paul ricoeur -- phenomenologie et hermeneutique

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PAUL RICOEUR ~r~ PHENOMENOLOGIE ET HERMENEUTIQUE Cette &ude ne veut pas &re une contribution ~ l'histoire de la ph6nom6no- logie, ~ son arch~ologie, --mais bien une interrogation sur le destin de la ph~nom~nologie aujourd'hui. Et si j'ai choisi pour pierre de touche, et pour instrument de la raise en question, la th&rie g~n&ale de l'interpr&ation ou herm&eutique, cela ne veut pas dire non plus que je remplacerai une mono- graphie historique par un chapitre d'histoire compar6e de la philosophie contemporaine. Car, avec l'herm6neutique non plus, je ne veux pas pro.c6der en historien, m~me du pr&ent : quelle que soit la d~pendance de la m~dita- tion qui suit tt l'~gard de Heidegger et surtout de Gadamer, ce qui est en jeu, c'est la possibilit6 de continuer tt philosopher avec eux et apr~s eux, -- sans oublier Husserl. Mon essai sera donc un d&at au plus vif de l'une et de l'autre possibilit~s de philosopher et de continuer ~ philosopher, t Je propose k la discussion les deux th&es suivantes : Premikre' thkse : -- Ce que l'herm6neutique a ruin6, ce n'est pas la ph6- nom6nologie, mais une de ses interpr&ations, ?~ savoir son interpr&ation iddaliste par Husserl lui-m6me; c'est pourquoi je parlerai d&ormais de l'id6alisme husserlien. Je prendrai pour repute et pour guide le Nachwort aux Ideen 2 et en soumettrai les th&es principales ~ la critique de l'herm6neu- tique. Cette premiere Partie sera donc purement et simplement antithdtique. DeuxiSme thSse : -- Par del~t la simple opposition, il y a, entre ph~nom& nologie et herm&eutique, une appartenance mutuelle qu'il importe d'ex- pliciter. Ceae appartenance peut &re reconnue ~ partir de l'une comme de l'autre. D'une part, l'herm6neutique s'~difie sur la base de la ph&om6nologie et ainsi pr&erve ce dont pourtant elle s'61oigne : la phdnomdnMogie reste l'inddpassable prdsupposition de l'hermdneutique. D'autre part, la ph&om6nologie ne peut se constituer elle-mSme sans une prdsupposition hermdneutique. Cette position herm~neutique de la ph& nom6nologie tient ~ la place mSme de l'Auslegung dans la mise en ceuvre de son projet philosophique. 223

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Paul Ricoeur -- Phenomenologie Et Hermeneutique

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PAUL RICOEUR ~ r ~

P H E N O M E N O L O G I E ET H E R M E N E U T I Q U E

Cette &ude ne veut pas &re une contribution ~ l'histoire de la ph6nom6no- logie, ~ son arch~ologie, - - m a i s bien une interrogation sur le destin de la ph~nom~nologie aujourd'hui. Et si j'ai choisi pour pierre de touche, et pour instrument de la raise en question, la th&rie g~n&ale de l'interpr&ation ou herm&eutique, cela ne veut pas dire non plus que je remplacerai une mono- graphie historique par un chapitre d'histoire compar6e de la philosophie contemporaine. Car, avec l'herm6neutique non plus, je ne veux pas pro.c6der en historien, m~me du pr&ent : quelle que soit la d~pendance de la m~dita- tion qui suit tt l'~gard de Heidegger et surtout de Gadamer, ce qui est en jeu, c'est la possibilit6 de continuer tt philosopher avec eux et apr~s eux, - - sans oublier Husserl. Mon essai sera donc un d&at au plus vif de l'une et de l'autre possibilit~s de philosopher et de continuer ~ philosopher, t

Je propose k la discussion les deux th&es suivantes : Premikre' thkse : - - Ce que l'herm6neutique a ruin6, ce n'est pas la ph6-

nom6nologie, mais une de ses interpr&ations, ?~ savoir son interpr&ation iddaliste par Husserl lui-m6me; c'est pourquoi je parlerai d&ormais de l'id6alisme husserlien. Je prendrai pour repute et pour guide le Nachwort

aux Ideen 2 et en soumettrai les th&es principales ~ la critique de l'herm6neu- tique. Cette premiere Partie sera donc purement et simplement antithdtique.

DeuxiSme thSse : - - Par del~t la simple opposition, il y a, entre ph~nom& nologie et herm&eutique, une appartenance mutuelle qu'il importe d'ex- pliciter. Ceae appartenance peut &re reconnue ~ partir de l'une comme de l'autre. D'une part, l'herm6neutique s'~difie sur la base de la ph&om6nologie et ainsi pr&erve ce dont pourtant elle s'61oigne : la phdnomdnMogie reste

l'inddpassable prdsupposition de l'hermdneutique.

D'autre part, la ph&om6nologie ne peut se constituer elle-mSme sans une prdsupposition hermdneutique. Cette position herm~neutique de la ph& nom6nologie tient ~ la place mSme de l 'Auslegung dans la mise en ceuvre de son projet philosophique.

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I. La criti~ue hermdneuti~ue de l'iddalisme hussedien

La premiere partie de cet essai vise ~ prendre conscience de l'~cart, sinon de l'ablme, qui s~pare le pro.jet d'une herm~neutique de toute expression id&- liste de la ph~no.m~nologie. On n'y trouvera donc que le d~veloppement de la position antith~tique de deux projets philosophiques adverses. Toutefois, on entend r~server la possibilit~ que la ph~nom~no~ogie en tant clue telle ne passe pas enti~rement darts l'une de ses interpretations, ffit-elle de Husserl lui-m~me. C'est l'idSalisme husserlien qui, ~ mort sens, succombe k la critique de la philosophie herm~neufique.

1. Les thSses schdmatiques de l'iddalisme husserlien Pour les besoins d'une discussion n&essairement sch6matique, j'ai pris pour document-type de l'id6alisme husserlien le Nachwort des Ideen. I1 con- stitue, avec les Mdditations Cartdsiennes, l'expression la plus avanc6e de cet id6alisme. J'en ai extrait les quelques theses qui suivent que je soumettrai ensuite ~t la critique de l'herm6neutique.

a) L'iddal de scientificitd que revendique la phdnomdnologie n' est pas en continuitd avec les sciences, leur axiomatique, leur entreprise fondationnelle : la 'justification derni~re' qui la constitue est d'un autre ordreL Cette th~se qui exprime la revendication de radicalit6 de la ph6nom6nologie est affir- m6e dans un style pol6mique; c'est la th~se d'une philosophie combattante qui a toujours un ennemi en rue : que ce so it l'objectivisme, le naturalisme, la philosophie de la vie, l'anthropologie. Elle procSde par un arrachement qui ne peut s'inscrire dans une d6monstration : car d'o~k la d6duirait-on ? D'o~ le style auto-assertif de la revendication de radicalit6 qui ne s'atteste clue dans la d6n6gation de ce qui pourrait la d6nier. L'expression aus letzter Begriindung est la plus typique ~i cet 6gard. Elle rappelle aussi bien la tra- dition platonicienne de l'anhypoth6tique que la tradition kantienne de l'au- tonomie de l'acte critique; elle marque aussi, en tant que Riickfrage% une certaine continuit6 avec les questions principielles que les sciences posent sur elles-mSmes. Et pourtant le proc~s de remont6e au fondement est abso- lument h6t6rog~ne par rapport ~ toute fondation interne ~t une science: pour une science des fondements ,,il ne peut plus y avoir alors de concept obscur, probl6mafique, ni de paradoxe" 2. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des 'voies' r~pondant ~ cette unique Id6e; l'id6e de fondation est plut6t ce qui assure l'6quivalence et la convergence des voles (logique, car-

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PHENOMENOLOGIE ET HERMENEUTIQUE

t~sienne, psychotogique, historico-tdl~ologique, etc.). I1 y a 'des commence- ments r&ls', ou plutc3t des 'chemins vers le commencement', suscit~s par Tabsolue absence de presupposition'. I1 est donc vain de s'interroger sur la motivation d'un tel commencement radical; il n'y a pas de raison interne ~t un domaine pour le d~passer vers la question d'origine. C'est en ce sens clue la justification est une Selbst-Begriindung.

b) La fondation principielle est de l'ordre de l'intuition; fonder, c'est voir; par lfi, le Nachwort confirme la prioritY, affirm& par la Virtue Re- cherche Logique, du remplissement complet par rapport ~ route philosophie de la dSduction ou de la construction. 6

Le concept-cl~, ?icet ~gard, est celui d'un Erfahrungsfeld. L'&ranget~ de la ph6nom~nologie est tout enti&e l?t : le principe est d 'embl& un 'champ', et la premiere v~rit~ est d'emblSe une 'experience'. A rencontre de route 'construction sp&ulative', toute question principielle se d&ide dans la vision. Je viens de parler d'&ranget~ : n'est-il pas &onnant, en effet, qu'en d~pit de (et grace ~) la critique de l'empirisme, l'expSrience, au sens empirique pr& cis~ment, ne soit ~ d~passer que dans une 'expSrience'. Cette synonymic de l'Erfahrung signifie que la ph~nomSnologie ne s'emporte pas dans un ail- leurs, dans un autre monde, mais au lieu mSme de rexp~rience naturelle, en rant que celle-ci ignore son sens. D~s lors, aussi fort que l'accent soit mis sur le caract~re a priori, sur la r~duction ~t reidos, sur le r61e des. variations imaginatives, et mSme sur la notion de 'possibilit$', - - c'est encore et tou- jours le caract~re d'expSrience qui est soulign~ (que ron consid6re seule- ment rexpression de 'possibilit~s intuitives' 7).

c) Le lieu de l'intuitivitd pldniSee est la subjectivitg. Toute transcendance est douteuse, l'immanence seule est indubitable.

C'est la th~se mSme de l'id&lisme husserlien. Toute transcendance est douteuse parce qu'elle proc~de par Abschattungen, par 'esquisses' ou 'profils' clue la convergence de ces Abschattungen est toujours pr6somptive, que la pr~somption peut &re dSque par la discordance; enfin parce que la con- science peut former l'hypoth~se hyberbolique d'une radicale discordance des apparences, ce qui est l'hypothSse mSme de la 'destruction de monde'. L'immanence n'est pas douteuse, parce qu'elle ne se donne pas par 'profils', par 'esquisses', donc qu'elle ne comporte rien de pr~somptif, mais permet seule la coincidence de la r~flexion ~t ce qui 'vient juste' d'&re v&u.

d) La subjectivitd ainsi promu'e au rang du transcendantal n' est pas la con- science empirique, objet de la psychologie. N6anmoins, phSnomSnologie et

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psychologie ph4nom~nologique sont parall~les et constituent un 'doublet' qui, sans cesse, suscite la confusion de deux disciplines, l 'une transcendan- tale, l'autre empirique. La r~duction seule les distingue et les s~pare.

La ph6nom~nologie doit ici se battre avec un malentendu sans cesse re- naissant et qu'elle suscite elle-m~me. En effet, le 'champ d'exp6rience' de la ph6nom4nologie a une analogie structurelle avec l'exp6rience non rdduite; la raison de cet isomorphisme r4side dans l'intentionalit6 elle-m~me (Bren- tano avait d6couvert l'intentionalit6 sans connaitre la r6duction et la V~me Recherche Logique la d6finissait encore dans des termes qui conviennent aussi bien ~t la ph6nom6nologie proprement dite qu'~t la psychologie inten- tionnelle). En outre, la r6duction op&e '~t partir de l'attitude naturelle' : la ph6nom4nologie transcendantale presuppose donc, d'une certaine mani~re, ce qu'elle d6passe et qu'elle r6it~re comme le m~me, quoique dans une autre attitude.. La diff6rence n'est donc pas dans les traits descriptifs, mais dans l'indice ontologique, dans la Seinsgdtung; il faut 'perdre '8 la validit6 als Reales, bref ruiner le r6alisme psycho~ogique. Or cela ne va pas sans difficul- t6s, si l 'on ne doit pas comprendre qu'il faut perdre le monde, le corps, la nature, ce qui ferait de la ph6nom6nologie un acosmisme. Le paradoxe est que c'est au prix de cette perte clue le monde se r6v~le pr4cis~ment comme pr6donn6, que le corps est vraiment 'existant', et que la nature s'annonce comme '6tant'. La r6duction ne passe donc pas entre moi et le monde, entre l'~me et le corps, entre l'esprit et la nature, mais ~t travers le pr6donn6, l'existant, l'6tant, lesquels cessent d'aller de soi, d'~tres pris dans la Seins- glaube opaque et aveugle, pour devenir Sens, sens du pr6donn6, sens de l'existant, sens de l'6tant. Ainsi la radicalit6 ph~nom6nologique, qui double la subjectivit6 transcendantale et le moi empirique, est la m~me que celle qui transmute la Seinsglaube en corr61at no~matique de la no~se. Une no&i- que, une noologie, se distingue ainsi d'une psychologie. Leur 'teneur' (Gehalt) est la m~me : le ph~nom6nologique, c'est le psychologique 'r6duit'. L~t est le principe du 'parall61isme', ou mieux de la 'correspondance', entre Fun et l'autre. L~t est aussi le principe de leur difference : car une 'conver- sion' - - la conversion philosophique - - les s6pare.

e) La prise de conscience qui soutient l'oeuvre de r~flexion d~veloppe des implications &hiques propres : par ceci que la r~flexion est l'acte immMia- tement responsable de soi.

Cette nuance 6thique clue l'expression aus tetzter Selbstverantwortung 9 semble introduire dans la th6matique fondationelle n'est pas le comp16ment

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pratique d'une entreprise qui, en tant que telle, serait purement ~pist~molo- gique : t'inversion par laquelle la r~flexion s'arrache ~ l'attitude naturelle est en m~me temps - - du m~me souffle, si l'on peut dire - - ~pist~moiogique et dthique. La conversion philosophique est l'acte supr~mement autonome. Ce que nous appelions la nuance dthique est donc imm~diatement impliqu& dans l'acte fondationnel, dans la mesure off celui-ci ne peut ~tre qu'auto- positionnel. C'est en ce sens qu'il est ultimement responsable de sol.

Le caract~re auto-assertif de la fondation constitue le sujet philosophique en sujet responsable. Ce sujet est �94 sujet philosophant en tant que tel.

2. L'hermbneutique contre l'id~alisme husserlien I1 est possible d'opposer l'hermdneutique, th&se ~ th~se, non sans doute la ph~nom~nologie dans son ensemble et entant que telle, mais ~ l'id&lisme husserlien. Cette 'antith&ique' est le chemin n&essaire d'une v~ritable rela- tion 'dialectique' entre l'une et lautre.

a) L'idgal de scienti)~citg, entendu par l'idgalisme husserlien comme justi- fication derni&e, rencontre sa limite fondamentale clans la condition on- tologique de la: comprehension.

Cette condition ontologique peut &re exprimde comme finitude. Ce n'est cependant pas ce concept clue je consid&erai te premier; car il ddsigne, en termes ndgatifs, une condition enti~rement positive, qui serait mieux expri- m~e par le concept d'appartenance. Celui-ci d&igne directement la condition ind6passable de route entreprise de justification et de fondation, ~t savoir qu'elle est depuis toujours pr&ddde par une relation qui la porte. Dirons- nous une relation ~ l'objet ? Pr&is~ment non. Ce que �94 met d'abord en question, dans l'id&lisme husserlien, c'est d'avoir inscrit sa d&ouverte immense et ind~passable de l'intentionalit~ dans une conceptua- lit~ qui en affaiblit la port&, ~t savoir la rdation sujet-objet. C'est ~t cette conceptualitd clue ressortit l'exigence de chercher ce qui fait l'unit~ de sens de l'objet et celle de fonder cette unit~ dans une subjectivit~ co.nstituante. La premiere d&laration de l'herm~neutique est pour dire clue la probl~ma- tique de l'objectivit~ pr&uppose avant elle une relation d'inclusion qui englobe le sujet pr&end~ment autonome et l'objet pr&end~iment adverse. C'est cette relation inclusive ou englobante que j'appelle ici appartenance. Cette preeminence ontologique de l'appartenance implique que la question de fondation ne peut plus coincider simplement avec celle de justification derni~re. Certes, Husserl est le premier ~t souligner la discontinuitY, insti-

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tu6e par l'@ochd, entre l'entreprise transcendantale de fondation et le travail interne propre g chaque science en rue d'6laborer ses propres fondements. Bien plus, il ne cesse de distinguer l'exigence de justification pos6e par la pMnom~nologie transcendantale du module pr&&abli de la mathesis uni- versalis. C'est en cela que, comme on le dira plus loin, il pose les conditions ph6nom~nologiques de l'herm~neutique. Mais l'herm~neutique veut pr& cis6ment radicaliser la th~se husserlienne de la discontinuit6 entre fondation transcendantale et fondement @ist6mologique.

Pour etle, la question de fondation derni~re continue d'appartenir ~t la m~me sph6re de la pens6e objectivante, aussi longtemps que l'id6al de scientificit~ n'est pas interrog4 comme tel. Cest cette radicalit~ de la question qui fait remonter de l'id~e de scientificit~ ~t la condition ontologique d'ap- partenance par quoi celui qui interroge a part ~t la chose mdme sur laquelle il interroge.

C'est cette appartenance qui est ensuite appr6hend& comme finitude du connaltre. La nuance negative clue connote le mot mdme de finitude ne s'in- troduit pourtant dans la relation toute positive d'appartenance - - qui esl l'expdrience hermdneutique elle-m~me - - clue parce que la subjectivit6 a d~j~t ~lev~ sa pr&ention ~t &re le fondement demier. Cette pr&ention, cette d6mesure, cette hybris, fait alors paraltre par contraste la relation d'apparte- nance comme finitude.

Heidegger a exprim6 cette appartenance dans le langage de l'&re-au- monde. Les deux notions sont ~quivalentes. L'expression dtre-au-moflde exprime mieux le primat du souci sur le regard et le caract~re d'horizon de ce ~t quoi nous sommes li&. C'est bien l'&re-au-monde qui pr4cbde la r~flexion. Du mdme coup est attest& la priorit~ de la cat~gorie ontologique du Dasein que nous sommes sur la cat6gorie @ist~mologique et psychologi- clue du sujet qui se pose. En d@it de la densit6 de sens de l'expressio,n &re- au-monde, je lui ai pr~f6rd, ~t la suite de Gadamer, la notion d'appartenance qui pose tout de suite le conflit avec la relation sujet-objet et pr@are Fin- troduction ult6rieure du concept de distanciation qui en est dialectiquement solidaire.

b) A l'exigence husserlienne du retour a l'intuition s'oppose la ndcessitd pour toute comprdhension d'etre mddiatisde par une interprdtation.

I1 n'est pas douteux que ce principe est emprunt6 ~t l'@ist~mologie des sciences historiques. Ace titre, il appartient au champ @ist~mologique d& limit8 par Schleiermacher et par Dilthey. Toutefois, si l'interpr&ation n'~tait

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qu'un concept historico-herm6neutique, celui-ci resterait aussi r~gional que les 'sciences de l'esprit' elles-mdmes. Mais l'usage de l'interpr&ation dans les science historico-herm6neutiques est seulement le point d'ancrage d'un concept universel d'interpr&ation qui a mdme extension que celui de com- pr6hension et, finalement, que celui d'appartenance. A c e titre, il d~passe la simple m&hodologie de l'ex6g~se et de la philologie, et d~signe le travail d'explicitation qui s'attache ~t toute experience herm6neutique. Selon la remarque de Heidegger dans Sein und Zeit, l'Auslegung est le 'd&eloppe- ment de la comprdhension' selon la structure du 'en rant que' (Als) 1~ Mais, en op&ant ainsi la m~diation du 'en tant que', ,,l'explicitation ne trans- forme pas la comprehension en autre chose, mais la fair devenir elle-mdme" (ibid.).

Cette d6pendance de l'interpr&ation ~t la compr6hension explique que l'ex- plicitation elle aussi pr6c~de toujours la r6flexion et devance route constitu- tion de l'objet par un sujet souverain. Cet ant&6dant s'exprime au niveau de l'explicitation par la 'structure d'anticipation' qui emp&he que l'explicitation soit jamais une saisie sans pr6supposition d'un &ant simplement pr6-donn6; elle devance son objet sous le mode du Vorhabe, de la Vor-sichr du Vor- Griff, de la Vor-Meinungl:L Je ne commenterai pas ici ces expressions bien connues de Heidegger. L'important est de souligner qu'il n'est pas possible de mettre en jeu la structure du 'en tant que' sans mettre aussi en jeu celle de l'anticipation. La notion de 'sens' ob6it ~t cette double condition du Als et du Vor- : ,,Le sens, structur6 par l'acquis et la rue pr6alable et l'anticipa- tion, forme pour tout projet l'horizon ~ partir duquel route chose sera com- prise en rant que telle ou telle" 12. Ainsi le champ de l'interpr&ation est aussi vaste clue celui de la compr6hension, laquelle couvre toute projection de sens dans une situation.

L'universalit6 de l'interpr&ation s'atteste de plusieurs faqons. La plus or- dinaire de ces applications est l'usage mdme des 'langues naturelles' dans la situation de conversation. A la diff6rence des 'langues bien faites', construi- tes selon les exigences de la logique math6matique, et dont tousles termes de base sont d6finis de faqon axiomatique, l'usage des langues naturelles repose sur la valeur polysdmique des mots. Les roots des langues naturelles contiennent dans leur aire s6mantique un potentiel de sens qui n'est 6puis6 par aucun usage actuel, mais qui requiert d'&re constamment cribl6 et d6- terrain6 par le contexte. C'est ~t cette fonction s61ective du contexte que se rattache l'interpr&ation, au sens le plus primitif de ce mot. L'interpr&ation

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est le processus par lequel, dans le jeu de la question et de la r6ponse, les interlocuteurs d&erminent en commun les valeurs contextuelles qui structu- rent leur conversation. Avant donc toute Kunstlehre, qui 6rigerait en disci- pline autonome l'ex6g~se et la philologie, il y a un proc~s spontan6 d'inter- pr&ation qui appartient ~t l'exercice le plus primitif de la comprehension dans une situation donn&.

Mais la conversation repose sur une relation trop limit& pour couvrir tout le champ de l'explicitation. La conversation, c'est&-dire finalement la relation dialogale, est contenue dans les bornes d'un vis-a-vis qui est un face&-face. La connexion historique qui l'englobe est singuli~rement plus complexe. La relation inter-subjective courte se trouve coordonn&, k Fin- t&ieur de la connexion historique, ~t diverses relations inter-subjectives lon- gu'es, m~diatis&s, par des institutions diverses, par des r61es sociaux, par des instances collectives (groupes, classes, nations, traditions culturelles, etc.). Ce qui soustend ces relations inter-subjectives longues, c'est une transmission ou une tradition historique, dont le dialogue est seulement un segment. Par lk l'explicitation s'&end singuli&ement plus loin que le dialogue pour s'~galer ~t la connexion historique la plus vaste la.

C'est ~t cet usage de l'explicitation ~ l'&helle de la transmission d'une tradition historique que se rattache la m6diation par le texte, c'est&-dire par des expressions fix&s par l'&riture, mais aussi par tous les documents et monuments qui ont un trait fondamental en commun avec l'&riture. Ce trait commun, qui contitue le texte en rant que texte, est que le sens qui y est indus s'est rendu autonome par rapport k l'intention de l'auteur, par rapport ~t la situation initiale du discours, par rapport ~ son destinataire pre- mier. Intention, situation, destinataire original constituent le Sitz-im-Leben du texte. Des possibilit6s d'interpr&ations multiples sont alors ouvertes par un texte qui s'est ainsi affranchi de son Sitz-irn-Leben. Au-delk de la polys~mie de mots dans la conversation, se d&ouvre une polys~mie de texte qui invite ~t une lecture plurielle. C'est le moment de l'interpr&ation au sens technique d'exdg&e des textes. C'est aussi le moment du cercle herm~neutique entre la comprehension mise en jeu par le lecteur et les propositions de sens ouvertes par le texte lui-m8me. La condition la plus fondamentale du cercle herm~neutique est dans la structure de pr&compr~hension qui tient au rapport de route explicitation ~ la compr&ension qui la pr&~de et qui la porte.

En quel sens ce d&eloppement de toute comprehension en interpr&ation

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s'oppose-t-elle au projet husserlien de fondation derni&e ? Essentiellement en ceci que toute interpr&ation place l'interpr&e in medias reset jamais au commencement ou ~ la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'une conversation qui est d6j~t commenc~e et darts laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir ~t notre tour y apporter notre con- tribution. Or l'id6al d'une fondation intuitive est celle d'une interpr&ation qui, ~ un certain moment, passerait darts la vision. Cette hypoth~se est celle clue Gadamer appelle la 'mediation totale'. Seule une m6diation totale serait 6quivalente ~ une intuition ~t la fois premiere et derni~re. La ph6nom4nologie id6aliste ne peut d~s lots soutenir sa pr&ention ~ une fondation ultime qu'en reprenant A son compte la revendication h6g61ienne du savoir absolu sur un mode non plus sp&ulatif mais intuitif. Or l'hypoth~se m4me de l'herm6- neutique philoso?hique est clue l'interpr&ation est un proc~s ouvert qu'aucune vision ne condut.

c) Que le lieu de la fondation derni&e soit la subjectivitY, que toute tran.sce'ndance' soit do.uteuse et seule l'immanence indubitable, - - cela devient a son tour dminemmen't douteux, dos lo,s qu'il appara2t que le Cogito lui aussi peut ~tre soumis a la critique' radicale que la phdnomdnologie applique par ailleurs a tout apparaitre. Les ruses de la conscience de soi sont plus retorses que celles de la chose. On se rappelle le doute qui, chez Heidegger, accompagne la question : ,,qui est l'&re lk ?" (L'Etre 'et le' Temps w 25) : ,,ParaR-il '&ident' a priori que l'acc~s ~ l'&re-l~ doit consister en une r6- flexion purement sp&ulative du moi comme p61e des acres qu'il pose ? Et s'il se faisait que cette mani&e pour l'&re-lk de 'se donner lui-m~me' ffit, pour l'analytique existentiale, une duperie, et m4me une duperie qui trouve son fondement dans l'&re de l'&re-l~t ? II est vrai, peut-&re, que l'&re-l~ r6pond aux interpellations les plus ordinaires qu'il s'adresse ~ lui-mSme en affirmant sans relflche : 'je le suis', et sans doute le plus bruyamment lors- qu'il 'n'est pas' cet &ant. Et si le trait constitutif de l'&re-l~, d'&re toujours mien, &air le fondement de ce que l'&re-l~i, de prime abord et le plus sou- vent, ne /dr pas lui-mSme ? Et si l'analytique existentiale, en prenant son point de d6part dans le moi comme donn6, tombait dans un pi~ge que lui tend l'&re-l?i lui-mSme sous forme d'une interpr&ation faussement &idente et faussement imm6diate de lui-mSme ? Ne pourrait-il s'av&er que l'horizon ontologique n&essaire k la d&ermination de ce qui se livre ~ nous comme une simple donn6e demeurflt lui-mSme fondamentalement ind&ermin6 ?" 14

Ici, non plus, je ne m'attacherai pas ~ la lettre de la philoSophie de Hei-

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degger, mais la prolongerai pour mon propre compte. C'est dans la critique des ideologies, autant .et peut-&re plus que dans la psychanalyse, que je cher- cherai la documentation de ce doute contenu dans la question de Heidegger : ,,Qui est l'&re-l~ ?". Critique des id4ologies et psychanalyse nous donnent aujourd'hui les moyens de compl&er la critique de l'objet par une critique du sujet. La critique de l'objet, chez Husserl, est co-extensive k la Ding- konstitution; elle repose, comme on l'a dit, sur le caract&e pr6somptif de la synth~se des esquisses. Mais Husserl a cru que la connaissance de sol pouvait ne pas ~tre pr&omptive, parce qu'elle ne proc~de pas par 'esquisses' ou 'pmfils'. Or, la connaissance de sol peut &re pr6somptive pour d'autres raisons. Dans la mesure o6 la connaissance de sol est un dialogue de l'~me avec elle-m~me et off le dialogue peut ~tre syst6matiquement distordu par la violence et par toutes les intrusions des structures de la domination dans celles de la communication, la connaissance de sol, en tant que communi- cation int6rioris&, peut &re aussi douteuse que la connaissance de l'objet, quoique ce soit pour des raisons diff6rentes et sp6cifiques.

Dira-t-on que l'ego meditans de la ph6nom6nologie &happe par la r& duction aux distorsions de la connaissance empirique de soi-m~me ? Ce serait oublier que l'ego husserlien n'est pas le je pense kantien, dont Fin- dividualit~ est au moins probl6matique, sinon d~nu6e de sens. C'est parce que l'ego peut ~tre et doit &re r6duit k la 'sphere d'appartenance' - - en un sens diff6rent, bien entendu, du mot appartenance, qui ne signifie plus appartenance au monde mais appartenance ~t soi-m~me - - qu'il faut fonder l'objectivit6 de la nature et l'objectivit6 des communaut6s historiques sur l'inter-subjectivit6 et non sur un sujet impersonnel. D~s lo,rs, les distorsions de la communication concernent imm6diatement la constitution du r&eau inter-subjectif dans leqt~el peuvent se constituer une nature commune et des entit6s historiques communes, telles que les 'personnalit6s d'un rang 61ev6' dont il est question dans le paragraphe 58 des M~ditations Cart&ien- nes. Les distorsions fondamentales de la communication doivent &re prises en consid&ation par l'egologie au m~me titre que les illusions de la percep- tion dans la constitution de la chose.

Seule, me semble-t-il, une. herm6neutique de la communication peut as- sumer la tflche d'incorporer la critique des id4ologies ~t la compr6hension de soi 15. Et cela de deux fa~ons compl6mentaires. D'une part, elle peut montrer le caract~m insurmontable du ph6nom&ne id6ologique ~t partir de sa m6di- ration sur le r61e de la 'pr&compr~hension' dans la saisie d'un objet culturel

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PHENOMENO,LOGIE ET HERMENEUTIQUE

en g6n6ral. I1 lui suffit d'~lever cette notion de compr&ension, d'abord appliqu6e h l'ex~g~se des textes, au rang d'une tMorie g~n6rale des pr~jug&, qui serait coextensive /t la connexion historique elle-mdme. De mdme que la m&comprdhension est une structure fondamentale de l'exdg&se (Sdaleier- macher), le prdjug~ est une structure fondamentale de la communication dans ses formes sociales et institutionnelles. D'autre part, l'herm~neutique peut montrer la n&essit~ d'une critique des id6ologies, m~me si cette critique ne peut jamais dtre totale en raison mdme de la structure de pr&compr~hen- sion. Cette critique repose sur l'~16ment de distanciation, dont nous n'avons pas encore parl6, mais qui appartient ~t la connexion historique en tant clue telle.

Ce concept de distanciation est le correctif dialectique de celui d'appar- tenance, en ce sens que notre mani~re d'appartenir ~ la tradition historique, c'est de lui app,artenir sous la condition d'une relation de distance qui oscille entre l'dloignement et la proximitY. Interpr6ter, c'est rendre proche le lointain (temporel, g~ographique, culturel, spirituel). La m6diation par le texte est ~t cet ~gard le module d'une distanciation qui ne serait pas simple- ment ali~nante, comme la Verfremdung que combat Gadamer dans toute son oeuvre 1~, mais qui serait authentiquement cr&trice. Le texte est, par excel- lence, le support d'une communication dans et par la distance.

S'il enest ainsi, l'herm~neutique a de quoi renclre compte, ~t partir d'elle- m~me, ~t la lois du caract~re insurmontable du pMnom~ne id~ologique et de la possibilit~ de commencer, sans jamais pouvoir l'achever, une critique des ideologies; l'herm6neutique le peut, parce que, k la diff&ence de l'id&lisme phdnom~nologique, le sujet dont elle parle est depuis toujours offert l'efficace de l'histoire (pour faire une allusion ~i la fameuse notion de Wirkungsgeschichtliches Bewufitsein de GadamerlV). Parce que la distancia- tion est un moment de l'appartenance, la critique des ideologies peut &re incorpor&, comme un segment objectif et explicatif, clans le pro.jet d'6largir et de restaurer la communication et la compr6hension de soi. L'extension de la compr4hension par l'ex$g~se des textes et sa constante rectification par la critique des ideologies appartiennent de droit au processus de l'Auslegung. Ex~g~se des textes et critique des id$ologies sont les deux voles privil~gi&s sur lesquelles la compr&enion se d6veloppe en interpr&ation et ainsi devient elles-m~me.

d) Une mani&e radicale de mettre en question le primat de la subjec- tivitd est de prendre pour axe hermdneutique la thdorie du texte. Darts la

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mesure ot~ le sens d'un texte s'est rendu autonome par rapport a l'intentio.n subjective de son auteur, la question essentielle n'est pas de retrouver, der- riere le texte, l'intention perdue, mais de d~ployer, devant le texte, le 'monde'

qu'il ouvre et d~couvre, Autrement dit, la t~che herm~neutique est de discer- ner la 'chose' du texte (Gadamer) et non la psychologie de l'auteur. La chose du texte est ~t sa structure ce que, darts la proposition, la r~f~rence est au sens (Frege). De m~me que, dans la proposition, nous ne nous contentons pas du sens qui est son objet ideal, mai nous nous interrogeons en outre sur sa r6f6rence, c'est&-dire sa pr~tention et sa valeur de v&it6, de m~me, dans le texte, nous ne pouvons nous arr~ter ~t la structure immanente, au syst~me interne de d~pendances issues de l'entrecroisement des 'codes' clue le texte met en ~euvre; nous voulons en outre expliciter le monde clue le texte pro- jette. Je n'ignore pas, en disant cela, qu'une importante cat6gorie de textes, clue nous appelons litt&ature, - - ~ savoir la fiction narrative, le drame, la po6sie - - paraissent abolir toute r~f6rence ~ la r&lit~ quotidienne, au point clue le langage lui-m~me semble promis ~t la dignit~ supreme, comme pour se glorifier aux d~pens de la fonction r6f&entielle du discours ordinaire. Mais c'est pr&is6ment dans la mesure o~ le discours de ta fiction 'suspend' cette fonction r6f~rentielle de premier degr6 qu'il lib~re une r~f&ence de second degr~, o~ le monde est manifest~ non plus comme ensemble d'objets manipulables mais comme horizon de notre vie et de notre projet, bref com- me Lebenswelt, comme &re-au-monde. C'est cette dimension r~f&entielle, qui n'atteint son plein d~veloppement qu'avec les oeuvres de fiction et de po~sie, qui pose le probl~me herm~neutique fondamental. La question n'est plus de d6finir l'herm6neutique comme une enquire sur les intentions psy- chologiques qui se cacheraient sous le texte, mais comme l'explicitation de l'&re-au-monde montr~ par le texte. Ce qui est ~t interpr&er, dans un texte, c'est une proposition de monde, le projet d'un monde clue je pourrais habi- ter et o~ je pourrais projeter rues possibles les plus propres. Reprenant le principe de distanciation 6voqu~ plus haut, on pourrait dire que le texte fictif ou po~tique ne se borne pas ~ mettre le sens du texte a distance de l'in~ention de l'auteur, mais qu'il met en outre la r~f&ence du texte ~t distance du monde articul~ par le langage quotidien. La r~alit$ est, de cette mani~re, m&amorphos~e par le moyen de ce que j'appelerai les 'variations imaginatives' que la litt6rature op~re sur le r&l.

Quel est le choc en retour sur l'id~alisme husserlien de cette herm~neuti- que axle sur la chose du texte ?

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PHENOMENO~LOGIE ET HERMENEUTIQUE

Essentiellement ceci : la ph~nom~nologie, qui 6tait pourtant issue de la d&ouverte du caract~re universel de l'intentionalit~, n'a pas suivi le conseil

de sa propre trouvaille, ~ savoir que la conscience a son sens hors d'elle- mdme. La th~orie id~aliste de ia constitution du sens dans la conscience a ainsi abouti ~. l'hypostase de la subjectivitY. La ran~on de cette hypostase, ce sont les difficult6s ~voqu~es plus haut par le 'parall~lisme' entre ph6nom~- nologie et psychologie. Ces difficult6s attestent clue la phEnom~nologie est toujours en danger de se r6duire ~t un subjectivisme transcendantal. La ma- nitre radicale de mettre un terme ~t cette confusion toujours renaissante, est de d6placer l'axe de l'interprEtation de la question de la subjectivit~ ~t celle du monde. C'est ce que la th~ofie du texte impose de faire, en subor- donnant la question de l'intention de l'auteur ~t celle de la chose du texte.

e) S' opposant a la th&e id~aliste de l'ultime responsabilit~ de soi du sujet me'ditant, l'herm&eutique invite a fah'e de la subjectivit~ la derni&e) et non l~ pre'mi&e, catdgorie d'une th&rie de la comprdhension. La subjectivitd doit ~tre per~ue comme origine, si elle doit ~tre retrouv& dans un tale plus modeste que celui de l' origine radicale.

Ici encore, la th6orie du texte est un bon guide. Elle montre en effet que l'acte de la subjectivitE est moins ce qui inaugure la comprehension que ce qui l'ach&ve. Cet acre terminal peut 6tre 6nonc6 comme appropriation (Zueignung) is. I1 ne pretend pas, comme dans l'herm~neutique romantique, rejoindre la subjectivit6 originelle qui porterait le sens du texte. II rdpond plut6t ~ la chose du texte, donc aux propositions du sens ddploy&s par le texte. I1 est donc la co ntrepartie de la distanciation qui &ablit le texte dans son autonomie par rapport g i'auteur, ~ sa situation et ~. sa destination ori- gineJle. II est aussi la contrepartie de cette autre distanciation par laquelle un nouvd dtre-au-monde, projet6 par le texte, se soustrait aux fausses &i- dences de la rdalitd quotidienne. L'appropriation est la rdponse ~ cette double distanciation qui s'attache ~ la chose du texte, quant ~ son sens et quant ~t sa rEf&ence. C'est ainsi que l'appropriation est un moment de la th~orie de l'interpr~tation, sans jamais r~introduire en fraude le primat de la subjec- tivit~ dont les quatre theses ant6rieures signifient l'abolition.

Que l'appropriation n'implique pas le retour subreptice de la subjectivitd souveraine, cela peut dtre attest6 de la mani~re suivante i s'il reste vrai clue l'hermdneutique s'achSve dans la compr~laension de sol, il rant rectifier le subjectivisme de cette proposition, en disant que se comprendre, c'est se com- prendre devant le texte. D~s lots, ce qui est appropriation d'un point de vue

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PAUL RICOEUR

est d~sappropriation d'un autre point de vue. Approprier, c'est faire que ce

qui &ait &ranger devient propre. Ce qui est appropri~, c'est bien la chose du texte. Mais la chose du texte ne devient mon propre que si je me d~s- approprie de moi-m~me, pour laisser &re la chose du texte. Alors j '&hange le moi, ma2tre de lui-m~me, contre le sol, disciple du texte.

On peut encore exprimer ce processus dans les termes de la distanciation et parle r d'une distanciation de sol a sol, int&ieure k l 'appropriation elle- m~me. Cette distanciation met en oeuvre routes les strategies du soupcon dont la critique des ideologies, d~jk invoqu~e, est une des principales mo-

dalit~s. La distanciation, sous toutes ses formes et dans toutes ses figu-

res, constitue par excellence le moment critique dans la comprehension. Cette forme ultime et radicale de distanciation est la mine de la pr&ention

de l'ego ~ se constituer en origine derni~re. L'ego doit assumer pour lui- m~me les 'variations imaginatives' par lesquelles il pourrait r~pondre aux 'variations imaginatives' sur le r{el que la litt&ature de fiction et de po~sie, plus que toute autre forme de discours, engendre. C'est ce style de 'r~ponse a. . . ' que l'herm~neutique oppose ~ l'id~alisme de l'ultime responsabilit~ de soi.

II. Pour une phdnomdnologie hermdneutique

La critique herm~neutique de l ' id&lisme husserlien n'est ~i mes yeux l'en- vers n~gatif d'une recherche orient& dans un sens positif et que je place ici sous le titre, programmatique et exploratoire, de 'Ph~nom~nologie her- mdneutique'. Le present essai ne pr&end pas mettre en ~euvre - - ' fake ' - - cette ph~nom4nologie herm~neutique; il se borne ~t en montrer la possibilit~ en &ablissant, d'une part, que par delk la critique de l'id~alisme husserlien la ph~nom~nologie reste l'ind~passable presupposition de l'herm~neutique, d'autre part, que la ph4nom~nologie ne peut ex&uter son programme de constitution sans s,e constituer en interpretation de la vie de l'ego.

I. La pr&upposition phdnomdnologique de l'hermdneutique a) La plus fondamentale pr&upposition phSnom~nologique d'une philoso- phie de l 'interpr&ation est que toute question portant sur un 'dtant' quel- conq#e est une question sur le sens de cet 'dtant'.

Ainsi, d~s les premieres pages de Sein und Zeit, nous lisons que la ques- tion oubli&, c'est la question du sens de l'&re. C'est en cela que la question

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P H E N O M E N O L O G I E ET HERMENEUTIQUE

ontologique est une question ph6nom&ologique. Elle n'est une question

hermdneutique que darts la mesure o~ ce sens est dissimul6, non certes en

lui-m6me, mais par tout ce qui en interdit l'acc~s. Mais pour devenir question herm6neutique - - question sur le sens dissimul6 - - il faut que la question centrale de la ph6nom6nologie soit reconnue comme question sur le sens.

Par 1~ est ddj~ pr&uppos6 le choix pour l'attitude phdnom6nologique contre l'attitude naturaliste-objectiviste. Le choix pour le sens est donc la presupposition la plus g~n&ale de toute herm~neutique.

On objectera clue l'hermdneutique est plus ancienne que la ph~nom~nolo- gie; avant m~me que le mot hermdn.eutique soit remis en honneur par le

XVIII~me si&de, il existait une ex~g~se biblique et une philologie classique, qui avaient d~jk pris patti, l 'une et l'autre, 'pour le sens'. Cela est bien

vrai; mais l 'herm6neutique ne devient une philosophie de l'interpr&ation - - et non pas simplement une m~thodologie de l'ex4g&se et de la philo- logie - - que si, remontant aux conditions de possibilit4 de l'ex~g&se et de la

philologie, au-del~ m~me d'une th~orie du texte en g~n~ral, elle s'adresse la condition langagi~re-- ~ savoir ~t la Sprachlichkeit - - de route expe- rience lo.

Or cette condition langagi~re a dle-m~me sa pr&upposition dans une

th6orie gdn&ale du 'sens'. I1 faut supposer que l'exp&ience dans route son ampleur (telle que Hegel la concevait, comme on volt dans le texte

fameux de Heidegger sur ,,le concept d'exp&ience chez Hegel" 2o) a une dicibilit~ de principe. L'exp&ience peut &re dire, elle demande ~ ~tre dire.

La porter au langage, ce n'est pas la changer en autre chose, mais, en l'ar- ticulant et en la d~veloppant, la faire devenir elle-m~me.

Telle est la pr6supposition du 'sens' qu'exdg&se et philologie mettent en oeuvre au niveau d'une certaine cat~gorie de textes, ceux qui ont contribu~ ~t notre tradition historique. L'ex~g~se et la philologie peuv.ent bien pr&~der historiquement la prise de conscience ph~nomdnologique, celle-ci les pr&&de dans l 'ordre de la fondation.

I1 est difficile, it est vrai, de formuler cette presupposition dans un lan-

gage no n-iddaliste. La coupure entre l'attitude ph~nom~nologique et l'atti- rude naturaliste - - ou, comme on l'a dit, le choix pour le sens - - paralt en effet s'identifier sans plus avec l e choix pour la conscience 'dans' laquelle le sens advient. N'est-ce pas 'en suspendant toute Seinsglaube qu'on accede

la dimension du sens ? D~s lots l'dpoch~ de l'&re-en-soi n'est-elle pas elle-m~me pr~suppos~e quand on choisit pour le sens ? Toute philosophie

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du sens n'est-elle pas id6aliste ?

Ces implications, me semble-t-il, ne sont aucunement contraignantes. Ni en fait, ni en droit. Elles ne le sont pas en fait - - je veux dire d'un point de

rue simplement historique ---; si, en effet, on remonte des Id&s et des M3- ditations Cartdsiennes de Husserl aux Recherches Logiques, on retrouve un

6tat de la ph6nom6nologie o~k les notions d'expression et de signification,

de conscience et d'intentionalit6, d'intuition intellectuelle, sont 61abor6es

sans clue la 'r6duction' so,it elle-m~me introduite dans son sens id4aliste.

Au contraire, la th~se de l'intentionalit6 pose explicitement que si tout sens

est pour une conscience, nul~e conscience n'est conscience de sol avant d'etre

conscience de quelque chose vers quoi elle se d~passe, ou, comme disait

Sartre darts un article remarquable de 193721, de quelque chose vers quoi

elle '&late'. Que la conscience soit hors d'elle-m~me, qu'elle soit vers le sens, avant que le sens soit pour elle, et surtout avant que la conscience soit

pour elle-m~me, n'est-ce p a s c e qu'implique la d6couverte centrale de la

ph~nom6nologie ? Ainsi, remonter au sens non-id~aliste de la r6duction,

c'est rester fiddle k la trouvaille majeure des Recherches Logiques, k savoir

que la notion logique de signification - - telle que Frege, par exemple,

l'avait introduite - - se d&oupe sur une notion plus vaste de signification

qui s'~tend aussi loin que celle d'intentionalit6. Ainsi est conquis le droit

de parler du 'sens' de la perception, du 'sens' de l'imagination, de celui de

la volont~, etc... Cette subordination de la notion logique de signification la notion universelle de sens, sous la conduite du concept d'intentionalit4,

n'implique aucunement qu'une subjectivit~ transcendantale nit la maltrise souveraine de ce sens vers quoi elle se dirige. Au contraire, la ph4nom&o.io-

gie pouvait &re tir6e dans la direction oppos&, ~t savoir du c6t6 de la th~se

de la pr44minence du sens sur la conscience de soi.

b) L'herm4neutique renvoie d'une autre mani~re k la ph6nom6nologie,

~t savoir par son recours a la distanciation au cmur m~me de l'exp6rience

d'appartenance. En effet, la distanciation, selon l'herm6neutique, n'est pas sans rapport avec l'~poch~ selon la ph6nom6nologie, mais avec une ~poch~

interpr6t6e en un sens non id6aliste, comme un aspect du mouvement inten- tionnel de la conscience vers le sens. A toute conscience de sens appartient en effet un moment de distanciation, de mise ~t distance du 'v&u', en rant

que nous y adh6rons purement et simplement. La ph6nom6nologie com- mence lorsque, non contents de 'vivre' - - ou de 'revivre' - - , nous inter- rompons le vdcu pour le signifier. C'est par lk que ~pochd et vis6e de sens

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PHENOMENOtLOGIE ET HERMENEUTIQUE

sont 6troitement li&s. Ce rapport est facile ~t discerner dans le cas du langage. Le signe linguisti-

que, en effet, ne peut valoir pour quelque chose que s'il n'est pa~ la chose. Le signe, de cette mani~re, comporte une ndgativit6 sp&ifique. Tout se passe comme si, pour entrer dans l'univers symbolique, le sujet parlant devait disposer d'une 'case vide' ~t partir de laquelle l'usage des signes peut com- mencer. L'rpoch6 est l'd%nement virtuel, l'acte fictif qui inaugure le jeu entier par lequd nous ~changeons les signes contre les choses, les signes contre d'autres signes, l'dmission des signes contre leur r&eption. La phdnom~nologie est comme la reprise explicite de cet &rnement virtuel qu'elle $1&ve ~t la dignitd de l'acte, du geste philosophique. Elle rend thrma- tique ce qui &air seulement op~ratoire. Par l~t m~me elle fait apparaitre le sens comme sens.

C'est ce geste philosophique clue l'herm&eutique prolonge dans la r~gio,n qui est la sienne, celle des sciences historiques et, plus g&&alement, celle des sciences de l'esprit. Le '%cu' qu'elle s'emploie ~i porter au langage et

~lever au sens, c'est la connexion historique, m~diatis~e par la transmission des documents &rits, des oeuvres, des institutions, des monuments qui ten- dent pr&ents pour nous le pass~ historique. Ce que nous avons appel~ 'appartenance' n'est pas autre chose que l'adh&ence ~ ce v&u historique, ce que Hegel appelait la 'substance' des moeurs. Au 'v&u' du ph&om~nologue correspond, du crt~ de l'herm&eutique, la conscience expos& k l'efficace historique. C'est pourquoi la distanciation herm&eutique est ~ l'apparte- nance ce qu'est, en phSnom~nologie, l'~poch~ au v&u. L'herm~neutique, commence elle aussi lorsque, non contents d'appartenir k la tradition trans- raise, nous interrompons la relation d'appartenance pour la signifier.

Ce paralldlisme est d'une importance consid&able, s'il est vrai que l'her- m~neutique dolt assumer en elle-m~me le moment critique, le moment du soupcon, ~i partir duqud se constituent une critique des id&logies, une psychanalyse, etc. Ce moment critique ne peut ~tre incorpor~ au rapport d'appartenance que si la distanciation est consubstantielle k l'appartenance. Que cela soit possible, c'est ce que montre la ph~nom&ologie, lorsqu'elle ~l~ve au rang de la d&ision philosophique l'&~nement virtuel de l'instaura- tion de la 'case vide' qui donne ~ un sujet la possibilit~ de signifier son v&u, son appartenance ~t une tradition historique et, en g~n&al, son ex- perience.

c) L'herm~neutique partage encore avec la ph~nom~nologie la th~se du

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caract~re ddrivd des signi]ications de l'ordre linguistique. II est ais6, ~t cet 8gard, de remonter des theses bien connues de l'herm6-

neutique ~t leur racine ph~nom~nologique. Partant des th&ses les plus r&entes, celles de Gadamer, on peut voir se refl&.er, jusque dans la composition de Wahrheit und Methode, cette attestation du caract~re second de la probl~- matique du langage. MSme s'il est vrai qt~e route experience a une 'dimen- sion langagi~re', et clue cette Sprachlichkeit empreint et transit toute exp6- rience, ce n'est pourtant pas par la Sprachlichkeit que dolt commencer une philosophie herm~neutique. I1 lui faut d'abo:rd dire ce qui vient au langage. C'est pourquoi la philosophie commence par I'exp~rience de i'art, laquetle n'est pas n&essairement linguistique. Bien plus, dans cette expSrience, elle privil~gie les aspects les plus ontologiques de l'exp~rience du jeu - - au sens ludique comme au sens th~tral du mot ~2. C'est en effet duns la participation des joueurs au jeu qu'elle volt la premiere exp&ience d'appartenance sus- ceptible d'Stre interrog~e par le philosophe. Et c'est darts le jeu qu'elle volt se constituer la fonction d'exhibition ou de presentation (Darstellung) la- quelle, sans doute, appelle le m~dium linguistique, mais en droit pr&~de et porte le discours. Ce n'est pus non plus le discours qui est premier darts le second groupe d'exp&iences interpr~tSes dans Wahrheit und Methode. La conscience d'&re expos~ aux effets de l'histoire 2a, qui rend impossible la r~flexion totale sur les prSjug4s et pr&~de toute objectivation du pass6 par l'historien, n'est pas r~ductible aux aspects proprement langagiers de la transmission du passe. Textes, documents et monuments, ne repr~sentent qu'une m~diation parmi d'autres, aussi exemplaire soit-elle pour les raisons dites plus haut. Le jeu de la distance et de la proximitS, constitutif de la connexion historique, est ce qui vient au langage plut6t qu'il n'est une pro- duction du langage.

Cette mani~re de subordonner la Sprachlichkeit ~ l'exp~rience qui vient au langage est parfaitement fiddle au geste de Heidegger dans Sein und Zeit. On se rappelle comment l'analytique du Dasein subordonne le plan de i'~non- c6 (Aussage), qui est aussi celui des significations logiques, c'est-?~-dire des significations proprement dites (Bedeutungen), au plan du discours (Rede) lequel, dit-il, est 'co-originaire' avec l'ordre de la situation (Befindlichkeit) et celui de la comprdhension (Verstehen), qui est aussi celui du projet 24. C'est ainsi que l'ordre logique est pr~c~d~ par un 'dire" qui est solidaire d'un 'se trouver' et d'un 'comprendre'. Aucune autonomie, par consequent, ne peut 8tre revendiqu~e par l'ordre des ~nonc~s. Celui-ci renvoie aux structures

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PHENOMENOLOGIE ET HERMENEUTIQUE

existentiales constitutives de l'~tre-au-monde. C'est ce renvoi de l'ordre linguistique ~i la structure de l'expdrience (qui

dans l'&onc~ vient au langage) qui constitue, ~ mes yeux, la plus impor- tante pr6supposition phdnom~nologique de l'hermdneutique.

D~s l'~poque des Recherches Logiques, en effet, on peut apercevoir le mouvement qui permet d'encadrer la signification logique, donc contem- poraine des 'expressions' logiques de notre langage, dans une th~orie g4n& rale de l'intentionalit& Ii ~tait impliqu~ par ce mouvement que le module de la relation intentionnelle se d~place du plan logique vers le plan percep- tif, oh se forme notre premier rapport signifiant ~ la chose. Du m8me coup, la phdnom6nologie remonte du plan pr6dicatif et apophantique de la signifi- cation, o~l se tiennent encore les Recherches Logiques, ~ un plan proprement ant6-prddicatif, off l'analyse nodmatique pr&~de l'analyse linguistique. C'est ainsi que, dans Ideen I, Husserl va jusqu'~i dire que la couche de l'expression est une couche essentiellement 'improductive' 2~. Et, en effet, l'analyse des corrdlations no6tico-nodmatiques peut &re conduite tr&s loin sans clue Far- ticulation linguistique soit consid6r~e comme telle. Le niveau strat~gique propre ~ la ph~nom~nologie, c'est alors le noSme avec ses modifications (prdsence, pr&entification, souvenirs, fantaisie, etc.), ses modes de croyance (certitude, doute, supputation, etc.), ses degr& d'actualit~ et de potentio- nalit& C'est cette constitution du no&he conzplet qui pr&&de le plan pro- prement liguistique off viennent s'articuler les fonctions de denomination, de predication, de liaison syntaxique, etc.

Cette mani~re de subordonner le plan liguistique au plan prd-linguistique de l'analyse no6matique est, me semble-t-il, exemplaire pour l'herm~neutique. Lorsque celle-ci subordonne t'exp6rience langagiSre au tout de notre ex- perience esth6tique et historique, die continue, au plan des Sciences de l'Esprit, le mouvement amorc~ par Husserl au plan de l'exp&ience percep- tive.

d) La parent~ entre l'ant&pr&dicatif de la ph~nom~nologie et celui de l'herm6neutique est d'autant plus 6troite que la phdnomdnologie husser- lienne a elle-m~me commenc~ a d~ployer la ph~nomdnologie de la perception en direction d'une hermdneutique de l'exp&ience historique. On sait comment.

D'une part, Husserl n'a cessd de d~velopper les implications proprement temporelles de l'exp&ience perceptive. I1 ~tait ainsi mis, par ses propres analyses, sur la voie de l'historicit~ de l'exp~rience humaine dans son en-

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semble. En particulier, il est devenu sans cesse plus 6vident que le caract~re pr~somptif, inad~quat, inachev~ qui rSsulte, pour l'exp~rience perceptive, de sa structure temporelle pouvait caract&iser de proche en proche l'exp& rience historique dans son ensemble. Un nouveau module de v&it~ se d~ga- geait ainsi de la ph4nom~nologie de la perception qu'il &ait possible de trans- poser dans le domaine des sciences historico-herm~neutiques. C'est la cons& quence clue Merleau-Ponty a tir~ de la ph~nomSnologique husserlienne.

D'autre part, l'exp&ience perceptive apparaissait de plus en plus comme un segment, artificiellement isol~, d'un rapport au 'mo.nde de la vie' imm& diatement porteur d'un caract~re historique et cultureI. Je n'insisterai pas ici sur cette philosophie de la Lebenswelt de l'Spoque de la Krisiz, d'ailleurs contemporaine de l'analytique du Dasein de Heidegger. Qu'il me suffise de dire clue le retour de la nature objectivSe et mathSmatisde par la science galil&nne et newtonnienne ~t la Leb'ens~,elt est le principe mSme du retour que l'herm~neutique tente d'op&er par ailleurs au plan des sciences de l'esprit, lorsqu'elle entreprend de remonter des objectivations et des explica- tions de la science historique et sociologique ~ l'exp~rience artistique, histo- rique et langagi&re qui precede et porte ces objectivations et ces explications. Le retour ~t la Lebenswelt peut d'autant mieux jouer ce r61e paradigmatique pour l'herm~neutique que la Lebenswelt n'est pas confondue avec ie ne sais quelle imm~diatet8 ineffable et n'est pas identifiSe ~t l'enveloppe vitale et ~motionnelle de l'exp~rience humaine, mais ddsigne cette r&erve de sens, ce surplus de sens de l'exp&ience rive, qui rend possible l'attitude objectivante et explicative.

Mais ces derni~res remarques nous ont d~j~ conduit au point o~ la ph& nomSnologie ne peut &re la presupposition de l'herm~neutique que dans la mesure o~ en retour die comporte elle-mSme une presupposition hermdneu- tique.

2. La prdsupposition hermdneutique de la phdnomdnologie Par pr6supposition herm6neutique, j'entends essentiellement la n6cessit6 pour la ph6nom6nologie de concevoir sa m&hode comme une Auslegung, une ex6g&se, une explication, une interprdtation.

La ddmonstration sera d'autant plus saisissante si nous nous adressons, non aux tex~es du cycle de la Krisis qu'on vient d'dvoquer, mais aux textes de la p&iode 'logique' et de la p&iode 'id6aliste'.

a)Le reco'urs a l'Auslegung clans les Recherches logiques.

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PHENOMENOLLOGIE ET HERMENEUTIQUE

Le moment de l'Auslegung dans la I&e Recherche kogique est contem- porain de l 'effort pour porter g l'intuition les 'acres conf&ant la significa- tion '2G (chap. II, w167 17 et suivants). Cette recherche commence par une d&laration tr~s ferme dirig6e contre l'immixion des images dans la com- prehension d'une expression (au sens logique de ce mot). Comprendre une expression, dit Husserl, c'est autre chose que retrouver les images qui s'y rapportent. Les images peuvent 'accompagner' et 'illustrer' l'intellection, mais elles ne la constituent pas et lui sont toujours inaddquates.

Ce radicalisme de l'intellection sans images est bien connu : il est d'autant plus int&essant d'en rep~rer les failles.

Nous laisserons de c6tE le cas des significations fluctuantes examin&s plus loin par Husser127. I1 fournirait pourtant une contribution importante g notre investigation portant sur les amorces hermEneutiques de la phEnomEnologie. Husserl place au premier rang de ces significations fluctuantes les significa- tions occasionnelles, celles des pronoms personnels, des ddmonstratifs, des descriptions introduites par l'article dEfini, etc. Ces significations ne peuvent &re d&ermin&s et actualis&s qu'~t la lumi&re d'un contexte. I1 est essentiel pour comprendre une expression de ce genre ,,d'orienter g chaque lois sa signification actuelle suivant l'occasion, suivant la personne qui parle ou sa situation. C'est seulement eu Egard aux circonstances de fair de l'~noncia- tion que peut, en gEnEral, se constituer ici pour l"auditeur, une signification d&erminEe parmi les significations connexes" (8I, 95) 28. II est vrai que Husserl ne parle pas alors d'interpr&ation, mais congoit la determination ac- tuelle des significations occasionnelles comme un cas de m~lange entre la fonction indicative (83, 97) et la fonction significative. Mais le fonctionne- ment de telles significations co:incide, au mot pros, avec ce qui nous est ap- paru plus haut comme la premiere intervention de l'interprEtation au niveau du langage ordinaire, en rapport avec la polys~mie des mots et avec l'usage des contextes dans la conversation. Ndanmoins, il sera beaucoup plus d& monstratif pour notre propos de marquer la place de l'interprdtation dans le traitement des significations non occasionnelles auxquelles Husserl prdtend ramener routes les formes de signification.

C'est en effet l'Elucidation des significations qui n'ont rien d'occasionnel qui fair appel de la fagon la plus saisissante g l'Auslegung. En effet ces sig- nifications, susceptibles en principe d'univocitE, ne r&&lent pas d'embl& cette univocit& I1 faut, selon une expression de Husserl, les soumettre ~ un travail d'Elucidation (Aufkl2irung). Or cette Elucidation ne peut 8tre men&

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~t terme si elle n'est pas soutenue par un minimum de remplissement, donc si on ne se donne pas quelque intuition 'correspondante' (71, 83). C'est le cas pour les significations imbriqu&s les unes dans les autres. Husserl s'en &onne lui-m~me. C'est sur le mode d'une interrogation qu'il introduit l'analyse : ,,On pourrait poser la question suivante : si la signification de l'expression fonctionnant de fa~on purement symbolique r~side dans le ca- ract~re d'acte qui distingue la saisie comprehensive du signe verbal de la saisie d'un signe vide de sens, comment se fait-il que, pour &ablir des dif- f&ences de signification, faire ressortir avec &idence les ambigu~t& ou ~liminer les fluctuations de l'intention de signification, nous revenions ~t l'intuition ?" (70, 82) Voilk donc pos~ le probl~me d'une expression '&lai- r6e par l'intuition' (71, 83). Sou&in la fronti&e entre les expressions fluc- tuantes et les expressions fixes devient fragile : ,,Pour reconnaltre les dif- f&ences de signification, comme la diff&ence entre mo,'che et ~l~phant, l'on n'a pas besoin de dispositifs sp&iaux. Mais l~t o~ les significations, comme prises dans un co~arant continu, se p~n&rent, et o~ leurs fluctuations imper- ceptibles effacent les limites dont la sfiret~ du jugement exige le maintien, c'est le recours k l'intuition qui constitue le proc~d~ normal d'~lucidation. Alors, l'intention de signification de l'expression se remplissant par des intuitions diverses et qui ne rel~vent pas d'un m~me concept, il en ressort avec nettet6, conjointement avec l'orientation nettement diff&ente du rem- plissement, une diff&ence de l'intention de signification" (7i, 72, 84). Ainsi l'~lucidation (ou la clarification) appelle un v&itable travail sur la signification dans lequel les pr&entifications jouent un r61e beaucoup moins contingent clue celui de simple 'accompagnement', seul admis, en principe, par la th6orie de la signification.

On dira que cette ~lucidation est fort loin de ce clue l'herm~neutique appelle interpr&ation. Sans doute, les exemples de Husserl sont en e fret pris dans des domaines fort ~loign~s des sciences historico-herm6neutiques. Mais le rapprochement est d'autant plus saisissant, lorsque, au d&our d'une analyse des Recherches Log/ques, surgit ce concept de Deutung, qui est bien une interpr&ation. Or cette expression apparalt pr&is4ment pour caract&iser une phase du travail d'41ucidation ou de clarification des significations logi- ques dont on vient de montrer l'amorce. Le paragraphe 23 de la I&e Recher- che Logique, intitulfi : ,,L'aperception (Auffassung) dans l'expression et l'aperception dans la repr&entation intuitive", commence par la remarque suivante : ,,L'aperception comprfihensive dans laquelle l'op~ration de signi-

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PHENOMENOLOGIE ET HERMENEUTIQUE

tier s'accomplit est apparent~e, pour autant pr&is~ment que route apercep- tion est, dans un certain sens, un acre de comprendre ou d'interpr~ter (Deuten), aux aperceptions objectivantes (s'accomplissant sous diverses for- mes), dans lesquelles la repr&entation intuitive (perception, imagination, reproduction, etc.) d'un objet (par exemple d'une chose 'ext&ieure') se forme pour nous au moyen d'un complexe v&u de sensations" (74, 87). Ainsi une parent6 se propose i~ m~me o~ nous avions not~ une diff&ence radicale. Or la parent~ porte pr&is~ment sur l'interpr&ation qui est d~j~t l'~euvre dans la simple perception et qui la distingue des simples data de sensation. La parent~ r&ide clans l'activit~ signifiante qui permet d'appeler Auffassung l'op&ation logique et l'op&ation perceptive. On peut penser clue la t~che de clarification ne peut recourir k l'intuition 'correspondante' @vo- qu& au w 21) qu'~, la faveur de cette parentfi entre les deux vari&~s d'Auf- Ia~su~g.

C'est une parent6 du mdme ordre qui explique le maintien par Husserl du terme de Vorstellung - - 'representation' - - pour embrasser la conscience de g6n&alit6 et la conscience de singularit~ que la Seconde Recherche Lo- gique s'emploie ~ distinguer; les deux consciences se r6f&ent respectivement ~t des 'repr&entations sp6cifiques' et ~t de 'repr&entations singuli~res' (131, 157). Dans tes deux cas, en effet, on a affaire ~. un meinen par lequel quel- que chose est 'plac&devant' (,,il est certain que le g~n&al, routes les fois clue nous en parlons, est un &re pens6 par nous") (124, 150). C'est pourquoi Husserl ne prend pas le parti de Frege qui coupe les liens entre Sinn et Vor- stellung, gardant la premiere d~nomination pour la logique et renvoyant la seconde ~t la psychologie. Husserl continue d'user du terme de Vorstellung pour dire la visde du sp&ifique aussi bien que la vis~e de l'individuel.

Mais surtout, saisie du gdn&ique et saisie de l'individuel partent d'un noyau commun qui est la sensation interpr&& : ,,Les sensations r@r&en- tent, dans les perceptions correspondantes des choses, en vertu des inter- prfitations quiles animent, les d&erminations objectives, mais elles ne sont jamais ces d&erminations elles-m~mes. L'objet pMnomdnal, tel qu'il ap- parait, est transcendant ?~ l'apparition entant clue ph~nom~ne" (129, 155-6). Loin donc de pouvoir maintenir sans nuance la coupure entre la vis~e du sp~cifique et la vis~e de i'individuel, Husserl pose ?t l'origine de cette bifur- cation ce qu'il appelle 'un aspect pMnom~nal commun'. ,,I1 y a aussi assu- r6ment, des deux c6t~s, un certain aspect phenomenal commun. D'un cOt~ comme de l'autre, c'est bien la m6me r&lit6 concr&te qui apparalt, et, tandis

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qu'elle apparait, ce sont les mSmes contenus sensibles qui nous sont donn6s de part et d'autre, dans le m~me mode d'apprShension, c'est-~-dire que c'est la mSme somme de contenus sensoriels et imaginatifs actuellement donn~s qui est soumise~k la mSme 'appr6hension' ou 'interpr&ation', dans laquelle se constitue pour nous le ph6nom~ne de l'objet avec les propridtds pr6sent4es par ces contenus. Mais le m~me ph~nom~ne supporte de part et d'autre des actes diff~rents" (108-9, 132). Cela explique que la mSme donn4e intuitive puisse 8tre ,,tant6t vis~e comme cette donnde-ci, et tant6t comme support d'un g~n4ral" (i31, 157). ,,Dans tous ces modes d'appr6hension, une seule et mSme intuition sensible peut, si les circonstances s'y pr&ent, figurer comme base" (131, 158). C'est ce noyau interpr&atif qui assure la communaut4 'reprSsentative' des deux vis~es et la transition d'une 'appr4hension' ~i l'autre. C'est donc parce que la perception est d6j~ le si~ge d'un travail d'in- terpr6tation qu'elle 'repr&ente', et c'est parce qu'elle repr&ente que, en d4pit de sa singularit6, elle peut servir de 'support' ~ la repr&entation sp&ifique.

Telle est la premi&e mani&e dont la ph6nom~nologie rencontre le con- cept d'interpr&ation. Elle le trouve inscrit dans le proc~s par lequel elle maintient l'id~al de logidt6, d'univocit6, qui preside k la th4orie de la signification dans les Recherches Logiques. Cet id6al, Husserl l'6nonce dans les termes suivants ~ l'6poque des Recherches Logiques : ,,I1 est dair que, quand nous affirmons que toute expression subjective peut 8tre remplac6e par une expression objective, nous ne faisons, au fond, qu'6noncer ainsi l'absence de limites de la raison objective. Tout ce qui est, est connaissance 'en sol' et son 4tre est un &re d&ermin6 quant k son contenu, un &re qui s'appuie sur telles ou telles 'v~rit6s en sol'. Ce qui est nettement d&ermin6 en sol dolt pouvoir 8tre d&ermin6 objectivement et ce qui peut &re d&er- rain6 objectivement peut, id6alement parlant, &re exprim6 dans des signifi- cations nettement d&ermin6es. A l'Stre en sol correspond des v6rit~s en sol, et k celles-ci, fi leur tour, correspondent des 6nonc6s fixes et univoques" (90, lo5). Voil~t pourquoi il faut substituer des unit6s de significations fixes, des contenus d'expressions stables, aux significations fluctuantes, aux expres- sions subjectives. La t~che est dict6e par l'idSal d'univocit6 et domin6e par l'axiome de 1'absence de limites de la raison objective. Or, c'est pr@is~ment l'ex6cution de la t~che de clarification qui r6v~le successivement l'&art entre significations essentiellement occasionelles et significations univoques, puis la fonction d'accompagnement des intuitions illustratives, enfin le r61e de

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P H E N O M E N O s ET HERMENEUTIQUE

support des interpr&ations perceptives. De proche en pro&e, ce qui s'amor- ce, c'est l 'inversion de la th6orie de l'intuition en th&rie de l'interpr&ation.

b) Le recours ~ l'Auslegung clans les M~ditations Cart~siennes. Mais les Recherches Logiques ne pouvaient d&elopper plus avant ces

amorces herm~neutiques, en raison mSme du projet logique de la ph~no-

mSnologie ~i cette ~poque. C'est pourquoi on n'a pu en parler clue comme d'un r&idu r4v~l~ par l'exigence mSme d'univocit~ qui prdside ~ ces analyses.

II en va tout autrement dans les k4dditations cartdsiennes o~a la ph~no-

m~nologie ne vise plus seulement ~ rendre compte du sens ideal des expres- sions bien form~es, mais du sens de l'expSrience dans son ensemble. Si donc

l'Auslegung do it y tenir une place, ce ne sera pas non plus dans une mesure limitSe (dans la mesure o~l l 'exp&ience sensible dolt 8tre interpr&& pour servir de base k l'apprShension du 'gdn&ique'), mais ~ la mesure des pro- blames de constitution dans leur ensemble.

II e n e s t bien ainsi. Le concept d'Auslegung - - on ne l 'a peut-Stre pas assez remarqu6 - - intervient de fagon d&isive au moment off la probl~mati-

que atteint son point le plus hautement critique. Ce point critique, c'est celui

o~l l'Sgologie est &ig& en tribunal suprSme du sens : ,,le monde objectif qui existe pour moi (fiir reich), qui a exist8 et existera pour moi, ce monde

objectif avec tous ses objets en moi, tire de moi-mSme (aus mir selbst) tout son sens et route la validitd d'Stre qu'il a pour moi" (A4dditations CartS- siennes) (130, 82)29. Cette inclusion de toute Seinsgeltung 'dans' l'ego, qui

s'exprime dans la r~duction du fiir reich au aus mir, trouve son aboutisse- ment dans la IV8me ~idditation Cartdsienne. Son aboutissement, c'est4-dire

la lois son ach~vement et sa crise. Son ach~vement : en ce sens que seule l'identification entre phSnom~no-

logie et ~gologie assure l'enti~re r~duction du sens-monde k mon ego. Seule une ~gologie satisfait k l'exigence que les objets ne so nt pour moi que s'ils

tirent de moi tout leur sens et route leur validit~ d'etre. Sa crise : en ce sens que la position d'un autre ego et, ~t travers lui, la

position de l'alt&it~ mSme du monde, devient enti~rement probl~matique. C'est ~t ce moment pr&is d'ach~vement et de crise que la motif de l'Aus-

legung intervient. Je lis au paragraphe 33 : ,,Puisque l'ego monadique con- cret contient l 'ensemble de la vie consciente, r&lle et potentielle, il est clair que le probl~me de l'explicitation (Auslegung) ph~nom~nologique de cet ego monadique (le probl&me de sa constitution pour lui-m~me) dolt embrasser tousles probl~mes constitutifs en gdn&al. Et, en fin de compte, la ph~nom&

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nologie de cette constitution de soi pour soi-m~me coincide avec la ph~no-

m~nologie en g~ndral" (102-3, 58). Qu'est-ce clue Husserl entend ici par Auslegung ? Et qu'attend-il d'elle ? Pour le comprendre, d6passons la IVSme Mdditation et situons-nous au

coeur de la V8me Mdditation et du paradoxe qui, sans le recours ~ l'Aude-

gung, resterait insoluble. Puis, revenant sur nos pas, nous tenterons de com- prendre le r61e strat6gique de l'Auslegung au point de flexion de la IVSrne

~t la V~me Mdditation Cartdsienne.

Le paradoxe en apparence insoluble est celui-ci : d 'un c6t~, la r~duction de tout sens ~ la vie intentionnelle de l 'ego concret implique clue l 'autre se constitue 'en moi' et 'g partir de moi' ; d'un autre c6t~, la ph~nom6nologie dolt rendre compte de l'originalit~ de l 'exp&ience d'autrui, en taut pr&is& ment qu'elle est l'exp~rience d'un autre que moi. Toute la V8me MMitation

est domin& par la tension entre ces deux exigences : constituer l'autre en

moi, le constituer comme autre. Ce formidable paradoxe &air latent darts les quatre autres Mdditations : dSfit la 'chose' s'arrachait g ma vie comme autre

clue moi,. comme vis-k-vis de moi, bien qu'elle ne ffit qu'une synth&se inten- tionnelle, une unit~ pr~sum~e; mais le conflit latent entre l'exigence r~duc-

trice et l'exigence descriptive devient un conflit ouvert, d&s lors que l'autre n'est plus une chose mais un autre moi, un autre que moi. Alors que, abso- lument parlant, un seul est sujet, moi, l 'autre ne se donne pas simplement comme un objet psycho-physique, situ~ dans la nature; c'est aussi un sujet d'exp~rience au mSme titre que moi; comme tel il me pergoit comme appar- tenant au monde de son experience. Bien plus, c'est sur la base de cette intersubjectivit~ que se constituent une nature 'commune' et un monde cul-

turel 'commun'. A cet ~gard la r~duction la sphere d'appartenance - - v&i- table rdduction dans la r~duction - - peut &re comprise comme la conquSte du paradoxe comme paradoxe : ,,Dans cette intentionalitd toute particuliSre

se constitue un sens existentiel nouveau qui transgresse (iiberschreitet) l'Stre de mort ego monadique; il se constitue alors un ego, non pas comme 'moi-m~me', ma~s cornme se 'rdfl&hissant' (spiegelnden) darts mort e~o

propre, dans ma rnonade (125, 78). Tel est le paradoxe de l 'arrachement d'une autre existence g mort existence au moment mSme o~ je pose celle-ci comme unique.

Le recours ~t la notion de 'saisie analogique' et d' 'appariement' (Paarung) ne d&end nullement ce paradoxe, aussi longtemps du moins qu'on n'y discer- ne pas la raise en jeu de l'Auslegung annoncd par la IVSme Mdditation. Dire

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qu'autrui est 'apprdsent6' et jamais proprement 'pr6sentC semble une mani~re de nommer la difficult6 plut6t que de la r6soudre. En effet, dire que la saisie analogisante n'est pas un raisonnement par analogie, mais un transfert imm6diat fond6 sur un couplage, un appariement de mon corps ici ~t cet autre corps l~t-bas, c'est d6signer le point de jonction de l'exigence de descrip- tion et de l'exigence de constitution, en dormant un nora au mixte dans le- quel le paradoxe devrait se r6soudre. Mais que signifie cette 'transposition aperceptive', cette 'aperception analogisante' ? Si la configuration en couple de l'ego et de Falter ego n'est pas premiere, elle n'adviendra jamais. Ce 'couplage', en effet, fait que le sens de toute mon exp6rience renvoie au sens de l'exp6rience de l'autre. Mais si le couplage n'appartient pas ~t titre originaire ~ la constitution de l'ego pour lui-mdme, l'exp6rience de l'ego ne comportera aucun renvoi ~t celle d'autrui. Et de fait, ce qui est le plus remarquable dans la V~me Mdditation, ce sont bien toutes les descriptions qui font 6clater l'id6alisme, qu'il s'agisse des figures concretes du couplage, ou du discernement d'une vie psychique 6trang~re sur la base de la concor- dance entre les signes, les expressions, les gestes, les postures qui viennent remplir la supposition, l'anticipation d'un v&u 6tranger, ou qu'il s'agisse du r61e de l'imagination dans l'aperception analogisante : l~t-bas, c'est l~ off je pourrais dtre si je m'y transportais...

Mais il faut bien avouer que ce qui reste ~nigmatique, ~t travers ces admirables descriptions, c'est que la transcendance de 1'alter ego soit en m6me temps une modification intentionnelle de ma vie monadique : ,,Grace ~ la constitution de son sens, l'autre apparait d'une fa~on n6cessaire dans mon 'monde' primordial, en qualit6 de modification intentionnelle de mon moi, objectiv6 en premier lieu... Autrement dit, une au~re monade se constitue, par appr6sentation, dans la mienne' (I44, 97).

C'est de cette 6nigme, de ce paradoxe, voire de ce conflit latent entre deux projets - - un projet de description de transcendance et un projet de constitution darts �92 - - que le recours ~t l'Auslegung permet d'aper- cevoir la r6solution.

Revenons donc en arri~re, au moment off la IVdme Mdditation Cartd- sienne d6finit l'entreprise ph6nom6nologique tout enti~re comme Auslegung. Le paragraphe 41, qui cl6t la IV~me M~ditation, ddfinit express6ment l'id6a- lisme transcendantal comme ,,l'explicitation ph6nom6nologique de moi-mdme effectu6e dans mon ego" (II7, 71). Ce qui caract6rise le 'style' de l'inter- pr6tation, c'est le caract~re de 'travail infini' qui s'attache au ddploiement

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des horizons des exp&iences actuelles. La ph~nom~nologie est une m~dita-

tion 'ind~finiment poursuivie', parce que la r~flexion est d&ord~e par les significations potentidles de son propre v&u. C'est ce m~me th~me qui est

repris au terme de la V~me M~ditation. Le paragraphe 59 s ' intitule: ,,L'explicitation ontologique et sa place dans l 'ensemble de la ph~nom~no- logie constitutive transcendantale". Ce que Husserl appelle explicitation on- tologique consiste darts le d~ploiement des couches de sens (nature, ani- malit~, psychisme, culture, personnalit~) dont l '&agement constitue le 'monde en rant que sens constitug. C'est ainsi que l'explicitation se tient ~l mi-chemin d'une philosophie de la construction et d'une philosophie de la description. Contre l'h~g~lianisme et ses s~quelles , contre route 'construc- tion m~taphysique', Husserl maintient que la ph~nom~nologie ne 'cr~e' rien,

mais 'trouve' (168, 120) ; c'est le c6t~ hyperempirique de la ph&om~ndogie ;

l'explicitation est une explicitation de l'exp~rience : ,L'explicitation ph~no- m~nologique ne fait rien d'autre - - et on ne saurait jamais trop le mettre

en relief - - qu'expliciter te sens que le monde a pour nous tous, ant~rieure- ment ~t toute philosophie et que, manifestement lui conf~re notre exp&ience; ce sens peut bien &re d6gag6 (enthiillt) par la philosophie mais ne peut jamais ~tre modifi~ (gelindert) par elle. Et, dans chaque experience actuelle,

il est entour~ - - pour des raisons essentielles et non pas k cause de notre faiblesse - - d'horizons qui ont besoin d'~lucidation (Kl~irung)" (177, 129). Mais, d'autre part, en liant ainsi l'explicitation k la clarification des hori- zons, la ph~nom~nologie veut d~passer la description statique qui ferait

d'elle une simple g6ographie des couches de sens, une stratigraphie descrip-

tive de l'exp~rience; les operations de transfert que nous avons d&rites du moi vers l'autre, puis vers la nature objective, enfin vers l'histoire, r&lisant une constitution progressive, une composition graduelle, k la limite une 'gen~se universelle' de ce que nous vivons naivement comme 'monde de la

vie'. C'est cette 'explicitation intentionnelle' qui enveloppe les deux exigences

qui nous ont paru se combattre tout au long de la V~rne A/13ditation : d'un c6t~ le respect de l'alt&it~ d'autrui, de l 'autre l'enracinement de cette ex- p&ience de transcendance dans l'exp~rience primordiale. L'Auslegung, en effet, ne fait que d6ployer le surcrolt de sens qui, dans mon exp&ience, d&

signe la place en creux d'autrui. Une lecture moins dichotomique de la V~me ~l~ditation tout enti~re de-

vient d~s lors possible. L'Auslegung est d~j~ fi l'~euvre dans la r~duction ~t

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la sphhre d'appartenance. Car celle-ci n'est pas un donn6 k partir duquel

je pourrais progresser vers un autre donn6 qui serait autrui. L'exp&ience r4duite au corps propre est le r&ultat d'une 61imination abstractive portant sur tout ce qui est '&ranger'; par cette r4duction abstractive, dit Husserl, j'ai ,,fait ressortir mon corps r6duit k mon appartenance" (128, 81). Cette Herausstellung signifie, me semble-t-il, que le primordial reste toujours le terme vis6 par un 'questionnement ~t rebours', grace k cette Riickfrage, la r& flexion aperqoit, dans l'@aisseur de l'exp&ience et k travers les couches successives de la constitution, ce que Husserl appelle une 'fondation origi- naire', - - une Urstiftung - - (141, 93) k laquelle ces couches renvoient. Le primordial est donc lui-m~me le terme intentionnel d'un tel renvoi. I1 ne faut donc pas chercher, sous le titre de sph&e d'appartenance, une quel- conque exp&ience sauvage qui serait pr&erv& au c~eur de mon exp&ience de culture, mais un ant&ieur jamais donn6. C'est pourquoi, en d@it de son noyau intuitif, cette exp&ience reste une interpr&ation. ,,Ce qui m'est propre se r6v~le, lui aussi, par l'explicitation, et c'est dans et par l'ceuvre de celle-ci qu'il reqoit son sens original" (132, 85). Le propre ne se r&~le qu'au 'regard de l'exp&ience explicitante' (ibid.). On ne saurait mieux dire que c'est dans la mgme interprdtatiorz que se constituent polairement le propre et l'&ranger.

C'est, en effet, comme Auslegung 6galement que l'autre se constitue tt la fois en moi et comme autre. I1 appartient ~t l'exp6rience en gdn6ral, dit le paragraphe 46, de ne d&erminer son objet qu'en ,,l'interpr&ant lui-m~me par lui-m~me; elle s'effectue donc comme explicitation pure" (131, 84). Toute d&ermination est explicitation :" ,,Ce contenu essentiel et propre n'est encore qu'anticip6 d'une mani4re g4n6rale et sous la forme d'un horizon; il ne se constitue originairement (portant le signe d'indice interne, propre, essentiel et plus sp&ialement de propri&~) que par l'explicitation" (132, 84-5).

Le paradoxe d'une constitution qui serait ~t la lois constitution 'en moi' et constitution d'un 'autre' prend une signification toute nouvelle si on l'&laire par le r61e de l'explicitation; l'autre est indus, non dans mon existence en tant que donn&, mais en rant que celle-ci comporte un 'horizon ouvert et infini' (132, 85), un potentiel de sens, que je ne domine pas du regard. Je puis bien affirmer, dfis lots, que l'expfirience d'autrui ne fait que 'd&elopper' mon &re propre identique, mais ce qu'elle d&eloppe &air ddjk plus que moi-m~me, en rant que ce que j'appelle ici mon propre &re identi-

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PAUL RICOEUR

clue est un potentiel de sens qui d6borde le regard de la r6flexion. La possi- bilit6 de la transgression du moi vers l'autre est inscrite dans cette structure d'horizon qui appelle une 'explicitation', ou pour parler comme Husserl lui- m~me, une 'explicitation des horizons de mort ~tre propre" (132, 85).

Ce que Husserl a aper~u, sans en tirer routes les cons6quences, c'est la coincidence de l'intuition et de l'explicitation. Toute la ph6nom6nologie est une explicitation dans l'6vidence et une 6vidence de l'explicitation. Une 6vi- dence qui s'explicite, une explicitation qui d6ploie une 6vidence, telle est l'exp6rience ph4nom6nologique. C'est en ce sens que la ph6nom6nologie ne peut s'effectuer que comme herm6neutique.

Mais la v&it6 de cette proposition ne peut ~tre saisie que si, en m~me temps, on assume enti&ement la critique par l'herm6neutique de l'id6alisme husserlien. C'est ici que la llhme pattie du pr4sent essai renvoie ~t la l&e : ph6nom6nologie et herm4neutique ne se pr6supposent mutuellement que si l'id6alisme de la ph6nom6nologie husserlienne reste soumis ~. la critique de l'herm6neutique.

NOTES

1 Cet essai fait le point des changenrents de m6thode impliqu6s par ma propre 6volution,

depuis une ph6nom6nologie 6id4tique, clans le Volontaire et l'Involontaire (2950), jusqu'fi De

l'Interpr~tatien : Eseai sur Freud (2965) et le ConfIit des Interpretations (197o). 2 Ce texte, publi6 une premi6re fois dane ]ahrbuch ff'~r Phil. u. Phiin. Forsehung (193o) a 4t4 6dit4 par Wal te r Biemel et publi6 par le regrett6 H.L. van Breda, directeur des Archives Hus- serl fi Louvain, dane Hueserliana V, pp. 238-262, Nijhoff , La~ Haye (2952); trad. fr., Post-face

rues Idles Directrices, par L. Kelkel, Revue de M~taphyeique et de Morale, 2957, n. 4, PP. 569 -

598 �9 s Nachwort, 'Rernarque pr41iminaire' et w 7.

4 Husserliana V, p. ~39, I. 27; tr. fr., p. 373. 5 Husserliana V, p. ~6o, I. 25; tr. ft . , p. 396. 6 Ibid., w z et =. 7 Huesertiana V, p. 242 , L 7} tr. ft . , p. 378. 8 Le mot verliert revient trois lois : Hueserliana V, p. 245, 1. 4, 6, 9; tr. fr., p. 579. 9 Husserliana V, p. ~39, 1. 7; tr. ft . , p. ~72. 10 M. Heidegger, Sein und Zeit, w 52, p. ~t49; tr. fr., p. ~85. �9 1 Ibid., p. ~5o; tr. fr., p. 287. 12 Ibid., p. 15~; tr. fr., p. ~88. 18 H.G. Gadamer, Wahrhei t und Methode, pp. 25o suiv. 14 Sein und Zeit, p. ~25-:t6; tr. fr., p. 246-7. 15 p. Ricoeur, "Herm4neutique et Critique des id6ologles" in Id~oIogie et D~mythisation, 6d.

Castelli, Aubier, 2973.

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P H E N O M E N O , L O G I E E T H E R M I ] N E U T I Q U E

16 H.G. Gadamer, op. tit., p. xx, 8o, xF6, ~59, 364 suiv. 1~ Ibid., p. 284. 18 Heidegger, Sein und Zeit, p. 2Fo; tr. fr., p. x87. 19 H.G. Gadamer, op. cir., p. 367 suiv. so Heidegger, "Hegels Begriff der Erfahrung,' Holzwege, pp. ~o5-~92; tr. fr. 'Hegel et son concept d'exp4rience," Chemins qui ne m4nent nulle part/ pp. xoxsq. 21 J.-p. Sartre, 'Une id6e fondamentale de la ph6nom4nologie de Husserl : l 'IntentionnalitG' Situations, I, ~947. 22 H.-G. Gadamer, op. cit., p. 97sq. 23 Par cette expression ie propose un 6quivalent frangais pour ]e concept de Wirkungsgeschicht- liches Bewusstsein 6voqu6 ci-dessus, p. 21, n. 27. 24 M. Heidegger, Sein and Zeit, w 54. 25 Husserl, ldeen I, w x24. 2(~ HusserI, Lagische Uatersuchungen I; chap. II, w ~7sq. 27 Ibid., chap. I I I , w 24s q. 2~ Le premier r renvoie ~ l'6d. allemande originale, le second ~t l a t r . fr. (P.U.F., ~962). 29 Le premier chiffre renvoie A Husserliana, ~. II; le secoJld A la tr. fr. (Vrin, z947).

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