevanche, ce sont les devenirs ciselants du PartiImaginaire, et leur autonomie.

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mouvement. Il y eut bien des voix, comme celle deGatti Selvaggi qui s’élevèrent contre cette entourlou-pe: «Nous sommes contre le “mythe” de la classeouvrière parce qu’il est nuisible, et d’abord à elle-même. L’opéraïsme et le populisme ne sont dictés quepar le dessein millénaire d’utiliser les “masses”comme pion dans de sales jeux de pouvoir.» (n° 1,décembre 1974.) Mais la supercherie était trop énor-me pour ne pas fonctionner. Et de fait, elle fonctionna.

Vu le provincialisme foncier de la contestationfrançaise, le rappel de ce qui se passa il y a trente

ans en Italie ne revêt pas un caractère d’anecdote his-torique, au contraire: les problèmes qui se posèrentalors aux autonomes italiens, nous ne nous lessommes même pas encore posés. Dans ces conditions,le passage des luttes sur les lieux de travail aux luttessur le territoire, la recomposition d’un tissu éthiquesur la base de la sécession, la question de la réappro-priation des moyens de vivre, de lutter et de commu-niquer entre nous, forment un horizon inatteignabletant que ne sera pas admis le préalable existentiel dela separ/azione. Separ/azione signifie : nous n’avonsrien à voir avec ce monde. Nous n’avons rien à luidire, ni rien à lui faire comprendre. Nos actes de des-truction, de sabotage, nous n’avons pas besoin de lesfaire suivre d’une explication dûment visée par laRaison humaine. Nous n’agissons pas en vertu d’unmonde meilleur, alternatif, à venir, mais en vertu dece que nous expérimentons d’ores et déjà, en vertu del’irréconciliabilité radicale de l’Empire et de cetteexpérimentation, dont la guerre fait partie. Et lors-qu’à cette espèce de critique massive, les gens raison-nables, les législateurs, les technocrates, lesgouvernants demandent: «Mais que voulez-vousdonc? », notre réponse est : «Nous ne sommes pasdes citoyens. Nous n’adopterons jamais votre point de

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Vivre-et-lutter

Les choses les plus souples, en ce monde, subjuguent les plus dures.

Lao Tse,Tao Te King

L a première campagne offensive contre l’Empirea échoué. L’attaque de la RAF contre le «système

impérialiste», celle des BR contre le SIM (StatoImperialista delle Multinazionali) et tant d’autresactions de guérilla ont été aisément repoussées.L’échec ne fut pas celui de telle ou telle organisationcombattante, de tel ou tel «sujet révolutionnaire»,mais l’échec d’une conception de la guerre ; d’uneconception de la guerre qui ne pouvait pas êtrereprise au-delà de ces organisations, parce qu’elleétait déjà elle-même une reprise. À l’exception dequelques textes de la RAF ou du mouvement du2 juin, il est encore aujourd’hui bien peu de docu-ments issus de la « lutte armée» qui ne soient rédi-gés dans ce langage emprunté, ossifié, plaqué, quine donne d’une façon ou d’une autre dans le kitschTroisième Internationale. Comme s’il s’agissait dedissuader quiconque de la rejoindre.

C’est à présent, après vingt ans de contre-révolu-tion, le second acte de la lutte anti-impériale qui

s’ouvre. Entre-temps, l’effondrement du bloc socialisteet la conversion sociale-démocrate des derniersdébris du mouvement ouvrier a définitivement libérénotre parti de tout ce qu’il pouvait encore contenird’inclinations socialistes. En fait, la péremption detoutes les anciennes conceptions de la lutte s’est

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C’est sur ce terrain total, le terrain éthique desformes-de-vie, que se joue actuellement la

guerre contre l’Empire. Cette guerre est une guerred’anéantissement. L’Empire, contrairement à ceque croyaient les BR pour qui l’enjeu de l’enlève-ment de Moro était explicitement la reconnaissancepar l’État du parti armé, n’est pas l’ennemi.L’Empire n’est que le milieu hostile qui s’opposepied à pied à nos menées. Nous sommes engagésdans une lutte dont l’enjeu est la recomposition d’untissu éthique. Cela se lit sur le territoire, dans leprocessus de branchisation progressive des lieuxanciennement sécessionnistes, dans l’extensionininterrompue des chaînes de dispositifs. Ici, laconception classique, abstraite, d’une guerre quiculminerait dans l’affrontement total, où elle rejoin-drait finalement son essence, est caduque. La guer-re ne se laisse plus ranger comme un momentisolable de notre existence, celui de la confrontationdécisive ; désormais, c’est notre existence même,dans tous ses aspects, qui est la guerre. Cela veutdire que le premier mouvement de cette guerre estréappropriation. Réappropriation des moyens devivre-et-lutter. Réappropriation, donc, des lieux :squatt, occupation ou mise en commun de lieux pri-vés. Réappropriation du commun : constitution delangages, de syntaxes, de moyens de communica-tions, d’une culture autonomes – arracher la trans-mission de l’expérience des mains de l’État. Réap-propriation de la violence : communisation des tech-niques de combat, formation de forces d’auto-défense, armement. Enfin, réappropriation de lasurvie élémentaire : diffusion des savoirs-pouvoirsmédicaux, des techniques de vol et d’expropriation,organisation progressive d’un réseau de ravitaille-ment autonome.

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d’abord manifestée par une disparition de celle-ci.Puis, à présent, avec le «mouvement anti-globalisa-tion», par la parodie à une échelle supérieure desanciennes pratiques militantes. Le retour de la guerreexige une nouvelle conception de celle-ci. Nousdevons inventer une forme de guerre telle que ladéfaite de l’Empire ne sera plus de devoir nous tuer,mais de nous savoir vivants, de plus en plus VIVANTS.

Fondamentalement, notre point de départ n’est pastrès différent de celui de la RAF quand elle

constate: «Le système a accaparé la totalité du tempslibre de l’être humain. À l’exploitation physique enusine vient s’ajouter l’exploitation de la pensée et dessentiments, des aspirations et des utopies par lesmédias et la consommation de masse. […] Le systèmea réussi, dans les métropoles, à plonger les masses siprofondément dans sa propre merde, qu’elles ontapparemment perdu la perception d’elles-mêmes entant qu’exploitées et opprimées; de sorte que pourelles, l’auto, une assurance-vie, un contrat épargne-logement, leur font accepter tous les crimes du systè-me et que, mis à part l’auto, les vacances, la salle debain, elles ne peuvent rien se représenter ni espérer.»Le propre de l’Empire est d’avoir étendu son front decolonisation sur la totalité de l’existence et de l’exis-tant. Ce n’est pas seulement que le Capital a élargi sabase humaine, c’est qu’il a aussi approfondi l’ancragede ses ressorts. Mieux, sur la base de la désintégra-tion finale de la société comme de ses sujets, l’Empirese propose à présent de recréer à lui tout seul un tissuéthique; c’est de cela que les branchés, avec leursquartiers, leur presse, leurs codes, leur bouffe et leursidées modulaires sont à la fois les cobayes et l’avant-garde. Et c’est pourquoi, du East Village à Oberkampfen passant par Prenzlauer Berg, le phénomène bran-ché a d’emblée eu une envergure mondiale.

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C e dont nous parlons ici, c’est seulement de laconstitution de machines de guerre. Par machi-

ne de guerre, il faut entendre une certaine coïnci-dence du vivre et du lutter, coïncidence qui ne sedonne jamais sans exiger en même temps d’êtreconstruite. Car à chaque fois que l’un de ces termesse trouve d’une quelconque manière séparé del’autre, la machine de guerre dégénère, déraille. Sic’est le moment du vivre qui est unilatéralisé, elledevient ghetto. C’est ce dont témoignent les sinistresmarécages de l’«alternatif », dont la vocation appa-raît sans ambiguïté comme de marchandiser leMême sous l’enveloppe du différent. Le plus grandnombre des centres sociaux occupés d’Allemagne,d’Italie ou d’Espagne, démontrent sans peine com-ment l’extériorité simulée à l’Empire peut consti-tuer un atout précieux dans la valorisationcapitaliste. «Le ghetto, l’apologie de la “différence”,le privilège accordé à tous les aspects introspectifset moraux, la tendance à se constituer en sociétéséparée renonçant à donner l’assaut à la machinecapitaliste, à l’“usine sociale”, tout cela ne seraitpeut-être pas un résultat des “théories” approxima-tives et rhapsodiques de Valcarenghi [le directeurde la publication contre-culturelle Re Nudo] etconsorts? Et n’est-il pas étrange qu’ils nous taxentde “sous-culture” précisément maintenant qu’estmise en crise toute la merde florale et non-violentequi les a accompagnés? », écrivaient déjà les auto-nomes de Senza tregua en 1976. À l’inverse, si c’estle moment du lutter qui est hypostasié, la machinede guerre dégénère en armée. Toutes les formationsmilitantes, toutes les communautés terribles sontdes machines de guerre qui ont survécu sous cetteforme pétrifiée à leur propre extinction. C’est cetexcès de la machine de guerre par rapport à tousses actes de guerre que pointait déjà l’introduction

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L’Empire s’est bien armé pour lutter contre lesdeux types de sécession qu’il reconnaît : la

sécession «par le haut» des golden ghettos – lasécession par exemple de la finance mondiale parrapport à l’«économie réelle» ou de l’hyperbour-geoisie impériale par rapport au reste du tissu bio-politique –, et la sécession «par le bas» des «zonesde non-droit» – celle des cités, des banlieues et desbidonvilles. Il lui suffit, à chaque fois que l’une oul’autre menace son équilibre méta-stable, de jouerl’une contre l’autre : la modernité civilisée des bran-chés contre la barbarie rétrograde des pauvres, oules exigences de la cohésion sociale et de l’égalitécontre l’égoïsme indécrottable des riches. « Il s’agitde conférer une cohérence politique à une entitésociale et spatiale afin d’éviter tout risque de séces-sion par des territoires habités soit par des exclusdes réseaux socio-économiques soit par les gagnantsde la dynamique économique mondiale. […] Évitertoute forme de sécession signifie trouver les moyensde concilier les exigences de cette nouvelle classesociale et celles des exclus des réseaux économiquesdont la concentration spatiale est telle qu’elle induitdes comportements déviants» théorisent déjà lesconseillers de l’Empire – en l’occurrence CynthiaGhorra-Gobin dans Les États-Unis entre local etmondial. Aussi bien, l’exode, la sécession que nouspréparons, dans la mesure exacte où son territoiren’est pas uniquement physique, mais total, l’Empireest impuissant à l’empêcher. Le partage d’une tech-nique, la tournure d’une expression, une certaineconfiguration de l’espace suffisent à activer notreplan de consistance. Toute notre force réside là :dans une sécession qui ne peut être enregistrée surles cartes de l’Empire car elle n’est sécession ni parle haut ni par le bas, mais sécession par le milieu.

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jamais perdre l’initiative, ne pas se laisser imposerla temporalité hostile. Et surtout : ne jamais oublierque notre force de frappe n’est liée à notre niveaud’armement qu’en vertu de la positivité qui nousconstitue.

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du recueil de textes de l’Autonomie paru en 1977sous le titre Le Droit à la haine : «À faire ainsi lachronologie de ce sujet hybride et à beaucoup d’as-pects contradictoire qui s’est matérialisé dans l’airede l’Autonomie, je me retrouve à exercer un proces-sus de réduction du mouvement en une sommed’événements alors que la réalité de son devenir-machine de guerre s’affirme seulement par latransformation que le sujet élabore de manièreconcentrique autour de chaque moment d’affronte-ment effectif. »

I l n’y a de machine de guerre qu’en mouvement,même entravé, même imperceptible, en mouve-

ment suivant sa pente d’accroissement de puissan-ce. C’est ce mouvement qui assure que les rapportsde force qui la traversent ne se fixent jamais en rap-ports de pouvoir. Notre guerre peut être victorieuse,c’est-à-dire se poursuivre, accroître notre puissan-ce, à condition de toujours subordonner l’affronte-ment à notre positivité. Ne jamais frapperau-dessus de sa positivité, tel est le principe vital detoute machine de guerre. Chaque espace conquissur l’Empire, sur le milieu hostile, doit corres-pondre à notre capacité à le remplir, à le configurer,à l’habiter. Rien n’est pire qu’une victoire dont onne sait que faire. Pour l’essentiel, notre guerre seradonc sourde ; elle biaisera, fuira l’affrontementdirect, proclamera peu. Par là, elle imposera sapropre temporalité. À peine commencerons-nous àêtre identifiés que nous sonnerons la dispersion, nelaissant jamais la répression nous rattraper, nousreformant déjà en quelque endroit insoupçonné.Que nous importe telle ou telle localité du momentque toute attaque locale est désormais – et c’est leseul enseignement valable de la farce zapatiste –une attaque contre l’Empire? L’important : ne

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Le malheur du guerrier civilisé

Je m’éloigne de ceux qui attendent du hasard, durêve, d’une émeute la possibilité d’échapper à

l’insuffisance. Ils ressemblent trop à ceux qui s’ensont autrefois remis à Dieu du souci de sauver leur

existence manquée.Georges Bataille

I l est communément admis que le mouvement de77 a été défait pour avoir été incapable, lors des

rencontres de Bologne notamment, d’établir un rap-port majeur à sa puissance offensive, à sa«violence». Toute la stratégie impériale dans salutte contre la subversion consiste, et cela se vérifiechaque année à nouveau, à isoler de la populationses éléments les plus «violents» – «casseurs»,« incontrôlés», «autonomes», « terroristes», etc.Contre la vision policière du monde, il faut affirmerqu’il n’y a pas de problème de la lutte armée : aucunelutte conséquente ne fut jamais menée sans armes. Iln’y a de problème de la lutte armée que pour celuiqui veut conserver son propre monopole de l’arme-ment légitime, l’État. Ce qu’il y a, en revanche, c’esteffectivement une question de l’usage des armes.Lorsqu’en mars 77, 100000 personnes manifestentà Rome parmi lesquels 10000 sont armées et qu’àl’issue d’une journée d’affrontements aucun policierne reste sur le carreau quand cela eût été si facile defaire un massacre, on perçoit un peu mieux la diffé-rence qu’il y a entre l’armement et l’usage desarmes. Être armé est un élément du rapport deforce, le refus de demeurer abjectement à la mercide la police, une façon de s’arroger notre légitimeimpunité. Cette affaire réglée, il reste une questiondu rapport à la violence, rapport dont le défaut

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cette forme-de-vie qui, dans chaque situation, atten-dra du corps-à-corps le remède à son absence à soi.Mais rien n’est plus émouvant, aussi bien ; parce quecette absence à soi n’est pas un simple manque, undéfaut d’intimité avec soi-même, mais au contraireune positivité. Le guerrier est bel et bien animé parun désir, et même par un désir exclusif : celui de dis-paraître. Le guerrier veut n’être plus, mais que cettedisparition ait un certain style. Il veut humaniser savocation à la mort. C’est pourquoi il ne parvientjamais à se mêler vraiment au reste des humains,parce que ceux-ci se gardent spontanément de sonmouvement vers le Néant. Dans l’admiration qu’ilslui vouent, se mesure la distance qu’ils mettent entreeux et lui. Le guerrier s’est ainsi condamné à la soli-tude. Une grande insatisfaction se rattache en lui àcela, à ce qu’il ne parvient à n’être d’aucune com-munauté, sinon de la fausse communauté, de lacommunauté terrible des guerriers, qui n’ont en par-tage que leur solitude. Le prestige, la reconnaissan-ce, la gloire sont moins l’apanage du guerrier que laseule forme de rapport qui soit compatible avec cettesolitude. Son salut et sa damnation y sont égalementcontenus.

L e guerrier est une figure de l’inquiétude et duravage. À force de n’être pas là, de n’être que

pour-la-mort, son immanence est devenue misé-rable, et il le sait. C’est qu’il ne s’est jamais fait aumonde. Pour cette raison, il n’y est pas attaché ; il enattend la fin. Mais il y a aussi une tendresse, unedélicatesse même du guerrier, et qui est ce silence,cette demi-présence. S’il n’est pas là, bien souvent,c’est qu’il ne pourrait, en cas contraire, qu’entraînerceux qui l’entourent dans sa course à l’abîme. C’estainsi qu’aime le guerrier : en préservant les autresde la mort qu’il a au cœur. À la compagnie des

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d’élaboration nuit partout aux progrès de la subver-sion anti-impériale.

T oute machine de guerre est par nature unesociété, une société sans État ; mais sous

l’Empire, du fait de sa situation obsidionale, unedétermination s’ajoute à cela. Ce sera une sociétéd’un genre particulier : une société à guerriers. Sichaque existence en son sein est essentiellement uneguerre et sait le moment venu prendre part à l’af-frontement, une minorité d’êtres doivent y prendrela guerre pour objet exclusif de leur existence. Ilsseront les guerriers. Dorénavant, la machine deguerre devra se défendre non seulement desattaques hostiles, mais aussi de la menace que saminorité guerrière ne se sépare d’elle, ne se consti-tue en caste, en classe dominante, qu’elle ne formeun embryon d’État et, retournant les moyens offen-sifs dont elle dispose en moyens d’oppression, qu’el-le n’y prenne le pouvoir. Établir un rapport majeur àla violence veut seulement dire, pour nous, établirun rapport majeur à la minorité des guerriers.Curieusement, c’est dans un texte de 1977, le der-nier de Clastres, Le Malheur du guerrier sauvage,que se trouve esquissé pour la première fois un telrapport. Peut-être était-il nécessaire que s’effondretoute la propagande de la virilité classique pourqu’une telle entreprise fût menée à bout.

C ontrairement à ce que l’ON nous a dit, le guerriern’est pas une figure de la plénitude, et surtout

pas de la plénitude virile. Le guerrier est une figurede l’amputation. Le guerrier est cet être qui n’accèdeau sentiment d’exister que dans le combat, dans l’af-frontement avec l’Autre ; un être qui ne parvient pasà se procurer par lui-même le sentiment d’exister.Rien n’est plus triste, au fond, que le spectacle de

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de conséquences sociologiques considérables en ceque, touchant à la structure même de la société, elleen altérerait l’être indivisé. Le pouvoir de décisionquant à la guerre et quant à la paix (pouvoir absolu-ment essentiel) n’appartiendrait plus en effet à lasociété comme telle, mais bien à la confrérie desguerriers, qui placerait son intérêt privé avant l’inté-rêt collectif de la société, qui ferait de son point devue particulier le point de vue général de la tribu.[…] D’abord groupe d’acquisition de prestige, lacommunauté guerrière se transformerait ensuite engroupe de pression en vue de pousser la société àaccepter l’intensification de la guerre.»

L a contre-société subversive doit, nous devonsreconnaître à chaque guerrier, à chaque organi-

sation combattante le prestige lié à ses exploits.Nous devons admirer le courage de tel ou tel faitd’arme, la perfection technique de telle ou telleprouesse, d’un enlèvement, d’un attentat, de touteaction armée réussie. Nous devons apprécier l’auda-ce de telle ou telle attaque de prison pour libérer descamarades. Nous le devons, précisément pour nousprémunir des guerriers, pour les vouer à la mort.«Tel est le mécanisme de défense que la société pri-mitive met en place pour conjurer le risque dont estporteur, comme tel, le guerrier : la vie du corps socialindivisé, contre la mort du guerrier. Se précise ici letexte de la loi tribale : la société primitive est, en sonêtre, société-pour-la-guerre ; elle est en mêmetemps, et pour les mêmes raisons, société contre leguerrier». Notre deuil, lui, sera sans équivoque.

L e rapport du Mouvement italien à sa minoritéarmée fut tout au long des années 70 frappé de

cette ambivalence. Le détachement de celle-ci enpuissance militaire autonomisée ne cesse jamais

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hommes, le guerrier préférera donc souvent la soli-tude. Et cela par bienveillance plus que par dégoût.Ou bien, il ira rejoindre la meute endeuillée desguerriers, qui se regardent glisser un à un vers lamort. Puisque tel est leur penchant.

E n un sens, sa propre société ne peut que seméfier du guerrier. Elle ne l’exclut pas, ni ne

l’inclut vraiment ; elle l’exclut sur le mode de soninclusion et l’inclut sur le mode de son exclusion. Leterrain de leur entente est celui de la reconnaissance.C’est par le prestige qu’elle lui reconnaît que la socié-té tient le guerrier à distance, c’est par là qu’elle sel’attache et c’est par là qu’elle le condamne. «Pourchaque fait d’arme accompli, écrit Clastres, le guer-rier et la société énoncent le même jugement : “C’estbien, mais je peux faire plus, acquérir un surcroît degloire”, dit le guerrier. “C’est bien, mais tu dois faireplus, obtenir de nous la reconnaissance d’un presti-ge supérieur”, dit la société. Autrement dit, tant parsa personnalité propre (la gloire avant tout) que parsa dépendance totale par rapport à la tribu (quid’autre pourrait conférer la gloire?), le guerrier setrouve, volens nolens, prisonnier d’une logique qui lepousse implacablement à vouloir en faire toujoursun peu plus. À défaut de quoi la société perdrait vitela mémoire de ses exploits passés et de la gloirequ’ils lui procurèrent. Le guerrier n’existe que dansla guerre, il est voué comme tel à l’activisme» etdonc, à bref délai, à la mort. Si le guerrier est ainsidominé, aliéné à la société, « l’existence, dans telleou telle société, d’un groupe organisé de guerriers“professionnels” tend à transformer l’état de guerrepermanent (situation générale de la société primiti-ve) en guerre effective permanente (situation parti-culière des sociétés à guerriers). Or une telletransformation, poussée à son terme, serait porteuse

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Guérilla diffuse !

Mais vous êtes combien?Je veux dire… nous, le groupe.

On n’en sait rien. Un jour on est deux, un autrevingt. Et parfois on se retrouve à cent mille.

Cesare Battisti,Dernières cartouches

D ans l’Italie des années 70, deux stratégies sub-versives coexistent : celle des organisations

combattantes et celle de l’Autonomie. Ce partage estschématique. Il est par exemple évident que dans leseul cas des BR, il serait possible de distinguer entreles «premières BR», celles de Curcio et Fran-ceschini, qui sont « invisibles pour le pouvoir, maisprésentes pour le mouvement», qui sont implantéesdans les usines où elles font taire les petits chefs,jambisent les jaunes, brûlent leurs voitures, enlèventles dirigeants, qui veulent seulement être, selon leurformule, « le point le plus haut du mouvement», etcelles de Moretti, plus nettement staliniennes, quiont plongé dans une clandestinité totale, profession-nelle, et qui, devenues invisibles pour le Mouvementautant que pour elles-mêmes, livrent l’«attaque aucœur de l’État» sur la scène abstraite de la politiqueclassique, finissant par être aussi coupées de touteréalité éthique que celle-ci. Il serait ainsi possible desoutenir que la plus fameuse action des BR, l’enlève-ment de Moro, sa détention dans une «prison dupeuple» où il était jugé par une « justice proléta-rienne», mime trop parfaitement les procédures del’État pour n’être pas déjà le fait de BR dégénérées,militarisées, ne correspondant plus à elles-mêmes,aux premières BR. Si l’on oublie ces possibles argu-ties, on verra qu’il y a un axiome stratégique com-

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d’être redouté. Et c’est précisément cela que l’État,avec la «stratégie de la tension», recherche. En éle-vant artificiellement le niveau militaire de l’affronte-ment, en criminalisant la contestation politique, enforçant les membres des organisations combattantesà la clandestinité totale, il veut les couper duMouvement, et ce faisant les faire haïr en son seincomme l’État y est haï. Il s’agit de liquider leMouvement en tant que machine de guerre, en lecontraignant à prendre la guerre avec l’État pourobjet exclusif. Le mot d’ordre de Berlinguer, secré-taire général du PCI en 1978 : «Ou avec l’État, ouavec les BR» – qui signifie d’abord «Ou avec l’Étatitalien, ou avec l’État brigadiste» –, résume le dispo-sitif dans lequel l’Empire aura broyé le Mouvement ;et qu’il exhume à présent pour contrer le retour dela lutte anti-capitaliste.

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derie formelle baignant dans un optimisme sécuri-sant et entretenant un certain type de concurrence :à celui qui fera la meilleure blague et maintiendra lemieux le moral de la troupe. Avec, comme à l’armée,l’élimination progressive des timides et des mélanco-liques. Il n’y a pas de place pour eux, car ils sontimmédiatement considérés comme un poids pour lebon moral du régiment. C’est une déformation mili-tariste typique qui cherche dans une existence debande exubérante et bruyante, une forme de sécuri-té se substituant à une vie intérieure. Alors, incons-ciemment, il faut marginaliser ceux qui pourraientfaire peser une atmosphère peut-être plus tristemais sans doute plus vraie, correspondant de toutemanière beaucoup plus à ce que les plus bruyantsdoivent, au fond, ressentir intérieurement. Aveccomme corollaire, le culte de la virilité.» (Libération,13-14 octobre 1980.) Si l’on passe sur la malveillan-ce de fond qui anime le propos, ce témoignageconfirme deux mécanismes propres à tout groupepolitique qui se constitue en sujet, en entité séparéedu plan de consistance sur lequel il repose : 1– Ilprend tous les traits d’une communauté terrible. 2–Il se trouve projeté sur le terrain de la représenta-tion, dans le ciel de la politique classique, qui seulepartage avec lui son degré de séparation et de spec-tralité. L’affrontement de sujet à sujet avec l’États’ensuit nécessairement, comme rivalité sur le ter-rain de l’abstraction, comme mise en scène d’uneguerre civile in vitro ; et finalement on finit par prê-ter à l’ennemi un cœur qu’il n’a pas. On lui prêteexactement la substance que soi-même on est entrain de perdre.

L’autre stratégie, celle non plus de la guerre mais dela guérilla diffuse, est le propre de l’Autonomie.

Elle seule est à même d’abattre l’Empire. Il ne s’agit

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mun aux BR, à la RAF, aux NAP, à Prima Linea (PL),et en fait à toutes les organisations combattantes : etc’est de s’opposer à l’Empire en tant que sujet, col-lectif et révolutionnaire. Cela implique non seule-ment de revendiquer les actes de guerre, maissurtout de réduire ses membres, à terme, à tousplonger dans la clandestinité et par là à se retran-cher du tissu éthique du Mouvement, de sa vie entant que machine de guerre. Un ancien de PL livreen 1980, au milieu d’inacceptables appels à la reddi-tion, quelques observations dignes d’intérêt : «LesBR, pendant le mouvement de 77, ne comprenaientrien à ce qu’il se passait. Eux qui, depuis des années,faisaient un travail de taupe, voyaient tout d’un coupdes milliers de jeunes qui en faisaient de toutes lescouleurs. Prima Linea, elle, a été traversée par lemouvement, mais, paradoxalement, il n’en est rienresté alors que les BR en ont récupéré les résidusquand le mouvement est mort. En fait, les organisa-tions armées n’ont jamais su se synchroniser avecles mouvements existants. Elles reproduisent unesorte de mécanisme alterné, d’infiltration silencieu-se, puis de critique virulente. Et quand le mouve-ment disparaît, on en recueille les cadresdésillusionnés et on les lance dans le ciel de la poli-tique. […] C’est surtout vrai pour l’après Moro.Avant, l’organisation était au contraire traversée parcet esprit de transgression un peu irrationnel dumouvement de 77. Nous n’étions pas des Don Juandes temps modernes, mais « l’irrégularité» était lecomportement diffus. Puis peu à peu avec l’influencedes BR, ça a changé. Eux ils avaient leur grandamour modèle, la passion de Renato Curcio etMargherita Cagol. […] Le militarisme, c’est une cer-taine conception du militantisme, où la vie elle-même s’organise comme au régiment. Une analogieavec le service militaire me frappait, cette camara-

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que c’est le non-sujet lui-même qui est devenu révo-lutionnaire, c’est-à-dire opérant contre l’Empire. Eninstillant dans la machine cybernétique cette sortede conflictualité permanente, quotidienne, endé-mique, l’Autonomie achève de la rendre ingouver-nable. Significativement, le réflexe de l’Empire faceà cet ennemi quelconque sera toujours de le repré-senter comme une organisation structurée, unitaire,comme un sujet, et si possible de le rendre tel. «Jediscute avec un leader du Mouvement ; il rejetted’abord le terme de leader : il n’y a pas parmi eux deleaders. […] Le Mouvement, c’est, dit-il, une mobilitéinsaisissable, un bouillonnement de tendances, degroupes et de sous-groupes, un assemblage de molé-cules autonomes. […] Pour moi, il existe bien ungroupe dirigeant du Mouvement ; c’est un groupe“interne”, inconsistant en apparence, mais en réalitéparfaitement structuré. Rome, Bologne, Turin,Naples : il s’agit bien d’une stratégie concertée. Legroupe dirigeant reste invisible et l’opinion publique,même informée, n’est pas en mesure de juger.» («Lapaléo-révolution des Autonomes», Corriere dellaSera, 21 mai 1977.) Nul ne sera surpris que l’Empireait récemment tenté la même opération contre lareprise de l’offensive anticapitaliste, à propos cettefois des mystérieux «Black Bloc». Alors que le BlackBloc ne fut jamais qu’une technique de manifestationinventée par les Autonomes allemands dans lesannées quatre-vingt puis perfectionnée par des anar-chistes américains au début des années quatre-vingt-dix, une technique, c’est-à-dire quelque chose deréappropriable, de contaminant, l’Empire ne ménagepas ses effets depuis quelques temps pour le grimeren un sujet, pour en faire une entité close, compacte,étrangère. «D’après les magistrats de Gênes, lesBlack Bloc constituent “une bande armée” avec uneforme horizontale, non hiérarchique, composée de

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plus, ici, de se ramasser en un sujet compact pourfaire face à l’État, mais de se disséminer en une mul-tiplicité de foyers comme autant de failles dans latotalité capitaliste. L’Autonomie, ce sera moins unensemble de radios, de groupes, d’armes, de fêtes,d’émeutes, de squatts qu’une certaine intensité dansla circulation des corps entre tous ces points. Ainsil’Autonomie n’exclut-elle pas l’existence d’organisa-tions en son sein, quand bien même celles-ci affiche-raient de ridicules prétentions néo-léninistes : touteorganisation s’y trouve d’elle-même ramenée aurang d’architecture vide que traversent au gré descirconstances les flux du Mouvement. Dès lors que leParti Imaginaire se constitue en tissu éthique séces-sionniste, la possibilité même d’une instrumentalisa-tion du Mouvement par ses organisations, et afortiori d’une infiltration de celui-ci, disparaît : cesont plutôt elles qui sont vouées à être subsuméespar lui, comme de simples points de son plan deconsistance. À la différence des organisations com-battantes, l’Autonomie s’appuie sur l’indistinction,l’informalité, une semi-clandestinité adéquate à lapratique conspirative. Les actions de guerre sont icisoit anonymes, soit signées de noms fantoches, diffé-rents à chaque fois, inassignables en tout cas,solubles dans la mer de l’Autonomie. Ce sont autantde coups de griffe issus de la pénombre, qui formentcomme tels une offensive autrement plus dense etplus redoutable que les campagnes de propagandearmée des organisations combattantes. Chaqueaction se signe elle-même, s’autorevendique par sonpropre comment, par sa propre signification ensituation, laissant distinguer au premier coup d’œill’attentat d’extrême-droite, le massacre d’État de lamenée subversive. Cette stratégie repose sur l’intui-tion, jamais formulée par l’Autonomie, que non seu-lement il n’y a plus de sujet révolutionnaire, mais

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groupes indépendants sans commandement unique,en mesure donc de s’épargner “le poids d’une ges-tion centralisée”, mais tellement dynamique qu’elleest capable d’“élaborer ses propres stratégies” et deprendre “des décisions rapides et collectives degrand impact” tout en maintenant l’autonomie desmouvements singuliers. C’est pourquoi elle a atteint“une maturité politique qui fait des Black Bloc uneforce réelle.”» («Les Black Bloc sont une bandearmée», Corriere della Sera, 11 août 2001.)Comblant par le délire son incapacité à saisir touteépaisseur éthique, l’Empire se construit ainsi le fan-tasme de l’ennemi qu’il peut abattre.

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L a reconfiguration impériale des hostilités estpassée largement inaperçue. Elle est passée

inaperçue parce qu’elle s’est d’abord manifestée àl’écart des métropoles, dans les anciennes colonies.La mise hors-la-loi de la guerre, d’abord simplementproclamatoire avec la SDN puis effective à partir del’invention de l’arme nucléaire, a produit une muta-tion décisive de celle-ci ; mutation que Schmitt atenté de saisir dans son concept de «guerre civilemondiale». Depuis que toute guerre entre États estdevenue criminelle au regard de l’ordre mondial, cen’est pas seulement que l’on n’assiste plus qu’à desconflits limités, c’est que la nature même de l’ennemia changé : l’ennemi est devenu intérieur. Tel est leretroussement de l’État libéral en Empire que mêmelorsque l’ennemi est identifié comme un État, un«État-voyou» dans la terminologie cavalière desdiplomates impériaux, la guerre qui lui est livréeprend désormais l’aspect d’une simple opération depolice, d’une affaire de gestion intérieure, d’une ini-tiative de maintien de l’ordre.

L a guerre impériale n’a ni début, ni fin, c’est unprocessus de pacification permanent. L’essentiel

de ses méthodes et de ses principes sont connusdepuis cinquante ans. Ils ont été élaborés à l’occa-sion des guerres de décolonisation. Là, l’appareilétatique d’oppression subit une altération décisive.L’ennemi n’est plus une entité isolable, une nationétrangère ou une classe déterminée, il est quelquepart embusqué dans la population, sans attributvisible. À la limite, il est la population elle-même, entant que puissance insurrectionnelle. La configura-tion des hostilités propre au Parti Imaginaire semanifeste ainsi immédiatement sous les traits de laguérilla, de la guerre de partisan. Alors, non seule-ment l’armée devient police, mais l’ennemi devient

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Et l’État sombra dans le Parti Imaginaire…

Lorsque l’on veut contrer la subversion, il fautprendre en compte trois éléments distincts. Les deuxpremiers forment la cible à proprement parler, c’est-

à-dire le Parti ou Front et ses cellules ou comitésd’un côté, et de l’autre les groupes armés qui lessoutiennent ou qui sont soutenus par eux. Nousdirons qu’ils sont comme la tête et le corps d’un

poisson. Le troisième élément, c’est la population.La population est l’eau dans laquelle le poisson

nage. Selon le type d’eau qui forme son milieu naturel, le type de poisson change, et il en va de

même pour les organisations subversives. S’il fautdétruire un poisson, on peut l’attaquer directement

avec une canne ou un filet, pourvu qu’il soit dansune situation qui donne une chance à ces méthodes.

Mais si la canne et le filet ne suffisent pas, il peuts’avérer nécessaire de faire à l’eau quelque chose

qui forcera le poisson à se placer dans une positionoù il peut être pris. Il est concevable qu’il faille

polluer l’eau pour tuer le poisson, aussi peu désirable que puisse sembler le procédé.

Frank Kitson, Low intensity operationsSubversion, Insurrection, Peacekeeping, 1971

Frattanto i pesci,/ dai quali discendiamo tutti,/ assistettero curiosi/ al dramma personale e

collettivo/ di questo mondo che a loro/indubbiamente doveva sembrare cattivo/ e

cominciarono a pensare, nel loro grande mare/come è profondo il mare./ È chiaro che il pensierofa paura e dà fastidio/ anche se chi pensa è muto

come un pesce/ anzi è un pesce/ e come pesce èdifficile da bloccareperché lo protegge il mare/

come è profondo il mare […]Lucio Dalla, Come è profondo il mare, 1976

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sonnier fait sur un champ de bataille. […] Pour cesinterrogatoires, il ne sera certainement pas assistéd’un avocat. S’il donne sans difficulté les renseigne-ments demandés, l’interrogatoire sera rapidementterminé; sinon des spécialistes devront, par tous lesmoyens, lui arracher son secret. Il devra alors,comme le soldat, affronter la souffrance et peut-êtrela mort qu’il a su éviter jusqu’alors. Or, ceci, le terro-riste doit le savoir et l’accepter comme un fait inhé-rent à son état et aux procédés qu’en touteconnaissance de cause ses chefs et lui-même ont choi-sis» (La Guerre moderne). La mise sous surveillancecontinue de la population, le marquage des dividus àrisque, la torture blanche, la guerre psychologique, lecontrôle policier de la Publicité, la manipulationsociale des affects, l’infiltration et l’exfiltration des«groupes extrémistes», le massacre d’État, commeautant d’aspects du déploiement massif des dispositifsimpériaux, répondent aux nécessités d’une guerreininterrompue, menée le plus souvent sans fracas.Car comme disait Westmorland: «Une opérationmilitaire, ce n’est qu’une des diverses façons de com-battre l’insurrection communiste.» («Contre-insur-rection», in Tricontinental, 1969.)

A u fond, seuls les partisans de la guérilla urbaineont compris de quoi il retournait dans les

guerres de décolonisation. Eux seuls, qui prirentmodèle sur les Tupamaros uruguayens, saisirent cequi se jouait de contemporain dans ces conflits pré-sentés comme «de libération nationale». Eux seuls,et les forces impériales. Le président d’un colloquesur « le rôle des forces armées dans le maintien del’ordre dans les années soixante-dix», organisé enavril 1973 à Londres par le Royal Institute for DefenceStudies déclarait alors: «Si nous perdons à Belfast,nous aurons peut-être à nous battre à Brixton ou à

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«terroriste» – « terroristes» les résistants à l’occu-pation allemande, « terroristes» les insurgés algé-riens contre l’occupation française, « terroristes» lesmilitants anti-impérialistes des années soixante-dix,« terroristes» à présent les éléments trop détermi-nés du mouvement anti-globalisation. Trinquier, l’undes maîtres d’œuvre autant que théoricien de labataille d’Alger : «Le rôle de pacification dévolu àl’armée allait poser aux militaires des problèmesqu’ils n’étaient pas normalement habitués àrésoudre. L’exercice des pouvoirs de police dans unegrande ville leur était mal connu. Les rebelles algé-riens utilisaient pour la première fois une arme nou-velle : le terrorisme urbain. […] C’est un avantageincomparable, mais c’est aussi un grave inconvé-nient : la population qui abrite le terroriste leconnaît. Elle peut à tout moment le dénoncer auxforces de l’ordre si on lui en donne la possibilité. Ilest possible de lui retirer ce soutien vital par uncontrôle strict de la population.» (Le Temps perdu.)La conflictualité historique, depuis plus d’un demi-siècle, ne répond plus aux principes de la guerreclassique ; depuis plus d’un demi-siècle, il n’y a plusque des guerres spéciales.

C e sont ces guerres spéciales, ces formes irrégu-lières, sans principe, de la guerre qui, à mesure,

ont fait sombrer l’État libéral dans le Parti Imagi-naire. Toutes les doctrines contre-insurrectionnelles,celles de Trinquier, de Kitson, de Beauffre, du colonelChâteau-Jobert, sont formelles sur ce point : la seulefaçon de lutter contre la guérilla, contre le PartiImaginaire, est d’employer ses techniques. «Il fautopérer en partisan partout où il y a des partisans.»Trinquier, à nouveau: «Mais il faut qu’il sache quelorsqu’il [l’insurgé-résistant] sera pris, il ne sera pastraité comme un criminel ordinaire, ni comme un pri-

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mière « incivilité» à ce qui menace l’ordre social ettendre pour ce faire à une « intégration à tous lesniveaux des activités militaires, policières et civiles».L’intégration civilo-militaire est le second postulatimpérial. Parce qu’à l’ère de la pacification nucléaire,les guerres entre États se font de plus en plus rareset que la tâche essentielle de l’armée n’est dès lorsplus la guerre extérieure mais la guerre intérieure,la contre-insurrection, il convient d’habituer la popu-lation à une présence militaire permanente dans leslieux publics. Une menace terroriste imaginaire,irlandaise ou musulmane, permettra de justifier despatrouilles régulières d’hommes en armes dans lesgares, aéroports, métros, etc. D’une manière géné-rale, la multiplication des points d’indistinction entrele civil et le militaire sera recherchée. L’informa-tisation du social, c’est-à-dire le fait que tout gesteproduise tendanciellement de l’information, forme lecœur de cette intégration. La multiplication des dis-positifs de surveillance diffuse, de traçage et d’enre-gistrement a pour mission de générer à foison decette low grade intelligence (information de bassequalité) sur laquelle la police peut ensuite appuyerses interventions. Le troisième des principes de l’ac-tion impériale, lorsqu’on a dépassé cette phase pré-paratoire de l’insurrection qu’est la situation politiquenormale, concerne les «mouvements de la paix».Dès qu’une opposition violente à l’ordre existant sefait jour, il importera de s’adjoindre sinon de créerde toutes pièces des mouvements pacifistes dans lapopulation qui serviront à isoler les rebelles pendantqu’on les infiltre en vue de leur faire commettre desactes qui les discréditent – cette stratégie, Kitsonl’expose sous le nom poétique de «noyer le bébé dansson propre lait». Pour le reste, il ne sera pas mauvaisde brandir une menace terroriste imaginaire afin de «rendre les conditions de vie de la population

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Birmingham. De même que l’Espagne des annéestrente était une répétition pour un conflit européengénéralisé, de même, peut-être, ce qui se passe enIrlande du Nord est une répétition pour une guerrede guérilla urbaine généralisée à l’Europe et plusparticulièrement à la Grande-Bretagne.» Toutes lescampagnes de pacification en cours, toute l’activitédes « forces internationales d’interposition» actuel-lement déployées aux marges de l’Europe et dans lemonde, annoncent évidemment d’autres «cam-pagnes de pacification», sur le territoire européencette fois. Seuls ceux qui ne comprennent pas queleur fonction est de former des hommes à la luttecontre nous peuvent chercher dans quelque mysté-rieux complot mondial la raison de ces interventions.Nulle trajectoire ne résume mieux le prolongementde la pacification extérieure en pacification intérieu-re que celle de l’officier britannique Frank Kitson,l’homme qui établit la doctrine stratégique grâce àlaquelle l’État britannique vainquit l’insurrectionirlandaise et l’OTAN les révolutionnaires italiens.Ainsi Kitson, avant de consigner sa doctrine contre-insurrectionnelle dans Low intensity operations –Subversion, Insurrection, Peacekeeping, avait-il prispart aux guerres de décolonisation au Kenya contreles «Mau-Mau», en Malaisie contre les commu-nistes, à Chypre contre Grivas et finalement enIrlande du Nord. De sa doctrine, nous ne retiendronsqu’une poignée de renseignements de premièremain sur la rationalité impériale. Nous les condense-rons en trois postulats. Le premier est qu’il y a unecontinuité absolue entre les plus petits délits et l’in-surrection, qui sont les deux termes d’un processusen trois phases : la «phase préparatoire», la «phasenon-violente» et l’insurrection proprement dite.Pour l’Empire, la guerre est un continuum – Warfareas a whole, dit Kitson –, il faut répondre dès la pre-

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Scalzone, L’Exception est la règle). La souveraineté dela police, redevenue machine de guerre, ne souffriraplus de contestation. ON lui reconnaîtra le droit detirer à vue, rétablissant dans les faits la peine de mortqui dans le droit n’existe plus. ON allongera la duréemaximale de détention préventive de telle façon quel’inculpation vaudra désormais condamnation. Danscertains cas, la lutte «anti-terroriste» légitimeral’emprisonnement sans procès aussi bien que la per-quisition sans mandat. D’une façon générale, ON nejugera plus des faits, mais des personnes, une confor-mité subjective, une disposition à se repentir ; desqualifications criminelles adéquatement vaguescomme «complicité morale», «délit d’appartenance àune organisation criminelle» ou «incitation à la guer-re civile» seront créées à cet effet. Et quand cela nesuffira plus, ON jugera par théorème. Pour manifesternettement la différence entre inculpés citoyens et«terroristes», ON ménagera par des lois sur les repen-tis la possibilité pour chacun de se dissocier publique-ment de soi-même, de devenir un infâme.D’importantes remises de peine seront alors accor-dées; dans le cas contraire prévaudront explicitementdes Berufsverbot, l’interdiction d’exercer certainesprofessions sensibles qu’il importe de protéger detoute contamination subversive. Mais de tels trains delois, comme la loi Reale en Italie ou les législationsd’exception allemandes, ne font que répondre à unesituation insurrectionnelle déclarée. Bien plus scé-lérates sont les lois qui visent à armer la lutte pré-ventive contre les machines de guerre du PartiImaginaire. En complément de lois «anti-terro-ristes» seront alors votées à la quasi-unanimité,comme cela s’est fait récemment en France, enEspagne et en Belgique, des « lois anti-sectes» ; loisqui poursuivent sans s’en cacher le projet de crimi-naliser tout regroupement autonome de la fausse

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suffisamment inconfortables pour qu’elles consti-tuent un stimulant au retour à la vie normale». SiTrinquier eut l’honneur de conseiller les éminencescontre-insurrectionnelles américaines, lui qui en1957 avait déjà mis en œuvre un vaste système d’îlo-tage, de contrôle de la population algéroise répon-dant à l’appellation moderniste de «Dispositif deProtection Urbaine», Kitson, lui, vit son œuvre par-venir jusqu’aux plus hauts cercles de l’OTAN. Et lui-même rejoignit sans tarder les structures atlantistes.N’était-ce pas sa vocation, au reste, lui qui souhaitaità son livre qu’il «attire l’attention sur les étapes àfranchir dès à présent pour faire échec à la subver-sion, à l’insurrection et pour mener les opérationsdans la seconde moitié des années 1970» et leconcluait en insistant sur le même point : «Pourl’heure, il est permis d’espérer que le contenu de celivre aidera d’une manière ou d’une autre l’armée àse préparer pour les orages qui pourraient bien l’at-tendre dans la seconde partie des années 1970.»

S ous l’Empire, la persistance même des apparencesformelles de l’État fait partie des manœuvres stra-

tégiques qui le périment. Dans la mesure où l’Empirene peut reconnaître un ennemi, une altérité, une dif-férence éthique, il ne peut non plus reconnaître lasituation de guerre qu’il crée. Il n’y aura donc pasd’état d’exception à proprement parler mais un étatd’urgence permanent, indéfiniment reconduit. On nesuspendra pas officiellement le régime légal pourmener la guerre à l’ennemi intérieur, aux insurgés ouà quoi que ce soit d’autre, on ajoutera juste au régimelégal actuel un ensemble de lois ad hoc, destinées à lalutte contre l’ennemi inavouable. «Le droit communse muera donc en un développement prolifératif etsuperfétatoire de règles spéciales: la règle devenantainsi un ensemble d’exceptions» (Luca Bresci, Oreste

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individu singulier qui prend le pouvoir, mais uneforme-de-vie: celle du petit entrepreneur borné, arri-viste et philofasciste du Nord de l’Italie. Le pouvoir està nouveau fondé éthiquement – fondé sur l’entreprisecomme unique forme de socialisation en dehors de lafamille –, et celui qui l’incarne ne représente personneet surtout pas une majorité, mais est une forme-de-vieparfaitement discernable, avec laquelle seule unefraction très réduite de la population peut s’identifier.Tout comme chacun reconnaît dans Berlusconi leclone du connard d’à-côté, la copie conforme du pireparvenu du quartier, chacun sait qu’il était membrede la loge P2 qui avait fait de l’État italien un instru-ment à son service. C’est ainsi, pan par pan, que l’É-tat sombre dans le Parti Imaginaire.

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communauté nationale des citoyens. Il est à craindre,en outre, que l’on ait de plus en plus de mal à éviterlocalement des excès de zèle comme ces «lois anti-extrémisme» adoptées par la Belgique en novembre1998 et qui répriment «toutes les conceptions ouvisées racistes, xénophobes, anarchistes, nationa-listes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient àcaractère politique, idéologique, confessionnel ou phi-losophique, contraires […] au bon fonctionnement desinstitutions démocratiques».

I l serait faux de croire qu’en dépit de tout cela, l’Étatse survive. Au sein de la guerre civile mondiale, sa

prétendue neutralité éthique ne parvient plus à faireillusion. La forme-tribunal elle-même, qu’il s’agissed’un TGI ou d’un TPI, est perçue comme une modalitéexplicite de la guerre. C’est l’idée de l’État commemédiation entre des parties qui va ici au gouffre. Lecompromis historique, expérimenté en Italie dès ledébut des années soixante-dix mais advenu en réalitédans toutes les démocraties biopolitiques avec la dis-parition de toute opposition effective de la scène de lapolitique classique, achève de ruiner le principemême d’État. Ainsi l’État italien n’a-t-il pas survécuaux années soixante-dix, à la guérilla diffuse, ou dumoins il n’y a pas survécu en tant qu’État, mais seule-ment en tant que parti, en tant que parti des citoyens,c’est-à-dire de la police et de la passivité. Et c’est dece parti que le regain de la passion économique dansles années quatre-vingt sanctionna l’éphémère vic-toire. Mais le naufrage complet de l’État ne s’avèretout à fait qu’au moment où parvient à sa tête, oùs’empare du théâtre de la politique classique unhomme dont tout le programme est précisément de larejeter et de substituer à celle-ci une pure gestionentrepreneuriale. À ce point, l’État s’assume ouverte-ment comme parti. Avec Berlusconi, ce n’est pas un

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La fabrique du citoyen

Les sociétés répressives qui sont en train de semettre en place ont deux caractéristiques: larépression y est plus douce, plus diffuse, plus

générale, et en même temps beaucoup plus violente.Pour tous ceux qui peuvent se soumettre, s’adapter,

être canalisés, il y aura une diminution desinterventions de la police. Il y aura de plus en plus

de psychologues, et même des psychanalystes, dansles services de police; il y aura de plus en plus de

thérapies de groupes; les problèmes de l’individu etdu couple seront universellement discutés; la

répression sera de plus en plus compréhensive, entermes psychologiques. Le travail des prostituées

devra être reconnu, il y aura des conseillers endrogue à la radio – bref : il y aura un climat généralde bienveillante compréhension. Mais si des groupes

ou des individus essaient d’échapper à cetteinclusion, si des gens essaient de mettre en question

le système de confinement général, alors ils serontexterminés comme l’ont été les Black Panthers aux

États-Unis, ou leur personnalité sera broyée commecela s’est passé avec la Fraction Armée Rouge en

Allemagne.Félix Guattari, Why Italy?

Vous avez divisé en deux parties toute la populationde l’Empire

– et en disant cela, j’ai désigné la totalité du mondehabité – ; la partie la plus distinguée, la plus noble

et la plus puissante, vous l’avez faite partout, dansson ensemble, citoyenne et même parente ; l’autre,

sujette et administrée.Aelius Aristide, En l’honneur de Rome

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l’Empire ; victoire qui n’est pas seulement sociale, oupolitique, ou économique, mais anthropologique.Certes, les moyens n’ont pas été comptés pour laremporter. Son point de départ est la restructurationoffensive du mode de production capitaliste quirépond, dès le début des années soixante-dix, auregain de la conflictualité ouvrière dans les usines etau remarquable désintérêt pour le travail qui semanifeste dans les jeunes générations après 68.Toyotisme, automation, enrichissement des tâches,flexibilisation et individualisation des situations detravail, délocalisation de la production, décentralisa-tion, sous-traitance, flux tendus, gestion par projet,démantèlement des grandes unités productives,variabilisation des horaires, liquidation des systèmesindustriels lourds, des concentrations ouvrières,nomment autant d’aspects d’une réforme du modede production dont l’objectif était centralement derestaurer le pouvoir capitaliste sur la production.Cette restructuration fut partout initiée par des frac-tions avancées du patronat, théorisée par des syndi-calistes éclairés et mise en œuvre en accord avec lesprincipales centrales ouvrières. Lama expliquaitainsi, en 1976, dans La Repubblica, que « la gauchedoit délibérément et sans mauvaise conscience aiderà la reconstitution des marges de profit aujourd’huiextrêmement diminuées, même s’il faut proposerdes mesures coûteuses pour les travailleurs» ; etBerlinguer, de son côté, révélera au même momentque « le terrain de la productivité n’est pas une armedu patronat» mais «une arme du mouvementouvrier pour pousser plus avant la politique detransformation». L’effet de la restructuration n’estque superficiellement son but : «se séparer d’unmême geste des ouvriers contestataires et des petitschefs abusifs» (Boltanski, Le Nouvel Esprit du capi-talisme). Ce dont il s’agit, c’est bien plutôt de purger

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S’il y a un privilège heuristique de l’Italie en matièrepolitique, c’est qu’en règle générale l’incandes-

cence historique a la vertu d’accroître la lisibilitéstratégique d’une époque. Encore aujourd’hui, leslignes de forces, les partis en présence, les enjeuxtactiques et la configuration générale des hostilités selaissent bien plus difficilement deviner en Francequ’en Italie ; et pour cause, la contre-révolution quilà-bas s’est imposée à force ouverte il y a vingt ansachève à peine de s’installer ici. En France, le proces-sus contre-insurrectionnel a pris son temps, et s’estoffert le luxe de voiler sa nature. S’étant rendu plusindiscernable, il s’est aussi fait moins d’ennemisqu’ailleurs, ou des alliés plus abusés.

L e fait le plus troublant de ces vingt dernièresannées, c’est sans doute que l’Empire soit parve-

nu à se tailler dans les débris de la civilisation unehumanité neuve, organiquement acquise à sa cause :les citoyens. Les citoyens sont ceux qui, au seinmême de la conflagration générale du social, persis-tent à proclamer leur participation abstraite à unesociété qui n’existe plus que négativement, par laterreur qu’elle exerce sur tout ce qui menace de ladéserter, et ce faisant de lui survivre. Les hasards etles raisons qui produisent le citoyen ramènent tousau cœur de l’entreprise impériale : atténuer lesformes-de-vie, neutraliser les corps ; et c’est cetteentreprise qu’en retour le citoyen prolonge par l’au-to-annulation du risque qu’il présente pour le milieuimpérial. Cette fraction variable d’agents incondi-tionnels que l’Empire prélève sur chaque populationforment la réalité humaine du Spectacle et duBiopouvoir, le point de leur coïncidence absolue.

I l y a donc toute une fabrique du citoyen dont l’im-plantation durable est la principale victoire de

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ayant produit, en 68, un dégoût trop visible à sonendroit. La crise aura surtout permis d’obtenir à nou-veau l’identification des Bloom à la totalité socialemenacée, et dont le sort dépendrait de la bonne volon-té de chacun. Il n’y va pas d’autre chose dans la «poli-tique des sacrifices», dans l’appel à «se serrer laceinture», et plus généralement, désormais, à se com-porter en tout «de manière responsable». Mais res-ponsable de quoi, au juste? de votre société demerde? des contradictions qui minent votre mode deproduction? des lézardes dans votre totalité? Dites-moi! C’est à cela, d’ailleurs, que l’on reconnaît le plussûrement le citoyen: à ce qu’il introjecte individuelle-ment des contradictions, des apories qui sont celles dela totalité capitaliste. Plutôt que de lutter contre lerapport social qui ravage les conditions de l’existencela plus élémentaire, il triera ses déchets et roulera àl’aquazole. Plutôt que de contribuer à la constructiond’une autre réalité, il ira le vendredi soir après le bou-lot servir des repas aux SDF dans un centre géré parde gluants cathos. Et il en parlera au dîner, le lende-main.

L e volontarisme le plus niais et la mauvaiseconscience la plus dévorante sont le propre du

citoyen.

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le cœur productif d’une société où la production semilitarise, de tous les «déviants», de tous les dividus àrisques, de tous les agents du Parti Imaginaire. Cesont d’ailleurs par les mêmes méthodes que la norma-lisation opérera au-dedans et au-dehors de l’usine: engrimant ses cibles en « terroristes». Le licenciementdes «61 de la Fiat» qui annonce en 1979 la défaite àvenir des luttes ouvrières en Italie ne fera pas valoird’autre motif. Bien entendu, de telles manœuvresauraient été impossibles si les instances du mouve-ment ouvrier n’y avaient apporté une participationactive, n’ayant pas moins intérêt que les patrons àéradiquer l’insubordination chronique, l’ingouver-nabilité, l’autonomie ouvrière, « toute cette activitécontinue de franc-tireur, de saboteur, d’absentéiste,de déviant, de criminel» que la nouvelle générationd’ouvriers avait importée dans l’usine. Nul, assuré-ment, n’est mieux placé que la gauche pour profilerdes citoyens ; elle seule peut reprocher à tel ou tel sadésertion «au moment où tous sont appelés à don-ner une preuve de courage civil, chacun au postequ’il occupe», ainsi que tonnait Amendola en 1977,faisant la leçon à Sciascia et Montale.

I l y a donc, depuis plus de vingt ans, toute une sélec-tion, tout un calibrage des subjectivités, toute une

mobilisation de la «vigilance» des salariés, tout unappel à l’auto-contrôle d’un côté et de l’autre, à l’in-vestissement subjectif dans le processus de produc-tion, à la créativité qui a permis à l’Empire d’isoler lenouveau noyau dur de sa société, les citoyens. Mais cerésultat n’aurait pu être obtenu si l’offensive sur leterrain du travail n’avait en même temps été appuyéed’une seconde, plus générale, plus morale. Son pré-texte fut «la crise». La crise n’aura pas seulementconsisté à rendre la marchandise artificiellement rarepour la rendre à nouveau désirable, son abondance

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truisme qu’« il n’y a de pouvoir qu’entre des sujetslibres», ces messieurs décrétèrent bien excessive lanotion de Biopouvoir. Comment un pouvoir produc-tif, dont la vocation est de maximiser la vie, pourrait-il être tout à fait mauvais? Et puis, est-ce biendémocratique de parler de Biopouvoir – et qui saitde Spectacle? Ne serait-ce pas un premier pas versquelque sécession? «La biopolitique – préférerapenser un Lazzarato en tutu rose – est donc la coor-dination stratégique de ces relations de pouvoir fina-lisées à ce que les vivants produisent plus de force.»Et cet imbécile d’en conclure au programme enthou-siasmant d’un «renversement du biopouvoir en unebiopolitique, de l’“art de gouverner” en productionet gouvernement de nouvelles formes de vie.»

C ertes, on ne peut pas dire que les négristes sesoient jamais embarrassés de soucis philolo-

giques. Et l’on s’en veut toujours un peu de leur rap-peler que le projet d’un salaire garanti fut avant euxle fait d’un courant intellectuel français para-nazianimé par Georges Duboin, courant qui inspira sousl’Occupation les travaux «scientifiques» du groupe«Collaboration». De la même façon, c’est trèsmodestement qu’il faudrait rappeler à ces débilesl’origine du concept de biopolitique. Sa premièreoccurrence, dans le domaine français, remonte à1960. La Biopolitique est alors le titre d’une courtebrochure, œuvre d’un médecin genevois ivre de paix,le Dr A. Starobinski. «La biopolitique admet l’existencedes forces purement organiques qui régissent lessociétés humaines et les civilisations. Ces forces sontdes forces aveugles qui poussent les masseshumaines les unes contre les autres et provoquentles rencontres sanglantes des nations et des civilisa-tions, qui aboutissent à leur destruction et leur dis-parition. Mais la biopolitique admet aussi qu’il existe

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Tradition de la biopolitique

Rarement opération intellectuelle fut plus malve-nue, plus grossière et plus avortée que celle que

les aspirants gestionnaires du Capital socialisé onttenté dans le premier numéro, inaugural de connerie,du torchon Multitudes. Il ne me serait certainementpas venu à l’idée de seulement évoquer une publica-tion dont toute la raison d’être est de servir de faire-valoir théorico-mondain au plus raté des arrivistes,Yann Moulier Boutang, si la portée de cette opérationn’allait pas bien au-delà des cénacles micro-militantsqui s’abaissent à lire Multitudes.

T oujours à la remorque des dernières bouffonne-ries du maître, qui dans Exil prêche en faveur

de l’«entrepreneur biopolitique inflationniste», lesbureaucrates du négrisme parisien tentèrent d’in-troduire une distinction positive entre Biopouvoir etbiopolitique. Se réclamant d’une introuvable ortho-doxie foucaldienne, ils rejetèrent courageusement lacatégorie de Biopouvoir – vraiment trop critique,trop molaire, trop unifiante. À cela, ils opposèrent labiopolitique comme «ce qui enveloppe le pouvoir etla résistance comme un nouveau langage qui lesinvite à confronter quotidiennement égalité et diffé-rence, les deux principes, politique et biologique, denotre modernité». Puisque de toute façon quelqu’unde plus intelligent qu’eux, Foucault, s’était permis ce

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gardés de citer les passages de la brochure qui pré-conisent d’«éliminer du sein [de notre civilisation]tout ce qui peut favoriser son déclin» avant d’enconclure qu’«au stade actuel de la civilisation, l’hu-manité doit être unifiée.»

M ais le bon docteur genevois n’est qu’un douxrêveur au regard de ceux qui sanctionneront

définitivement l’entrée de la biopolitique dans l’uni-vers intellectuel français : les fondateurs des Cahiersde la biopolitique, dont le premier numéro paraît aucours du second semestre 1968. Son directeur, sacheville ouvrière, n’est autre qu’André Birre, sinistrefonctionnaire passé de la Ligue des Droits del’Homme et d’un grand projet de révolution socialedans les années trente à la Collaboration. LesCahiers de la biopolitique, émanation de l’Organi-sation du Service de la Vie, veulent eux aussi sauverla civilisation. «Lorsque les membres fondateurs del’“Organisation du Service de la Vie” se concertèrent,en 1965, après vingt ans de travaux assidus, pourdéfinir leur attitude devant la situation présente,leur conclusion fut que, si l’humanité veut pouvoircontinuer son évolution et atteindre un plan plusélevé, selon les principes mêmes d’Alexis Carrel etd’Albert Einstein, elle doit en revenir délibérémentau respect des Lois de la Vie et à la coopération avecla nature, au lieu de la vouloir dominer et exploitercomme elle le fait aujourd’hui. […] Cette réflexion-là, qui permettra de rétablir l’ordre de manièreorganique et de donner aux techniques leur mesureet leur efficacité, nous la connaissons, c’est laréflexion biopolitique. Ce savoir qui nous manque,c’est celui que peut nous apporter la Biopolitique,science et art tout à la fois de l’utilisation du savoirhumain, selon les données des lois de la nature et del’ontologie qui gouvernent notre vie et notre destin.»

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dans la vie des sociétés et des civilisations des forcesconstructives et conscientes qui peuvent les sauve-garder et ouvrir à l’humanité des perspectives nou-velles et optimistes. Les forces aveugles – c’est lecésarisme, la force brutale, la volonté de puissance,la destruction des plus faibles par la force ou la ruse,le butin et la rapine. […] Tout en admettant la réalitéde ces faits au cours de l’histoire des civilisations,nous allons plus loin et nous affirmons qu’il existe laréalité de la vérité, de la justice, de l’amour du Divinet du prochain, de l’entraide et de la fraternitéhumaine. Ces réalités positives sont la continuité desmêmes lois biologiques inscrites dans la structure dela nature humaine. Tous ceux qui partagent l’idéalde la fraternité humaine, tous ceux qui conserventdans leur cœur l’idéal de la Bonté et de la justicesont ceux qui travaillent pour sauvegarder lesvaleurs supérieures de la civilisation. Nous devonsnous rendre compte que tout ce que nous avons, quetout ce que nous sommes – notre sécurité, notre ins-truction, nos possibilités d’exister – nous le devons àla civilisation. C’est pourquoi notre devoir élémentai-re est de faire tout notre possible pour la protéger etla sauver. Chacun de nous doit le faire en abandon-nant ses préoccupations personnelles, en se vouant àune activité sociale, en développant les valeurs del’État dans le domaine de la justice, en approfondis-sant les valeurs spirituelles et religieuses, en partici-pant activement à la vie culturelle. Je ne crois pasque cela soit difficile, mais il faut surtout de la bonnevolonté, car chacun de nous, la pensée et l’action dechacun, influence l’harmonie universelle. Ainsi toutevision optimiste de l’avenir devient un devoir et unenécessité. Nous ne devons pas craindre la guerre etles calamités qui en sont les conséquences, car nousy sommes déjà, nous sommes en état de guerre.» Lelecteur attentif remarquera que nous nous sommes

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désigner en un seul concept : le rapport de la divinitéau monde, de l’Éternel au déploiement historique,du Père au Fils, de l’Église à ses fidèles et de Dieu àson icône. « Il s’agit du premier concept organicisteet fonctionnaliste qui concerne simultanément lachair du corps, la chair du discours et la chair del’image. […] La notion de plan divin dans le but d’ad-ministrer et de gérer la création déchue, et ainsi dela sauver, rend l’économie solidaire de la totalité dela création depuis l’origine des temps. L’économieest donc de ce fait aussi bien Nature que Providence.L’économie divine veille à la conservation harmo-nieuse du monde et au maintien de toutes ses partiesdans un déroulement adapté et finalisé. L’économieincarnationnelle n’est autre que la distribution del’image du Père dans sa manifestation historique.[…] La pensée économique de l’Église est une penséegestionnaire et correctrice. Gestionnaire, dans lamesure où l’oikonomia ne fait qu’un avec l’organisa-tion administrative, la gestion et le déroulement detout ministère. Mais il faut y adjoindre la fonctioncorrectrice, car les initiatives humaines non inspi-rées par la grâce ne peuvent engendrer qu’inégali-tés, injustices ou transgressions. Il faut donc quel’économie divine et ecclésiastique prenne en chargela misérable gestion de notre histoire et en opèreune régulation éclairée et rédemptrice» (Marie-JoséMondzain, Image, Icône, Économie). La doctrine del’oikonomia, celle d’une intégration finale parcequ’originaire de toutes choses – même la souffrance,même la mort, même le péché – dans le plan d’incar-nation divin, est l’énoncé programmatique du projetbiopolitique dans la mesure où celui-ci est d’abord leprojet de l’inclusion universelle, de la subsomptiontotale de toutes choses dans l’oikonomia sans dehorsd’un divin devenu parfaitement immanent, l’Empire.Ainsi quand l’opus magnum du négrisme, Empire, se

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On trouvera donc, dans les deux numéros desCahiers de la biopolitique, de logiques digressionssur la «reconstruction de l’être humain», les« indices de santé et de qualité», le «normal, l’anor-mal et le pathologique», au milieu de considérationsintitulées «quand la femme gouverne l’économie dumonde», «quand les organismes internationauxouvrent les voies de la biopolitique» ou encore«notre devise et notre charte pour l’honneur d’êtreet de servir». «La biopolitique, y apprend-on, a étédéfinie comme étant la science de la conduite desÉtats et des collectivités humaines, compte tenu deslois et des milieux naturels et des données ontolo-giques qui régissent la vie et déterminent les activi-tés des hommes.»

O n comprend mieux, à présent, pourquoi lesnégristes de Vacarme réclamaient il y a quelque

temps une «biopolitique mineure» : parce que labiopolitique majeure, le nazisme, n’a semble-t-il pasdonné satisfaction. De là, aussi, l’incohérence bavar-de des petits négristes parisiens : s’ils étaient cohé-rents, il se pourrait bien qu’ils s’étonnenteux-mêmes, se découvrant d’un coup comme lesporteurs du projet impérial lui-même, celui derecomposer un tissu social intégralement machiné,finalement pacifié et fatalement productif. Mais heu-reusement pour nous, ces bredouilleurs ne saventpas ce qu’ils disent. Ils ne font que réciter sur lemode techno la vieille doctrine patristique de l’oiko-nomia, doctrine dont ils ignorent tout et d’abord quel’Église du premier millénaire l’a élaborée pour fonderl’étendue illimitée de ses prérogatives temporelles.Dans la pensée patristique, la notion d’oikonomia – quise traduit de cent façons: incarnation, plan, dessein,administration, providence, charge, office, accommo-dement, mensonge ou ruse – est ce qui permet de

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Réfutation du négrisme

Jamais la society ne fut aussi absorbée par lecérémonial du «problème», et jamais elle ne fut si

démocratiquement uniforme, dans chaque sphère dela survie socialement garantie. Tandis que les

différenciations entre classes tendent graduellementà s’estomper, de nouvelles générations

«fleurissent» sur une même tige de tristesse et destupeur qui se commentent, dans l’eucharistie

publicitée et généralisée du «problème». Et tandisque le gauchisme le plus «dur» – sous sa forme laplus cohérente – revendique le salaire pour tous, lecapital caresse avec de moins en moins de pudeur

le rêve de lui donner satisfaction: s’épurer de lapollution de la production au point d’abandonner

les hommes à la liberté de se produire simplementcomme ses formes emplies de vide, comme sescontenants, dynamisés par une même énigme:

pourquoi sont-ils là?Giorgio Cesarano, Manuel de survie, 1974

Nul n’a à réfuter le négrisme. Les faits s’en char-gent. Ce qu’il est important de déjouer, en re-

vanche, ce sont les usages qu’il en sera prévisiblementfait contre nous. La vocation du négrisme, en derniè-re instance, est de fournir au parti des citoyens sonidéologie la plus sophistiquée. Quand l’équivoque ausujet du caractère évidemment réactionnaire dubovisme et d’ATTAC aura été définitivement levée,c’est lui qui viendra au jour, comme le dernier dessocialismes possible, le socialisme cybernétique.

C ertes, il est déjà stupéfiant qu’un mouvement quis’oppose à la «mondialisation néo-libérale» au

nom du «devoir de civilisation», qui en appellecontre elle à l’État et au «contrôle citoyen», et qui

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revendique fièrement d’une ontologie de la produc-tion, nous ne pouvons nous empêcher de comprendrece que notre théologien en costard veut dire: toutechose est produite dans la mesure où elle est l’expres-sion d’un sujet absent, de l’absence du sujet, le Père,en vertu duquel toute chose est – même l’exploitation,même la contre-révolution, même le massacre d’État.Empire se concluera logiquement sur ces phrases.«Dans la postmodernité, nous nous retrouvons dansla situation de Saint François, opposant à la misère dupouvoir la joie de l’être. C’est une révolution qu’aucunpouvoir ne contrôlera – parce que le biopouvoir et lecommunisme, la coopération et la révolution restentensemble, en tout amour, toute simplicité et touteinnocence. Telles sont l’irrépressible clarté et l’irré-pressible joie d’être communiste.»

« I l se pourrait que la biopolitique deviennel’instrument de la révolte des cadres», regret-

tait Georges Henein en 1967.

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perspective impériale, mais un simple perfection-nisme en son sein. Lorsque Moulier-Boutang publiedans toutes les feuilles à sa disposition un manifestepolitique intitulé Pour un nouveau New Deal, espé-rant convertir à son projet de société toutes lesgauches de bonne volonté, il ne fait qu’énoncer lavérité du négrisme. Le négrisme, effectivement,exprime un antagonisme, mais un antagonisme ausein de la classe des gestionnaires, entre sa fractionprogressiste et sa fraction conservatrice. De là soncurieux rapport à la guerre sociale, à la subversionpratique, son recours systématique à la revendica-tion. La guerre sociale, du point de vue négriste,n’est qu’un moyen de faire pression sur la fractionadverse du pouvoir. En tant que telle, elle n’est doncpas assumable, même si elle peut s’avérer utile.D’où le rapport incestueux du négrisme politiqueavec la pacification impériale : il veut sa réalité maispas son réalisme. Il veut le Biopouvoir sans la poli-ce, la communication sans le Spectacle, la paix sansavoir à faire la guerre pour cela.

L e négrisme ne coïncide pas avec la pensée impé-riale, à proprement parler ; il n’en est que le ver-

sant idéaliste. Sa vocation est de produire l’écran defumée derrière lequel pourra se tramer en sécuritéle quotidien impérial, jusqu’à ce qu’invariablementles faits le démentent. À ce titre, c’est encore la réali-sation du négrisme qui en fournit la meilleure réfu-tation. Comme lorsque le sans-papiers à qui l’on aobtenu un titre de séjour se satisfait de l’intégrationla plus prosaïque, comme lorsque les Tute bianche sefont marave la gueule par une police italienne aveclaquelle ils avaient cru pourtant s’entendre, commelorsque Negri se plaint, à la fin d’une récente inter-view, que dans les années soixante-dix, l’État italienn’ait pas su distinguer parmi ses ennemis «ceux qui

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plaint les «jeunes» d’être tenus dans un «état d’infra-citoyenneté» pour finalement vomir que «relever ledouble défi d’une implosion sociale et d’une déses-pérance politique exige un sursaut civique et mili-tant» (Tout sur ATTAC), puisse encore passer pourune contestation quelconque de l’ordre dominant. Ets’il s’en distingue effectivement, c’est seulement parl’anachronisme de ses vues, la niaiserie de ses ana-lyses. La coïncidence quasi officielle entre le mouve-ment citoyen et les lobbies étatistes ne peut au resteavoir qu’un temps. La participation massive dedéputés, de magistrats, de fonctionnaires, de flics,d’élus, de tant de «représentants de la sociétécivile», qui donna à ATTAC sa caisse de résonanceinitiale, est aussi ce qui, à terme, n’autorise plusd’illusion sur son compte. Et déjà, la vacuité des pre-miers slogans – «se réapproprier ensemble l’avenirde notre monde» ou « faire de la politique autre-ment» – laisse la place à des formulations moinsambiguës. « Il faut désormais penser puis construireun nouvel ordre mondial, qui intègre la difficile etnécessaire soumission de tous – individus, entre-prises et États – à un intérêt général de l’humanité.»(Jean de Maillard, Le marché fait sa loi. De l’usagedu crime par la mondialisation.)

N ul besoin, ici, de prophétiser : les fractions lesplus ambitieuses du soi-disant «mouvement

anti-globalisation» sont d’ores et déjà ouvertementnégristes. Les trois mots d’ordre caractéristiques dunégrisme politique, car toute sa force réside dans lefait de fournir aux néo-militants informels dessujets de revendication, sont le « revenu de citoyen-neté», le droit à la libre circulation des corps – «Despapiers pour tous ! » – et le droit à la créativité, sur-tout si elle est assistée par ordinateur. En ce sens, laperspective négriste n’est nullement distincte de la

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se fait valoir à sa manière, fait valoir le maximum detronçons de son existence, a même recours à la vio-lence et au sabotage pour cela, mais l’autovalorisa-tion de chacun ne mesure que l’étrangeté à soi quele système de la valeur lui a extorquée, ne sanction-ne que la victoire massive de celui-ci. En fin decompte, l’idéologie citoyenne-négriste servira seule-ment à couvrir des atours édéniques de laParticipation universelle, l’exigence militaire «d’asso-cier le maximum de membres importants de lapopulation, particulièrement ceux qui ont été enga-gés dans l’action non violente, aux côtés du gouver-nement» (Kitson), l’exigence de faire participer. Quede répugnants gaullistes du type de Yoland Bressonmilitent depuis plus de vingt ans pour le revenud’existence, y plaçant l’espoir d’une «métamorphosede l’être social», devrait d’ailleurs suffire à rensei-gner sur la véritable fonction stratégique du négrismepolitique. Fonction que Trinquier, cité par Kitson,n’aurait pas reniée : «La condition sine qua non dela victoire, dans la guerre moderne, est le soutieninconditionnel de la population.»

M ais la coïncidence entre le négrisme et le projetcitoyen du contrôle total se noue ailleurs, sur

un plan non pas idéologique mais existentiel. Lenégriste, citoyen en cela, vit dans la dénégation desévidences éthiques, dans la conjuration de la guerrecivile. Mais alors que le citoyen travaille à contenirtoute expression des formes-de-vie, à préserver lessituations moyennes, à normaliser son milieu, lenégriste pratique fougueusement la plus extrêmecécité éthique. Pour lui, tout se vaut, hors des petitscalculs politiciens foireux auxquels il se livre transi-toirement. Ceux qui parlent du jésuitisme de Negriratent ainsi l’essentiel. C’est d’une véritable infirmité,d’une formidable mutilation humaine qu’il s’agit.

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étaient récupérables de ceux qui ne l’étaient pas».C’est donc le mouvement citoyen qui est voué, endépit de sa conversion au négrisme, à le décevoir leplus sûrement. Il est ainsi prévisible que le revenude citoyenneté sera instauré, et dans une certainemesure il l’est déjà, sous la forme d’une rémunéra-tion sociale de la passivité politique, de la conformitééthique. Les citoyens, dans la mesure où ils sont des-tinés à suppléer de plus en plus fréquemment auxdéfaillances de l’État-providence, seront de plus enplus ouvertement rétribués pour leur fonction decogestion de la pacification sociale. Ce sera doncsous la forme du chantage à l’autodiscipline, de ladiffusion d’une étrange police d’extrême proximitéque sera instauré le revenu de citoyenneté. Le caséchéant, ON pourra même l’appeler «salaire d’exis-tence», puisqu’il s’agira bien de sponsoriser lesformes-de-vie les plus compatibles avec l’Empire. Ily aura aussi, comme le prophétisent les négristes, ily a déjà une «mise au travail des affects» ; une pro-portion croissante de la plus-value est bel et bientirée de formes de travail qui font appel à des com-pétences linguistiques, relationnelles, physiques quine s’acquièrent pas dans la sphère de la productionmais dans la sphère de la reproduction ; le temps detravail et le temps de vie tendent effectivement às’indistinguer, mais tout cela n’annonce qu’une sou-mission élargie de l’existence humaine au processusde valorisation cybernétique. Le travail immatérielque les négristes présentent comme une victoire duprolétariat, une «victoire sur la discipline d’usine»contribue lui aussi sans contredit à la perspectiveimpériale, comme le plus sournois des dispositifs dedomestication, d’immobilisation des corps. L’auto-valorisation prolétarienne, théorisée par Negricomme le maximum de la subversion, se réalise elleaussi, mais comme prostitution universelle. Chacun

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appel à la collision frontale avec l’État. Quelquesdécennies plus tard, Empire fait preuve d’un optimis-me de la volonté qui ne peut être soutenu que par unescamotage millénariste de la distinction entre ceuxqui sont armés et ceux qui ne le sont pas, entre lespuissants et ceux qui sont abjectement privés de pou-voir.» (Gopal Balakrishnan, «Virgilian visions».)

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Negri voudrait bien être «radical», mais il n’y arrivepas. À quelle profondeur du réel, en effet, peut bienaccéder un théoricien qui déclare : «Je considère lemarxisme comme une science dont patrons etouvriers se servent dans une égale mesure, même sic’est à partir de positions différentes, opposées», unprofesseur de philosophie politique qui avoue :«Personnellement, je déteste les intellectuels. Je neme sens bien qu’avec les prolétaires (surtout s’ilssont ouvriers : je compte en fait mes amis les pluschers et mes maîtres parmi les ouvriers) et avec lesentrepreneurs (je compte aussi parmi les industrielset les professionnels quelques excellents amis)»?Que peut bien valoir l’avis sentencieux de quelqu’unqui ne saisit pas la différence éthique entre ouvrieret patron? Qui peut écrire au sujet des entrepre-neurs du Sentier : «Le nouveau chef d’entreprise estune déviance organique, un mutant, une anomalieimpossible à éliminer. […] Le nouveau syndicaliste,c’est-à-dire le chef d’entreprise de type nouveau, nes’occupe du salaire qu’en tant que salaire social»?Quelqu’un qui confond tout, déclare que «rien nerévèle autant l’énorme positivité historique de l’auto-valorisation ouvrière que le sabotage» et proposepour toute perspective révolutionnaire «d’accumu-ler un autre capital»? Quelles que soient ses préten-tions à jouer le stratège caché du «peuple deSeattle», un être à qui fait défaut la plus élémentaireintimité à soi et au monde, la plus infime sensibilitééthique, ne peut produire que des désastres, réduiretout ce qu’il touche à l’état de flux indifférencié, demerde. Il perdra toutes les guerres dans lesquellesson désir de se fuir le propulsera, y perdra les siens et,ce qui est pire, ne pourra même pas reconnaître sadéfaite. «Tous les prophètes armés ont vaincu, et tousles désarmés ont été défaits. Dans les années soixan-te-dix, Negri a pu comprendre Machiavel comme un

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livrer à ce sport, qui consistait à entrer en massedans un magasin, se servir et ressortir sans payer.

On appelait les pilleurs «la bande au salami» parcequ’au début, ils dévalisèrent principalement des

charcuteries. Très vite, les magasins de jeans, dedisques furent également touchés. Fin 1976,

exproprier était devenu une mode, et rares étaientles lycéens qui ne s’y étaient pas essayés une fois au

moins. Toutes classes confondues: les pillardsétaient aussi bien fils d’ouvriers que fils de grands

bourgeois et tous communiaient dans une grandefête qui n’allait pas tarder à se transformer en

tragédie.Fabrizio «Collabo» Calvi, Camarade P 38

À l’exception d’une infime minorité de demeurés,nul ne croit plus au travail. Nul ne croit plus au

travail, mais de ce fait la foi dans sa nécessité n’endevient que plus féroce. Et chez ceux que la dégra-dation achevée du travail en pur moyen de domesti-cation ne rebute pas, cette foi tend le plus souvent àtourner au fanatisme. Il est vrai que l’on n’est pasprofesseur, travailleur social, agent d’ambiance ouvigile sans quelques séquelles subjectives. Que l’ON

appelle aujourd’hui travail ce que l’ON avait jus-qu’hier qualifié de loisir – des « testeurs de jeuxvidéo» sont payés pour jouer la journée durant, des«artistes» pour faire les bouffons en public ; unemasse croissante d’impuissants que l’ON dira psycha-nalystes, tireuses de cartes, coachs ou juste psycho-logues se font grassement rétribuer pour écouter lesautres se lamenter –, ne semble pas en mesure decorroder cette foi inoxydable. Même, il apparaît queplus le travail se vide de sa substance éthique, plusl’idole du travail se fait tyrannique. Plus la valeur et lanécessité du travail cessent visiblement d’aller de soi,plus ses esclaves éprouvent le besoin d’en affirmer

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Et guerre au travail !

Dès le mois de février, quelque chose d’apparemmentinexplicable avait commencé à secouer les entrailles

de Milan. Une ébullition, presqu’un éveil. La villesemblait renaître. Mais d’une vie curieuse, trop

forte, trop violente et surtout, trop marginale. Unenouvelle cité paraissait s’installer alors dans lamétropole. Aux quatre coins de Milan, partout,

c’était le même scénario: des bandes d’adolescentss’élançaient à l’assaut de la ville. D’abord, elles

occupaient des maisons vides, des boutiquesdésaffectées, qu’elles baptisaient «cercles du

prolétariat juvénile». Puis, de là, elles serépandaient peu à peu et «prenaient le quartier».

Cela allait de l’animation théâtrale au petit«marché pirate» sans oublier les «expropriations».Au plus fort de la vague on compta jusqu’à trente deces cercles. Chacun possédait bien entendu son siège

et beaucoup éditaient de petits journaux. Lajeunesse milanaise se passionna pour la politique etles groupes d’extrême-gauche profitèrent, comme lesautres, de ce regain d’intérêt. Plus que de politique,il s’agissait en fait de culture, de mode de vie, d’unrefus global et de la recherche d’une autre manière

de vivre. Les jeunes milanais dans leur quasi-totalitén’ignorèrent plus rien de la révolte estudiantine.

Mais différents de leurs aînés, ils aimaient Marx etle rock and roll et se définissaient comme des freaks.

[…] Fortes de leur nombre et de leur désespoir, lesbandes plus ou moins politisées entendirent vivre

selon leurs besoins. Les cinémas étaient trop chers:ils imposèrent certains samedis la réduction du prixdes billets à coups de barre de fer. Ils n’avaient plus

d’argent: ils lancèrent le mouvement «desexpropriations», tragiquement simples, à la limite

du pillage. Il suffisait d’être une dizaine pour se

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dépression des forme-de-vie, de bloomification.Dans la mesure où c’est l’étrangeté à soi et riend’autre qu’entretient l’entertainment, il constitueun moment du travail social. Mais le tableau neserait pas complet si l’on omettait de dire que letravail a aussi une fonction plus directement mili-taire, qui est de subventionner tout un ensemble deformes-de-vie – managers, vigiles, flics, profes-seurs, branchés, Jeunes-Filles, etc. –, dont le moinsque l’on puisse dire est qu’elles sont anti-extatiquessinon anti-insurrectionnelles.

D e tout le legs en putréfaction du mouvementouvrier, rien n’empeste tant que la culture, et

maintenant le culte, du travail. C’est elle et elleseule, avec son insupportable cécité éthique et sahaine de soi professionnelle, que l’on entend geindreà chaque nouveau licenciement, à chaque nouvellepreuve que le travail est fini. Ce qu’il faudrait faire,en vérité, c’est créer une fanfare, que l’on pourraitéventuellement baptiser «Chorale de la Fin DuTravail» (CFDT) et dont la vocation serait de débar-quer dans chaque lieu de licenciement massif pour ychanter, en défilant sur des accords parfaitementruineux, balkaniques et dissonants, la fin du travailet toute la prodigieuse étendue de chaos qui s’ouvreà nous de ce jour. Ici comme ailleurs, ne pas avoirfait ses comptes avec le mouvement ouvrier se paiechèrement, et la puissance de diversion donttémoigne en France une usine à gaz du genred’ATTAC n’a pas d’autre origine. On ne s’étonnerapas trop, après cela, après avoir saisi la position cen-trale du travail dans l’usinage du citoyen, que l’ac-tuel héritier du mouvement ouvrier, le mouvementsocial, se soit subitement métamorphosé en mouve-ment citoyen.

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l’éternité. Aurait-on besoin de préciser que « la seuleintégration réelle, vraie, pour une vie d’homme ou defemme, est celle qui passe par l’école, par le mondedu savoir et, à l’issue d’une scolarité satisfaisante etcomplète, par l’entrée dans le monde du travail»(Face aux incivilités scolaires), si cela contenait nefût-ce qu’un début d’évidence? Aussi bien, c’estquand la Loi renonce à définir le travail en termesd’activité pour le définir en termes de disponibilitéqu’elle dit le fin mot de l’histoire : par travail, ON n’en-tend plus que la soumission volontaire à la purecontrainte extérieure, «sociale», du maintien de ladomination marchande.

T émoin d’un tel état de fait, l’économiste, mêmemarxiste, se perd en paralogismes d’universi-

taire, en conclut à la déraison définitive de la rai-son capitaliste. C’est que la logique d’une tellesituation n’est plus d’ordre économique, maisd’ordre éthico-politique. Le travail est la clef devoûte de la fabrique du citoyen. À ce titre, il est belet bien nécessaire, comme peuvent l’être les cen-trales nucléaires, l’urbanisme, la police ou la télé-vision. Il faut travailler parce qu’il faut ressentir sapropre existence, au moins pour partie, commeétrangère à soi. Et c’est la même nécessité qui com-mande que l’ON prise l’« autonomie » en entendantpar là le fait de « gagner sa vie par soi-même »,c’est-à-dire de se vendre soi-même, et pour celad’introjecter la quantité requise de normes impé-riales. En vérité, l’unique rationalité de la produc-tion présente, c’est de produire des producteurs,des corps qui ne peuvent pas ne pas travailler. Deson côté, l’inflation de tout le secteur des marchan-dises culturelles, de toute l’industrie de l’imaginai-re et bientôt des sensations répond à la mêmefonction impériale de neutralisation des corps, de

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capitaliste et exproprie les ouvriers et les employés deleur professionnalité résiduelle, détruisant ainsi leur“affection” et toute sorte d’identification possible avecle travail que leur impose le capital.» Mais ce n’estqu’avec la fin du cycle de luttes ouvrières, en 1973,que le débordement effectif du Parti Imaginaire seproduisit. À ce point, en effet, ceux qui voulaient pour-suivre la lutte durent prendre acte de la fin de la cen-tralité ouvrière et porter la guerre au-dehors del’usine. Pour certains, comme les BR, qui en restaientà l’alternative léniniste entre lutte économique et luttepolitique, la sortie de l’usine voulut dire la projectionimmédiate dans le ciel de la politique, l’attaque fron-tale du pouvoir d’État. Pour les autres, notammentpour les «autonomes», ce fut la politisation de tout ceque le mouvement ouvrier avait laissé à sa porte: lasphère de la reproduction. Lotta Continua lance alorsle mot d’ordre: «Reprenons la ville! » Negri théorisel’«ouvrier social» – une catégorie suffisamment élas-tique pour permettre d’y faire entrer les féministes,les chômeurs, les précaires, les artistes, les margi-naux et les jeunes révoltés – et l’«usine diffuse»,concept qui justifiait la sortie de l’usine au nom du faitque tout, en définitive, de la consommation de mar-chandises culturelles au travail domestique, contri-buait désormais à la reproduction de la sociétécapitaliste, et que donc l’usine était désormais par-tout. Cette évolution contenait en soi, à plus ou moinsbrève échéance, la rupture avec le socialisme et avecceux qui, comme les BR et certains collectifs de l’au-tonomie ouvrière, voulaient croire que « la classeouvrière reste de toute façon le noyau central et diri-geant de la révolution communiste.» (BR – Résolutionde la direction stratégique, avril 75.) Les pratiquesqui correspondirent à cette rupture éthique divi-sèrent d’emblée ceux qui croyaient appartenir aumême mouvement révolutionnaire : ce furent les

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Nous aurions tort de négliger le caractère de purscandale qui s’attache, du point de vue du mou-

vement ouvrier, à toutes les pratiques dans lesquellesse manifeste le débordement de celui-ci par le PartiImaginaire. D’abord parce que le théâtre de celles-cin’est plus de façon privilégiée le lieu de productionmais bien la totalité du territoire, ensuite parcequ’elles ne sont pas le moyen d’une fin ultérieure – unmeilleur statut, un meilleur pouvoir d’achat, moins detravail ou plus de liberté –, mais immédiatement sabo-tage et réappropriation. Là encore, il n’est pas decontexte historique qui nous livre plus d’enseigne-ments sur ces pratiques, leur nature et leurs limitesque l’Italie des années soixante et soixante-dix. Toutel’histoire du mai rampant est en effet l’histoire de cedébordement, l’histoire de l’extinction de la «centrali-té ouvrière». L’incompatibilité entre le Parti Imagi-naire et le mouvement ouvrier y apparaît pour cequ’elle est : une incompatibilité éthique. Incompa-tibilité qui éclate par exemple dans le refus du travailque les ouvriers méridionaux opposent pied à pied àla discipline d’usine, faisant ainsi éclater le compro-mis fordiste. Ce sera le mérite d’un groupe commePotere Operaio d’avoir maniaquement porté dans lesusines la «guerre au travail». «Le refus du travail etl’étrangeté à celui-ci ne sont pas occasionnels –constate le Gruppo Gramsci au début des annéessoixante-dix – mais enracinés dans une conditionobjective de classe que le développement du capita-lisme reproduit sans cesse et à des niveaux toujoursplus élevés : la force nouvelle de la classe ouvrièredérive de sa concentration et de son homogénéité,dérive du fait que le rapport capitaliste s’étend au-delà de l’usine traditionnelle (et en particulier à ceque l’on appelle le “tertiaire”). De la sorte, il produit làaussi des luttes, des objectifs et des comportementstendanciellement basés sur l’étrangeté au travail

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vie, ce fut le parti du travail, le parti de la dénégationde toute forme-de-vie. Et c’est en milliers de prison-niers que l’on put mesurer l’hostilité du socialisme àl’endroit du Parti Imaginaire.

T oute l’erreur des gens de l’Autonomie organisée,ces «poux repoussants qui [hésitaient] entre

caresser dans le sens du poil le dos de la baleinesociale-démocrate ou celui du Mouvement» (La rivo-luzione, n° 2, 1977), fut de croire que le Parti Imagi-naire pourrait être reconnu, qu’une médiationinstitutionnelle serait possible. Et aujourd’hui encore,c’est l’erreur de leurs héritiers directs, les Tutebianche, qui croyaient à Gênes qu’il leur suffirait de secomporter en flics, de dénoncer les «violents» pourque la police les épargne. Au contraire, il faut partirdu fait que notre lutte est d’emblée criminelle, et secomporter en conséquence. Seul le rapport de forcenous garantit quelque chose, et d’abord une certaineimpunité. L’affirmation immédiate du besoin ou dudésir, pour ce qu’il implique d’intimité avec soi-même,contrevient éthiquement à la pacification impériale;et n’a même plus l’alibi du militantisme. Le militantis-me et la critique de celui-ci étaient tous deux, à leurmanière divergente, compatibles avec l’Empire; l’uncomme forme du travail, et l’autre comme forme del’impuissance. Mais la pratique qui passe outre, oùune forme-de-vie impose sa façon de dire «je», sevoue à l’écrasement si elle n’a pas calculé son coup.«La restauration de la scène paranoïaque de la poli-tique, avec tout son attirail d’agressivité, de volonta-risme et de refoulement risque à tout instantd’écraser et de repousser la réalité, ce qui existe, larévolte qui naît de la transformation du quotidien etde la rupture des mécanismes de contrainte.» (Larivoluzione, n° 2.)

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autoréductions – en 1974, 200000 foyers italiensautoréduisent leur facture d’électricité –, les expro-priations prolétariennes, les squatts, les radios libres,les manifestations armées, la lutte dans les quartiers,la guérilla diffuse, les fêtes contre-culturelles, bref :l’Autonomie. Au milieu de tant de déclarations para-doxales – il faut tout de même rappeler que Negri estce schizophrène qui, au bout de vingt ans de militan-tisme autour du «refus du travail» finit par conclure:«Donc, quand nous parlions de refus du travail il fal-lait entendre par là refus du travail en usine» –, ilarriva même à ce dissocié de naissance, du fait de laradicalité de l’époque, de produire quelques lignesmémorables, comme celles-ci, tirées de Domination etsabotage : «La connexion autovalorisation-sabotage,et sa réciproque, nous interdit d’avoir plus rien à faireavec le “socialisme”, avec sa tradition, tant avec leréformisme qu’avec l’eurocommunisme. Ce seraitmême le cas de dire que nous sommes d’une autrerace. Rien de ce qui appartient au projet en carton-pâte du réformisme, à sa tradition, à son infâme illu-sion, ne nous touche plus. Nous sommes dans unematérialité qui a ses propres lois, découvertes ou àrepérer dans la lutte, de toute façon autres. Le “nou-veau mode d’exposition” de Marx est devenu le nou-veau mode d’être de la classe. Nous sommes ici,indéboulonnables, majoritaires. Nous possédons uneméthode pour détruire le travail. Nous nous sommesmis à la recherche d’une mesure positive du non-tra-vail. De la libération de cette servitude merdique dontjouissent les patrons, et que le mouvement officiel dusocialisme nous a toujours imposé comme blason denoblesse. Non, vraiment, nous ne pouvons plus nousdire “socialistes”, nous ne pouvons plus acceptervotre infamie.» Ce à quoi s’affronta avec une telle vio-lence le mouvement de 77, ce mouvement qui étaitl’assomption scandaleuse et collective des formes-de-

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E st-il fait d’autre chose, au fond, le plan deconsistance sur lequel se dessinent nos lignes de

fuite? Y a-t-il d’autre préalable à l’élaboration dujeu entre les formes-de-vie, au communisme ?

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C e fut Berlinguer, alors à la tête du PCI, qui, peuavant le congrès de Bologne, en septembre 77,

eut ces mots historiques : «Ce ne sont pas quelquesporteurs de peste (untorelli) qui déracinerontBologne.» Il résumait ainsi le point de vue del’Empire à notre sujet : nous sommes des untorelli,des agents contagieux, bons seulement à être exter-minés. Et dans cette guerre d’anéantissement, c’estde la gauche que nous devons craindre le pire,parce qu’elle est la dépositaire officielle de la foidans le travail, de ce fanatisme spécial qu’est lanégation de toute différence éthique au nom del’éthique de la production. «Nous voulons une socié-té du travail et non une société d’assistés», opposaitJospin, ce grumeau de malheur calvino-trotskyste, au«mouvement des chômeurs». Ce credo exprime ledésarroi d’un être, le Travailleur, qui ne connaîtd’au-delà de la production que dans la déchéance,le loisir, la consommation ou l’auto-destruction, unêtre qui a à ce point perdu tout contact avec sespropres inclinations qu’il s’effondre s’il n’est mû parquelque nécessité externe, par quelque finalité. Onse souviendra pour l’occasion que l’activité mar-chande, lorsqu’elle apparut comme telle dans lessociétés antiques, ne put être nommée en propre,étant elle-même non seulement privée de substanceéthique, mais la privation de substance éthique éle-vée au rang d’activité autonome. On ne put donc ladéfinir que négativement, comme défaut de scholèchez les Grecs, a-scholia, et défaut d’otium chez lesLatins, neg-otium. Et c’est encore, avec ses fêtes,avec ses manifestations fine a se stesso, avec sonhumour armé, sa science des drogues et sa tempo-ralité dissolvante, ce vieil art du non-travail qui,dans le mouvement de 77, fit le plus décisivementtrembler l’Empire.

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Échographie d’une puissance

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Quello che gli pende lo difendeChez lui ce qui pend le défend

Proverbe italien

Au moment de l’accouchement, ma mère neconnaissait pas encore le sexe de son enfant. Uneinfirmière entra dans la chambre où elle gisait à

moitié endormie après le long travail et lui dit :«Madame, vous avez été touchée par la disgrâce.C’est une fille.» C’est ainsi que ma naissance lui

fut annoncée.

F., née à Naples en 1975

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J’AURAIS VOULU ne pas avoir à écrire ce texte.J’aurais voulu m’effacer derrière une coulisse

pudique de mots, draper mon corps charnel dans lasacro-sainte neutralité du discours, tourner en déri-sion mes désirs ou les pathologiser selon une grilleanalytique qui ne m’aurait absoute que pour mieuxme soumettre.

Mais je ne l’ai pas fait car je ne croyais plus à ceque l’on disait de moi, j’avais besoin d’un texte àplusieurs voix, d’une écriture partagée qui vive lasexuation sans pudeur, qui la raconte, la dénature,l’ouvre comme une boîte scellée, la sortant dumitard du «privé» et de l’« intime» pour la rendre àl’intensité du politique.

Je voulais un texte qui ne pleure pas, qui ne vomis-se pas de sentences, qui ne donne pas de réponsespréliminaires dans le seul but de se rendre inques-tionnable. Et c’est pour cela que ce qui suit n’est pasun texte écrit par les femmes pour les femmes, parceque moi je ne suis pas un et je ne suis pas une, maisje suis un plusieurs qui dit « je». Un « je» contre lafiction du petit moi qui se drape d’universel et quiprend sa lâcheté pour le droit d’effacer au nom d’au-trui tout ce qui le contredit.

À plusieurs reprises le monologue du patriarcat aété interrompu. Plusieurs coups ont été assenés

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à une présumée «pudeur publique» : cela serait – ausein de la pornocratie marchande – d’une pitoyableingénuité. Obscène, au sens étymologique, est ce quine doit pas apparaître sur scène, ce qui doit restercaché puisque le rapport qu’il entretient avec la visi-bilité officielle est un rapport de négation et d’exor-cisme, de complicité et de conjuration. Ce qu’on peutdire ou ce qu’on peut faire dépend du rapport que cedire et ce faire entretiennent avec les évidenceséthiques qui nous constituent ; ce possible est lamarge dans laquelle notre équilibre mental peutosciller sans se fracasser, où la désubjectivation peutse déployer sans tourner au délire.

Ce texte se veut une échographie non thérapeutique:la puissance qu’il épie ne connaît pas de paramètres deconformité, pas d’aboutissement à un acte préétabli.

Il y a un discours sur l’amour ou sur l’insurrectionqui rend tout amour et toute insurrection impos-sibles. De même qu’il y a un discours sur la libertédes femmes qui disqualifie à la fois le terme«femme» et le terme « liberté». Ce qui permet auxpratiques de liberté de faire surface n’est pas ce quin’est pas récupérable pour la domination, mais cequi désarticule les mécanismes de production denotre propre désordre sentimental et psycho-soma-tique. Le but n’est pas d’abolir un malaise qui pous-se à la révolte pour mieux nous adapter à unsystème de gestion des corps évidemment toxique.Le but n’est pas d’apprendre à mieux lutter dans lesentraves de la contingence présente au nom d’une«stratégie» qui nous mènerait à la victoire. Car lavictoire n’est pas l’adaptation au monde par le com-bat, mais l’adaptation du monde au combat lui-même. C’est pourquoi toute logique du diffèrementsert un temps sans présent : la seule urgence, pournous, maintenant, c’est de rendre le trouble offensif,de devenir ses complices parce que «plutôt la mort

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contre le sujet classique, clos, neutre, objectif, cos-mique. Son image s’est craquelée sous le poids descarnages de guerres totales qui ont ôté à l’héroïsmetoute son antique aura ; sa parole unique, hégémo-nique a été engloutie par le brouhaha de l’espérantomarchand. De nouvelles parentés improbables seforment alors : le vieux con dépossédé de son mondeet le plébéien exclu de tout seraient censés se retrou-ver du même côté de la barricade depuis qu’il n’y aplus de barricades du tout.

Alors s’interroger sur ce que nous sommes, com-ment nous en sommes venus là, qui sont nos frères etsœurs et qui nos ennemis n’est plus un passe-tempspour intellectuels en veine d’introspection, mais unenécessité immédiate. «Une fois que tout a été détruitune seule chose me reste : moi-même», disait Médée:partir de soi n’est pas une question de «penchant»,mais la démarche ingrate de ce qui a été dépossédéde tout.

Le féminisme a livré un combat qui n’existe plus,non pas parce qu’il aurait gagné ou perdu, maisparce que son champ de bataille était un terrainconstructible et que la domination y a bâti ses quar-tiers.

L’échographie est une opération abusive. Souscouvert d’intentions thérapeutiques, elle viole

un espace secret soustrait à la visibilité. Par le biaisde la technique, elle s’arroge le droit de prédire unfutur chargé de conséquences. Pourtant sa prophé-tie, comme toute divination, est faillible, et le pos-sible qu’elle annonce, souvent se convertit enimpossibilité implicite à partir du moment même oùelle l’arrache au «pas encore» pour le jeter dansl’irréparable du présent.

Ce texte est une échographie dans la mesure où ils’arroge le droit à l’obscénité, non en tant qu’insulte

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pouvoir d’hommes, né entre hommes, sans rapportavec son plaisir, a attaché à son destin. Un désir sansmarge, puisque toute transgression féminine finit partordre les bouches d’une grimace amère. Lorsque DonJuan réveille la complicité de la plus fidèle desépouses, la femme libre est encore un danger public.

L e platonisme naît d’une élaboration secondairede l’orphisme. La dialectique, donc, et dans une

certaine mesure le marxisme et le matérialisme, ontpartie liée avec l’histoire d’amour malheureused’Orphée et d’Eurydice. La légende veut que le poèteOrphée, qui était tellement à son aise dans le logosqu’il émouvait par ses chants jusqu’aux arbres etaux animaux, ait perdu son amante Eurydice dansson jeune âge, et que les dieux, émus par sa douleurinconsolable, lui aient permis de descendre auroyaume des morts pour la ramener sur terre. Lacondition était qu’il l’accompagne sans jamais laregarder sous le jour livide des trépassés et qu’ilattende d’être parmi les vivants pour revoir sonvisage.

Par passion ou par scepticisme, par désespoir oupar appréhension, Orphée se retourna. Que ce soitparce qu’il ne put partager le secret de la vie et de lamort (apanage des femmes), ou simplement parincapacité de croire que quelque chose de plus qu’uncorps de femme pouvait le suivre, ou juste par désirde regarder droit dans les yeux le fantôme de sonamour, Orphée fut privé de son amante et, ivre dedouleur, finit dévoré par les Bacchantes.

Une question surgit inévitablement : pourquoi lepoète sublime n’a pas trouvé de mots à dire à sonaimée mais a-t-il plutôt éprouvé le besoin de la voir?N’était-il pas, par hasard, hésitant à reprendre avecsoi une femme dont il n’avait pas eu le contrôle pourun temps, qu’il avait perdue de vue, la croyant

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que la santé qu’ils nous proposent» (G. Deleuze). Ilfaut bien être obscène, puisque tout ce qui est visible,au sein des démocraties biopolitiques, est déjà colo-nisé, mais d’une obscénité mélancolique, qui fuitl’emballement de qui veut faire scandale.

Le possible entre hommes et femmes relève indis-cutablement de l’obscénité de notre temps, mais enl’occurrence l’espace de cette connivence n’est niimmuable ni indécent, seulement le résultat d’uneculture déterminée qui vieillit vite et mal, enoubliant le patriarcat mais en demeurant misogyne.

Et puisque les évidences dans lesquelles nous nousmouvons ne sont pas logiques mais éthiques, trans-mises au sein d’un ordre historiquement déterminé etnon pas philosophiquement fondées, nous nous pen-chons inquiets sur le soin que les hommes et lesfemmes mettent à entretenir leurs désirs, dans lamachine productive et contre elle mais aussi contreeux-mêmes. Certes, ils se subjectivent pour êtresexuellement désirables, ils sont sexués pour avoirune existence relationnelle générique, mais cela ne sefait pas de façon symétrique: les hommes ont eu accèsà un ordre symbolique, à une transcendance bien àeux, qui prolongeait la vulgarité de leur désir en élé-gants appendices de pouvoir légitime ou transgressif.

Les femmes sont restées embourbées dans une cor-poréité indicible, écartelées entre l’image de soumis-sion que la vieille société a projeté sur elles et lanouvelle obligation d’être les rouages post-humainsde la machine à désir capitaliste.

«Hélas mes frères, – écrit H.D. – Hélène ne mar-chait pas/ sur les remparts ; / celle que vous avezmaudite/ n’était qu’un fantôme et une ombre portée,/ une image réfléchie» (H.D. Hélène en Égypte, I,I, 3). et toute femme promène avec elle, comme lapauvre et belle Hélène, le fantasme qu’un désir de

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Dans le ventre de la machine de guerre

La différence d’être femme a trouvé sa libreexistence en faisant levier non pas sur des

contradictions données, présentes à l’intérieur ducorps social, mais sur des contradictions quechaque femme singulière vivait en soi et qui

n’avaient pas de forme sociale avant de la recevoirde la politique féminine. Nous avons inventé nous-mêmes, pour ainsi dire, les contradictions sociales

qui rendent nécessaire notre liberté.Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne,

Milano, 1987

L E TRAVAIL DE PÉNÉLOPE. Il n’est pas fini? Jamaisfini. Les femmes font des choses, et le temps

efface leurs traces. Sous prétexte que les femmesn’existent pas ; que ça ne veut rien dire. Il n’y a pasde «problèmes de femmes» à part les problèmes ducorps, les problèmes de gestion de ce corps qui neleur appartient pas. D’ailleurs, il est à qui, ce jolicorps que tout le monde veut niquer? À qui ce corpsqui n’est pas joli du tout et que tout le monde jauge,comme on jaugeait autrefois une vache sur le mar-ché? À qui ce corps qui vieillit, grossit, se déforme,et me demande du travail, de l’entretien pour resterconforme aux paramètres du désirable? Désirablepour qui? Alors l’abîme se creuse, entre celles quitravaillent à leur valeur ajoutée et celles qui fontgrève. Mais les conséquences sont quotidiennes etdéfinitives : c’est moi-même mon objet de grève oumon beau travail. L’approbation de ce que je suis etde ma réussite socioprofessionnelle ne font qu’un. Iln’y a pas de reste. Entre ma cellulite et ma fatigue,mon boulot et mon beau visage, ma conversation etma patience. Pas de reste, camarades, pas de reste,cher patron. On l’appelle la valeur-affect, c’est la

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morte alors qu’elle pouvait encore le suivre et reve-nir avec lui?

Et Eurydice?Lorsque Hermès qui la raccompagnait à la vie

s’écrie « il s’est retourné», Eurydice demande«qui?» (Rainer Maria Rilke, Orphée, Eurydice,Hermès.)

M aintenant que le pacte social est définitive-ment dissous, les femmes sont les bienvenues

partout, et il y en a qui en sont ravies. Jusqu’à hierelles restaient sagement devant la porte, mainte-nant elles oppriment au Parlement, elles falsifient laréalité dans la presse, elles sont exploitées dans lesmêmes métiers que les hommes, elles sont aussinulles qu’eux, et même un peu plus à cause de l’en-thousiasme qu’elles dégagent en accomplissant defaçon zélée les pires des tâches.

ON se demande pourquoi, en effet, ON ne les a pasutilisées avant.

C’est surprenant, elles aiment tout, la marchandi-se comme la maternité, le travail comme le mariage,des millénaires de docilité et d’oppression ruissel-lent en centaines de petits flots de bonheur réformis-te ou réactionnaire au féminin.

Au reste les femmes actuelles n’aiment pas lesBloom, qu’elles trouvent, somme toute, passifs ettrop peu amoureux de leurs oppresseurs. De temps àautre elles les plaignent ; ils ne sont même plus bonsà nous soumettre.

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Plus je comprends plus je suis malheureuse, j’aienvie d’oublier, j’ai envie de me raconter que je peuxme «réaliser» dans le travail, dans le couple, dans lamaternité, dans le divertissement, dans la déco,dans la littérature, dans le SM.

La femme intellectuelle et transgressive, la dominasadique qui connaît son fait, c’est pas mal non? Sit’en as les moyens et le caractère. Assume ta solitu-de et fais-en quelque chose d’exceptionnel. Deviensporno-star, porte-parole de l’aile la plus branchée del’anti-mondialisation. Tu seras seule mais moinsdépressive, frustrée mais socialement reconnue.

– Se contenter, c’est ça? Mais qui se contente nuit !– Arrête de te plaindre !– La ferme!

C omment ça marche? La machine de guerre lutteet désire, désire et lutte. Elle ne peut pas lutter

contre son désir, ça la grippe. Elle ne peut pas tropl’interroger, ça l’arrête. Comme faire alors? Moi jedésire lutter, avec mes frères, avec mes sœurs. Maisje désire être forte pour continuer à lutter, pour neplus douter que c’est là ma place, là mon plaisir. Etpourtant ce n’est pas là ma place, pas là mon désir.Parce que la machine de guerre est mâle, etd’ailleurs c’est ça qui me plaît. Mais, hélas, les guer-riers sont homosexuels et de surcroît ils méprisentleur désir.

Comment ça marche? Les anthropologues nousexpliquent qu’il y a des cultures de la «maison deshommes». «La maison des hommes abrite une acti-vité sexuelle considérable. Inutile de préciser quecelle-ci revêt un caractère entièrement homosexuel.Mais le tabou dirigé contre l’homosexualité (dumoins entre égaux) est presque universellementbeaucoup plus fort que l’impulsion elle-même, lerésultat étant que la libido tend à se canaliser vers la

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valeur ajoutée des femmes hétérosexuelles, la mar-chandise la plus prisée, celle qui fait vendre toutesles autres, et en produit, en plus, de mangeables(elle fait la cuisine), de vivantes (elle fait desenfants), de baisables (elle entretient son corps). Unpetit grain de transgression? Bien sûr mon chéri,travail supplémentaire pour ne pas être ordinaire.

Et si dans ton milieu on décrète que ce n’est quedes conneries, tout cela, qu’on est au-delà de tout çaet aussi du besoin d’écrire ce texte, alors il faut aussiintrojecter – vite ! – la honte d’avoir un besoin que lesautres jugent illégitime. La honte d’en avoir marred’être jolie et agréable alors qu’apparemment on nete le demande même pas… «Qu’est-ce qu’elle a?Elle a ses règles? Elle est mal baisée?» On ne te ledemande même pas parce que c’est sous-entendu,parce qu’on croit que la femme correspond de fonden comble à son travail quotidien d’autopoièse. Pasde reste, encore ! Mais j’ai une âme, aussi ! Oui, uneâme de travailleuse ! Ça se monnaie, en plus… Tu esgratifiée ma chérie, et plus t’es gratifiée, plus t’esdépendante, plus ta vie est anticonformiste, plusc’est fatiguant de la tenir ensemble.

«Mais de quoi elle parle? Tu comprends toi?»Moins on est dupes, plus c’est difficile. La méfiance

des autres femmes, chacune confortablement – oudouloureusement – enfermée dans son coin de sépa-ration aménagée. «L’autoconscience féministe, t’asvu ce que ça a donné?» J’ai vu : la métaconsciencede l’inconscience. On sait que le problème desfemmes est un problème, mais on sait aussi que c’estun problème de le dire, et alors, vois-tu, à force derefouler les problèmes ou de mal les poser, eh bien,nous sommes fatiguées, et c’est ça désormais notrevrai problème.

Je vois.Je comprends.

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met de la joie dans le centre commercial à ciel ouvertde nos vies, ça met de la vacance! Est-ce que je lesaime comme un homme, avec la même hypocrisie, eten plus l’espoir lâche qu’elles ne deviennent pas mesrivales dans la séduction? C’est de la rhétorique? Oude la chevalerie? Quand ON les aime, les femmes, neserait-ce pas par hasard que l’ON se rejouerait encorela méprisable farce de l’amour courtois, de l’amourromantique, où la femme est un ange, ne chie jamais,n’a pas de règles, n’a pas de corps?

Q ue vomissent-elles, les anorexiques, les bouli-miques, les femmes affectées par les désordres

alimentaires? Elles vomissent leur corps. Elles n’ontpeut-être rien compris, elles veulent juste ressem-bler à Kate Moss. Mais leur corps, lui, il comprend, ila tout compris, et il nous explique. Il tient sa confé-rence de sucs gastriques qui corrodent les dents,d’os qui percent la peau, de vergetures qui défigu-rent le ventre. Le Spectacle glisse vers la clinique.Comme d’habitude. La matrice médicale nouscrache à la gueule que notre corps ne nous appar-tient pas (lire : vous ne pouvez plus le louer ou levendre à votre guise), que notre corps est un corpsde malade, un corps de folledingue dont personne nevoudra.

Les corps de femmes, eux, disent des choses queles bouches n’osent pas répéter. Les corps defemmes entendent des choses que les oreilles refuse-raient d’entendre. Ce qu’on dit aux femmes, ça necompte pour rien.

Ce qui compte c’est ce qu’on leur fait, ce qu’elles sefont.

J e veux bien lutter avec des femmes, et deshommes. Je veux bien qu’on ne sorte pas de la

machine de guerre et qu’on l’agrandisse ensemble,

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violence. […] La tournure d’esprit guerrière, ultra-virile, est même dans son orientation exclusivementmâle, plutôt initialement qu’ouvertement homo-sexuelle. (L’expérience nazie en offre un exempleextrême.) Et la comédie hétérosexuelle qui se joue,sans compter – ce qui est plus persuasif encore – lemépris dans lequel on tient les individus les plusjeunes, les moins endurcis, les plus “féminins” prou-vent que la véritable éthique est misogyne, ou enco-re hétérosexuelle d’une façon plus perverse quepositive…» (K. Millet, La Politique du mâle.) Ça merappelle quelque chose. Ça me rappelle l’homme enmoi, ça me pose un problème. Je ne me sens passolidaire des femmes qui ne veulent pas lutter, quivivent hors de la machine de guerre. Moi aussi, jetrouve d’un coup que « les femmes» n’existent pas,et que si ça existait je ne voudrais pas me trouver aumilieu d’elles. Entre les chiennes de garde et lesexpertes du maquillage, entre les femmes au foyer etles career women, trop de souffrances différentes, etde mauvaises réponses. Trop de différences socialeset d’intérêts opposés. Aucun possible à l’horizon.

Du coup j’ai un problème. Je ne veux pas sortir dema machine de guerre. Hors de la machine de guer-re je n’aurai droit qu’à une existence domestique. Onva vouloir m’apprivoiser. De bien mobilier, la femmeest passée animal de compagnie.

Moi je veux lutter.Aidez-moi à lutter.

A i-je toujours aimé les hommes comme un deleurs congénères? Suis-je un garçon, un vilain

garçon qui n’a pas de couilles? Mais non! Je ne suispas castrée et je ne veux pas de verge. Du tout. Je lejure! Et puis j’aime les filles, les femmes, en général.Je les excuse quand elles sont connes, je les admirequand elles sont bien. Les femmes c’est formidable, ça

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qu’on la rende irrésistiblement désirable. Qu’on larende vraiment mixte. Et perverse. Et polymorphe. Etoffensive. Qu’on se s’y ennuie plus jamais. Je veux bienqu’on oublie les femmes et qu’on oublie les hommes,parce que ce sont deux noms d’une contrainte liée àl’accumulation et à l’offensive militaire.

En dehors du capitalisme et de l’entassement desbiens, en dehors de la guerre menée pour le pillageet l’extension du pouvoir, nous n’avons rien à fairedes «hommes» et des « femmes» ni de leurs famillespathogènes.

Nous nous foutons d’être compatibles avec leurprésent, nous sommes compatibles avec notre avenir.

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Le lieu commun veut que les femmes et les anec-dotes connaissent une parenté presque innée. Dansles sociétés pré-industrielles, les amours, les dou-leurs, les maladies, les morts et les naissances tra-versaient le tissu humain des villages au travers demots dits par une femme à l’oreille d’une autre ; demême que les lieux de travail domestiques, où lessavoirs-pouvoirs du quotidien circulaient et lesmodes de vie se reproduisaient, étaient les lieux deshistoires, racontées entre femmes et par les femmesaux enfants.

Et encore aujourd’hui. Les amitiés féminines res-tent des amitiés narratives, où l’autre est nécessairepour se revoir, se recomposer, se reconnaître. Maisle besoin de récit de soi, pour ne pas succomber à laparesse identitaire, à la résignation face à sespropres défauts, à la folie de ne plus se retrouverdans ses gestes, remplit maintenant les poches despsychanalystes. Au point qu’il n’y a plus rien à dire :expérience et récit ayant divorcé, il ne nous resteque l’information, neutre, aseptisée, épouvantable etnotre passivité de récepteurs.

Ici je ne raconterai pas une histoire, mais quelqueshistoires d’une expérience multiple et hétérogènequi eut lieu principalement en Italie, mais pas exclu-sivement, entre les années soixante et soixante-dix.La librairie des femmes de Milan en fait partie,beaucoup de voix de femmes et d’hommes d’hori-zons différents aussi.

Les voix que je rassemble arbitrairement ici sousle nom de féminisme extatique ont en commun uneligne de fuite, une promesse, un ton, parfois unerévolte, un besoin de force. Dans cette constellationbrillent l’inviolabilité des femmes et le désir dechanger le rapport entre immanence et transcen-dance ; et puis le refus de l’abstraction de la loi, dela représentation institutionnelle désincarnée des

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Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

On a parfois l’impression que, lorsqu’il s’agit desfemmes, l’interprétation des faits historiques n’est

jamais assez stupide.K. Millet, La Politique du mâle.

N OUS QUITTONS, nous aussi, et sans regret, le bor-del de l’historicisme et la putain « Il était une

fois», mais c’est avec un certain scepticisme auregard des performances du matérialisme historiquequi resterait «maître de ses forces : assez viril pourfaire éclater le continuum de l’histoire». (WalterBenjamin, Sur le concept de l’histoire.)

Le continuum de l’histoire n’est pas donné, c’est lebavardage des dominants sur le silence des dépossé-dés, l’enchaînement systématique des récits virilsmatérialistes ou historicistes, bons époux ou liber-tins, cela importe peu. Surtout aujourd’hui quel’Histoire (veuve du sujet classique : le mâle vaillant,le héros ou l’érudit, capable de la faire et de la trans-mettre) bégaye, et que la morale de la fable n’édifieplus personne. L’histoire n’est pas finie, des expé-riences cherchent et trouvent en ce moment précis,dans les plis du temps, les mots pour se dire et setransmettre, mais cela est devenu un effort, une pra-tique de résistance.

Si la «Culture» ne peut plus servir aux puissantsde béquille pour enchanter leurs méfaits, on trouve-ra peu de femmes pour s’en plaindre. Car même sielles n’ont jamais été une minorité, leur savoir etleurs histoires n’ont fait que broder les marges dugrand récit de l’Occident. Les femmes et l’épiquec’est un rapport compliqué…

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Primat de la pratique : partir de soiUne politique qui n’a pas toujours pas le nom depolitique

Et s’il est vrai que le juridique a pu servir àreprésenter, de façon sans doute non exhaustive,

un pouvoir essentiellement centré sur leprélèvement et la mort, il est absolument

hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir quifonctionnent non pas au châtiment mais au

contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dansdes formes qui débordent l’État et ses appareils.

Nous sommes entrés depuis des siècles maintenant,dans un type de société où le juridique peut de

moins en moins coder le pouvoir ou lui servir desystème de représentation. Notre ligne de pentenous éloigne de plus en plus d’un règne du droit

qui commençait déjà à reculer dans le passé àl’époque où la Révolution française et avec elle

l’âge des constitutions et des codes semblaient lepromettre pour un avenir proche.

C’est cette représentation juridique qui est encore àl’œuvre dans les analyses contemporaines sur les

rapports du pouvoir au sexe. Or, le problème, cen’est pas de savoir si le désir est bien étranger au

pouvoir, s’il est antérieur à la loi comme onl’imagine souvent ou si ce n’est point la loi au

contraire qui le constitue. Là n’est pas le point. Quele désir soit ceci ou cela, de toute façon on continue

à le concevoir par rapport à un pouvoir qui esttoujours juridique et discursif – un pouvoir qui

trouve son point central dans l’énonciation de laloi. On demeure attaché à une certaine image dupouvoir-loi. […] Et c’est de cette image qu’il faut

s’affranchir, c’est-à-dire du privilège théorique dela loi et de la souveraineté, si on veut faire une

analyse du pouvoir dans le jeu concret et historique

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corps et l’exigence d’un plan de consistance poli-tique partagé entre hommes et femmes, l’hypothèsemixte.

Ce que je trace est une anarchéologie, qui exhumedans le désordre des fragments éclatés et les interro-ge sur leur possible plus que sur leur appartenance.La réticence face aux grandes synthèses ou aux avistranchés sur cette histoire se justifie par le fait qu’ellen’est pas close, qu’elle est en partie restée muette eten partie racontée par des faussaires.

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de ses procédés. Il faut bâtir une analytique dupouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et

pour code. […] Penser à la fois le sexe sans la loi,et le pouvoir sans le roi.

Michel Foucault, La Volonté de savoir

E N 1966, dix ans avant la parution du premiervolume de l’Histoire de la sexualité de Michel

Foucault, un groupe de femmes en Italie attaquaitl’hypothèse répressive, déjà. Le Demau, abréviationde «démystification de l’autoritarisme patriarcal», nes’en prenait pas à l’oppression masculine, mais signa-lait tout simplement qu’il y avait un problème entreles femmes et la société, et que ce n’étaient pas lesfemmes qui posaient problème à la société (ce qu’onappelle la «question féminine») mais la société quiposait un problème à ces femmes. Dans leur perspec-tive, la politique d’intégration est à leur situation ceque la camomille est à une maladie grave, car la sépa-ration féminine, même dans la marginalité qu’ellecomporte, devient une fois réappropriée un point dedépart offensif et non plus une source de faiblesse.Cette approche mettait en avant la différence fémini-ne contre le mythe de l’égalité construit sur le mètremasculin. Mais en même temps l’enjeu était d’opérerune révolution symbolique qui donne aux femmes lesinstruments pour construire une autre cartographiedu monde qui les verrait en sujets, une nouvelle trans-cendance qui permette aux corps féminins de se direet se penser sans se sublimer. «L’homme – écrit CarlaLonzi – a cherché le sens de la vie au-delà et contre lavie elle-même; pour la femme vie et sens de la vie sesuperposent en permanence.» C’était une attaquedirigée contre la culture, qui posait les bases d’unepratique autre, d’une autre arithmétique des pos-sibles: accuser la philosophie d’avoir spiritualisé lahiérarchie des destins en assignant l’homme à la

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va-et-vient entre concrétude et abstraction qui lézar-dait la surfasse lisse des discours de légitimation dupouvoir.

Peu à peu les groupes de femmes sortirent de l’inno-cence, qui était la prison dans laquelle la société lesavait confinées et d’où le séparatisme avait de la peineà les faire sortir. Il fallait se libérer de l’image de la«mère mortifère» (L’erba voglio, n° 15) qui nourritmais dévore, image à la fois de la dévotion enversautrui et de l’hétéronomie, de celle qui renonce à laviolence mais l’aime chez l’homme par procuration etcontre soi-même.

Au sujet des rapports dans les groupes de femmes,nous lisons en 1976 : «En excluant l’agressivité toutest maintenu pur à la surface, même si à l’intérieurde nous, parmi nous, en profondeur quelque chosedevient de plus en plus menaçant ; ce qui reste endehors ne serait-ce pas par hasard quelque chose deréprimé et d’interdit depuis toujours aux femmes?Les femmes sont tendres, tout le monde le dit,devons-nous écouter ce que dit tout le monde oubien ce qui se passe de nouveau et d’extravagantentre nous?» (Ne crois pas avoir de droits.)

Contre la mère mortifère surgissait l’idée de la«mère autonome»: «Pour le dire plus simplement, ily a une peur féminine à exposer son propre désir, às’exposer avec son désir, qui pousse la femme à pen-ser que les autres entravent son désir, et c’est ainsiqu’elle le cultive et le manifeste, comme la chose quilui est refusée par l’autorité extérieure. Dans cetteforme négative le désir féminin se sent autorisé às’exprimer. Pensons par exemple à la politique fémi-nine de la parité, menée par les femmes qui ne sefont jamais fortes d’une volonté propre mais seule-ment et exclusivement de ce que les hommes ontpour eux seuls et qui leur est nié.» (Ne crois pas avoirde droits.)

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transcendance et la femme à l’immanence revenait àrevendiquer pour soi le droit à faire l’histoire, àconcevoir autrement la naissance, la mort et la guer-re, à dire son mot sur ce qui est viable et désirable.

«À la culture humaine – lit-on dans Ne crois pasavoir de droits – ainsi qu’à la liberté des femmesmanque l’acte de transcendance féminine, le plusd’existence que nous pouvons gagner en dépassantsymboliquement les limites de l’expérience indivi-duelle et la naturalité du vivre», mais l’histoire alladans une autre direction. Dans les années soixante-dix, en Italie, la prise de conscience féminine se fitsous l’enseigne de l’oppression subie ; la «conditionféminine» ne reflétait pas la réalité sociale et poli-tique articulée dont elle aurait dû être porteuse,mais montrait à des femmes désireuses de liberté etde puissance une image avilissante et déformée aveclaquelle elles avaient le devoir moral de s’identifieret qui éteignait tout enthousiasme.

À partir de 1970 en Italie, faisant suite à l’expérien-ce américaine, commencèrent à se constituer desgroupes d’autoconscience. Le silence était brisé maisla satisfaction restait encore lointaine : entendre deshistoires de femmes qui se vivaient à tort commeinférieures dans la famille, au travail ou dans lesgroupes politiques, finissait par produire une caissede résonance qui rendait cette réalité contingenteindépassable. «Cela nous rend conscientes – disaitune femme au sujet de l’autoconscience – mais nenous donne pas d’instruments, ne nous fait dévelop-per aucun pouvoir contractuel dans la transforma-tion du social, juste de la conscience et de la rage.»(Ne crois pas avoir de droits.) Et pourtant dans cesmots échangés entre femmes qui auparavant avaientété muettes, quelque chose avait pris corps qui restadans la tradition féministe : un certain rapport d’inti-mité et de familiarité avec la sphère du sensible, un

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était pleine. Mais bientôt il fut clair que ce lieu plusgrand et plus ouvert ne fonctionnait même pas pourla confrontation politique élargie. Ses dimensions nefaisaient que grossir le phénomène de la passivité debeaucoup vis-à-vis d’un petit nombre. À chaque foisla salle se remplissait de 150 à 200 femmes, àchaque fois elles se mettaient à parler de la pluie etdu beau temps de la façon la plus agréable, commele fait une classe féminine en attente de l’enseignant.Cet état de demi-attente cessait lorsque l’une oul’autre, mais c’étaient toujours les mêmes, deman-dait de commencer le travail politique pour lequelelles s’étaient réunies. Le travail avançait avec lesinterventions de l’une ou de l’autre, toujours lesmêmes, une dizaine à peu près, et les autres écou-taient. Il n’y avait pas moyen de changer ce rituel. Siaucune des dix ne commençait le travail, les autrescontinuaient à bavarder avec la même vivacité. Si,une fois le débat commencé, aucune des dix nereprenait la parole, régnait dans la grande salle unparfait silence. Les thèmes débattus étaient égale-ment impuissants à secouer la situation. À la fin,comme il est facile de l’imaginer, aucun sujet n’avaitplus de raison d’être discuté sauf la situation elle-même qui s’était créée là et la tentative de la déchif-frer. Mais même ce sujet-là n’eut aucun effet detransformation. Il fut posé et discuté par les dixmêmes qui parlaient face à la présence invariable-ment muette des autres. C’était un échec total.» (Necrois pas avoir de droits.)

L’éclatement de ce grand groupe silencieux defemmes qui arborait sa simple présence massive eténigmatique contre la volonté politique des dix quiparlaient, donna lieu à douze commissions de travailoù le silence dut être rompu. Ces femmes expliquè-rent qu’elles craignaient la conflictualité politique,qu’elles la percevaient comme menaçante pour la

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Pourtant le fantôme d’une enfance angoissante,impossible à congédier, continuait à hanter les rap-ports entre femmes. « J’ai éprouvé une envie insen-sée – raconte Lea, impliquée dans l’expérience desgroupes de femmes – pour mes amis qui revenaientdu Portugal [à l’époque, en 1975, au Portugal étaiten cours une tentative de révolution sociale], quiavaient vu “le monde”, qui gardaient une familiari-té avec le monde. Je me suis sentie étrangère à leurexpérience, mais non pas indifférente. La conscien-ce de notre réalité/diversité de femmes ne peut pasdevenir indifférence au monde sans nous plonger ànouveau dans l’inexistence… Notre pratique poli-tique ne peut pas nous faire le tort de renforcernotre marginalité… Comment sortir de l’impasse ?Le mouvement des femmes aura-t-il la force etl’originalité de découvrir l’histoire du corps sans selaisser tenter par l’infantilisme (renforcement de ladépendance, omnipotence, indifférence aumonde, etc.) ? » (Sottosopra, n° 3, 1976.)

À partir de 1975, de nombreuses librairies defemmes s’étaient ouvertes dans toute l’Italie surl’exemple de la Librairie des femmes parisienne ; etdes centres de documentation et des bibliothèquesde femmes naissaient aussi. Plus l’alternative pre-nait forme, plus la modération grandissait et la«satisfaction de survivre» devenait prédominante.

La richesse du mouvement italien, qui avait été deparier sur des pratiques de subjectivation qui sedétachent du misérabilisme plutôt que sur la psy-chanalyse et la fonction thérapeutique de l’agréga-tion, se retournait maintenant contre lui. L’histoirede la Maison de Col di Lana ouverte au printemps de1976 décrit un échec remarquable : «Lorsque laMaison fut remise en état – racontent les protago-nistes –, les femmes vinrent nombreuses. Lors desgrandes réunions, le mercredi soir, la salle principale

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tisme et l’hypothèse mixte. Mais pourquoi alors, sic’est dernière perspective que nous envisageons,garder le nom de féminisme et ne pas le noyer dansla pensée du genre ou dans la théorie queer?

Pour plusieurs raisons : la première c’est que lesmouvements de femmes n’ont jamais été des mouve-ments de minorité : les femmes, c’est bien connu,sont numériquement majoritaires sur la planète ; ladeuxième est que les femmes, de par leur trèslongue absence de la scène du savoir et de l’art, ontété civilisées imparfaitement, sans transcendancepropre, et pour cette raison elles sont encore por-teuses d’une puissance politique à venir : elles ontété intégrées à la gestion et au capitalisme, mais pasvraiment à ses formes politiques.

La troisième est que le corps des femmes avec celuides enfants, plus encore que celui des homosexuelsou des transexuels, est le corps biopolitique parexcellence, l’objet d’investissement du calibragecitoyen et de la publicité, le support par excellencede l’écriture du désir marchand.

La quatrième raison est que les femmes se décons-truisent en tant que femmes depuis déjà longtempsmais que cela ne suffit pas à tenir la promesse d’unepratique politique de liberté qui unisse moyen et fin :«Tant qu’une femme demande réparation d’un tort,quoi qu’elle obtienne, elle ne connaîtra jamais laliberté […]. La liberté est le seul moyen pouratteindre la liberté.» (Ne crois pas avoir de droits.)

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solidarité entre femmes et la cohésion du collectif,bref pour leur nouvel équilibre subjectif. Ces femmess’étaient effectivement subjectivées, mais d’unemanière paralysante. Leur pratique constructive,faite de discours et de transmission d’un savoirautre, à force de ne jamais se heurter à ce qui lacontredisait se retrouvait sans paroles et sans curio-sité. Ce que ces femmes craignaient de perdre ens’exposant, elles l’avaient déjà perdu depuis long-temps : l’unité protectrice qu’elles voulaient à toutprix préserver était morte de leur crainte de la modi-fier, elles n’avaient plus rien à se dire, elles avaientrecommencé à survivre dans la marge, situationdont leur rencontre était censée les sortir. «Le col-lectif, si nous avons bien compris, n’était donc pas lelieu d’existence autonome possible, mais le symbolevide que les femmes ont de cette existence» (ibid.)

La crainte de revenir à la dépendance de l’hommerendait les rapports entre femmes peu exigeants, lesnivelait par le bas : toute divergence devenait undanger. Or une politique qui ne contamine qu’unseul sexe ne contamine pas. Les pratiques succes-sives de la librairie des femmes de Milan allèrentdans une direction qui voulait contrecarrer cetimmobilisme par l’assomption des disparités entrefemmes. La pratique de se confier à une «mère sym-bolique» devint le centre de leur action et de leurrelation. La « femme plus grande que moi», censéeconstituer la médiation indépassable et la plus fidèleavec le monde, résorbait le différentiel de pouvoir enl’incarnant. L’autorité était jugée légitime parcequ’elle sortait les femmes d’une fausse sororitégénératrice de névrose et d’immobilisme. La phaseextatique du féminisme différentialiste se refermaitsur la mère autoritaire.

Le refus de l’hypothèse répressive n’aboutit pas,ici, à sa conséquence logique : l’abandon du sépara-

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rapport de force pour lequel le vocabulaire du savoirexistant ne pouvait pas fournir de mots. L’effacementdu sujet, le surgissement du Bloom sont les effets sis-miques d’un système de savoir-pouvoir qui s’estsciemment fondé pendant des millénaires sur la fic-tion du «moi transparent», celui qui peut composeravec le modèle du savoir techno-scientifique en s’ysuperposant sans jamais être mis en question par sondiscours, telle une machine de guerre innocente.

Dans cette configuration, la subjectivité n’existeplus qu’au titre d’exigence lyrique et inoffensive enmarge de l’objectivité technique ancienne toute-puis-sante ; les particularités de chacun, mais plus encoreles conséquences politiques de son être-corps et deson avoir-lieu, ne sont plus que des soucis d’esthètedésœuvré face à un savoir-pouvoir qui s’attaque enparfaite mauvaise foi à l’idée même d’une intégritépsycho-physique humaine.

L’antihumanisme le plus farouche des sciences«humaines», par exemple, a des années-lumièresde retard sur la médecine qui soigne l’homme vivantà partir du paradigme anatomique du cadavre, quine voit que des corps morcelés, des maladies men-tales organiquement traitables, des phénomènesd’immunodéficience liés probablement à un manquede gratification du sujet… L’éthique qui donnerait unsens politique au fait d’être au monde, ou de n’y êtreplus, se dissout dans l’acide surpuissant du biopou-voir ; la vie organique asexuée rendue hétéronomesous l’effet d’un environnement toxique, devientl’objet ininterrogeable du pouvoir de faire vivre et delaisser mourir.

Trouver un sens à une vie qui appartient auxsondes, aux microscopes et aux spéculums demains étrangères, aux artefacts dépassionnés de lascience est désormais une urgence politique cen-trale. C’est au travers de ces corps qui nous ont été

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« Nous avons regardé pendant 4000 ans. C’est bon,maintenant nous avons vu ! »Manifeste de Rivolta femminile, 1970

S’il est vrai, comme cela a été écrit, que lapasteurisation du lait a contribué à donner la libertéaux femmes plus que les luttes des «suffragettes», il

faut faire en sorte que cela ne soit plus vrai. Et lamême chose doit être dite de la médecine qui a

réduit la mortalité infantile ou inventé les produitsanticonceptionnels, ou des machines qui ont renduplus productif le travail humain, ou des progrès dela vie sociale qui ont amené les hommes à ne plus

considérer les femmes comme des créatures denature inférieure. D’où vient-elle cette liberté qui

m’est livrée dans une bouteille de lait pasteurisée?Quelles racines a-t-elle la fleur qui m’est offerte en

signe de civilisation supérieure? Qui suis-je, moi, sima liberté tient à cette bouteille, à cette fleur qu’on

m’a mise en main?Ce n’est pas tant la question de la précarité du

don, même si c’est une circonstance à ne pasnégliger que son origine. Il faut se trouver à

l’origine de sa propre liberté pour en avoir unepossession sûre, ce qui ne veut pas dire une

jouissance garantie, mais la certitude de savoir lareproduire même dans les conditions les moins

favorables.Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne,

Milano, 1987

Q U’EST-CE QU’UN TÉMOIN MODESTE ? Selon DonnaHaraway c’est quelqu’un dont l’invisibilité à soi

est élevée à la dignité d’instrument épistémologique.L’universalisme occidental a vécu dans le mythe de

l’être neutre producteur de vérité, se donnant ainsiles armes d’une oppression innommable, créant un

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différence entre le témoin modeste qui véhicule, ens’effaçant derrière une prétendue objectivité scienti-fique ou économique, des rapports de pouvoir «incon-tournables» à l’intérieur de son système théorique, etcet autre témoin muet, marginal dont on ne sait pasqu’il parle car il ne faudrait surtout pas savoir l’en-tendre? La différence est encore du côté du corps.L’homme du savoir-pouvoir «objectif» cache son exis-tence psychosomatique sexuée et faible en déléguantle monopole de la violence à une police qui peut sesalir les mains pendant qu’il alimente l’illusioncontradictoire de l’incorporéité humaine au nom delaquelle les autres corps peuvent apparaître commeobjets étrangers, émotivement indifférents. Il dévelop-pe son anesthésie sensuelle pour mieux exercer laconnaissance au moyen des prothèses techniques, ilérige la séparation en condition d’objectivité et sonmanque d’intimité à ses semblables en nécessairedéformation professionnelle.

Le corps des exclus du discours, par contre, est uncorps parlant et inécouté qui a pour caractéristiquecentrale de chercher à réduire la séparation, car ellen’est pour lui que source de fragilité et jamais ins-trument de pouvoir. Il est le témoin qui se dissout etpasse avec l’objet de son témoignage, celui qui nepeut pas s’extraire du ventre de la domination sansmourir, qui n’a pas le recul qui permet au sujet sou-tenu par l’institution (seule condition où le sujetidentique à soi existe) de feindre une étrangeté àl’horreur du monde, de découper un espace limité àsa complicité avec le désastre.

Le témoin qui ne rentre pas dans le modèle de dis-cours autorisé par le savoir-pouvoir est la figure para-doxale de la faute et de l’impuissance; son corps, sonêtre-là ne produisent que le cri inarticulé de qui, endisant «je», cherche vraiment à se désigner et par làment et se range du côté des coupables.

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arrachés par la biopolitique comme s’ils étaientvoués à une résurrection clinique indépendante denos actes et nos choix, et parfois même contraire àeux, que le féminisme extatique a d’abord voulu selibérer. Il a répondu au chantage d’un désir uni-voque qui ignorait son plaisir par un discours crusur l’anatomie féminine, reléguée jusqu’auxannées soixante dans l’équivoque des chuchote-ments, dans la pénombre des confessionnaux et deschambres à coucher, livrée à la torture des avorte-ments clandestins.

La pudeur a sans doute été le dispositif de domina-tion le plus fin auquel les femmes aient eu affaire,car c’est un sentiment de soi inculqué de l’extérieurmais dont la preuve performative d’existence estqu’il soit reproduit par le sujet même qui le subit. Lavie privée devient alors l’abri sûr contre la menacedésocialisante de la honte.

Être à soi-même la source possible d’un déshonneurécrasant dont on ne contrôle pas les mécanismes deproduction a été le chantage que le désir patriarcal afait peser sur les femmes au moyen de leur corps.Tout dysfonctionnement ou symptôme douteux, touteimpudicité ou manifestation de désir hétérodoxe de cecorps qui devait à tout prix être docile a été réprouvécomme moralement inacceptable.

Le corps de la femme, avec son fonctionnement hor-monal délicat, avec son plaisir complexe qu’entouraitun silence avilissant, est resté malgré tout comme lecontinent noir de toute bonne intention émancipatrice.Ce que la civilisation a fait au corps des femmes n’estpas différent de ce qu’elle a fait à la terre, aux enfants,aux malades, au prolétariat, bref à tout ce qui n’estpas censé «parler» donc, en gros, à ce que les savoirs-pouvoirs du gouvernement et de la gestion ne veulentpas entendre, et qui est relégué par là à l’exclusion detoute activité reconnue, au rôle de témoin. Mais quelle

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Loyauté éphémère, cohérence impossible

L’image féminine avec laquelle l’homme ainterprété la femme a été une invention bien à lui.

Manifeste de Rivolta femminile

… et dans l’idée d’homme il n’y a aucune femme.A. Cavarero, Malgré Platon

Les images doivent leur efficacité à leursentimentalisme épistémique.

B. Duden, Le corps de la femme comme lieu public

Je me suis amusée à compter, les après-midi dedésœuvrement, le nombre de fois où j’avais mis et

desservi le couvert. Je suis arrivée au chiffre demille neuf cent cinquante ! Mille neuf cent

cinquante fois en dix ans ! Si tu calcules qu’il mefaut chaque fois mettre, enlever une moyenne de

six assiettes, deux casseroles, deux plats, huitcouverts, quatre verres, deux serviettes, une nappe,un protège-nappe, deux bouteilles, le sel, le poivre,le pain, le couteau à pain et le compotier, et cela à

condition qu’il n’y ait ni repas ni services spéciaux ;que je dois me lever et me rasseoir à peu près six

ou sept fois par repas ; aller de la cuisine à la tableet de la table au buffet, le tout répété trois fois parjour, même si le petit déjeuner est moins important– mais, en échange, je t’ai fait grâce des deux fois

par jour où je sers le café – eh bien, fais le compte !Pour les déplacements, cela fait environ 21 par jour(et encore je suis modeste) multiplié par 365 jours,

ce qui donne 7665, multiplié par mes dix ans demariage, ce qui fait : 76650! Tu imagines le nombrede briques que j’aurais posées si j’avais été maçon!

Cela ferait déjà pas mal de maisons ! Mais je n’ai,hélas, rien construit ! C’est comme si j’avais labouré

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Il n’y a pas de virginité du côté des opprimés, desexclus de l’histoire, qu’ils soient femmes, minoritéou classe ; au contraire, l’opprimé est celui qui n’apas d’autre choix que de participer à la machine àdomination, même il en est le produit le plus dépen-dant et le moins capable d’auto-détermination.

C’est dans la rupture du jeu signifiant qui soutientl’offensive permanente pour nous faire nous identi-fier avec nous-mêmes que peuvent se dégager desperspectives pour une pratique de liberté. Ce qu’ilfaut combattre, c’est notre méfiance ultime à laisserparler les corps souffrants sans les enchaîner à un« je», car c’est justement sur cet enchaînement quela domination prend appui, en le niant quand ilrevendique l’indépendance et en le faisant fonction-ner à nouveau quand il donne à voir la toxicité d’unevie placée sous le joug du gouvernement.

Ce qu’il faut faire taire, c’est le discours du biopou-voir, tant sur notre souffrance que sur notre jouis-sance. Toute pratique de liberté part de là.

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quelque sorte sa radicalisation, même si elle com-portait des effets de pouvoir et des corollaires dedésir totalement différents.

Le vrai ovni, a-t-on soutenu, c’était l’homosexuali-té féminine, vraiment déloyale, celle-là, car elle sesoustrayait à la fois au désir masculin de paterner etau désir féminin d’enfanter. La femme homosexuellevient d’un pays lointain, d’une île, Lesbos ; on a misla mer entre elles et le reste du monde ; elles ontdébarqué d’ailleurs, elles n’ont pas grandi dans nosfamilles si elles ne sont pas œdipiennes et ne veulentpas d’enfants !

Il y a donc une logique dans la création d’un uni-vers de désir lesbien au sein des mouvements fémi-nistes, mais l’expérience italienne des librairies desfemmes s’est assez tôt trouvée aux prises avec lescontradictions qui découlaient du mythe de la «ras-surante étrangeté», dernière ruse de l’inconscientcollectif pour enfermer les femmes dans la fauteblanche. Soit l’étranger s’intègre à l’autre culture,soit il représente le non-droit en tant que tort : iln’est pas à sa place.

La construction d’une autre normalité, mêmedéviante, ne nous sort pas de l’impasse. Le désirpeut changer de bord, le pouvoir l’accompagned’une censure productive nouvelle, d’un autre arbi-traire. Le « libéralisme» impérial s’accommode trèsbien, en fait, de l’anomie et de la perversion ; lescontradictions du vieux monde hétéronormé ren-trent par la fenêtre de son dehors. La question n’estplus celle de la forme du désir en soi, mais de sonfonctionnement au sein de tout ce qui s’oppose à ladomination présente.

Il ne s’agit pas de penser la sexuation contre lesliens sociaux, mais contre la société : le désir en soiest sans autonomie. Comme l’écrit par exemple LéoBersani à l’encontre des lieux communs les plus écu-

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l’océan. Demain, je recommencerai, et après-demain, et toujours…

L. Falcón, Lettres à une idiote espagnole, 1975

La première impulsion qui me vient de cette lectureest un refus : je refuse d’accepter comme vraie la

théorie que nous, les femmes, avons vécu etcontinuons à vivre instrumentalisées et gérées par

l’homme et par son histoire. Je me rends compteque je cherche une défense avec cette protestation,

mais reconnaissons au moins que cela peut êtredramatique pour une femme arrivée déjà à la

moitié de son parcours dans la vie, et qui atoujours cru agir pour le mieux, de s’entendre dire

(je traduis le concept) : «Tu t’es trompée en toutdans la vie ; les valeurs que tu croyais justes,

comme la famille, la fidélité en amour, la pureté,même ton travail de femme au foyer : tout mauvais,

tout résultat d’une subtile stratégie transmise degénération en génération pour une exploitation

continuelle de la femme.» Je le répète : il y a dequoi rester pantoise.

Femme revenue à l’école du soir pour passer sonbrevet en Italie, à la suite de sa rencontre avec les

militantes féministes en 1977 (tiré de Ne crois pas avoir de droits)

L’HOMOSEXUALITÉ MASCULINE a eu une réputationrévolutionnaire parce qu’elle ne jouait pas le jeu

de la sublimation civilisatrice exigée par le pactesocial entre hommes. Les homosexuels masculinsprenaient la politique au pied de la lettre : si c’estune affaire d’hommes restons donc entre nous, sansgêne. Cela n’arrangeait pas les rivalités viriles, celacréait l’hétéria, la grande fraternité qui se débarrasseavec un rire malicieux du paternalisme. Mais celaavait encore à voir avec le pacte social, c’était en

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Sebben che siamo donne paura non abbiamo(Bien que nous soyons des femmes nous n’avons pas peur)

«Bien que nous soyons des femmes nous n’avonspas peur…», chantait tous les matins, dès qu’elle se

levait, une des amies avec lesquelles nouspartagions la maison de nos pauvres vacances

hivernales, mélangeant nos enfants jusqu’à ce qu’ilsdeviennent des garçons. Elle chantait pliée en deuxen ramassant des chandails et des chaussettes, en

refaisant des lacets ou en balayant la pièce. «Aumoins ne chante pas!», lui disions-nous pourl’arrêter. «Tu chantes la chanson de lutte des

repiqueuses pendant que tu astiques la vie desautres !» Elle levait la tête et souriait comme pours’excuser de l’humble enthousiasme qui la portait,

mais ses yeux brillaient d’intelligence, de joieconsciente. Soixante-huit était loin de venir et avec

ces paroles elle chantait la liberté durementacquise, la fierté des idées, la satisfaction de la

recherche à laquelle elle se consacrait dans letemps découpé entre le travail, l’école et les soins

de la famille, elle chantait au fond le plaisir de cesjours de vie chorale, de contact, au-delà de

l’habituel, avec les mêmes enfants même si c’étaitau prix de services minuscules et continus.

Luisa Adorno, Sebben che siamo donne

L E FAIT QUE « MACHISTE » ET « FÉMINISTE » désignent,d’après le filtre généralisé du politically correct,

des réalités respectivement négatives et positivesdevrait déjà nous renseigner sur l’absurdité del’alternative. Toute perspective dualiste est un flica-ge qui se dissimule, de même que la constructiond’une auto-mythologie négative n’est que le prétextepour quitter le champ de bataille sans même s’êtrebattu, et sans avoir l’air de fuir. Le problème auquel

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lés sur le SM: «Si tant est que la réversibilité quiremettrait en cause des conceptions du pouvoir quise répartissent “naturellement” selon le sexe et larace, ce que l’on peut dire, c’est que les adeptes duSM sont extrêmement respectueux de la dichotomiedomination/soumission en elle-même.» (Léo Bersani,The gay daddy.)

Abandonner la terreur de la conformité comme lechantage à l’anticonformisme est le seul a-moralismepossible au sein du biopouvoir.

Si le désir du Bloom ne révèle aucune vérité ultimesur l’oppression ou la liberté, en revanche il permetou ne permet pas des désubjectivations, il accroît oudiminue la puissance collective. Et puisque le bio-pouvoir nous tient par les corps, c’est par les corpsqu’on pourra s’en libérer, en les exposant à la violen-ce, au danger, au plaisir, hors de la loi et de sa trans-gression, dans l’espace qu’occupe la domination denos jours.

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là nous-mêmes nous nous représentons comme desfemmes. Alors je me demande : ne pourrait-on pasdire que la case F que nous avons cochée en emplis-sant le formulaire, nous a collé dessus comme unerobe mouillée? Ou que pendant que nous pensionsêtre nous en train de cocher le F sur le formulaire,c’était en effet le F qui était en train de nouscocher?» (T. De Lauretis, Technologies de genre.Essais en théorie, fil et fictions, 1987). Une femmen’est pas plus une femme qu’un chat n’est un chat.Et c’est à partir de cette contingence même qu’il fautréécrire, revivre, reraconter l’histoire des femmes,jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, d’histoire séparée, dedépartements, de ghettos. L’abandon du ressenti-ment préalable à toute hypothèse mixte ne peutavoir lieu au sein d’une vision binaire (mâles oppres-seurs/femmes opprimées ou inversement), ni dans ladialectique (la contradiction se résout dans la média-tion = intégration des femmes à l’idée de « femme»).

Ce qui est important dans le féminisme extatique,ce ne sont pas les femmes (ni les hommes, d’ailleurs)mais le désir d’autonomie qui a eu l’impudence desurgir contre toute convention sociale, familiale,économique et psychologique.

Le fait de dire que la société, et non ses contradic-tions, pose problème, ouvre une perspective bienplus large que la question de la sexuation conçueséparément d’une perspective politique offensive.L’horizon de l’hypothèse mixte est celui de la guerrepartisane, une guerre où hommes, femmes etenfants pratiquent une forme de discipline non mili-taire, se réapproprient la violence, s’installent dansla durée pour libérer des espaces matériels et moinsmatériels. Ce type d’articulation de la lutte déjoue àla fois la discipline et l’autorité, esquisse un horizondifférent tant de celui de la «maison des hommes»que de celui du séparatisme.

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ont été historiquement confrontés les féminismes estque critiquer la civilisation exige plus d’autocritiqueque de dénonciation, plus d’introspection que de tri-bunaux populaires.

Qui dresse encore les femmes contre les hommesreste prisonnier des antinomies de la société tradi-tionnelle, joue avec des abstractions vides, ne faitqu’accroître culpabilité et confusion. Qui range lamère de dix enfants excisée du Mali avec la titulairede quelque ministère en Occident sur la base de leurcommune appartenance à un «sexe opprimé» rai-sonne à l’intérieur du découpage signifiant de ladomination qu’il prétend combattre, se débat dansdes contradictions accessoires par rapport à lacontradiction centrale : qu’est-ce qui fait de quel-qu’un un «homme» ou une « femme»? En quoi ledestin d’un sujet est-il un «destin anatomique»?

La question est celle de la dé/re/construction del’identité. Si nous ne voulons pas enchaîner l’oppri-mé à sa condition, si donc nous la considéronscomme contingente, d’où voyons-nous la puissance?De l’intérieur, tout simplement.

S’il est vrai que le rapport de force modifie l’identitédes sujets concernés, et que c’est cela, et non pas cequi reste inchangé, qui est décisif sur le plan poli-tique, alors la tentation essentialiste s’éloigne.

«En remplissant un formulaire, – écrit Teresa DeLauretis – la majeure partie d’entre nous, lesfemmes, coche sans doute la case F et non pas M.Cela ne nous vient même pas à l’esprit de cocher leM. Ce se serait tricher, ou pire ne pas exister, s’effa-cer du monde. […] Dès la toute première fois quenous avons coché le F du formulaire, nous faisonsnotre entrée officielle dans le système sexe/genre, etnous devenons in-engendrées femmes : ce qui signi-fie non seulement que les autres nous considèrentcomme des femelles, mais qu’à partir de ce moment-

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Si la médiation culturelle et politique a été coloni-sée par la fiction du sexe mâle (et de la raceblanche), il faut creuser dans le non-dit et dans lesilence, ce sera le premier acte de luddisme contreles technologies de genre. Ce qu’avaient en communle féminisme extatique et les luttes des ouvriers,c’était leur silence. Les opprimés n’auraient doncrien à dire au pouvoir. La parenté entre la pratiqueet la politique serait donc plus étroite que celle entrela politique et le discours. La liberté se passe debavardage. Elle n’a pas besoin d’indiquer son but,elle est à elle-même son moyen et sa fin.

Débarrassés de l’obligation de parler, de s’expli-quer, les femmes et les plébéiens ne se sont peut-êtrejamais promenés dans les jardins ordonnés etimparfaits de la métaphysique ou des sciences«humaines», mais ils ont pratiqué une politique dugeste.

Voler, frapper, travailler ou faire la grève sont desactes politiques qui parlent d’eux-mêmes et n’ontaucun besoin de traduction, ils sont auto-évidents,ils véhiculent un sens immédiat qui conditionne laprésence autant que l’état d’âme. De même que fairela cuisine, élever les enfants, aimer ou non son marisont autant de discours, que le pouvoir fait passerpour des bruits de fond.

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Échographie d’une puissance

Genre

L E POUVOIR PRODUIT en classant et classe en produi-sant ; toute taxinomie est finalisée à l’accumula-

tion, à la création de disponibilités. Le genre n’estpas le sexe ; son souci n’est pas anatomique, maiscinétique. Sa fonction épistémologique est de rendrelisible le lien qu’il y a entre les pratiques sexuelles dechacun, son autoreprésentation comme être sexué,et son existence relationnelle conséquente, sa façonde connaître le monde et d’attribuer du sens auxêtres, aux choses, aux situations.

Le genre n’est pas une réalité ni quelque chose denaturel ou de donné mais un instrument de connais-sance et de déconstruction. Aucune identité ne peutêtre fabriquée en partant de là, aucun «nationalis-me sexué» ne peut naître de cette approche. Le but,c’est de rendre visibles les technologies politiques degestion des désirs, des corps et des identités pour lesmodifier ou les faire exploser.

Cela change beaucoup de choses au romantismedes anciens féminismes : ni les bonnes mères, ni lesmauvaises épouses, ni les lesbiennes, ni les hysté-riques, ni les nymphomanes ne sont le sujet révolu-tionnaire préfabriqué à mettre en avant. Ou bien cesont aussi elles, mais pas en tant que telles. Le sujetdes pratiques de liberté est à construire dans denouvelles relations, en commençant par des pra-tiques offensives.

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La Fêlure

Il suffit d’écumer les vieux romans oubliés et deprêter l’oreille à leur ton de voix, pour deviner que

leurs auteurs se heurtaient à des critiques : tellephrase de la romancière avait la valeur d’une

attaque, telle autre d’une conciliation. L’auteuradmettait qu’elle n’était «qu’une femme» ou

protestait qu’«elle valait autant qu’un homme».Suivant l’impulsion de son tempérament, elle

affrontait les critiques avec docilité et modestie ouavec colère et énergie. Peu importe que ce fut d’une

façon ou d’une autre, elle pensait à autre chosequ’à la chose en elle-même. Mettons que son livre

parvienne jusqu’à nous : il a une faille au beaumilieu. Et je pensais à tous les romans écrits pardes femmes et qui se trouvent éparpillés chez les

bouquinistes de Londres, comme des petitespommes grêlées dans un jardin. C’est cette fissureen plein cœur qui les a gâtés. Leur auteur femme

avait modifié ses valeurs par déférence pourl’opinion des autres.

V. Woolf, Une chambre à soi

Les choses les plus déconcertantes ne sont pascelles que l’on n’a jamais sues auparavant, mais

celles qu’on a d’abord connues, puis oubliées.Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne,

Milano, 1987

F ITZGERALD L’APPELAIT LA FÊLURE. La fêlure n’est ni lemalaise social, ni l’épidémie, ni la misère de

masse, ni le mécontentement. La fêlure est elleaussi, comme ce texte, une affaire personnelle autemps de l’impersonnalité de masse. Elle concerne lasingularité ; c’est la maladie inclassifiable des idio-syncrasies, l’affection de la forme-de-vie en tant que

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la différence « féminine» tout en faisant mine del’ignorer ou en dissimulant la peur qu’elle suscitait,tout ce chantage que les « femmes» en tant que caté-gorie culturelle auraient accepté de subir, n’est pasun scandale qui appelle la vengeance ni une oppres-sion qui demande justice, mais un rapport social de«genre» qui structure nos identités.

I l y a eu, incontestablement, dans le frisson socialqu’a été le féminisme, quelque chose qui mettait

en question les dispositifs de subjectivation qui fai-saient des femmes des femmes (c’est-à-dire desmères-épouses ou des folles-putes), quelque chosede profondément étranger au délire des quotas ou àla cogestion de la phallocratie et de son cortège denévroses.

Les courants du féminisme qui sont partis de ceconstat sont ceux qui se sont le plus éloignés dumarxisme, l’accusant de ne pas s’être penché sur lesproblèmes entre hommes et femmes, ou bien,dirions-nous, de ne pas avoir permis qu’hommes etfemmes se subjectivent autrement, que les désirsprennent d’autres formes que le désir de famille oude couple. Le possible qui émerge de cette manièrede poser la question constitue à lui tout seul un autreplan du politique, où la médiation étatique est miseen question et le fonctionnement des rapports deforce est vu et décrit dans toutes ses conséquences,même celles qui, n’ayant pas de fonction prétendu-ment stratégique, ne font surface que dans lesconversations confidentielles ou dans le folklore desfaits divers. Cette approche est celle d’un féminismeque j’ai qualifié d’extatique parce qu’il cherche àsortir de son combat pour contaminer le reste, parcequ’il sape la base même qui l’origine : l’identitésocialement constituée d’hommes et de femmes, lafiction universaliste de l’humain.

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telle, qui tient à la complicité qu’on échoue à établiravec le monde, ou qu’on renonce à chercher. Par lesassentiments, les résistances, les défaites et les vic-toires, la fêlure s’allonge, s’arrête, s’approfondit ennous, de la surface atteint le fond de la chair et com-promet ou préserve la santé du corps. L’harmonie oula dissonance entre la civilisation et notre destinoriente la fêlure : les hommes et les femmes se fêlentdifféremment. Mais c’est là un effet, non pas unecause de leur subjectivation.

La différence entre les formes-de-vie est étroite-ment liée à la différence de leurs fêlures. Uneapproche matérialiste veut qu’un corps de femmesoit distinct d’un corps d’homme, mais une approchenon essentialiste veut aussi que c’est la façon dontces corps sont habités qui en détermine l’identitésexuelle. Question de «genre» mais aussi de révolte.

Comment le pouvoir a pu soumettre à une normeunique de désir et à un catalogue défini de trans-gressions autant de corps aux pulsions désordon-nées et aux penchants les plus divers?

Histoire d’une répression quotidienne, par l’avilis-sement et les micro-dispositifs, par le découragementfamilial et l’emprisonnement, par la marginalisationet la criminalisation. Par l’imposition continuelled’une cohérence identitaire à des physiologies quin’en avaient point, jusqu’à en faire des «hommes» etdes « femmes».

Et pourtant.Je ne raconte pas l’histoire de la fêlure des femmes

comme une histoire d’oppression ni d’émancipation :les femmes ont, certes, occupé une place subalterneau sein de la circulation des pouvoirs officiels enOccident, mais elles ne sont pas une classe, ni ungroupe social homogène. En outre, cette façon d’êtreà l’écart tout en étant dedans, de vivre avec lalangue coupée dans un univers qui a toujours ménagé

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vités de promeneurs et les mécanismes de subjecti-vation se trouvent grippés ou bouleversés. La ciné-tique des désirs savamment réglés s’altère, lesdestins singuliers se communisent contre l’impératifde conformité. La puissance se devine alors surl’écran de notre échographie, mais elle échappe aupanopticon de la domination et ce n’est pas unhasard ; la technologie de la résonance qui donnalieu à l’échographie actuelle naquit pour la guerresous-marine et fut ensuite détournée à un autreusage, alors que le panopticon ne sert qu’un seulrégime de visibilité : celui de la surveillance. La guer-re et ses technologies peuvent devenir partisanes, etdonc mixtes et non exclusivement guerrières, la dis-cipline, elle demeure masculine, comme rapport deconjuration à la puissance, à la liberté.

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Échographie d’une puissance

E ntre hommes et femmes il n’y a pas d’égalitépossible, de même qu’entre homme et homme

ou entre femme et femme. La surface lisse de l’arith-métique abstraite qui fonde l’illusion de la démocra-tie n’arrête pas de se craqueler sous l’évidence dedifférences éthiques irréductibles, sous l’arbitrairedes affinités électives, sous le soupçon que la circula-tion du pouvoir est une question de qualité qui s’in-carne, que le pouvoir passe à travers les corps.

Dans son cours de 1980-1981, Foucault expliquecomment désormais la question du gouvernementest celle de la conduite des conduites. Le pouvoirdevient donc un bio-pouvoir parce qu’il donne formeaux vies qu’il gère ; pour faire cela il doit avoir prisesur les corps, qui sont ce qui individualise et quisépare les êtres, et au moyen de statistiques et d’ob-servations agir sur les désirs qu’ils recèlent.

La maîtrise du désir de l’autre est en effet ce quifait de lui le véritable esclave, car aucune émancipa-tion, qui ne soit pas l’émancipation d’un tel désird’émancipation, ne pourra le sortir des rapports deforce où il se débat. Ce mécanisme, qui se trouved’ailleurs à la base de la société marchande, a faithistoriquement des femmes une masse humainevibrante de souffrance et de rage contre les fables debonheur conjugal et maternel qui les voulaient épa-nouies dans une circulation d’affects tout bonne-ment inexistante dans la réalité vécue.

Chaque polarisation éthique, chaque forme-de-vien’est que le résultat de l’adhésion à un récit sur lebonheur, souvent muet mais implicite dans le tissudes pratiques qui nous entourent : une question detransmission. Les êtres se meuvent vers l’adressefantasmée de la joie et de la liberté, et s’ils se croi-sent dans cette trajectoire, ils partagent un bout dechemin. Les insurrections sont les moments où lacuriosité pour d’autres itinéraires gagne des collecti-

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ou bien elles étaient démenties par les juges aprèsl’interrogatoire. Mais pour les représentantes de laloi, la simulatrice, l’hystérique deviendra une enne-mie. En effet, l’hystérique, en inventant un crime,tourne la loi en dérision. Et tout s’achève dans leridicule. Les plus frappées par la dérision sont évi-demment les femmes qui croient en la loi. […] Etface à cela, quel type d’attention doit-on déployer,quelle pratique politique? Celle de comprendre lemessage de l’hystérique (celle qui semble soutenir laloi et le désir de l’homme mais par la déformation etle théâtre les nie) ou la punir parce qu’elle nous faitfaire une mauvaise figure?» (Lia Cigarini, Le violsymbolique, in Il Manifesto 20/11/79).

Il y avait dans la souffrance de la simulatrice, conti-guë de par son incodifiabilité à la maladie mentale,l’expression d’un refus de son propre esclavage sipoussé qu’elle pouvait à peine le reconnaître commeexistant. «C’était faux – lit-on dans Ne crois pas avoirde droits – de vouloir aborder la contradiction entreles sexes en intervenant dans le moment patholo-gique du viol et en l’isolant de l’ensemble du destinféminin, de ses formes ordinaires, là où se consommela “violence invisible” qui ôte au sexe féminin sonunité vivante de corps-esprit.» La forme de domina-tion qui colonise les affects produit dans ses sujetsune impossibilité à se servir de ses propres senti-ments comme d’instruments herméneutiques, à seméfier de soi en cherchant à sortir du terrain familierminé. Le plus souvent, ces sujets se heurtent à l’inca-pacité de trouver un espace pour une insoumission siradicale qu’elle est perçue comme déloyale par celleset ceux-là mêmes qui devraient s’y unir. Mais, conti-nue Cigarini, «à partir du moment où je me retrouvedans un procès, qui me donne la possibilité de réagirau viol symbolique du juge, de l’avocat, de la loi […]Cette loi réglemente une contradiction interne au

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Hystériques et avocates

C’est ainsi : les femmes n’ont eu que des faussesnouvelles sur l’amour. Beaucoup de nouvelles

différentes, toutes fausses. Et d’expériencesinexactes. Et pourtant, toujours de la confiance

dans les nouvelles, pas dans les expériences. C’estpour cela qu’elles ont autant de choses fausses

dans la tête. […]

Vois-tu, – dit Mariamirellla – j’ai peut-être peur detoi. Mais je ne sais pas où me réfugier. L’horizon est

désert, il n’y a que toi. Tu es l’ours et la grotte. C’estpour cela que je reste accroupie dans tes bras, pour

que tu me protèges de la peur de toi.I. Calvino, Primo che tu dica pronto

A U MOMENT DES DISCUSSIONS au sujet de la loi sur laviolence sexuelle en Italie on s’aperçut que,

contrairement à ce que suggéraient leurs intérêtsopposés, il y avait une solidarité intime entre l’hysté-rique mystificatrice et la juriste, qu’elles souffraientde la même chose : du manque de reconnaissance,du fait de subir sans pouvoir s’en dégager l’étreintedu désir d’autrui, sans savoir y opposer une singula-rité trop écrasée et trop découragée pour s’ériger enargument de refus. La femme qui feint d’avoir étéviolée, qui dénonce un crime qui n’a pas eu lieu, est-elle plus en train de délirer que celle qui s’attache àune loi qui la nie? La femme simulatrice qui croitavoir été violée a-t-elle plus tort que celle qui croitavoir des droits? «La simulatrice au sens strict –écrit Lia Cigarini – dévoile quelque chose que noussommes toutes, même lorsque nous arrivons à nouscontrôler. Plusieurs fois le mouvement des femmes aeu à faire à des simulatrices. Face aux assembléescelles-ci étaient obligées de démentir leur histoire,

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niste très antipathique, et qui se justifiait en affir-mant que « la disponibilité a fini à force par devenirpour les femmes leur seule condition de survie.Penser à vivre seulement en faisant vivre les autres :il semble que les femmes n’aient pas d’autre façonpour légitimer symboliquement leur existence. Ceciest la condition la plus dramatique et la plus difficileà modifier.» (Convegno dell’Umanitaria, 1984.)

Mais il y avait là aussi un puissant rejet de lareprésentation politique et identitaire qui frappa aucœur toute l’institution démocrate et républicaine.Les femmes qui ne voulaient pas de loi sur la violen-ce sexuelle soutenaient que «si la représentation estinstitutionnalisée, attribuée sur la base de critèresformalistes comme par exemple les buts inscritsdans un statut, la solidarité devient présomption,indépendamment de sa réalité ; la lutte se transfor-me en rituel et la prise de conscience devient lebanal enregistrement d’une donnée normative.» (Necrois pas avoir de droits, Libreria delle donne,Milano, 1987.)

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monde des hommes. Il y a des hommes qui ont uncomportement déviant par rapport à la morale bour-geoise. Dans le procès advient le règlement de cettecontradiction.» (L. Cigarini, op. cit.)

La rassurante étrangeté du monde de la loi seretourne au moment du viol en désespoir, qui estcelui de l’introjection de l’interprétation anatomiqueque notre culture donne du destin de la femme.

Quand bien même une femme arriverait à se «réap-proprier» les bribes de «féminité» pas encore coloni-sées par la médecine, le Spectacle, le machismetraditionnel ou la religion, qu’en ferait-elle si sesdésirs ne suivent pas, si son inconscient ne se dynami-se pas à la même vitesse que son besoin delibération? Que faut-il faire des femmes qui ont le«fantasme du viol», qui éprouvent du plaisir en étantviolées?

Pour contrer la prison de leur corporéité, lesfemmes en sont même venues à accuser le désir mas-culin en tant que tel, à refuser la pénétration en s’enréappropriant la lecture la plus machiste, à revendi-quer l’homosexualité féminine déclarée contre l’ho-mosexualité masculine implicite qui a fondé l’ordrepatriarcal. Cela rentrait dans une stratégie contraireà tout ce qui avait, certes, miné, mais aussi renduextraordinairement riches certaines expérimenta-tions politiques féministes, comme le refus d’épouserune hiérarchie quelle qu’elle soit, la volonté de ne passe donner de nom, de priorité, de règles, en affrontantles contradictions au fur et à mesure qu’elles se pré-sentent, sans hâte et sans arrogance, sans les préve-nir et sans les canaliser. La force du féminisme étaitde ne pas proposer de modèle de libération, mais dechercher une liberté coextensive à l’existence, uneforme de vie qui soit aussi une forme de lutte.

Il y avait là une indisponibilité sans précédents, quia sans doute contribué à rendre le mouvement fémi-

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entre sexes se joue une autre dialectique sansmaîtres ni esclaves, se crève sciemment les yeux sursa complicité avec l’objet qu’elle combat.

Il est difficile d’envisager l’émancipation de l’oppri-mé, là où l’oppression est une source codifiée dejouissance voire la seule socialement acceptée.

Ce n’est donc pas un hasard si le marxisme se reti-re souvent pudiquement face à une question aussiembrouillée que celle de l’«oppression» en lui préfé-rant le terme aseptisé d’«exploitation» qui lui, c’estsûr, ne risque pas de s’ébouler dans le psychologis-me. Mais le problème, c’est qu’il n’y a aucune objec-tivité quantifiable de l’exploitation car elle relève,elle aussi, du domaine du qualitatif. La question quise pose n’est pas tant combien on est exploité, maiscomment on l’est, depuis quel point de vue l’exploita-tion n’est qu’un mécanisme de subjectivation qui,une fois cassé, ne laisse aucun reste à libérer. Car ladélégitimation sociale préventive de certains désirspar le pouvoir rend ces désirs sources d’une telleculpabilité que les sujets ne sont même pluscapables de les éprouver sans s’autodétruire. La dia-lectique psychologique complexe qui fait du réfor-miste l’ennemi le plus dangereux du révolutionnaireles oppose en réalité sur la base de deux approchesincompatibles de la jouissance ; le pari révolution-naire est que l’indécence essentielle de tout désir devie finira par l’emporter sur la morbidité de sonrefoulement, que les identités s’élaboreront de façonrelationnelle et contingente et ne s’établiront pas surla base d’une conformité sociale partagée.

Le marxisme parle de « faux désirs» dont nousremplirait le Capital mais il ne parle pas de subjecti-vation ; sur quelle base des corps extraits desmaillons identitaires de l’État, ou de sa contestationspéculaire, peuvent-ils entrer en relation? Cela resteen deçà des soucis du matérialiste qui s’attaquera à

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Papa-maman et nous autres victoriens

Beaucoup de temps après, vieux et aveugle, enmarchant dans la rue, Œdipe sentit une odeur

familière. C’était le Sphinx. Œdipe dit :– Je veux te poser une question. Pourquoi n’ai-je

pas reconnu ma mère?– Tu avais donné la mauvaise réponse, dit le

Sphinx.– Mais ce fut exactement ma réponse qui a rendu

tout possible.– Non, dit-il. Lorsque je t’ai demandé : qu’est-ce quimarche avec quatre jambes au matin, avec deux à

midi et avec trois le soir, tu as répondu l’Homme.Des femmes tu n’as pas fait mention.

– Lorsqu’on dit l’Homme, dit Œdipe, on inclut aussiles femmes. Cela, tout le monde le sait.

– Cela, c’est toi qui le penses, répondit le Sphinx.Muriel Rukeyser, Myth, 1978

L A VOIX DU FÉMINISME EXTATIQUE n’est donc pas unevoix de femmes. Sa force, source de la méfiance

des groupes politiques révolutionnaires mixtes quilui préexistaient, est de poser non pas seulement laquestion des moyens relationnels de la lutte, maiscelle du plan de consistance. En effet, il n’y étaitjamais question de critiquer des rapports aliénés entant que mauvais moyens de lutte, comme le fit parexemple le mouvement non-violent, mais d’éclaireren quoi les prolongements des modes de circulationdu pouvoir de la société contestée dans les pratiquesprétendument subversives les rendaient inefficaces.

Le conservatisme social de meute, qui caractériseencore nombre de formations subversives, découled’un questionnement ou d’un refus trop schéma-tique de l’économie capitaliste. La lecture de classequi ne tient pas compte du fait que dans le rapport

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l’élaboration des thèmes du socialisme, a fait de cettethéorie révolutionnaire une théorie patricentrique.[…] Marx lui-même a mené une vie de mari tradition-nel, absorbé par son travail de savant et d’idéologue,chargé d’enfants dont un de la femme de ménage.L’abolition de la famille ne signifie, en effet, ni la miseen commun des femmes, comme même Marx etEngels l’avaient élucidé, ni une autre formule quifasse de la femme un instrument de «progrès», maisla libération d’une partie de l’humanité qui aurait faitentendre sa voix et aurait combattu, pour la premièrefois dans l’histoire, non seulement la société bourgeoi-se, mais n’importe quel type de société conçue avecl’homme pour principal protagoniste, en allant par làbien au-delà de la lutte contre l’exploitation écono-mique dénoncée par le marxisme.» (Crachons surHegel, 1974.)

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Échographie d’une puissance

la propriété privée des corps, à l’esclavage, à la vio-lence, pour ensuite se cogner à l’inexplicable du SM,du désir de grossesse, des clubs échangistes.

Engels avait beau dire qu’au sein de la famille lafemme est le prolétaire et l’homme le bourgeois,l’homme étant rétribué et reconnu, la femme exploi-tée et reléguée au silence de la vie nue, sa comparai-son achoppe sur ce que dans la société le bourgeoisne donne point de plaisir au prolétaire et l’amour oule désir ne se mêlent que de façon oblique à leursrelations. Encore aujourd’hui, le point aveugle le plussurprenant de la lecture de classe demeure le rap-port de sexe, tandis que la famille et le familialismese portent à merveille et finissent invariablement parse recomposer en tant que fausses alternatives auxrapports capitalistes. Incarnant une situation où lacirculation de pouvoir ne se recoupe pas avec la cir-culation d’argent, qui est donc censée être plus pureet plus révolutionnaire, le paradigme de la famillecontinue à structurer les imaginaires et les pratiquesqui se voudraient en rupture avec la société. Or l’éco-nomie libidinale, grand impensé du marxisme, est lapremière chose à interroger, car elle est le cœurtendre et innocent de tout régime de pouvoir, ce quien lui nous appelle à une irrésistible complicité.

«Dans les pays de l’aire communiste – écrit CarlaLonzi –, la socialisation des moyens de production n’apas du tout entamé l’institution familiale traditionnel-le, au contraire, cela l’a renforcée en tant que cela arenforcé le prestige et le rôle de la figure patriarcale.Le contenu de la lutte révolutionnaire a assumé etexprimé des personnalités et des valeurs typiquementpatriarcales et répressives qui se sont répercutéesdans l’organisation de la société d’abord comme Étatpaternaliste, ensuite comme véritable État autoritaireet bureaucratique. La conception classiste, et doncl’exclusion de la femme comme partie active dans

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sion (de la sphère publique, de la circulation du pou-voir) et «pour» dans l’hypocrisie de la galanterie quileur attribue une innocence et une virginité directe-ment indexées sur cette marginalité.

La famille est le lieu originaire de répartition desresponsabilités, de même qu’elle est le premier foyerde subjectivation. Là, le destin biologique de lafemme, et maintenant le destin citoyen des homo-sexuels pacsés, s’accomplit avec la bénédictionsociale.

La lutte des classes ne franchit la porte du foyerfamilial qu’en boitant : une autre économie y règne,la gratification affective n’a pas de pouvoir d’achat,le travail de soin n’a point de syndicalistes, la poli-tique classique bégaye, la norme a le dernier mot.

«Même si c’était nouveau et bouleversant, uncamarade détenu pouvait sans peine reconnaître ledétenu de droit commun comme un prolétaire,comme un “sujet révolutionnaire” potentiel, cettereconnaissance étant soutenue par une tradition delutte politique. Grâce à une conscience de soi unique-ment “pré-politique” il représentait et exprimait danstous les cas, par son action illégale, un antagonismeau système. Passer du crime contre la propriété (deloin le plus commun d’après les données statistiques)à la lutte contre le système capitaliste est unedémarche logique qui suppose bien sûr une synthèsepolitique, mais qui constitue aussi une démarche rai-sonnée et déterminée. Mais la femme qui a commisson crime “pré-politique” classique, le crime contrela famille, l’infanticide, ne peut pas suivre une voieaussi linéaire. Comment peut-on reconnaître lafemme infanticide comme sa sœur, au nom de l’ex-propriation mise en œuvre par le Capital? Sa prisonest plus profonde et plus intérieure, elle est violem-ment rejetée : son geste le prouve. […] Si l’homme a àsa disposition un patrimoine culturel, politique, sym-

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Hors classe

Une fois établi que l’homme n’est pas «violence» etla femme «douceur» (parce que cette division a étéopérée par les hommes contre les femmes) et que la

violence n’est ni masculine ni féminine ; une foisétabli que la différence est au contraire entre

violence libérée et non libérée, il s’agit d’essayer dela vivre et de la pratiquer différemment. En évitant

qu’elle produise, suivant ses propres règlestotalisantes, ce qui est défini comme

«militarisation des consciences».I. Faré, F. Spirito, Mara et les autres

Car la femme – lit-on – n’est pas un hommeincomplet, elle est différente de lui. L’adjectif

«différent» nous est très familier. Vive ladifférence ! Ce lieu commun qu’il nous ressort, Not

like to like, but like to difference, nous présentesimplement les inégalités traditionnelles comme le

reflet de l’intéressante diversité de l’espècehumaine. De cette manière, l’homme continue,

comme par le passé, à représenter la force etl’autorité, à être « le nerf de la guerre qui fait

avancer le monde», tandis que la femme continueà «s’occuper des enfants» et à «préserver intact

un certain esprit d’enfance». La flatterie frôlel’insulte.

K. Millet, La Politique du mâle

S E RÉAPPROPRIER LA DIFFÉRENCE, qui est entre-tempsdevenue le principal outil de gestion du biopou-

voir, est évidemment un pari perdu d’avance.Symétriquement parier sur sa négation, sur l’abs-traction légaliste de l’égalité est une erreur que letemps ne pardonne pas. Cette différence a été jouée«contre» les femmes pour ce qui était de leur exclu-

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Un certain scepticisme

Le retour du refoulé menace tous mes projets detravail, de recherche, de politique. Il les menace ou

bien il est la chose réellement politique en moi, àlaquelle il faudrait donner du soulagement, de

l’espace? […] Le mutisme mettait en échec, niaitcette partie de moi qui désirait faire de la politique,

mais il affirmait quelque chose de nouveau. Il y aeu un changement, j’ai pris la parole, mais ces

jours-ci j’ai compris que la partie affirmative demoi était en train d’occuper à nouveau tout

l’espace. Je me suis convaincue du fait que lafemme muette est l’objection la plus féconde à notre

politique. Le «non-politique» creuse des tunnelsque nous n’avons pas à remplir de terre.

Lia, Sottosopra, n° 3, 1976

I L PARAÎT QU’EN 1977 QUELQU’UN afficha un panneaudans la librairie des femmes de Milan qui disait « IL

N’EXISTE PAS DE POINT DE VUE FÉMINISTE», et que leditpanneau resta sur ce mur pendant un certainnombre d’années. Il a existé un mouvement féministequi a traversé ce qu’on appelle le féminisme, mainte-nant qu’il n’y en a plus ; mais ce n’était pas un mou-vement de reconstruction ou de constructionidentitaire, ou du moins pas dans ses composantesque je définis comme extatiques, cela ressemblaitplutôt à un processus de démolition, ce qui était toutà fait cohérent avec ses présupposés. Car s’intégrer àune civilisation qui jusqu’à hier nous excluait ou enproposer une autre fonctionnant mieux pour l’aider àrésoudre son petit problème d’effondrement, est unealternative insoutenable.

La féminisation du travail a correspondu enOccident à un besoin de modernisation de l’appareilproductif : l’exploitation des femmes au foyer n’était

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bolique pour “justifier” ses actions violentes, quelpatrimoine peut invoquer la “femme infanticide” pourjustifier les siennes?

Pourtant, la famille, l’enfant, le mari ne peuvent-ilspas être autant d’éléments d’oppression matérielle,ne peuvent-ils pas être le signe d’une misère déses-pérée, le symbole d’une cage pouvant conduire lafemme à rompre momentanément son équilibre psy-chique et accomplir un geste fou? […] S’il est vraique les camarades ont compris profondément etpuissamment que les conditions matérielles dedétention, pouvant par elles-mêmes faire l’unité, àcommencer par ce temps et ce lieu, pouvaient êtreretournées contre l’institution, elles ont eu beaucoupde difficulté à donner un sens, une “unité politique”,à ces rébellions solitaires et dénuées de toute maîtri-se immédiate dans le schéma de l’oppression declasse.» (I. Faré, F. Spirito, Mara et les autres.)

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occupaient une position plus précaire et moins codi-fiée car elles se trouvaient en défaut de reconnais-sance et de quantification de leur travail, qui était àpeu près coextensif à leur vie. Parler le langage mâleet syndical de l’égalité pour lutter contre les inégali-tés salariales et le sous-emploi des femmes dans lestravaux qualifiés revenait à légitimer le véritablesystème d’esclavage souterrain qui avait amené àune telle situation, c’est-à-dire l’extraction de plus-value continuelle de toute activité domestique etfamiliale de la femme sous couvert d’une nécessitésocialement normée de «réciprocité» affective.

Mais l’amertume d’un tel constat produisait uneffet immédiatement désolidarisant de tout combatmâle, un désir violent de séparatisme, d’interruptiondu double bind qui ronge la vie de toute femme enlutte, en l’obligeant à séparer une dimension privée– où le jugement est écrasé par la nécessité de l’in-dulgence et l’obligation d’adhérer aux normes quiont été la source de son idée de l’amour – d’unedimension politique ou sociale où l’on parle lalangue des mêmes hommes qu’on excuse à la mai-son, espérant être reconnues à l’extérieur commeautre chose qu’une femme au foyer.

Si le travail de Sisyphe de l’ouvrier était malheu-reux, son malheur était socialement ritualisé etpolitiquement reconnu, mais le malheur dePénélope, qui pour habiter la double contrainted’être mariée et délaissée, fidèle mais promise à unhomme qu’un mari absent ne chasse pas, séparéed’un époux qui l’oublie mais alimentant son souvenirpour ne pas perdre de dignité à ses propres yeux, cemalheur-là n’a pas droit de cité. La souffrance de quiperd son sommeil à mentir, à soi et aux autres, pourse conformer à un stéréotype contradictoire (labonne mère et la travailleuse diligente, la femmelibérée et l’épouse fidèle, la camarade et la laveuse

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simplement plus suffisante. Le fordisme était mâle,son orgueil, ses mains sales, sa combinaison bleue,sa force brute dans les luttes comme à l’usine. Letravailleur était un professionnel de sa propreexploitation, un dilettante de l’existence. La produc-tion était son domaine, la reproduction l’espace deson incompétence. Rien que la régénération de sapropre force de travail n’était déjà plus « son pro-blème» mais celui de sa femme, de même que lessoins aux enfants et l’entretien de la maison. Le tra-vailleur du fordisme traversait une vie encombréede machines et de fatigue, rentrait sale et vidé tousles jours dans une cellule familiale où les corpsétaient domestiqués et touchés autrement que ceuxde ses collègues au cimetière libidinal de l’usine,mourait ignorant et rempli de rage, victime de ladépossession d’une puissance dont il ne connaissaitmême pas le nom, d’une souffrance dont il n’avaitmême pas localisé la source.

Le refus des femmes de collaborer à entretenircette ignorance de la vie sponsorisée par le Capitalfait partie de ce que j’appelle le féminisme extatique.Son scandale était de parler la langue du plaisir etnon pas celle de la revendication, sa nouveauté étaitde s’extraire de la sphère stratégique qui force lacontestation et son objet à vivre dans une contiguïtéle plus souvent fatale.

La proximité paradoxale et éphémère entre leféminisme et le mouvement ouvrier s’était fondéesur l’attaque croisée contre le fordisme, où l’onopposait à la logique machinique de la productionindustrielle l’exigence d’un rythme humain, àl’arithmétique mécanique du temps d’usine l’incom-mensurabilité du temps de vie. Mais cette conver-gence était problématique : si les hommes pouvaientinvestir par les luttes le terrain convenu du salariatou le contester par le refus du travail, les femmes

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de chaussettes, l’intellectuelle et la jolie fille…), cettesouffrance est tenue pour obscène. Faire et défairela toile d’un tissu social imprégné d’ignorance descorps, de la joie, des enfants, des sentiments est untravail qui ne connaît ni de vacance ni de récompen-se. Ce qui oblige tant de femmes à flotter dans lacouche la plus superficielle de l’existence, entrecrainte et frivolité, ne trouve encore aucune oreillepour l’entendre, aucun combat pour le braver.

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Ils l’appellent Amour : Nous l’appelons travail nonpayé.

Ils l’appellent frigidité. Nous l’appelonsabsentéisme.

À chaque fois que nous tombons enceintes contrenotre volonté, c’est un accident de travail.

Homosexualité et hétérosexualité sont toutes lesdeux conditions de travail…

Mais l’homosexualité est le contrôle des ouvrierssur la production non pas la fin du travail.

Plus de sourires? Plus d’argent. Rien ne sera plusefficace pour détruire les vertus d’un sourire.

Névrose, suicide, désexualisation : maladiesprofessionnelles de la femme au foyer.

Silva Federici, Le droit à la haine, 1974

Le travailleur a la ressource de se syndicaliser, defaire grève ; les mères sont isolées les unes des

autres, dans leurs maisons, ligotées à leurs enfantspar des liens miséricordieux. Nos grèves sauvagesse manifestent le plus souvent sous la forme d’un

écroulement physique ou mental.Adrienne Rich, Naître d’une femme, 1980

O N NE SAIT PAS TROP comment un jour Bartleby seprend à passer la nuit dans son bureau. Son

existence grise de petit employé déteint sur le tempsde loisir qui paraît du coup impossible, son inertiecondamne toute velléité de compartimenter le tra-vail et la vie : ce sont pour lui deux possibilités incon-ciliables, deux impossibilités qui s’enchaînent.Bartleby ne joue pas le jeu, il vit sa vie comme unemployé et se conduit sur le poste de travail commes’il pouvait tranquillement y vivre. Il n’a, bien sûr,pas de maison et pas de famille, pas d’amour, pas defemme. Alors quoi? Dans cet univers désolé, peupléde tâches à accomplir et de relations abstraites entre

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Bartleby, féministe extatique

1) La maison, où nous faisons la grande partie [dutravail domestique], est atomisée en des milliers de

quatre murs, mais elle est partout présente, à lacampagne, à la ville, à la montagne, etc.

2) Nous sommes contrôlées et commandées par desmilliers de petits chefs et de contrôleurs : et ce sont

nos maris, pères, frères, etc., mais en revanchenous avons qu’un seul maître, l’État.

3) Nos camarades de travail et de lutte, qui sontnos voisines de maison, ne sont pas physiquement

en contact avec nous pendant le travail commec’est le cas dans une usine : mais nous pouvonsnous rencontrer dans des endroits convenus oùnous passons toutes, en se servant des fameux

petits laps de temps qu’on découpe dans la journée.Et chacune d’entre nous n’est pas séparée de

l’autre par des stratifications de qualifications etde catégories. Nous faisons toutes foncièrement le

même travail.[…] Si nous faisions la grève nous ne laisserions

pas des produits inachevés ou des matièrespremières non transformées, etc. ; en interrompant

notre travail, nous ne paralyserions pas laproduction, mais nous paralyserions la

reproduction quotidienne de la classe ouvrière.Cela frapperait au cœur du Capital car cela

deviendrait une grève effective même pour ceux quinormalement ont fait la grève sans nous ; mais à

partir du moment où nous ne garantirions plus lasurvie de ceux auxquels nous sommes

affectivement liées, nous aurions aussi desdifficultés à continuer la résistance.

Coordination émilienne pour le salaire au travaildomestique, Bologne, 1976

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prise, abandonner une autorité qui devient péniblepour lui, et au comble de sa sympathie inexplicablepour l’employé fainéant il se résout pour la moinslogique des solutions : «Et soit, Bartleby, reste der-rière ton paravent, je me suis dit ; je ne te poursui-vrai plus jamais ; tu es innocent et silencieux commeune de ces vieilles chaises, bref, jamais je ne me sensdans mon privé comme quand je sais que tu es làderrière. Enfin je le vois, enfin je le sais ; enfin jedevine le but prédestiné de ma vie. Et j’en suis satis-fait. D’autres peuvent avoir de plus nobles rôles àjouer ; mais ma mission dans ce monde, Bartleby, estde t’offrir une pièce du bureau pour tout le tempsque tu jugeras bon d’y rester.» Aucune grève n’ajamais obtenu de conditions si favorables que celles-ci : la conviction du patron du caractère essentielle-ment abusif de son rôle, le refus du travail quidébouche sur son abolition rémunérée. La grèveBartleby, semblable en cela à celle des féministes,est une grève humaine, une grève des gestes, du dia-logue, un scepticisme radical face à toute formed’oppression qui prétend aller de soi, y compris lechantage affectif ou les conventions sociales les plusinquestionnables – comme la nécessité de travailleret de rentrer du bureau après sa fermeture. Maisc’est une grève qui ne s’étend pas, qui ne contaminepas les autres travailleurs de son syndrome des pré-férences négatives ; car Bartleby n’a rien à expliquer– et c’est là sa force – il n’a aucune légitimité, il nemenace pas de ne plus faire, en avalisant par là unrapport contractuel, mais il rappelle juste qu’il n’apas plus de devoir que de désir et que sa préférence,en l’occurrence, est celle de l’abolition du travail.«Toutefois – continue le chef de bureau –, cela sepasse souvent ainsi, la friction constante avec desesprits illibéraux finit par dissoudre les meilleuresrésolutions des esprits les plus généreux.» La grève

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hommes-travailleurs, Bartleby préfère ne pas.Bartleby fait une grève toute nouvelle qui use sonpatron plus que n’importe quel luddisme. «En vérité– affirme, résigné, son chef de bureau –, c’était sadouceur prodigieuse par-dessus tout, qui non seule-ment me désarmait, mais, pour ainsi dire, m’ôtaittoute attitude virile.» Bartleby se fait surprendretraînant dans les locaux d’un bureau quelconque deWall Street, le dimanche, à moitié déshabillé, maispersonne ne trouve la force de le virer : sa place estlà, tout le monde le soupçonne. «Je ne considère pasexactement comme viril – continue son patron –quelqu’un qui, à tout moment, permet en toute tran-quillité à son subordonné de lui donner des ordres etde le virer de ses propres locaux.»

L’autorité du maître est ici déposée par un acte derefus générique : ce n’est pas la violence, mais lapâle solitude de quelqu’un qui «préfère ne pas» quihante la conscience du chef de bureau, de mêmequ’elle a hanté la vie de tant de maris repoussésavec la même ferme détermination injustifiabled’une préférence négative, plus dure qu’un refussans appel.

La mauvaise conscience de la virilité classique,incarnée par le Magistrat de la Chancellerie, supé-rieur de Bartleby, l’empêche de se débarrasser de cespectre muet qui ne demande plus rien, refuse tout,mais par sa simple présence obstinée fait allusion àun ailleurs où les bureaux ne seraient plus les lieuxde l’ennuyeux esclavage des comptables et où leschefs recevraient des ordres. «Je me mets rarementen colère – précise le patron –, et je me laisse encoreplus rarement aller à de dangereuses indignationspour des torts et des abus», ce monsieur est quel-qu’un de calme, d’équilibré, et pourtant il perd toutpouvoir d’action sur Bartleby ; sa douce insoumis-sion le séduit, sa grève le contamine, il veut lâcher

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ne peut s’arrêter que par une grève sauvage des com-portements, une grève humaine, qui sorte des cui-sines et des lits, qui prenne la parole dans lesassemblées. Cette grève humaine n’avance aucunerevendication, bien plutôt elle déterritorialise l’agora,dévoile le «non politique» comme le lieu de redistri-bution implicite des responsabilités et du travail nonrémunérable. Des femmes du mouvement italienexpliquaient : «Nous ne trouvons pas de critères etnous n’avons pas intérêt à séparer la politique de laculture, de l’amour, du travail. Une politique commeça, séparée, ne nous plairait pas et nous ne saurionspas la faire.» (L. Cigarini, L. Muraro, Politique et pra-tique politique, in Critica marxista, 1992.)

Ce qui a eu lieu avec la transition vers le post-for-disme, qui a mieux intégré les femmes à la sphèreproductive qu’aucun mode de production antérieur,ce fut une indifférenciation croissante de l’espace-temps du travail et de celui de la vie. De plus en plusde travailleurs se trouvent dans la situation deBartleby, qui fut exclusivement féminine jusqu’à lafin du vingtième siècle en Occident, mais ils ne préfè-rent pas refuser, pour l’instant. Le travail et la viesont enchevêtrés comme peut-être jamais aupara-vant, et ce pour les deux sexes ; l’oppression écono-mique qui fut femelle est désormais unisexe, et lagrève humaine apparaît comme le seul dissolvantpossible de la situation. Car «préférer ne pas» équi-vaut désormais à préférer ne pas être un comptable,un télétravailleur, une femme, et cela ne peut sefaire qu’à plusieurs ; la préférence négative est avanttout un acte politique : «Je ne suis pas ce que tuvois» entraîne le «Soyons un autre possible mainte-nant». En ne croyant plus à ce que les autres disentde toi, en opposant l’intensité politique de ton exis-tence aux mondanités de la reconnaissance, ne vou-lant surtout pas de pouvoir, car le pouvoir mutile, le

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humaine sans communisation des mœurs finit entragédie privée, est prise pour un problème person-nel, une maladie mentale. Les collègues qui circulentpendant la journée dans le bureau exigent l’obéis-sance de Bartleby, de cet employé qui marchedésœuvré les mains dans les poches : ils lui donnentdes ordres, et face à son refus catégorique de lesexécuter et à son impunité absolue, restent per-plexes, se sentent victimes d’une inqualifiable injus-tice. La métaphore est même trop claire, on imaginecomme la dévirilisation devait menacer avocats etmagistrats dont l’autorité était ignorée et mépriséepar un simple comptable. «Et qu’est-ce que je pou-vais dire?» se plaint le chef du bureau. «Enfin je merendis compte que, dans le cercle de mes connais-sances professionnelles, circulaient des murmuresde merveille, qui concernaient l’étrange créatureque je gardais dans mon bureau. Cela me donnabeaucoup à penser. Et lorsque me vint l’idée qu’ilaurait pu vivre longtemps, et continuer à occupermes locaux, et récuser toute autorité ; et embarras-ser mes visiteurs ; et discréditer ma réputation pro-fessionnelle ; et jeter une ombre sinistre sur mesbureaux […] je décidais de recueillir toutes mesforces, et de me libérer pour toujours de ce cauche-mar insoutenable.»

Bartleby – est-il besoin de le dire? – meurt en pri-son, car sa dés/occupation solitaire ne s’est pasétendue.

De même qu’il n’a jamais cru être un comptable, ilne croyait pas non plus être un détenu. Son scepticis-me radical ne rencontra le confort d’aucune apparte-nance, mais dans cette nouvelle inquiétante qui meten scène une dialectique maître-esclave bien plus per-verse et corrosive que celle du paradigme hégélien, ily a une promesse de pratique à venir. Le travail sou-terrain de la femme, de par sa congruence avec la vie,

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De la ventriloquie politique

Moi je dis moi

Qui a dit que l’idéologie est mon aventure?Aventure et idéologie sont incompatibles.

Mon aventure c’est moi.[…]

Un jour de dépressionun an de dépression

cent ans de dépressionJe laisse l’idéologie et je ne suis plus rien

L’égarement est mon épreuveJe n’aurai plus un seul moment de prestige à ma

dispositionJe perds en attirance

Tu n’auras plus en moi un repère.[…]

Qui a dit que l’émancipation a été démasquée?Maintenant tu me courtises […]

Tu attends de moi l’identité et tu ne te décides pasTu as eu de l’homme l’identité et tu ne la quittes pas

Tu déverses sur moi ton conflit et tu m’es hostileTu attentes à mon intégrité

Tu voudrais me mettre sur un piédestalTu voudrais me mettre sous tutelle

Je m’éloigne et tu ne me pardonnes pasTu ne sais pas qui je suis et tu te fais mon média-

teurCe que j’ai à dire je le dis seule

[…]Qui a dit que tu as profité à ma cause?

Moi j’ai profité à ta carrière.«Moi je dis moi», in Rivolta femminile, 1977

E N 1977, en Italie, paraissait dans Rivolta femmi-nile un texte intitulé Moi je dis moi, sorte de

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pouvoir exige, le pouvoir rend muet et après quel-qu’un parlera à ta place, parlera en toi sans que tut’en aperçoives, c’est ainsi que l’on s’échappe, quel’on pratique la grève humaine. Mais déjà la schizo-phrénie guette tous les désengagés, tous les dupesdu pouvoir, tous les jaunes de la grève humaine.

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pourraient exister qu’au sens empirique, de façontelle que leur vie serait une zoè plutôt qu’un bios.Cela ne nous étonne donc pas – écrit AdrianaCavarero – que la pulsion innée à l’auto-exhibitionde l’unicité se cristallise pour beaucoup de femmesdans le désir du bios comme désir de biographie.»(A. Cavarero, Toi qui me regardes, toi qui meracontes.) C’est là que l’auto-conscience devenaitune pratique de recomposition et de partage à lafois, de production de subjectivité par des discours etde discours par des subjectivités.

En 1979, une femme faisant partie d’un groupearmé féministe se raconte, anonyme, au téléphone :«Je suis conservation, autoconservation, vie quoti-dienne, adaptation, médiation des conflits, relâche-ment des tensions, survie de mes objets d’amour,nourriture, je suis tout cela contre moi-même,contre la possibilité de comprendre qui je suis et deconstruire ma propre vie, je suis dans ma folie, dansmon autodestruction. Alors je regarde en moi-mêmeet j’essaye de cesser de penser à ce qui est bien et cequi est mal, à ce qui est juste et à ce qui est faux…J’éprouve le besoin de me briser, d’éclater, de ne pastoujours penser en continuité avec mon histoire.Peut-être parce que je n’ai pas d’histoire, peut-êtreparce que tout ce que je vois comme mon histoire meparaît autre, un vêtement qu’on m’a mis sur le dos etdont je n’arrive pas à me débarrasser… Je commen-ce alors à penser que le fait de me briser, d’éclater,de me fragmenter, de me rechercher à l’intérieur denotre recherche collective, de nos possibilités, de nosutopies collectives, veut dire que ne peux pasrompre avec ma résignation et ma subordination sije ne romps pas avec les ennemis que j’ai démas-qués, si je ne reconnais pas ma rage et si je ne la faispas éclater, avec ma violence contre l’idéologie etl’appareil de violence qui m’opprime… Si je ne

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lettre ouverte à l’adresse des féministes démocratesqui s’affichaient de plus en plus publiquement dansles manifestations joyeuses et colorées que l’histoirespectaculaire fait passer pour LE féminisme.

Le sentiment de malaise à l’endroit de la ventrilo-quie politique était déjà très diffus à l’époque et théo-risé comme besoin de donner une voix cohérente àson propre corps, ce qui est strictement impossibledans les démocraties biopolitiques.

«Après la première journée et demie – raconte uneparticipante à la réunion de Pinarella – il m’est arri-vé une chose étrange : au-dessous des têtes qui par-laient, écoutaient, riaient, il y avait des corps ; si jeparlais (avec quelle calme sérénité et absence d’au-to-affirmation, je parlais devant 200 femmes !), dansmes paroles d’une manière ou d’une autre il y avaitmon corps qui trouvait une étrange manière de sefaire parole.» (Serena, Sottosopra n° 3, 1976.)

C’est le problème de la tête qui se cherche sanscesse une solution dans les mouvements féministesradicaux ; on y comprend qu’il est urgent de trouverun remède à l’écart entre l’absence de sophisticationet de raffinement féminin du côté du discours, et sonexcès du côté du corps ; qu’il faut chercher desgénéalogies de femmes qui ne soient pas familialesmais culturelles. La recherche d’une autre modalitéd’expression n’a pas ici le ton avant-gardiste de quiveut dire les choses autrement pour se démarquer,mais l’urgence de faire du discours même le terraind’expression d’un autre possible, qui l’expose donccomme lieu de conflit et de révélation implicite desrapports de force. Il s’agissait, par un dégagementsymbolique, de faire exister autrement des corps etleurs histoires. Dans le cas des femmes, en dehorsdes qualités qui leur sont attribuées par le mètremasculin – qu’il se trouve dans les mains d’unhomme ou d’une femme, peu importe –, «elles ne

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prévu pour le faire taire. Comment sortir du silencetout en demeurant anonyme, tout en demeurantquelconque, ce qui représente la seule façon dedéjouer la ventriloquie politique.

Quand le féminisme extatique s’en saisit, cetteattention au discours en tant que véhicule privilégiédu pouvoir venait à peine de surgir et ne se savait pasun avenir prometteur dans la mauvaise foi des uni-versitaires ; s’il y avait quelque chose d’exemplairedans cette quête d’un langage qui donnerait unedignité politique au quotidien submergé et non codi-fié d’une multitude de femmes assoiffées de senspour leurs existences, c’était le refus de tout principed’autorité. Cette recherche inaugurait une autrelogique de guerre, où l’enjeu n’est pas de se rendreinattaquable d’un adversaire extérieur, mais d’entreren lutte contre l’ennemi intérieur. Où démobilisationphysique et décolonisation symbolique coïncidentdans un mouvement de déprise de soi.

C’était un geste qui se voulait libre, revendiquaitpour soi le droit à l’erreur (qui est toujours aussi ledroit à l’errance, au vagabondage, à la découverte laplus large). Mais qui refuse d’être corrigé, à terme,critique la loi et le système pénal, et le mouvementde délégification du féminisme extatique reste encela un héritage fondamental à opposer à l’impéria-lisme de l’intégration à tout prix et à toute avancéedu politically correct. Ça scandalisait lorsqu’en plei-ne lutte pour le droit à l’avortement, des femmesdisaient qu’elles ne voulaient pas de loi sur leurcorps, sur le viol, sur la maternité. Qu’elles ne vou-laient plus de loi, du tout.

Car la seule sortie honorable d’un état de minoritén’est pas l’obtention de la reconnaissance, de la partde qui domine, que le rapport de force a changé,mais la déconstruction du mécanisme de la recon-naissance lui-même et de l’idée de victoire. Nous

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retrouve pas avec les autres femmes mon désir desortir, d’attaquer, de détruire… Détruire, abattretous les murs et toutes les barrières…» (I. Faré,F. Spirito, Mara et les autres, 1979.)

L’anonymat féminin, l’absence des femmes dugrand récit de l’Histoire, leur rend préférable lesilence à l’exposition de soi, la soustraction à l’hé-roïsme. Être extraordinaire, faire partie d’uneexception, pour une femme constitue un risque deséparation de la masse silencieuse de ses com-pagnes, plus qu’une trahison de classe, quasimentun suicide social. «Par définition, – raconte uneautre femme qui avait choisi la lutte armée – lafemme ne pense pas. Si elle se met hors de l’ordreétabli on dit qu’elle le fait parce qu’elle “suit” sonmari, sa folie continue. […] Lorsque j’ai commencé àdire “non”, chez moi, je ne savais pas comment faire,j’avais peur. Je regardais les hommes très attentive-ment pour les imiter, je les ai “absorbés”, j’ai com-pris que je pouvais faire comme eux. Mais ce n’étaitpas vraiment suffisant pour m’émanciper. Eux aussiavaient peur, même de moi…» (I. Faré, F. Spirito,Mara et les autres.) La question biographique estpour les femmes la question du comment faire. S’iln’y a pas de prison matérielle qui les enferme dansun rôle ou un silence, alors comment désarticuler lesréflexes d’autrui qui matérialisent ce sexe et cesilence, comment démolir l’image que les autresnous rendent de nous sans s’autodétruire soi-même? Pour les femmes, la biographie est donc unequestion technique plus que narcissique ; le récit desoi, c’est la réponse à la question de savoir commentles autres femmes qui ne voulaient être ni des« femmes» ni des « femmes qui voulaient être deshommes» s’en sont sorties. Comment, en gros, uncorps de femme peut arriver à tenir un discours quin’était pas prévu pour lui, qui au contraire était

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femmes.» À commencer par les jupes, pour finiravec le désir de s’affirmer sur scène, à l’image deshommes…

L’abstraction de la politique institutionnelle n’estpas réappropriable par les femmes dans la mesureoù la figure du citoyen, qui en est le centre, existecontre la matérialité et la singularité des corps, pouret dans la logique de la représentation. L’impossible« femme-citoyenne», capable de s’intégrer à la poli-tique classique en cachant sa honte d’avoir honte dene pas être un homme, hante le corps féminin avecun autre spectre : celui du fœtus. Ce qui n’est mêmepas encore une nausée pour elle est déjà un corps àgouverner pour l’État. Le fœtus est le citoyen que lafemme porte dans son ventre, ce qui est invisible etsans existence mais déjà sujet de droit contre elle,parlé par le biopouvoir.

«Dans l’espace de quelques années – écrit BarbaraDuden – l’enfant est devenu un fœtus, la femmeenceinte un système utérin de ravitaillement, lebébé à naître une vie et la “vie” une valeur catho-lique-laïque, donc omni-compréhensive.» (Le corpsde la femme comme lieu public.)

Le corps de la femme comme usine à citoyens poten-tielle naît avec ce que Foucault appelle la biopolitique.«À partir de 1800 – écrit Barbara Duden –, l’intérieurde la femme est rendu public, et du point de vue médi-cal et du point de vue policier et juridique, alors mêmeque parallèlement – idéologiquement et culturelle-ment – est entreprise la privatisation de son extérieur.Je crois me trouver sur les traces d’un développementcontradictoire typique tant de la “création” de lafemme comme fait scientifique dans le courant du XIXe

siècle, que du citoyen de la civilisation industrielle.»(Le corps de la femme comme lieu public.) LesLumières ont donc organisé un autre régime de visibi-lité et de prévisibilité des corps vivants qui demandait

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lisons dans le Manifeste de Révolte féminine de1971 : «Nous refusons aujourd’hui de subir l’affrontque quelques milliers de signatures, masculines etféminines, servent de prétexte pour demander auxhommes de pouvoir, aux législateurs, ce qui en réali-té a été le contenu exprimé par des milliards de viesde femmes envoyées à la boucherie de l’avortementclandestin.»

Accepter de se laisser arracher à la zone opaquede la non-loi, à l’arbitraire des rapports affectifs –dont on le sait bien, personne ne doit se mêler – pourêtre amenées sous la lumière indécente des projec-teurs de la politique spectaculaire a été l’erreurprincipale du féminisme ; toutes les questions qu’ilavait soulevées restent depuis lors dangereusementirrésolues, et la voie pour les poser à nouveau estdésormais barrée. Quoi de plus avilissant que de voirun mouvement qui demandait un autre espace poli-tique se rabattre sur celui qui a sciemment organiséson exclusion, avec un mélange de bon sens de mèrede famille qui sait que «quand même il faut fairealler» et d’orgueil de la femme libérée qui bricoletoute seule le moteur de sa voiture?

On peut lire un désolant témoignage de ce compro-mis dans Deux femmes au royaume des hommes deRoselyne Bachelot et Geneviève Fraisse : « Il faut tou-jours faire attention à notre apparence physique.[…] On est toujours sur le fil du rasoir. Si on a unejupe trop courte ou un décolleté trop échancré, onchoque. Si au contraire on met un tailleur qui res-semble à un sac de pommes de terre, on s’attire lesquolibets. […] Je me souviens d’une réunionpublique à Millau, dans un cinéma désaffecté, avecune estrade très haute et rien pour cacher nosjambes. À la fin de la réunion, il y a un monsieur quiest venu me dire : «Vous avez un slip blanc !» Et là,on se dit que, vraiment, rien n’est fait pour les

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Les sombres dégâts de l’hypothèse répressiveGénéalogie de la misandrie

L A CONNAISSANCE DES RUDIMENTS psychanalytiqueschez nos contemporaines se réduit à un

ensemble confus de stratégies pour «ne pas se faireavoir» et «ne pas se laisser marcher dessus». Lesfemmes occidentales en quête d’affirmation profes-sionnelle se trouvent affectées par un complexe deCendrillon qui ne s’explique souvent que très peupar leur biographie ; elles sont les spécialistes dusport qui consiste à désarmer les mal intentionnésavant qu’ils ne deviennent tels, à balayer toute inno-cence et toute naïveté jusqu’à en détruire même ladose homéopathique qui permet à la relation humai-ne d’exister. «Ne te fais jamais niquer» est la ban-nière sous laquelle marche une génération entièrede capitalistes cyniques au féminin qui justifierontles dernières saloperies qu’elles pourront commettrepar la fantomatique oppression masculine qu’ellesont découverte dans les livres.

La haine des hommes – écartée énergiquementdéjà par une bonne part du tout premier féminismedes années soixante – revient en force chez ellessous forme d’exigence de les domestiquer. Les cham-pionnes de la soumission économico-bureaucratico-infrastructurelle imposeront à leurs compagnonstoutes les oppressions marchandes pour obtenir aumoins l’égalité par le bas là où elles ne peuvent paspratiquer l’inégalité qui les voit gagnantes. À la

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à scruter de l’intérieur la femme, et qui a transformésa physiologie en espace public. Entre médicalisationet représentation politique existe une coïncidence nonseulement chronologique: le citoyen comme le fœtussont des fictions produites par le biopouvoir, et en tantque tels les ennemis jurés du féminisme extatique.

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comme hétéronormés. Si dans le rapport sexueloccasionnel entre l’homme et la femme c’est cettedernière qui «y perd» aux yeux de la collectivitéquelle qu’elle soit, ce n’est pas seulement parcequ’elle risque de tomber enceinte – ce qui était déjàfacilement évitable par des pratiques sexuelles nonpénétratives bien avant l’aide malveillante de latechnologie – mais parce que dans l’échange sexuell’homme prend le plaisir et n’est pas censé le donner.

La femme se donne, elle se laisse conquérir, oupire, elle s’offre. Et si cette offre est déréglée, elleproduit de l’anomie, casse la balance, c’est de l’infla-tion de plaisir offert qui transforme d’un coup l’idéemême de l’échange sexuel. Le plaisir féminin, qui estinvisible et physiologiquement reproductible sanslimite, s’il devenait maître du jeu menacerait uneautorité constituée, c’est-à-dire un droit acquis àl’expropriation sans contrepartie. C’est là que le violtrouve sa source, il manifeste juste de façon patenteet pratique l’opinion qui s’exprime dans le préjugéuniversel à l’encontre des femmes libres.

Les femmes n’ont pas de droits car elles n’ont pasdroit au plaisir – car tout droit, au fond, est la tra-duction d’une autorisation à un plaisir ou à l’inter-ruption d’une souffrance ; les hommes, eux, ont eu ledroit de se le prendre, ce plaisir, et même de sujetsnon consentants. Les femmes qui ne voulaient pas dedroits avaient compris, donc, que le nexus pouvoir-loi-désir devait être défait ou réorganisé, que si de lajouissance existe dans les entraves il ne s’agit ni dela condamner ni de la nier, mais d’avoir présent àl’esprit qu’elle ne crée aucune liberté, et qued’autres plaisirs sont aussi possibles. Il n’y a pas desexualité réactionnaire, de même qu’il n’y en a pasde subversive, mais il existe une politique du sexequi a des effets sur les corps et les langages, qui pro-duit certains jeux de pouvoir et en censure d’autres.

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mutilation infligée aux deux sexes et à leur désir sesubstitue la vengeance d’un sexe sur l’autre qui pré-tend en cela équilibrer les comptes et ne fait qu’ali-menter le ressentiment. L’émancipation économiqueet sociale des femmes a ainsi fini par devenir l’une desplus épouvantables défaites du genre humain: renfor-cement tous azimuts de l’oppression, démultiplicationdu malentendu, accroissement de la séparation, tellesen ont été les seules conséquences tangibles. À toutescelles qui se réjouissent à chaque fois qu’elles voientune femme faire un travail traditionnellement réservéaux hommes, car «c’était le manque de travail quinuisait aux femmes», il faudrait parfois rappeler l’ins-cription à l’entrée d’Auschwitz. Il n’y a pas de pra-tique de la liberté possible à partir d’un besoind’obéissance comme celui que traduit le souhaitcomique de l’«égalité des chances».

La proposition politique du féminisme extatiqueconcerne les rapports entre les êtres, et pas seule-ment entre les sexes. Il s’agit de faire en sorte queceux-ci cessent d’obéir à des schémas tels que celui decommandement/exécution ou d’exigence implicite/punition de qui l’ignore. D’ailleurs, la mésententeprincipale entre les hommes et les femmes a pourcentre le mépris pour l’être désiré: les femmes ensont évidemment capables, mais vivent cela commeune frustration personnelle et sociale, les hommesdans le même cas de figure en paraissent souvent ras-surés. Le manque d’exigence envers les femmes,qu’on appelle dans sa variante enchantée la «galante-rie», se justifie d’abord par le refus d’en faire desinterlocutrices, par l’exigence qu’elles interprètentdes signes – ce qui devient dans le radotage du senscommun «les femmes sont sensibles» ou «elles ont lesens de l’intuition».

Cela concerne aussi, évidemment, les rapportssexuels, et en particulier ceux que l’on peut définir

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Dehors ? Où ça ?

Mais lorsque les femmes pratiquent l’émancipation,elles s’aperçoivent qu’elle coûte très cher, qu’elle

s’accompagne de frustrations et de souffrances. Caril n’y a pas de plaisir à produire pour ce monde, et

moins encore de libération des rôles – qui seréforment dès qu’on amorce une remise en

question ; il est difficile de soutenir la lutte etl’exténuante compétition que comporte

l’émancipation ; l’acceptation d’une règle, d’unrythme, d’un modèle, d’un mode de production etd’un mode de vie totalement aliénés et étrangers,nous vampirise et nous surdétermine au point deprovoquer en nous ce symptôme si fréquent qu’on

appelle – même dans la langue populaire –«schizophrénie».

I. Faré, F. Spirito, «La rassurante étrangeté» inMara et les autres

Le progrès serait donc que je sois divisée en deux,corps de sexe féminin d’un côté, sujet pensant etsocial de l’autre, et entre les deux même plus lelien d’un malaise sensiblement éprouvé : le viol

porté à sa perfection d’acte symbolique.Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne,

Milano, 1987

L’INTÉGRATION PASSE toujours par une opérationpréalable de criminalisation de la discrimina-

tion, c’est ainsi que la boucle de la loi est bouclée,qu’à une avancée de la démocratie correspond uneénième excroissance cancéreuse de la loi dans nosvies. Le dispositif du droit fonctionne comme uneexpulsion péristaltique de la contradiction hors ducorps de la société ; la criminalisation est la produc-tion de la part du pouvoir d’une inimitié entre des

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Le déguisement du féminisme en politique de laparité a déplacé la question de l’échange du plaisirvers celle de l’échange du pouvoir, ce qui arrangecertes les démocraties biopolitiques. Un monde oùmême les femmes ignorent l’autonomie de leurjouissance par rapport aux mécanismes du gouver-nement et craignent la castration, c’est-à-dire la pri-vation d’un pouvoir fantôme qui ne les rend pointplus puissantes, n’est plus qu’une étendue formi-dable de corps dociles.

«Ne crois pas avoir de droits», cela voulait dire necrois pas recevoir une protection en échange de tonobéissance, car depuis des millénaires tu fournis tonobéissance sans exiger de contrepartie, en pureperte ; ne crois pas pouvoir t’épanouir dans unesociété créée pour t’exclure : si on te donne desdroits c’est que pour les exiger tu t’es laissée norma-liser et que maintenant l’ennemi peut t’intégrer à saguise.

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le terrain étranger des pouvoirs et sublimations mas-culins, c’est-à-dire «civilisés», a été le pari du pre-mier féminisme qui s’était constitué séparément enpratiquant le «conflit par soustraction». Mais la forcepour défaire les mécanismes de subjectivation ne s’estpas produite au sein de l’hétérotopie monosexuelle, etla sécession des féministes est restée une petitehémorragie de sens dans le grand corps de la poli-tique classique.

«Un jour peu lointain – écrit Teresa De Lauretis –,d’une façon ou d’une autre, les femmes auront unecarrière, un nom de famille et une propriété à elles,des enfants, des maris et/ou des amantes selon leurspréférences, le tout sans altérer les rapports sociauxexistants et les structures hétérosexuelles dans les-quelles notre société et beaucoup d’autres sont soli-dement ancrées.» (T. De Lauretis, Technologies ofgender.) Ce jour, en effet, ne nous paraît pas loin dutout ; pour tout dire, il ressemble beaucoup au pré-sent d’une minorité «privilégiée».

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partis qui ont des intérêts communs mais des façonsdivergentes de les poursuivre. En cachant la parentéinvisible qui unit les opprimés, la Loi s’est histori-quement érigée en géniteur unique du social toutentier, et garant de sa cohésion. Mais les femmes,tout comme les plébéiens, se sont trouvées dans uneposition très ambiguë par rapport à la Loi, n’étant nigaranties ni représentées, mais exclusivemententravées et menacées par elle. Leur refus violent dela Loi était donc l’exigence d’un âge adulte quidépasse la définition étriquée des Lumières. Tantque nous demeurons à l’ombre de la Loi, noussommes encore en état de tutelle. Tant que le mono-pole étatique de la violence légitime se survivra,aucune pratique de liberté n’aura de légitimité quirefuse de se soumettre à l’avilissement d’un itinérai-re de libération (des hommes, des patrons, desmachistes, des préjugés, et au fond de nous-mêmes).

Ce n’est pas en introduisant dans le corps social desdispositifs auto-répressifs comme l’anti-racisme,l’anti-fascisme, l’anti-machisme censés agir danschaque être que la séparation se réduit ou la puissan-ce se dégage. Aucun espoir ! Chaque «Non», chaque«Faut pas» vient s’ajouter au monceau d’interdic-tions que constitue la vie de chacun, commencée avecpapa-maman, poursuivie avec l’État-société et finiedans les bras du Biopouvoir.

La liberté, ce n’est pas forcément joli à voir, elle quiest «la raison de la mère infanticide, de la femme quine veut pas de mari, de la poétesse homosexuelle, dela fille égoïste… et ainsi de suite, jusqu’à comprendreles nombreuses manières dont l’humanité féminineessaye de signifier son besoin d’existence libre, del’enfant qui tombe dans la lessive bouillante jusqu’àl’impulsion de voler dans les supermarchés.» (Necrois pas avoir de droits.) Le refus de l’assomption dela «déportation du destin féminin» (A. Cavarero) vers

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Oikonomia

La différence est dans le fait que lorsque la droitedistingue entre la mère et la pute, la gauche

déclare la liberté d’user de toutes les femmes pourtous les hommes. La gauche implique les femmesavec le concept de liberté, qu’elles cherchent par-

dessus tout, mais en réalité elle les veut libres pouren user ; la droite les trompe avec le concept de

femmes rangées, chose qu’elles veulent être par-dessus tout, et en use en tant qu’épouses : elles

sont les putes qui procréent.A. Dworkin, Pornography

L E DEVENIR-PROSTITUTIONNEL des démocraties biopo-litiques a beaucoup fait dans le sens de l’égalité

des sexes. Celle qui se vendait, qui se concevait doncen même temps comme l’objet et le sujet de soncommerce, était historiquement la femme pour unequantité énorme de raisons, toutes d’ordre écono-mique. L’économie, quoi qu’on en dise, est la loi dufoyer (du grec oikos et nomos, maison et loi), et lamaison (close ou privée, peu importe) était undomaine féminin au sein de la culture patriarcale.Les plaisirs de la chair sont domestiques, des chosesd’intérieur qu’il ne faut pas devoir partager. Lafemme rangée, c’est l’objet sexuel privé, apprivoisé,éduqué, décent. La propreté des intérieurs, de l’intime(synonyme du sexe féminin interne et caché) a pen-dant longtemps été une affaire de femmes ; se rendrehabitable (pour le pénis ou la progéniture), dispo-nible mais très peu rémunérée eu égard à l’énormitéde la tâche, voilà le métier de vivre pour une femme.Et ce n’est pas que de l’exploitation masculine, c’estlà quelque chose qui se trouve à l’intersection entrele patriarcat et le capitalisme, dans un domaine éco-nomique, car l’économie est régie par la loi des

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aucun rapport avec la communication qui, aucontraire, était entravée, fragmentée, empêchéetant que les ouvriers se trouvaient à la chaîne, etmême en dehors de leur temps de travail, dans leurisolement domestique. […] L’ouvrier industrieln’avait pas d’autre lieu de socialisation que la com-munauté ouvrière subversive, les organisationspolitiques ou syndicales où il pouvait s’organisercontre le capital. » (F. Berardi «Bifo », La fabbricadell’infelicità.)

Victimes de l’illusion que l’on pourrait«s’épanouir» dans le travail communicationnel, lesfemmes mettent au service du Capital les compé-tences relationnelles acquises au cours de millé-naires de soumission pendant lesquels elles ont euintérêt à se rendre aimables. La pub, la mode, lesboîtes de nuit, les cafés et jusqu’au rez-de-chausséede la triste bâtisse du « travail immatériel» dont lesbars et les trottoirs sont peuplés de putes, fonction-nent à la valeur ajoutée femme. Devenues inévita-blement surconscientes de leur prix, les femmes sontdevenues la monnaie vivante par laquelle ON achèteles hommes. Ainsi le cercle de l’économie prostitu-tionnelle se ferme sans dehors, à l’exception d’unlumpen-prolétariat d’indésirables, handicapés ouinvendables, chômeurs et chômeuses de l’usine libi-dinale.

Le coït – et plus la valeur ajoutée relationnelle dessujets est haute plus cela est vrai – devient alors l’es-pace de la construction d’un capital-réputation, d’untravail d’autopromotion qui, s’il ne se branche suraucune opportunité, ne doit tout de même jamais vous«griller». C’est ainsi que le «relaps» et les pratiquessexuelles de refus de la sécurité sont à interpréter:comme de petites transgressions qui permettent autravailleur total de revenir à son taf’ enivré et remplidu sentiment d’une «dépense» vraiment dangereuse.

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désirs, et tout ce qui est objet de désir, même s’ils’agit d’un sujet, y entre à plein titre. On est, ensomme, désirable comme on est solvable, on a uncapital-charme, un capital-beauté qu’il faut savoiradministrer, et cela est désormais vrai égalementpour les hommes et pour les femmes, fait qui tient àla métamorphose de la production et de la circula-tion des corps plutôt qu’à une «révolution» desmœurs. Se fondre dans une fatale et complaisanteintimité avec les choses est devenu une activité mas-sive pour les Bloom fétiche-compatibles. Auparavantc’était la spécificité du sexe faible.

S’il n’y a pas apparemment plus de coïts dans la viedes hommes et des femmes depuis la « libérationsexuelle» des années soixante-dix, cela s’expliqueainsi : le principe économique de circulation desdésirs – et la lecture de n’importe quel magazineféminin ou masculin le confirmera – veut que le coït,la consommation de soi ou de l’autre, soit optimisé.

La redoutable contiguïté entre économie libidinaleet économie mercantile est un effet de la transfor-mation des formes du travail : «Dans le travail –explique Bifo – est en jeu l’investissement du désir, àpartir du moment où la production sociale a com-mencé à incorporer des sections de plus en pluslarges de l’activité mentale, de l’action symbolique,communicative, affective. Ce qui est impliqué dansle processus du travail cognitif est ce qu’il y a deplus essentiellement humain : ce ne sont plus lafatigue musculaire ni la transformation physique dela matière, mais la communication, la créationd’états d’esprit, l’affection, l’imaginaire qui sont leproduit auquel s’applique l’activité productive. Letravail industriel de type classique, surtout dans laforme organisée de l’usine fordiste, n’avait aucunrapport avec le plaisir, sinon celui de le comprimer,de le différer, de le rendre impossible. Il n’avait

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Anatomie du désirable

Je te méprise – diplomate – arrangeur – tuemploies le mot «plaisir» quand je dis : « joie». Tu

arranges, quand je sens.H. Hessel, Journal d’Helen

«L E GRAIN DE PEAU “appartient” aussi auxlangues qui l’ont aimé ou haï, non seulement

au prétendu corps qui en est enveloppé.» (Lyotard.)C’est pourquoi «Mon corps m’appartient» est le slo-gan le plus mensonger qui ait jamais été : car il n’y apas plus de moi central et désincarné qu’il n’y a depropriété privée sur les corps. Notre jouissance nousperd, nous place dans une position extatique, deconfusion avec l’autre-les autres. Et le plaisir solitai-re ou autiste est encore une variante de la socialité.Si nous avons besoin d’une pensée qui sorte dumonisme ou du dualisme (son dédoublement) et dela dialectique (la ruse de son maintien), ce n’est pasparce que nous trouvons l’hypothèse «mixte» plusbandante que la constitution séparée, mais parceque désirs et plaisirs sont des créations relation-nelles. Moins le champ de la sexualité est normé,plus le jeu entre les singularités est large, plus lesmouvements de subjectivation et de désubjectivationsont amples et plus la puissance des êtres impliquéss’accroît (moléculairement mais aussi collective-ment).

L’attitude du féminisme émancipationniste quiconsiste à condamner le masochisme féminin nousparaît répondre bien plus à une exigence de la pro-duction capitaliste qu’à un besoin d’estime de soi. Lafemme de pouvoir exerce une autorité phallocra-

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Ici l’on met en danger son capital-santé commeautrefois le bourgeois mettait en danger son maria-ge en s’adjoignant une maîtresse.

Don Juan était un enfant de chœur par rapport aubranché.

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La misogynie féminine, d’ailleurs, a fini par voirdans tout rapport sexuel le spectre du viol, ne mani-festant par là que le chagrin des femmes de se voirobjet d’un désir de soumission, d’un désir ignorantdu plaisir et de sa complication, un désir moniste oubinaire. Qu’elles le veuillent ou non, le corps desfemmes appartient au désir des violeurs, tant qu’ilsne sont pas capables d’en susciter d’autres. Sortir dela culpabilisation pour commencer un vrai dialoguede la chair est l’espoir secret et inavoué du féminis-me extatique. Cela concernerait les enfants abusive-ment désirés ou désirants, les vieux exclus du plaisiret les pervers de tout bord : la «normalité» sexuellese décide et s’établit à chaque instant entre les êtresconcernés, toute morale normative ayant pourunique but d’imposer un comportement plus «pro-ductif» et contrôlable que les autres.

La société marchande a en effet une éducation sen-timentale et psychosomatique bien à elle qui ne peutêtre combattue que sur le terrain éthique, qui nepeut être défaite que par l’existence de nouveauxplaisirs venant de nouveaux échanges.

Cette éducation pornographique et publicitairepolarise les formes-de-vie en inscrivant à la surfacedes corps des possibles déterminés. La sexuation estl’inscription princeps, celle qui organise toutes lesautres lisibilités, qui assigne tout corps à un éthosdéterminé (et à ses variantes établies par leSpectacle), qui fait que, même si la marge de toléran-ce morale au sujet des «troubles du genre» paraîtplus grande à présent, le summum de l’indéchiffrabledemeure le corps au sexe incertain, à l’éthos rela-tionnel hérétique. L’intégration des transgressions etdes perversions sexuelles au sein de la taxinomie dela domination ne tient pas tant à une ouverture desesprits qui découlerait de la «révolution sexuelle»qu’à un besoin de colonisation de territoires de désirs

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tique, les couilles en moins, et par là confirme toutesles thèses qui l’ont opprimée (castration, envie dupénis), elle occupe une position inconsciemmentcomique dont elle ne maîtrise pas l’humour. Lesadique – contrairement à ce que le capitalisme vou-drait nous faire croire – ne jouit pas plus ou mieuxque le masochiste, juste autrement.

Dans le cadre d’une pratique de liberté mixte, oùles désirs de relation entre hommes et femmes sedécrochent du besoin d’accumulation et d’exploita-tion, la liquidation du masochisme spécifiquementféminin demeure une étape à franchir pour les deuxsexes. «Les femmes – écrit Ida Dominijanni – ont étéconfinées par l’ordre symbolique patriarcal audésordre de relations rivales mesurées sur le désirmasculin ; elles ont été historiquement exclues deshiérarchies sociales, construites à l’image et repré-sentation de la sexualité masculine ; elles ont été his-toriquement exclues des hiérarchies sociales,construites à l’image et représentation de la sexuali-té masculine ; elles ont été par la suite assignées,dans les paradigmes de l’émancipation et de la libé-ration, à une révolution “de genre” basée sur unevision misérable du sexe opprimé et sur l’adéquationaux modèles masculins. Pour briser cette double pri-son de l’exclusion et de l’homologation, il faut réin-venter la structure symbolique du désir et del’échange.» (Ida Dominianni, Le désir de politique.)

Le caractère abject des hommes qui défendent lesfemmes contre leurs congénères machistes vientd’un comportement fondé sur une haine de soiredoublée. La haine d’abord du mâle qu’il y a enchaque homme (qu’on renonce à exprimer d’unefaçon articulée pour se contenter de le réduire ausilence de la honte) et ensuite de la femme dont ilaccepte de protéger la partie faible et infantile, jus-tement sécrétée par une culture misogyne.

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Économie politique d’une volonté de savoir

Si ce ne sont que des textes, rendez-les aux mâles.Donna Haraway

Où veut-elle, veulent-ils, veut-on en venir? Dans laterre incertaine qu’est notre quotidien, dans le sol lemoins questionné puisque c’est celui que l’on piétineet que, si ça commençait à s’effriter, premièrement :ça se saurait, et deuxièmement : on serait tellementdans l’urgence qu’on n’écrirait plus de textes.

Et puis c’est quoi un texte qui parle de ce que toutle monde voit et ne désigne pas d’ennemi externe,pas d’issues programmatiques, enfin qui ne nousexplique à proprement parler rien de nouveau?

C’est un outil. Ou plus exactement une arme deguerre. Un outil quand on le dirige vers nous-mêmes, pour démonter les mécanismes des techno-logies de genre qui nous constituent, une armequand on le retourne contre ceux qui nous en empê-chent, tous les reproducteurs conscients ou pas de lacensure productive. C’est le fusil de la guerre parti-sane mixte dont le Parti Imaginaire a besoin. Onapprend aux scientifiques à cloner le «vivant» et onnous désapprend quotidiennement la coopération,seul ressort de la liberté.

Pour l’heure, nous sommes bien fatigués. C’est lemoment d’entamer une bonne grève. Une grèvehumaine qui sera si radicalement destructrice qu’elledétruira dans son mouvement l’ennemi qui est ennous. Et alors seulement nous réaliserons combien il

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qui émergent de plus en plus ouvertement. Et si doncle terrain éthique de l’homosexualité a pu par lepassé être zone franche du regard de l’Église, de lamain de l’État et de la reproduction de la famille, ilest à présent tellement investi et agité par leSpectacle que son intégration symbolique dans lesinstitutions a été obligée de suivre.

Le contrôle des corps par une colonisation et unesubsumption progressive de leurs désirs a fini partransformer toute velléité d’anti-conformisme sexuelen nouveau terrain à bâtir pour la publicité mar-chande.

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I l se peut que ce texte ne soit pas clair.

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extatique, mais ce qu’elle démolit, les petits effon-drements intérieurs qui suivent le secouage desfamiliarités.

Ça ne mène à rien? Si !Si, si !Ça fait de la place. Pour vivre. Pour rire. Pour lutter.«Détruire rajeunit» écrivait Benjamin, et il avait

raison.

– Les hommes ont le cœur gentil s’ils n’ont pas peurmais ils ont peur ils ont peur ils ont peur. Je dis

qu’ils ont peur mais si je le leur disais leurgentillesse se muerait en haine. Certes les Quakers

ont raison, eux ils n’ont pas peur parce qu’ils necombattent pas, eux ils ne combattent pas.

– Mais Susan B. tu combats et tu n’as pas peur.– Je combats et je n’ai pas peur, je combats mais je

n’ai pas peur.– Et tu vas gagner.

– Gagner quoi, gagner quoi?Gertrude Stein, The mother of us all

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Échographie d’une puissance

y prenait de place et nous demandait d’indulgence,combien il était utile aussi, combien il collaborait,participait de notre cohérence (la cohérence de mortdes enfants de la dialectique).

La grève humaine n’exige pas – en un sens, elle enest même le contraire – une révolution sexuelle,mais une révolution psychosomatique. La questionépistémologique y est une question affective quidécide de notre rapport au monde ; la question poli-tique y est une question existentielle qui met en jeunotre être-au-monde. La grève humaine s’attaque àl’économie mercantile par la bande : en en sapant lesdeux bases, l’économie psychique et l’économie libi-dinale.

C’est dangereux?Oui, et c’est beau.D’ailleurs ce qui est sans danger est aussi sans

dignité.On a rendu la femme aimable par sa fragilité ; on

l’a consacrée à l’amour en la rendant incapable devivre, en transformant son existence en une série demenaces qui l’obligent à se réfugier dans les brasnécessaires de l’homme. Il nous faut maintenant undanger qui exclut tout refuge, il nous faut des pas-sions qui se passent de compassion.

Le héros était pitoyable d’ignorance. Nous lui reti-rons son monopole du combat, cessant de le plaindreet de l’excuser. Des millénaires de culture qui ont faitpénétrer chez les hommes la conviction qu’ils nedevaient pas avoir peur de mourir, ont produit chezces derniers la peur de vivre. La lutte contre cettepeur est le début de la guerre partisane, où touteforme-de-vie est aussi une forme de lutte, et quiapparaît par bribes dans les gestes qui se tiennentderrière ces lignes.

Ce qui importe au fond ce n’est pas ce qu’on retientde l’histoire étrange et contradictoire du féminisme

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$“Les flammes sortirent d’abord

$sur la scène comme un effet amusant $

$faisant partie du spectacle.$

$Certains voulaient déjà applaudir

$et crier bravo, lorsqu’ils comprirent

$brusquement, soit à la pâleur de visages

$voisins, soit à quelque rumeur d’effroi

$inaudible à l’oreille mais que l’âme

$perçoit, que c’était bien une vraie flamme

$qui bondissait là sur la scène, une bête,

$une bête terrible qui ne plaisantait pas.

$Il y en avait pourtant encore quelques-uns$$

$qui ne savaient toujours rien du tigre

$venu là brusquement au monde,

$et désormais maître de la soirée.

$Les acteurs qui se trouvaient sur la scène

$poussèrent des cris et abandonnèrent

$le terrain artistique, sur quoi le public$

$à son tour se mit à hurler. À la galerie,

$une autre sorte de bête immonde se dressa:

$la peur. Chaque minute semblait vouloir $$

$accoucher de nouveaux monstres.” (R. Walser)

Tout ce qui compose aujourd’hui pour nous un paysage acceptableest le fruit de violences sanglantes et de conflits d’une rare brutalité.

On peut ainsi résumer ce que le gouvernement démokratiqueveut nous faire oublier. Oublier que la banlieue a dévoré lacampagne, que l’usine a dévoré la banlieue, que la métropoletentaculaire, assourdissante et sans repos a tout dévoré.

Le constater ne signifie pas le regretter. Le constater signifie :saisir les possibles. Dans le passé, dans le présent.

Le territoire quadrillé où s’écoule notre quotidien, entre lesupermarché et le digicode de la porte d’en bas, entre les feux designalisation et les passages piétons, nous constitue. Nous sommesaussi habités par l’espace dans lequel nous vivons. Et ce d’autantplus que tout ou presque, désormais, y fonctionne comme unmessage subliminal. Nous ne faisons pas certaines choses à certainsendroits parce que cela ne se fait pas.

Le mobilier urbain par exemple n’a presque aucune utilité –combien de fois s’est-on surpris à se demander qui pourrait bienoccuper les bancs d’un néo-square sans succomber au plus violentdésespoir? –; il a juste un sens et une fonction, et ce sens et cettefonction sont dissuasifs : «Vous n’êtes chez vous que chez vous, oulà où vous payez, ou là où vous êtes surveillés», a-t-il mission denous rappeler.

Le monde se globalise mais il se rétrécit,Le paysage physique que nous traversons tous les jours à grande

vitesse (en voiture, dans les transports en commun, à pied, étantpressé) a effectivement un caractère irréel parce que nul n’y vit rienni ne peut rien y vivre. C’est une espèce de micro-désert où l’on estcomme exilé, entre une propriété privée et l’autre, entre uneobligation et l’autre.

Bien plus accueillant nous semble le paysage virtuel. L’écran àcristaux liquides de l’ordinateur, la navigation sur Internet, lesunivers télévisuels ou de la playstation nous sont infiniment plus

familiers que les rues de notre quartier, peuplées le soir par lalumière lunaire des réverbères et les rideaux métalliques desmagasins fermés.

Ce qui s’oppose au local, ce n’est pas le global mais le virtuel.

Le global s’oppose si peu au local que c’est lui qui le produit. Leglobal ne désigne qu’une certaine distribution de différences àpartir d’une norme qui les homogénéise. Le folklore est l’effet ducosmopolitisme. Si nous ne savions pas que le local est local, il seraitpour nous une petite globalité. Le local apparaît à mesure que leglobal se rend possible, et nécessaire. Aller travailler, faire sescourses, voyager loin de chez soi, c’est cela qui fait du local le local,qui autrement serait plus modestement le lieu où l’on vit.

Aussi bien, nous ne vivons à proprement parler nulle part.Notre existence est seulement découpée selon des couches

horaires et topologiques en tranches de vie personnalisées,

Mais ce n’est pas tout, ON voudrait nous faire vivre à présent dansle virtuel, définitivement déportés. Là se recomposerait en unecurieuse unité de non-temps et de non-lieu la vie qu’ON noussouhaite, Le virtuel, dit une publicité pour Internet, c’est «le lieu oùvous pouvez faire tout ce que vous ne pouvez pas faire dans laréalité». Mais là où «tout est permis», c’est le mécanisme depassage de la puissance à l’acte qui est sous surveillance, End’autres termes : le virtuel est l’endroit où les possibles nedeviennent jamais réels, mais restent indéfiniment à l’état devirtualité. Ici la prévention a gagné sur l’intervention: si tout estpossible dans le virtuel, c’est parce que le dispositif veille à ce quetout demeure inchangé dans notre vie réelle.

Bientôt, dit-ON, nous télétravaillerons et nous téléconsommerons.Dans la télévie, nous ne serons plus affligés du douloureuxsentiment d’avortement des possibles qui habitait encore l’espace

NOTES SUR LE LOCAL

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public, à chaque regard croisé et si tôt délaissé. La gêne d’êtreimmergé parmi nos contemporains le plus souvent inconnus, dansles rues ou ailleurs, sera abolie. Le local, expulsé du global, sera lui-même projeté dans le virtuel pour nous faire définitivement croirequ’il n’y a que du global. Draper cette uniformité de multiethnie etde multiculturalisme sera nécessaire, pour faire avaler la pilule.

En attendant la télévie, nous avançons l’hypothèse que nos corpsdans l’espace ont un sens politique et que la domination manœuvreen permanence pour l’occulter.

Crier un slogan chez soi n’est pas la même chose que le crierdans la cage d’escalier ou dans la rue. Le faire seul n’est pas lamême chose que le faire à plusieurs, et ainsi de suite.

L’espace est politique et l’espace est vivant, parce que l’espace estpeuplé, peuplé de nos corps qui le transforment par le simple faitqu’il les contient. Et c’est pour cela qu’il est surveillé, et c’est pourcela qu’il est fermé.

C’est une fausse idée de l’espace celle qui se le représente commeun vide que viendraient ensuite remplir des objets, des corps, deschoses. Au contraire, c’est cette idée de l’espace qui est obtenue enôtant mentalement d’un espace concret tous les objets, tous lescorps, toutes les choses qui l’habitent. Cette idée, le pouvoir présentl’a certes matérialisée dans ses esplanades, dans ses autoroutes,dans ses architectures. Mais elle est sans cesse menacée par sonvice d’origine. Que quelque chose ait lieu dans l’espace qu’ellecontrôle, qu’à la faveur d’un événement un bout de cet espacedevienne un lieu, fasse un pli inattendu, voilà tout ce que veutconjurer l’ordre global. Et contre cela il a inventé «le local», ausens d’un ajustement continu de tous ses dispositifs de saisie, decapture et de gestion.

C’est pourquoi je dis que le local est politique, parce qu’il est le lieude l’affrontement présent.

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«Nous pouvons rêver à un temps où la machine àgouverner viendrait suppléer – pour le bien ou pour

le mal, qui sait? – l’insuffisance aujourd’huipatente des têtes et des appareils coutumiers de la

politique.»Père Dominique Dubarle,

Le Monde, 28 décembre 1948

«Il y a un contraste frappant entre le raffinementconceptuel et la rigueur qui caractérisent les

démarches d’ordre scientifique et technique et lestyle sommaire et imprécis qui caractérise les

démarches d’ordre politique. […] On est amené à sedemander s’il y a là une sorte de situation indépas-

sable, qui marquerait les limites définitives de larationalité, ou si l’on peut espérer que cette impuis-sance sera un jour surmontée et que la vie collective

sera finalement entièrement rationalisée.»Un encyclopédiste cybernéticien

dans les années soixante-dix

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«ILS ONT VOULU UNE AVENTURE et la vivre avec vous.C’est finalement la seule chose à dire. Ils croientrésolument que le futur sera moderne: différent, pas-sionnant, difficile sûrement. Peuplé de cyborgs etd’entrepreneurs aux mains nues, de fièvres bour-sières et d’hommes neuronaux. Comme l’est déjà leprésent pour ceux qui veulent le voir. Ils croient quel’avenir sera humain, voire féminin – et pluriel ; pourque chacun le vive, et que tous y participent. Ce sonteux les Lumières que nous avions perdues, les fan-tassins du progrès, les habitants du XXIe siècle. Ilscombattent l’ignorance, l’injustice, la misère, lessouffrances de tout ordre. Ils sont là où ça bouge, làoù il se passe quelque chose. Ils ne veulent rien rater.Ils sont humbles et courageux, au service d’un intérêtqui les dépasse, guidés par un principe supérieur. Ilssavent poser les problèmes mais aussi trouver lessolutions. Ils nous feront franchir les frontières lesplus périlleuses, nous tendront la main depuis lesrivages du futur. Ils sont l’Histoire en marche, dumoins ce qu’il en reste, car le plus dur est derrièrenous. Ce sont des saints et des prophètes, de véri-tables socialistes. Cela fait longtemps qu’ils ont com-pris que mai 1968 n’était pas une révolution. La vraierévolution, ils la font. Ce n’est plus qu’une questiond’organisation et de transparence, d’intelligence etde coopération. Vaste programme! Et puis…»

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I

Il n’est probablement aucun domaine de la penséeou de l’activité matérielle de l’homme, dont onpuisse dire que la cybernétique n’y aura pas, tôt outard, un rôle à jouer.

Georges BoulangerLe dossier de la cybernétique, utopie ou science dedemain dans le monde d’aujourd’hui, 1968

Le grand circonvers veut des circuits stables, descycles égaux, des répétitions prévisibles, des comp-tabilités sans trouble. Il veut éliminer toute pulsionpartielle, il veut immobiliser le corps. Telle l’anxiétéde l’empereur dont parle Borgès, qui désirait unecarte si exacte de l’empire qu’elle devait recouvrirle territoire en tous ses points et donc le redoubler àson échelle, si bien que les sujets du monarque pas-saient tant de temps et usaient tant d’énergies à lafignoler et à l’entretenir que l’empire « lui-même»tombait en ruines à mesure que se perfectionnaitson relevé cartographique, – telle est la folie dugrand Zéro central, son désir d’immobilisation d’uncorps qui ne peut «être» que représenté.

Jean-François LyotardÉconomie libidinale, 1973

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qu’une justification rémanente, l’alibi du crime quo-tidien perpétré par la cybernétique.

C ritiques rationalistes de la «croyance écono-mique» ou de « l’utopie néo-technologique», cri-

tiques anthropologiques de l’utilitarisme dans lessciences sociales et de l’hégémonie de l’échangemarchand, critiques marxistes du «capitalismecognitif» qui voudraient lui opposer le «communis-me des multitudes», critiques politiques d’une uto-pie de la communication qui laisse resurgir les piresfantasmes d’exclusion, critiques des critiques du«nouvel esprit du capitalisme» ou critiques de « l’É-tat pénal» et de la surveillance qui se dissimulentderrière le néo-libéralisme, les esprits critiques sem-blent peu enclins à tenir compte de l’émergence dela cybernétique comme nouvelle technologie de gou-vernement qui fédère et associe aussi bien la disci-pline que la biopolitique, la police que la publicité,ses aînés aujourd’hui trop peu efficaces dans l’exer-cice de la domination. C’est dire que la cybernétiquen’est pas, comme ON voudrait l’entendre exclusive-ment, la sphère séparée de la production d’informa-tions et de la communication, un espace virtuel quise surimposerait au monde réel. Elle est bien plutôtun monde autonome de dispositifs confondus avec leprojet capitaliste en tant qu’il est un projet politique,une gigantesque «machine abstraite» faite demachines binaires effectuées par l’Empire, formenouvelle de la souveraineté politique, il faudrait direune machine abstraite qui s’est fait machine deguerre mondiale. Deleuze et Guattari rapportentcette rupture à une forme nouvelle d’appropriationdes machines de guerre par les États-nations : «C’estseulement après la Seconde guerre mondiale quel’automatisation, puis l’automation de la machine deguerre, ont produit leur véritable effet. Celle-ci,

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L’hypothèse cybernétique

PARDON ! QUOI ? QUE DITES-VOUS ? Quel programme?Les pires cauchemars, vous le savez, sont souvent lesmétamorphoses d’une fable, de celles que l’ON nousracontait lorsque nous étions enfants afin de nousendormir et de parfaire notre éducation morale. Lesnouveaux conquérants, ceux que nous appelleronsici les cybernéticiens, ne forment pas un parti orga-nisé – ce qui nous eût rendu la tâche plus facile –mais une constellation diffuse d’agents, agis, possé-dés, aveuglés par la même fable. Ce sont les assas-sins du temps, les croisés du Même, les amoureux dela fatalité. Ce sont les sectateurs de l’ordre, les pas-sionnés de la raison, le peuple des intermédiaires.Les Grands Récits peuvent bien être morts comme lerépète à souhait la vulgate postmoderne, la domina-tion reste constituée par des fictions-maîtresses. Cefut le cas de cette Fable des Abeilles que publiaBernard de Mandeville dans les premières annéesdu XVIIIe siècle et qui fit tant pour fonder l’économiepolitique et justifier les avancées du capitalisme. Laprospérité, l’ordre social et politique n’y dépen-daient plus des vertus catholiques de sacrifice maisde la poursuite par chaque individu de son intérêtpropre. Les «vices privés» y étaient déclarés garan-ties du «bien commun». Mandeville, « l’Homme-Diable» comme ON l’appelait alors, fondait ainsi,contre l’esprit religieux de son temps, l’hypothèselibérale qui inspira plus tard Adam Smith. Bienqu’elle soit régulièrement réactivée, sous les formesrénovées du libéralisme, cette fable-là est aujour-d’hui caduque. Il en découlera, pour les esprits cri-tiques, que le libéralisme n’est plus à critiquer. C’estun autre modèle qui a pris sa place, celui-là mêmequi se cache derrière les noms d’Internet, de nou-velles technologies de l’information et de la commu-nication, de «Nouvelle Économie» ou de géniegénétique. Le libéralisme n’est plus désormais

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réfutations les plus solides de l’hypothèse libérale.Ce que Foucault appellera plus tard, d’un ton badin,«mort de l’Homme» n’est rien d’autre d’ailleurs quele ravage suscité par ces deux scepticismes, l’un endirection de l’individu, l’autre de la société, et provo-qués par la Guerre de Trente ans qui affectal’Europe et le monde pendant la première moitié dusiècle dernier. Le problème que pose le Zeitgeist deces années, c’est à nouveau de «défendre la société»contre les forces qui conduisent à sa décomposition,de restaurer la totalité sociale en dépit d’une crisegénérale de la présence qui afflige chacun de sesatomes. L’hypothèse cybernétique répond par consé-quent, dans les sciences naturelles comme dans lessciences sociales, à un désir d’ordre et de certitude.Agencement le plus efficace d’une constellation deréactions animées par un désir actif de totalité – etpas seulement par une nostalgie de celle-ci commedans les différentes variantes de romantisme – l’hy-pothèse cybernétique est parente des idéologiestotalitaires comme de tous les holismes, mystiques,solidaristes comme chez Durkheim, fonctionnalistesou bien marxistes, dont elle ne fait que prendre larelève.

E n tant que position éthique, l’hypothèse cyber-nétique est complémentaire, quoique stricte-

ment opposée, du pathos humaniste qui rallume sesfeux dès les années 1940 et qui n’est rien d’autrequ’une tentative de faire comme si « l’Homme» pou-vait se penser intact après Auschwitz, de restaurerla métaphysique classique du sujet en dépit du tota-litarisme. Mais tandis que l’hypothèse cybernétiqueinclut l’hypothèse libérale tout en la dépassant, l’hu-manisme ne vise qu’à étendre l’hypothèse libéraleaux situations de plus en plus nombreuses qui luirésistent : c’est toute la «mauvaise foi» de l’entreprise

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L’hypothèse cybernétique

compte tenu des nouveaux antagonismes qui la tra-versaient, n’avait plus la guerre pour objet exclusif,mais prenait en charge et pour objet la paix, la poli-tique, l’ordre mondial, bref, le but. C’est là qu’appa-raît l’inversion de la formule de Clausewitz : c’est lapolitique qui devient la continuation de la guerre,c’est la paix qui libère techniquement le processusmatériel illimité de la guerre totale. La guerre cessed’être la matérialisation de la machine de guerre,c’est la machine de guerre qui devient elle-mêmeguerre matérialisée.» C’est pour cela que l’hypothè-se cybernétique non plus n’est pas à critiquer. Elleest à combattre et à vaincre. C’est une question detemps.

L’hypothèse cybernétique est donc une hypothèsepolitique, une fable nouvelle qui, à partir de la

Seconde Guerre mondiale, a définitivement supplan-té l’hypothèse libérale. À l’opposé de cette dernière,elle propose de concevoir les comportements biolo-giques, physiques, sociaux comme intégralementprogrammés et reprogrammables. Plus précisémentelle se représente chaque comportement comme«piloté» en dernière instance par la nécessité desurvie d’un «système» qui le rend possible et auquelil doit contribuer. C’est une pensée de l’équilibre néedans un contexte de crise. Alors que 1914 a sanc-tionné la décomposition des conditions anthropolo-giques de vérification de l’hypothèse libérale –l’émergence du Bloom, la faillite, manifeste en chairet en os dans les tranchées, de l’idée d’individu et detoute métaphysique du sujet – et 1917 sa contesta-tion historique par la «révolution» bolchevique,1940 marque l’extinction de l’idée de société, si évi-demment travaillée par l’autodestruction totalitaire.En tant qu’expériences-limites de la modernité poli-tique, le Bloom et le totalitarisme ont donc été les

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figuré, «action de diriger, de gouverner». Dans soncours de 1981-1982, Foucault insiste sur la significa-tion de cette catégorie de «pilotage» dans le mondegrec et romain en suggérant qu’elle pourrait avoirune portée plus contemporaine : «L’idée du pilotagecomme art, comme technique à la fois théorique etpratique, nécessaire à l’existence, c’est une idée quiest, je crois, importante et qui mériterait éventuelle-ment d’être analysée d’un peu près, dans la mesureoù vous voyez au moins trois types de techniques quisont très régulièrement référés à ce modèle du pilo-tage : premièrement la médecine ; deuxièmement, legouvernement politique ; troisièmement, la directionet le gouvernement de soi-même. Ces trois activités(guérir, diriger les autres, se gouverner soi-même)sont très régulièrement, dans la littérature grecque,hellénistique et romaine, référées à cette image dupilotage. Et je crois que cette image du pilotagedécoupe assez bien un type de savoir et de pratiquesentre lesquels les Grecs et les Romains reconnais-saient une parenté certaine, et pour lesquels ilsessayaient d’établir une tekhnè (un art, un systèmeréfléchi de pratiques référé à des principes géné-raux, à des notions et à des concepts) : le Prince, entant qu’il doit gouverner les autres, se gouverner lui-même, guérir les maux de la cité, les maux descitoyens, ses propres maux ; celui qui se gouvernecomme on gouverne une cité, en guérissant sespropres maux ; le médecin qui a à donner son avisnon seulement sur les maux du corps, mais sur lesmaux de l’âme des individus. Enfin vous voyez, vousavez là tout un paquet, tout un ensemble de notionsdans l’esprit des Grecs et des Romains qui relèvent,je crois, d’un même type de savoir, d’un même typed’activité, d’un même type de connaissance conjec-turale. Et je pense qu’on pourrait retrouver toutel’histoire de cette métaphore pratiquement jusqu’au

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L’hypothèse cybernétique

d’un Sartre par exemple, pour retourner contre sonauteur l’une de ses catégories les plus inopérantes.L’ambiguïté constitutive de la modernité, envisagéesuperficiellement soit comme processus disciplinairesoit comme processus libéral, soit comme réalisationdu totalitarisme soit comme avènement du libéralis-me, est contenue et supprimée dans, avec et par lanouvelle gouvernementalité qui émerge, inspiréepar l’hypothèse cybernétique. Celle-ci n’est riend’autre que le protocole d’expérimentation grandeurnature de l’Empire en formation. Sa réalisation etson extension, en produisant des effets de véritédévastateurs, corrodent déjà toutes les institutions etles rapports sociaux fondés sur le libéralisme ettransforment aussi bien la nature du capitalisme queles chances de sa contestation. Le geste cyberné-tique s’affirme par une dénégation de tout ce quiéchappe à la régulation, de toutes les lignes de fuiteque ménage l’existence dans les interstices de lanorme et des dispositifs, de toutes les fluctuationscomportementales qui ne suivraient pas in fine deslois naturelles. En tant qu’elle est parvenue à pro-duire ses propres véridictions, l’hypothèse cyberné-tique est aujourd’hui l’anti-humanisme le plusconséquent, celui qui veut maintenir l’ordre généraldes choses tout en se targuant d’avoir dépassé l’hu-main.

C omme tout discours, l’hypothèse cybernétiquen’a pu se vérifier qu’en s’associant les étants ou

les idées qui la renforcent, en s’éprouvant à leurcontact, pliant le monde à ses lois dans un processuscontinu d’autovalidation. C’est désormais unensemble de dispositifs qui a pour ambition deprendre en charge la totalité de l’existence et del’existant. Le grec kubernèsis signifie, au senspropre, «action de piloter un vaisseau» et, au sens

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destination de tout pouvoir. L’hypothèse cyberné-tique énonce ainsi, ni plus ni moins, la politique dela « fin du politique». Elle représente à la fois unparadigme et une technique de gouvernement. Sonétude montre que la police n’est pas seulement unorgane du pouvoir mais aussi bien une forme de lapensée.

L a cybernétique est la pensée policière del’Empire, tout entière animée, historiquement et

métaphysiquement, par une conception offensive dupolitique. Elle achève aujourd’hui d’intégrer lestechniques d’individuation – ou de séparation – etde totalisation qui s’étaient développées séparé-ment : de normalisation, « l’anatomo-politique», etde régulation, « la biopolitique», pour le direcomme Foucault. J’appelle police des qualités sestechniques de séparation. Et, suivant Lukács, j’ap-pelle production sociale de société ses techniques detotalisation. Avec la cybernétique, production desubjectivités singulières et production de totalitéscollectives s’engrènent pour répliquer l’Histoiresous la forme d’un faux mouvement d’évolution.Elle effectue le fantasme d’un Même qui parvienttoujours à intégrer l’Autre : comme l’explique uncybernéticien, « toute intégration réelle se fonde surune différenciation préalable». À cet égard, person-ne sans doute, mieux que l’«automate» AbrahamMoles, son idéologue français le plus zélé, n’a suexprimer cette pulsion de meurtre sans partage quianime la cybernétique : «On conçoit qu’une sociétéglobale, un État, puissent se trouver régulés de tellesorte qu’ils soient protégés contre tous les accidentsdu devenir : tels qu’en eux-mêmes l’éternité leschange. C’est l’idéal d’une société stable traduit pardes mécanismes sociaux objectivement contrôlables.»La cybernétique est la guerre livrée à tout ce qui vit

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L’hypothèse cybernétique

XVIe siècle, où précisément la définition d’un nouvelart de gouverner, centré autour de la raison d’État,distinguera, alors d’une façon radicale, gouverne-ment de soi/médecine/gouvernement des autres –non sans d’ailleurs que cette image du pilotage, vousle savez bien, reste liée à l’activité, activité qui s’ap-pelle justement activité de gouvernement.»

C e que les auditeurs de Foucault sont censés biensavoir, et qu’il se garde bien d’exposer, c’est

qu’à la fin du XXe siècle, l’image du pilotage, c’est-à-dire de la gestion, est devenue la métaphore cardi-nale pour décrire non seulement la politique maisaussi bien toute l’activité humaine. La cybernétiquedevient le projet d’une rationalisation sans limites.En 1953, lorsqu’il publie The Nerves of Governmenten pleine période de développement de l’hypothèsecybernétique dans les sciences naturelles, KarlDeutsch, un universitaire américain en sciencessociales, prend au sérieux les possibilités politiquesde la cybernétique. Il recommande d’abandonner lesvieilles conceptions souverainistes du pouvoir quiont fait trop longtemps l’essence de la politique.Gouverner, ce sera inventer une coordination ration-nelle des flux d’informations et de décisions qui cir-culent dans le corps social. Trois conditions ypourvoiront, dit-il : installer un ensemble de cap-teurs pour ne perdre aucune information en prove-nance des «sujets» ; traiter les informations parcorrélation et association ; se situer à proximité dechaque communauté vivante. La modernisationcybernétique du pouvoir et des formes périméesd’autorité sociale s’annonce donc comme productionvisible de la «main invisible» d’Adam Smith qui ser-vait jusqu’alors de clef de voûte mystique à l’expéri-mentation libérale. Le système de communicationsera le système nerveux des sociétés, la source et la

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et à tout ce qui dure. En étudiant la formation del’hypothèse cybernétique, je propose ici une généa-logie de la gouvernementalité impériale. Je luioppose ensuite d’autres savoirs guerriers, qu’elleefface quotidiennement et par lesquels elle finirapar être renversée.

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M ême si les origines du dispositif Internet sontaujourd’hui bien connues, il n’est pas inutile de

souligner à nouveau leur signification politique.Internet est une machine de guerre inventée par ana-logie avec le système autoroutier – qui fut aussi conçupar l’Armée américaine comme outil décentralisé demobilisation intérieure. Les militaires américainsvoulaient un dispositif qui préserverait la structurede commandement en cas d’attaque nucléaire. Laréponse consista en un réseau électronique capablede rediriger automatiquement l’information même sila quasi-totalité des liens étaient détruits, permettantainsi aux autorités survivantes de rester en commu-nication les unes avec les autres et de prendre desdécisions. Avec un tel dispositif, l’autorité militairepouvait être maintenue contre la pire des catas-trophes. Internet est donc le résultat d’une transfor-mation nomadique de la stratégie militaire. Avec unetelle planification à sa racine on peut douter descaractéristiques prétendument anti-autoritaires dece dispositif. Comme Internet, qui en dérive, la cyber-nétique est un art de la guerre dont l’objectif est desauver la tête du corps social en cas de catastrophe.Ce qui affleure historiquement et politiquement pen-dant l’entre-deux-guerres, et à quoi répondit l’hypo-thèse cybernétique, ce fut le problème métaphysiquede la fondation de l’ordre à partir du désordre.

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II

La vie synthétique est certainement un des produitspossibles de l’évolution du contrôletechnobureaucratique, de même que le retour de laplanète entière au niveau inorganique est – assezironiquement – un autre des résultats possibles decette même révolution qui touche à la technologiedu contrôle.

James R. Beniger, The Control Revolution, 1986

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l’avion et de compréhension des interactions de l’ar-me avec sa cible. Toute l’histoire de la cybernétiquevise à conjurer cette impossibilité de déterminer enmême temps la position et le comportement d’uncorps. L’intuition de Wiener consiste à traduire leproblème de l’incertitude en problème d’informationdans une série temporelle où certaines données sontdéjà connues, d’autres pas encore, et à considérerl’objet et le sujet de la connaissance comme un tout,un «système». La solution consiste à introduireconstamment dans le jeu des données initialesl’écart constaté entre le comportement désiré et lecomportement effectif, de sorte que ceux-ci coïnci-dent lorsque l’écart s’annule, comme l’illustre lemécanisme d’un thermostat. La découverte dépasseconsidérablement les frontières des sciences expéri-mentales : contrôler un système dépendrait en der-nier ressort de l’institution d’une circulationd’informations appelée «feedback» ou rétroaction.La portée de ces résultats pour les sciences natu-relles et sociales est exposée en 1948 à Paris dans unouvrage répondant au titre sibyllin de Cybernetics,qui désigne pour Wiener la doctrine du «contrôle etde la communication chez l’animal et la machine».

L a cybernétique émerge donc sous l’abord inof-fensif d’une simple théorie de l’information, une

information sans origine précise, toujours-déjà là enpuissance dans l’environnement de toute situation.Elle prétend que le contrôle d’un système s’obtientpar un degré optimal de communication entre sesparties. Cet objectif réclame d’abord l’extorsioncontinue d’informations, processus de séparationdes étants de leurs qualités, de production de diffé-rences. Autrement dit, la maîtrise de l’incertitudepasse par la représentation et la mémorisation dupassé. L’image spectaculaire, la codification mathé-

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L’hypothèse cybernétique

L’ensemble de l’édifice scientifique, dans ce qu’ildevait aux conceptions déterministes qu’incarnait laphysique mécaniste de Newton, s’effondre dans lapremière moitié du siècle. Il faut se figurer lessciences de cette époque comme des territoiresdéchirés entre la restauration néopositiviste et larévolution probabiliste, puis tâtonnant vers un com-promis historique pour que la loi soit redéfinie depuisle chaos, le certain depuis le probable. La cyberné-tique traverse ce mouvement – commencé à Vienneau tournant du siècle puis transporté en Angleterreet aux États-Unis dans les années trente et quarante– qui construit un Second Empire de la Raison oùs’absente l’idée de Sujet jusqu’alors jugée indispen-sable. En tant que savoir, elle réunit un ensemble dediscours hétérogènes qui font l’épreuve commune duproblème pratique de la maîtrise de l’incertitude. Sibien qu’ils expriment fondamentalement, dans leursdivers domaines d’application, le désir qu’un ordresoit restauré et, plus encore, qu’il sache tenir.

L a scène fondatrice de la cybernétique a lieu chezles scientifiques dans un contexte de guerre tota-

le. Il serait vain d’y chercher quelque raison mali-cieuse ou les traces d’un complot : on y trouve unesimple poignée d’hommes ordinaires mobilisés pourl’Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale.Norbert Wiener, savant américain d’origine russe,est chargé de développer avec quelques collèguesune machine de prédiction et de contrôle des posi-tions des avions ennemis en vue de leur destruction.Il n’était alors possible de prévoir avec certitude quedes corrélations entre certaines des positions del’avion et certains de ses comportements.L’élaboration du «Predictor», la machine de prévi-sion commandée à Wiener, requiert donc uneméthode particulière de traitement des positions de

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comme de l’intelligence artificielle ; ensuite en tantque collectifs et cela débouche sur la mise en circu-lation d’informations et la constitution de«réseaux». On est ici plutôt situé sur le terrain de lacommunication. Quoique socialement composés depopulations très diverses – biologistes, médecins,informaticiens, neurologues, ingénieurs, consul-tants, policiers, publicitaires, etc. – les deux courantsde cybernéticiens n’en restent pas moins réunis parle fantasme commun d’un Automate Universel, ana-logue à celui que Hobbes avait de l’État dans leLéviathan, «homme (ou animal) artificiel».

L’unité des avancées cybernétiques provientd’une méthode, c’est-à-dire qu’elle s’est impo-

sée comme méthode d’inscription du monde, à la foisrage expérimentale et schématisme proliférant. Ellecorrespond à l’explosion des mathématiques appli-quées consécutive au désespoir causé parl’Autrichien Kurt Gödel lorsqu’il démontra que toutetentative de fondation logique des mathématiques, etpar là d’unification des sciences, était vouée à « l’in-complétude». Avec l’aide d’Heisenberg, plus d’unsiècle de justification positiviste vient de s’effondrer.C’est Von Neumann qui exprime à l’extrême cetabrupt sentiment d’anéantissement des fondements.Il interprète la crise logique des mathématiquescomme la marque de l’imperfection inéluctable detoute création humaine. Il veut par conséquent éta-blir une logique qui sache enfin être cohérente, unelogique qui ne saurait provenir que de l’automate !De mathématicien pur il se fait l’agent d’un métissa-ge scientifique, d’une mathématisation générale quipermettra de reconstruire par le bas, par la pra-tique, l’unité perdue des sciences dont la cyberné-tique devait être l’expression théorique la plusstable. Pas une démonstration, pas un discours, pas

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matique binaire – celle qu’invente Claude Shannondans Mathematical Theory of Communication l’an-née même où s’énonce l’hypothèse cybernétique –d’un côté, l’invention de machines de mémoire quin’altèrent pas l’information et l’incroyable effortpour leur miniaturisation – c’est la fonction straté-gique déterminante des nanotechnologies actuelles –de l’autre, conspirent à créer de telles conditions auniveau collectif. Ainsi mise en forme, l’informationdoit retourner ensuite vers le monde des étants, lesreliant les uns aux autres, à la manière dont la circu-lation marchande garantit leur mise en équivalence.La rétroaction, clef de la régulation du système,réclame maintenant une communication au sensstrict. La cybernétique est le projet d’une recréationdu monde par la mise en boucle infinie de ces deuxmoments, la représentation séparant, la communi-cation reliant, la première donnant la mort, laseconde mimant la vie.

L e discours cybernétique commence par renvoyerau rayon des faux problèmes les controverses du

XIXe siècle qui opposaient les visions mécanistes auxvisions vitalistes ou organicistes du monde. Il postuleune analogie de fonctionnement entre les orga-nismes vivants et les machines, assimilés sous lanotion de «système». Aussi l’hypothèse cyberné-tique justifie-t-elle deux types d’expérimentationsscientifiques et sociales. La première vise à faire desêtres vivants une mécanique, à maîtriser, program-mer, déterminer l’homme et la vie, la société et son«devenir». Elle alimente le retour de l’eugénismecomme le fantasme bionique. Elle recherche scienti-fiquement la fin de l’Histoire ; on est ici initialementsur le terrain du contrôle. La seconde vise à imiter levivant avec des machines, d’abord en tant qu’indivi-dus, et cela conduit aux développements des robots

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fusion terrestre ou par suicide cosmique. La cyber-nétique se présente comme la réponse la mieuxadaptée à la Grande Peur de la destruction dumonde et de l’espèce humaine. Von Neumann estson agent double, l’«inside outsider» par excellen-ce. L’analogie entre les catégories de description deses machines, des organismes vivants et celles deWiener scelle l’alliance de la cybernétique et de l’in-formatique. Il faut quelques années pour que la bio-logie moléculaire, à l’origine du décodage de l’ADN,utilise à son tour la théorie de l’information pourexpliquer l’homme en tant qu’individu et en tantqu’espèce, conférant par là même une puissancetechnique inégalée à la manipulation expérimentaledes êtres humains sur le plan génétique.

L e glissement de la métaphore du système verscelle du réseau dans le discours social entre les

années 1950 et les années 1980 pointe vers l’autreanalogie fondamentale qui constitue l’hypothèsecybernétique. Il indique aussi une transformationprofonde de cette dernière. Car si l’ON a parlé de«système», entre cybernéticiens, c’est par compa-raison avec le système nerveux, et si l’ON parleaujourd’hui dans les sciences cognitives de«réseau», c’est au réseau neuronal que l’ON songe.La cybernétique est l’assimilation de la totalité desphénomènes existants à ceux du cerveau. En posantla tête comme alpha et oméga du monde, la cyberné-tique s’est garantie d’être toujours à l’avant-gardedes avant-gardes, celle derrière laquelle toutes n’enfinissent plus de courir. Elle instaure en effet à sondépart l’identité entre la vie, la pensée et le langage.Ce monisme radical se fonde sur une analogie entreles notions d’information et d’énergie. Wiener l’in-troduit en greffant sur son discours celui de la ther-modynamique du XIXe siècle. L’opération consiste à

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un livre, pas un lieu qui ne se soit depuis lors animédu langage universel du schéma explicatif, de laforme visuelle du raisonnement. La cybernétiquetransporte le processus de rationalisation commun àla bureaucratie et au capitalisme à l’étage de lamodélisation totale. Herbert Simon, le prophète del’Intelligence Artificielle, reprend dans les années1960 le programme de Von Neumann afin deconstruire un automate de pensée. Il s’agit d’unemachine dotée d’un programme, appelé système-expert, qui doit être capable de traiter l’informationafin de résoudre les problèmes que connaît chaquedomaine de compétence particulier, et, par associa-tion, l’ensemble des problèmes pratiques rencontréspar l’humanité ! Le General Problem Solver (GPS),créé en 1972, est le modèle de cette compétence uni-verselle qui résume toutes les autres, le modèle detous les modèles, l’intellectualisme le plus appliqué,la réalisation pratique de l’adage préféré des petitsmaîtres sans maîtrise suivant lequel « il n’y a pas deproblèmes ; il n’y a que des solutions».

L’hypothèse cybernétique progresse indistincte-ment comme théorie et comme technologie,

l’une certifiant toujours l’autre. En 1943, Wienerrencontre John Von Neumann, chargé de construiredes machines assez rapides et puissantes pour effec-tuer les calculs nécessaires au développement duprojet Manhattan auquel travaillent 15000 savantset ingénieurs ainsi que 300000 techniciens et ouvrierssous la direction du physicien Robert Oppenheimer :l’ordinateur et la bombe atomique naissentensemble. Du point de vue de l’imaginaire contem-porain, « l’utopie de la communication» est donc lemythe complémentaire de celui de l’invention dunucléaire : il s’agit toujours d’achever l’être-ensemble par excès de vie ou par excès de mort, par

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comparer l’effet du temps sur un système énergé-tique avec l’effet du temps sur un système d’infor-mations. Un système, en tant que système, n’estjamais pur et parfait : il y a dégradation de l’énergieà mesure qu’elle s’échange de même qu’il y a dégra-dation de l’information à mesure qu’elle circule.C’est ce que Clausius a nommé entropie. L’entropie,considérée comme une loi naturelle, est l’Enfer ducybernéticien. Elle explique la décomposition duvivant, le déséquilibre en économie, la dissolution dulien social, la décadence… Dans un premier temps,spéculatif, la cybernétique prétend fonder ainsi leterrain commun à partir duquel l’unification dessciences naturelles et des sciences humaines doitêtre possible.

C e qu’on appellera la «deuxième cybernétique»sera le projet supérieur d’une expérimentation

sur les sociétés humaines : une anthropotechnie. Lamission du cybernéticien est de lutter contre l’entro-pie générale qui menace les êtres vivants, lesmachines, les sociétés, c’est-à-dire de créer lesconditions expérimentales d’une revitalisation per-manente, de restaurer sans cesse l’intégrité de latotalité. «L’important n’est pas que l’homme soitprésent mais qu’il existe comme support vivant del’idée technique», constate le commentateur huma-niste Raymond Ruyer. Avec l’élaboration et le déve-loppement de la cybernétique, l’idéal des sciencesexpérimentales, déjà à l’origine de l’économie poli-tique via la physique newtonienne, vient à nouveauprêter main forte au capitalisme. ON appelle depuislors «société contemporaine» le laboratoire où s’ex-périmente l’hypothèse cybernétique. À partir de lafin des années 1960, grâce aux techniques qu’elle ainstruites, la deuxième cybernétique n’est plus unehypothèse de laboratoire mais une expérimentation

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Il n’est pas besoin d’être prophète pour reconnaîtreque les sciences modernes, dans leur travaild’installation, ne vont pas tarder à être déterminéeset pilotées par la nouvelle science de base, lacybernétique. Cette science correspond à ladétermination de l’homme comme être dont l’essenceest l’activité en milieu social. Elle est en effet lathéorie qui a pour objet la prise en main de laplanification possible et de l’organisation du travailhumain.

Martin HeideggerLa fin de la philosophie et la tâche de la pensée, 1966

Mais la cybernétique se voit par ailleurs forcée dereconnaître qu’une régulation générale de l’existencehumaine n’est pas encore accomplie à l’heureactuelle. C’est pourquoi l’homme fait encoreprovisoirement fonction, dans le domaine universelde la science cybernétique, de «facteur deperturbation». Les plans et les actions de l’hommeapparemment libre agissent de façon perturbante.Mais tout récemment la science a aussi prispossession de ce champ de l’existence humaine. Elleentreprend l’exploration et la planification,rigoureusement méthodique, de l’avenir possible del’homme agissant. Elle prend en compte lesinformations sur ce qui est planifiable de l’homme.

Martin HeideggerLa provenance de l’art et la destination de la pensée, 1967

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sociale. Elle vise à construire ce que GiorgioCesarano appelle une société animale stabilisée qui« [chez les termites, les fourmis, les abeilles] ontpour présupposé naturel de leur fonctionnementautomatique, la négation de l’individu ; ainsi lasociété animale dans son ensemble (termitière, four-milière ou ruche) se pose comme un individu pluriel,dont l’unité détermine, et est déterminée par la par-tition des rôles et des fonctions – dans le cadre d’une“composition organique” où il est difficile de ne pointvoir le modèle biologique de la téléologie duCapital».

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que l’action correctrice s’effectue de manière décen-tralisée.» Sous l’influence de Gregory Bateson – leVon Neumann des sciences sociales – et de la tradi-tion sociologique américaine obsédée par la questionde la déviance (le hobo, l’immigrant, le criminel, lejeune, je, tu, il, etc.), la socio-cybernétique se dirigeen priorité vers l’étude de l’individu comme lieu defeedbacks, c’est-à-dire comme «personnalité auto-disciplinée». Bateson devient le rééducateur socialen chef de la deuxième moitié du XXe siècle, à l’origineaussi bien du mouvement de la thérapie familiale quedes formations aux techniques de vente développéesà Palo-Alto. Car l’hypothèse cybernétique réclameune conformation radicalement nouvelle du sujet,individuel ou collectif, dans le sens d’un évidement.Elle disqualifie l’intériorité comme mythe et avec elletoute la psychologie du XIXe siècle, y compris la psy-chanalyse. Il ne s’agit plus d’arracher le sujet à desliens traditionnels extérieurs comme l’avait comman-dé l’hypothèse libérale mais de reconstruire du liensocial en privant le sujet de toute substance. Il fautque chacun devienne une enveloppe sans chair, lemeilleur conducteur possible de la communicationsociale, le lieu d’une boucle rétroactive infinie qui sefasse sans nœuds. Le processus de cybernétisationachève ainsi le «processus de civilisation», jusqu’àl’abstraction des corps et de leurs affects dans lerégime des signes. «En ce sens, écrit Lyotard, le sys-tème se présente comme la machine avant-gardistequi tire l’humanité après elle, en la déshumanisantpour la réhumaniser à un autre niveau de capaciténormative. Tel est l’orgueil des décideurs, tel est leuraveuglement. […] Même la permissivité par rapportaux divers jeux est placée sous la condition de la per-formativité. La redéfinition des normes de vie consis-te dans l’amélioration de la compétence du systèmeen matière de puissance».

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E n 1946, une conférence de scientifiques a lieu àNew York, dont l’objet est d’étendre l’hypothèse

cybernétique aux sciences sociales. Les participantss’allient autour d’une disqualification éclairée desphilosophies philistines du social qui partent de l’in-dividu ou de la société. La socio-cybernétique devrase concentrer sur les phénomènes intermédiaires defeedback sociaux, comme ceux que l’école anthropo-logique américaine croit découvrir alors entre «cul-ture» et «personnalité» pour construire unecaractérologie des nations destinée aux soldats amé-ricains. L’opération consiste à réduire la pensée dia-lectique à une observation de processus de causalitéscirculaires au sein d’une totalité sociale invariante apriori, à confondre contradiction et inadaptationcomme dans la catégorie centrale de la psychologiecybernétique, le double bind. En tant que science dela société, la cybernétique vise à inventer une régula-tion sociale qui se passe des macro-institutions quesont l’État et le Marché au profit de micro-méca-nismes de contrôle, au profit de dispositifs. La loi fon-damentale de la socio-cybernétique est la suivante :croissance et contrôle évoluent en raison inverse. Ilest donc plus facile de construire un ordre socialcybernétique à petite échelle : «Le rétablissementrapide des équilibres exige que les écarts soientdétectés aux endroits mêmes où ils se produisent et

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XXe siècle, qui remettent en cause les prétendues« lois» de l’économie politique classique. C’est danscette brèche que s’engouffre le discours cyberné-tique.

L’histoire contemporaine du discours économiquedoit être envisagée sous l’angle de cette montée

du problème de l’information. De la crise de 1929 à1945, l’attention des économistes se porte sur lesquestions d’anticipation, d’incertitude liée à lademande, d’ajustement entre production et consom-mation, de prévision de l’activité économique.L’économie classique issue de Smith flanche commeles autres discours scientifiques directement inspiréspar la physique de Newton. Le rôle prépondérantque va prendre, après 1945, la cybernétique dansl’économie se comprend à partir d’une intuition deMarx qui constatait que «dans l’économie politique,la loi est déterminée par son contraire, à savoir l’ab-sence de lois. La vraie loi de l’économie politiquec’est le hasard. » Afin de prouver que le capitalismen’est pas facteur d’entropie et de chaos social, le dis-cours économique privilégie, à partir des années1940, une redéfinition cybernétique de sa psycholo-gie. Elle s’appuie sur le modèle de la « théorie desjeux» développé par Von Neumann et OskarMorgenstern en 1944. Les premiers socio-cybernéti-ciens montrent que l’homo œconomicus ne pourraitexister qu’à la condition d’une transparence totalede ses préférences à lui-même et aux autres. Fautede pouvoir connaître l’ensemble des comportementsdes autres acteurs économiques, l’idée utilitaristed’une rationalité des choix micro-économiques n’estqu’une fiction. Sous l’impulsion de Friedrich vonHayek, le paradigme utilitariste est donc abandonnéau profit d’une théorie des mécanismes de coordina-tion spontanée des choix individuels qui reconnaît

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A iguillonnés par la Guerre Froide et la «chasseaux sorcières», les socio-cybernéticiens tra-

quent donc sans relâche le pathologique derrière lenormal, le communiste qui sommeille en chacun. Ilsforment à cet effet dans les années 1950 laFédération de la Santé Mentale où s’élabore unesolution originale, quasi finale, aux problèmes de lacommunauté et de l’époque : «C’est le but ultime dela santé mentale que d’aider les hommes à vivreavec leurs semblables à l’intérieur d’un mêmemonde… Le concept de santé mentale est coextensifà l’ordre international et à la communauté mondialequi doivent être développés afin que les hommespuissent vivre en paix les uns avec les autres.» Enrepensant les troubles mentaux et les pathologiessociales en terme d’information, la cybernétiquefonde une nouvelle politique des sujets qui reposesur la communication, la transparence à soi et auxautres. C’est à la demande de Bateson que Wiener àson tour doit réfléchir à une socio-cybernétiqued’une envergure plus large que le projet d’un hygié-nisme mental. Il constate sans mal l’échec de l’expé-rimentation libérale : sur le marché, l’informationest toujours impure et imparfaite à cause aussi biendu mensonge publicitaire, de la concentration mono-polistique des médias, que de la méconnaissance desÉtats qui contiennent, en tant que collectif, moinsd’informations que la société civile. L’extension desrelations marchandes, en accroissant la taille descommunautés, des chaînes de rétroaction, rend plusprobables encore les distorsions de communication etles problèmes de contrôle social. Non seulement lelien social a été détruit par le processus d’accumula-tion passé mais l’ordre social apparaît cybernétique-ment impossible au sein du capitalisme. La fortunede l’hypothèse cybernétique est donc compréhensibleà partir des crises rencontrées par le capitalisme au

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plus avancée de l’individualisme contemporain, surlaquelle se greffe la philosophie hayekienne pourlaquelle toute incertitude, toute possibilité d’événe-ment n’est qu’un problème temporaire d’ignorance.Converti en idéologie, le libéralisme sert de couver-ture à un ensemble de pratiques techniques etscientifiques nouvelles, une «deuxième cyberné-tique» diffuse, qui efface délibérément son nom debaptême. Depuis les années soixante le terme mêmede cybernétique s’est fondu dans des termeshybrides. L’éclatement des sciences ne permet plusen effet d’unification théorique : l’unité de la cyber-nétique se manifeste désormais pratiquement par lemonde qu’elle configure chaque jour. Elle est l’outilpar lequel le capitalisme a ajusté l’une à l’autre sacapacité de désintégration et sa quête de profit. Unesociété menacée de décomposition permanentepourra d’autant mieux être maîtrisée que se forme-ra un réseau d’informations, un « système nerveux»autonome, qui permettra de la piloter, écrivent pourle cas français les singes d’État Simon Nora et AlainMinc dans leur rapport de 1978. Ce qu’ON appelleaujourd’hui «Nouvelle Économie», qui unifie sousune même appellation contrôlée d’origine cyberné-tique l’ensemble des transformations qu’ontconnues depuis trente ans les pays occidentaux, estun ensemble de nouveaux assujettissements, unenouvelle solution au problème pratique de l’ordresocial et de son avenir, c’est-à-dire une nouvellepolitique.

S ous l’influence de l’informatisation, les tech-niques d’ajustement de l’offre et de la deman-

de, issues de la période 1930-1970, ont étéépurées, raccourcies et décentralisées. L’image dela « main invisible » n’est plus une fiction justifica-trice mais le principe effectif de la production

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que chaque agent n’a qu’une connaissance limitéedes comportements d’autrui et de ses propres com-portements. La réponse consiste à sacrifier l’autono-mie de la théorie économique en la greffant sur lapromesse cybernétique d’équilibrage des systèmes.Le discours hybride qui en résulte, dit par la suite«néo-libéral», prête au marché des vertus d’alloca-tion optimale de l’information – et non plus desrichesses – dans la société. À ce titre, le marché estl’instrument de la coordination parfaite des acteursgrâce auquel la totalité sociale trouve un équilibredurable. Le capitalisme devient ici indiscutable entant qu’il est présenté comme simple moyen, lemeilleurs moyen, pour produire l’autorégulationsociale.

C omme en 1929, le mouvement de contestationplanétaire de 1968 et, plus encore, la crise

d’après 1973 reposent à l’économie politique le pro-blème de l’incertitude, sur un terrain existentiel etpolitique, cette fois. On s’enivre de théories ron-flantes, ici ce vieux baveux d’Edgar Morin et sa«complexité», là Joël de Rosnay, ce niais illuminé,et sa « société en temps réel». La philosophie écolo-giste se nourrit de cette mystique nouvelle du GrandTout. La totalité, maintenant, n’est plus une origineà retrouver mais un devenir à construire. Le problè-me de la cybernétique n’est plus la prévision dufutur mais la reproduction du présent. Il n’est plusquestion d’ordre statique mais de dynamique d’au-to-organisation. L’individu n’est plus crédité d’au-cun pouvoir : sa connaissance du monde estimparfaite, ses désirs lui sont inconnus, il estopaque à lui-même, tout lui échappe, si bien qu’ilest spontanément coopératif, naturellement empa-thique, fatalement solidaire. Lui ne sait rien de toutcela mais ON sait tout de lui. Ici s’élabore la forme la

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R ien n’exprime mieux la victoire contemporainede la cybernétique que ce fait que la valeur puis-

se être extraite comme information sur l’informa-tion. La logique marchande-cybernéticienne, ou«néolibérale», s’étend à toute l’activité, y comprisnon-encore marchande, avec le soutien sans failledes États modernes. Plus généralement, la précari-sation des objets et des sujets du capitalisme a pourcorollaire un accroissement de la circulation d’infor-mations à leur sujet : c’est aussi vrai pour le tra-vailleur-chômeur que pour la vache. La cybernétiquevise par conséquent à inquiéter et à contrôler dansle même mouvement. Elle est fondée sur la terreurqui est un facteur d’évolution – de croissance écono-mique, de progrès moral – car elle fournit l’occasiond’une production d’informations. L’état d’urgence,qui est le propre des crises, est ce qui permet à l’au-torégulation d’être relancée, de s’auto-entretenircomme mouvement perpétuel. Si bien qu’à l’inversedu schéma de l’économie classique où l’équilibre del’offre et de la demande devait permettre la «crois-sance» et par là le bien-être collectif, c’est désor-mais la «croissance» qui est un chemin sans limitesvers l’équilibre. Il est donc juste de critiquer lamodernité occidentale comme processus de «mobili-sation infinie» dont la destination serait « le mouve-ment vers plus de mouvement». Mais d’un point devue cybernétique l’autoproduction qui caractériseaussi bien l’État, le Marché que l’automate, le sala-rié ou le chômeur, est indiscernable de l’autocontrô-le qui la tempère et la ralentit.

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sociale de société, tel qu’il se matérialise dans lesprocédures de l’ordinateur. Les techniques d’inter-médiation marchande et financière ont été automa-tisées. Internet permet simultanément de connaîtreles préférences du consommateur et de les condi-tionner par la publicité. À un autre niveau, toutel’information sur les comportements des agentséconomiques circule sous forme de titres pris encharge par les marchés financiers. Chaque acteurde la valorisation capitaliste est le support deboucles de rétroaction quasi permanentes, entemps réel. Sur les marchés réels comme sur lesmarchés virtuels, chaque transaction donne lieudésormais à une circulation d’informations sur lessujets et les objets de l’échange qui dépasse laseule fixation du prix, devenue secondaire. D’uncôté, on s’est rendu compte de l’importance de l’in-formation comme facteur de production distinct dutravail et du capital et décisif pour la « croissance »sous la forme de connaissances, d’innovations tech-niques, de compétences distribuées. De l’autre, lesecteur spécialisé de la production d’informationsn’a cessé d’augmenter sa taille. C’est au renforce-ment réciproque de ces deux tendances que lecapitalisme présent doit d’être qualifié d’économiede l’information. L’information est devenue larichesse à extraire et à accumuler, transformant lecapitalisme en auxiliaire de la cybernétique. Larelation entre capitalisme et cybernétique s’estinversée au fil du siècle : alors qu’après la crise de1929 ON a construit un système d’informations surl’activité économique afin de servir la régulation –ce fut l’objectif de toutes les planifications –, l’éco-nomie d’après la crise de 1973 fait reposer le pro-cessus d’auto-régulation sociale sur la valorisationde l’information.

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Le seul moment de permanence d’une classe entant que telle est aussi celui qui en possède laconscience pour soi : la classe des gestionnaires ducapital en tant que machine sociale. La consciencequi la connote est, avec la plus grande cohérence,celle de l’apocalypse, de l’autodestruction.

Giorgio CesaranoManuel de survie, 1975

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IV

Si les machines motrices ont constitué le deuxièmeâge de la machine technique, les machines de lacybernétique et de l’informatique forment untroisième âge qui recompose un régimed’asservissement généralisé : des «systèmeshommes-machines», réversibles et récurrents,remplacent les anciennes relationsd’assujettissement non réversibles et nonrécurrentes entre les deux éléments ; le rapport del’homme et de la machine se fait en termes decommunication mutuelle intérieure, et non plusd’usage ou d’action. Dans la composition organiquedu capital, le capital variable définit un régimed’assujettissement du travailleur (plus-valuehumaine) ayant pour cadre principal l’entrepriseou l’usine ; mais quand le capital constant croîtproportionnellement de plus en plus, dansl’automation, on trouve un nouvel asservissement,en même temps que le régime du travail change,que la plus-value devient machinique et que lecadre s’étend à la société tout entière. On diraitaussi bien qu’un peu de subjectivation nouséloignait de l’asservissement machinique mais quebeaucoup nous y ramène.

Gilles Deleuze, Félix GuattariMille Plateaux, 1980

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l’équivalence, réinvestir ; de l’autre prendre etdétruire, voler et fuir, en creusant un autre espace,un autre temps.» Les crises du capitalisme telles queles comprenait Marx viennent toujours d’une désar-ticulation entre le temps de la conquête et le tempsde la reproduction. La fonction de la cybernétiqueest d’éviter ces crises en assurant la coordinationentre « l’avant-train» et « l’arrière-train» duCapital. Son développement est une réponse endogè-ne apportée au problème posé au capitalisme, quiest de se développer sans déséquilibres fatals.

D ans la logique du Capital, le développement dela fonction de pilotage, de «contrôle» corres-

pond à la subordination de la sphère de l’accumula-tion à la sphère de la circulation. Pour la critique del’économie politique, la circulation ne devrait pasêtre moins suspecte, en effet, que la production. Ellen’est, comme Marx le savait, qu’un cas particulier dela production prise au sens général. La socialisationde l’économie – c’est-à-dire l’interdépendance entreles capitalistes et les autres membres du corpssocial, la «communauté humaine» –, l’élargisse-ment de la base humaine du Capital, fait que l’extrac-tion de la plus-value, qui est à la source du profit,n’est plus centrée sur le rapport d’exploitation insti-tué par le salariat. Le centre de gravité de la valori-sation se déplace du côté de la sphère de lacirculation. À défaut de pouvoir renforcer les condi-tions d’exploitation, ce qui entraînerait une crise dela consommation, l’accumulation capitaliste pourranéanmoins se poursuivre à condition que s’accélèrele cycle production-consommation, c’est-à-dire ques’accélère aussi bien le processus de production quela circulation marchande. Ce qui a été perdu auniveau statique de l’économie pourra être compenséau niveau dynamique. La logique de flux dominera

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C’est acquis, la cybernétique n’est pas simple-ment un des aspects de la vie contemporaine,

son volet néotechnologique par exemple, mais lepoint de départ et le point d’arrivée du nouveaucapitalisme. Capitalisme cybernétique – qu’est-ceque cela signifie? Cela veut dire que nous faisonsface depuis les années 1970 à une formation socialeémergente qui prend la relève du capitalisme fordis-te et qui résulte de l’application de l’hypothèsecybernétique à l’économie politique. Le capitalismecybernétique se développe afin de permettre aucorps social dévasté par le Capital de se reformer etde s’offrir pour un cycle de plus au processus d’accu-mulation. D’un côté le capitalisme doit croître, ce quiimplique une destruction. De l’autre il doit recons-truire de la «communauté humaine», ce quiimplique une circulation. « Il y a, écrit Lyotard, deuxusages de la richesse, c’est-à-dire de la puissance-pouvoir : un usage reproductif et un usage pillard. Lepremier est circulaire, global, organique ; le secondest partiel, mortifère, jaloux. […] Le capitaliste estun conquérant et le conquérant est un monstre, uncentaure : son avant-train se nourrit de reproduire lesystème réglé des métamorphoses contrôlées sous laloi de la marchandise-étalon, et son arrière-train depiller les énergies surexcitées. D’une main s’appro-prier, donc conserver, c’est-à-dire reproduire dans

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systèmes de pesées, les feuilles de routes, les procé-dures d’évaluation des performances, les grossistes,la chaîne de montage, la prise de décision centrali-sée, la publicité dans les catalogues, les médias decommunication de masse furent des dispositifsinventés pendant cette période pour répondre, danstoutes les sphères du circuit économique, à une crisegénéralisée du contrôle liée à l’accélération de laproduction que provoquait la révolution industrielleaux États-Unis. Les systèmes d’information et decontrôle se développent donc en même temps ques’étend le processus capitaliste de transformation dela matière. Une classe d’intermédiaires, de middle-men qu’Alfred Chandler a appelé la «main visible»du Capital, se forme et grandit. À partir de la fin duXIXe siècle, ON constate que la prévisibilité devientune source de profit en tant qu’elle est une source deconfiance. Le fordisme et le taylorisme s’inscriventdans ce mouvement, de même que le développementdu contrôle sur la masse des consommateurs et surl’opinion publique à travers le marketing et la publi-cité, chargés d’extorquer de force puis de mettre autravail les «préférences» qui, selon l’hypothèse deséconomistes marginalistes, sont la vraie source de lavaleur. L’investissement dans les technologies de pla-nification et de contrôle, organisationnelles ou pure-ment techniques, devient de plus en plus rentable.Après 1945, la cybernétique fournit au capitalismeune nouvelle infrastructure de machines – les ordi-nateurs – et surtout une technologie intellectuellequi permettent de réguler la circulation des fluxdans la société, d’en faire des flux exclusivementmarchands.

Q ue le secteur économique de l’information, de lacommunication et du contrôle ait pris une part

croissante dans l’économie depuis la Révolution

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la logique du produit fini. La vitesse primera sur laquantité, en tant que facteur de richesse. La facecachée du maintien de l’accumulation, c’est l’accélé-ration de la circulation. Les dispositifs de contrôleont par conséquent pour fonction de maximiser levolume des flux marchands en minimisant les événe-ments, les obstacles, les accidents qui les ralenti-raient. Le capitalisme cybernétique tend à abolir letemps même, à maximiser la circulation fluide jus-qu’à son point maximum, la vitesse de la lumière,comme tendent déjà à le réaliser certaines transac-tions financières. Les catégories de « temps réel», de« juste-à-temps» témoignent assez de cette haine dela durée. Pour cette raison même, le temps est notreallié.

C ette propension du capitalisme au contrôle n’estpas nouvelle. Elle n’est post-moderne qu’au sens

où la post-modernité se confond avec la modernitédans son dernier quartier. C’est pour cette raisonmême que se sont développées la bureaucratie à lafin du XIXe siècle et les technologies informatiquesaprès la Seconde Guerre mondiale. La cybernétisa-tion du capitalisme a débuté à la fin des années 1870par un contrôle croissant de la production, de la dis-tribution et de la consommation. L’information surles flux tient dès lors une importance stratégiquecentrale comme condition de la valorisation.L’historien James Beniger raconte que les premiersproblèmes de contrôle ont surgi quand eurent lieules premières collisions entre trains, mettant en périlet les marchandises et les vies humaines. La signali-sation des voies ferrées, les appareils de mesure destemps de parcours et de transmission des donnéesdurent être inventés afin d’éviter de telles «catas-trophes». Le télégraphe, les horloges synchronisées,les organigrammes dans les grandes entreprises, les

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personnes. Perfectionner la circulation d’informa-tions, ce sera perfectionner le marché en tant qu’ins-trument universel de coordination. Contrairement àce que supposait l’hypothèse libérale, pour soutenirle capitalisme fragile, le contrat ne se suffit pas à lui-même dans les rapports sociaux. ON prend conscien-ce après 1929 que tout contrat doit être assorti decontrôles. L’entrée de la cybernétique dans le fonc-tionnement du capitalisme vise à minimiser lesincertitudes, les incommensurabilités, les problèmesd’anticipations qui pourraient s’immiscer dans toutetransaction marchande. Elle contribue à consoliderla base sur laquelle les mécanismes du capitalismepeuvent avoir lieu, à huiler la machine abstraite duCapital.

A vec le capitalisme cybernétique, le moment poli-tique de l’économie politique domine par consé-

quent son moment économique. Ou comme lecomprend, depuis la théorie économique, JoanRobinson en commentant Keynes : «Dès lors que l’onadmet l’incertitude des anticipations qui guident lecomportement économique, l’équilibre n’a plus d’im-portance et l’Histoire prend sa place.» Le momentpolitique, entendu ici au sens large de ce qui assujet-tit, de ce qui normalise, de ce qui détermine ce quipasse à travers les corps et peut s’enregistrer envaleur socialement reconnue, de ce qui extrait de laforme des formes-de-vie, est essentiel à la «croissan-ce» comme à la reproduction du système: d’un côtéla captation des énergies, leur orientation, leur cris-tallisation devient la source première de valorisation;de l’autre la plus-value peut provenir de n’importequel point du tissu bio-politique à condition que celui-ci se reconstitue sans cesse. Que l’ensemble desdépenses puisse tendanciellement se métamorphoseren qualités valorisables signifie aussi bien que le

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industrielle, que le « travail immatériel» croisse enregard du travail matériel, n’a donc rien de surpre-nant ni de nouveau. Il mobilise aujourd’hui dans lespays industrialisés plus de deux tiers de la force detravail. Mais ce n’est pas suffisant pour définir lecapitalisme cybernétique. Celui-ci, parce qu’il faitdépendre en continu son équilibre et sa croissancede ses capacités de contrôle, a changé de nature.L’insécurité, bien plus que la rareté, est le nœud del’économie capitaliste présente. Comme le pressen-tent Wittgenstein à partir de la crise de 1929 etKeynes dans son sillage – il y a un lien très fort entre« l’état de la confiance» et la courbe de l’efficacitémarginale du Capital, écrit ce dernier dans le cha-pitre XII de la Théorie générale en février 1934 –,l’économie repose en définitive sur un « jeu de lan-gage». Les marchés, et avec eux les marchandises etles marchands, la sphère de la circulation en généralet, par voie de conséquence, l’entreprise, la sphèrede la production en tant que lieu de prévision de ren-dements à venir n’existent pas sans des conventions,des normes sociales, des normes techniques, desnormes du vrai, un méta-niveau qui fait exister lescorps, les choses en tant que marchandises, avantmême qu’ils fassent l’objet d’un prix. Les secteurs ducontrôle et de la communication se développentparce que la valorisation marchande nécessite l’or-ganisation d’une circulation bouclée d’informations,parallèle à la circulation des marchandises, la pro-duction d’une croyance collective qui s’objectivedans la valeur. Pour advenir, tout échange requiertdes « investissements de forme» – une informationsur et une mise en forme de ce qui est échangé –, unformatage qui rend possible la mise en équivalenceavant qu’elle n’ait effectivement lieu, un condition-nement qui est aussi une condition de l’accord sur lemarché. C’est vrai pour les biens ; c’est vrai pour les

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I l n’y a donc rien d’étonnant à voir le développe-ment du capitalisme cybernétique s’accompagner

d’un développement de toutes les formes de répres-sion, d’un hyper-sécuritarisme. La discipline tradi-tionnelle, la généralisation de l’état d’urgence, del’emergenza, sont amenés à croître dans un systèmetout entier tourné vers la peur de la menace. Lacontradiction apparente entre un renforcement desfonctions répressives de l’État et un discours écono-mique néolibéral qui prône le «moins d’État» – quipermet par exemple à Loïc Wacquant de se lancerdans une critique de l’idéologie libérale qui dissimu-le la montée de « l’État pénal» – ne se comprendqu’en référence à l’hypothèse cybernétique. Lyotardl’explique : « Il y a dans tout système cybernétiqueune unité de référence qui permet de mesurerl’écart produit par l’introduction d’un événementdans le système, ensuite, grâce à cette mesure, detraduire cet événement en information pour le systè-me, enfin s’il s’agit d’un ensemble réglé en homéo-stasie, d’annuler cet écart et de ramener le systèmeà la quantité d’énergie ou d’information qui était lasienne précédemment. […] Arrêtons-nous un peu ici.On voit comme l’adoption de ce point de vue sur lasociété, soit la fantaisie despotique qui est celle dumaître de se placer au lieu supposé du zéro centralet de s’identifier ainsi au Rien matriciel […] ne peutque le contraindre à étendre son idée de la menaceet donc de la défense. Car quel est l’événement quine comporterait pas de menace à ce point de vue?Aucun ; tous au contraire, puisqu’ils sont des pertur-bations d’un ordre circulaire, reproduisant le même,exigent une mobilisation de l’énergie aux fins d’ap-propriation et d’élimination. Est-ce “abstrait”?Faut-il un exemple? C’est le projet même que per-pètre en France et en haut lieu, l’institution d’uneDéfense opérationnelle du territoire, nantie d’un

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Capital compénètre tous les flux vivants : socialisationde l’économie et anthropomorphose du Capital sontdeux processus solidaires et indissociables. Il faut etil suffit pour qu’ils se réalisent que toute actioncontingente soit prise dans un mixte de dispositifs desurveillance et de saisie. Les premiers sont inspirésde la prison en tant qu’elle introduit un régime devisibilité panoptique, centralisé. Ils ont longtemps étéle monopole de l’État moderne. Les seconds sont ins-pirés de la technique informatique en tant qu’ellevise un régime de quadrillage décentralisé et entemps réel. L’horizon commun de ces dispositifs estcelui d’une transparence totale, d’une correspondan-ce absolue de la carte et du territoire, d’une volontéde savoir à un tel degré d’accumulation qu’elledevient volonté de pouvoir. Une des avancées de lacybernétique a consisté à clôturer les systèmes desurveillance et de suivi en s’assurant que les sur-veillants et les suiveurs soient à leur tour surveilléset/ou suivis, et ce au gré d’une socialisation ducontrôle qui est la marque de la prétendue «sociétéde l’information». Le secteur du contrôle s’autonomi-se parce que s’impose la nécessité de contrôler lecontrôle, les flux marchands étant doublés par desflux d’informations dont la circulation et la sécuritédoivent à leur tour être optimisées. Au sommet de cetétagement des contrôles, le contrôle étatique, la poli-ce et le droit, la violence légitime et le pouvoir judi-ciaire, jouent un rôle de contrôleurs en dernièreinstance. Cette surenchère de surveillance qui carac-térise les «sociétés de contrôle», Deleuze l’expliquesimplement : «elles fuient de partout». Ce qui confir-me sans cesse le contrôle dans sa nécessité. «Dansles sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recom-mencer (de l’école à la caserne, etc.), tandis que dansles sociétés de contrôle on n’en finit jamais avecrien.»

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S i la répression tient le rôle, dans le capitalismecybernétique, de conjuration de l’événement, la

prévision est son corollaire, en tant qu’elle vise à éli-miner l’incertitude liée à tout futur. C’est l’enjeu destechnologies statistiques. Alors que celles de l’État-providence se tournaient tout entières vers l’antici-pation des risques, probabilisés ou non, celles ducapitalisme cybernétique visent à multiplier lesdomaines de responsabilité. Le discours du risqueest le moteur du déploiement de l’hypothèse cyber-nétique : il est d’abord diffusé pour être ensuite inté-riorisé. Car les risques sont d’autant mieux acceptésque ceux qui y sont exposés ont l’impression d’avoirchoisi de les prendre, qu’ils s’en sentent respon-sables et plus encore lorsqu’ils ont le sentiment depouvoir les contrôler et les maîtriser eux-mêmes.Mais, comme l’admet un expert, le «risque zéro»n’existe pas : «La notion de risque affaiblit bien lesliens causaux, mais ce faisant elle ne les fait pas dis-paraître. Au contraire elle les multiplie. […]Considérer un danger en terme de risque, c’est for-cément admettre qu’on ne pourra jamais s’en pré-munir absolument : on pourra le gérer, ledomestiquer, mais jamais l’anéantir.» C’est au titrede sa permanence pour le système que le risque estun outil idéal pour l’affirmation de nouvelles formesde pouvoir qui favorisent l’emprise croissante desdispositifs sur les collectifs et les individus. Il éliminetout enjeu de conflit par le rassemblement obligatoi-re des individus autour de la gestion de menacescensées concerner chacun de la même façon.L’argument qu’ON voudrait nous faire admettre est lesuivant : plus y a de sécurité, plus il y a productionconcomitante d’insécurité. Et si vous pensez que l’in-sécurité croît alors que la prévision est de plus enplus infaillible, c’est que vous avez vous-même peurdes risques. Et si vous avez peur des risques, si vous

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Centre opérationnel de l’armée de terre, dont la spé-cificité est de parer à la menace “interne”, ce quinaît dans les obscurs replis du corps social dont“l’état-major” ne prétend pas moins qu’être la têteclairvoyante : cette clairvoyance s’appelle fichiernational ; […] la traduction de l’événement en infor-mation pour le système se nomme renseignement[…] ; enfin l’exécution des ordres régulateurs et leurinscription dans le “corps social”, surtout quand onimagine celui-ci en proie à quelque intense émotion,par exemple à la peur panique qui le secouerait entous sens au cas où se déclencherait une guerrenucléaire (entendez aussi bien où se lèverait on nesait quelle vague jugée insane de protestation,contestation, désertion civile) – cette exécutionrequiert l’infiltration assidue et fine des canauxémetteurs dans la “chair” sociale, soit comme le dit àmerveille tel officier supérieur, la “police des mouve-ments spontanés”. » La prison est donc au sommetd’une cascade de dispositifs de contrôle, le garant endernière instance qu’aucun événement perturbantn’aura lieu dans le corps social pour entraver la cir-culation des personnes et des biens. La logique de lacybernétique étant de remplacer des institutionscentralisées, des formes sédentaires de contrôle, pardes dispositifs de traçage, des formes nomades decontrôle, la prison comme dispositif classique desurveillance est évidemment amenée à être prolon-gée par des dispositifs de saisie comme le braceletélectronique, par exemple. Le développement descommunity police dans le monde anglo-saxon, de la«police de proximité» en France, répond aussi à unelogique cybernétique de conjuration de l’événement,d’organisation de la rétroaction. Selon cette logique,les perturbations dans une zone seront d’autantmieux étouffées qu’elles seront amorties par lessous-zones du système les plus proches.

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exclure sans se priver d’une source potentielle deprofit. Le capitalisme cybernétique fait donc aller depair socialisation de l’économie et montée du «prin-cipe-responsabilité». Il produit le citoyen en tantque «dividu à risques» qui auto-neutralise sonpotentiel de destruction de l’ordre. Il s’agit ainsi degénéraliser l’auto-contrôle, disposition qui favorisela prolifération des dispositifs et en assure un relaisefficace. Toute crise, dans le capitalisme cyberné-tique, prépare un renforcement des dispositifs. Lacontestation anti-OGM comme la «crise de la vachefolle» de ces dernières années en France, ont endéfinitive permis d’instituer une traçabilité inéditedes dividus et des choses. La professionnalisationaccrue du contrôle – qui est avec l’assurance l’undes secteurs économiques dont la croissance estgarantie par la logique cybernétique – n’est quel’autre face de la montée du citoyen, comme subjec-tivité politique ayant totalement autoréprimé lerisque qu’elle représente objectivement. La vigilancecitoyenne contribue ainsi à l’amélioration des dispo-sitifs de pilotage.

T andis que la montée du contrôle à la fin duXIXe siècle passait par une dissolution des liens

personnalisés – ce qui fait qu’ON a pu parler de «dis-parition des communautés» –, elle passe dans lecapitalisme cybernétique par un nouveau tissage deliens sociaux entièrement traversés par l’impératifde pilotage de soi et des autres au service de l’unitésociale : c’est ce devenir-dispositif de l’homme quefigure le citoyen de l’Empire. L’importance présentede ces nouveaux systèmes citoyen-dispositif, quicreusent les vieilles institutions étatiques et propul-sent la nébuleuse associative-citoyenne, démontreque la grande machine sociale que doit être le capi-talisme cybernétique ne peut se passer des hommes,

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ne faites pas confiance au système pour contrôlerintégralement votre vie, votre peur risque d’êtrecontagieuse et de présenter un risque bien réel dedéfiance envers le système. Autrement dit, avoirpeur des risques, c’est déjà représenter soi-mêmeun risque pour la société. L’impératif de circulationmarchande sur lequel repose le capitalisme cyber-nétique se métamorphose en phobie générale, enphantasme d’autodestruction. La société de contrôleest une société paranoïaque, ce que confirme sanspeine la prolifération en son sein des théories de laconspiration. Chaque individu est ainsi subjectivédans le capitalisme cybernétique comme dividu àrisques, comme l’ennemi quelconque de la sociétééquilibrée.

I l ne faut pas s’étonner alors que le raisonnementde ces collaborateurs en chef du Capital que sont

François Ewald ou Denis Kessler en France soit d’af-firmer que l’État-providence, caractéristique dumode de régulation sociale fordiste, en réduisant lesrisques sociaux, a fini par déresponsabiliser les indi-vidus. Le démantèlement des systèmes de protectionsociale, auquel on assiste depuis le début des annéesquatre-vingt, vise par conséquent à responsabiliserchacun en faisant porter à tous les «risques» quefont seuls subir les capitalistes à l’ensemble du«corps social». Il s’agit en dernière analyse d’incul-quer le point de vue de la reproduction de la sociétéà chaque individu, qui devra ne plus rien attendred’elle, mais tout lui sacrifier. C’est que la régulationsociale des catastrophes et de l’imprévu ne peut plusêtre gérée, comme elle l’était au Moyen Âge pendantles lèpres, par la seule exclusion sociale, la logiquedu bouc émissaire, la contention et la clôture. Si toutle monde doit devenir responsable du risque qu’ilfait encourir à la société, c’est qu’ON ne peut plus

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quoique certains cybernéticiens incrédules aient misdu temps à le croire, comme en témoigne cette prisede conscience dépitée du milieu des années 1980 :

«L’automatisation systématique serait effectivementun moyen radical de surmonter les limites physiquesou mentales qui sont à la source des erreurshumaines les plus communes : pertes momentanéesde vigilance dues à la fatigue, au stress ou à la routi-ne ; incapacité provisoire d’interpréter simultané-ment une multitude d’informations contradictoireset donc de maîtriser des situations trop complexes ;euphémisation du risque sous la pression des cir-constances (urgences, pressions hiérarchiques…) ;erreurs de représentation conduisant à surestimerla sécurité de systèmes habituellement très fiables(on cite le cas d’un pilote refusant catégoriquementde croire que l’un de ses réacteurs est en feu). Il fautcependant se demander si la mise hors circuit del’homme, considéré comme le maillon faible de l’in-terface homme/machine, ne risque pas en définitivede créer de nouvelles vulnérabilités, ne serait-cequ’en étendant les erreurs de représentation etpertes de vigilance qui sont, comme on l’a vu, lacontrepartie fréquente d’un sentiment exagéré desécurité. Le débat mérite en tout cas d’être ouvert.»

En effet.

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peut ainsi dire que le capitalisme le plus outré estsocialiste sous certains de ses aspects, et que toutle socialisme est une «mutation» du capitalismedestinée à tenter de stabiliser le système à traversune redistribution – redistribution estiméenécessaire pour assurer la survie de tous et lesinciter à une consommation plus large. Nousappellerons dans cette ébauche «capitalismesocial» une organisation de l’économie, conçuedans le but d’établir un équilibre acceptable entrecapitalisme et socialisme.

Yona FriedmanUtopies réalisables, 1974

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V

L’écosociété est décentralisée, communautaire,participative. La responsabilité et l’initiativeindividuelle existent vraiment. L’écosociété reposesur le pluralisme des idées, des styles et desconduites de vie. Conséquence : égalité et justicesociale sont en progrès. Mais aussi, bouleversementdes habitudes, des modes de pensée et des mœurs.Les hommes ont inventé une vie différente dansune société en équilibre. Ils se sont aperçus que lemaintien d’un état d’équilibre était plus délicat quele maintien d’un état de croissance continue. Grâceà une nouvelle vision, à une nouvelle logique de lacomplémentarité, à de nouvelles valeurs, leshommes de l’écosociété ont inventé une doctrineéconomique, une science politique, une sociologie,une technologie et une psychologie de l’étatd’équilibre contrôlé.

Joël de RosnayLe Macroscope, 1975

Capitalisme et socialisme représentent deuxorganisations de l’économie dérivées du mêmesystème de base, celui de la quantification de lavaleur ajoutée. […] Considéré sous cet angle, lesystème appelé «socialisme» n’est que le sous-système correcteur appliqué au «capitalisme». On

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l’économiste Dennis H. Meadows, s’inspirait des tra-vaux d’un certain Jay Forrester qui avait été chargéen 1952 par l’US Air Force de mettre au point unsystème d’alerte et de défense – le SAGE System –qui coordonnait pour la première fois radars et ordi-nateurs dans le but de détecter et d’empêcher unepossible attaque du territoire américain par desfusées ennemies. Forrester avait monté des infra-structures de communication et de contrôle entrehommes et machines où ceux-ci étaient interconnec-tés pour la première fois en « temps réel». Puis ilavait été nommé dans l’école de management duMIT pour étendre ses compétences en matièred’analyse systémique au monde économique. Ilappliqua les mêmes principes d’ordre et de défenseaux entreprises, puis ce sera le tour des villes etenfin de l’ensemble de la planète dans son ouvrageWorld Dynamics qui inspira les rapporteurs du MIT.Ainsi la «deuxième cybernétique» fut-elle détermi-nante pour fixer les principes de restructuration ducapitalisme. Avec elle, l’économie politique devenaitune science du vivant. Elle analysait le monde entant que système ouvert de transformation et de cir-culation de flux d’énergie et de flux monétaires.

E n France, un ensemble de pseudo-savants –l’illuminé de Rosnay et le baveux Morin mais

aussi le mystique Henri Atlan, Henri Laborit, RenéPasset et l’arriviste Attali – se réunissent pour élabo-rer, à la suite du MIT, Dix commandements pour unenouvelle économie, un «éco-socialisme» disent-ils,en suivant une approche systémique, c’est-à-direcybernétique, obsédée par « l’état d’équilibre» detout et de tous. Il n’est pas inutile a posteriori, lors-qu’ON écoute la «gauche» d’aujourd’hui et aussi la«gauche de la gauche», de rappeler certains desprincipes que de Rosnay présentait en 1975 :

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L es événements de Mai 68 ont provoqué dansl’ensemble des sociétés occidentales une réac-

tion politique dont ON a peine à se souvenir l’ampleuraujourd’hui. Très vite, la restructuration du capita-lisme s’organisa, comme se met en marche unearmée. On vit, avec le Club de Rome, des multinatio-nales comme Fiat, Volkswagen et Ford payer deséconomistes, des sociologues et des écologistes pourqu’ils déterminent les productions auxquellesdevaient renoncer les entreprises afin que le systè-me capitaliste fonctionne mieux et se renforce. En1972, le rapport du Massachusetts Institute ofTechnology commandité par ledit Club de Rome,Halte à la croissance, fit grand bruit parce qu’ilrecommandait de stopper le processus d’accumula-tion capitaliste, y compris dans les pays dits en voiede développement. Du plus haut de la domination, ON

revendiquait la «croissance zéro» afin de préserverles rapports sociaux et les ressources de la planète,ON introduisait des composantes qualitatives dansl’analyse du développement contre les projectionsquantitatives centrées sur la croissance, ON exigeaiten définitive que celle-ci soit entièrement redéfinieet cette pression s’accentua encore lorsqu’éclata lacrise de 1973. Le capitalisme semblait faire sonautocritique. Mais si j’ai parlé à nouveau de guerreet d’armée, c’est que le rapport du MIT, rédigé par

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munications et de l’informatique. Sans remettre encause ni la propriété privée, ni la propriété d’État, ON

invite à une cogestion, à un contrôle des entreprisespar les communautés de salariés et d’usagers.L’euphorie réformatrice cybernétique est telle, en cedébut des années 1970, qu’ON évoque sans plus fré-mir, comme s’il ne s’était, depuis le XIXe siècle, agique de cela, l’idée d’un «capitalisme social», ainsique le défendit par exemple l’architecte écologiste etgraphomane Yona Friedman. Ainsi s’est cristallisé cequ’ON a fini par appeler «socialisme de troisièmevoie», et son alliance avec l’écologie, dont ON connaîtaujourd’hui l’emprise politique en Europe. S’il fallaitretenir un événement qui, dans ces années-là, enFrance, a exposé la progression tortueuse vers cettenouvelle alliance entre socialisme et libéralisme, nonsans l’espoir qu’autre chose émerge, ce serait sansconteste l’affaire LIP. Avec elle c’est tout le socialis-me, jusque dans ses courants les plus radicauxcomme le «communisme de conseils», qui échoue àfaire chuter l’agencement libéral, et qui, sans subir àproprement parler de défaite, finit simplementabsorbé par le capitalisme cybernétique. L’adhésionrécente de l’écologiste Cohn-Bendit, le gentil leaderde Mai 68, au courant libéral-libertaire n’est qu’uneconséquence logique du retournement plus profonddes idées «socialistes» sur elles-mêmes.

L’actuel mouvement «anti-globalisation» et lacontestation citoyenne en général ne présentent

aucune rupture à l’intérieur de cette formationd’énoncés élaborée il y a trente ans. Ils réclamentsimplement l’accélération de sa mise en œuvre. S’yfait jour, derrière les contre-sommets tonitruants,une même vision froide de la société comme totalitémenacée d’éclatements, un même objectif de régula-tion sociale. Il s’agit de restaurer la cohésion sociale

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1. Conserver la variété des espaces comme des cul-tures, la biodiversité comme la multiculturalité.

2. Veiller à ne pas ouvrir, ne pas laisser s’échapperl’information contenue dans les boucles de régu-lation.

3. Rétablir les équilibres de l’ensemble du systèmepar décentralisation.

4. Différencier pour mieux intégrer, car conformé-ment à ce qu’a pressenti Teilhard de Chardin,l’illuminé en chef de tous les cybernéticiens,« toute intégration réelle se fonde sur une diffé-renciation préalable. […] L’homogène, le mélan-ge, le syncrétisme, c’est l’entropie. Seule l’uniondans la diversité est créatrice. Elle accroît lacomplexité, conduit à des niveaux plus élevésd’organisation.»

5. Pour évoluer : se laisser agresser.6. Préférer les objectifs, les projets à la programma-

tion détaillée.7. Savoir utiliser l’information.8. Savoir maintenir des contraintes sur les éléments

du système.

I l ne s’agit plus, comme ON pouvait faire encoresemblant de le croire en 1972, de mettre en cause

le capitalisme et ses effets dévastateurs, mais plutôtde « réorienter l’économie de manière à mieux ser-vir, à la fois, les besoins humains, le maintien etl’évolution du système social et la poursuite d’unevéritable coopération avec la nature. L’économied’équilibre qui caractérise l’écosociété est donc uneéconomie “régulée”, au sens cybernétique duterme.» Les premiers idéologues du capitalismecybernétique parlent d’ouvrir à une gestion commu-nautaire du capitalisme par en bas, à une responsa-bilisation de chacun grâce à « l’intelligencecollective» qui résultera des progrès des télécom-

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C’est qu’à partir des années 1970, le socialismen’est plus qu’un démocratisme, désormais

absolument nécessaire à la progression de l’hypo-thèse cybernétique. Il faut comprendre l’idéal dedémocratie directe, de démocratie participativecomme désir d’une expropriation générale par lesystème cybernétique de toute l’information conte-nue dans ses parties. La demande de transparence,de traçabilité, est une demande de circulation par-faite de l’information, un progressisme dans lalogique de flux qui régit le capitalisme cybernétique.C’est entre 1965 et 1970 qu’un jeune philosopheallemand, héritier présumé de la « théorie critique»,fondait le paradigme démocratique de la contesta-tion présente en entrant avec fracas dans plusieurscontroverses avec ses aînés. Au socio-cybernéticienNiklas Luhmann, théoricien hyper-fonctionnalistedes systèmes, Habermas opposait l’imprévisibilité dudialogue, des argumentations, irréductibles à desimples échanges d’informations. Mais c’est surtoutcontre Marcuse que fut élaboré ce projet d’une«éthique de la discussion» généralisée qui devaitradicaliser en le critiquant le projet démocratiquedes Lumières. À Marcuse qui explique, en commen-tant les observations de Max Weber, que «rationali-sation» veut dire que la raison technique, auprincipe de l’industrialisation et du capitalisme, estindissolublement une raison politique, Habermasrétorque qu’un ensemble de rapports intersubjectifsimmédiats échappent aux rapports sujet-objetmédiatisés par la technique, et qu’en définitive ils lesencadrent et les orientent. Autrement dit, face audéveloppement de l’hypothèse cybernétique, la poli-tique devrait viser à autonomiser et étendre cettesphère des discours, à multiplier les arènes démo-cratiques, à construire et rechercher un consensusqui, par nature en somme, serait émancipateur.

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pulvérisée par la dynamique du capitalisme cyberné-tique et de garantir en dernière instance la participa-tion de tous à cette dernière. Aussi n’est-il passurprenant de voir l’économicisme le plus arideimprégner de façon si tenace et si nauséabonde lesrangs des citoyens. Le citoyen dépossédé de tout seprojette en expert amateur de la gestion sociale etconçoit le néant de sa vie comme succession ininter-rompue de «projets» à réaliser : comme le remarqueavec une feinte naïveté le sociologue Luc Boltanski,« tout peut accéder à la dignité du projet, y comprisles entreprises hostiles au capitalisme». De mêmeque le dispositif «autogestion» fut séminal dans laréorganisation du capitalisme depuis trente ans, lacontestation citoyenne n’est rien d’autre que l’instru-ment actuel de la modernisation de la politique. Cenouveau «processus de civilisation» repose sur lacritique de l’autorité développée dans les années1970, au moment où se cristallisait la deuxièmecybernétique. La critique de la représentation poli-tique comme pouvoir séparé, déjà récupérée par lenouveau management dans la sphère de productionéconomique, est aujourd’hui réinvestie dans la sphè-re politique. Partout ce ne sont qu’horizontalité desrapports et participation à des projets qui doiventremplacer l’autorité hiérarchique et bureaucratiquepoussiéreuse, contre-pouvoirs et décentralisationsqui sont censés défaire les monopoles et le secret.Ainsi s’étendent et se resserrent sans obstacles leschaînes d’interdépendance sociale, ici faites de sur-veillance, ailleurs de délégation. Intégration de lasociété civile par l’État et intégration de l’État par lasociété civile s’engrènent de mieux en mieux. Ainsis’organise la division du travail de gestion des popu-lations nécessaire à la dynamique du capitalismecybernétique. L’affirmation d’une «citoyenneté mon-diale» devra prévisiblement la parachever.

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travers d’une «réappropriation des outils» et desinstitutions, qui devraient être gagnées par une«convivialité» générale ; convivialité qui serait enmesure de saper la loi de la valeur. Le philosophedes techniques Simondon fait même de cette réap-propriation le levier du dépassement de Marx et dumarxisme : «Le travail possède l’intelligence des élé-ments, le capital possède l’intelligence desensembles ; mais ce n’est pas en réunissant l’intelli-gence des éléments et l’intelligence des ensemblesque l’on peut faire l’intelligence de l’être intermé-diaire et non mixte qu’est l’individu technique. […]Le dialogue du capital et du travail est faux parcequ’il est au passé. La collectivisation des moyens deproduction ne peut opérer une réduction de l’aliéna-tion par elle-même; elle ne peut l’opérer que si elleest la condition préalable de l’acquisition par l’indi-vidu humain de l’intelligence de l’objet techniqueindividué. Cette relation de l’individu humain à l’in-dividu technique est la plus délicate à former.» Lasolution au problème de l’économie politique, del’aliénation capitaliste comme de la cybernétiquerésiderait dans l’invention d’une nouvelle relationaux machines, d’une «culture technique» qui auraitjusqu’à présent fait défaut à la modernité occidentale.C’est une telle doctrine qui justifie depuis trente ansle développement massif de l’enseignement «cito-yen» des sciences et des techniques. Parce que levivant, contrairement à ce que suppose l’hypothèsecybernétique, est essentiellement différent desmachines, l’homme aurait une responsabilité dereprésentation des objets techniques : «L’hommecomme témoin des machines, écrit Simondon, estresponsable de leur relation ; la machine individuellereprésente l’homme, mais l’homme représente l’en-semble des machines, car il n’y a pas une machinede toutes les machines, alors qu’il peut y avoir une

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Outre qu’il réduit le «monde vécu», la «vie quoti-dienne», l’ensemble de ce qui fuit de la machine decontrôle, à des interactions sociales, à des discours,Habermas ignore plus profondément encore l’hété-rogénéité fondamentale des formes-de-vie entreelles. Au même titre que le contrat, le consensus estattaché à l’objectif d’unification et de pacificationpar gestion des différences. Dans le cadre cyberné-tique, toute foi dans l’«agir communicationnel»,toute communication qui n’assume pas la possibilitéde son impossibilité, finit par servir le contrôle. C’estpourquoi la technique et la science ne sont pas sim-plement, comme le pense l’idéaliste Habermas, desidéologies qui viendraient recouvrir le tissu concretdes relations intersubjectives. Ce sont des « idéolo-gies matérialisées», des dispositifs en cascade, unegouvernementalité concrète qui traverse ces rela-tions. Nous ne voulons pas plus de transparence ouplus de démocratie. Il y en a bien assez. Nous vou-lons au contraire plus d’opacité et plus d’intensité.

M ais je n’en aurai pas fini avec le socialisme telque l’a périmé l’hypothèse cybernétique tant

que je n’aurai pas évoqué une autre voix ; je veuxparler de la critique centrée sur les rapportshommes-machines qui, depuis les années 1970, s’at-taque au nœud supposé du problème cybernétiqueen posant la question de la technique par-delà techno-phobie – celle d’un Theodore Kaczynski ou du singelettré de l’Oregon, John Zerzan – et technophilie, etqui prétend fonder une nouvelle écologie radicalequi ne soit pas bêtement romantique. Dès la criseéconomique des années 1970, Ivan Illich est parmiles premiers à exprimer l’espoir d’une refondationdes pratiques sociales non plus seulement au tra-vers d’un nouveau rapport entre sujets, commechez Habermas, mais aussi entre sujets et objets, au

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Tout comme la modernisation l’a fait dans uneépoque antérieure, la postmodernisation (ouinformatisation) actuelle marque une nouvelle façonde devenir homme. Là où la production d’âme estconcernée, comme dirait Musil, on devraitréellement remplacer les techniques traditionnellesdes machines industrielles par l’intelligencecybernétique des technologies de l’information et dela communication. Il nous faut inventer ce que PierreLévy appelle une «anthropologie du cyberespace».

Michael Hardt,Toni Negri, Empire, 1999

La communication constitue le troisième moyenfondamental du contrôle impérial. […] Les systèmescontemporains de communication ne sont passubordonnés à la souveraineté ; c’est au contrairela souveraineté qui semble être subordonnée à lacommunication. […] La communication est la formede production capitaliste dans laquelle le capital aréussi à soumettre entièrement et mondialement lasociété à son régime, supprimant toutes les voiesde remplacement.

Michael Hardt, Toni Negri, Empire, 1999

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pensée visant toutes les machines.» Dans sa formeutopique actuelle, comme chez Guattari à la fin de savie ou aujourd’hui chez un Bruno Latour, cette écoleprétendra «faire parler» les objets, représenter leursnormes dans l’arène publique au travers d’un «par-lement des choses». À terme, les technocratesdevraient faire place à des «mécanologues» etautres «médiologues» dont on ne voit pas en quoi ilsdiffèreraient des technocrates actuels si ce n’estqu’ils seraient plus rompus à la vie technique, qu’ilsseraient des citoyens idéalement accouplés à leursdispositifs. Ce que font mine d’ignorer nos utopistes,c’est que l’intégration de la raison technique par tousn’entamerait en rien les rapports de force existants.La reconnaissance de l’hybridité hommes-machinesdes agencements sociaux ne ferait certainementqu’étendre la lutte pour la reconnaissance et la tyran-nie de la transparence au monde inanimé. Dans cetteécologie politique rénovée, socialisme et cybernétiqueatteignent leur point de convergence optimal : le pro-jet d’une République verte, d’une démocratie tech-nique – «un renouveau de la démocratie pourraitavoir pour objectif une gestion pluraliste de l’en-semble de ses composantes machiniques», écritGuattari dans son dernier texte publié – la vision mor-telle d’une paix civile définitive entre humains etnon-humains.

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sociale, d’une «économie solidaire», d’une « trans-formation du mode de production», non plus parcollectivisation ou étatisation des moyens de produc-tion mais par collectivisation des décisions de pro-duction. Comme l’affiche par exemple un YannMoulier Boutang, il s’agit finalement que soit recon-nu « le caractère social collectif de la création derichesse», que le métier de vivre en citoyen soit valo-risé. Ce prétendu communisme en est réduit à undémocratisme économique, au projet de reconstruc-tion d’un État «post-fordiste», par le bas. La coopé-ration sociale y est posée comme toujours-déjàdonnée, sans incommensurabilités éthiques, sansinterférences avec la circulation des affects, sansproblèmes de communauté.

L’itinéraire de Toni Negri à l’intérieur del’Autonomie, puis de la nébuleuse de ses dis-

ciples en France et dans le monde anglo-saxon,montre combien le marxisme autorisait une telleglissade vers la volonté de volonté, la «mobilisationinfinie», scellant sa défaite inéluctable, à terme, faceà l’hypothèse cybernétique. Cette dernière n’a euaucun mal à se brancher sur la métaphysique de laproduction qui recouvre tout le marxisme et queNegri pousse à son terme en considérant tout affect,toute émotion, toute communication en dernière ins-tance comme un travail. De ce point de vue, auto-poïèse, autoproduction, auto-organisation et auto-nomie sont des catégories qui jouent un rôle homo-logue dans les formations discursives distinctes oùelles ont émergé. Les revendications inspirées parcette critique de l’économie politique, celle du reve-nu garanti comme celle des «papiers pour tous», nes’attaquent aux fondements que de la seule sphèreproductive. Si certains de ceux qui demandentaujourd’hui un revenu garanti ont pu rompre avec la

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L’utopie cybernétique n’a pas seulement vampiriséle socialisme et sa puissance d’opposition en en

faisant un «démocratisme de proximité». Dans cesannées 1970 pleines de confusion, elle a aussi conta-miné le marxisme le plus avancé, rendant intenable etinoffensive sa perspective. «Partout – comme l’écritLyotard en 1979 –, à un titre ou à l’autre, la Critiquede l’économie politique et la critique de la société alié-née qui en était le corrélat sont utilisés en guise d’élé-ments dans la programmation du système.» Face àl’hypothèse cybernétique unifiante, l’axiome abstraitd’un antagonisme potentiellement révolutionnaire –lutte des classes, «communauté humaine» (Gemein-wesen) ou «social-vivant» contre Capital, generalintellect contre processus d’exploitation, «multi-tude» contre «Empire», «créativité» ou «virtu-osité» contre travail, «richesse sociale» contre valeurmarchande, etc. – sert en définitive le projet politiqued’une plus grande intégration sociale. La critique del’économie politique et l’écologie ne critiquent pas legenre économique propre au capitalisme, ni la visiontotalisante et systémique propre à la cybernétique,elles en font même paradoxalement les moteurs deleurs philosophies émancipatrices de l’histoire. Leurtéléologie n’est plus celle du prolétariat ou de lanature mais celle du Capital. Leur perspective estaujourd’hui profondément celle d’une économie

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haut que le marxisme de Negri avait fonctionné,comme tous les autres marxismes, à partir d’unaxiome abstrait sur l’antagonisme social, c’est qu’ila besoin concrètement de la fiction de l’unité ducorps social. Sous ses jours les plus offensifs, commeceux qui furent vécus en France pendant le mouve-ment des chômeurs de l’hiver 1997-1998, ses pers-pectives visent à fonder un nouveau contrat social,fût-il appelé communiste. Au sein de la politiqueclassique, le négrisme joue déjà le rôle d’avant-garde des mouvements écologistes.

P our retrouver la conjoncture intellectuelle quiexplique cette foi aveugle dans le social conçu

comme objet et sujet possible d’un contrat, commeensemble d’éléments équivalents, comme classehomogène, corps organique, il faut revenir à la findes années 1950, lorsque la décomposition progres-sive de la classe ouvrière dans les sociétés occiden-tales inquiète les théoriciens marxistes car ellebouleverse l’axiome de la lutte des classes. Certainscroient alors trouver dans les Grundrisse de Marxune parade, une préfiguration de ce qu’est en trainde devenir le capitalisme et son prolétariat. Dans lefragment sur les machines, Marx envisage en pleinephase d’industrialisation que la force de travail indi-viduelle puisse cesser d’être la source principale dela plus-value car « le savoir social général, laconnaissance» deviendrait la puissance productiveimmédiate. Ce capitalisme-là, que l’ON dit aujour-d’hui «cognitif», ne serait plus contesté par le prolé-tariat qui naquit dans les grandes manufactures.Marx suppose qu’il le serait par « l’individu social».Il précise la raison de ce processus inéluctable derenversement : «Le capital met en branle toutes lesforces de la science et de la nature, il stimule lacoopération et le commerce sociaux pour libérer

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perspective de mise au travail de tous – c’est-à-direà la croyance dans le travail comme valeur fonda-mentale – qui prédominait encore auparavant dansles mouvements de chômeurs, c’est à condition,paradoxalement, d’avoir conservé une définitionhéritée, restrictive de la valeur comme «valeur-tra-vail». C’est ainsi qu’ils peuvent ignorer qu’ils contri-buent finalement à améliorer la circulation des bienset des personnes.

O r c’est précisément parce que la valorisationn’est plus assignable en dernier ressort à ce qui

a cours dans la seule sphère productive qu’il fau-drait désormais déplacer le geste politique – je songeà la grève, par exemple, sans même parler de grèvegénérale – vers les sphères de la circulation des pro-duits et de l’information. Qui ne voit que la demandede «papiers pour tous», si elle est satisfaite, necontribuera qu’à une plus grande mobilité de laforce de travail au niveau mondial, ce qu’ont biencompris les penseurs libéraux américains? Quant ausalaire garanti, s’il était obtenu, ne ferait-il pasentrer simplement un revenu supplémentaire dansle circuit de la valeur? Il représenterait l’équivalentformel d’un investissement du système dans son«capital humain», d’un crédit ; il anticiperait uneproduction à venir. Dans le cadre de la restructura-tion présente du capitalisme, sa revendicationpourrait être comparée à une proposition néo-key-nésienne de relance de la «demande effective» quipuisse servir de filet de sécurité au développementsouhaité de la «Nouvelle Économie». De là aussil’adhésion de plusieurs économistes à l’idée d’un«revenu universel» ou «revenu de citoyenneté». Cequi justifierait celui-ci, de l’avis même de Negri et deses fidèles, c’est une dette sociale contractée par lecapitalisme envers la «multitude». Et si j’ai dit plus

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est séparé, moment dans la métamorphose du capi-tal, lui obéissant autant que le gouvernant.» Le pro-blème éthique que pose l’espoir placé dansl’intelligence collective, qui aujourd’hui se retrouvedans les utopies d’usages collectifs autonomes desréseaux de communication, est le suivant : «on nepeut décider que le rôle principal du savoir est d’êtreun élément indispensable du fonctionnement de lasociété et agir en conséquence à son endroit que sil’on a décidé que celle-ci est une grande machine.Inversement, on ne peut compter avec sa fonctioncritique et songer à en orienter le développement etla diffusion dans ce sens que si l’on a décidé qu’ellene fait pas un tout intégré et qu’elle reste hantée parun principe de contestation.» En conjuguant lesdeux termes pourtant irréconciliables de cette alter-native, l’ensemble des positions hétérogènes dontnous avons trouvé la matrice dans le discours deToni Negri et de ses adeptes, et qui représentent lepoint d’achèvement de la tradition marxiste et de samétaphysique, sont condamnées à l’errance poli-tique, à l’absence de destination autre que celle queleur ménage la domination. L’essentiel ici, et quiséduit tant d’apprentis intellectuels, c’est que cessavoirs ne soient jamais des pouvoirs, que la connais-sance ne soit jamais connaissance de soi, que l’intelli-gence reste toujours séparée de l’expérience. Lavisée politique du négrisme est de formaliser l’infor-mel, de rendre explicite l’implicite, patent le tacite,bref de valoriser ce qui est hors-valeur. Et en effet,Yann Moulier-Boutang, chien fidèle de Negri, finitpar lâcher le morceau en 2000, dans un râle irréelde cocaïnomane débilité : «Le capitalisme dans sanouvelle phase, ou sa dernière frontière, a besoin ducommunisme des multitudes.» Le communismeneutre de Negri, la mobilisation qu’il commande,n’est pas seulement compatible avec le capitalisme

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(relativement) la création de la richesse du temps detravail. […] Ce sont là les conditions matérielles quiferont éclater les fondements du capital.» La contra-diction du système, son antagonisme catastrophique,viendrait du fait que le Capital mesure toute valeuren temps de travail tout en étant amené à diminuercelui-ci à cause des gains de productivité que permetl’automation. Le capitalisme est en somme condam-né parce qu’il demande à la fois moins de travail etplus de travail. Les réponses à la crise économiquedes années 1970, le cycle de luttes qui dure plus dedix ans en Italie, donnent un coup de fouet inespéréà cette téléologie. L’utopie d’un monde où lesmachines travailleront à notre place paraît à por-tée de main. La créativité, l’individu social, le gene-ral intellect – jeunesse étudiante, marginauxcultivés, travailleurs immatériels, etc. – détachésdu rapport d’exploitation, seraient le nouveau sujetdu communisme qui vient. Pour certains, dontNegri ou Castoriadis, mais aussi les situationnistes,cela signifie que le nouveau sujet révolutionnairese réappropriera sa « créativité », ou son « imagi-naire », confisqués par le rapport de travail, et feradu temps de non-travail une source nouvelled’émancipation de soi et de la collectivité. L’Auto-nomie en tant que mouvement politique sera fon-dée sur ces analyses.

E n 1973, Lyotard, qui a longtemps fréquentéCastoriadis au sein de Socialisme ou Barbarie,

note l’indifférenciation entre ce nouveau discoursmarxiste ou post-marxiste du general intellect et lediscours de la nouvelle économie politique : « lecorps des machines que vous appelez sujet social etforce productive universelle de l’homme n’est autreque le corps du Capital moderne. Le savoir qui y esten jeu n’est nullement le fait de tous les individus, il

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crise des années 1970 sans remettre en cause lecapitalisme, «relancer la croissance», et non plus lastopper, impliquait par conséquent une réorganisa-tion profonde dans le sens d’une démocratisationdes choix économiques et d’un soutien institutionnelau temps de la vie, comme dans la demande de«gratuité» par exemple. C’est à ce titre seulementque l’ON peut affirmer aujourd’hui que le «nouvelesprit du capitalisme» hérite de la critique socialedes années 1960-1970 : dans l’exacte mesure oùl’hypothèse cybernétique inspire le mode de régula-tion sociale qui émerge alors.

I l n’est donc guère étonnant que la communica-tion, la mise en commun de savoirs impuissants

que réalise la cybernétique, autorise aujourd’hui lesidéologues les plus avancés à parler de «communis-me cybernétique», comme le font Dan Sperber ouPierre Lévy – le cybernéticien en chef du mondefrancophone, le collaborateur de la revueMultitudes, l’auteur de l’aphorisme: « l’évolutioncosmique et culturelle culmine aujourd’hui dans lemonde virtuel du cyberespace.» «Socialistes et com-munistes, écrivent Hardt et Negri, ont longtempsexigé que le prolétariat ait l’accès libre et le contrôledes machines et des matériels qu’il utilise pour pro-duire. Toutefois, dans le contexte de la productionimmatérielle et biopolitique, cette exigence tradi-tionnelle prend un aspect nouveau. Non seulementla multitude utilise des machines pour produire,mais elle devient elle-même de plus en plus machi-nique, les moyens de production étant de plus enplus intégrés aux esprits et aux corps de la multitu-de. Dans ce contexte, la réappropriation signifieavoir le libre accès (et le contrôle sur) la connaissan-ce, l’information, la communication et les affects,parce que ce sont quelques-uns des moyens pre-

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cybernétique, il en est désormais la condition d’ef-fectuation.

U ne fois les propositions du Rapport du MIT digé-rées, les économistes de la croissance ont souli-

gné en effet le rôle primordial de la créativité, del’innovation technologique – à côté des facteursCapital et Travail – dans la production de plus-value.Et d’autres experts, aussi bien informés, ont alorsaffirmé doctement que la propension à innoverdépendait du degré d’éducation, de formation, desanté, des populations – à la suite de l’économicistele plus radical, Gary Becker, ON appellera cela le«capital humain» –, de la complémentarité entre lesagents économiques – complémentarité qui peut êtrefavorisée par la mise en place d’une circulationrégulière d’informations, par les réseaux de commu-nication – ainsi que de la complémentarité entrel’activité et l’environnement, le vivant humain et levivant non-humain. Ce qui expliquerait la crise desannées 1970 c’est qu’il y a une base sociale, cogniti-ve et naturelle au maintien du capitalisme et à sondéveloppement qui aurait été négligée jusqu’alors.Plus profondément, cela signifie que le temps denon-travail, l’ensemble des moments qui échappentaux circuits de la valorisation marchande – c’est-à-dire la vie quotidienne – sont aussi un facteur decroissance, détiennent une valeur en puissance entant qu’ils permettent d’entretenir la base humainedu Capital. On vit dès lors des armées d’expertsrecommander aux entreprises d’appliquer des solu-tions cybernétiques à l’organisation de la pro-duction : développement des télécommunications,organisation en réseaux, «management parti-cipatif» ou par projet, panels de consommateurs,contrôles de qualité contribuent à faire remonter lestaux de profit. Pour ceux qui voulaient sortir de la

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contradicteur ou d’en être un régulateur, de créer aulieu de vouloir que la créativité se libère, de désirerplutôt que de désirer le désir, bref, de combattre lacybernétique au lieu d’être un cybernéticien critique.

O n pourrait, habité par la passion triste de l’origi-ne, chercher dans le socialisme historique les

prémisses de cette alliance devenue manifestedepuis trente ans, que ce soit dans la philosophie desréseaux de Saint-Simon, dans la théorie de l’équi-libre chez Fourier ou dans le mutuellisme deProudhon, etc. Mais ce que les socialistes ont encommun depuis deux siècles, et qu’ils partagentavec ceux d’entre eux qui se sont déclarés commu-nistes, c’est de ne lutter que contre un seul des effetsdu capitalisme : sous toutes ses formes le socialismelutte contre la séparation en recréant du lien socialentre sujets, entre sujets et objets, sans lutter contrela totalisation qui fait qu’ON peut assimiler le social àun corps et l’individu à une totalité close, un corps-sujet. Mais il y a aussi un autre terrain commun,mystique, sur fond de quoi le transfert des catégo-ries de pensée du socialisme et de la cybernétiqueont pu s’allier, celui d’un humanisme inavouable,d’une foi incontrôlée dans le génie de l’humanité. Demême qu’il est ridicule de voir derrière la construc-tion d’une ruche à partir des attitudes erratiques desabeilles «une âme collective», comme le faisait audébut du siècle l’écrivain Maeterlinck dans une pers-pective catholique, de même le maintien du capita-lisme n’est-il en rien tributaire de l’existence d’uneconscience collective de la «multitude» logée aucœur de la production. Sous couvert de l’axiome dela lutte des classes, l’utopie socialiste historique,l’utopie de la communauté, aura été en définitiveune utopie de l’Un promulguée par la Tête sur uncorps qui n’en peut mais. Tout socialisme – qu’il se

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miers de la production biopolitique.» Dans ce com-munisme-là, s’émerveillent-ils, ON ne partagera pasles richesses mais les informations et tout le mondesera à la fois producteur et consommateur. Chacundeviendra son «automedia» ! Le communisme seraun communisme de robots !

Q u’elle rompe seulement avec les postulats indivi-dualistes de l’économie ou qu’elle considère

l’économie marchande comme volet régional d’uneéconomie plus générale – ce qu’impliquent toutes lesdiscussions sur la notion de valeur, comme celles dugroupe allemand Krisis, toutes les défenses du doncontre l’échange inspirées par Mauss, y comprisl’énergétique anti-cybernétique d’un Bataille, ainsique toutes les considérations sur le symbolique, quece soit chez Bourdieu ou Baudrillard – la critique del’économie politique reste in fine tributaire de l’éco-nomicisme. Dans une perspective de salut par l’acti-vité, l’absence d’un mouvement de travailleurs quicorresponde au prolétariat révolutionnaire imaginépar Marx sera conjurée par le travail militant de sonorganisation. «Le parti, écrit Lyotard, doit fournir lapreuve que le prolétariat est réel et il ne le peut pasplus qu’on ne peut fournir la preuve d’un idéal deraison. Il ne peut que se fournir lui-même commepreuve et faire une politique réaliste. Le référent deson discours reste imprésentable directement, nonostensible. Le différend refoulé revient à l’intérieurdu mouvement ouvrier, en particulier sous la formede conflits récurrents sur la question de l’organisa-tion.» La quête d’une classe de producteurs en luttefait des marxistes les plus conséquents des produc-teurs d’une classe intégrée. Or il n’est pas indiffé-rent, existentiellement et stratégiquement, des’opposer politiquement plutôt que de produire desantagonismes sociaux, d’être pour le système un

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réclame plus ou moins explicitement des catégoriesde démocratie, de production, de contrat social –,aujourd’hui, défend le parti de la cybernétique. Lapolitique non-citoyenne doit s’assumer comme anti-sociale autant qu’anti-étatique, elle doit refuser decontribuer à la résolution de la «question sociale»,récuser la mise en forme du monde sous forme deproblèmes, rejeter la perspective démocratique quistructure l’acceptation par chacun des requêtes dela société. Quant à la cybernétique, ce n’est plusaujourd’hui que le dernier socialisme possible.

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I l est coutume lorsqu’on est écrivain, poète ou phi-losophe de parier sur la puissance du Verbe pour

entraver, déjouer, percer les flux informationnels del’Empire, les machines binaires de l’énonciation.Vous les avez entendus les chantres de la poésiecomme dernier rempart face à la barbarie de lacommunication. Même quand il identifie sa positionà celle des littératures mineures, des excentriques,des « fous littéraires», lorsqu’il traque les idiolectesqui travaillent toute langue pour montrer ce quiéchappe au code, pour faire imploser l’idée même decompréhension, pour exposer le malentendu fonda-teur qui fait échec à la tyrannie de l’information,l’auteur qui, de plus, se sait agi, parlé, traversé pardes intensités, n’en reste pas moins animé devant sapage blanche par une conception prophétique del’énoncé. Pour le «récepteur» que je suis, les effetsde sidération que certaines écritures se sont mises àrechercher sciemment à partir des années 1960 nesont à cet égard pas moins paralysants que l’était lavieille théorie critique catégorique et sentencieuse.Voir depuis ma chaise Guyotat ou Guattari jouir àchaque ligne, se distordre, éructer, péter et vomirleur devenir-délire ne me fait bander, jouir, râlerqu’assez rarement, c’est-à-dire seulement lorsqu’undésir me porte sur les rives du voyeurisme.Performances pour sûr mais performances de quoi?

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VII

La théorie c’est la jouissance sur l’immobilisation.[…] Ce qui vous fait bander, théoriciens, et vousjette dans notre bande, c’est la froideur du clair etdu distinct ; en fait, du distinct seul, qui estl’opposable, car le clair n’est qu’une redondancesuspecte du distinct, traduite en philosophie dusujet. Arrêtez la barre, vous dites : sortir du pathos,– voilà votre pathos.

Jean-François LyotardÉconomie libidinale, 1973

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spontanés.» L’enjeu de toute énonciation n’est pas laréception mais bien la contagion. J’appelle insinua-tion – l’illapsus de la philosophie médiévale – la stra-tégie qui consistera à suivre la sinuosité de lapensée, les paroles errantes qui me gagnent tout enconstituant en même temps le terrain vague où vien-dra s’établir leur réception. En jouant sur le rapportdu signe à ses référents, en usant des clichés àcontre-emploi, comme dans la caricature, en lais-sant s’approcher le lecteur, l’insinuation rend pos-sible une rencontre, une présence intime, entre lesujet de l’énonciation et ceux qui se branchent surl’énoncé. « Il y a des mots de passe sous les motsd’ordre, écrivent Deleuze et Guattari. Des mots quiseraient comme de passage, des composantes depassage, tandis que les mots d’ordre marquent desarrêts, des compositions stratifiées organisées.»L’insinuation est la brume de la théorie et sied à undiscours dont l’objectif est de permettre les luttescontre le culte de la transparence attaché, dès l’ori-gine, à l’hypothèse cybernétique.

Que la vision cybernétique du monde soit unemachine abstraite, une fable mystique, une élo-

quence froide à laquelle de multiples corps, gestes,paroles, échappent continuellement ne suffit pas pourconclure à son échec inéluctable. Si quelque chose faitdéfaut à la cybernétique à cet égard, c’est cela mêmequi la soutient : le plaisir de la rationalisationoutrancière, la brûlure que provoque le « tautisme»,la passion de la réduction, la jouissance de l’aplatis-sement binaire. S’attaquer à l’hypothèse cyberné-tique, il faut le répéter, ce n’est pas la critiquer et luiopposer une vision concurrente du monde socialmais expérimenter à côté d’elle, effectuer d’autresprotocoles, les créer de toutes pièces et en jouir. Àpartir des années 1950, l’hypothèse cybernétique a

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L’hypothèse cybernétique

Performances d’une alchimie d’internat où la pierrephilosophale est traquée à jets d’encre et de foutremêlés. L’intensité proclamée ne suffit pas à engen-drer le passage d’intensité. La théorie et la critique,quant à elles, restent cloîtrées dans une police del’énoncé clair et distinct, aussi transparent quedevait l’être le passage de la « fausse conscience» àla conscience éclairée.

L oin de céder à une quelconque mythologie duVerbe ou essentialisation du sens, Burroughs

propose dans Révolution électronique des formes delutte contre la circulation contrôlée des énoncés, desstratégies offensives d’énonciation qui ressortissentaux opérations de «manipulation mentale» que luiinspirent ses expériences de «cut-up», une combi-natoire des énoncés fondée sur l’aléa. En proposantde faire du «brouillage» une arme révolutionnaire ilsophistique indéniablement les recherches précé-dentes d’un langage offensif. Mais comme la pra-tique situationniste du «détournement», que riendans son modus operandi ne permet de distinguerde celle de la «récupération» – ce qui explique safortune spectaculaire –, le «brouillage» n’est qu’uneopération réactive. Il en est de même pour lesformes de lutte contemporaines sur Internet qui sontinspirées par ces instructions de Burroughs : pira-tages, propagations de virus, spamming ne peuventservir in fine qu’à déstabiliser temporairement lefonctionnement du réseau de communication. Maispour ce qui nous occupe ici et maintenant,Burroughs est contraint d’en convenir, en des termescertes hérités des théories de la communication, quihypostasient donc le rapport émetteur-récepteur :« Il serait plus utile de découvrir comment lesmodèles d’exploration pourraient être altérés afin depermettre au sujet de libérer ses propres modèles

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VIII

Il nous manque aussi cette générosité, cetteindifférence au sort que donne à défaut d’unegrande joie la familiarité des pires déchéances etque le monde qui vient nous apportera.

Roger Caillois

Sans cesse le fictif paie plus cher sa force, quandau-delà de son écran transparaît le réel possible.Sans doute n’est-ce qu’aujourd’hui que ladomination du fictif s’est faite totalitaire. Maisc’est justement là sa limite dialectique et«naturelle». Ou bien dans l’ultime bûcher disparaîtjusqu’au désir et avec lui son sujet, la corporéité endevenir de la Gemeinwesen latente, ou bien toutsimulacre est dissipé : la lutte extrême de l’espècese déchaîne contre les gestionnaires de l’aliénationet, dans le déclin sanglant de tous les «soleils del’avenir», commence à poindre enfin un avenirpossible. Il ne manque désormais aux hommes,pour être, que de se séparer définitivement de toute«utopie concrète».

Giorgio CesaranoManuel de survie, 1975

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exercé une fascination inavouée sur toute une géné-ration «critique», des situationnistes à Castoriadis, deLyotard à Foucault, Deleuze et Guattari. On pourraitcartographier leurs réponses de la sorte: les premierss’y sont opposés en développant une pensée audehors, en surplomb, les seconds en usant d’une pen-sée du milieu, d’une part «un type métaphysique dedifférend avec le monde, qui vise aux mondes supra-terrestres transcendants ou aux contre-mondes uto-piques», de l’autre «un type poïétique de différendavec le monde qui voit dans le réel lui-même la pistequi conduit à la liberté», comme le résume PeterSloterdijk. La réussite de toute expérimentation révo-lutionnaire future se mesurera essentiellement à sacapacité à rendre caduque cette opposition. Cela com-mence quand les corps changent d’échelle, se sententépaissir, sont traversés par des phénomènes molécu-laires qui échappent aux points de vue systémiques,aux représentations molaires, et font de chacun deleurs pores une machine de vision accrochée auxdevenirs plutôt qu’un appareil photographique, quicadre, qui délimite, qui assigne les êtres. J’insinuedans les lignes qui suivent un protocole d’expérimen-tation destiné à défaire l’hypothèse cybernétique et lemonde qu’elle persévère à construire. Mais commepour d’autres arts érotiques ou stratégiques, sonusage ne se décide pas ni ne s’impose. Il ne peut pro-venir que du plus pur involontarisme, ce qui implique,certes, une certaine désinvolture.

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Tous les individus, les groupes, toutes les formes-de-vie ne peuvent pas être montés en boucle de rétroac-tion. Il y en a de trop fragiles. Qui menacent decasser. De trop forts, qui menacent de casser.Ces devenirs-là,en instance de cassure,supposent qu’à un moment de l’expérience vécue lescorps passent par le sentiment aigu que cela peutfinir abruptement,d’un instant à l’autre,que le rien,que le silence,que la mort sont à portée de corps et de geste.Cela peut finir.La menace.

F aire échec au processus de cybernétisation,faire basculer l’Empire passera par une ouver-

ture à la panique. Parce que l’Empire est unensemble de dispositifs qui visent à conjurer l’évé-nement, un processus de contrôle et de rationalisa-tion, sa chute sera toujours perçue par ses agents etses appareils de contrôle comme le plus irrationneldes phénomènes. Les lignes qui suivent donnent unaperçu de ce que peut être un tel point de vuecybernétique sur la panique et indiquent assez biena contrario sa puissance effective : «La panique est

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dans un théâtre, on pourrait fuir ensemble, commeun troupeau de bêtes en danger, et augmenterl’énergie de la fuite par des mouvements de mêmedirection. Une peur de masse de cette espèce, active,est le grand événement collectif vécu par tous lesanimaux qui vivent en troupe et qui se sauventensemble parce qu’ils sont bons coureurs.» Je tiensà cet égard pour un fait politique de la plus hauteimportance la panique de plus d’un million de per-sonnes que provoqua Orson Welles en octobre 1938en annonçant par voie d’ondes l’arrivée imminentedes martiens dans le New Jersey, à une époque où laradiophonie était encore suffisamment vierge pourqu’on attache à ses émissions une certaine valeur devérité. Parce que «plus on lutte pour sa propre vieplus il devient évident qu’on lutte contre les autresqui vous gênent de tous les côtés», la panique révèleaussi, à côté d’une dépense inouïe et incontrôlable,la guerre civile en son état nu : elle est «une désinté-gration de la masse dans la masse».

E n situation de panique, des communautés sedétachent du corps social conçu comme totalité

et veulent lui échapper. Mais comme elles en sontencore captives physiquement et socialement, ellessont obligées de s’attaquer à elle. La panique mani-feste, plus que tout autre phénomène, le corps plu-riel et inorganique de l’espèce. Sloterdijk, ce dernierhomme de la philosophie, prolonge cette conceptionpositive de la panique ; «Dans une perspective histo-rique, les alternatifs sont probablement les premiershommes à développer un rapport non hystériqueavec l’apocalypse possible. […] La conscience alter-native actuelle se caractérise par quelque chosequ’on pourrait qualifier de rapport pragmatique avecla catastrophe.» À la question, « la civilisation, dansla mesure où elle doit s’édifier sur des espérances,

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donc un comportement collectif inefficace parcequ’inadapté au danger (réel ou supposé) ; elle secaractérise par la régression des mentalités à unniveau archaïque et grégaire, elle aboutit à desréactions primitives de fuite éperdue, d’agitationdésordonnée, de violences physiques et, d’une façongénérale, à des actes d’auto- ou d’hétéro-agressivi-té ; les réactions de panique relèvent des caractèresde l’âme collective avec altération des perceptionset du jugement, alignement sur les comportementsles plus frustes, suggestibilité, participation à la vio-lence sans notion de responsabilité individuelle. »

L a panique est ce qui fait paniquer les cybernéti-ciens. Elle représente le risque absolu, la mena-

ce potentielle permanente qu’offre l’intensificationdes rapports entre formes-de-vie. De ce fait, il faut larendre effrayante comme s’y efforce le même cyber-néticien appointé : «La panique est dangereuse pourla population qu’elle atteint ; elle majore le nombrede victimes résultant d’un accident en raison desréactions de fuites inappropriées, elle peut mêmeêtre la seule responsable des morts et des blessés ; àchaque fois, ce sont les mêmes scénarios : actes defureur aveugle, piétinement, écrasement…» Lemensonge d’une telle description consiste à imagi-ner les phénomènes de panique exclusivement enmilieu clos : en tant que libération des corps, lapanique s’autodétruit parce que tout le mondecherche à s’enfuir par une issue qui est trop étroite.

M ais il est possible d’envisager, comme à Gênesen juillet 2001, qu’une panique d’une échelle

suffisante pour déjouer les programmations cyber-nétiques et traverser plusieurs milieux, dépasse lestade de l’anéantissement, ainsi que le suggèreCanetti dans Masse et Puissance : «Si l’on n’était pas

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des éléments du système. On appelle «bruit», uncomportement qui échapperait au contrôle tout enrestant indifférent au système, ce qui par consé-quent ne peut pas être traité par une machine binai-re, réduit à un 0 ou à un 1. Ces bruits, ce sont leslignes de fuite, les errances des désirs qui ne sontpas encore rentrés dans le circuit de la valorisation,le non-inscrit. Nous avons appelé Parti Imaginairel’ensemble hétérogène de ces bruits qui prolifèrentsous l’Empire sans pour autant renverser son équi-libre instable, sans modifier son état, la solitudeétant par exemple la forme la plus répandue de cespassages du côté du Parti Imaginaire. Wiener, lors-qu’il fonde l’hypothèse cybernétique, imagine l’exis-tence de systèmes – appelés «circuits fermésréverbérants» – où proliféreraient les écarts entrecomportements désirés par l’ensemble et comporte-ments effectifs de ces éléments. Il envisage que cesbruits pourraient alors s’accroître brutalement ensérie, comme lorsque les réactions d’un pilote fontchasser son véhicule après qu’il s’est engagé sur uneroute verglacée ou qu’il a percuté une glissière d’au-toroute. Surproduction de mauvais feedbacks quidistordent ce qu’ils devraient signaler, qui amplifientce qu’ils devraient contenir, ces situations indiquentla voie d’une pure puissance reverbérante. La pra-tique actuelle du bombardement d’informations surcertains points nodaux du réseau Internet – le spam-ming – vise à produire de telles situations. Touterévolte sous et contre l’Empire ne peut se concevoirqu’à partir d’une amplification de ces «bruits»capables de constituer ce que Prigogine et Stengers –qui invitent à une analogie entre monde physique etmonde social – ont appelé des «points debifurcation», des seuils critiques à partir desquelsun nouvel état du système devient possible.

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des répétitions, des sécurités et des institutions, n’a-t-elle pas pour condition l’absence, voire l’exclusionde l’élément panique», comme l’implique l’hypothè-se cybernétique, Sloterdijk oppose que «c’est seule-ment grâce à la proximité d’expériences paniquesque des civilisations vivantes sont possibles». Ellesconjurent ainsi les potentialités catastrophiques del’époque en retrouvant leur familiarité originaire.Elles offrent la possibilité de convertir ces énergiesen «une extase rationnelle par laquelle l’individus’ouvre à l’intuition : “je suis le monde”». Ce quidans la panique rompt les digues et se transforme encharge positive potentielle, intuition confuse (dans lacon-fusion) de son dépassement, c’est que chacun yest comme la fondation vivante de sa propre crise aulieu de la subir comme une fatalité extérieure. Larecherche de la panique active – « l’expériencepanique du monde» – est donc une technique d’as-somption du risque de désintégration que chacunreprésente pour la société en tant que dividu àrisque. C’est la fin de l’espoir et de toute utopieconcrète qui prend forme comme pont jeté vers lefait de ne plus rien attendre, de n’avoir plus rien àperdre. Et c’est une manière de réintroduire, parune sensibilité particulière aux possibles des situa-tions vécues, à leurs possibilités d’effondrement, àl’extrême fragilité de leur ordonnancement, un rap-port serein au mouvement de fuite en avant du capi-talisme cybernétique. Au crépuscule du nihilisme, ils’agit de rendre la peur aussi extravagante que l’es-poir.

D ans le cadre de l’hypothèse cybernétique, lapanique est comprise comme un changement

d’état du système autorégulé. Pour un cybernéticien,tout désordre ne peut partir que des variations entrecomportements mesurés et comportements effectifs

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Prigogine et Stengers, là où le système a le “choix”entre deux régimes de fonctionnement et n’est, àproprement parler, ni dans l’un ni dans l’autre, ladéviation par rapport à la loi générale est totale : lesfluctuations peuvent atteindre le même ordre degrandeur que les valeurs macroscopiquesmoyennes. […] Des régions séparées par des dis-tances macroscopiques sont corrélées : les vitessesdes réactions qui s’y produisent se règlent l’une surl’autre, les événements locaux se répercutent donc àtravers tout le système. Il s’agit là vraiment d’un étatparadoxal qui défie toutes nos “intuitions” à proposdu comportement des populations, un état où lespetites différences, loin de s’annuler, se succèdent etse propagent sans répit. Au chaos indifférent del’équilibre a ainsi fait place un chaos créateur telque l’évoquèrent les anciens, un chaos fécond d’oùpeuvent sortir des structures différentes.»

I l serait naïf de déduire directement de cette des-cription scientifique des potentiels de désordre un

nouvel art politique. L’erreur des philosophes et detoute pensée qui se déploie sans reconnaître en elle,dans son énonciation même, ce qu’elle doit au désirest de se situer artificiellement au-dessus des pro-cessus qu’elle objective, même depuis l’expérience ;ce à quoi n’échappent pas, d’ailleurs, Prigogine etStengers. L’expérimentation, qui n’est pas l’expé-rience achevée mais son processus d’accomplisse-ment, se situe dans la fluctuation, au milieu desbruits, à l’affût de la bifurcation. Les événements quise vérifient dans le social, à un niveau assez signifi-catif pour influer sur les destins généraux, ne consti-tuent pas la simple sommation des comportementsindividuels. Inversement, les comportements indivi-duels n’influent plus d’eux-mêmes sur les destinsgénéraux. Restent néanmoins trois étapes qui n’en

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L’erreur commune de Marx et de Bataille avecleurs catégories de « force de travail» ou de

«dépense» aura été d’avoir situé la puissance derenversement du système en dehors de la circulationdes flux marchands, dans une extériorité pré-systé-mique, d’avant et d’après le capitalisme, dans lanature chez l’un, dans un sacrifice fondateur chezl’autre, qui devaient être le levier à partir duquelpenser la métamorphose sans fin du système capita-liste. Dans le premier numéro du Grand Jeu, le pro-blème de la rupture d’équilibre est posé dans destermes plus immanents quoique encore quelque peuambigus : «Cette force qui est, ne peut rester inem-ployée dans un cosmos plein comme un œuf et ausein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulementalors un déclic, une manette inconnue doit fairedévier soudain ce courant de violence dans un autresens. Ou plutôt dans un sens parallèle, mais grâce àun décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doitdevenir la Révolte invisible.» Il ne s’agit pas simple-ment d’une « insurrection invisible d’un million d’es-prits» comme le pensait le céleste Trocchi. La forcede ce que nous appelons politique extatique ne vientpas d’un dehors substantiel mais de l’écart, de lapetite variation, des tournoiements qui, partant del’intérieur du système, le poussent localement à sonpoint de rupture et donc des intensités qui passentencore entre formes-de-vie, malgré l’atténuation desintensités qu’elles entretiennent. Plus précisément,elle vient du désir qui excède le flux en tant qu’il lenourrit sans y être traçable, qu’il passe sous sontracé et qu’il se fixe parfois, s’instancie entre desformes-de-vie qui jouent, en situation, le rôle d’at-tracteurs. Il est, cela se sait, dans la nature du désirde ne pas laisser de traces là où il passe. Revenons àcet instant où un système en équilibre peut basculer :«Au voisinage des points de bifurcation, écrivent

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de la même façon que le capitalisme, à coup de miseen circulation et de contrôle dans le but de saisir,comme dans la guerre classique, le cœur de l’ennemiet de prendre le pouvoir en prenant sa tête.

L a révolte invisible, le «coup-du-monde» dontparlait Trocchi, joue au contraire sur la puissan-

ce. Elle est invisible parce qu’elle est imprévisibleaux yeux du système impérial. Amplifiées, les fluc-tuations par rapport aux dispositifs impériaux nes’agrègent jamais. Elles sont aussi hétérogènes quele sont les désirs et ne pourront jamais former detotalité close, pas même une multitude dont le nomn’est qu’un leurre s’il ne signifie pas multiplicitéirréconciliable des formes-de-vie. Les désirs fuient,ils font clinamen ou pas, ils produisent des intensitésou pas, et par-delà la fuite, ils continuent à fuir. Ilsrestent rétifs à toute forme de représentation en tantque corps, classe, parti. Il faut donc bien en déduireque toute propagation de fluctuations sera aussi pro-pagation de la guerre civile. La guérilla diffuse estcette forme de lutte qui doit produire une telle invisi-bilité aux yeux de l’ennemi. Le recours par une frac-tion de l’Autonomie à la guérilla diffuse dans l’Italiedes années 1970 s’explique précisément en vertu ducaractère cybernétique avancé de la gouvernemen-talité italienne. Ces années étaient celles du dévelop-pement du «consociativisme», qui annonce lecitoyennisme actuel, l’association des partis, dessyndicats et des associations pour la répartition et lacogestion du pouvoir. Encore le plus important n’est-il pas ici le partage mais la gestion et le contrôle. Cemode de gouvernement va bien au-delà de l’État-providence en créant des chaînes d’interdépendanceplus longues entre citoyens et dispositifs, étendantainsi les principes de contrôle et de gestion de labureaucratie administrative.

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font qu’une et qui, à défaut d’être représentées,s’éprouveront à même les corps comme problèmesimmédiatement politiques : je veux parler de l’ampli-fication des actes non-conformes ; de l’intensificationdes désirs et de leur accord rythmique ; de l’agence-ment d’un territoire, si tant est que « la fluctuationne peut envahir d’un seul coup le système toutentier. Elle doit d’abord s’établir dans une région.Selon que cette région initiale est ou non plus petitequ’une dimension critique […] la fluctuation régres-se ou peut, au contraire, envahir tout le système».Trois problèmes donc qui demandent des exercicesen vue d’une offensive anti-impériale : problème deforce, problème de rythme, problème d’élan.

C es questions, envisagées depuis le point de vueneutralisé et neutralisant de l’observateur de

laboratoire ou de salon, il faut les reprendre à partirde soi, en faire l’épreuve. Amplifier des fluctuations,qu’est-ce que cela signifie pour moi? Comment desdéviances, les miennes par exemple, peuvent-ellesprovoquer le désordre? Comment passe-t-on desfluctuations éparses et singulières, des écarts de cha-cun par rapport à la norme et aux dispositifs à desdevenirs, à des destins? Comment ce qui fuit dans lecapitalisme, ce qui échappe à la valorisation peut-ilfaire force et se retourner contre lui? Ce problème, lapolitique classique l’a résolu par la mobilisation.Mobiliser, cela voulait dire additionner, agréger, ras-sembler, synthétiser. Cela voulait dire unifier lespetites différences, les fluctuations en les faisant pas-ser pour un grand tort, une injustice irréparable, àréparer. Les singularités étaient déjà là. Il suffisait deles subsumer sous un prédicat unique. L’énergieaussi était toujours-déjà là. Il suffisait de l’organiser.Je serai la tête, ils seront le corps. Ainsi le théoricien,l’avant-garde, le parti ont-ils fait fonctionner la force

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O n doit à T. E. Lawrence d’avoir élaboré les prin-cipes de la guerilla à partir de son expérience de

combat aux côtés des Arabes, contre les Turcs en1916. Que dit Lawrence? Que la bataille n’est plus leprocessus unique de la guerre, de même que la des-truction du cœur de l’ennemi n’est plus son objectifcentral, a fortiori si cet ennemi est sans visagecomme c’est le cas face au pouvoir impersonnel quematérialisent les dispositifs cybernétiques del’Empire : «La plupart des guerres sont des guerresde contact, les deux forces s’efforçant de resterproches afin d’éviter toute surprise tactique. Laguerre arabe, elle, devait être une guerre de ruptu-re : contenir l’ennemi par la menace silencieuse d’unvaste désert inconnu et en ne se découvrant qu’aumoment de l’attaque.» Deleuze, même s’il opposetrop rigidement la guérilla, qui pose le problème del’individualité, et la guerre, qui pose celui de l’orga-nisation collective, précise qu’il s’agit d’ouvrir l’es-pace le plus possible et de prophétiser ou, mieuxencore, «de fabriquer du réel et non d’y répondre».La révolte invisible, la guérilla diffuse ne sanction-nent pas une injustice, elles créent un monde pos-sible. Dans le langage de l’hypothèse cybernétique,la révolte invisible, la guérilla diffuse, au niveaumoléculaire, je sais la créer de deux manières.Premier geste, je fabrique du réel, je détraque et je

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IX

C’est là que les programmes généralisés se cassentles dents. Sur des bouts de monde, sur desmorceaux d’hommes qui n’en veulent pas, desprogrammes.

Philippe Carles, Jean-Louis Comolli,«Free Jazz, hors programme, hors sujet, horschamp», 2000

Les quelques rebelles actifs doivent posséder desqualités de vitesse et d’endurance, d’ubiquité etl’indépendance des voies de ravitaillement.

T. E. Lawrence, «Guerilla», Encyclopaedia Britannica, tome X,1926

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mesure où elle parvient à son objectif qui est de«dérober à l’adversaire tout objectif», de ne jamaisfournir de cibles à l’ennemi. Elle impose dans ce casà l’ennemi une «défense passive» très coûteuse enmatériels et en hommes, en énergies, et étend dansle même mouvement son propre front en reliantentre eux les foyers d’attaques. La guérilla tend doncdès son invention vers la guérilla diffuse. Ce type delutte produit de surcroît des rapports nouveaux trèsdistincts de ceux qui ont cours dans les armées tra-ditionnelles : «On recherchait un maximum d’irré-gularité et de souplesse. La diversité désorientait lesservices de renseignements ennemis. […] Chacunpouvait rentrer chez soi lorsque la conviction luimanquait. Le seul contrat qui les unissait était l’hon-neur. En conséquence l’armée arabe n’avait pas dediscipline au sens où la discipline restreint et étouffel’individualité et où elle constitue le plus petit déno-minateur commun des hommes.» Pour autantLawrence n’idéalise pas, comme sont tentés de lefaire les spontanéistes en général, l’esprit libertairede ses troupes. Le plus important est de pouvoircompter sur une population sympathisante qui tientalors à la fois le rôle de lieu de recrutement potentielet de diffusion de la lutte. «Une rébellion peut êtremenée par deux pour cent d’éléments actifs etquatre-vingt-dix-huit pour cent de sympathisantspassifs», mais cela nécessite du temps et des opéra-tions de propagande. Réciproquement, toutes lesoffensives de brouillage des lignes adverses impli-quent un service de renseignements parfait «quidoit permettre d’élaborer des plans dans une certi-tude absolue» afin de ne jamais fournir d’objectifs àl’ennemi. C’est précisément le rôle que pourraitdésormais avoir une organisation, au sens que ceterme avait dans la politique classique, que cettefonction de renseignements et de transmission des

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me détraque en détraquant. Tous les sabotagesprennent leur source là. Ce que mon comportementreprésente à ce moment n’existe pas pour le disposi-tif qui se détraque avec moi. Ni 0 ni 1, je suis le tiersabsolu. Ma jouissance excède le dispositif. Deuxièmegeste, je ne réponds pas aux boucles rétroactiveshumaines ou machiniques qui tentent de me cerner,tel Bartleby je «préfère ne pas», je me tiens àl’écart, je ne rentre pas dans l’espace des flux, je neme branche pas, je reste. Je fais usage de ma passi-vité comme d’une puissance contre les dispositifs. Ni0 ni 1, je suis le néant absolu. Premier temps: je jouisperversement. Deuxième temps: je me réserve. Au-delà. En deçà. Court-circuit et débranchement. Dansles deux cas le feedback n’a pas lieu, il y a une amor-ce de ligne de fuite. Ligne de fuite extérieure d’uncôté qui semble jaillir de moi ; ligne de fuite intérieurede l’autre qui me ramène à moi. Toutes les formes debrouillages partent de ces deux gestes, lignes de fuiteextérieures et intérieures, sabotages et retraits,recherche de formes de lutte et assomption deformes-de-vie. Le problème révolutionnaire consiste-ra désormais à conjuguer ces deux moments.

L awrence raconte que ce fut aussi la question quedurent résoudre les Arabes auprès desquels il se

rangea face aux Turcs. Leur tactique consistait eneffet « toujours à procéder par touches et replis ; nipoussées, ni coups. L’armée arabe ne chercha jamaisà conserver ou à améliorer l’avantage, mais à se reti-rer et à aller frapper ailleurs. Elle employait la pluspetite force dans le minimum de temps et à l’endroitle plus éloigné.» Les attaques contre le matériel etnotamment contre les canaux de communication plusque contre les institutions elles-mêmes sont privilé-giées, comme priver un tronçon de voies ferrées deses rails. La révolte ne devient invisible que dans la

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Lawrence. Le caractère flottant du pouvoir, ladimension nomade de la domination exigent parconséquent un surcroît d’activité de renseignement,ce qui signifie une organisation de la circulation dessavoirs-pouvoirs. Tel devrait être le rôle de la Sociétépour l’Avancement de la Science Criminelle (SASC).

D ans Cybernétique et société, alors qu’il pressenttrop tardivement que l’usage politique de la

cybernétique tend à renforcer l’exercice de la domi-nation, Wiener se pose une question similaire, enpréalable à la crise mystique dans laquelle il finira savie : «Toute la technique du secret, du brouillage desmessages et du bluff consiste à s’assurer que sonpropre camp peut faire usage plus efficacement quel’autre camp des forces et opérations de communica-tion. Dans cette utilisation combative de l’informa-tion, il est tout aussi important de laisser ouverts sespropres canaux d’information que d’obstruer lescanaux dont dispose l’adversaire. Une politique glo-bale en matière de secret implique presque toujoursla considération de beaucoup plus de choses que lesecret lui-même.» Le problème de la force reformuléen problème de l’invisibilité devient donc un problè-me de modulation de l’ouverture et de la fermeture. Ilrequiert à la fois l’organisation et la spontanéité. Oupour le dire autrement, la guérilla diffuse requiertaujourd’hui de constituer deux plans de consistancedistincts quoique entremêlés, l’un où s’organise l’ou-verture, la transformation du jeu des formes-de-vieen information, l’autre où s’organise la fermeture, larésistance des formes-de-vie à leur mise en informa-tion. Curcio : «Le parti-guérilla est l’agent maximalde l’invisibilité et de l’extériorisation du savoir-pou-voir du prolétariat, invisibilité par rapport à l’ennemiet extériorisation envers l’ennemi cohabitant en lui,au plus haut niveau de synthèse.» On objectera qu’il

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savoirs-pouvoirs accumulés. Ainsi la spontanéité desguérilleros n’est-elle pas nécessairement opposée àune quelconque organisation en tant que réservoird’informations stratégiques.

M ais l’important est que la pratique du brouilla-ge, telle que Burroughs la conçoit, et après lui

les hackers, est vaine si elle ne s’accompagne pasd’une pratique organisée de renseignements sur ladomination. Cette nécessité est renforcée du fait quel’espace dans lesquels la révolte invisible pourraitavoir lieu n’est pas le désert dont parle Lawrence.L’espace électronique d’Internet non plus n’est pasl’espace lisse et neutre dont parlent les idéologuesde l’âge de l’information. Les études les plusrécentes confirment d’ailleurs qu’Internet est à lamerci d’une attaque ciblée et coordonnée. Le maillagea été conçu de telle manière que le réseau fonction-nerait encore après une perte de 99 % des 10 mil-lions de «routeurs» – les nœuds du réseau decommunication où se concentre l’information –détruits de manière aléatoire, conformément à cequ’avaient voulu initialement les militaires améri-cains. Par contre, une attaque sélective conçue àpartir de renseignements précis sur le trafic, etvisant 5 % des nœuds les plus stratégiques – lesnœuds des réseaux haut-débit des grands opéra-teurs, les points d’entrée des lignes transatlantiques– suffirait à provoquer un effondrement du système.Virtuels ou réels, les espaces de l’Empire sont struc-turés en territoires, striés par les cascades de dispo-sitifs qui tracent les frontières puis les effacentlorsqu’elles deviennent inutiles, dans un balayageconstant qui est le moteur même des flux de circula-tion. Et dans un tel espace structuré, territorialisé etdéterritorialisé, la ligne de front avec l’ennemi nepeut pas être aussi nette que dans le désert de

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X

La révolution c’est le mouvement, mais lemouvement ce n’est pas la révolution.

Paul Virilio, Vitesse et politique, 1977

Dans un monde de scénarios bien réglés, deprogrammes minutieusement calculés, de partitionsimpeccables, d’options et d’actions bien placées,qu’est-ce qui fait obstacle, qu’est-ce qui traîne,qu’est-ce qui boite?La boiterie indique le corps.Du corps.La boiterie indique l’homme au talon fragile.Un Dieu le tenait par là. Il était Dieu par le talon.Les Dieux boitillent quand ils ne sont pas bossus.Le dérèglement c’est le corps. Ce qui boite, fait mal,tient mal, l’épuisement du souffle et le miracle del’équilibre. Pas plus que l’homme la musique netient debout.Les corps ne sont pas encore bien réglés par la loide la marchandise.Ça ne marche pas. Ça souffre. Ça s’use. Ça setrompe. Ça échappe.Trop chaud, trop froid, trop près, trop loin, tropvite, trop lent.

Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, «Free Jazz, hors programme, hors sujet, horschamp», 2000

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ne s’agit là après tout que d’une autre forme demachine binaire, ni meilleure, ni moins bonne quecelles qui s’effectuent dans la cybernétique. On auratort car c’est ne pas voir qu’au principe de ces deuxgestes se trouve une distance fondamentale avec lesflux réglés, une distance qui est la condition même del’expérience au sein d’un monde de dispositifs, unedistance qui est une puissance que je peux convertiren épaisseur et en devenir. Mais on aura tort surtoutparce que c’est ne pas comprendre que l’alternanceentre souveraineté et impouvoir ne se programmepas, que la course que ces postures dessinent est del’ordre de l’errance, que les lieux qui en sortent élus,sur le corps, à l’usine, dans les non-lieux urbains etpéri-urbains, sont imprévisibles.

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priation qui devrait permettre de contester la policesur son propre terrain, en créant un contre-mondeavec les mêmes moyens que ceux qu’elle emploie.La vitesse est ici conçue comme une des qualitésimportantes pour l’art politique révolutionnaire.Mais cette stratégie implique d’attaquer des forcessédentaires. Or sous l’Empire celles-ci tendent às’effriter tandis que le pouvoir impersonnel des dis-positifs devient nomade et traverse en les faisantimploser toutes les institutions.

À l’inverse, c’est la lenteur qui a informé un autrepan des luttes contre le Capital. Le sabotage lud-

diste ne doit pas être interprété dans une perspectivemarxiste traditionnelle comme une simple rébellionprimitive par rapport au prolétariat organisé, commeune protestation de l’artisanat réactionnaire contrel’expropriation progressive des moyens de produc-tion que provoque l’industrialisation. C’est un actedélibéré de ralentissement des flux de marchandiseset de personnes, qui anticipe sur la caractéristiquecentrale du capitalisme cybernétique en tant qu’il estmouvement vers le mouvement, volonté de puissan-ce, accélération généralisée. Taylor conçoit d’ailleursl’Organisation Scientifique du Travail comme unetechnique de combat contre le « freinage ouvrier»qui représente un obstacle effectif à la production.Dans l’ordre physique, les mutations du systèmedépendent aussi d’une certaine lenteur, comme l’in-diquent Prigogine et Stengers : «Plus rapide est lacommunication dans le système, plus grande est laproportion des fluctuations insignifiantes, incapablesde transformer l’état du système: plus stable est cetétat.» Les tactiques de ralentissement sont donc por-teuses d’une puissance supplémentaire dans la luttecontre le capitalisme cybernétique parce qu’elles nel’attaquent pas seulement dans son être mais dans

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O n a souvent insisté – T. E. Lawrence n’y fait pasexception – sur la dimension cinétique de la

politique et de la guerre comme contrepoint straté-gique à une conception quantitative des rapports deforce. C’est typiquement la perspective de la guérillapar opposition à celle de la guerre traditionnelle. Il aété dit qu’à défaut d’être massif un mouvement sedevait d’être rapide, plus rapide que la domination.C’est ainsi que l’Internationale Situationniste for-mule par exemple son programme en 1957 : « Il fautcomprendre que nous allons assister, participer, àune course de vitesse entre les artistes libres et lapolice pour expérimenter et développer les nou-velles techniques de conditionnement. Dans cettecourse la police a déjà un avantage considérable. Deson issue dépend pourtant l’apparition d’environne-ments passionnants et libérateurs ou le renforce-ment – scientifiquement contrôlable, sans brèche –de l’environnement du vieux monde d’oppression etd’horreur. […] Si le contrôle de ces nouveaux moyensn’est pas totalement révolutionnaire, nous pouvonsêtre entraînés vers l’idéal policé d’une sociétéd’abeilles. » Face à cette dernière image, évocationexplicite mais statique de la cybernétique achevéetelle que l’Empire lui donne figure, la révolutiondevrait consister dans une réappropriation desoutils technologiques les plus modernes, réappro-

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son processus. Mais il y a plus : la lenteur est aussinécessaire à une mise en rapport des formes-de-vieentre elles qui ne soit pas réductible à un simpleéchange d’informations. Elle exprime la résistancede la relation à l’interaction.

E n deçà ou au-delà de la vitesse et de la lenteur dela communication, il y a l’espace de la rencontre

qui permet de tracer une limite absolue à l’analogieentre le monde social et le monde physique. C’est eneffet parce que deux particules ne se rencontrerontjamais que les phénomènes de rupture ne peuventêtre déduits des observations de laboratoire. La ren-contre est cet instant durable où des intensités semanifestent entre les formes-de-vie en présence chezchacun. Elle est, en deçà du social et de la communi-cation, le territoire qui actualise les puissances descorps et s’actualise dans les différences d’intensitéqu’ils dégagent, qu’ils sont. La rencontre se situe endeçà du langage, outre-mots, dans les terres viergesdu non-dit, au niveau d’une mise en suspens, de cettepuissance du monde qui est aussi bien sa négation,son «pouvoir-ne-pas-être». Qu’est-ce qu’autrui? «Unautre monde possible», répond Deleuze. L’autreincarne cette possibilité qu’a le monde de n’être pas,ou d’être autre. C’est pourquoi dans les sociétés dites«primitives» la guerre revêt cette importance pri-mordiale d’annihiler tout autre monde possible. Il nesert à rien pourtant de penser le conflit sans penser lajouissance, la guerre sans penser l’amour. Danschaque naissance tumultueuse à l’amour, renaît ledésir fondamental de se transformer en transformantle monde. La haine et la suspicion que les amants sus-citent autour d’eux sont la réponse automatique etdéfensive à la guerre qu’ils font, du seul fait de s’ai-mer, à un monde où toute passion doit se méconnaîtreet mourir.

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et comme il marche sur deux jambes et qu’il frappealternativement le sol de ses pieds, qu’il ne peutavancer qu’en faisant chaque fois ce même mouve-ment des pieds, il se produit intentionnellement ounon un bruit rythmique.» Mais cette course n’est pasprévisible comme le serait celle d’un robot : «Lesdeux pieds ne se posent jamais avec la même force.La différence peut être plus ou moins grande entreeux, selon les dispositions et l’humeur personnelles.Mais on peut aussi marcher plus vite ou plus lente-ment, on peut courir, s’arrêter subitement, sauter.»Cela veut dire que le rythme est le contraire d’unprogramme, qu’il dépend des formes-de-vie et queles problèmes de vitesse peuvent être ramenés à desquestions de rythme. Tout corps en tant qu’il est boi-teux porte avec lui un rythme qui manifeste qu’il estdans sa nature de tenir des positions intenables. Cerythme qui vient des boiteries des corps, du mouve-ment des pieds, Canetti ajoute en outre qu’il est àl’origine de l’écriture en tant que traces de ladémarche des animaux, c’est-à-dire de l’Histoire.L’événement n’est rien d’autre que l’apparition detelles traces et faire l’Histoire c’est donc improviserà la recherche d’un rythme. Quel que soit le créditque l’on accorde aux démonstrations de Canetti,elles indiquent comme le font les fictions vraies, quela cinétique politique sera mieux comprise en tantque politique du rythme. Cela signifie a minimaqu’au rythme binaire et techno imposé par la cyber-nétique doivent s’opposer d’autres rythmes.

M ais cela signifie aussi que ces autres rythmes,en tant que manifestations d’une boiterie onto-

logique, ont toujours eu une fonction politique créa-trice. Canetti, encore lui, raconte que d’un côté « larépétition rapide par laquelle les pas s’ajoutent auxpas donne l’illusion d’un plus grand nombre d’êtres.

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L a violence est bien la première règle du jeu de larencontre. Et c’est elle qui polarise les errances

diverses du désir dont Lyotard invoque la libertésouveraine dans son Économie libidinale. Mais parcequ’il se refuse à voir que les jouissances s’accordententre elles sur un territoire qui les précède et où secôtoient les formes-de-vie, parce qu’il refuse decomprendre que la neutralisation de toute intensitéest elle-même une intensification, rien moins quecelle de l’Empire, parce qu’il ne peut en déduire quetout en étant inséparables, pulsions de vie et pul-sions de mort ne sont pas neutres en face d’un autresingulier, Lyotard ne peut finalement dépasser l’hé-donisme le plus compatible avec la cybernétisation :désaississez-vous, abandonnez-vous, laissez passerles désirs ! Jouissez, jouissez, il en restera toujoursquelque chose ! Que la conduction, l’abandon, lamobilité en général puissent accroître l’amplificationdes écarts à la norme ne fait aucun doute à conditionde reconnaître ce qui, au sein même de la circula-tion, interrompt les flux. Face à l’accélération queprovoque la cybernétique, la vitesse, le nomadismene peuvent représenter que des élaborations secon-daires vis-à-vis des politiques de ralentissement.

L a vitesse soulève les institutions. La lenteurcoupe les flux. Le problème proprement ciné-

tique de la politique n’est donc pas de choisir entredeux types de révolte mais de s’abandonner à unepulsation, d’explorer d’autres intensifications quecelles qui sont commandées par la temporalité del’urgence. Le pouvoir des cybernéticiens a été dedonner un rythme au corps social qui tendancielle-ment empêche toute respiration. Le rythme, tel queCanetti en propose la genèse anthropologique, estprécisément associé à la course : «Le rythme est àl’origine un rythme de pieds. Tout homme marche,

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«Levant le rideau des mots, l’improvisation devientgeste,acte non encore dit,forme non encore nommée, normée, honorée.S’abandonner à l’improvisationpour se libérer déjà – quelques beaux qu’ils soient –des récits musicaux déjà là du monde.Déjà là, déjà beaux, déjà récits, déjà monde.Défaire, ô Pénélope, les bandelettes musicales quiformentnotre cocon sonore,qui n’est pas le monde mais l’habitude rituelle dumonde.

Abandonnée, elle s’offre à ce qui flotte autour du sens,autour des mots,autour des codifications,elle s’offre aux intensités,aux retenues, aux élans, aux énergies,au peu nommable en somme.[…] L’improvisation accueille la menace et la dépasse,la dépossède d’elle-même, l’enregistre, puissance etrisque.»

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Ils ne bougent pas de place, ils poursuivent la dansetoujours au même endroit. Le bruit de leur pas nemeurt pas, ils se répètent et conservent longtempstoujours la même sonorité et la même vivacité. Ilsremplacent par leur intensité le nombre qui leurmanque.» D’un autre côté, «quand leur piétinementse renforce, c’est comme s’ils appelaient du renfort.Ils exercent, sur tous les hommes se trouvant à proxi-mité, une force d’attraction qui ne se relâche pas tantqu’ils n’abandonnent pas la danse.» Rechercher lebon rythme ouvre donc à une intensification de l’ex-périence aussi bien qu’à une augmentation numé-rique. C’est un instrument d’agrégation autantqu’une action exemplaire à imiter. À l’échelle de l’in-dividu comme à l’échelle de la société, les corps eux-mêmes perdent leur sentiment d’unité pour sedémultiplier comme armes potentielles : «L’équiva-lence des participants se ramifie dans l’équivalencede leurs membres. Tout ce qu’un corps humain peutavoir de mobile acquiert une vie propre, chaquejambe, chaque bras vit comme pour lui seul.» Lapolitique du rythme est donc la recherche d’uneréverbération, d’un autre état comparable à unetranse du corps social, à travers la ramification dechaque corps. Car il y a bien deux régimes possiblesdu rythme dans l’Empire cybernétisé. Le premier,auquel se réfère Simondon, c’est celui de l’hommetechnicien qui «assure la fonction d’intégration etprolonge l’auto-régulation en dehors de chaquemonade d’automatisme», techniciens dont la «vie estfaite du rythme des machines qui l’entourent et qu’ilrelie les unes aux autres». Le second rythme vise àsaper cette fonction d’interconnexion: il est profon-dément désintégrateur sans être simplement bruitis-te. C’est un rythme de la déconnexion. La conquêtecollective de ce juste tempo dissonant passe par unabandon préalable à l’improvisation.

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D ans la perspective cybernétique la menace nepeut être accueillie et a fortiori dépassée. Il faut

qu’elle soit absorbée, éliminée. J’ai déjà dit que l’im-possibilité infiniment reconduite de cet anéantisse-ment de l’événement est la dernière certitude surlaquelle fonder des pratiques d’opposition au mondegouverné par les dispositifs. La menace, et sa géné-ralisation sous forme de panique, pose des pro-blèmes énergétiques insolubles aux tenants del’hypothèse cybernétique. Simondon explique ainsique les machines qui ont un haut rendement eninformation, qui contrôlent avec précision leur envi-ronnement, ont un faible rendement énergétique.Inversement, les machines qui demandent peud’énergie pour effectuer leur mission cybernétiqueproduisent un mauvais rendu de la réalité. La trans-formation des formes en informations contient eneffet deux impératifs opposés : «L’information est, enun sens, ce qui apporte une série d’états imprévi-sibles, nouveaux, ne faisant partie d’aucune suitedéfinissable d’avance ; elle est donc ce qui exige ducanal d’information une disponibilité absolue parrapport à tous les aspects de la modulation qu’ilachemine ; le canal d’information ne doit apporterlui-même aucune forme prédéterminée, ne pas êtresélectif. […] En un sens opposé, l’information se dis-tingue du bruit parce qu’on peut assigner un certain

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XI

C’est la brume, la brume solaire, qui va remplirl’espace. La rébellion même est un gaz, une vapeur.La brume est le premier état de la perceptionnaissante et fait le mirage dans lequel les chosesmontent et descendent, comme sous l’action d’unpiston, et les hommes lévitent, suspendus à unecorde. Voir brumeux, voir trouble : une ébauche deperception hallucinatoire, un gris cosmique. Est-cele gris qui se partage en deux, et qui donne le noirquand l’ombre gagne ou quand la lumièredisparaît, mais aussi le blanc quand le lumineuxdevient lui-même opaque.

Gilles Deleuze«La honte et la gloire : T. E. Lawrence», Critique etclinique, 1993

Rien ni personne n’offre en cadeau une aventurealternative : il n’est d’aventure possible que de seconquérir un sort. Tu ne pourras mener cetteconquête qu’en partant du site spatio-temporel où«tes» choses t’impriment comme une des leurs.

Giorgio CesaranoManuel de Survie, 1975

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oppose les armées traditionnelles qui «ressemblentà des plantes immobiles», à la guérilla, comparableà une « influence, une idée, une espèce d’entitéintangible, invulnérable, sans front ni arrières et quise répand partout à la façon d’un gaz». Le brouillardest le vecteur privilégié de la révolte. Transplantéedans le monde cybernétique, la métaphore fait aussiréférence à la résistance à la tyrannie de la transpa-rence qu’impose le contrôle. La brume bouleversetoutes les coordonnées habituelles de la perception.Elle provoque l’indiscernabilité du visible et de l’invi-sible, de l’information et de l’événement. C’est pour-quoi elle représente une condition de possibilité dece dernier. Le brouillard rend la révolte possible.Dans une nouvelle intitulée «L’amour est aveugle»,Boris Vian imagine ce que seraient les effets d’unbrouillard bien réel sur les rapports existants. Leshabitants d’une métropole se réveillent un matinenvahis par un «raz-de-marée opaque» qui modifieprogressivement tous les comportements. Les néces-sités qu’imposent les apparences deviennent vitecaduques et la ville se laisse gagner à l’expérimenta-tion collective. Les amours deviennent libres, facili-tées par la nudité permanente de tous les corps. Lesorgies se répandent. La peau, les mains, les chairsreprennent leurs prérogatives car « le domaine dupossible est étendu quand on n’a pas peur que lalumière s’allume». Incapables de faire durer unbrouillard qu’ils n’ont pas contribué à former, leshabitants sont donc désemparés lorsque « la radiosignale que des savants notent une régression régu-lière du phénomène». Moyennant quoi, tous déci-dent de se crever les yeux afin que la vie continueheureuse. Passage au destin : le brouillard dontparle Vian se conquiert. Il se conquiert par une réap-propriation de la violence, une réappropriation quipeut aller jusqu’à la mutilation. Cette violence-là qui

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code, une relative uniformisation à l’information ;dans tous les cas où le bruit ne peut être abaissédirectement au-dessous d’un certain niveau, onopère une réduction de la marge d’indéterminationet d’imprévisibilité des signaux.» Autrement dit,pour qu’un système physique, biologique ou socialait assez d’énergie pour assurer sa reproduction, ilfaut que ses dispositifs de contrôle taillent dans lamasse de l’inconnu, tranchent dans l’ensemble despossibles entre ce qui relève du hasard pur et s’ex-clut d’office du contrôle et ce qui peut y entrer entant qu’aléa, susceptible dès lors d’un calcul de pro-babilité. Il s’ensuit que pour tout dispositif, commedans le cas spécifique des appareils d’enregistre-ment sonore, «un compromis doit être adopté quiconserve un rendement d’information suffisant pourles besoins pratiques et un rendement énergétiqueassez élevé pour maintenir le bruit de fond à unniveau où il ne trouble pas le niveau du signal».Dans le cas de la police par exemple il s’agira detrouver le point d’équilibre entre la répression – quia pour fonction de diminuer le bruit de fond social –et le renseignement – qui informe sur l’état et lesmouvements du social à partir des signaux qu’ilémet.

P rovoquer la panique voudra donc d’abord direétendre le brouillard de fond qui se surimpose

au déclenchement des boucles rétroactives et quirend coûteux l’enregistrement des écarts de com-portement par l’appareillage cybernétique. La pen-sée stratégique a tôt saisi la portée offensive de cebrouillard. Lorsque Clausewitz s’avise par exempleque « la résistance populaire n’est évidemment pasapte à frapper de grands coups» mais que «commequelque chose de vaporeux et de fluide, elle ne doitse condenser nulle part». Ou lorsque Lawrence

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reformer quelques sociétés secrètes ou quelquesconspirations conquérantes comme ce fut le casdans la franc-maçonnerie, le carbonarisme etcomme le fantasmèrent encore les avant-gardes dusiècle dernier – je pense notamment au Collège deSociologie. Constituer une zone d’opacité où circuleret expérimenter librement sans conduire les fluxd’information de l’Empire, c’est produire des «sin-gularités anonymes», recréer les conditions d’uneexpérience possible, d’une expérience qui ne soit pasimmédiatement aplatie par une machine binaire quilui assigne un sens, d’une expérience dense quitransforme les désirs et leur instanciation en un au-delà des désirs, en un récit, en un corps épaissi.Aussi lorsque Toni Negri interroge Deleuze sur lecommunisme, ce dernier se garde-t-il bien de l’assi-miler à une communication réalisée et transparente :«Vous demandez si les sociétés de contrôle ou decommunication ne susciteront pas des formes derésistance capables de redonner des chances à uncommunisme conçu comme “organisation transver-sale d’individus libres”. Je ne sais pas, peut-être.Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minori-tés pourraient reprendre la parole. Peut-être laparole, la communication sont-elles pourries. Ellessont entièrement pénétrées par l’argent : non paraccident, mais par nature. Il faut un détournementde la parole. Créer a toujours été autre chose quecommuniquer. L’important ce sera peut-être de créerdes vacuoles de non-communication, des interrup-teurs pour échapper au contrôle.» Oui, l’importantpour nous ce sont ces zones d’opacité, l’ouverture decavités, d’intervalles vides, de blocs noirs dans lemaillage cybernétique du pouvoir. La guerre irrégu-lière avec l’Empire, à l’échelle d’un lieu, d’une lutte,d’une émeute, commence dès maintenant par laconstruction de zones opaques et offensives. Chacune

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ne veut éduquer en rien, qui ne veut rien construire,n’est pas la terreur politique qui fait tant gloser lesbonnes âmes. Cette violence-là consiste tout entièredans le déblaiement des défenses, dans l’ouverturedes parcours, des sens, des esprits. «Est-elle jamaispure?», demande Lyotard. «Une danse est-ellevraie? On pourra le dire, toujours. Mais là n’est passa puissance.» Dire que la révolte doit devenirbrouillard cela signifie qu’elle doit être à la fois dis-sémination et dissimulation. De même que l’offensi-ve doit se faire opaque afin de réussir, de mêmel’opacité doit se faire offensive pour durer : tel est lechiffre de la révolte invisible.

M ais cela indique aussi que son premier objectifsera de résister à toute tentative de réduction

par exigence de représentation. Le brouillard estune réponse vitale à l’impératif de clarté, de trans-parence, qui est la première empreinte du pouvoirimpérial sur les corps. Devenir brouillard veut direque j’assume enfin la part d’ombre qui me comman-de et m’empêche de croire à toutes les fictions dedémocratie directe en tant qu’elles voudraient ritua-liser une transparence de chacun à ses propres inté-rêts et de tous aux intérêts de tous. Devenir opaquecomme le brouillard, c’est reconnaître qu’on nereprésente rien, qu’on n’est pas identifiable, c’estassumer le caractère intotalisable du corps physiquecomme du corps politique, c’est s’ouvrir à des pos-sibles encore inconnus. C’est résister de toutes sesforces à toute lutte pour la reconnaissance. Lyotard :«Ce que vous nous demandez, théoriciens, c’est quenous nous constituions en identités, en responsables.Or si nous sommes sûrs d’une chose c’est que cetteopération (d’exclusion) est une frime, que les incan-descences ne sont le fait de personne et n’appartien-nent à personne.» Il ne s’agira pas pour autant de

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il lui faut « l’indépendance des voies de ravitaille-ment», sans laquelle aucune guerre n’est envisa-geable. Si la question de la base est centrale danstoute révolte, c’est aussi en raison des principesmêmes d’équilibrage des systèmes. Pour la cyberné-tique, la possibilité d’une contagion qui fasse bascu-ler le système doit être amortie par l’environnementle plus immédiat de la zone d’autonomie où les fluc-tuations ont lieu. Cela signifie que les effets decontrôle sont plus puissants dans la périphérie laplus proche de la zone d’opacité offensive qui secrée, autour de la région fluctuante. La taille de labase devra par conséquent être d’autant plus grandeque le contrôle de proximité est appuyé.

C es bases doivent être aussi bien inscrites dansl’espace que dans les têtes : «La révolte arabe,

explique Lawrence, en avait dans les ports de la merRouge, dans le désert ou dans l’esprit des hommes quiy souscrivaient.» Ce sont des territoires autant quedes mentalités. Appelons-les plans de consistance.Pour que des zones d’opacité offensive se forment etse renforcent, il faut qu’existent d’abord de telsplans, qui branchent les écarts entre eux, qui fassentlevier, qui opèrent le renversement de la peur.L’Autonomie historique – celle de l’Italie des années1970 par exemple – comme l’Autonomie possiblen’est rien d’autre que le mouvement continu de per-sévérance des plans de consistance qui se consti-tuent en espaces irreprésentables, en bases desécession avec la société. La réappropriation par lescybernéticiens critiques de la catégorie d’autonomie– avec ses notions dérivées, auto-organisation, auto-poïèse, auto-référence, auto-production, auto-valo-risation, etc. – est de ce point de vue la manœuvreidéologique centrale de ces vingt dernières années.Au travers du prisme cybernétique, se donner à soi-

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de ces zones sera à la fois noyau à partir duquelexpérimenter sans être saisissable et nuage propa-gateur de panique dans l’ensemble du systèmeimpérial, machine de guerre coordonnée et subver-sion spontanée à tous les niveaux. La proliférationde ces zones d’opacité offensive (ZOO), l’intensifica-tion de leurs relations, provoquera un déséquilibreirréversible.

A fin d’indiquer sous quelles conditions peut se«créer de l’opacité», comme arme et comme

interrupteur des flux, il convient de se tourner unedernière fois sur la critique interne du paradigmecybernétique. Provoquer le changement d’état dansun système physique ou social nécessite que ledésordre, les écarts à la norme, se concentrent dansun espace, réel ou virtuel. Pour que des fluctuationsde comportement fassent contagion il faut en effetqu’elles atteignent d’abord une « taille critique»dont Prigogine et Stengers précisent la nature : «Ellerésulte du fait que le “monde extérieur”, l’environ-nement de la région fluctuante, tend toujours àamortir la fluctuation. La taille critique mesure lerapport entre le volume, où ont lieu les réactions, etla surface de contact, lieu du couplage. La taille cri-tique est donc déterminée par une compétition entrele “pouvoir d’intégration” du système et les méca-nismes chimiques qui amplifient la fluctuation à l’in-térieur de la sous-région fluctuante.» Cela veut direque tout déploiement des fluctuations dans un systè-me est voué à l’échec s’il ne dispose pas au préalabled’un ancrage local, d’un lieu à partir duquel lesécarts qui s’y révèlent pourraient contaminer l’en-semble du système. Lawrence confirme, une fois deplus : «La rébellion doit avoir une base inattaquable,un lieu à l’abri non seulement d’une attaque mais dela crainte d’une attaque.» Pour qu’un tel lieu existe,

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L’autonomie dont je parle, elle, n’est pas tempo-raire ni simplement défensive. Elle n’est pas une

qualité substantielle des êtres mais la conditionmême de leur devenir. Elle ne part pas de l’unitésupposée du Sujet mais engendre des multiplicités.Elle ne s’attaque pas aux seules formes sédentairesdu pouvoir, comme l’État, pour ensuite surfer sur sesformes circulantes, «mobiles», « flexibles». Elle sedonne les moyens de durer comme de se déplacer,de se retirer comme d’attaquer, de s’ouvrir commede se fermer, de relier les corps muets comme lesvoix sans corps. Elle pense cette alternance commele résultat d’une expérimentation sans fin.«Autonomie» veut dire que nous faisons grandir lesmondes que nous sommes. L’Empire, armé de lacybernétique, revendique l’autonomie pour lui seulen tant que système unitaire de la totalité : il estcontrait d’anéantir ainsi toute autonomie dans cequi lui est hétérogène. Nous disons que l’autonomieest à tout le monde et que la lutte pour l’autonomiedoit s’amplifier. La forme actuelle que prend la guer-re civile est d’abord celle d’une lutte contre le mono-pole de l’autonomie. Cette expérimentation-là serale «chaos fécond», le communisme, la fin

de l’hypothèse cybernétique.

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L’hypothèse cybernétique

même ses propres lois, produire des subjectivités necontredit en rien la production du système et sarégulation. En appelant il y a dix ans à la multiplica-tion des Zones d’Autonomie Temporaire (TAZ) dansle monde virtuel comme dans le monde réel, HakimBey restait ainsi victime de l’idéalisme de ceux quiveulent abolir le politique sans l’avoir préalablementpensé. Il se trouvait contraint de séparer dans la TAZle lieu de pratiques hédonistes, d’expression « liber-taire» des formes-de-vie, du lieu de résistance poli-tique, de la forme de lutte. Si l’autonomie, ici, estpensée comme temporaire, c’est que penser sadurée exigerait de concevoir une lutte qui s’articuleavec la vie, d’envisager par exemple la transmissionde savoirs guerriers. Les libéraux-libertaires du typede Bey ignorent le champ des intensités dans lequelleur souveraineté appelle à se déployer et leur projetde contrat social sans État postule au fond l’identitéde tous les êtres puisqu’il s’agit en définitive demaximiser ses plaisirs en paix, jusqu’à la fin destemps. D’un côté les TAZ sont définies comme des«enclaves libres», des lieux qui ont pour loi la liber-té, les bonnes choses, le Merveilleux. De l’autre lasécession d’avec le monde dont elles sont issues, les«plis» dans lesquels elles se logent entre le réel etson codage ne devraient se constituer qu’après unesuccession de «refus». Cette « idéologie californien-ne», en posant l’autonomie comme attribut de sujetsindividuels ou collectifs, confond à dessein deuxplans incommensurables, l’«auto-réalisation» despersonnes et l’«auto-organisation» du social. C’estparce que l’autonomie est, dans l’histoire de la phi-losophie, une notion ambiguë qui exprime à la foisl’affranchissement de toute contrainte et la soumis-sion à des lois naturelles supérieures, qu’elle peutservir à nourrir les discours hybrides et restructu-rants des cyborgs «anarcho-capitalistes».

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Tout a failli, vive le communisme !

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$“Les flammes sortirent d’abord

$sur la scène comme un effet amusant $

$faisant partie du spectacle.$

$Certains voulaient déjà applaudir

$et crier bravo, lorsqu’ils comprirent

$brusquement, soit à la pâleur de visages

$voisins, soit à quelque rumeur d’effroi

$inaudible à l’oreille mais que l’âme

$perçoit, que c’était bien une vraie flamme

$qui bondissait là sur la scène, une bête,

$une bête terrible qui ne plaisantait pas.

$Il y en avait pourtant encore quelques-uns$$

$qui ne savaient toujours rien du tigre

$venu là brusquement au monde,

$et désormais maître de la soirée.

$Les acteurs qui se trouvaient sur la scène

$poussèrent des cris et abandonnèrent

$le terrain artistique, sur quoi le public$

$à son tour se mit à hurler. À la galerie,

$une autre sorte de bête immonde se dressa:

$la peur. Chaque minute semblait vouloir $$

$accoucher de nouveaux monstres.” (R. Walser)

cinq ans, que vous soyez vraiment vidés. Avantde vous lâcher dans la nature.

Les gestionnaires de la société vous redoutent.Ils craignent qu’étant encore vivants, vousdésertiez. Vous en avez les moyens. Plus qÙequand vous aviez vingt ans, peut-être. Vous avezles moyens de déserter, au prix de renoncer àl’adhésion à l’ordre social qui vous a consumés.Déserter veut dire : agencer les conditionsd’épanouissement de rapports moins mutilésque ceux que commande la domination mar-chande (hostilité grouillante, incompréhensionsystématique des hommes et des femmes,absence de communauté comme d’inimitié etd’amitié véritables, forclusion de la violence,de la folie, de la souffrance, etc.).

Vous avez une dernière chance de ne pas voustrahir, de vivre, finalement, C’est celle de quit-ter le navire, En un sens, c’est notre dernièrechance. Un monde qui va au gouffre veut s’as-surer qu’il n’y va pas seul. Il veut nous entraî-ner dans ‘sa course à l’abîme. Il est prêt à toutpour empêcher, pour anéantir toute sécessionsociale. C’est pourtant la seule aventure à hau-teur de vie qui nous soit ouverte, pour l’heure.

Le chaos sera notre grève générale.

On a toujours l’âge de déserter.

Vous avez travaillé. Vous vous êtes trompés.C’est pas grave. Une seconde chance vous estdonnée. Aujourd’hui, vous manifestez pourconserver votre retraite à soixante ans. Vousne voudriez plus travailler. Pourtant, vous aveztravaillé. Vous avez attendu que ça passe. Fina-lement, c’est passé. Et vous avec.

Si vous approchez aujourd’hui la soixantaine,en 68 vous n’aviez pas loin de la vingtaine. Vousavez vu, vous avez su que d’autres mondesétaient possibles que celui qui s’est édifié, avecvotre participation. Vous avez oublié, vous avezfait semblant d’oublier. Vous avez fait commesi travailler était digne, supportable, intéres-sant ou simplement humain. Les générationsqui vous ont suivi ont mimé votre résignation,plus grotesquement : votre enthousiasme.

Une seconde chance vous est offerte. Vous savezdans votre chair que vous ne voulez plus tra-vailler. Que vous n’avez finalement travaillé quesous la contrainte, et que vous vous êtes fait,pour certains, les illusions nécessaires. Laissezvos illusions derrière vous, si vous en aviez. Il enest temps. Vous en avez les moyens. À soixanteans, vous n’êtes pas tout à fait tari. Le gouver-nement, la domination en conçoit une certaine

terreur. Ils voudraient vous faire rempiler pourcinq ans, que vous soyez vraiment vidés. Avantde vous lâcher dans la nature.

Les gestionnaires de la société vous redoutent.Ils craignent qu’étant encore vivants, vousdésertiez. Vous en avez les moyens. Plus quequand vous aviez vingt ans, peut-être. Vous avezles moyens de déserter, au prix de renoncer àl’adhésion à l’ordre social qui vous a consumés.Déserter veut dire: agencer les conditions d’épa-nouissement de rapports moins mutilés queceux que commande la domination marchande(hostilité grouillante, incompréhension systé-matique des hommes et des femmes, absencede communauté comme d’inimitié et d’amitiévéritables, forclusion de la violence, de la folie,de la souffrance, etc.)

Vous avez une dernière chance de ne pas voustrahir, de vivre, finalement. C’est celle de quit-ter le navire. En un sens, c’est notre dernièrechance. Un monde qui va au gouffre veut s’as-surer qu’il n’y va pas seul. Il veut nous entraî-ner dans sa course à l’abîme. Il est prêt à toutpour empêcher, pour anéantir toute sécessionsociale. C’est pourtant la seule aventure à hau-teur de vie qui nous soit ouverte, pour l’heure.

Le chaos sera notre grève générale.

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Thèses sur la communauté terrible

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Il y a là quelque chose de la pauvre et brèveenfance, quelque chose du bonheur perdu qui ne seretrouve pas, mais quelque chose de la vie actived’aujourd’hui aussi, de son petit enjouementincompréhensible et toujours là pourtant, et qu’onne saurait tuer.

Franz Kafka

… jette des roses dans l’abîme et dis : «Voici monremerciement pour le monstre qui n’a pas réussi àm’avaler !»

Friedrich NietzscheFragments posthumes

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I Genèseou histoire d’une histoire

1 «CE QUI POUR UN TEMPS avait été compris, pour untemps a été oublié. Au point que personne ne

s’aperçoit plus que l’histoire est sans époque. De fait,il ne se passe rien. Il n’y a plus d’événement. Il n’y aque des nouvelles. Regarder les personnages au som-met des empires. Et renverser le mot de Spinoza. Rienà comprendre. Seulement à rire et à pleurer.» (MarioTronti, La politique au crépuscule.)

1 BIS. FINI LE TEMPS des héros. Disparu, l’espaceépique du récit que l’on aime à dire et que l’on

aime à entendre, qui nous parle de ce que nous pour-rions être mais ne sommes pas.

L’irréparable est désormais notre être-ainsi, notreêtre-personne. Notre être-Bloom.

Et c’est de l’irréparable qu’il faut partir, maintenantque le nihilisme le plus féroce sévit dans les rangsmêmes des dominants.

Il faut partir, parce que «Personne» est l’autre nomd’Ulysse, et qu’il ne doit importer à personne derejoindre Ithaque, ou de faire naufrage.

2 IL N’EST PLUS TEMPS DE rêver à ce que l’on sera, à ceque l’on fera, maintenant que nous pouvons tout

être, que nous pouvons tout faire, maintenant que toutenotre puissance nous est laissée, avec la certitude quel’oubli de la joie nous empêchera de la déployer.

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C’est ainsi que nous étions avant la fuite, c’est ainsique nous avons toujours été.

5 NOUS NE VOULIONS pas seulement fuir, même si nousavons bien quitté ce monde parce qu’il nous parais-

sait intolérable. Nulle lâcheté ici : nous sommes partisen armes. Ce que nous voulions, c’était ne plus luttercontre quelqu’un, mais avec quelqu’un. Et maintenantque nous ne sommes plus seuls, nous ferons taire cettevoix au-dedans, nous serons des compagnons pourquelqu’un, nous ne serons plus les indésirables.

Il faudra se forcer, il faudra se taire, car si personnen’a voulu de nous jusqu’ici, maintenant les choses ontchangé. Ne plus poser de questions, apprendre lesilence, apprendre à apprendre. Car la liberté est uneforme de discipline.

6 LA PAROLE S’AVANCE, prudente, elle remplit lesespaces entre les solitudes singulières, elle gonfle

les agrégats humains en groupes, les pousse ensemblecontre le vent, l’effort les réunit. C’est presque unexode. Presque. Mais aucun pacte ne les tientensemble, sauf la spontanéité des sourires, la cruautéinévitable, les accidents de la passion.

7 CE PASSAGE, semblable à celui des oiseaux migra-teurs, au murmure des douleurs errantes, donne

peu à peu forme aux communautés terribles.

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Thèses sur la communauté terrible

C’est ici qu’il faut se déprendre, ou se laisser mou-rir. L’homme est bien quelque chose qui doit êtredépassé, mais pour cela il doit d’abord être écoutéen ce qu’il a de plus exposé et de plus rare, pour queson reste ne se perde pas au passage. Le Bloom, déri-soire résidu d’un monde qui n’arrête pas de le tra-hir et de l’exiler, demande à partir en armes ; ildemande l’exode.

Mais le plus souvent celui qui part ne retrouve pas lessiens, et son exode redevient exil.

2 BIS. DU FOND DE CET EXIL viennent toutes les voix, etdans cet exil toutes les voix se perdent. L’Autre ne

nous accueille pas ; il nous renvoie à l’Autre en nous.Nous abandonnons ce monde en ruine sans regretset sans peine, pressés par quelque vague sentimentde hâte. Nous l’abandonnons comme les rats aban-donnent le navire, mais sans forcément savoir s’il estamarré à quai. Rien de «noble» dans cette fuite, riende grand qui puisse nous lier les uns aux autres. Fina-lement, nous restons seuls avec nous-mêmes, car nousn’avons pas décidé de combattre mais de nous conser-ver. Et cela n’est pas encore une action, seulementune réaction.

3 UNE FOULE D’HOMMES qui fuient est une fouled’hommes seuls.

4 NE PAS SE RENCONTRER est impossible; les destins ontleur clinamen. Même au seuil de la mort, même

dans l’absence à nous-mêmes, les autres ne cessentde se heurter à nous sur le terrain liminaire de la fuite.

Nous et les autres : nous nous séparons par dégoût,mais nous ne parvenons pas à nous réunir par élec-tion. Et pourtant, on se retrouve unis. Unis et hors del’amour, à découvert et sans protection réciproque.

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Tout a failli, vive le communisme !

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2BIS. LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est la communauté desBloom, car en son sein toute désubjectivation est

malvenue. D’ailleurs, pour y rentrer il a d’abord falluse mettre entre parenthèses.

3 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE n’ek-siste pas, sinon dansles dissensions qui par moments la traversent. Le

reste du temps, la communauté terrible est, éternel-lement.

4 MALGRÉ CELA, la communauté terrible est la seulequ’on rencontre puisque le monde en tant que lieu

physique du commun et du partage a disparu et qu’ilne reste de lui qu’un quadrillage impérial à sillonner.Le mensonge de l’«homme» lui-même ne trouve plusde menteurs en qui s’affirmer.

Les non-hommes, les non-plus-hommes, les Bloom,ne parviennent plus à penser, comme cela a pu sefaire jadis, car la pensée était un mouvement au seindu temps et celui-ci a changé de consistance. En outre,les Bloom ont renoncé à rêver, ils habitent des disto-pies aménagées, des lieux sans lieu, les intersticessans dimension de l’utopie marchande. Ils sont planset unidimensionnels car, ne se reconnaissant nullepart, ni en eux-mêmes ni dans les autres, ils ne recon-naissent ni leur passé ni leur futur. Jour après jour,leur résignation efface le présent. Les non-plus-hommes peuplent la crise de la présence.

5 LE TEMPS de la communauté terrible est spiraloïdeet de consistance vaseuse. C’est un temps impé-

nétrable où la forme-objet et la forme-habitude pèsentsur les vies en les laissant sans épaisseur. On peut ledéfinir comme le temps de la liberté ingénue, où toutle monde fait ce qu’il veut, puisque c’est un tempsqui ne permet pas de vouloir autre choses que ce quiest déjà là.

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Thèses sur la communauté terrible

II Effectivitéde pourquoi la schizophrénie est plus qu’unemaladie et de comment, tout en rêvant d’extase,on en arrive à l’endoflicage.

1 «ON NOUS DIT : quand même, le schizophrène a unpère et une mère ? Nous avons le regret de dire

non, il n’en a pas comme tel. Il a seulement un désertet des tribus qui y habitent, un corps plein et des mul-tiplicités qui s’y accrochent.»

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux

1 BIS. LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est la seule forme decommunauté compatible avec ce monde, avec le

Bloom. Toutes les autres communautés sont imagi-naires, non pas vraiment impossibles, mais possiblesseulement par moments, et en tout cas jamais dansla plénitude de leur actualisation. Elles émergent dansles luttes, elles sont alors des hétérotopies, des zonesd’opacité absentes de toute cartographie, perpétuel-lement en instance de constitution et perpétuellementen voie de disparition.

2 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE n’est pas seulement pos-sible ; elle est déjà réelle, est toujours-déjà en

acte. C’est la communauté de ceux qui restent. Ellen’est jamais en puissance, n’a ni devenir ni futur, nifins véritablement externes à soi ni désir de devenirautre, seulement de persister. C’est la communauté dela trahison, puisqu’elle va contre son propre deve-nir ; elle se trahit sans se transformer ni transformerle monde autour d’elle.

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pourrait répondre que c’est parce que le monde non-plus-monde est encore plus inhabitable qu’elle ; maison tomberait dans le piège des apparences, dans unevérité superficielle, car le monde est tissé de la mêmeinexistence agitée que la communauté terrible ; il y aentre eux une continuité cachée qui pour les habitantsdu monde et ceux de la communauté terrible demeureindéchiffrable.

10 CE QUI DOIT plutôt être remarqué, c’est que lemonde tire son existence minimale, qui nous

permet d’en déchiffrer l’inexistence substantielle, del’existence négative de la communauté terrible (pourmarginale qu’elle puisse être), et non pas, comme onpourrait le croire, le contraire.

11 L’EXISTENCE NÉGATIVE de la communauté terribleest en dernier ressort une existence contre-

révolutionnaire, puisque devant la subsistance rési-duelle du monde celle-ci se contente de prétendre àune plus grande plénitude.

12 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est terrible parce qu’elles’autolimite tout en ne reposant en aucune

forme, parce qu’elle ne connaît pas d’extase. Elle rai-sonne avec les mêmes catégories morales que lemonde-non-plus-monde, les raisons de le faire enmoins. Elle connaît les droits et les injustices, maiselle les codifie toujours sur la base de la cohérencemanquée du monde qu’elle conteste. Elle critique laviolation d’un droit, la met en lumière, la porte à l’at-tention. Mais qui a établi (et violé) ce droit? Le mondeauquel elle refuse d’appartenir. Et à quelle attentiondestine-t-elle son discours ? À l’attention du mondequ’elle nie. Que désire donc la communauté terrible?L’amélioration de l’état de choses existant. Et quedésire le monde? La même chose.

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Thèses sur la communauté terrible

On peut dire que c’est le temps de la dépression cli-nique, ou bien le temps de l’exil et de la prison. C’estune attente sans fin, une étendue uniforme de dis-continuités sans ordre.

6 LE CONCEPT D’ORDRE, dans la communauté terrible,a été aboli à l’avantage de l’effectivité du rapport

de force et le concept de forme au profit de la pra-tique de la formalisation, qui, n’ayant pas de prise surles contenus auxquels elle s’applique, est éternelle-ment réversible. Autour de faux rituels de fausseséchéances (manifs, vacances, fins de mission, assem-blées diverses, réunions plus ou moins festives), lacommunauté se coagule et se formalise sans jamaisprendre forme. Car la forme, étant sensible et cor-ruptible, expose au devenir.

6 BIS. AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ terrible l’informalitéest le médium le plus approprié à la construction

inavouée de hiérarchies impitoyables.

7 LA RÉVERSIBILITÉ est le signe sous lequel se place toutévénement qui a lieu dans la communauté terrible.

Mais c’est cette réversibilité elle-même, avec son cor-tège de craintes et d’insatisfactions, qui est irréversible.

8 LE TEMPS DE LA RÉVERSIBILITÉ infinie est un temps illi-sible, non-humain. C’est le temps des choses, de la

lune, des animaux, des marées, non pas des hommes, etencore moins des non-plus-hommes, puisque ces der-niers ne savent plus se penser, tandis que les autres yarrivaient encore.

Le temps de la réversibilité n’est que le temps de cequi est inconnaissable à soi-même.

9 POURQUOI LES HOMMES n’abandonnent-ils pas lacommunauté terrible ? se demandera-t-on. On

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Tout a failli, vive le communisme !

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sité, par jeu ou par soif de jouissance – équivaut pourquelqu’un qui a fait partie d’une communauté terribleà une dégradation éthique réelle, car la liberté desdémocraties biopolitiques n’est jamais que la libertéd’acheter et de se vendre.

15 DE MÊME, du point de vue des démocraties bio-politiques unifiées en Empire, ceux qui se ran-

gent du côté des communautés terribles passent d’unrégime politique d’échange marchand (de gestion) à unrégime politique militaire (de répression). En agitantle spectre de la violence policière, les démocraties bio-politiques parviennent à militariser les communautésterribles, à rendre la discipline en leur sein encoreplus dure qu’ailleurs; et cela afin de produire un cres-cendo en spirale censé rendre enfin préférable la mar-chandise à la lutte, la liberté de circuler, si chaudementrecommandée par la police et la propagande mar-chande – «Circulez, y’a rien à voir !» –, à la liberté devoir autre chose, l’émeute, par exemple.

Pour ceux qui acceptent de troquer la liberté la plushaute, celle de lutter, pour la liberté la plus réifiée,celle d’acheter, les démocraties politiques aménagentdepuis vingt ans de confortables places d’entrepre-neurs biopolitiques forcément branchés – que seraient-ils, n’est-ce pas, sans leurs réseaux? Jusqu’à ce que lesfight clubs prolifèrent universellement, start-up, boîtesde pub, bars branchés et cars de flics ne cesseront depulluler selon une croissance exponentielle. Et lescommunautés terribles seront le modèle de ce nou-veau tournant de l’évolution marchande.

16 COMMUNAUTÉS TERRIBLES et démocraties biopoli-tiques peuvent coexister dans un rapport vam-

pirique puisque les deux se vivent comme desmondes-non-plus-mondes soit comme des mondessans dehors. Leur être-sans-dehors n’est pas une

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Thèses sur la communauté terrible

13 LA DÉMOCRATIE est le milieu de culture de toutecommunauté terrible. Le monde-non-plus-

monde est le monde où le litige originaire et fonda-teur du politique s’efface à l’avantage d’une visiongestionnaire de la vie et du vivant, le biopouvoir. Ence sens, la communauté terrible est une communautébiopolitique car elle aussi fonde son unanimité pas-sive et quasi militaire sur le refoulement du litige fon-dateur du politique, le litige entre formes-de-vie. Lacommunauté terrible ne peut pas permettre en sonsein l’existence d’un bios, d’une vie non conformemenée librement, mais seulement d’une survie dansses rangs. Aussi bien, la continuité cachée entre letissu biopolitique de la démocratie et les communau-tés terribles tient au fait que le litige y est aboli parl’imposition d’une unanimité à la fois inégalementpartagée et violemment enfermée dans une collecti-vité censée rendre possible la liberté. Il arrivera donc,paradoxalement, que les rangs de la démocratie bio-politique soient plus confortables que ceux de la com-munauté terrible, l’espace de jeu, la liberté des sujetset les contraintes imposées par la forme-politique setrouvant être, dans un régime de vérité biopolitique,inversement proportionnels.

14 PLUS UN RÉGIME de vérité biopolitique se pré-tendra ouvert à la liberté, plus celui-ci sera

policier, et plus, en déléguant à la police la tâche deréprimer les insubordinations, il laissera ses sujetsdans un état d’inconscience relative, de quasi-enfance.Par contre, dans un régime de vérité biopolitique oùl’ON prétend réaliser la liberté tout en ne mettant pasen discussion sa forme, ON exigera de ceux qui y par-ticipent d’introjecter la police dans leur bios, avec lepuissant prétexte qu’il n’y a pas le choix.

Choisir la pseudo-liberté individuelle octroyée parles démocraties biopolitiques – que ce soit par néces-

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Tout a failli, vive le communisme !

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18 CE QUI S’EFFRITE s’effrite mais ne peut êtredétruit. Pourtant la vie parmi les décombres

est non seulement possible, mais effectivement pré-sente. L’intelligence supérieure du monde est dans lacommunauté terrible. Le salut du monde en tant quemonde, en tant que persistant dans son état de décom-position relative, résiderait donc dans l’adversaire quia juré de le détruire. Mais cet adversaire, commentpourrait-il le détruire sinon au prix de sa propre dis-parition en tant qu’adversaire? Il pourrait, nous dit-on, se constituer positivement, se fonder, se donnerdes lois propres. Mais la communauté terrible n’a pasde vie autonome, ne trouve nulle part d’accès au deve-nir. Elle est juste la dernière ruse d’un monde en désa-grégation pour se survivre encore un peu.

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Thèses sur la communauté terrible

conviction terroriste agitée pour garantir la fidélitédes sujets qui ont part à la démocratie biopolitiqueou à la communauté terrible, mais c’est une réalitédans la mesure où il s’agit de deux formationshumaines qui se recoupent quasi entièrement.

Il n’y a pas de participation consciente à la démo-cratie biopolitique sans participation inconsciente àune communauté terrible, et vice-versa. Car la com-munauté terrible n’est pas que la communauté de lacontestation sociale ou politique, la communauté mili-tante, mais tendanciellement tout ce qui cherche àexister en tant que communauté au sein de la démo-cratie biopolitique (l’entreprise, la famille, l’association,le groupe d’amis, la bande d’adolescents, etc.). Et celadans la mesure où tout partage sans fin – au doublesens du terme – est une menace effective pour ladémocratie biopolitique, qui se fonde sur une sépa-ration telle que ses sujets ne sont même plus des indi-vidus mais seulement des dividus partagés entre deuxparticipations nécessaires quoique contradictoires,entre leur communauté terrible et la démocratie bio-politique. Aussi bien, l’une de ces deux participationsdoit inévitablement être vécue comme clandestine,indigne, incohérente.

La guerre civile, expulsée de la publicité, s’est réfu-giée à l’intérieur des dividus. La ligne de front qui nepasse plus au beau milieu de la société passe désor-mais au beau milieu du Bloom. Le capitalisme exige laschizophrénie.

17 LE PARTI IMAGINAIRE est la forme que prend cetteschizophrénie quand elle devient offensive. On

est dans le Parti Imaginaire non pas quand on n’estni dans une communauté terrible ni dans la démo-cratie biopolitique, mais quand on agit pour lesdétruire toutes deux.

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Tout a failli, vive le communisme !

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III Affectivitéde pourquoi l’on désire souvent ce qui fait notremalheur (tant et si bien qu’on en vient à regretterla belle époque des mariages arrangés) et depourquoi les femmes ne disent pas ce qu’ellespensent. On y parle aussi de l’insuffisance desbonnes intentions.

Attention ! Chapitre à lecture dangereuse car tout lemonde est mis en cause.

JOCASTE

Qu’est-ce que l’exil ? De quoi souffre l’exilé?

POLYNICE

Du pire des maux : ne pas avoir droit à la parrhèsia.

JOCASTE

C’est une condition d’esclave, de ne pas dire ce quel’on pense.

POLYNICE

Et de devoir se plier à la bêtise de qui commande…

JOCASTE

Eh oui, c’est cela : faire le stupide avec les stupides.

POLYNICE

Pour l’intérêt, on force son tempérament.

EuripideLes Phéniciennes

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demeurer dans l’analphabétisme émotionnel ou dansun état de minorité infantile, sous prétexte de menaceextérieure. Car l’enfant est moins celui qui ne parlepas que celui qui est exclu des jeux de vérité.

3 LE MONDE-NON-PLUS-MONDE, ce monde équarri, vitdans l’autocélébration pathétique que l’ON nomme

encore « Spectacle ». Le Spectacle ronge le doute,réduit la conscience à une passivité anesthésique. Ceque la démocratie biopolitique demande à laconscience, c’est d’assister à la destruction non pasen tant que destruction effective, mais en tant quespectacle. Alors que la communauté terrible demandeà assister à la destruction en tant que destruction,donc de la faire alterner, pour qu’elle puisse durer,avec de brèves périodes de reconstruction collective.

3 BIS. IL N’Y A PAS DE DISCOURS DE VÉRITÉ, il n’y a que desdispositifs de vérité. Le Spectacle est le dispositif

de vérité qui parvient à faire fonctionner à son profittout autre dispositif de vérité. Spectacle et démocratiebiopolitique convergent dans l’acceptation de n’importequel régime de discours faux proféré par n’importequel type de sujet, pourvu que cela permette la conti-nuation de la paix armée en vigueur. La proliférationde l’insignifiance vise à recouvrir la totalité de l’exis-tant.

4 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE connaît le monde, mais ellene se connaît pas. Cela parce qu’elle est, dans son

aspect affirmatif, d’un être non pas réflexif mais stag-nant. En revanche, dans son aspect négatif, elle existepour autant qu’elle nie le monde, et donc se nie elle-même, étant faite à l’image de celui-ci. Il n’y a aucuneconscience en deçà de l’existence, et aucune auto-conscience en deçà de l’activité, mais il n’y a surtoutpas de conscience dans l’activité d’autodestruction

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Thèses sur la communauté terrible

1 LA PARRHÈSIA est l’usage dangereux, affectuel dudiscours, l’acte de vérité qui met en question les

rapports de pouvoir tels qu’ils sont hic et nunc dansl’amitié, dans la politique, dans l’amour. Le parrhé-siastès n’est pas celui qui dit la vérité la plus doulou-reuse pour briser les liens qui unissent les autres etqui se fondent sur le refus d’accepter cette véritécomme inéluctable. Celui qui fait usage de la parrhè-sia se met en danger d’abord lui-même par un gested’exposition de soi dans les maillons relationnels. Laparrhèsia c’est l’acte de vérité qui fuit le point de vuede surplomb.

Là où la parrhèsia n’est pas possible, les êtres sont enexil, ils agissent comme des esclaves. Même si la com-munauté terrible est pour ses habitants comme unecathédrale dans le désert, c’est en son sein que l’onendure l’exil le plus amer. Car en tant que machine deguerre omnilatérale qui doit garder avec l’extérieurun équilibre vital de nature homéostatique, la com-munauté terrible ne peut pas tolérer la circulation dansses rangs de discours dangereux pour elle-même. Pourse perpétuer, la communauté terrible a besoin de relé-guer le danger à l’extérieur : ce sera l’Étranger, laConcurrence, l’Ennemi, les flics. Ainsi la communautéterrible applique-t-elle en son sein la plus strictepolice des discours, devenant à elle-même sa proprecensure.

2 LÀ OÙ LA PAROLE muette de la répression faitentendre sa voix, aucune autre parole n’a plus

droit de cité pour autant qu’elle reste coupée d’uneeffectivité immédiate. La communauté terrible est uneréponse à l’aphasie qu’impose tout régime biopoli-tique, mais c’est une réponse insuffisante car elle seperpétue par la censure interne, émargeant encore àl’ordre symbolique du patriarcat. Elle n’est donc sou-vent qu’une autre forme de police, un autre lieu où

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7 CEPENDANT, les complicités existant, les membres dela communauté terrible soupçonnent que le pro-

jet existe lui aussi mais qu’ils en seraient tenus àl’écart. D’où la méfiance. La méfiance qu’entretien-nent l’un envers l’autre les membres de la commu-nauté terrible est autrement plus grande que cellequ’ils entretiennent à l’égard des citoyens du reste dumonde : ces derniers, en effet, ne se cachent pasd’avoir beaucoup à cacher, ils savent l’image qu’ilssont censés avoir et donner du monde dont ils fontpartie.

8SI, MALGRÉ SON PANOPTISME interne, la communautéterrible ne se connaît pas, c’est parce qu’elle n’est

pas connaissable et, dans cette mesure, elle est aussidangereuse pour le monde que pour elle-même. Elleest la communauté de l’inquiétude; mais elle est aussila première victime de cette inquiétude.

8 BIS. LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est une somme de soli-tudes qui se surveillent sans se protéger.

9 L’AMOUR entre les membres de la communauté ter-rible est une tension inépuisée, qui se nourrit de ce

que l’autre voile et ne dévoile pas : sa banalité. L’in-visibilité de la communauté terrible à elle-même luipermet de s’aimer aveuglément.

10L’IMAGE PUBLIQUE, extérieure de la communautéterrible est ce qui intéresse le moins la com-

munauté elle-même, car elle la connaît comme sciem-ment postiche. Également dérisoire est son image desoi, la publicité propre que la communauté déploieen son sein mais dont personne n’est dupe.

Car ce qui tient ensemble la communauté terribleest justement ce qui se trouve en deçà de sa publicité,ce qu’elle laisse juste entrevoir à ses membres et à

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Thèses sur la communauté terrible

inconsciente. Du moment que la communauté terriblese perpétue en agissant sous le regard hostile d’au-trui, en introjectant ce regard et en se constituantcomme objet et non comme sujet de cette hostilité, ellene peut aimer et haïr que par réaction.

5 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est un agglomérat humain,non un groupe de compagnons. Les membres de la

communauté terrible se rencontrent et s’agrègent paraccident plus que par choix. Ils ne s’accompagnentpas, ils ne se connaissent pas.

6 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est traversée par toutessortes de complicités – et comment pourrait-elle,

autrement, subsister ? – mais à la différence desancêtres dont elle se réclame, ces complicités ne déter-minent en aucun cas sa forme. Sa forme est plutôtcelle de la MÉFIANCE. Les membres de la commu-nauté terrible sont méfiants les uns envers les autresparce qu’ils ne savent rien d’eux-mêmes ni les unsdes autres, et parce que nul d’entre eux ne connaît lacommunauté dont il fait partie : il s’agit d’une com-munauté sans récit possible, donc impénétrable, etdont ne peut faire l’expérience que dans l’immédia-teté; mais une immédiateté inorganique qui ne dévoilerien. L’exposition qui s’y pratique est mondaine et nonpas politique: jusque dans la solitude héroïque du cas-seur ce que l’on prise c’est le corps en mouvement etnon la cohérence entre celui-ci et son discours. Cepour quoi la clandestinité, la cagoule, le jeu de la gué-guerre fascinent et trompent à la fois : le flic provo-cateur est aussi un casseur…

6 BIS. «ON A AFFAIRE À UN APPAREIL de méfiance totaleet circulante, parce qu’il n’y a pas de point absolu.

La perfection de la surveillance, c’est une somme demalveillances.» (Foucault sur le Panopticon.)

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matique, sur la pulvérisation de l’auto-estime de sesmembres. Nul ne doit pouvoir se croire porteur d’uneforme d’affectivité qui ait droit de cité à l’intérieur dela communauté. Le type hégémonique de l’affectivitéà l’intérieur de la communauté terrible correspondparadoxalement à la forme conçue comme la plusarriérée à l’extérieur. La tribu, le village, le clan, labande, l’armée, la famille sont les formations humainesuniversellement reconnues comme les plus cruelleset les moins gratifiantes, mais elles persistent malgrétout au sein des communautés terribles. Les femmesy doivent assumer une forme de virilité que même lesmâles déclinent désormais dans les démocraties bio-politiques; et cela tout en se percevant comme femmesà la féminité déchéante par rapport au fantasme mas-culin dominant au sein même de la communauté ter-rible, qui est celui de la femme plastique et «sexy »(à l’image de cette pure enveloppe charnelle qu’est laJeune-Fille) prête à usage et consommation de lasexualité génitale.

14 DANS LES COMMUNAUTÉS TERRIBLES, les femmes,faute de pouvoir devenir des hommes, doivent

devenir comme les hommes, tout en restant furieuse-ment hétérosexuelles et prisonnières des stéréotypesles plus éculés. Si dans la communauté terrible per-sonne n’a le droit de dire la vérité sur les rapportshumains, pour les femmes cela est doublement vrai :la femme qui fait usage de la parrhèsia au sein de lacommunauté terrible sera immédiatement cataloguéecomme hystérique.

14 BIS. AU SEIN DE TOUTE communauté terrible, onfait l’expérience de l’étonnant silence des

femmes. La pathophobie de la communauté terriblese manifeste en effet souvent comme répression indi-recte de la parole féminine, étrange et dérangeante

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Thèses sur la communauté terrible

peine deviner à l’extérieur. Elle est informée par labanalité de son privé, par le vide de son secret et parle secret de son vide ; aussi, pour se perpétuer, elleproduit et sécrète la communauté publique.

10 BIS. LA BANALITÉ DU PRIVÉ des communautés ter-ribles se cache car cette banalité est la bana-

lité du mal.

11 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE ne repose pas en elle-même, mais dans le désir que l’extérieur lui

porte, et qui prend inévitablement la forme du mal-entendu.

12 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE comme toute forma-tion humaine dans la société capitaliste avan-

cée fonctionne sur une économie de plaisirsado-masochiste. La communauté terrible, à la diffé-rence de tout ce qui n’est pas elle, ne s’avoue pas sonmasochisme fondamental, et les désirs dont elle par-ticipe s’agencent sur ce malentendu.

Le «sauvage» suscite en effet un désir, mais ce désirest un désir de domestication, et donc d’anéantisse-ment, de même que la créature ordinaire, conforta-blement assise dans son quotidien, est érotiqueseulement dans la mesure où l’on voudrait lui impo-ser d’atroces souillures. Le fait que ce métabolismeémotif reste caché est une source inépuisable de souf-france pour les membres de la communauté terrible,qui deviennent incapables d’évaluer les conséquencesde leurs gestes affectifs (conséquences qui démententsystématiquement leurs prévisions). Les membres descommunautés terribles désapprennent ainsi progres-sivement à aimer.

13 L’ÉDUCATION SENTIMENTALE au sein de la commu-nauté terrible se fonde sur l’humiliation systé-

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16 «IL EST VRAI QUE LES BANDES sont minées par desforces très différentes qui instaurent en elles

des centres intérieurs de type conjugal et familial, oude type étatique, et qui les font passer à une tout autreforme de sociabilité, remplaçant les affects de meutepar des sentiments de famille ou des intelligibilitésd’État. Le centre ou les trous noirs internes, prennentle rôle principal. C’est là que l’évolutionnisme peutvoir un progrès, dans cette aventure qui arrive aussiaux bandes humaines quand elles reconstituent unfamilialisme de groupe, ou même un autoritarisme,un fascisme de meute.» (G. Deleuze, F. Guattari, MillePlateaux.)

16 BIS. LES AMITIÉS aussi, au sein de la communautéterrible, rentrent dans l’imaginaire stylisé et

rachitique qui convient à toute société hétérosexuellemonogame. Puisque les rapports interpersonnels nedoivent jamais être mis en discussion et sont censés« aller de soi », la question des rapports hommes-femmes n’a pas à être abordée et elle est systéma-tiquement « à la manière ancienne », soit proto-bourgeoise soit barbaro-prolétarienne. Les amitiésrestent donc rigoureusement monosexuelles, hommeset femmes se côtoient dans une irréductible étrangetéqui leur permettra, le moment venu, de composeréventuellement – un couple.

17 LE FAMILIALISME n’implique nullement l’existencede familles réelles ; au contraire, sa diffusion

massive survient au moment même où la famille entant qu’entité close éclate, contaminant en retour toutela sphère des rapports qui jusque-là lui échappaient.«Le familialisme, dit Guattari, ça consiste à nier magi-quement la réalité sociale, à éviter toutes les connexionsavec les flux réels. » (La Révolution moléculaire.)Lorsque la communauté terrible, pour nous rassurer,

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Thèses sur la communauté terrible

parce que parole de chair. Ce n’est pas que l’on fassetaire les femmes ; simplement l’espace-limite avec lafolie, où leur parole de vérité pourrait se donner, setrouve discrètement effacé, jour après jour.

15 «CE N’EST PAS que les femmes aient eu du mal àaccomplir les actions : elles étaient même plus

courageuses, plus capables, plus préparées et plusconvaincues que les hommes. On leur concédait seu-lement moins d’autonomie au niveau des initiatives :c’était comme si une différence affleurait instinctive-ment dans la préparation et dans les discussions col-lectives de travail, et leur voix comptait moins.

Le problème était dans le groupe : c’était un com-portement anodin, un non-dit, voire même un “tais-toi” jeté en pleine discussion. […] Cette espèce dediscrimination n’était pas le fait d’une décision a priori,c’était plutôt quelque chose qu’on apportait de l’ex-térieur, en partie inconsciemment, quelque chose quiétait en deçà de la volonté. Quelque chose qui ne peutse résoudre dans une déclaration idéologique ou parun choix rationnel. » (I Faré, F. Spirito, Mara et lesautres.)

15 BIS. PUISQUE LA COMMUNAUTÉ terrible se fonde surdes rapports inavoués, elle finit inévitablement

par sombrer dans les relations les plus résiduelles et lesplus «primitives». Les femmes y sont destinées à lagestion des choses concrètes, des affaires couranteset les hommes à la violence et à la direction. Dans cetteaccablante reproduction de clichés obsolètes, le seulrapport possible entre l’homme et la femme est le rap-port de séduction. Mais comme la séduction générali-sée conduirait la communauté terrible à l’explosion,celle-ci est strictement endiguée dans la forme-couplehétérosexuelle et monogame, qui domine.

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fort a la haute main sur le faible, l’homme sur lafemme, l’adulte sur l’enfant et ainsi de suite.

19 LE MENEUR n’a pas besoin de s’affirmer, il peutmême jouer le contretype ou ironiser sur la viri-

lité. Son charisme n’a pas besoin d’être performant,car il est objectivement attesté par les paramètresbiométriques du désir de la communauté terrible etpar la soumission effective des autres hommes etfemmes. La communauté terrible, c’est la commu-nauté des cocus.

20 LE SENTIMENT FONDAMENTAL qui lie la commu-nauté terrible à son Meneur n’est pas la

soumission mais la disponibilité, soit une variantesophistiquée de l’obéissance. Le temps des membresde la communauté terrible doit en permanence êtrepassé au crible de la disponibilité : disponibilité sex-uelle potentielle envers le Meneur, disponibilitéphysique pour les tâches les plus diverses, disponi-bilité affective à subir n’importe quelle blessure due àl’inévitable distraction des autres. Dans la commu-nauté terrible, la disponibilité est l’introjection artistede la discipline.

21 TANT LE DÉSIR DU MENEUR que le désir d’êtreMeneur se savent condamnés à un échec

inévitable. Car la femme du Meneur (nul ne l’ignore) estla seule à n’être pas victime de sa mascarade séductivedans la mesure où elle en vérifie quotidiennement lenéant: le privé des dominants est toujours le plus misé-rable. De fait, le Meneur est désirable, au sein de lacommunauté terrible, comme peut l’être la femmesophistiquée et hautaine dans la démocratie biopoli-tique. Le désir sexuel qu’hommes et femmes portentau Meneur, et qui l’entoure d’une aura si intense qu’ellefait tourner spontanément tous les regards vers lui,

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Thèses sur la communauté terrible

nous dit qu’elle n’est au fond qu’« une grandefamille », tout l’arbitraire, toute la claustration, lamorbidité et le moralisme qui ont accompagné l’insti-tution familiale au cours de son existence historiquese rappellent à nous ; sauf que maintenant, sous pré-texte de nous préserver, tout cela nous est imposél’institution en moins, c’est-à-dire sans qu’on puissele dénoncer.

17 BIS. LA PART d’humiliation et d’avilissement deshommes consiste dans l’obligation qui leur est

faite de constamment exhiber leurs capacités par uneforme ou une autre de performance viriloïde. Le con-tretype n’a pas de place dans l’économie affective dela communauté terrible, où seul le stéréotype, endernier ressort, prévaut ; seul le Meneur, en fait, estobjectivement désirable. Toute autre position est inte-nable sans l’aveu implicite d’une incapacité foncièreà exister singulièrement ; mais les écarts par rapportau stéréotype sont sans cesse alimentés par lemétabolisme affectif impitoyable de la communautéterrible. Lorsque le contretype, par exemple, chercheraà se déprendre de soi il sera violemment repoussédans le mitard de son « insuffisance». Le contretype-bouc émissaire fonctionne comme le miroir déformantde chacun, qui rassure en inquiétant.

Implicitement, on reste dans la communauté terriblepour n’être ni le Meneur ni le contretype, alors queces deux derniers y restent parce qu’ils n’ont pas lechoix.

18 CHAQUE COMMUNAUTÉ TERRIBLE a son Meneur etvice-versa.

18 BIS. PARTOUT où les rapports ne sont pas prob-lématisés les formes anciennes affleurent dans

toute la puissance de leur brutalité a-discursive : le

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femmes et le Meneur lui-même seront en exil. On nepeut pas mettre en discussion l’autorité du Meneur tantque les faits prouvent qu’on l’aime tout en détestantson amour pour lui. Il arrive que le Meneur se metteen question de lui-même, et c’est alors qu’un autreprend sa place ou que la communauté terrible, restéeacéphale, périt d’une poignante hémorragie.

26 LE MENEUR est réellement le meilleur de songroupe. Il n’usurpe la place de personne et tout

le monde en est conscient. Il ne doit pas se battre pourle consensus, car c’est lui qui se sacrifie le plus ou quis’est le plus sacrifié.

27 LE MENEUR n’est jamais seul, car tout le mondeest derrière lui, mais en même temps il est

l’icône même de la solitude, la figure la plus tragiqueet la plus dupe de la communauté terrible. C’est seu-lement en vertu du fait qu’il est déjà à la merci ducynisme et de la cruauté des autres (ceux qui ne sontpas à sa place), que le Meneur est par moments véri-tablement aimé et chéri.

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Thèses sur la communauté terrible

n’est rien d’autre qu’un désir d’humiliation. On veutdénuder le Meneur, voir le Meneur sans dignité satis-faire véritablement le cortège d’envies qu’il suscitepour prévaloir. Tout le monde hait le Meneur, commeles hommes ont haï les femmes pendant des millé-naires. Tout le monde désire au fond apprivoiser leMeneur car tout le monde déteste la fidélité qui lui estvouée.CHACUN DÉTESTE SON AMOUR POUR LE MENEUR.

22 LE PERSONNEL, dans la communauté terrible,n’est pas politique.

23 LE MENEUR est le plus souvent un homme caril agit au nom du Père.

24 AGIT AU NOM du Père celui qui se sacrifie. LeMeneur est en effet celui qui perpétue la forme

sacrificielle de la communauté terrible par son sacri-fice propre et par l’exigence de sacrifice qu’il fait pesersur les autres. Mais comme le Meneur n’est pas leTyran – tout en étant, à plus forte raison, tyrannique –,il ne dit pas ouvertement aux autres ce qu’ils doiventfaire ; le Meneur n’impose pas sa volonté, mais il lalaisse s’imposer en orientant secrètement le désir desautres, qui est toujours en dernier ressort le désir delui plaire. À la question « Que dois-je faire ? », leMeneur répondra « Ce que tu veux », car il sait queson existence dans la communauté terrible empêchedans les faits les autres de vouloir autre chose que cequ’il veut.

25CELUI QUI AGIT au nom du Père ne peut pas êtrequestionné. Là où la force s’érige en argument,

le discours se retire en bavardage ou en excuse. Tantqu’il y aura un Meneur – et donc sa communauté ter-rible – il n’y aura pas de parrhèsia et les hommes, les

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n’apparaissent jamais que des fins et les moyens pourles atteindre, mais le moyen sans fin qui préside à ceprocessus tout en demeurant inavouable, lui, n’apparaîtjamais puisqu’il n’est autre que l’ÉCONOMIE. C’est sur labase du critère économique que rôles, droits, possibili-tés et impossibilités y sont distribués.

4 TANT QUE LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE se donnera la pra-tique de la performance économique de son ennemi

comme alibi pour justifier la sienne propre elle ne sor-tira d’aucune de ses impasses.

La «stratégie», dada des communautés terribles, netrahit en réalité que la proximité incestueuse entre lacritique et son objet, proximité qui finit le plus souventpar devenir familiarité voire parenté si étroite qu’elle enest difficile à démêler.

La revendication ciblée, en tant qu’elle ne songe pasà détruire le contexte qui l’a fait naître, ou bien l’ex-position des engrenages du pouvoir qui ne songe pasà le démolir, mènent tôt ou tard sur le chemin sanspoésie de la gestion, ramènent donc à la racine detoute communauté terrible.

5 L’INFORMALITÉ, dans la communauté terrible, esttoujours régie par une très rigide distribution

implicite des responsabilités. C’est seulement sur labase d’une modification explicite des responsabilitéset de leur priorité que la circulation du pouvoir peutêtre modifiée.

6 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est la continuation de lapolitique classique par d’autres moyens. J’appelle

«politique classique» la politique qui place en son centreun sujet clos, plein et autosuffisant dans sa variante dedroite, et un sujet en état d’incomplétude contingente dûà des circonstances à transformer pour rejoindre lasuffisance monadique dans sa variante de gauche.

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Thèses sur la communauté terrible

IV Formedes raisons de l’existence des infâmes et de com-ment les frères d’aujourd’hui font les ennemis dedemain. Du charme discret de l’illégalité et deses pièges cachés.

1 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est un dispositif de pou-voir post-autoritaire. Elle n’a pas de bureaucra-

tie ni de forme contraignante en apparence, mais pourproduire tant de verticalité au sein de l’informel elledoit recourir à des configurations archaïques, à desrôles révolus qui survivent encore dans les cavesencombrées de l’inconscient collectif. En cela la famillen’est pas son modèle organisationnel mais son anté-cédent direct dans la production de contrainte infor-melle et d’insoluble cohabitation de haine et d’amour.

2 EN TANT QUE FORMATIONS post-autoritaires, les entre-prises de la « nouvelle économie » constituent à

plein titre des communautés terribles. Qu’on ne voiepas une contradiction dans le rapprochement del’avant-garde du capitalisme et l’avant-garde de sacontestation : elles sont toutes les deux prisonnièresdu même principe économique, du même souci d’ef-ficacité et d’organisation même si elles se placent surdes terrains différents. Elles se servent en fait de lamême modalité de circulation du pouvoir, et en celaelles sont politiquement proches.

3 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE, semblable en cela à ladémocratie biopolitique, est un dispositif qui gou-

verne le passage de la puissance à l’acte chez les divi-dus et chez les groupes. Au sein de ce dispositif

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7 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE, en fin de compte, ne peutexclure personne, parce qu’elle n’a ni loi ni forme

explicite. Elle peut seulement inclure.Pour se renouveler, elle doit donc graduellement

détruire ceux qui en font partie, sous peine de stag-nation complète. Elle vit du sacrifice comme le sacri-fice en est la condition d’appartenance. Lui seul, aureste, fonde la confiance éphémère et réciproque deses membres. Aurait-elle, sans cela, un si grand besoind’action ? Mettrait-elle une telle ardeur à se renou-veler par l’agitation la plus frénétique?

7 BIS. MOINS UNE COMMUNAUTÉ a le sentiment de sonexistence, plus elle éprouve le besoin d’actualiser

extérieurement son propre simulacre, dans l’acti-visme, dans le rassemblement compulsif et finalementdans la mise en cause permanente, métastatique desoi. L’autocritique collective presque inlassable àlaquelle se livrent de plus en plus visiblement tant lemanagement d’avant-garde que les groupes de néo-militants informels renseigne assez sur la faiblessedécisive de leur sentiment d’exister.

8 CERTAINES COMMUNAUTÉS terribles de lutte furentfondées par les survivants d’un naufrage, d’une

guerre, d’une dévastation quelconque mais d’une cer-taine ampleur tout de même. La mémoire des survi-vants n’est alors pas la mémoire des vaincus, maiscelle des exclus du combat.

8 BIS. POUR CETTE RAISON, la communauté terrible naîtcomme exil dans l’exil, mémoire au sein de l’oubli,

tradition intransmissible. Le survivant n’est jamaiscelui qui était au centre du désastre, mais celui quise tenait à l’écart, qui en habitait la marge. Aussi bien,

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12 (DE LA PRIVATION DU SECRET. LE REPENTIR – L’IN-FAMIE.) La force et la fragilité de la communauté

terrible est sa façon d’habiter le risque. En effet, ellene vit intensément que lorsqu’elle se trouve en danger.Ce danger tient au repentir de ses membres. Le repen-tir – du point de vue de l’infâme – est loin d’être illé-gitime puisque celui qui se repent est quelqu’un quia eu une « illumination » : sous les yeux du regardinquisiteur qui le soupçonne, tout d’un coup, il sereconnaît comme membre du projet soupçonné. Ilavoue une vérité qu’il n’a jamais vécue, et qu’il neprésumait même pas avant qu’une inquisition nel’exige de lui.

12 BIS. TOUT REPENTI est essentiellement un mytho-mane (au même titre que ceux qui ont vu la

vierge Marie), il actualise devant l’autorité sa propreschizophrénie. Ce faisant, il devient individu, maissans avoir assumé sa dividualité : il se croit – ou plu-tôt veut se croire – enfin dans le juste, dans la cohé-rence. Il échange ses complicités passées réelles, pourune complicité inexistante avec l’ennemi de toujours ;il se prend soi-même pour ennemi. Ce qui, soit dit enpassant, devient effectif à partir de son repentir. Maisl’infâme ne fait que troquer un sado-masochismeinconscient et modérément destructeur pour un autresado-masochisme, conscient et éthiquement indignecette fois. Il sacrifie la duplicité du schizophrène pourchoir dans celle du traître.

13 «LES FEMMES étaient traitées comme des objetssexuels, sauf lorsqu’elles participaient à des

actions : elles étaient alors traitées comme deshommes. C’était là le seul rapport d’égalité. Elles fai-saient souvent plus que les hommes, elles avaient réel-lement plus de courage. […] C’est comme ça que, pourla première fois, a surgi le problème des traîtres : à

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au temps de la communauté terrible, la marge s’est faitecentre et le concept de centre a perdu toute validité.

9 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est sans fondation, parcequ’elle est sans conscience de son commencement

et sans destin ; elle s’enregistre seulement au fur et àmesure, comme une chose toujours-déjà passée, doncseulement au travers du regard des autres, de la répé-tition, de l’anecdote : «Te souviens-tu de…?»

10 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est un présent qui passeet ne se dépasse pas, et pour cette raison elle

est sans lendemain. Elle a franchi la faible ligne quisépare la résistance de la persistance, le déjà-vu del’amnésie.

11 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE n’éprouve le sentimentde son existence que dans l’illégalité. D’ailleurs,

tout échange humain sado-masochiste en dehors durapport marchand est voué à terme à l’illégalité, entant que métaphore violente de l’inavouable misèrede l’époque. C’est dans l’illégalité seulement que lacommunauté terrible se perçoit et ek-siste, quoiquenégativement certes, comme dehors de la sphère de lalégalité, comme création se libérant d’elle-même. Touten ne reconnaissant pas la légalité comme légitime,la communauté terrible a pu faire de sa négation l’es-pace de son existence.

11BIS. C’EST SUR LA BASE du masochisme que lacommunauté terrible conclut de fugitives

alliances avec les opprimés, quitte à se retrouver trèsvite placée dans le rôle inassumable du sadique. Elleaccompagne ainsi les exclus sur la voie de l’intégra-tion, les regarde s’éloigner pleins d’ingratitude et deve-nir ce qu’elle voulait conjurer.

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c’est lui qui délimite la zone qu’il lui réserve. En opé-rant ainsi il transforme l’utopie en atopie et l’hétéro-topie et distopie. Localisée et identifiée, la communautéterrible, qui fait tout pour échapper aux cartogra-phies, devient un espace comme un autre.

15 BIS. C’EST EN SYNCHRONISANT le temps vaseux etinforme de la communauté terrible avec la tem-

poralité du dehors que le biopouvoir prive la com-munauté terrible de l’espace du risque et du danger.Il suffit que le biopouvoir reconnaisse la communautéterrible pour qu’elle perde le pouvoir de briser le coursordonné du désastre par l’irruption de sa clandesti-nité. Dès lors que la communauté terrible est inséréeau même titre que tant d’autres lézardes dans la publi-cité, elle est localisée et territorialisée dans un dehorsde la légalité qui est tout de suite englobé; en tant quedehors.

16 UNE FOIS DE PLUS c’est l’invisibilité de la com-munauté terrible à elle-même qui la met à la

merci d’une reconnaissance unilatérale avec laquelleelle ne peut de toute façon pas interagir.

16 BIS. SI LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE refuse le principede représentation, elle n’échappe pas à la

représentation pour autant. L’invisibilité de la com-munauté terrible à elle-même la rend infiniment vul-nérable au regard d’autrui car, cela est bien connu,la communauté terrible n’existe qu’aux yeux desautres.

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Thèses sur la communauté terrible

cause de l’insensibilité du groupe. […] Hella et Anne-Katrine n’ont rien dit à mon sujet, j’ai été le seul dugroupe à ne pas être coffré. J’avais un autre rapportà elles, c’était leur grand amour à elles deux pourmoi…» (Baumi Baumann, Comment tout a commencé).

13 BIS. UNE FOIS DÉVOILÉE par le repenti la vérité dela communauté terrible, celle-ci est condam-

née, puisqu’elle vit de l’ignorance de son secret, pro-tégée par son ombre, au lieu de le protéger. Les secretshonteux des communautés terribles finissent sur lesbouches indifférentes des hommes de Loi et l’hypocri-sie ambiante qui les a entretenus, du coup, feint de lesignorer. Le complice d’hier se scandalise, engage sondevenir-infâme dans la variante du délateur ou du dis-socié.

Ainsi la pédophilie, le viol conjugal, la corruption,le chantage mafieux, comportements fondateurs del’éthos dominant jusqu’à hier, seront d’un coup dénon-cés comme des comportements criminels.

14 LE BESOIN DE JUSTICE est un besoin de châtiment.Ici affleure la racine commune, sado-maso-

chiste, qui régit la conformité éthique des commu-nautés terribles et leur lien inavoué avec l’Empire.

15 (DE LA PRIVATION DU DANGER : LA LÉGALISATION – LA

TRAHISON DES IDÉAUX.) L’étreinte qui tientensemble les décombres des démocraties biopolitiques,celle du biopouvoir, réside dans la possibilité de priverà chaque instant les communautés terribles de laliberté de vivre dans le risque. Cela se fait par undouble mouvement : à la fois de soustraction-répres-sion, soit : de violence, et d’addition-légitimation, soit :de condescendance. Par ces deux mouvements, le bio-pouvoir prive la communauté terrible de son espaced’existence et la condamne à la persistance puisque

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Qu’on le veuille ou non, ceux qui passent, ceux quiarrivent, paient les méfaits des autres. Les personnesqu’ils voudraient aimer sont déjà visiblement trop abî-mées pour prêter l’oreille à leurs bonnes intentions.

« Avec le temps, va… » Il faudra donc vaincre laméfiance des autres, plus exactement apprendre àêtre méfiants comme les autres pour que la commu-nauté terrible puisse encore ouvrir ses bras décharnés.C’est par la capacité d’être dur avec les nouveaux arri-vants, finalement, que l’on démontrera sa solidaritéavec la communauté terrible.

2 BIS. «CETTE CRUAUTÉ, elle était dans leur rire, dansce qui leur donnait du plaisir, dans la manière

dont ils communiquaient entre eux, dans la façon dontils vivaient et mouraient. L’infortune d’autrui était leurplus grande source de joie, et je me demandais si,dans leur esprit, elle réduisait ou accroissait la pro-babilité de voir cette infortune les frapper eux-mêmes.Mais l’infortune personnelle, en fait, n’était pas uneprobabilité, c’était une certitude. La cruauté faisaitdonc partie d’eux-mêmes, de leur humour, de leursrapports, de leurs pensées. Et pourtant, si grand étaitleur isolement, en tant qu’individus, que je ne croispas qu’ils imaginaient que cette cruauté affectait lesautres.» (Colin Turnbull, Les Iks.)

2 TER. DANS LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE on arrive tou-jours trop tard.

3 LA FORCE de la communauté terrible lui vient desa violence. Sa violence est sa véritable raison et

son véritable défi. Mais elle n’en tire pas les consé-quences car au lieu de s’en servir pour charmer, elleen fait un usage qui éloigne ce qui lui est extérieur,et déchire ce qui est en son sein. La justesse extrêmede sa violence est entamée par son refus d’en inter-

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V Ceux qui restent,ceux qui partentdes gens qui vivent comme des somnambules,des cœurs brisés et des brise-cœurs.Encore quelques notes sur le mauvais usage desbonnes intentions.(Comme quoi la stratégie seule ne suffit pas et lesrapports humains ne sont pas une « question depsychanalyse ».)

Aber Freunde ! Wir kommen zu spät !(Mais amis ! nous venons trop tard !)

Hölderlin

1 ON ENTRE dans la communauté terrible parce que,dans le désert, qui cherche ne rencontre rien

d’autre. On traverse cette architecture humaine chan-celante et provisoire. Au début, on tombe amoureux. Onsent, en y entrant, qu’elle a été construite avec leslarmes et la souffrance, et qu’elle en appelle encored’autres pour continuer à exister ; mais cela importepeu. La communauté terrible est d’abord l’espace dudévouement, et cela émeut, cela réveille le «réflexedu souci».

2MAIS LES RAPPORTS, au sein de la communauté ter-rible, sont usés, ils ne sont déjà plus jeunes hélas!

quand nous y arrivons. Comme les galets du lit d’unfleuve trop rapide, les regards, les gestes, l’attentionsont consommés. Quelque chose manque tragiquementà la vie dans la communauté terrible, car l’indulgencen’y trouve plus sa place, et l’amitié tant de fois trahie sedonne avec une parcimonie accablante.

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Ils habitent un espace qui certes leur appartient; maispuisqu’il est structurellement public, ils y sont àchaque moment au même titre que tout autre. Ils nepeuvent pas se réclamer du droit à avoir leur placedans cet espace, car la renonciation préalable à cedroit est ce qui leur a permis d’y accéder. Les inerteshabitent la communauté comme les sans-abri habi-tent la gare, mais chaque pas les traverse, car cettegare, c’est eux-mêmes et sa construction estcongruente à la construction de leur vie.

Les inertes sont des anges désespérés et étourdisqui, n’ayant trouvé la vie en aucun repli du monde,se sont pris à habiter un lieu de passage. Ils peuvents’immerger pour un temps indéterminé dans la com-munauté : leur solitude est infiniment imperméable.

6 CEUX QUI SONT toujours là, tout le monde les connaît.Ils sont appréciés et détestables comme tous ceux

qui soignent et restent là où les autres vivent et pas-sent (l’infirmière, la mère, les vieux, les surveillantsdes jardins publics). Ils sont le faux miroir de la liberté,eux, les assidus, les esclaves d’une servitude inédite quiles éclaire d’une lumière resplendissante : les com-battants, les irréductibles, les sans-privé, les sans-paix. La rage pour combattre, ils finissent par lachercher dans leurs vies mutilées ; ils attribuent leursblessures à une lutte noble et imaginaire, alors qu’ilsse sont blessés eux-mêmes en s’entraînant jusqu’àl’épuisement. À la vérité, ils n’ont jamais eu la chancede descendre sur le champ de bataille : l’ennemi neles reconnaît pas, il les prend pour un simplebrouillage, les pousse par son indifférence à la folie, àl’insignifiance ordinaire, à l’offensive suicidaire. L’al-phabet du biopouvoir n’a pas de lettres pour retenirleurs noms, pour lui, ils ont déjà disparu mais résistentcomme des fantômes inapaisés. Ils sont morts et se sur-vivent dans le transit des visages qui les traversent, sur

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Thèses sur la communauté terrible

roger l’origine, car celle-ci n’est pas, comme on le dit,la haine de l’ennemi.

4 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est une communautéhémorragique. Sa temporalité est hémorragique.

Sa temporalité est hémorragique, car le temps des hérosest un temps qui se vit comme déchéance, occasionmanquée, déjà-vu. Les êtres n’y font pas advenir l’évé-nement, mais l’attendent en spectateurs. Et dans cetteattente leur vie saigne en un activisme censé occuper etprouver l’existence du présent, jusqu’à l’exhaustion.

Plus que de passivité il faudrait parler ici d’une iner-tie agitée. Puisqu’aucune position ne se présentecomme définitivement acquise dans la décompositiondu corps social dont est synonyme la démocratie bio-politique, un maximum d’inertie et un maximum demobilité y sont aussi possibles. Mais une «structurede mouvement », pour permettre la mobilité, doitconstruire une architecture que les personnes puis-sent traverser. Cela se fait donc, dans la communautéterrible, au travers des singularités qui acceptent l’iner-tie, même si ce faisant, elles rendent à la fois possibleet radicalement impossible la communauté. Le Meneurseul a la tâche ingrate de manager et régler l’introu-vable équilibre entre inertes et agités.

4 BIS. DANS LA MESURE MÊME où la communauté ter-rible se fonde sur le partage entre membres sta-

tiques et membres mobiles, elle a perdu son pari àl’avance, elle s’est manquée en tant que communauté.

5 LE VISAGE DES INERTES est le souvenir le plus dou-loureux pour celui qui est passé par la commu-

nauté terrible. Destinés à enseigner quelque chosequ’eux-mêmes ne sont pas arrivés à s’ajouter, lesinertes souvent surveillent, comme des policiers mélan-coliques au bord de territoires désertiques.

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d’asepsie projeté sur l’écran géant de la lutte“contre”.» (I. Faré, F. Spirito, Mara et les autres.)

8 L’HORIZON, pour les militants, est la ligne en direc-tion de laquelle il faut toujours marcher. Parce

que c’est là-bas, quelque part, que se trouvent tousceux qu’ils ont perdus.

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Thèses sur la communauté terrible

lesquels ils ont plus ou moins de prise, avec lesquelsils partagent la table, le lit, la lutte, jusqu’à ce que lespassants partent, ou qu’ils restent en s’éteignant, deve-nant les inertes de demain.

6 BIS. « DANS LES GROUPES, de nombreuses femmesavaient eu une expérience d’employées ou de

secrétaires. Elles apportaient aux groupes toute l’ef-ficacité de leur professionnalisme lorsqu’elles avaientquitté leur travail. Rien n’avait changé pour elles de cepoint de vue, hormis le fait qu’elles faisaient de la luttearmée. […] Les réunions étaient le centre vital et“signifiant” des maisons. Pour le reste, les conditionsmatérielles de la vie quotidienne entièrement tournéevers la lutte externe, il n’y avait pas de problème. Nousfaisions des courses énormes au supermarché etquand nous avions assuré les repas et de quoi dor-mir, il n’y avait plus de problèmes internes.» (I. Faré,F. Spirito, Mara et les autres.)

7 LES PLUS MORTS et les plus implacables des inertessont ceux qui ont été abandonnés. Ceux dont

l’ami/e ou l’amant/e est parti, restent, car tout ce quireste de celui ou celle qui a disparu demeure dans lacommunauté terrible et dans les yeux qui l’y ont vu.Qui a perdu la personne aimée n’a plus rien à perdreet ce rien, il le donne souvent à la communauté ter-rible.

7 BIS. « […] LA GUERRE contre un ennemi extérieurpacifie, plus ou moins par nécessité forcée, ceux

qui mènent la même lutte; l’appartenance à un groupeunifié par une révolte absolue ne laisse pas de placeaux différences, aux luttes internes ; la fraternitédevient le pain indispensable et quotidien dans lesmoments où les contradictions les plus écarteléesn’éclatent pas. La pacification interne c’est un moment

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rapports de force, l’autre en tant que substrat effectifdes rapports immédiats – constituent les deux polaritésde la domination présente. À tel point que les rapports depouvoir que régissent les démocraties biopolitiques nepourraient à proprement parler pas se réaliser sans lescommunautés terribles, qui forment le substrat éthiquede cette réalisation. Plus exactement, la communautéterrible est la forme passionnelle de cette axiomatiquequi seule lui permet de se déployer dans des territoiresconcrets.

En dernière instance, ce n’est qu’au moyen de lacommunauté terrible que l’Empire arrive à sémioti-ser les formations sociales les plus hétérogènes sousla forme de la démocratie biopolitique: en absence decommunautés terribles, l’axiomatique sociale de ladémocratie politique n’aurait pas de corps sur les-quels s’effectuer. Tous les phénomènes d’intricationde l’archaïque (néo-esclavagisme, prostitution mon-dialisée, néo-féodalisme d’entreprise, trafics humainsen tous genres) et de l’hypersophistication impérialene s’expliquent pas sans cette médiation.

Cela ne signifie nullement qu’aux gestes de des-truction visant la communauté terrible s’attache unequelconque valeur subversive. En tant que régimed’effectuation de cette axiomatique-là, la communautéterrible n’a aucune vitalité propre. Il n’y a rien, enelle, qui la mette en condition de se métamorphoser enautre chose, de placer les êtres dans un rapport bou-leversé à l’état de choses présent ; rien à sauver. Etc’est un fait que le présent est tellement saturé decommunautés terribles que le vide déterminé par touterupture partielle, volontariste avec elles vient à êtrerempli à une vitesse effroyable.

S’il est donc absurde de se demander que faire descommunautés terribles, elles qui sont toujours-déjàfaites et toujours-déjà en dissolution, elles qui rédui-sent au silence toute insoumission interne (la parrhèsia

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Thèses sur la communauté terrible

0 Notes pour undépassement

quelques indications pour dépasser le malheurprésent : mentions non exhaustives et nonprogrammatiques…

Ô mes frères, mes enfants, mes compagnons, jevous aimais de toute ma colère mais je ne savais

pas vous le dire, je ne savais pas vivre avec vous,je n’arrivais pas à vous atteindre, à toucher vosâmes froides, vos cœurs désertés ! Je ne trouvais

pas les mots du courage, les mots vivants pour quele rire force vos poitrines et les emplisse d’air ! Jeperdais la méchanceté de vous vouloir debout, la

rage de poser sur vous mes yeux ouverts, lelangage pour que vous parvienne mon refus denous voir vieillir avant d’avoir vécu, baisser les

bras sans les avoir levés, d’abord, descendre avantd’avoir voulu monter. Je n’étais pas assez fort pour

chasser le sommeil, l’empêcher de vous jeter horsdu monde et du temps, le faire fuir loin de vous,

car à mon tour, saison après saison, je faiblissais,je sentais mes membres s’amollir, mes pensées se

défaire, ma colère disparaître, et votre inexistenceme gagner…

J. LefebvreLa Société de consolation

1 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE, quoi qu’elle en ait, estcomme tout le reste, car elle est dans tout le reste.

2 DÉMOCRATIE BIOPOLITIQUE et communauté terrible –l’une en tant qu’axiomatique de la distribution des

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est aussi avec nous et c’est cela qui mine l’ordre pré-sent» – que les membres de la communauté terriblepeuvent échapper au double bind où ils sont murés.

4 CE N’EST PAS en déposant un meneur particulierqu’on se libère de la communauté terrible; la place

vacante sera bientôt prise par un autre puisque leMeneur n’est que la personnification du désir de tousde se faire mener. Quoi qu’on en dise, le Meneur par-ticipe à la communauté terrible bien plus qu’il ne lamène. Il est sa sécrétion et sa tragédie, son modèle etson cauchemar. Il ne tient qu’à l’éducation sentimen-tale de chacun de subjectiver et désubjectiver leMeneur autrement qu’il ne le fait lui-même. Désir etpouvoir ne sont jamais enchaînés dans une configu-ration unique : il suffit de les faire valser, d’en détra-quer la danse.

Souvent un certain regard de scepticisme suffit àdémolir durablement le Meneur en tant que tel, et parlà sa place.

5 TOUTE LA FAIBLESSE de la communauté terrible tientà sa clôture, à son incapacité à sortir de soi.

N’étant pas un tout vivant mais une construction ban-cale, elle est aussi incapable d’acquérir une vie inté-rieure que de nourrir celle-ci de joie. Ainsi se paiel’erreur d’avoir confondu le bonheur avec la trans-gression, car c’est à partir de cette dernière que sereforme en continu le système de règles non écrites, etd’autant plus implacables, de la communauté terrible.

6 AINSI S’EXPLIQUE la crainte de la « récupération »propre à la communauté terrible : elle est la

meilleure justification de sa fermeture et de son mora-lisme. Sous prétexte qu’«on ne se fera pas acheter»,on s’interdit de comprendre qu’on nous a déjà ache-tés pour rester là où nous sommes. La résistance, ici,

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Thèses sur la communauté terrible

comme le reste), il est en revanche d’une importancevitale de saisir à quelles conditions concrètes la soli-darité des démocraties biopolitiques et des commu-nautés terribles pourrait être ruinée. Il faudra pourcela exercer un certain regard, le «regard du voleur»,celui qui de l’intérieur du dispositif matérialise la pos-sibilité de lui échapper. Partageant ce regard, les corpsles plus vivants feront advenir ce vers quoi la com-munauté terrible fait, même contre son gré, aveuglé-ment signe: sa propre désagrégation.

Car les communautés terribles ne sont jamais vrai-ment dupes de leur mensonge, elles sont juste atta-chées à leur cécité, qui leur permet de subsister.

2 BIS. NOUS AVONS APPELÉ communauté terrible toutmilieu qui se constitue sur la base du partage des

mêmes ignorances – en l’occurrence aussi l’ignorancedu mal qu’il produit. Le critère vitaliste qui ferait dumalaise éprouvé à l’intérieur d’une formation humainela pierre de touche pour y déceler la communauté ter-rible est souvent inopérant. La plus «réussie» des com-munautés terribles apprend à ses membres à aimerses propres défauts et à les rendre aimables. En cesens, la communauté terrible n’est pas le lieu où l’onsouffre le plus, mais juste le lieu où l’on est le moinslibre.

3 LA COMMUNAUTÉ TERRIBLE est une présence dans l’ab-sence, car elle est incapable d’exister par elle-même,

mais seulement par rapport à quelque chose d’autre,d’extérieur à elle. C’est donc en démasquant, non pasles compromissions ou les défauts, mais les parentésinavouables de la communauté terrible qu’on l’aban-donne en tant que fausse alternative à la socialisationdominante. C’est en retournant sa schizophrénie infa-mante – «tu n’es pas qu’avec nous, tu n’es pas assezpur» – en schizophrénie contaminante – «tout le monde

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7 « L’HOMME NE VAUT PAS suivant le travail utile qu’ilfournit mais suivant la force contagieuse dont il

dispose pour entraîner les autres dans une libredépense de leur énergie, de leur joie et de leur vie :un être humain n’est pas seulement un estomac àremplir, mais un trop-plein d’énergie à prodiguer. »(Bataille.)

On sait par expérience que dans la vie passionnelle– et donc dans la vie tout court – rien ne se paie etque celui qui gagne est toujours celui qui donne leplus et sait le mieux jouir. Organiser la circulationd’autres formes de plaisir signifie alimenter un pouvoirennemi de toute logique d’oppression. Il est vrai, dèslors, que pour ne pas prendre le pouvoir il faut déjà enavoir beaucoup.

Opposer à la combinatoire du pouvoir un autreregistre du jeu n’équivaut pas à se condamner à nepas être pris au sérieux, mais à se faire porteurs d’uneautre économie de la dépense et de la reconnaissance.La marge de jouissance qui existe au sein des jeux depouvoir s’alimente de sacrifices et d’humiliationsmutuellement échangées ; le plaisir de commanderest un plaisir qui se paie, et en cela le modèle de ladomination biopolitique est tout à fait compatible avectoutes les religions qui fustigent la chair, avec l’éthiquedu travail et le système pénitentiaire, tout comme lalogique marchande et hédoniste l’est avec l’absencede désir, qu’elle pallie.

En vérité, la communauté terrible ne parvient jamaisà endiguer la puissance de devenir inhérente à touteforme-de-vie, et c’est cela qui permet d’en détraquerles rapports de force internes, de questionner le pou-voir jusque dans ses formes post-autoritaires.

8 TOUTE AGRÉGATION HUMAINE qui se place vis-à-vis deson dehors dans une perspective exclusivement

offensive ou obsidionale est une communauté terrible.

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Thèses sur la communauté terrible

devient rétention : la vieille intention d’enchaîner labeauté à sa sœur la mort, qui pousse les orientaux àremplir leurs volières d’oiseaux magnifiques qui nereverront plus le ciel, les pères jaloux à enfermer leursplus belles filles et les avares à remplir leurs placardsde lingots d’or, finit par envahir la communauté ter-rible. Tant de beauté incarcérée se fane.

Et même les princesses enfermées dans les tourssavent que l’arrivée des princes charmants n’est quele prélude à la ségrégation conjugale, que ce qu’il fautc’est abolir d’un même coup les prisons et les libéra-teurs, que ce dont nous avons besoin ce n’est pas deprogrammes de libération mais de pratiques de liberté.

Aucune sortie de la communauté terrible n’est pos-sible sans la création d’une situation insurrectionnelle,et inversement. Or loin de préparer des conditionsinsurrectionnelles, la définition de soi comme diffé-rence illusoire, comme être substantiellement autren’est qu’un résidu conscientiel déterminé par l’absencede telles conditions. L’exigence d’une cohérence iden-titaire de chacun équivaut à l’exigence de la castra-tion généralisée, de l’endoflicage diffus.

6 BIS. LA FIN DE LA COMMUNAUTÉ terrible coïncide avecl’ouverture à l’événement: c’est autour de l’événe-

ment que les singularités s’agrègent, apprennent àcoopérer et à se toucher. La communauté terrible, entant qu’entité animée par un inépuisable désir d’auto-conservation, passe les possibles au crible de la com-patibilité avec son existence au lieu de s’organiserautour de leur surgissement.

C’est pourquoi toute communauté terrible entretientavec l’événement un rapport de conjuration défensiveet conçoit la relation avec le possible en termes de pro-duction ou d’exclusion, toujours tentée qu’elle est parl’option de la maîtrise, toujours secrètement attiréepar sa latence totalitaire.

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vie. Car c’est la peur qui fournit leur consistance néces-saire à tous les fantômes qui accompagnent l’exis-tence repliée sur ces impératifs – au premier rangdesquels le fantôme de la pénurie si souvent intro-jecté comme horizon a priori et supra-historique dela «condition humaine».

Dans sa Présentation de Sacher-Masoch, Deleuzedémontre que, par-delà la fixation psychiatrique dumasochisme en perversion et la caricature du maso-chiste en contre-type du sadique, les romans de Masochmettent en scène un jeu de dénigrement systématiquede l’ordre symbolique du Père, jeu qui implique – c’est-à-dire présuppose en même temps qu’il met en acte –une communauté d’affections dépassant le partage descorps entre hommes et femmes; tous les éléments quiconstituent la scène masochiste convergent dans l’ef-fet recherché: la ridiculisation pratique de l’ordre sym-bolique du Père et la désactivation de ses attributsessentiels – la suspension indéfinie de la peine et lararéfaction systématique de l’objet du désir.

Tous les dispositifs visant à produire chez nous uneidentification personnelle avec les pratiques relevant dela domination sont également, même s’ils ne le sontpas exclusivement, voués à produire en nous un sen-timent de honte, de honte d’être soi autant que d’êtreun homme, un ressentiment qui vise notre propre iden-tification avec la domination. Ce sont cette honte et ceressentiment qui fournissent l’espace vital de la répli-cation continue de l’ordre et de l’action du Meneur.

On trouve ici la confirmation de l’existence du nexusinextricable entre peur et superstition constaté à l’aubede toutes les révolutions, entre crise de la présence etsuspension indéfinie de la peine, entre économie dubesoin et absence de désir. Cela dit en passant, et seu-lement pour rappeler combien est profonde la stratifi-cation des processus d’assujettissement qui soutiennentl’existence de la communauté terrible à l’heure actuelle.

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Thèses sur la communauté terrible

Pour en finir avec la communauté terrible, il fautd’abord renoncer à se définir comme le dehors sub-stantiel de ce que, ce faisant, nous créons commedehors – la «société», «la concurrence», «les Bloom»ou autre chose. Le véritable ailleurs qu’il nous reste àcréer ne peut être sédentaire, c’est une nouvelle cohé-rence entre les êtres et les choses, une danse violentequi rend à la vie son rythme, remplacé à présent parles cadences macabres de la civilisation industrielle,une réinvention du jeu entre les singularités – un nou-vel art des distances.

9 L’ÉVASION EST COMME L’OUVERTURE d’une portecondamnée : d’abord on a l’impression de regar-

der moins loin: on quitte des yeux l’horizon, on se metà arranger les détails pour sortir.

Mais l’évasion n’est qu’une simple fuite : elle laisseintacte la prison. Ce qu’il nous faut, c’est une désertion,une fuite qui anéantisse en même temps la prison toutentière.

Il n’y a pas de désertion individuelle, à proprementparler. Chaque déserteur emporte avec lui un peu dumoral des troupes. Par sa simple existence, il est larécusation en acte de l’ordre officiel ; et tous les rap-ports où il entre se trouvent contaminés par la radi-calité de sa situation.

Pour le déserteur, il y va d’une question de vie oude mort que les relations qu’il noue n’ignorent ni sasolitude, ni sa finitude, ni son exposition.

10 LE PRÉSUPPOSÉ FONDAMENTAL d’une agrégationhumaine soustraite à l’emprise de la commu-

nauté terrible est une nouvelle conjugaison des troiscoordonnées fondamentales de l’existence physique :la solitude, la finitude et l’exposition. Dans la com-munauté terrible ces coordonnées se conjuguent surle plan de la peur suivant l’axe des impératifs de sur-

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Éprouvant en nous-mêmes l’être étranger qui nousa toujours-déjà désertés et qui fonde toute possibi-lité de vivre la solitude comme condition de la ren-contre, la finitude comme condition d’un plaisir inouï,l’exposition comme condition d’une nouvelle géo-métrie des passions,Nous offrant comme l’espace d’une fuite infinie,Maîtres d’un nouvel art des distances.

Aber das Irrsal hilft.(Mais l’errance aide.)

Hölderlin

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Thèses sur la communauté terrible

De quelle façon le «jeu de Masoch» peut-il être géné-ralisé et, révoquant l’alternative entre domination etsoumission, évoluer en grève humaine?

De quelle manière le fait de se jouer des nexus dela domination peut-il produire le dépassement du stadede la mise en scène et laisser le champ libre à l’ex-pression de formes-de-vie praticables?

Et, pour revenir à notre question de départ, dequelle façon de telles formes-de-vie pourront-ellesconjuguer à nouveau solitude, finitude et exposition?

Cette question, c’est celle d’une nouvelle éducationsentimentale qui inculque le mépris souverain detoute position de pouvoir, mine l’injonction à le dési-rer et nous affranchit du sentiment d’être respon-sables de notre être quelconque, et par là solitaire,fini, exposé.

Nul n’est responsable du lieu qu’il occupe, mais seu-lement de l’identification avec son propre rôle.

La puissance de toute communauté terrible est ainsipuissance d’exister à l’intérieur de ses sujets en sonabsence.

Pour se libérer d’elle, il nous faut commencer parapprendre à habiter l’écart entre nous et nous-mêmesqui, laissé vide, devient l’espace de la communautéterrible.

Puis nous déprendre de nos identifications, devenirinfidèles à nous-mêmes, nous déserter.

S’exerçant à devenir les uns pour les autres le lieud’une telle désertion,Trouvant dans chaque rencontre l’occasion d’une sous-traction décisive à notre propre espace existentiel,Mesurant que seule une fraction infinitésimale denotre vitalité nous a été soustraite par la commu-nauté terrible, s’est fixée dans l’énorme machine-rie des dispositifs,

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Post-scriptum

Tout le monde connaît les communautés terribles,pour y avoir séjourné ou pour y être encore. Ou sim-plement parce qu’elles sont toujours plus fortes queles autres et qu’à cause de cela on y reste toujoursen partie – tout en en étant sorti. La famille, l’école,le travail, la prison sont les visages classiques decette forme contemporaine de l’enfer, mais ils sontles moins intéressants car ils appartiennent à unefigure passée de l’évolution marchande et ne fontplus que se survivre, à présent. Il y a des commu-nautés terribles, par contre, qui luttent contre l’étatde choses existant, qui sont à la fois attirantes etmeilleures que « ce monde». Et en même temps leurfaçon d’être plus proches de la vérité – et donc de lajoie – les éloigne plus que toute autre chose de laliberté.

La question qui se pose à nous, de manière finale,est de nature éthique avant que d’être politique, carles formes classiques du politique sont à l’étiage et sescatégories nous vont comme nos habits d’enfance. Laquestion est de savoir si nous préférons l’éventualitéd’un danger inconnu à la certitude de la douleur pré-sente. C’est-à-dire si nous voulons continuer à vivreet parler en accord (dissident certes, mais toujours enaccord) avec ce qui s’est fait jusqu’ici – et donc avecles communautés terribles –, ou si nous voulons inter-roger la petite part de notre désir que la culture n’a

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pas encore infesté de son pesant bourbier, essayer –au nom d’un bonheur inédit – un chemin différent.

Ce texte est né comme une contribution à cet autrevoyage.

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Chez le même éditeur

Tariq Ali, Bush à Babylone. La recolonisation de l’Irak.

Bernard Aspe, L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant.

Alain Badiou, Petit panthéon portatif.

Moustapha Barghouti, Rester sur la montagne. Entretiens sur la Palestine avec Eric Hazan.

Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste.

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Cimade, Votre voisin n’a pas de papiers. Paroles d’étrangers.

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Françoise Fromonot,La campagne des Halles. Les nouveaux malheurs de Paris.

Irit Gal et Ilana Hammerman,De Beyrouth à Jénine. Témoignages de soldats israéliens sur la guerredu Liban.

Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée.

Nacira Guénif-Souilamas (dir.), La république mise à nu par son immigration.

Amira Hass, Boire la mer à Gaza, chronique 1993-1996.

Amira Hass, Correspondante à Ramallah.

Eric Hazan, Chronique de la guerre civile.

Eric Hazan, Notes sur l’occupation. Naplouse, Kalkilyia, Hébron.

Henri Heine, Lutèce. Lettres sur la vie politique,artistique et sociale de la France. Présentation de Patricia Baudoin.

Sadri Khiari, La contre-révolutioncoloniale en France. De de Gaulle àSarkozy.

Rashid Khalidi, L’identité palestinienne. La construction d’une consciencenationale moderne.

Yitzhak Laor, Le nouveau philosémitisme européen et le «camp de la paix» en Israël.

Pierre Macherey, De Canguilhem àFoucault, La Force des normes

Gilles Magniont, Yann Fastier, Avec lalangue. Chroniques du «Matricule desanges»

Karl Marx, Sur la question juive.Présenté par Daniel Bensaïd.

Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes sur la correspondance autour de la Commune. Précédé de «Politique deMarx» par Daniel Bensaïd.

Joseph Massad, La persistance de la question palestinienne.

Louis Ménard, Prologue d’une révolution (fév.-juin 1848).Présenté par Maurizio Gribaudi.

Elfriede Müller & Alexander Ruoff, Lepolar français. Crime et histoire.

Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine. Aux origines du conflit israélo-arabe.

Ilan Pappé, Les démons de la Nakbah.

François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848.

Anson Rabinbach,Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité.

Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique.

Jacques Rancière, Le destin des images.

Jacques Rancière, La haine de la démocratie.

Jacques Rancière, Le spectateur émancipé.

Textes rassemblés par J. Rancière &A. Faure, La parole ouvrière1830-1851.

Amnon Raz-Krakotzkin,Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale.

Tanya Reinhart, Détruire la Palestine, ou comment terminer la guerre de 1948.

Tanya Reinhart, L’héritage de Sharon. Détruire la Palestine, suite.

Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté.Discours choisis.

Julie Roux, Inévitablement (après l’école).

Gilles Sainati & Ulrich Schalchli,La décadence sécuritaire

André Schiffrin, L’édition sans éditeurs.

André Schiffrin, Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite.

Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël.

E.P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel.

Tiqqun, Théorie du Bloom.

Tiqqun, Contributions à la guerre encours.

Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne.

Enzo Traverso, Le passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique.

François-Xavier Vershave& Philippe Hauser,Au mépris des peuples. Le néocolonialisme franco-africain.

Louis-René Villermé, La mortalitédans les divers quartiers de Paris.

Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme.

Michel Warschawski, À tombeau ouvert. La crise de la société israélienne.

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Michel Warschawski (dir.),La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation,1967-2007.

Michel Warschawski, Programmer le désastre. La politique israélienne à l’œuvre.

Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine.

Slavoj Zizek,Mao. De la pratique et de la contradic-tion.

Collectif,Le livre : que faire?

Giorgio Agamben, Alain Badiou,Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, KristinRoss, Slavoj Zizek, Démocratie, dansquel état ?

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Cet ouvrage a été reproduit et achevé d’imprimer par l’Imprimerie Floch à Mayenne en août 2009.

Numéro d’impression : XXXXXXXXDépôt légal : septembre 2009.Imprimé en France

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