paulré bernard et alii, le capitalisme cognitif comme sortie de la crise du capitalisme industriel,...

Upload: bernard-paulre

Post on 10-Jan-2016

6 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

L’analyse du Fordisme a permis à l’école de la régulation de faire reconnaître la pertinence et la portée de ses orientations méthodologiques. D’une certaine façon, la fin ou la crise du Fordisme constitue un double défi : défi de renouvellement de l’apport sans doute essentiel de l’approche régulationniste d’une part, défi de l’approche et de ses principes méthodologiques par leur mise à l’épreuve pour l’interprétation des mutations en cours d’autre part. Dans cet article nous suggérons que le nouveau mode de régulation doit être caractérisé en terme de capitalisme cognitif. Nous plaidons en faveur de l’idée que la dynamique de transformation à laquelle sont soumises les sociétés salariales se caractérise par le fait que l’accumulation porte désormais principalement sur la connaissance. Et que, dès lors, l’une des tensions essentielles procède de la volonté de contrôle des lieux et des capacités créatrices par le capital. Nous allons plus loin que les propositions habituellement formulées sur le post fordisme car nous développons l’hypothèse d’une nouvelle phase du capitalisme correspondant à l’épuisement du capitalisme industriel et à la transition vers un capitalisme cognitif. La bifurcation historique à l’origine de cette mutation majeure dans la dynamique longue du capitalisme nous invite par conséquent à réinterroger le sens et les enjeux de ce qui a probablement constitué la dernière "grande crise" du capitalisme industriel.Cet article fut quasiment le premier à présenter et à articuler la thèse du capitalisme cognitif. Il est signé par les principaux membres du laboratoire ISYS-Matisse du Centre d'économie de la Sorbonne de l'Université de Paris 1. Rédigé en 2000, il fut présenté au Forum de la régulation à Paris en 2001. Depuis, la thèse du capitalisme cognitif a donné lieu à un très grand nombre de publications tant en France que dans bon nombre d'autres pays.

TRANSCRIPT

  • 1

    Le capitalisme cognitif comme sortie de la crise du capitalisme industriel

    Un programme de recherche

    B. Paulr, A. Corsani, P. Dieuaide, M. Lazzarato, J.-M. Monnier,

    Y. Moulier-Boutang, C. Vercellone

    I.SY.S. MATISSE

    UMR CNRS Universit Paris 1 n 8595

    Les raisons de penser que le capitalisme est, par nature, instable sont nombreuses et varies.

    Marx, Schumpeter, Keynes et Minsky sont sans doute les conomistes qui ont le plus

    contribu, partir de points de vue trs diffrents, spcifier et fonder cette thse. Leurs

    analyses sont suffisamment connues pour que nous nous dispensions den rappeler les arguments. Un point mrite cependant dtre soulign. Il sagit de la distinction de linstabilit du Systme capitaliste et de linstabilit de lOrdre capitaliste.

    Reprenons ici les termes dans lesquels Schumpeter pose ce problme : Lorsque lon veut simplement voquer la question de la survie institutionnelle du capitalisme, nous parlerons de

    lordre capitaliste plutt que du systme capitaliste. Quand on parle de la stabilit ou de linstabilit du systme capitaliste, nous voulons parler de quelque chose de voisin de ce que les hommes daffaires appellent la stabilit ou linstabilit du climat des affaires 1.

    Cette distinction est importante, dabord, parce quelle conduit viter de confondre deux faons daborder la question de linstabilit du capitalisme. Lune consistant privilgier linstabilit du fonctionnement du systme, lautre mettant laccent sur ses transformations institutionnelles ou structurelles. Elle est importante aussi, mthodologiquement, parce que

    ces deux niveaux danalyse ne sont pas indpendants, ce qui ouvre la voie une dmarche de type dialectique.

    Ainsi, J. Schumpeter dveloppait la thse que lavnement dun capitalisme de grandes units (trustified capitalism) induit des changements dans les motivations et les styles de vie si bien

    que ce capitalisme, quoique quconomiquement stable, et mme gagnant en stabilit, cre une mentalit et un style de vie incompatibles avec ses propres conditions fondamentales, avec ses motivations et ses institutions sociales . Le changement du mode de

    fonctionnement du systme ragit ainsi sur lordre dans lequel il sinscrit et contribue sa mutation. Dans le cas prsent, et de faon en quelque sorte contre-intuitive, cest la stabilit du systme capitaliste qui induit linstabilit de lordre. Selon Schumpeter, cest vers un systme que lon peut selon ses gots et sa terminologie qualifier de socialiste que le capitalisme allait voluer.

    Plus de soixante dix ans aprs la publication de larticle de Schumpeter, on sait que lhistoire ne lui a pas donn raison

    2. Si bien que la question laquelle nous devons rpondre semble

    1 J. Schumpeter, The Instability of Capitalism, Economic Journal, 1928. Lusage des italiques est de J. S.

    2 Nous estimons pour notre part que lhistoire ne lui a pas donn tort de faon triviale dans la mesure o lon

    peut considrer, et cela peut tre discut, que les stratgies technologiques des grandes firmes oligopolistiques

    des annes fordistes relvent du trustified capitalism que craignait Schumpeter.

  • 2

    tre dabord celle de savoir comment et par quels moyens les conomies capitalistes parviennent crer ou maintenir un ordre qui nest pas fondamentalement remis en cause par certaines modifications du systme : Comment le capitalisme parvient-il se transformer

    suffisamment pour maintenir la compatibilit entre ses conditions fondamentales et les

    fluctuations, les crises et les conflits quengendre son fonctionnement ?

    Lcole franaise de la rgulation aborde cette question dune faon originale. Remarquant que cette compatibilit est toujours un phnomne observable dans des contextes situs

    des moments de lhistoire , M. Aglietta observe que le capitalisme est une force de changement qui na pas en lui-mme son principe de rgulation ; celui-ci se trouve dans la cohrence de mdiations sociales qui orientent laccumulation du capital dans le sens du progrs

    3. Son maintien implique par consquent lexistence dun mode de rgulation , cest--dire un ensemble de mdiations qui maintiennent les distorsions produites par laccumulation du capital dans des limites compatibles avec la cohsion sociale des nations . Selon lui, lpreuve de vrit pour lanalyse des transformations du capitalisme est de dcrire ces cohrences locales, [et] aussi de comprendre pourquoi ces cohrences sont

    phmres lchelle de la vie des nations, pourquoi lefficacit dun mode de rgulation se dgrade .

    Lappareillage conceptuel et mthodologique dvelopp par les membres de lEcole de la rgulation au cours de ces vingt dernires annes est impressionnant. Il serait droutant si

    certains de ses membres navaient pas, vraisemblablement, ressenti la ncessit de fournir quelques prsentations synthtiques articulant les principaux lments et spcifiant la logique

    densemble de lapproche. Dune des ces synthses rcentes 4, nous retenons :

    (i) lexistence de cinq formes institutionnelles ou structurelles 5 dfinissant lorigine des rgularits sociales et conomiques observes pour une poque et un ensemble

    gographique donns : la monnaie, le rapport salarial, les formes de la concurrence, le

    mode dinsertion dans lespace international et les formes de lEtat. Ltude des relations entre ces formes et de leurs transformations fait partie du programme de

    recherche rgulationniste.

    (ii) la notion de rgime daccumulation qui caractrise les rgularits sociales et conomiques qui permettent laccumulation de se dvelopper sur le long terme, entre deux crises structurelles . Ltude dun rgime daccumulation consiste explorer les ajustements et les comptabilits dynamiques entre les variables et les paramtres

    habituellement pris en compte dans un modle macro-conomique htrodoxe :

    production, progrs technique, demande, partage du revenu A un moment donn, le rgime daccumulation nest pas unique. Il se transforme long terme.

    (iii) la notion de mode de rgulation vise caractriser la dynamique dajustement courant des dsquilibres engendrs par laccumulation. Ce mode procde de la conjonction des procdures que codifient les formes institutionnelles et des comportements

    effectifs des agents soumis une rationalit limite. Il a normalement une fonction

    reproductrice et doit soutenir le rgime daccumulation en vigueur .

    Lapproche de la rgulation se fixe comme programme danalyser les modes de dveloppement, cest--dire comment se stabilisent sur longue priode un rgime

    3 M. Aglietta, Postface de Rgulation et crises du capitalisme, 2

    ime dition, Editions Odile Jacob, 1997, p. 412.

    4 R. Boyer et Y. Saillard, Un prcis de la rgulation, in Thorie de la rgulation. Ltat des savoirs, La

    Dcouverte, 1995. 5 La notion de mdiation semble aujourdhui se substituer celle de forme institutionnelle.

  • 3

    daccumulation et un type de rgulation, et comment ils entrent en crise et se renouvellent 6. Une typologie des crises fait ressortir cinq classes de crises de gravits croissantes : la crise

    lie un choc externe, les crises endognes ou cycliques qui se dveloppent sans

    modification importante des formes institutionnelles existantes , deux types de crises

    structurelles se caractrisant par une rforme partielle ou totale des formes institutionnelles

    (crise du rgime daccumulation ou crise du systme de rgulation), puis la crise du mode de production (analogue la crise organique de lapproche marxiste).

    Lanalyse du Fordisme a permis lcole de la rgulation de faire reconnatre la pertinence et la porte de ses orientations mthodologiques. Issu de ltude de lconomie amricaine par M. Aglietta, le rgime daccumulation Fordiste fut en quelque sorte mis lpreuve loccasion de ltude dautres pays : la France 7, le Japon 8, les pays scandinaves 9. Dune certaine faon, la fin ou la crise du Fordisme constitue un double dfi : dfi de renouvellement

    de lapport sans doute essentiel de lapproche rgulationniste dune part, dfi de lapproche et de ses principes mthodologiques par leur mise lpreuve pour linterprtation des mutations en cours dautre part.

    Le propos de cet article est de suggrer que le nouveau mode de rgulation doit tre

    caractris en terme de capitalisme cognitif. Nous allons plaider en faveur de lide que la dynamique de transformation laquelle sont soumises les socits salariales se caractrise par

    le fait que laccumulation porte dsormais principalement sur la connaissance. Et que, ds lors, lune des tensions essentielles procde de la volont de contrle des lieux et des capacits cratrices par le capital.

    Nous allons plus loin que les propositions habituellement formules sur le postfordisme car

    nous dveloppons lhypothse dune nouvelle phase du capitalisme correspondant lpuisement du capitalisme industriel et la transition vers un capitalisme cognitif. La bifurcation historique lorigine de cette mutation majeure dans la dynamique longue du capitalisme nous invite par consquent reinterroger le sens et les enjeux de ce qui a

    probablement constitu la dernire grande crise du capitalisme industriel.

    Dans une premire partie nous allons prsenter et justifier notre thse. Dans la seconde partie

    nous dvelopperons les enjeux et les implications de lavnement dun capitalisme cognitif.

    Le capitalisme cognitif : dfinition et justification

    La promotion de la notion de capitalisme cognitif sinscrit dans le cadre du dbat ouvert par ce quon appelle la crise du Fordisme. Les symptmes et les caractristiques de la crise du rgime daccumulation Fordiste ont t abondamment recenss et dcrits depuis louvrage fondateur de M. Aglietta

    10. Les dfis auxquels sont dsormais confrontes les socits

    salariales ont t galement identifis.

    6 R. Boyer et Y. Saillard, op. cit.

    7 B. Coriat, France : un Fordisme bris et sans successeur, in Thorie de la rgulation. Ltat des savoirs, op.

    cit. 8 Y. Inou et T. Yamada, Japon. Dmythifier la rgulation, in Thorie de la rgulation. Ltat des savoirs, op.

    cit. 9 L. Mioset, Pays scandinaves : des rgulations originales en crise, in Thorie de la rgulation. Ltat des

    savoirs, op. cit. 10

    M. Aglietta, op. cit.

  • 4

    Des analyses varies ont tent de caractriser le rgime daccumulation qui succderait au Fordime. Les unes sont partielles et sattachent ltude des transformations dune mdiation particulire. Les autres ont une ambition plus globale et visent spcifier le sens et lunit du nouveau rgime daccumulation. Des appellations diverses ont t utilises ce propos : Postfordisme, Nofordisme, Toyotisme, Uddevalisme11 Notre proposition se situe au niveau global et vise donc qualifier un nouveau rgime daccumulation. On peut par consquent considrer quelle se trouve en concurrence avec certaines des suggestions dj faites.

    Notre dmarche occupe, dans cette perspective, une position singulire dans la mesure o la

    notion de capitalisme cognitif vise moins caractriser ce qui vient aprs le fordisme que ce

    qui vient aprs le capitalisme industriel dont le fordisme est lun des stades. Nous reviendrons ci-dessous sur le fait que, selon nous, la crise du fordisme est aussi la crise dun mode de production. Avant de dfinir la notion de capitalisme cognitif (B), nous allons revenir sur

    quelques points de mthode (A). Puis nous fournirons quelques clairages supplmentaires

    sur la notion de capitalisme cognitif (C) avant de revenir sur son origine historique (D) et den rappeler les antcdents (E).

    A- Lanalyse des mutations du capitalisme contemporain. Quelques problmes mthodologiques.

    La qualification de la formation sociale qui succderait au fordisme se heurte un certain

    nombre dobstacles mthodologiques relativement bien connus ds lors que lon pose les problmes un certain niveau de gnralit. Linterprtation du marxisme, le structuralisme puis la thorie et lanalyse des systmes ont contribu, de faons trs diverses mais non sans recoupements voire quelques convergences, nourrir la rflexion sur les conditions danalyse de ce quon peut appeler en termes trs gnraux la reproduction et les mutations des systmes sociaux

    12. Nous pouvons situer notre position sur ces points en faisant tat dun

    certain nombre de refus de solutions simples, et dun souci didentification des facteurs de complexit.

    Le principal refus que nous voulons formuler demble consiste carter toute conception volutionniste (au sens du XIXime sicle

    13) qui conduit concevoir une nouvelle rgulation

    comme mergent en quelque sorte naturellement dun mode de rgulation en phase dpuisement et qui prtend quelle traduit ncessairement une tape de progrs dans lhistoire humaine. Nous entendons partir du principe dune autorgulation du systme socital, cest--dire de la capacit qua une socit dagir sur elle mme.

    11

    Certains auteurs demeurent plus prudents. Ainsi, M. Aglietta voque-t-il Le nouvel ge de la socit

    salariale . 12

    A titre dexemples, on peut se reporter Y. Barel, La reproduction sociale, Anthropos, 1973 et G. Ribeill, Tensions et mutations sociales, P.U.F. 13

    Il faut prendre soin distinguer lvolutionnisme ancien dorigine parfois philosophique (Condorcet, Comte, Spencer) de ce quon appelle aujourdhui couramment en conomie lvolutionnisme, qui est en fait un no-volutionnisme dont lappellation vient de la rfrence initialement faite la slection naturelle dinspiration Darwinienne. Il ny a aucune relation entre ces deux volutionnismes. On trouve une bonne prsentation synthtique et une discussion de cet volutionnisme fortement prsent dans la pense sociale du XIX ime et

    renouvel par certains auteurs du XXime sicle (T. Parsons par exemple) dans G. Rocher, Introduction la

    sociologie gnrale, Tome II : lOrganisation sociale, Ed. HMH, 1968. Lanalyse de la croissance conomique en terme de succession dtapes ayant une certaine universalit constitue une bonne illustration de la forme que peut prendre cet volutionnisme dans la pense conomique contemporaine : W. W. Rostow, The Stages of

    Economic Growth, Cambridge University Press (trad. Franaise : Le Seuil, Paris 1970).

  • 5

    Un premier facteur de complexit a son origine dans la varit des formations nationales

    qutudient les rgulationnistes, laquelle rend difficile sinon problmatique lidentification des changements majeurs et significatifs. Cela implique que nous distinguions des niveaux

    dinvariance ou de changement. Nous pouvons ainsi partir du principe que la forme capitaliste constitue linvariant le plus profond des socits tudies, que cette forme peut se dcliner selon des caractristiques locales ou temporellement situes (capitalisme marchand,

    fordisme) et que les structures de ces socits ont des spcificits dont linvariance ventuelle se dfinit comme la conservation des proportions et relations les caractrisant

    chacune.

    La dmarche de lcole de la rgulation consiste considrer que les traits essentiels de la forme capitaliste sont conservs, et quil sagit didentifier les changements communs plusieurs formations nationales qui sont constitutifs dune rgulation capitaliste dun type nouveau. Le problme est que la nature du capitalisme voluant en mme temps que les traits

    nationaux spcifiques, nous sommes confronts une sorte de principe dindtermination. De plus, si la caractrisation de la nouvelle rgulation est trop dpendante de lvolution dun pays donn, on risque, en lappliquant dautres pays, de brouiller la distinction des facteurs gnraux et des facteurs particuliers.

    Seules des dmarches heuristiques peuvent esprer venir bout de cette difficult. Des

    mthodes statistiques pourraient tre utilises. Mais, dune part, on en connat les difficults dinterprtation et, dautre part, faut-il encore savoir slectionner les donnes auxquelles on les appliquerait, ce qui prsuppose une certaine ide de la structure.

    Il existe une autre possibilit. Celle qui consiste observer ou poser le principe du dclin

    des Etats nations souverains et considrer que la nouvelle rgulation a un caractre mondial.

    La mutation de lordre capitaliste devrait alors tre tudie ce niveau 14. Nous ncartons pas cette orientation mais elle nous semble, au stade o nous en sommes, prmature.

    Notre dmarche doit par consquent tre comprise comme relevant dune approche heuristique de la nouvelle rgulation et ignorant, dans une premire phase, les spcificits

    nationales des pays concerns. Cest dire que notre prsentation de la notion de capitalisme cognitif est une bauche dont le principal rsultat est dtablir un programme de recherche qui, jusqu prsent, dans notre communaut acadmique, engage essentiellement notre laboratoire

    15.

    Un second facteur de complexit auquel on est confront dans lanalyse des mutations socitales tient au fait que nous observons des transitions dans lesquelles les modes de

    14

    Cf. la dmarche de M. Hardt et A. Negri, tourne vers ltude dun Empire de type nouveau ( Appareil dcentralis et dterritorialis de gouvernements, qui intgre progressivement lespace du monde entier lintrieur de ses frontires ouvertes et en perptuelle expansion ), le mot Empire dsignant quelque chose de diffrent de limprialisme. Empire, Exils Editeur, 2000. 15

    Un colloque co-organis par le CRISEA dAmiens et MATISSE-ISYS en 1999 a dbouch sur un ouvrage collectif : C. Azais, A. Corsani et P. Dieuaide, eds, Vers un capitalisme cognitif, LHarmattan, 2001. Dautre part, plusieurs journes dtude sur lhistoire conomique contemporaine organises par C. Vercellone lUniversit de Paris 1 ont permis dapprofondir lanalyse du capitalisme contemporain de divers points de vue, dont celui du capitalisme cognitif (textes rassembls par C. V. paratre sous le titre : Le crpuscule du

    capitalisme industriel ?, La Dispute, fin 2002). La revue Multitudes a consacr un dossier la Nouvelle

    conomie politique dans le cadre duquel plusieurs contributions sont consacres au capitalisme cognitif (n 2-

    2000). Enfin, au plan international, nous avons des relations rgulires avec des quipes de recherche italiennes,

    plus particulirement avec E. Rullani, de lUniversit de Venise (cf. interview dans le numro cit de Multitudes).

  • 6

    rgulation (lancien et le nouveau) se chevauchent, que les caractres dominants du nouveau mode ne sont pas encore pleinement dvelopps et que sa cohrence est manifestement plus

    en devenir que dj prsente et visible 16. J. Piaget faisait observer quen matire de structures

    inacheves on est confront des systmes dans lesquels le fonctionnement et la structure

    doivent tre prcisment distingus 17

    . Nous ne sommes pas dans la reproduction

    lidentique, mais dans un fonctionnement productif de quelque chose de nouveau. La structure doit tre conue comme le rsultat du fonctionnement qui est ainsi, simultanment,

    production.

    Lapproche structurelle semble prise en dfaut pour ltude de ce type de situation. Tant que la structure nest pas acheve, elle ne semble pas compltement dfinissable ou apprhendable en dehors du fonctionnement dont elle est issue. Elle est lie un tat ou une certaine

    priode dun processus de mutation historique. Elle est mouvante et nest pas totalement dtermine historiquement car le systme demeure ouvert sur le futur et sur les innovations

    18

    qui ne manquent pas dapparatre.

    Cette difficult se manifeste en partie par le fait que changement sinscrit dans le temps de lhistoire qui reste et demeure un temps extrieur aux processus conomiques. Ce qui peut expliquer que dans un certain nombre de travaux traitant de cette transition les conditions du

    basculement de la dynamique du capitalisme ne sont pas explicites dans leurs dterminations

    structurelles. La transition est saisie comme une ralit abstraite, atemporelle, indtermine du

    point de vue de la logique et des dterminations qui prsident la remise en ordre du systme. Souvent, le changement nest pas apprhend comme un processus consubstantiel la crise. Les forces du changement ne peuvent donc tre saisies thoriquement dans leurs

    dimensions endogne et diachronique, cest--dire du point de vue des logiques ou des dynamiques internes de (re)structuration quelles sont susceptibles dimpulser. Pour ce faire, il conviendrait dlargir le cadre danalyse et de considrer la mutation de structure du capitalisme non plus sous langle de la rupture mais comme un rgime permanent dvolution . Cet largissement conduit analyser le changement directement partir des nouveauts observes (les pratiques, les techniques, les produits, les rgles...), rechercher sur

    ces bases les fondements dune nouvelle cohrence aux niveaux (et au milieu) du jeu et des formes dinteractions impulses par ces nouveauts, et examiner dans quelle mesure ces interactions (re)dfinissent, (r)organisent, (r)orientent la dynamique de structure du

    capitalisme contemporain.

    Le dilemme est clair : soit on admet le primat analytique de la structure sur le fonctionnement,

    ce qui suppose que lon connat la structure en cours dmergence ou, tout le moins, que lon fait un pari sur sa nature ; soit on privilgie le systme et son fonctionnement, et lon sengage dans la voie de ltude dune dynamique de changement sans cesse remise en question et dune volution permanente.

    Si, au plan des principes, le primat du fonctionnement du systme sur la structure semble

    lgitime, nous pouvons nanmoins le discuter pour au moins une raison : privilgier le

    systme dans ltude de linteraction systme-structure, fait courir le risque dtre conduit

    16

    Sur cette complexit, cf. P. Docks, Les mtamorphoses du capitalisme, document de travail prsent aux

    journes dtude sur lhistoire conomique contemporaine, Universit de Paris 1, avril 2001, pp. 5-6 notamment. 17

    J. Piaget, Epistmologie des sciences de lhomme, Gallimard, coll. Ides, 1970 18

    Cest--dire les nouveauts de toute nature qui traduisent ou entranent une non oprationalit des rgulations anciennes.

  • 7

    considrer que la socit est un systme total , ce qui dbouche sur un certain nombre

    dapories sur lunit ou lintgrit du systme 19.

    Or une dynamique socitale se manifeste par des tendances et des rythmes de changement

    diffrents dont les comptabilits ou la cohrence sont problmatiques 20

    . A fortiori, dans un

    systme en cours de mutation et dans lequel le mode de production ancien demeure encore

    prgnant, la cohrence des innovations et des changements locaux annonant ou prfigurant

    en partie le mode futur a de forte chance dtre faible sinon nulle.

    Cette conception dun systme social dont la cohrence est approximative et dont les liens entre certaines parties sont distendus, nous semble pertinente. On peut en voir une

    manifestation dans le fait que les analyses du changement se situent souvent des niveaux

    diffrents dont les interrelations verticales sont trs difficiles sinon impossibles spcifier.

    Nous en voyons une autre manifestation dans le fait que ces analyses sinscrivent pour un certain nombre dentre elles dans des perspectives varies, quelles usent de concepts et de smantiques diffrents si bien que la synthse en devient impossible et que lon est confront un kalidoscope dinterprtations dont on pressent la complmentarit sans pouvoir les traduire ou les confronter dans un langage et une vision commune. Dans une certaine mesure,

    et sans quil sagisse dune critique, un certain nombre danalyses rgulationnistes du postfordime, mises ensemble, illustrent cette situation.

    La consquence en est la suivante : si lon convient dadmettre que les systmes socitaux sont des systmes dont les couplages internes sont plus ou moins forts, cest--dire dont certaines interdpendances sont lches , on doit reconnatre alors la possibilit que certains

    sous systmes exercent un rle dominant, en quelque sorte un effet dentranement 21. Ce qui entrane, du mme coup, la possibilit de procder une analyse partielle ou hirarchique du

    systme.

    Nous en arrivons ainsi la question de savoir quel est, dans les socits contemporaines, le

    sous systme dominant par leffet dentranement quil exerce, celui qui se subordonne les autres sous systmes. La rponse la plus frquente consiste suggrer quil sagit du systme scientifique et technique. Un grand nombre danalyses du capitalisme contemporain vont dans ce sens. Entendons nous bien : ce stade, nous ne voulons pas dire (pas encore) que le

    nouveau rgime est centr sur laccumulation scientifique et technique. Nous faisons seulement tat de lhypothse que le progrs technique et scientifique constituerait llment ayant la capacit de changement ou de domination la plus significative, ce qui peut tre

    interprt comme voulant dire que le changement technique serait le facteur explicatif des

    mutations en cours.

    19

    Sur ce point cf. Y. Barel, Le paradoxe et le systme, Presses Universitaires de Grenoble, 1979 : Un systme

    est et nest pas un systme ; il nest pas systmatique. Il reste peut tre systmique, mais condition de bien voir la novation effectue par lide de systme : un systme qui se connat et se vit aussi comme un non systme, est un phnomne paradoxal (pp. 18-19). 20

    Citons sur ce point H. Lefvre : La ralit sociale doit.. se reprsenter comme un ensemble de systmes

    partiels, spars par des trous, des lacunes, des coupures, des grands blancs du texte social (Au del du structuralisme, Anthropos, 1971). 21

    Nous faisons allusion ici la proprit de multistabilit dAshby et aux loosely coupled systems de K. Weick. Un systme multistable est compos de sous-systmes ultra stables temporairement indpendants les uns des

    autres : W. R. Ashby, Design for a Brain, Chapman and Hall, 1960 ; K. E. Weick, Sources of Order in

    Underorganized Systems, in Y. S. Lincoln (ed.), Organizational Theory and Inquiry, Sage Publications, 1985.

    Cf. aussi F. E. Emery et E. L. Trist, Towards A Social Ecology, Plenum Press, 1973.

  • 8

    Or cela soulve aussitt un autre type de problme.

    Nous refusons en effet lide que la technique ou, plus gnralement, le systme scientifique et technique soit considr comme le facteur causal premier (exogne) du changement de

    rgime. Cette position fut, on le sait, celle de J. Ellul. Par ailleurs, lanalyse en terme de paradigme techno-conomique semble souvent prendre pour acquis et donn lapparition dun facteur nouveau ou dune ressource nouvelle partir de laquelle schafaude le nouveau paradigme.

    En termes trs gnraux, il nous semble rducteur a priori de concevoir les mutations

    structurelles comme tant la consquence globale de la modification dune cause unique exogne. Cela revient considrer que la socit est mise en mouvement de lextrieur, donc nier ou limiter sa capacit dautorgulation.

    Le courant volutionniste contemporain, dont nous partageons au moins sur ce point les vues,

    a pris au contraire comme principe danalyse, de rendre compte de lvolution technique partir dun certain nombre de processus et, lorigine, a raisonn en terme de co-volution de la technique et de structures industrielles

    22, marquant clairement le caractre endogne du

    changement technique, mme si certains lments demeuraient exognes 23. Il nest pas le seul

    nier le principe dun dterminisme technologique ou de la technique comme cause externe premire.

    En fait, une issue ce dilemme consiste poser que si la technique nest pas le sous systme dominant (au sens causal), elle est cependant prdominante en ce quelle oriente les changements et donne leur sens aux stratgies dadaptation des acteurs. Autrement dit, laccent mis sur la technique ne devrait pas tre interprt comme signifiant le rle dterminant de la technique comme facteur causal exogne, mais signifierait plutt que le

    sens de la production de la socit (sa mutation) et de son intgration est principalement celui

    dune cration technique et dune production de ressources. Cest dans cet esprit que nous traiterons du capitalisme cognitif.

    On constate que la notion de capitalisme cognitif dborde la sphre productive mme si on

    conoit celle-ci de faon large en tant que systme intermdiaire faisant le pont entre la micro-

    conomie et la rgulation globale 24

    . Elle dfinit une nouvelle dynamique des socits

    salariales. Elle met en avant lorientation de laccumulation largie cest--dire la direction dans laquelle la part crative et non reproductrice de laction de la socit se ralise. Elle permet de caractriser le nouveau rgime daccumulation partir de la direction en fonction de laquelle la socit semble dsormais se transformer et manifester sa crativit. Les

    nouveaux modes de consommation sont galement concerns par cette nouvelle orientation.

    Cette notion se situe donc au niveau socital.

    22

    Cf. R. Nelson et S. Winter, An Evolutionary Theory of Economic Change, The Belknap Press of Harvard

    University et G. Dosi, Technical Change and Economic Transformation, St Martins Press, 1984. 23

    Nous faisons allusion au paradigme ou la trajectoire qui constitue le cadre dans lequel viennent sinscrire les innovations. Nous voquons galement, dans les modles de simulation de Nelson et Winter, le caractre

    stochastique des changements techniques. 24

    Dit autrement, la notion de capitalisme cognitif dpasse, cest--dire englobe, la notion de modle productif, cest--dire la faon dont, selon la dfinition de R. Boyer, sont organiss en un ensemble cohrent des principes de gestion, une articulation avec la sous traitance et la concurrence, enfin des modalits de gestion de

    la relation salariale .

  • 9

    Mais nous ne prtendons pas tre en mesure de produire demble une reprsentation synthtique et une architecture densemble du rgime daccumulation que nous baptisons de capitalisme cognitif. Nous lavons dj crit : nous en sommes au stade de ce que J. Piaget appelait les structures non acheves. Ce qui ne nous interdit pas de tenter de dcliner une sorte

    de prototype ou de schma idalis de ce que pourrait tre un capitalisme cognitif parvenu

    maturit et ayant atteint une certaine cohrence. Mais la prsentation dun tel schma prospectif ne doit pas tre interprte comme le signe de la croyance au fait que les socits

    contemporaines les plus dveloppes seraient dj parvenues a un stade de cohrence

    permettant de les comprendre comme des structures acheves, cest--dire comme refltant concrtement les traits caractristiques du capitalisme cognitif.

    Traiter ainsi du capitalisme cognitif comme rgime en devenir, cest videmment renoncer au principe dune unit essentielle des socits modernes, dun ordre dj prsent et manifeste. Cest admettre la juxtaposition de tendances non spontanment cohrentes. Cest, fondamentalement, reconnatre lexistence de tensions entre lordre capitaliste et les nouvelles conditions daccumulation caractrisant le rgime en cours de construction 25.

    B- Enonc de la thse

    Par capitalisme cognitif nous dsignons un rgime daccumulation dans lequel lobjet de laccumulation est principalement constitu par la connaissance qui tend tre soumise une valorisation directe, et dont la production dborde les lieux traditionnels de lentreprise.

    Ce rgime se manifeste empiriquement par la place importante de la recherche, du progrs

    technique, de lducation, de la circulation de linformation, des systmes de communication, de linnovation, de lapprentissage organisationnel et du management stratgique des organisations. Du ct de la demande, la consommation est aussi oriente vers la technique, et

    notamment vers les techniques de lesprit cest--dire celles qui mettent en jeu (en exercice) les facults mentales via linteraction avec les nouveaux objets techniques : audio-visuel, ordinateurs, internet, consoles de jeu etc.

    25

    Pour cette raison au moins, cette orientation nest pas ncessairement en contradiction avec certaines thses dinspiration rgulationniste privilgiant dautres traits pour caractriser le nouveau rgime daccumulation. Nous pensons plus particulirement la thse de lmergence dun capitalisme patrimonial. Une synthse est possible. Dailleurs M. Aglietta insiste galement sur quelques uns des thmes que nous dveloppons, la place de linnovation notamment (cf. par exemple, Lavenir de la socit salariale, Note pour la Fondation Saint-Simon, 1998, pp. 20-21). Lun des problmes thoriques soulevs est videmment celui de la place de la finance dans la croissance, que lon doit lier au thme de la financiarisation. Nous nabordons pas cette question dans ce papier. Il nest pas inutile cependant davancer que larticulation entre la sphre productive et la sphre financire ne doit pas tre recherche partir dun principe hirarchique ou dune relation causale sens unique comme si une catgorie de relations ou dacteurs exerait un rle dterminant sur lensemble du systme. Elle doit se situer plutt au niveau du modle qui spcifie un mode de cohrence ou de tension observable entre les principes de

    rpartition et de redistribution, lorientation productive et dinvestissement, et le type de progrs ralis. La rflexion sur le capitalisme cognitif vise caractriser lune des logiques majeures luvre, et certains conflits qui en rsultent. Nous posons ici le problme de laccumulation entendue comme ce qui donne sens aux pratiques dinvestissement, dorganisation et de division du travail, dinnovation et aux logiques daccaparement et dutilisation des surplus. Ce faisant, nous cherchons ancrer le nouveau modle dans lordre de la production et des besoins, cest--dire dans lordre du travail, des ressources et de la consommation. Si nous ne prtendons pas que cette notion suffit rendre compte intgralement de la dynamique nouvelle daccumulation du capitalisme contemporain, nous pensons cependant quelle en constitue un lment essentiel.

  • 10

    Une socit dans laquelle se manifestent les orientations du capitalisme cognitif tend

    accentuer et exercer directement un contrle sur les lieux ou les acteurs dtenant des

    connaissances ou un potentiel de crativit technique (que ce soit dans le domaine de la

    production, du commerce, ou de lorganisation). Il ne sagit plus, comme dans la socit industrielle, daccrotre lemprise sur les lieux de production, de dvelopper lorganisation de la production et de matriser une capacit de production de plus en plus tendue afin de

    bnficier dconomies dchelle ou deffets dexprience. Il sagit principalement de grer des connaissances techniques, dassurer le dveloppement de processus dapprentissage, de crer des connaissances nouvelles, et de se mnager laccs des connaissances disponibles lextrieur. Il sagit aussi de mettre en place des systmes tendus de communication et de dvelopper la gestion de projets.

    Une socit capitaliste de ce type vise placer au centre de la sphre de production et

    dintgrer pleinement la sphre conomique, marchande et non marchande, des ressources qui lui taient largement extrieures. Il sagit souvent de ressources dont lintgration suppose ltablissement dun certain nombre de rgles de nature institutionnelle. Le dveloppement du capitalisme cognitif ne peut en effet se raliser sans un certain nombre damnagements institutionnels rglant des activits, des relations et des droits de proprit dont lencadrement institutionnel actuel se rvle insuffisant sinon inoprant.

    Adhrer la thse de lmergence dun capitalisme cognitif, cest estimer que de cette capacit du systme capitaliste soumettre son contrle laccumulation et la gestion des connaissances, dpend directement la possibilit dengendrer un nouveau rgime de croissance.

    Dans ce cadre, le capital tend se dtacher de la matrise et du contrle direct des moyens de

    production. Le lien avec les units de production devient un enjeu secondaire. La source de

    valeur nest plus l. Le capital devient plus abstrait, moins dpendant des contraintes matrielles de localisation et de contrle dune certaine main duvre directe.

    Les mmes objets et les mmes techniques de base se trouvant dans les deux sphres, celle de

    la production et celle de la consommation, la frontire entre consommation et production se

    brouille. De plus, la consommation elle-mme participe de ce fait laccumulation cratrice. Le caractre ouvert dune partie de ces objets, cest--dire le fait que les usages ne sont pas totalement pr-dtermins, autorise en effet des usages crateurs. De mme, dans la

    sphre productive, linteraction entre producteur et consommateur ou usager des nouveaux systmes techniques peut tre cratrice de connaissances et de dispositifs nouveaux.

    Dans les socits dont la forme se rapproche du capitalisme cognitif, le travail vivant et la

    consommation vivante occupent toutes deux une place centrale 26

    .

    C- Quelques commentaires et prcisions

    1- Un rgime daccumulation ne peut tre caractris ou dfini uniquement par la nature des forces productives quil utilise. Cest lorientation et les conditions institutionnelles de laccumulation quil essaie plutt de capter. Il est dailleurs difficile de parler de la

    26

    Y. Moulier Boutang, Salariat et travail immatriel, nouvelles formes de contrle et droit du travail, in M.

    Chemillier-Gendreau et Y. Moulier Boutang (eds), Le Droit dans la mondialisation : une perspective critique,

    P.U.F., 2001. Y. Moulier Boutang, La troisime transition du capitalisme : exode du travail productif et

    externalits, in A. Corsani, P. Dieuaide et C. Azais, (Eds) Vers un capitalisme cognitif, op. cit., pp. 133-150.

  • 11

    connaissance comme dune ressource. Elle est la manifestation de la capacit humaine de crer et/ou dinscrire son action dans un systme de relations.

    2- Nous n'avons pas pris la peine de dfinir jusqu' prsent ce qu'on appelle connaissance.

    Cela est d'autant plus ncessaire que la littrature conomique a fortement tendance

    privilgier la notion d'information et confondre ces deux notions. Cela est aussi ncessaire

    parce que la connaissance possde des proprits spcifiques qui rendent sa marchandisation

    difficile. Ce qui explique certaines des tensions caractrisant le capitalisme cognitif naissant.

    Selon J. Mlse, est information pour un tre vivant (ou un automate) tout signal, tout

    message, toute perception qui produit un effet sur son comportement ou sur son tat cognitif 27

    . Comme l'crit G. Bateson, une unit d'information peut se dfinir comme une diffrence

    qui produit une autre diffrence 28

    . L'information ne doit pas tre confondue avec la notion

    de donne c'est--dire avec la trace laisse par un vnement (G. Bateson), ventuellement

    enregistre dans un code convenu selon un groupe social (J. Mlse).

    La connaissance d'un individu est modifie lorsque, sous l'effet d'informations nouvelles, sa

    reprsentation d'une certaine situation est rorganise. Dit d'une autre faon, le savoir est

    une manire pour le sujet d'tre en relation avec son monde. Il n'y a de savoir que de quelque

    chose pour quelqu'un. Connatre c'est tre en relation avec le monde, s'imprgner d'une image,

    d'un reflet du monde 29

    . Cette dfinition doit tre prcise car l'ide de reflet du monde a une

    connotation empiriste : Le reflet du monde n'est pas ce que le monde donne au sujet, mais

    ce que le sujet peroit et constitue, et est donc fonction du sujet tout autant que du monde 30

    .

    Nous proposons : la connaissance est une organisation de la reprsentation en tant qu'elle

    permet l'organisation de l'action (extrieure ou internalise en pense).

    La connaissance et l'information sont de nature relationnelle. Une donne ne devient

    information que par l'effet qu'elle est susceptible de produire sur un comportement.

    Nanmoins soulignera-t-on, une procdure, un plan, une reprsentation peuvent tre

    schmatiss, modliss et codifis et perdre ainsi ce caractre relationnel. Mais il faut alors

    observer que, ce faisant, ils changent de nature. Ils peuvent en effet se dplacer non comme

    connaissance, mais comme donnes. Ils ne valent comme connaissance que dans la mesure o

    ils peuvent tre correctement interprts et utiliss. Une connaissance dite "codifie" n'est

    vritablement une connaissance qu'en tant qu'elle est assimilable et utilisable par un sujet pour

    rorganiser ou complter une connaissance pralable 31

    . Elle ne prend son sens que par cela.

    Concluons, provisoirement, sur ce point, en notant que lorsque l'on voque l'immatrialit des

    connaissances, il faut gnralement comprendre l'immatrialit des donnes, sous peine de

    retomber dans la "naturalisation" de l'information et des connaissances.

    3- Ce que nest pas le capitalisme cognitif :

    - Le capitalisme cognitif ne peut tre assimil simplement une socit caractrise par le dveloppement des NTIC (Nouvelles Technologies de lInformation et de la

    27

    J. Mlse, Approches systmiques des organisations, Hommes et Techniques, 1979, p. 16. 28

    G. Bateson, Vers une cologie de l'esprit, tome 1, Seuil, 1977. 29

    J. Schlanger, Une thorie du savoir, Vrin, 1978. 30

    Ibid. 31

    Nous ne revenons pas ici sur la distinction connaissance tacite - connaissance codifie, largement commente

    et analyse par ailleurs (cf. travaux de Nonaka notamment).

  • 12

    Communication). Les NTIC sont un ensemble doutils et de connaissances techniques qui jouent un rle important dans la circulation de linformation et de certaines connaissances codifies. Elles largissent et amplifient les opportunits dusage et de circulation de linformation et de la connaissance. Elles constituent videmment lune des manifestations essentielles de la monte des activits lies au traitement de linformation et de certaines activits plus complexes sur le plan cognitif. Nous avons dj affirm notre refus dun dterminisme technologique. Nous ne croyons ni un dterminisme des effets de la

    technologie, ni un dterminisme de lapparition de la technologie. Le dveloppement des NTIC sexplique au moins autant par une nouvelle orientation de laccumulation quil ne lexplique ou lillustre. Par ailleurs le rythme daccumulation technologique en tant que rythme dinvestissement dans de nouveaux quipements ou dispositifs est endogne au plan conomique. Enfin, les quipements ne peuvent tre dissocis des conditions de leur

    usage ; tant des conditions techniques (logiciels, programmes etc.) que sociales ou

    organisationnelles. Nous refusons une rduction qui nous amnerait envisager que le

    rythme dinstallation du capitalisme cognitif serait principalement corrl celui du rythme dinvestissement dans les nouveaux biens dquipement.

    - Le capitalisme cognitif ne peut tre confondu avec ce quon a appel la New economy. Celle-ci constitue sans aucun doute une priode trs particulire de lconomie nord amricaine et nous nous sommes dj exprim sur ce quil fallait en penser 32. En fait, lexpansion des annes 90 aux USA sinscrit dans une perspective longue qui lenglobe. Et lon ne peut rduire un trend de longue priode la phase dexpansion dun cycle de moyenne priode.

    D- Origine du capitalisme cognitif et justification de la notion

    Nous avons dj suggr que nous prfrons parler de crise du capitalisme industriel plutt

    que de crise du Fordisme.

    1- De la crise du Fordisme

    La crise du Fordisme se signale par : (i) la monte des tensions engendres par le travail

    parcellis et rptitif et, plus globalement, par lorganisation fordiste du travail industriel qui dbouche sur des blocages et des grves, (ii) lincapacit des gains de productivit compenser lalourdissement en capital, cest--dire par une baisse de lefficacit du capital, (iii) la monte des cots de reproduction de la force de travail (ducation par exemple) et, plus

    globalement par la crise du Welfare State, (iv) la formation dune nouvelle subjectivit.

    Il ne semble pas que la priode Fordiste fut caractrise par une intense activit dinnovation technologique

    33 mme si on a pu suggrer que la crise Fordiste serait due un puisement

    du progrs technique 34. Cest plutt la fin des annes soixante dix, au moment o la crise

    du Fordisme est dj prsente, que lon assiste une mutation technologique majeure centre sur llectronique et linformatique. Cest lpoque du dcollage de la robotique, de la production assiste par ordinateurs et du dveloppement de linformatique de gestion 35. Si

    32

    Is the New Economy a Useful Concept ? Fvrier 2001, SSRN Electronic Library,

    http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=244648#Paper Download 33

    Sur ce point prcisment, cf. O. Giarini et H. Louberg, La civilisation technicienne la drive, Dunod, 1978,

    chap. 3. 34

    Quelque temps aprs on a aussi prtendu le contraire : la crise serait la consquence dune acclration du progrs technique et des nouvelles technologies 35

    A lpoque, en ce qui concerne la France, le dbat sur une rvolution technologique comme issue possible de la crise tait pos.

  • 13

    lon prend les chiffres de la dotation informatique des branches dactivit U.S., on observe que la dotation de lanne 85 marque un progrs sensible par rapport la moyenne des annes 70. La part des quipements dIT dans lensemble du stock de biens dquipement, qui reprsente 5,8 % pour lensemble des branches, en moyenne, dans les annes 70, atteint 12,5 % en 1985. Pour les branches manufacturires, la part triple (passant de 2,0 % 6,1 %) et

    pour les secteurs de services elle double (de 7,7 % 15,5 %). Dans les tlcommunications,

    par exemple, elle passe de 40,8 % 53,4 % 36

    . Manifestement la croissance de la part de

    lquipement informatique sacclre donc sensiblement au dbut des annes quatre vingt. On constate dailleurs que la cration dateliers flexibles aux Etats Unis et au Japon dcolle prcisment partir de 1978 et de 1976 respectivement. Par ailleurs, on prend conscience de

    la rupture fondamentale que constituent les technologies de linformation partir, notamment de leur caractre universel .

    Dans le mme temps, on observe une internationalisation accrue des systmes productifs et

    une accentuation de la contrainte extrieure. Les nouveaux produits issus de la mutation

    technologique sinscrivent demble dans une concurrence mondiale. Si lon suit largumentation dveloppe par J. Mazier, M. Basl et J.-F. Vidal pour la France 37, on assiste un blocage de laccumulation du fait de linternationalisation croissante, de la contrainte extrieure et du maintien de rgulations nationales, alors que le risque de cration de

    dsquilibres trop importants carte lventualit de lapplication dune politique librale. Ce qui explique la difficult sortir de la crise du rgime daccumulation intensive fordiste.

    En substance, trs globalement, on prtendait que la sortie de crise dpendait de la mise en

    place dune nouvelle organisation capitaliste du travail reposant sur la recomposition des tches (on parlait beaucoup denrichissement des tches) et dun dveloppement de lautomatisation grce aux nouvelles technologies. Nouvelle organisation du travail, nouvelle voie daccumulation intensive, nouveaux secteurs ou crneaux de dveloppement : on pensait le post Fordisme partir du Fordisme cest--dire partir de lide quil fallait compenser et corriger les symptmes de la crise Fordiste pour trouver une issue la crise.

    Mais en fait, au del de la crise du fordisme, se droulait, selon nous, une autre crise, plus

    profonde, celle du capitalisme industriel. En quoi consiste-t-elle?

    2- la crise du capitalisme industriel

    Si on conoit le capitalisme industriel comme une formation dans laquelle : (i) la reproduction

    largie repose sur lorganisation de la production et sur laccumulation du capital matriel, (ii) lantagonisme de classe est structurant et la rpartition svalue en terme de rpartition des gains de productivit et de partage de la valeur ajoute, (iii) une division technique du travail

    se manifestant par une parcellisation du travail et par une sparation des taches de conception

    et dexcution, il y a crise de cette formation partir du moment o : (i) les entreprises sont dans lincapacit de restaurer le profit partir de la rorganisation de la production et de laccumulation du capital physique, (ii) le dbat sur la rpartition dborde ncessairement la question des salaires qui ne peut plus sargumenter simplement en terme de partage de la valeur ajoute ou dindexation sur les gains de productivit, (iii) la division smithienne du travail entre en crise.

    36

    Rapport Sundqvist, OCDE, p. 57. 37

    J. Mazier, M. Basl et J.-F. Vidal, Quand les crises durent, Economica, 1984.

  • 14

    Dans la dynamique longue du capitalisme, la crise du mode de dveloppement fordiste

    constitue une rupture plus profonde que celle reprsente par les autres grandes crises de

    mutation qui, depuis la premire rvolution industrielle, ont rythm lhistoire du capitalisme industriel. Aussi la conjoncture historique actuelle traduit-elle une mtamorphose des formes

    daccumulation et de rgulation dont lampleur est comparable celle qui nous a men du capitalisme mercantiliste au capitalisme industriel. Elle constitue une confirmation de lun des enseignements de Braudel qui, en opposition aux approches assimilant de manire trop htive

    lessence du capitalisme sa configuration industrielle, nous rappelait que le capitalisme est une vieille histoire qui prcde, dpasse et enjambe la rvolution industrielle . Si lon fait rfrence aux outils forgs par lcole de la rgulation pour rendre compte de diffrents niveaux et formes de crise, la notion de crise structurelle du capitalisme industriel lui-

    mme , dsigne un niveau suprieur de grande crise intermdiaire entre le concept de

    crise de mode de dveloppement et celui de crise du mode de production lui-mme .

    Son originalit est qu'elle reprsente une crise de mutation qui remet en cause les tendances

    rgissant l'volution de la division du travail et de laccumulation du capital depuis la premire rvolution industrielle. De ce fait, la configuration industrielle du capitalisme (et les

    diffrentes crises et modes de dveloppement qui ont marqu son histoire) ne constitue quune phase bien spcifique dans la dynamique longue du capitalisme.

    Il en rsulte une priodisation dans laquelle trois stades ou configurations principales du

    capitalisme peuvent tre identifies : (i) le capitalisme mercantiliste, fond sur lhgmonie de mcanismes daccumulation de type marchand et financier et sur une extorsion de travail dpendant le plus souvent non libre ( deuxime servage, esclavage), qui se dveloppe entre le

    dbut du XVI sicle et la fin du XVII sicle ; (ii) le capitalisme industriel fond sur

    laccumulation du capital physique et sur le rle moteur de la grande usine manchesterienne dans la production de masse de biens standardiss et sur la lente mise en place du travail

    salari libre ; (iii) le capitalisme cognitif fond sur laccumulation du capital immatriel, la diffusion du savoir et le rle moteur de lconomie de la connaissance, et une crise de la convention salariale telle qu'elle rsultait de la mise en place d'une rgulation beveridgienne

    du march du travail.

    Il faut noter que cette priodisation rejoint et prolonge lintuition formule par F. Braudel au dbut des annes 1980, selon laquelle la crise du fordisme, loin de constituer la simple

    expression dune phase descendante (B) dun Kondratieff reprsentait une bifurcation historique plus fondamentale dans les formes de domination du capital. Cette bifurcation

    traduirait la remise en cause de lhgmonie des structures et des rythmes propres la configuration industrielle du capitalisme dont les ondes longues de Kondratieff auraient t

    lune de ses expressions. L'puisement de la force propulsive du capitalisme industriel aurait par ailleurs conduit le vrai capitalisme du sommet , comme lappelle Braudel, privilgier de nouveau les instruments de domination indirecte propres au capitalisme financier et

    marchand. L'unification des trois cycles du capital en moments diffrencis d'un cycle unique

    sous l'gide du capital productif n'aura t que l'expression dominante propre une phase

    transitoire de l'histoire du capitalisme.

    Dans cette optique nous pourrions ajouter que la gense de lactuel processus de financiarisation entretient un rapport troit avec les transformations conflictuelles de la

    division du travail impulses par la crise du fordisme. La globalisation financire pourrait tre

    aussi interprte comme la tentative du capital rendre de plus en plus autonome son cycle de

    valorisation par rapport lorganisation dun procs social de travail quil ne subsume plus vraiment. Cette hypothse, nous semble-t-il, peut fournir des lments dinterprtation utiles

  • 15

    pour cerner les transformations parallles de la division du travail et des mcanismes de

    captation et de rpartition du surplus.

    3- Economie politique, production des connaissances et innovation

    Si nous avons dfini le capitalisme cognitif comme une forme historique mergente dans

    laquelle l'accumulation est fonde sur l'exploitation systmatique de la connaissance et des

    informations nouvelles, cest aussi un rgime dans lequel linnovation, en un sens large (voisin du sens Schumpeterien originel) occupe une place centrale. Laccumulation de connaissances na en effet de sens que par les changements de toute nature quelle permet de raliser et, dans le cadre de lentreprise, par les opportunits de profit, immdiat ou futur, quelle permet dexploiter. Le capitalisme cognitif peut donc tre compris comme un rgime dans lequel les stratgies concurrentielles des firmes reposent sur linnovation et dans lequel les consommateurs aussi innovent. Par lachat de nouveaux biens et services, dans le cadre de leur activit professionnelle etc.

    Certes, la notion dinnovation est intimement lie celle de capitalisme depuis J. Schumpeter. Dans cet esprit, seule linnovation peut assurer lautopose du systme, cest--dire le renouvellement des occasions de profit. Avancer que lun des traits spcifiques du capitalisme cognitif rside dans ce rle central de linnovation, revient donc suggrer que linnovation na pas toujours jou ce rle, ou encore quelle na pas toujours eu ce caractre suffisamment permanent voire systmatique pour quelle apparaisse comme quelque chose de consubstantiel lactivit conomique 38.

    Dautre part, si nous ne nions videmment pas le rle historique de la science et de la technologie, nous observons galement quelles ont toujours t poses, jusqu une poque rcente, comme exognes ou mystrieuses . Les conomistes eux-mmes ont bien souvent

    voqu les ides de boite noire ou de manne tombe du ciel . Ils se sont intresss le

    plus souvent aux effets du progrs technique plutt quaux conditions sociales de sa gnse 39. Il faudra quasiment attendre les travaux des historiens du changement technique (et N.

    Rosenberg plus particulirement) pour ouvrir enfin cette boite noire sur laquelle les

    volutionnistes se pencheront attentivement.

    Nous pouvons ainsi donner lopposition entre capitalisme industriel et capitalisme cognitif un sens et une porte qui vont au del de la simple diffrence des types daccumulation en jeu.

    La science conomique, jusqu fin du XX sicle pratiquement, considre l'invention et la science, comme des externalits, parce quelle ne parvient pas intgrer ses finalits. Les connaissances se soustraient en effet la logique de la raret et de la mesure conomique pour

    deux raisons fondamentales. Premirement elles sont les "produits" d'une coopration qui est

    indpendante et autonome de la division du travail. La science prsuppose un "agir ensemble"

    38

    Le thme de linnovation fut pendant longtemps associe celui des cycles sans que lon puisse dailleurs clairement trancher entre les diffrentes thses en prsence quant la localisation temporelle des innovations. 39

    Nous pourrions revenir sur Smith, Marx et mme Schumpeter pour clairer ce point. Smith voque ceux

    quon nomme savants ou thoriciens, dont la profession est de ne rien faire, mais de tout observer , sans aller au del. Avec Marx, on peut distinguer les petites inventions , qui donnent lieu lexpropriation du savoir ouvrier, de la science dont il est inutile de chercher chez lui un mode de production. Quant Schumpeter il

    commence par placer linvention hors du systme conomique pour, plus tard, traiter de la R&D dans les grands groupes mais en en soulignant les risques de bureaucratisation donc dasschement. Dans ces termes, la notion de capitalisme cognitif revient reconnatre la possibilit dune systmatisation de linnovation qui ne serait pas menace par le risque de routinisation.

  • 16

    qui ne peut pas tre dcrit par la logique de la production "matrielle" et une forme de

    "coordination" qui ne peut pas se rduire au march. Dans la science, la constitution des

    valeurs ne se produit pas par un mcanisme impersonnel et automatique comme le supposent

    toutes les thories conomiques de la valeur, mais par la communaut des savants, par

    l'opinion publique des hommes qui participent son laboration. Deuximement la science

    opre partir du principe de la cration et non de la reproduction. Dans la production savante

    l'invention et la cration du nouveau qualifient l'ensemble du processus, tandis que dans la

    production matrielle c'est l'activit de reproduction qui joue ce rle. Dans le travail de l'usine

    pingle nous connaissons d'avance pratiquement tout : ce qu'il faut produire, comment les

    produire, la quantit de la production etc. Les buts et les moyens de la production sont donns.

    La nouvelle valeur est dj contenue, ontologiquement, dans les conditions de la production

    (parmi lesquelles il y a l'invention comme quelque chose de connu, de donn).

    Dans ce que Marx et les conomistes appellent production , la nouvelle valeur est

    commensurable aux conditions de sa fabrication et le temps de travail peut mesurer l'une et

    les autres, parce que, en ralit il s'agit d'une "reproduction". Ici, l'incertitude est celle du

    march. Dans la production savante la cration du nouveau est ontologiquement

    incommensurable aux conditions de sa production. L'incertitude, ici, est celle de la production

    mme.

    Les catgories de l'conomie politique (l'change, la valeur, la proprit, la production, le

    travail, la consommation etc.) entrent ainsi en crise lorsquon intgre dans l'explication du phnomne conomique les connaissances et les passions car elles ne sont pas des biens

    rares . La raret implique ncessairement l'alination et la dpossession de celui qui

    participe au travail ou l'change des marchandises. Et il faut trouver un mtre pour

    dterminer une commune mesure de ce sacrifice , tandis que le mode de production et de

    socialisation des connaissances et des affects est fond sur l'manation , sur l'addition

    rciproque , c'est--dire sur la facult de celui qui participe la production et l'change de

    donner et retenir la fois. Cette puissance de donner et retenir la fois est une qualit

    spcifique de la mmoire en tant que force psychologique et de l'attention en tant que

    effort (conatus) intellectuel .

    Mais la prise en considration de la spcificit des connaissances et des passions implique la

    redfinition complte et radicale d'un autre aspect fondamental de l'conomie : les droits de

    proprit. C'est l'laboration de la philosophie de l'avoir selon les principes de

    l'individualisme possessif qui est radicalement branle, puisque les connaissances n'ont pas

    besoin, comme les marchandises, d'tre proprit exclusive de quelqu'un pour tre produites et

    changes.

    Le fait de considrer l'invention et la coopration, et non le travail ou l'utilit, comme la

    source principale de la valeur, conduisit G. Tarde construire toute sa psychologie

    conomique comme une tentative de rpondre des questions qui sont d'une forte actualit

    et que l'conomie politique et le marxisme ne pouvaient pas poser : La logique conomique

    s'arrte-t-elle aux limites du monde intellectuel ? A quelles conditions la logique

    conomique (logique de la raret et de la ncessit) peut-elle sapproprier et se subordonner la production des inventions ?

    En introduisant les connaissances comme un mode de production spcifique o la subjectivit

    ne s'exprime pas selon les principes de la raret et de la ncessit, G. Tarde voit se creuser

    une frontire entre les richesses et les connaissances . Or, nous pouvons interprter

  • 17

    cette frontire comme crise ou impossibilit de la soumission relle , c'est--dire

    comme crise ou impossibilit de commander et de dicter les modalits de production et de

    socialisation (par le march) des connaissances selon la logique proprement capitaliste. Car la

    nature de l'activit subjective et la "nature de l'objet" impliquent la "libre" production et la

    "libre" socialisation des connaissances 40

    .

    Ce qui ne signifie pas l'impossibilit de l'appropriation exclusive , mais seulement qu'elle

    se ralise travers des modalits originales qui, l'intrieur du vocabulaire marxien,

    pourraient tre dcrites comme l'agencement des pratiques, mises jour, de la soumission

    formelle (capture travers la circulation) et une nouvelle politique des enclosures qui

    consiste essentiellement dans une nouvelle politique d'appropriation travers les droits sur la

    proprit intellectuelle. Ces derniers organisent l'appropriation exclusive de ce bien

    indivisible et collectif quest la connaissance de la mme manire que les enclosures de l'accumulation originaire organisaient l'appropriation de la communaut des terres, non sans

    soulever des problmes dont nous commenons seulement mesurer l'ampleur.

    E- Antcdents du capitalisme cognitif

    Les mutations dune socit sont classiquement caractrisables en conomie en fonction du type dorganisation conomique ou du mode de production dune part, du mode de dveloppement dautre part. Le plus souvent les analyses contemporaines dveloppant un point de vue analogue celui que nous prsentons privilgient la dimension informationnelle

    ou cognitive cest--dire le mode de dveloppement, quil sagisse danalyses faites par des conomistes ou des sociologues.

    Loriginalit de notre approche rside dans lassociation tablie entre un mode de production (le capitalisme) et un mode de dveloppement (laccumulation de la connaissance). La mise en rapport de ces deux aspects contribue mettre au jour un certain nombre de tensions ou

    denjeux autour desquels se cristallisent des conflits et do peuvent merger des compromis institutionnels. Dautre part, comme nous lavons dj soulign, cette association nous parat historiquement ncessaire car ce qui est en cause nest rien moins que la recomposition du capitalisme un stade post industriel.

    En matire de socit informationnelle ou dconomie de la connaissance, cest--dire si lon privilgie le mode de dveloppement comme facteur didentification de la socit venir, les antcdents sont nombreux. Nous pouvons voquer dabord les contributions des sociologues au premier rang desquels figure videmment D. Bell

    41, premier analyste de la socit post

    industrielle, pour citer ensuite, notamment, A. Touraine 42

    , A. Giddens 43

    et M. Castells 44

    sans oublier K. Boulding. Puis nous pouvons citer les travaux relatifs ce que nous appelons

    la comptabilit de la socit du savoir : F. Machlup 45

    , M. Porat 46

    , W. J. Baumol 47

    , avant

    40

    Cf. louvrage de M. Lazzarato sur Gabriel Tarde : Puissances de linvention, Les Empcheurs de penser en rond, 2002. 41

    D. Bell, The Coming of Post Industrial Society, Basic Books, 1973. 42

    A. Touraine, Production de la socit, Ed. du Seuil, 1973. 43

    A. Giddens, The third way, Polity Press , 1998. 44

    M. Castells, La socit en rseaux, 3 tomes, Fayard, 1996. 45

    F. Machlup, The Production and Distribution of Knowledge in the United States, Princeton University Press,

    1962. 46

    M. Porat, The Information Economics : Definitons and Measurement, thse non publie, Standford, 1976. 47

    W. J. Baumol et E. N. Wolff, Feedback Models : R&D, Information and Productivity Growth, in

    Communication and Information Economics, New Perspectives, Elsevier, 1984.

  • 18

    dvoquer un trs grand nombre danalyses relatives la socit fonde sur la connaissance et, notamment, R. Reich

    48. Les travaux les plus significatifs sont excellemment passs en revue

    par M. Castells.

    Lapproche standard elle mme sinscrit galement dans cette perspective partir des travaux sur la croissance endogne.

    Les modles de croissance endogne sont des modles dinspiration no-classique, agent reprsentatif unique, dans lesquels le taux de croissance, positif et constant sur une longue

    priode, dpend de variables dont lvolution rsulte de relations internes lconomie considre. Dans ces modles il existe dimportantes externalits issues de la cration de connaissances techniques nouvelles traite de faon endogne.

    Cette approche vise combler une lacune importante du modle de croissance no-classique

    antrieur qui reconnat explicitement limportance du progrs technique sans en fournir dexplication formelle. Elle exprime ainsi, dans le cadre de lconomie standard, la ncessit dintgrer une conomie de la connaissance lanalyse de la croissance.

    Alors que dans certains modles le changement technologique est introduit sous la forme dun facteur distinct dans une fonction de production agrge

    49, dans dautres un secteur de la recherche distinct des autres secteurs de lconomie est explicitement introduit 50. La production de connaissances est alors dtermine par la structure du march, les prix et une

    fonction de production. Dans son expos de 1990, P. Romer formalise la faon dont, selon lui,

    les ides agissent sur la croissance conomique. Sinspirant de larticle fondateur de K. Arrow 51

    , il observe que les ides ne peuvent tre abordes comme des marchandises habituelles car

    elles sont non rivales 52. Leur degr dexclusivit varie cependant beaucoup 53. La non-

    rivalit, qui caractrise la sphre des ides, est lorigine de rendements croissants. De ce modle il ressort que la part de lemploi consacre la R&D est sous optimale. Notamment parce quil existe un effet de surplus du consommateur ventuellement important 54. Do la ncessit dune intervention publique. On retrouve ici une conclusion tout fait analogue celle de larticle de K. Arrow de 1962 55.

    Les critiques formules lencontre des modles de croissance endogne sont nombreuses 56. Relevons que les externalits y occupent une place centrale et que la production des 48

    R. Reich, The Work of Nations, Alfred A. Knopf. 49

    Ce facteur distinct est le savoir driv de linvestissement en capital physique priv chez Romer-1986 (Increasing Returns and Long-Run Growth, Journal of Political Economy, octobre) et le capital humain chez

    Lucas-1988 (On the Mechanics of Economic Development, Journal of Monetary Economics). 50

    P. Romer, Endogenous Technical Change, Journal of Political Economy, octobre 1990 ; G. M. Grossman et H.

    Helpman, Innovation and Growth in the Global Economy, MIT Press, 1991 ; P. Aghion et P. Howitt, A Model of

    Growth through Creative Destruction, Econometrica, mars 1992. 51

    K. J. Arrow, Economic Welfare and Allocation of Resources for Invention, dans R. Nelson ed., The Rate and

    Direction of Inventive Activity, NBER, Princeton University Press, 1962. 52

    La non rivalit signifie ici que lusage dune ide par un individu nempche pas un autre individu de lutiliser galement. 53

    Le degr dexclusivit dans lusage dun bien traduit la mesure dans laquelle son propritaire peut faire payer un droit dusage (quon appelle gnralement licence dexploitation).. 54

    Dans une revue de la littrature sur ce sujet, Z. Griliches estime que les taux de rendements sociaux de la

    recherche prive seraient de 40 60 % suprieurs aux rendements privs. Cf. The Search for R&D Spillovers,

    Scandinavian Journal of Economics, 1991. 55

    K. J. Arrow, Economic Welfare and Allocation of Resources for Invention, op. cit. 56

    p.e. cf. R. Herrera et C. Vercellone, Transformation de la division du travail et thories de la croissance

    endogne : une revue critique, Cahiers de la MSE, Matisse-ISYS, n 2000.33

  • 19

    connaissances est reprsente par une forme rduite pour ne pas dire sommaire. Lintrt principal de ces travaux, dans le cadre de notre rflexion, est de constater que lon retrouve dans le mainstream des thmes et des orientations de recherche analogues une partie de ceux

    que nous mettons en avant. Ce qui montre bien que les questions relatives aux institutions

    (droits de proprit) et aux conditions de production et dutilisation de la connaissance constituent des proccupations communes dont on peut alors penser quelles correspondent des volutions historiques relles.

    Ds que lon en vient voquer le thme dun capitalisme post industriel, les travaux sont beaucoup plus rares. Nous pouvons nanmoins remonter K. Marx pour trouver un

    antcdent dautant plus tonnant que la crise du paradigme smithien (ou industriel) de la division du travail est sur bien des aspects annonce par Marx dans les Grundrisse. Aprs les

    tapes de la soumission formelle et de la soumission relle du travail au capital, K. Marx

    identifie dans ce texte lavnement dun nouveau stade (post-industiel) de dveloppement de la division du travail, parlant de General Intellect pour caractriser une nouvelle

    configuration du capitalisme dans laquelle le savoir social gnral, la connaissance sont

    devenus force productive immdiate .

    Dans cette mutation, pour le dire avec Marx, le principal capital fixe devient lhomme lui-mme dans le cerveau duquel existe le savoir accumul de la socit . Cest ainsi que Marx anticipe laffirmation dune logique nouvelle de croissance actionne par la diffusion et le rle moteur de laccumulation de connaissance, et dans laquelle les termes traditionnels de lopposition travail mort/travail vivant propre au capitalisme industriel cdent la place un nouveau antagonisme, celui entre "savoir mort" et "savoir vivant"

    57.

    Beaucoup plus prs de nous, lconomiste italien Enzo Rullani est lorigine de la notion de capitalisme cognitif

    58. Il insiste sur le caractre ancien de la relation entre connaissance et

    conomie : Toute lhistoire du capitalisme industriel, pendant ses deux sicles dexistence, est lhistoire de lextension progressive des capacits de prvision, de programmation et de calcul des comportements conomiques et sociaux travers lutilisation de la connaissance . Selon E. R. la notion de capitalisme cognitif prend son sens partir du moment o le capital

    prouve des difficults subsumer.. la connaissance quil gnre et quil met dans le circuit , lesquelles empchent de rduire de manire simple la connaissance du capital .

    Les difficults viennent du fait que la valorisation des connaissances obit des lois trs

    particulires et, plus particulirement, au fait que les processus de virtualisation sparent

    la connaissance de son support matriel et la rendent (re)productible, changeable, utilisable

    de manire distincte La consquence en est que le postfordisme, qui utilise largement de la connaissance virtualise, savre compltement incomprhensible en labsence dune thorie du capitalisme cognitif

    59.

    E. R. souligne fortement les difficults de lvaluation (au sens de valeur dchange) de la connaissance : (i) la raret de la connaissance a un caractre artificiel, (ii) la valeur pour les

    57

    C'est la brillante expression utilise par Lorino dans un article consacr l'analyse des transformations de

    l'organisation du travail et de la gestion des ressources humaines, Etre citoyen dans l'entreprise, in Manire de

    voir, n18, Paris, 1993. Toujours dans ce cadre il poursuit : on pourrait rsumer la mutation moderne... une

    formule : nous passons de la gestion statique des ressources la gestion dynamique des savoirs... La science

    productive n'est plus "encapsule" dans la conception fige par les machines. Elle rside de plus en plus dans les

    savoir-faire des individus et des groupes seuls capables de prendre en compte une dynamique de changement

    acclr (cf . p. 82). 58

    En franais, cf. Le capitalisme cognitif : du dj vu ? in Multitudes, n 2, 2000. 59

    Ibid., pp. 88-89

  • 20

    producteurs dpend du gap quils arrivent maintenir entre la vitesse de diffusion et celle de socialisation, (iii) le capital cognitif est contextuel et diffrenci bien quil utilise, en partie, de la connaissance abstraite

    60.

    La ncessit dintroduire la notion de capitalisme cognitif sexpliquerait ainsi pour des raisons essentiellement techniques. Cest lutilisation de la connaissance sous forme virtuelle qui accentue les problmes de valorisation. Si nous comprenons bien E. R., la digitalisation et le

    dtachement de la connaissance de ses supports matriels ou de ses formes dincorporation humaine seraient llment charnire qui ferait surgir, selon lexpression de lauteur, des mismatchings.

    Tout en reconnaissant le caractre stimulant des travaux dE. Rullani et la pertinence de certaines de ses analyses, notre point de vue se dmarque du sien sur plusieurs points :

    - Nous soutenons la thse que la capitalisme cognitif correspond une nouvelle phase du capitalisme survenant du fait dune grande crise du capitalisme industriel. E. R. semble adopter un point de vue diffrent dans la mesure o il nnonce pas clairement lide dun dpassement du capitalisme industriel et o, dans son propos, le capitalisme cognitif est prsent comme une forme de postfordisme.

    - La connaissance est prsente par E. R. comme un facteur de production qui se manifeste au travers des machines, de la programmation et du calcul conomique des entreprises, du

    calcul stratgique sur les marchs. Elle est considre essentiellement comme un input de

    la production et du processus dcisionnel de lentreprise. La production de la connaissance est peu voque. Laspect consommation de la connaissance ou des activits de lesprit est absent.

    - Nous avons une conception extensive de la connaissance dans la mesure o son importance procde dune orientation centrale de la production, de laccumulation et de la consommation.

    - E. R. nonce que le capitalisme cognitif prend son sens partir du moment o le capital prouve des difficults subsumer.. la connaissance quil gnre , vnement quil lie la digitalisation. Nous pensons que le capital a toujours prouv des difficults ce sujet

    mais que, tant que la connaissance ou la science taient abordes comme des phnomnes

    extrieurs et/ou contingents, elles passaient relativement inaperues.

    - Nous avons soulign notre refus dun dterminisme technologique. Or le caractre essentiel de la virtualit comme facteur de la crise de la valorisation do merge le capitalisme cognitif procde de ce type de dterminisme. Il nous semble que ce nest pas la virtualit en soi qui pose problme. Cest le dveloppement des NTIC qui fait que la virtualit pose problme

    61. Mais ce dveloppement napparat pas subitement et nest pas exogne. Il sinscrit dans une transformation sociale plus globale qui nest pas seulement technique, et qui va bien au del de la circulation de la connaissance sous une forme

    digitale.

    Dans le cadre de lapproche rgulationniste, les travaux de P. Petit sinscrivent selon nous dans la perspective que nous esquissons quoiquil situe sa contribution en terme de nouveau rgime de croissance post fordiste. P. Petit souligne lexistence de transformations profondes des faons de produire et de consommer avant dobserver que certains parlent

    60

    Ibid., pp. 89-92. 61

    Plus gnralement, concernant les rles respectifs de diffrents facteurs (dont les NTIC), un dbat pralable

    sur les questions de causalit semblerait utile sinon ncessaire (cause immdiate, cause premire, cause gnrale

    etc.)

  • 21

    dconomies complexes, dconomies de la connaissance, voire dconomie de linformation, dautres insistent sur leur caractre tertiaire. Les apprciations les plus rvlatrices.. insistent sur les capacits et comptences nouvelles mises en uvre dans nos conomies contemporaines tant du ct des activits de production que du ct des activits de

    consommation pour diffrencier les produits et dvelopper des besoins spcifiques 62

    . Ces

    mutations, qui concernent principalement les formes structurelles de la concurrence,

    sexpliquent par les changements structurels majeurs que reprsentent la diffusion de nouvelles technologiesou le dveloppement de services spcialiss ou encore linternationalisation accrue.. .

    Loriginalit de la dmarche de P. Petit est de prendre pour leading part du systme les formes structurelles de la concurrence

    63. Lintensification du rle de la connaissance dans lconomie semble lie une volution qui conduit la satisfaction dun nombre croissant de besoins et une diffrenciation plus grande des produits et des services. Cest en quelque sorte laugmentation de lentropie des marchs qui implique que lon fasse appel des connaissances nouvelles et en quantits plus grandes. Le dveloppement technologique

    constitue cependant pour lui lune des impulsions majeures, si bien que la mutation socitale semble subordonne une variation technologique exogne.

    Implications et enjeux du capitalisme cognitif

    Le capitalisme cognitif est une configuration, un ensemble de relations dont la dynamique

    densemble engendre un nouveau type de croissance et daccumulation. Plutt que dinterprter son dveloppement selon une schma de causalit linaire qui nous conduit tenter didentifier des causes premires et une hirarchie causale, nous prfrons raisonner en terme dun systme dinterdpendances et de relations boucles cumulatives entre certains lments cls ou sous systmes. Cest la mise en place et lessor progressif de ces interdpendances qui sont lorigine de la dynamique structurelle. Les performances jouent un rle dans leur solidification . Ainsi que les institutions qui confortent et stabilisent

    certaines relations cls ou paramtres sans lesquels le fonctionnement du systme nest pas oprationnel au sens de Piaget

    64.

    Il existe des facteurs exognes. Mais cest la faon dont le systme ragit et intgre ces lments de nouveaut, au travers, notamment, des effets damplification (rendements croissants par exemple), qui dterminent leffet final de ces facteurs exognes sur le systme densemble. Les innovations, cest--dire les nouveauts de toute sorte exerant un rle ventuellement important dans la production de la nouvelle structure, ne sont pas sparables

    des conditions de leur diffusion et de leur implmentation.

    Nous sommes enclins dire que le systme techno-conomique sauto-organise au sens o il cre, par son propre fonctionnement, sa propre structure sans que celle-ci lui soit impose de

    lextrieur.

    62

    P. Petit, Formes structurelles et rgime de croissance de laprs fordisme, Cepremap, W.P. n 9818, aot 1998. 63

    La transformation des formes de concurrence conditionne aujourdhui largement les volutions des autres champs institutionnels , op. cit., p. 2 64

    Nous sommes proches ici de la conception des paradigmes technico-conomiques de C. Freeman et C. Perez.

    La diffrence se joue sur laccent que nous mettons sur les processus cumulatifs lis la transition et qui assurent la fois la dynamique densemble et la mise en place de la nouvelle structure.

  • 22

    Cette auto-organisation se ralise horizontalement et verticalement. Horizontalement parce

    que la diffusion, les effets de contagion, dimitation, de complmentarits, de concurrence, les relations offre-demande dterminent une propagation des stratgies et des nouveaux

    comportements. Verticalement parce que les relations ou interdpendances nouvelles

    interviennent et se ralisent des niveaux diffrents : au niveau micro-conomique ; au

    niveau mso-conomique au travers dun certain nombre dinfrastructures, de systmes techno-conomiques ou de rgulations intermdiaires (juridiques par exemple) ; au niveau

    macro-conomique enfin o se ralisent un certain nombre de bouclages macroconomiques

    et apparaissent de nouvelles rgles institutionnelles sappliquant des ensembles vastes..

    La mise en place dun nouveau modle de dveloppement, dont les contours sont incertains ou en devenir, dans le contexte dun systme capitaliste dont on suppose que les caractres essentiels seront maintenus, est lorigine dun certain nombre de tensions ou dincertitudes. Si des comportements, des lments institutionnels ou structurels nouveaux apparaissent

    suffisamment tt, dautres comportements et dautres cohrences se manifesteront plus tardivement. Dautant plus difficilement quils devront sarticuler avec un plus grand nombre dlments dj solidifis .

    Nous avons soulign les difficults auxquelles on est confront ds lors quil sagit de sengager sur le type de structure(s) nouvelle(s) venir. Nous avons pris parti sur le sous-systme qui, selon nous, joue le rle majeur et dtermine lorientation en fonction de laquelle il convient de dcrypter et dinterprter les transformations en cours. Nous allons maintenant mettre au jour quelques unes des transformations spcifiques qui illustrent ou quentrane lmergence dun capitalisme cognitif. Cette dmarche consiste identifier certaines des interdpendances ou des relations de causalit mutuelle qui contribuent la production de la

    structure et du nouveau rgime daccumulation.

    Ainsi, nous allons dabord revenir sur la division du travail pour montrer en quoi lintellectualit diffuse dtermine une recomposition du travail collectif (A). Nous approfondirons ensuite les changements qui concernent le salariat pour constater que

    dsormais les frontires entre travail salari et travail indpendant se brouillent (B). Puis nous

    examinerons les nouvelles conditions organisationnelles de fonctionnement des firmes

    rendues ncessaires par les stratgies innovatrices (C). Nous constaterons quavec le capitalisme cognitif lattention se dplace de lorganisation de la production lorganisation de lentreprise cest--dire vers ses systmes de management. Nous soulignerons ensuite le changement de rythme de linnovation qui nous conduit considrer que linnovation permanente est lune des caractristiques du capitalisme cognitif (D). La faible pertinence concurrentielle des stratgies de domination par les cots

    65 conduit en effet les groupes

    privilgier les stratgies de diffrenciation et/ou les stratgies dinnovation 66. Puis nous soulverons lun des thmes centraux du capitalisme cognitif, celui des nouvelles enclosures cest--dire des droits de proprit sur les crations de lesprit (E).

    65

    Cette faible pertinence est lie la crise du fordisme. A la fois cause et effet de cette crise. 66

    La diffrenciation peut parfois correspondre une innovation, commerciale ou mme technique. Nous

    pouvons dire que mme dans lesprit de Schumpeter selon nous, le choix dune bonne diffrenciation constitue en soi une innovation.

  • 23

    A- La division du travail change

    Pour caractriser la transition du capitalisme industriel vers le capitalisme cognitif, nous

    mettons laccent sur les mutations de la division du travail en formulant lhypothse dun XXIime sicle post-smithien.

    Pourquoi cette rfrence au pre fondateur de lconomie politique ? Pour deux raisons : La premire a trait la manire dont A. Smith avait su anticiper, dans le cadre dun modle thorique relativement simple, les principales tendances rgissant le dveloppement de la

    division du travail et la dynamique des rendements croissants dans le capitalisme industriel.

    La seconde consiste en ce que la transition vers le capitalisme cognitif exige deffectuer une refonte thorique des concepts et des outils danalyse semblable celle opre par les classiques entre la fin du XVIIIime et le dbut du XIXime sicle pour rendre compte de

    lmergence du capitalisme industriel.

    La croissance fordiste a constitu plusieurs gards laboutissement historique du modle industriel dont A. Smith avait su anticiper les traits et les tendances essentiels.

    De fait, grce lassociation des principes tayloristes et de la mcanisation, la force de travail est intgre un systme de plus en plus complexe doutils et de machines. La productivit peut alors tre reprsente comme une variable dont les dterminants ne tiennent plus aucun

    compte des savoirs des travailleurs. En ce sens, la reprsentation smithienne de la division

    technique du travail, qui se spcifie par la parcellisation du travail et la scission des tches de

    conception et dexcution, connat une sorte daccomplissement historique : les connaissances appliques la production (encadres par les ingnieurs des bureaux mthodes des grandes

    firmes) se sont spares du travailleur collectif et, comme lannonait Smith, sont devenues comme tout autre emploi, la principale ou la seule occupation dune classe particulire de citoyens

    67.

    Le refus du travail parcellis des O.S., qui se trouve au centre de la crise sociale du fordisme

    concide avec l'mergence d'une intellectualit diffuse, rsultant du prolongement des annes

    dtude et, de manire plus gnrale, du temps de vie consacr par chaque individu la formation. Cette nouvelle figure mergente du travail social, qui amorce une recomposition de

    la connaissance et du travailleur collectif, est lorigine, avec dautres facteurs, dune rupture majeure avec la logique de dveloppement de la division smithienne du travail dont le

    fordisme constitue en quelque sorte le dernier stade. Elle contribue l'volution majeure qui

    conduit au capitalisme cognitif, cest--dire l'affirmation du savoir social gnral comme principale force productive, et la nouvelle prpondrance des savoirs du travail vivant par

    rapport au savoir incorpor dans le capital fixe (et dans lorganisation des firmes). De ce point de vue, un fait stylis est hautement significatif : cest partir de 1973 que le stock de capital immatriel (ducation, formation, R&D, sant) galise le stock de capital tangible,

    puis le dpasse pour devenir aujourdhui largement dominant 68.

    Cette tendance