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Régis BURNET, Paul bretteur de l’Évangile, http://regis.burnet.free.fr RÉGIS BURNET Paul, bretteur de l’Évangile 3 décembre 2008 1

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  • Rgis BURNET, Paul bretteur de lvangile, http://regis.burnet.free.fr

    RGIS BURNET

    Paul, bretteur de lvangile

    3 dcembre 2008

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    Abrviations

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    Act. Actes des Aptres

    ph. ptre aux phsiens

    Gal. ptre aux Galates

    I Cor. Premire ptre aux Corinthiens

    I Thess. Premire ptre aux Thessaloniciens

    I Tim. Premire ptre Timothe

    II Cor. Seconde ptre aux Corinthiens

    II Tim. Seconde ptre Timothe

    Phil. ptre aux Philippiens

    Philm ptre Philmon

    Rom. ptre aux Romains

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    Avant sa vocation

    Pour entreprendre lhistoire dun homme, on aime habituellement donner des petits dtails suggestifs : ses parents, la maison dans laquelle il a grandi, ses camarades de jeux, ses amis, ses conqutes, ses progrs On organise alors par la pense une visite guide des lieux quil a frquen-ts : la petite cour du fond dans laquelle il a jou, le chemin quil empruntait pour se rendre son tra-vail, la couleur de la mer quil a ctoye, le fin dcoupage des montagnes quil avait sous les yeux.

    Pour Paul, rien de cela. Il dbarque dans le Nouveau Testament, personnage sans pass, sous un nom trop connu (Sal, comme le roi), au beau milieu dune lhistoire commence depuis Abraham et continue, parmi les pleurs et les grincements de dents, par lexcution du diacre tienne :

    Et layant jet hors de la ville, ils lapidaient [tienne]. Les tmoins de la scne avaient dpos leurs vtements aux pieds dun jeune homme appel Sal. Et ils la-pidaient tienne qui priait en disant : Seigneur Jsus, recevez mon esprit. [] Or Sal avait consenti sa mort. (Act. VII, 59.)

    Un jeune homme appel Sal : il sagit de Paul, qui na pas encore son nom de guerre hellnis, Paul, . Pourquoi consentait-il ce meurtre ? Visiblement, lauteur des Actes des Aptres, que lon identifie avec celui de lvangile selon Luc, nen connat pas plus ou ne veut pas en apprendre davantage son lecteur.

    Un personnage venu de lombre

    Pourquoi ce silence ? Il faut dabord mettre en cause la distance qui nous spare des vne-ments : aprs deux mille ans, les sources dinformation sont invitablement plus rduites et lon s-tonne dj den savoir autant sur laptre, alors que la figure de Jacques, que Paul lui-mme nomme frre du Seigneur (Gal. I, 19), merge peine de lombre, et que Jean, celui que le Christ aimait, celui dont on peut penser quil fut lun des personnages clefs du christianisme ses dbuts, nest pour nous quune ple figure penche sur la poitrine du Sauveur. Et que dire des autres, Pison, un des pre-miers personnages de lEmpire, Tibre, empereur du monde civilis, Corbulon, principal gnral de Claude, Marc-Antoine, mme, rival malheureux dAuguste ? Ils taient les plus puissants, ils ne sont plus pour nous que des noms chez Tacite, chez Sutone.

    Il y a sans doute une autre raison tenant notre ignorance : la volont de Paul, rcent converti, de ne plus reconnatre son ancien tat. Devenu homme nouveau par sa rencontre avec le Christ (voir Gal. VI, 15), il ignora dlibrment lhomme ancien quil fut. Tout la volont de regar-der en avant plutt quen arrire, il laissait son ancienne vie dans lombre. Si, une seule reprise, il nous fournit quelques prcisions, force est de constater que lhistorien reste sur sa faim :

    Si quelquun parat avoir confiance en la chair, moi bien davantage : circon-cis le huitime jour, de la descendance dIsral, de la tribu de Benjamin, Hbreu fils dH-breux ; daprs la Loi, un pharisien, daprs le zle, un perscuteur de lglise de Dieu, daprs la justice de la Loi, un homme sans reproches. (Phil. III, 5-6.)

    Nous voil gratifis dun certificat de bonne judat ! Paul prsente toutes les qualits de lexcellent Juif : il a t circoncis au temps prescrit par la Loi juive, le huitime jour, il est dune extraction leve puisquil est fils dIsral de la tribu de Benjamin et il nest pas issu de mariages mixtes car il est Hbreu fils dHbreux . Toutes prcisions trs importantes une poque o la vie

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    dans la Diaspora1, cest--dire dans des pays trangers o il ntait pas possible de respecter toutes les prescriptions religieuses, avait provoqu un certain relchement des murs. Pour le lecteur moderne, hlas, ces motifs de fiert paraissent assez peu parlants.

    On aimerait faire un portrait physique de laptre. Nous ne disposons que dune seule des-cription trs postrieure son activit, puisquil sagit dun passage des Actes apocryphes de Paul crits vers 150 en Asie Mineure : Or, il vit venir Paul, un homme de petite taille, la tte dgarnie, aux jambes arques, vigoureux, aux sourcils joints, au nez lgrement aquilin, plein de grce ; en effet, tantt il apparaissait tel un homme, tantt il avait le visage dun ange. (Act. Paul III, 3.)2 On devine la description fortement idalise. On reconnat dans ces traits lidal antique : les jambes ar-ques sont celles dHercule, le front et les sourcils appartiennent Auguste, le nez aquilin est typique du profil grec . En revanche, les mosaques et les peintures orientales peuvent fournir quelques indications. La reprsentation de Paul est toujours fixe : maigreur, calvitie, regard perant, une barbe taille en pointe et un large front. Peut-tre ces images sappuient-elles sur danciens portraits de Paul et nous fournissent-elles une ide du souvenir quil avait laiss.

    Aux historiens de reconstruire litinraire de ce Juif dil y a deux millnaires.

    Les sources.

    Pour avoir accs la figure de Paul, nous disposons dun certain nombre de sources dont on peut brivement faire la liste. Les sources canoniques , cest--dire appartenant au canon du Nouveau Testament sont de deux natures : les Actes des Aptres et les ptres de Paul. Dans les sources apocryphes , cest--dire non retenues par le canon, on peut classer tous les Actes de Paul et toutes les apocalypses qui lui sont attribues.

    On ne saurait accorder la mme confiance toutes les sources.

    1. Les Actes des Aptres, qui sont attribus lvangliste Luc, font depuis quelques an-nes les frais de la critique historique. Si les biographes dantan leur ont accord un crdit histo-rique sans mesure, les historiens daujourdhui ont remarqu lincompatibilit de la figure du Paul des Actes avec celle qui se dgage de ses lettres, ainsi ses rapports avec lglise de Jrusalem ou sa conception du judasme. La raison en est que lauteur de lensemble Luc-Actes crit pour ldifica-tion de ses lecteurs en utilisant un programme thologique bien dfini qui lui fournit une clef pour linterprtation des vnements historiques. Sans remettre en cause la valeur de ce fondement de l-histoire du christianisme primitif, il convient donc dinterprter les renseignements quil nous donne.

    2. Les ptres de Paul. Au sein des ptres pauliniennes, les exgtes ont pris coutume de distinguer entre les ptres authentiques, qui sont de la main de Paul et les ptres deutro-pauli-niennes (mot mot du deuxime Paul ) qui ont ses disciples pour auteur. Les ptres pastorales (Premire et Seconde ptre Timothe, ptre Tite) ainsi que certaines ptres de la captivit (en particulier les ptres aux phsiens et aux Colossiens) sont en effet depuis longtemps entres en procs. Leur style est plus lourd, leur vocabulaire un peu diffrent des autres ptres, on y trouve une thorie des anges trangre au paulinisme et, surtout, des projets de voyages qui ne cadrent pas avec ce que lon sait par ailleurs des itinraires pauliniens. Aussi accordera-t-on la prfrence aux ptres authentiques. Selon la majorit des exgtes actuels, on en compte sept. Selon un ordre cho-nologique probable : 1) la Premire ptre aux Thessaloniciens 2) Lptre aux Galates 3) la Pre-mire ptre aux Corinthiens 4) lptre aux Philippiens 5) lptre Philmon 6) la Seconde ptre aux Corinthiens 7) lptre aux Romains.

    1 On nomme Diaspora (mot grec venant du verbe , disperser) lensemble des communauts juives vivant hors de Palestine.

    2 crits apocryphes chrtiens, d. F. Bovon & P. Geoltrain, ditions de la Pliade, Gallimard, 1997, p. 1129.

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    3. Les crits apocryphes, Actes de Paul et correspondance de Paul avec Snque, par exemple, ne sauraient tre utiliss sans grand danger.

    Juif de Tarse

    Il tait sans doute n Tarse, ville dAsie Mineure : cette indication nous est fournie par les Actes et il ny a aucune raison de la remettre en cause. Tarse, aujourdhui en Turquie, tait la fois un centre de commerce de premire grandeur et un grand foyer de culture. Sa position tait favorise : si-tue mi-chemin entre la prestigieuse ville dAntioche et les ctes dAsie Mineure qui ouvraient le passage aux cits grecques, cur de la province de Cilicie, elle tait fameuse pour sa prosprit due au textile. On y tissait en particulier le cilice (du nom de la province), un tissu rche dexcellente qua-lit. En outre, la cit avait une bonne rputation intellectuelle, comme strabon nous lapprend dans sa Gographie : Les habitants de Tarse sont tellement passionns pour la philosophie, ils ont lesprit si encyclopdique, que leur cit a fini par clipser Athnes, Alexandrie, et toutes les autres cits que lon pourrait numrer pour avoir donn naissance quelque secte ou cole philosophique. 3 Elle avait abrit en ses murs le matre stocien Antipatros et lpicurien Lysias. Le stocien Athnodore, qui avait t le prcepteur de lempereur Auguste y tait n et avait retrouv sa ville natale pour la gou-verner lorsque son brillant lve avait accd aux plus hautes fonctions. Csar et Marc-Antoine la-vaient comble de faveur : elle prit le nom de Juliopolis puis reut les privilges dune cit libre. Marc-Antoine y reut pour la premire fois Cloptre, reine dgypte, et agrandit la cit.

    Tarse tait donc loin dtre la misrable ville de province que lon se figure parfois. Il faut au contraire simaginer le jeune Paul courant dans un grand port o se mlangent les cultures et les langues : les Grecs et les Romains ctoyant les Asiates et dautres peuplades tranges ; Mdes et Ba-byloniens des rgions iraqiennes, montagnards dAfghanistan, commerants de lInde. Plus loin, ce sont les alles ombrages du Cydnus, le fleuve qui coule Tarse : sur ses bords se promnent les phi-losophes. La vie est rude et plutt austre, contrairement aux cits dIonie clbres pour la mollesse de murs.

    Qui taient les parents de Paul, on lignore. Il ne fait pas de doute quils taient de ces Juifs de la Diaspora (cest--dire loigns de Jrusalem) qui avaient acquis une solide culture grecque. Ils parlaient grec et lisaient la Bible dans le texte grec des Septante. Il nest pas sr quils connaissaient lhbreu ou mme laramen : Philon, le leader juif de la Diaspora dAlexandrie ne connaissait proba-blement pas ces langues. Les autres lments dont nous disposons sur eux et qui sont fournis par le Livre des Actes sont peu assurs : le fait quils fussent citoyens de Tarse (comme Paul le dit au tri-bun romain venu larrter en Act. XXI, 39) et le fait quils fussent citoyens romains, comme on lap-prend au moment de son arrestation (Act. XXII, 25).

    Avaient-ils la citoyennet de Tarse ? Paradoxalement, il leur tait plus facile dacqurir la citoyennet romaine que celle de la cit dans laquelle ils habitaient. tre citoyen romain, ctait fina-lement bnficier de prrogatives certes enviables mais relativement floues, qui ne touchaient pas vraiment la vie de la cit. Et, mme si ce rsum est un peu brutal, on prfrait que les trangers jouissent des droits accords par un empereur lointain plutt que de les voir participer la vie de la cit. Que des Juifs comme les parents de Paul jouissent de la citoyennet tarsiote aurait t exception-nel.

    Attardons-nous donc la seconde question : les parents de Paul taient-ils citoyens ro-mains ? Lauteur des Actes le prtend, qui montre Paul faire usage de sa citoyennet la fin de sa vie (Act. XXII, 22-28). Le dbat entre les historiens est plutt vif, mais lheure actuelle sous quel motif remettre en cause laffirmation traditionnelle ?

    3 STRABON, Gographie, XIV, V, 14-15.

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    Le privilge tait plutt rare cette poque (il sera gnralis par la suite) car il munissait le citoyen de droits fondamentaux : porter la toge, avoir un nom triple, voter dans les lections, chapper un chtiment dgradant. Un citoyen romain tait en outre une personne juridique part entire qui disposait de toute facult pour tester, hriter, contracter un mariage, acheter des biens, tout cela sans conditions. Les moyens dacqurir la citoyennet romaine quand on nhabitait pas la pninsule ita-lique ntaient pas nombreux : avoir rendu ltat (cest--dire lEmpereur) des services distingus, avoir t lesclave dun citoyen qui vous affranchissait en guise de remerciement post mortem ou bien avoir servi dans larme. Or tre militaire, pour un Juif, tait quasiment exclu : non seulement, du ct Juif, faire couler le sang tait interdit sauf pour des motifs trs bien dfinis, et, du ct romain, on avait bien vite compris que les populations juives palestiniennes ntaient pas trs loyales, plus attac-hes quelles taient leur terre et leur religion quau bien de lEmpire. Quant une citoyennet oc-troye pour services rendus, cela tait exclu : lpoque dAuguste et de Tibre, seul un trs petit nombre dindividus eurent cet honneur et ils taient tous trs puissants.

    Plus vraisemblablement, les parents de Paul devaient tre danciens affranchis venus sinstaller Tarse, comme il y en avait beaucoup dans la Diaspora. Leur statut tait enviable et ils navaient rien des petits boutiquiers de seconde zone habitant dans une sorte de ghetto misrable quon se figure parfois. Quoique dextraction rcente, la famille de Paul jouissait du lustre que lui procurait sa citoyennet.

    Pharisien Jrusalem

    taient-ils pharisiens ? La majorit des biographes de Paul, se fondant sur le passage de l-ptre aux Philippiens cit prcdemment, rpondent par laffirmative. La question mrite cependant lexamen.

    Le pharisasme formait un groupe au sein du judasme. N de lExil et dvelopp sous les Maccabes (vers 176 av. J.-C.), il voulait tendre tout le peuple la puret que lon rservait alors aux prtres en exercice. Pour y parvenir, chaque pharisien sobligeait respecter la lettre les prescrip-tions de la Loi (la Torah) contenues aussi bien dans les critures que dans la tradition orale. La vie du pharisien senrichissait dune multitude de gestes imposs et de gestes dfendus dont la prcision at-teignait parfois une complexit extrme puisquil y avait 613 commandements respecter. Ce lga-lisme fait aujourdhui sourire, dautant plus que le christianisme, travers la condamnation du Jsus des vangiles, en a toujours prsent une image tellement dforme que lon se demande souvent comment on pouvait tre pharisien

    Il sagissait en ralit dune aspiration la puret et au dpassement de soi pour louer Dieu : la Loi tait perue non pas comme une contrainte extrieure, mais comme linstrument par lequel le monde avait t cre, une sorte de schma de construction du cosmos. Respecter la Loi, ctait, dans lesprit des pharisiens, se servir du mode demploi, se comporter parfaitement daprs la loi de luni-vers ; certains philosophes grecs stociens ntaient pas si loigns de cette conception En outre, les 613 prceptes ne constituaient pas une fin en soi. Un prcepte imprieux les dpassait tous : lamour du prochain et la foi en Dieu. Ils taient ainsi chelonns en fonction de leur gravit et tous ne de-vaient pas tre respects avec la mme exactitude. Enfin, le pharisasme tait une belle preuve daspi-ration galitaire : la sanctification par le respect des prceptes tait accessible tous. Layant bien compris, les pharisiens se rapprochaient du peuple, ouvrant des coles, crant des dispensaires, ac-cueillant le pauvre. Ils sopposaient en cela aux sadducens, issus dun autre mouvement juif plus proche du Temple, considrablement plus litistes. Autre diffrence avec les sadducens, les phari-siens croyaient en une sorte de rsurrection des morts.

    Or, dans les fameux 613 prceptes, nombre dentre eux concernaient les rapports avec les non-Juifs : frquenter un gentil , cest--dire un paen, provoquait une impuret dont il fallait se la-

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    ver par toute une srie dactes de purification. tre pharisien savrait tre pratiquement incompatible avec une existence dans la Diaspora, o lon vivait en milieu paen. Et a fortiori il tait impensable davoir la citoyennet dune ville comme Tarse : les privilges attachs ce statut avaient pour contrepartie lobligation dassister des sacrifices et de banqueter au milieu des paens, en lhonneur des idoles, pour amadouer les dieux, fter la ville, clbrer les saisons, les semailles, les rcoltes, les vendanges.

    Trois expressions synonymes pour dsigner les non-Juifs.

    Hritire des usages de traduction du texte sacr, la langue franaise possde trois expres-sions exactement synonymes pour dsigner les non-Juifs que lhbreu appelait gym, les peuples.

    1. Les nations. Cette traduction, aujourdhui plutt en dsutude, est la traduction directe de lh-breu en franais.

    2. Les gentils. Lexpression vient directement du latin gentes, qui a donn gens .

    3. Les paens. Cette formule vient de lappellation paganus ( campagnard , qui a donn pay-san ). Elle dsignait en bas latin les non-chrtiens rduits par lexpansion du christianisme se re-tirer dans des districts ruraux. Elle semble avoir la prfrence des traducteurs daujourdhui.

    Les parents de Paul, sils habitaient vraiment Tarse, ne devaient donc pas tre pharisiens : ils pratiquaient un judasme plus souple, plus compromis avec la vie paenne qui les entourait. Peut-tre se comportaient-ils comme les autres Juifs de la Diaspora, qui ntaient pas si regardant en ce qui concernait les questions de nourriture, assistaient des banquets corporatistes , allaient au gym-nase ou au thtre, trs priss des Grecs mais interdits aux Juifs, et pratiquaient cette magie syn-crtique, qui mlangeait les superstitions de lOrient, langlologie babylonienne, les charmes gyp-tiens et les formules grecques.

    Si Paul tait pharisien, il lest donc devenu de lui-mme et sest consacr au pharisasme de son propre mouvement. Mais ceci implique par consquent un dpart pour Jrusalem afin dtudier la Loi et de vivre dans des communauts o la vie pharisienne spanouissait.

    Quelles autres images avoir des premires annes de la vie de Paul ?

    Paul a d natre vers les annes 6-10 ce qui en fait dune douzaine dannes le cadet du Christ dans sa famille juive de la Diaspora de Tarse. Il a sans doute appris un mtier puisquil dit, plusieurs reprises, pouvoir subvenir lui-mme ses besoins. Les Actes des Aptres en font un fabri-cant de tentes (, Act. XVIII, 3) Compte tenu de la situation de Tarse et des routes commerciales quil emprunta souvent, lhypothse nest pas invraisemblable. Cette activit convenait bien lactivit apostolique : les outils taient lgers (un couteau, des cordes, des aiguilles), on pou-vait travailler en toutes circonstances, par tous les climats, pour toutes les classes sociales. Dans lAntiquit mditerranenne, tout le monde utilisait des tentes : les pouvoirs publics, qui tendaient de grands vlums sur les thtres ou le long des promenades pour protger les foules de lardeur du so-leil, les patriciens qui voulaient profiter dun peu dombre dans leurs villas, les militaires qui exi-geaient de robustes cantonnements pour les campagnes, les marchands qui dsiraient protger leurs tals. Les marins, quant eux, faisaient le plus grand cas dun mtier qui rparait leurs voiles.

    On dit habituellement quil tait clibataire. Cela nest pas certain. Il est sr quil ntait pas mari lors de son apostolat, comme le montre ses protestations aux Corinthiens :

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    Navons nous pas le droit demmener une femme [parmi nos] surs [chrtiennes], comme les autres aptres, les frres du Seigneur et Kphas [Pierre] ? (I Cor IX, 5.)

    La comparaison avec Pierre suppose quil ne le faisait pas, alors que le chef des aptres tait mari. En revanche, rien ne prouve que Paul na jamais pris femme. Pour un bon Juif, le contraire eut t plutt surprenant.

    Quelles furent ses tudes ? Les Actes des Aptres prtendent quil a tudi Jrusalem et nous avons vu que ctait assez vraisemblable et ajoutent quil fut disciple de Gamaliel : Moi, je suis un homme juif, n Tarse de Cilicie, lev dans cette ville, duqu la vrit des lois des pres aux pieds de Gamaliel (Act. XXII, 3). Ce Gamaliel tait un rabbin clbre pour sa modration. Dans le grand combat qui opposa les grands matres juifs Shamma et Hillel, il tait du ct dHillel dont on dit quil tait le petit-fils. Sa mesure et sa pondration ont fait crire lauteur des Actes un pi-sode o on le voit dfendre les chrtiens (Act. V, 32).

    Devint-il llve du matre lui-mme ? On peut souponner ici une prcision invente par lauteur des Actes pour intensifier le caractre dramatique de la conversion venir et fournir un statut lev lobscur Juif de Tarse. En revanche, il est trs probable quil participa lune des nom-breuses coles inspires par Hillel et peut-tre mme quil suivit quelques-uns de ses cours.

    En tout tat de cause, le lecteur de Paul doit en convenir : dans ses lettres, laptre manie aussi bien la rhtorique des orateurs grecs et romains que la rfrence biblique et que la controverse hrite des matres juifs. Il tait donc un homme instruit, possdant une double culture, paenne et juive.

    Zlateur acharn des traditions

    quoi se consacrait-il avant son apostolat ? Il tait pharisien et les contraintes de la vie pha-risienne durent occuper une grande partie de son temps. Les tudes se prolongeaient : on sexerait pendant trs longtemps sous un matre et on saguerrissait lart de la dispute sur un point de la Loi.

    En outre, il perscutait lglise de Dieu.

    Paul en parle lui-mme dans son ptre aux Philippiens, dans sa premire ptre aux Corin-thiens et dans son ptre aux Galates :

    Vous avez entendu parler de ma conduite dautrefois dans le judasme, quand je perscutais avec excs lglise de Dieu et la poussait bout, quand je progressais dans le judasme et surpassant beaucoup de mes coreligionnaires de mon ge, en zlateur acharn des traditions de mes pres. (I Cor. I, 13-14.)

    Lautoportrait est trac sans complaisance. Paul sadonnait la perscution avec un excs que leffet dentranement dun groupe ne saurait excuser. Dans la perscution, dit-il, il tait le meilleur. Lauteur des Actes, lui, est plus thtral : Quant Sal, il dvastait lglise : entrant dans les maisons et arrachant hommes et femmes, il les jetait en prison (Act. VIII, 3).

    Sal-Paul passe ici pour lauteur dune succession de crimes sanglants et barbares, dassas-sinats odieux et dinhumaines tortures. Cela nest vraisemblable ni pour un pieux pharisien, ni pour un citoyen de la Jude. Non seulement les Romains nauraient pas laiss commettre ainsi des meurtres organiss et mme nauraient pas laiss remplir leurs prisons par un Juif nappartenant pas ladministration impriale, mais en outre, un pharisien, soucieux des rgles de puret, naurait jamais fait couler le sang. Les textes, enfin, ne conservent aucune mention dune perscution programme de lglise cette poque.

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    Il faut donc nuancer. Tout dabord, il est peu probable que les pharisiens aient perscut les chrtiens dans leur ensemble. cette poque, en effet, lglise navait pas consomm la rupture avec le judasme : rien ne la distinguait dautres mouvements religieux juifs comme les Essniens, cette communaut retire sur les rives de la Mer Morte, qui utilisait les fameux manuscrits retrouvs Qumrn et quon laissait parfaitement en paix. Le fait de constituer une particularit au sein du ju-dasme ne posait pas de difficult tant que la foi ntait pas mise en pril et quun certain nombre de rgles taient respectes.

    Il nest pas sr, dailleurs, que les chrtiens eux-mmes aient immdiatement peru la nou-veaut de leur foi. Ils ne se concevaient pas demble comme une religion autonome. Non seule-ment, dans les Actes des Aptres, on voit Pierre et Jacques continuer aller au Temple et respecter la Loi (voir par exemple lors de la gurison de limpotent en Act. III, 1), mais encore on relve dans les textes des traces de la conviction forte dtre un prolongement du judasme. La parole de Jsus que Matthieu rapporte va dans ce sens : Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Pro-phtes : je ne suis pas venu abolir mais accomplir. Amen, je vous le dis : jusqu ce que passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un accent sur liota, ne sera t de la Loi, jusqu ce que tout soit ralis. (Matthieu V, 17-18.)

    Sil y a eu perscution, elle natteignit quune petite frange du christianisme, le groupe que menait tienne. Celui-ci, daprs ce que lon peut dduire du livre des Actes, prchait une rupture complte avec le Temple et avec la Loi. Comme le dit lun des personnages des Actes : Cet individu ne cesse de tenir des propos contre ce saint lieu et contre la Loi. Nous lavons entendu dire que Jsus, ce Nazaren, dtruira ce lieu-ci et changera les usages que Mose nous a transmis (Act. VI, 13-14). De telles affirmations taient insupportables un pharisien et durent dchaner la perscution contre ceux qui soutenaient tienne, les Hellnistes. Les Juifs avaient en effet coutume de les affubler de ce nom puisquils ne parlaient ni aramen ni hbreu, mais grec.

    Paul tait-il le vritable meneur de la perscution Jrusalem ? Cela est peu probable. Peut-tre tait-il prsent lors des interrogatoires officieux auxquels se livraient les membres des diffrentes communauts. moins quil et jou un rle moins honorable : dnoncer comme agitateurs les Hel-lnistes loccupant romain.

    Cette vie de perscuteur ne dura quun temps : bientt, il y eut le chemin de Damas.

    Expriences mystiques

    Vers les annes 34, pour autant que lon puisse en juger daprs la chronologie relative tra-ce par lptre aux Galates, Paul se tourna brutalement vers le christianisme, la suite dune extraor-dinaire exprience mystique.

    Sans doute sagit-il de lvnement le plus dcisif de la vie de Paul, un vnement capital pour le futur christianisme. Paul sans Damas na pas le rang daptre : constamment, sans relche, il se servira de cet vnement pour justifier son autorit, sgaler au rang des autres , ces Pierre, Jacques, Jean, qui avaient connu le Seigneur du temps quil vivait encore.

    Les images traditionnelles de ce retournement subit sont toutes issues de la mme source : le rcit des Actes ou plutt les trois rcits (en Act. IX, Act. XXII, et Act. XXVI), qui atteignent l un des sommets de leur art. Cette narration joue un rle trs important dans la culture de lOccident et dans la foi chrtienne :

    Cependant Sal, ne respirant toujours que menaces et carnages contre les dis-ciples du Seigneur, alla trouver le chef des prtres et lui demanda des lettres pour Damas, adresses aux synagogues, afin que sil y trouvait des hommes et des femmes de cette

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    voie, il les emmne enchans Jrusalem. Et, comme il faisait route, il en vint sap-procher de Damas ; soudain, une lumire venue du ciel lenveloppa de sa clart. Tombant terre, il entendit une voix qui lui disait : Sal, Sal, pourquoi me perscutes-tu ? Qui es-tu, Seigneur ?, demanda-t-il. Et lui : Moi, je suis Jsus, celui que tu perscutes. Tremblant et stupfait, il dit : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? Et le Seigneur lui dit : Relve-toi et entre dans la ville ; l on te dira ce quil faut que tu fasses. Les hommes qui laccompagnaient restaient stupfaits : ils entendaient bien la voix mais ne voyaient personne. Sal se releva de terre ; les yeux ouverts, il ne voyait rien. En le tirant par la main, ils le firent entrer dans Damas. (Act. IX, 1-8.)

    Sagit-il dune histoire maintes fois raconte que lauteur des Actes se borne retranscrire ? Sagit-il dune mise en forme littraire dun vnement par essence ineffable ? Linterprtation histo-rique est impossible faire ; elle serait sans intrt dailleurs. Lauteur des Actes dcrit ici une conversion, celle dun homme quil a dpeint comme un grand pcheur et qui, trs tt, va tre intgr dans la communaut en recevant le Baptme. Contrairement laptre qui dcrit une vocation, il est conduit en faire une exprience mystique un peu infirme, puisquelle a besoin de la confirmation dcrite dans la suite le baptme donn par Ananie le juste. Voir le Seigneur dans sa gloire ne suffit pas faire laptre !

    Quant laveuglement, dont Paul ne parle jamais, il est destin faire ressortir la situation paradoxale du chrtien : celui qui porte en lui la lumire chemine dans le noir. Le mystique rhnan Matre Eckhart dcrit avec une grande beaut lenjeu de cette conversion :

    Quand il se releva de terre les yeux ouverts il ne vit rien, et ce nant tait Dieu ; car lorsquil vit Dieu, il lappelle un nant. Lautre sens : quand il se releva, il ne vit rien que Dieu. Le troisime : en toutes choses, il ne vit rien que Dieu. Le quatrime : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un nant. 4

    Paul, quant lui, comprend son exprience dune manire en tout point diffrente. Pour lui, il sagit avant tout dune vocation, dun appel de Dieu, qui le pose une fois pour toutes en aptre de Jsus Christ . Aptre de Jsus Christ il lest car le Seigneur sest rvl lui. Aptre de Jsus Christ, il sera, car toute sa vie, inlassablement, Jsus Christ sera le cur de son message.

    Dans ses ptres, il traduit cette vocation sous deux aspects : comme acte fondateur lgiti-mant son apostolat, cest--dire son rle dintermdiaire entre Dieu et les hommes, et comme exemple de la misricorde de Dieu.

    La misricorde de Dieu est toujours le fil conducteur dans la comprhension de ce qui sest pass Damas : cest par elle que lapostolat trouve sa lgitimit. Reprenant une manire issue du livre dIsae (Isae XLIX), il affirme :

    Il a plu celui qui ds le sein maternel ma mis part et appel par sa grce, de rvler en moi son fils pour que je lannonce parmi les paens. (Gal. I, 15-16.)

    Tout est grce , faut-il paraphraser. Lexprience de Damas est un produit de la pure vo-lont divine, une sorte de don de Dieu. Paul devient ainsi un vivant exemple de la tendresse de Dieu qui, par sa grce prvenante, la constitu aptre pour lannonce dune nouvelle essentielle : Jsus est le fils de Dieu. Lexprience mystique de Damas fut donc de lordre de la rvlation intime.

    Le climat est un peu diffrent dans la Premire ptre aux Corinthiens : le ton est nettement plus polmique car cest le rang mme de Paul au sein du collge apostolique qui est en jeu :

    4 Matre ECKHART, Sermon 71, in Du dtachement et autres textes, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrire, Rivages, 1995.

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    Et, en tout dernier lieu, il [Jsus ressuscit] est apparu moi galement, qui suis comme un avorton. Car je suis le plus petit des aptres, moi qui ne suis pas digne dtre appel aptre, puisque jai perscut lglise de Dieu. Cest par la grce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grce mon gard nest pas demeure vaine. (I Cor. XV, 9-10.)

    Le pass devient argument. En affirmant bien haut ses exploits de perscuteur et son propre nant, Paul ne fait que renforcer le poids de son apostolat et semble dire : ce nest pas Paul quil faut voir, cest la toute-puissance divine . Le contenant humain, vase dlection ne revendiquant aucune dignit, seul le contenu divin doit tre mis en lumire. Paul dira ailleurs : Cest comme si Dieu lui-mme vous appelait par notre bouche (II Cor. V, 20). Rvlation intime, lexprience de Damas prend ici une autre dimension : celle dune intronisation de laptre comme truchement de la parole divine.

    En rsum, que sest-il effectivement pass Damas ? La rponse na jamais eu vraiment dintrt. On ne peut la percevoir que daprs ce que Paul en dit : il a bnfici dune exprience de rencontre qui la convaincu de trois choses essentielles ; le Jsus quil perscute est vivant, il est le fils de Dieu, et il linstitue aptre.

    Le Christ est vivant : cest par la rsurrection que sopre le passage la foi, et la rsurrec-tion devient, pour Paul, lobjet central du message chrtien. Cette rsurrection nest pas seulement une bonne nouvelle pour Jsus, elle concerne lensemble de lhumanit, car, grce la rsurrection du Christ, le processus de la rsurrection gnrale peut samorcer ; la suite du Christ, tous revivront. Le point est capital : sans relche, laptre rappellera que faute de cette croyance, lensemble de la foi chrtienne est vain, quelle est une foi insense. Le Christ est fils de Dieu : cette nouvelle affirmation complte la premire et constitue la nouveaut du paulinisme. Le Christ nest pas seulement le Messie guerrier, le fils de lHomme de la prophtie de Daniel, il est, de toute ternit, le fils mme de Dieu. Paul a t institu aptre par cette rvlation. Par la vision du fils de Dieu, Paul est enrl dans le groupe apostolique form par Jsus lui-mme. La vision dont il a bnfici tend en quelque sorte le dessein premier du Christ ce nouvel individu.

    Lvnement de Damas na donc rien dun retour au point de dpart. Il amorce en fait un changement de polarit des croyances de Paul, une double rorientation des convictions de Paul : ce judasme quil a pratiqu trouve son accomplissement dans la personne de Jsus, Messie crucifi, dune part ; et les disciples de Jsus quil perscutait deviennent dsormais ses frres, dautre part.

    Paul comprend alors quil doit changer de vie. Ne pas tre un fabricant de tente qui pense en aptre, mais un aptre qui il arrive quelque fois de fabriquer des tentes pour subvenir ses besoins. Il na plus qu se mettre en route, convaincu de ne tenir sa mission que de Dieu seul.

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    Premiers pas dans lapostolat

    Que fit Paul aprs sa vocation ? Les connaissances font dfaut. Les Actes des Aptres, aprs stre longuement tendus sur sa vocation et ses consquences, ne disent rien de son activit mission-naire immdiatement ultrieure. Pendant douze ans, avant quil ne fasse ses premires armes de prdi-cateur affili lglise dAntioche, le futur aptre des paens se bat dans lombre.

    Les annes obscures

    Le seul tmoignage qui reste de lactivit de Paul aprs sa vocation est fourni par le princi-pal intress :

    Lorsquil a plu celui qui ds le sein maternel ma mis part et appel par sa grce, de rvler en moi son fils pour que je lannonce parmi les paens, je ne pris pas im-mdiatement conseil de la chair et du sang ; je nallai pas non plus Jrusalem vers mes prdcesseurs dans lapostolat, mais je partis pour lArabie puis revins Damas. (Gal. I, 15-17.)

    Aprs la rvlation dont il a bnfici, Paul affirme ne pas avoir cout ce que lui dictaient la chair et du sang . Lexpression, qui se trouve galement en Matthieu XVI, 17, est une image pour signifier lindividu, conu dans sa faiblesse et son statut de crature ; elle ne laisse pas dtre ambivalente. Signifie-t-elle que Paul na pas pris conseil de sa propre faiblesse et que, ncoutant que son courage, sest lanc dans laventure apostolique ? Veut-elle dire plutt que laptre a jou les francs-tireurs et ne sest pas souci de prendre conseil des autres chrtiens ? Une chose semble sre : puisque sa vocation vient entirement de Dieu, il nest pas all au centre de la chrtient dalors que constituait Jrusalem : il est parti promptement vers lArabie .

    O est situe lArabie ? Si lon se rfre aux usages de lpoque, il ne peut sagir que de lArabie Ptre, le royaume des Nabatens, dans lactuelle Jordanie. Nous retrouvons donc Paul, descendant en ligne droite vers le sud, par la route royale , de Damas Ptra, sengouffrant dans les dfils de la capitale nabatenne, tournant au coin des tombeaux gravs dans la roche et sinstal-lant dans cette tonnante cit.

    La situation que trouve le nouveau converti en Arabie est plutt trouble. Artas IV, roi des Nabatens, avait accord sa propre fille en mariage au ttrarque de Galile Hrode Antipas (le fils de cet Hrode le Grand qui sinquitait tellement en voyant les Mages dbarquer Jrusalem). Mais Antipas avait rpudi la Nabatenne pour pouser Hrodiade, la femme de son propre demi-frre, Phi-lippe. Artas vivait donc en conflit avec les Juifs, sans oser dclencher de guerre ouverte, de peur que les Romains ny voient prtexte transformer son royaume en province. Dans ces conditions, un Juif un peu remuant comme Paul, faisant parler de lui pour annoncer une foi qui se distinguait encore mal des croyances juives, ne pouvait tre vu dun trs bon il.

    Paul na donc pas d rester trs longtemps en Arabie ; cest plutt Damas quil a appris les rudiments du mtier daptre.

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    Premiers pas Damas

    Damas fleurissait du dsert comme une des villes les plus imposantes de lOrient ancien. Aprs une longue histoire, elle avait connu une priode particulirement brillante sous les Perses. mesure que Paul sen approchait, aprs avoir travers les ingrats paysages arides, surgissait comme une le de verdure qui stendait lhorizon. Une ceinture de vergers donnait la ville une agrable fracheur, qui se communiquait aux maisons en terrasses domines par les nombreux et brillants difices. Un cours deau abondant roulant de lAnti-Liban, le Barada, irriguait avec gnrosit les champs dabricotiers et de vignes produisant le fameux raisin de Damas.

    Damas constituait un terrain dvanglisation de choix : la communaut juive y avait une certaine puissance. Les dbuts de Paul ne durent pourtant pas tre trs brillants : comment convaincre quand on trane derrire soi une rputation de perscuteur ? La technique employe sannonait mo-deste : une discussion pendant les heures chaudes lintrieur dune maison amie ou bien lombre dune fontaine, prs de la place du march, moins que ce ne ft au travail, incidemment, en cousant des peaux et en discutant avec ses compagnons ou ses clients.

    Damas comme ailleurs par la suite, la prdication neut quun temps : la ville passa sous le contrle du roi nabaten Artas, celui qui dtestait si fort les Juifs, quil estimait tratres et sans pa-role.

    Paul retrouva-t-il les ennemis quil stait fait au cours de son sjour en Arabie, se signala-t-il par son insouciance la situation trouble que connaissait la ville ? Nul ne le sait. La Seconde ptre aux Corinthiens affirme quil dut fuir prcipitamment Damas, quitte y perdre un peu sa digni-t :

    Damas, lethnarque [le reprsentant] du roi Artas faisait garder la ville des Damascniens pour me capturer. Mais cest par une fentre, dans un panier, quon me laissa glisser le long du rempart, et ainsi je lui chappai. (II Cor. XI, 32-33.)

    Laptre des Gentils, descendu comme un ballot de linge sale : les alas du ministre apostolique conduisent se retrouver dans des situations peu enviables, que Paul ne cherche pas dissimuler.

    Jrusalem, compltant sa formation auprs de Pierre

    La suite de lptre aux Galates constitue encore la source principale sur cette partie obscure de la vie de Paul :

    Ensuite, trois ans plus tard, jallai Jrusalem voir Pierre et demeurai prs de lui pendant quinze jours. Je ne vis aucun aptre, sinon Jacques, le frre du Seigneur []. Ensuite, jallais dans les rgions de Syrie et de Cilicie. (Gal. I, 18-21.)

    quoi se rapportent ces trois ans ? sa vocation ou sa fuite de Damas ? Impossible de le dcider. Il faut se contenter dallguer quautour des annes 37-40, Paul monta Jrusalem pour voir Pierre. Le chef des aptres, qui est un tmoin direct de la vie de Jsus et de sa Rsurrection a sans doute complt la formation chrtienne du nouveau converti. Paul, grce Pierre, pu apprendre des dtails concrets, mmoriser les paroles du Sauveur, parfaire sa connaissance des thmes thologiques en vigueur au sein de lglise-mre de Jrusalem.

    Cette rencontre se doublait dun enjeu politique indubitable. Paul, jusqu prsent, ne b-nficie daucune caution morale, daucune garantie pour appuyer ses dires. Il a sans doute pris de las-surance dans la foi chrtienne et sest peut-tre heurt lhostilit des premiers frres qui, cessant de stonner du miracle de sa vocation, commencent sirriter de le voir prendre de lascendant dans la

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    communaut, lui, le perscuteur de nagure. Rencontrer Pierre permet la fois dapprendre de manire intensive le mtier daptre mais aussi de sinsrer dans le cercle des prdicateurs as-serments .

    Paul en profite galement pour voir Jacques, qui appartenait la famille du Christ. Si Pierre jouissait dune certaine influence dans la communaut de Jrusalem il ne la dirigea jamais. Le pre-mier vque des Hbreux ainsi le nomme-t-on parfois malgr lanachronisme du titre, car son autorit tait plutt morale tait Jacques. Or ce dernier reprsente au sein de lglise apostolique une faction attache au judasme, qui souhaite conserver lobservance des prescriptions juives : la-voir rencontr est une garantie supplmentaire pour Paul.

    Rendre visite au berceau du christianisme prsentait un troisime avantage pour le bouillant nophyte : celui de se faire mandater pour une mission officielle. Paul se dvoile en mentionnant son dpart pour les rgions de Syrie et de Cilicie dont il est originaire. Pourquoi le prciser, sinon pour suggrer que sa venue dans ces contres tait bien le rsultat dune commission apostolique et que les aptres de Jrusalem ont trait le bourreau de nagure en lgat du Christ ?

    Antioche

    Pour lheure, Paul na rien dun illustre fondateur ou du brillant suprieur dune communau-t en pleine expansion : nulle part dans ses lettres venir, il ne parlera des glises quil rencontre cette poque dinitiation et aucun moment il ne manifeste les sentiments de paternit spirituelle qui laniment au souvenir des communauts quil a fondes. Le temps des fondations et de la correspon-dance viendra la cinquantaine. Pour linstant, il na que trente ans.

    Malgr toutes les rticences mthodologiques que lon prouve de nos jours se fier littra-lement aux Actes des Aptres, force est de reconnatre quil nexiste aucun autre tmoignage sur la priode qui stend du voyage Jrusalem pour rencontrer Pierre et Jacques (vers 30-35) la pre-mire lettre la Premire ptre aux Thessaloniciens que lon date de 50-51. Il faut donc convenir avec les Actes que pendant ses annes, presque vingt ans, Paul accomplit des missions pour lglise dAntioche, situe effectivement entre la Syrie et la Cilicie.

    Aprs Jrusalem, le voici donc Antioche. Antioche Antioche sur lOronte, la moderne Antakya, pour la distinguer dAntioche de Pisidie, actuellement Yalva, que Paul visitera galement tait alors une ville florissante, capitale de la province romaine de Syrie. Il faut se reprsenter une ville fastueuse, clbre pour sa large avenue trois voies (une pour les pitons, une pour les chars et la troisime pour les vhiculs lourds) borde de colonnades qui conduisait une monumentale statue de Jupiter. Cette avenue tait coupe angle droit par une autre rue, toute de marbre revtue, qui fai-sait lorgueil de la ville par ses statues et ses colonnes. Vers le nord, le fleuve Oronte formait une le sur laquelle tait bti lancien palais des Sleucides, une luxueuse rsidence pare dun portique grandiose, le Ttrapylon, o aboutissaient toutes les colonnades de la ville. Ctait une ville qui connaissait une profusion deau, une mtropole de plus de 500 000 mes, la troisime du monde ro-main.

    La population dAntioche tait des plus mlange et Ernest Renan en fait un tableau trs vif, sans doute assez inexact mais trs suggestif, parfaitement dans le got des peintures du XIXe sicle :

    Ctait un amas inou de bateleurs, de charlatans, de mimes, de magiciens, de thaumaturges, de sorciers, de prtres imposteurs ; une ville de courses, de jeux, de danses, de processions, de ftes, de bacchanales ; un luxe effrn, toutes les folies de lOrient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de lorgie. Tour tour serviles et ingrats, lches et insolents, les Antiochens taient le modle accompli de ces foules voues au csarisme, sans patrie, sans nationalit, sans honneur de famille, sans nom garder. Le

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    grand corso qui traversait la ville tait comme un thtre o roulait tout le jour les flots dune population futile, lgre, changeante, meutire, parfois spirituelle, occupe de chansons, de parodies, de plaisanteries, dimpertinences de toutes espces. [] Ctait comme un enivrement, un songe de Sardanapale o se droulaient ple-mle toutes les volupts, toutes les dbauches, nexcluant pas certaines dlicatesses. 5

    Les Juifs constituaient une trs importante et puissante minorit de la population. Parmi eux, les chrtiens formaient un groupe trs actif. Leur dynamisme joua un rle capital dans la formation de Paul comme aptre des Gentils.

    Trois termes dorigine semblable qui recouvrent des ralits diffrentes.

    1. Hellnique dsigne ce qui est propre la Grce, pays des Hellnes.

    2. Hellnistique sapplique la culture et aux institutions de lempire dAlexandre le Grand et de ses successeurs (Sleucides en Syrie, Lagides en gypte)

    3. Les Hellnistes sont plus particulirement les Juifs de culture grecque.

    La communaut dAntioche, en effet, avait t fonde par Nicolas croit-on , un des sept du groupe dtienne, ce qui la signale comme une glise hellniste, plus dtache des prescrip-tions judaques que toutes celles que Paul avait connues auparavant. Antioche est le laboratoire dun nouveau mode de vie en commun, au contact des paens : les Grecs, les Scythes et toutes les na-tions qui composent la ville. De nouveaux modes dvanglisation sont tents, comme cette intensive pratique du voyage missionnaire au sein des terres peuples de Gentils, habitude qui demande un abandon au moins partiel des lois de puret du judasme. Fonder des communauts pagano-chrtiennes est ncessaire lessor du christianisme car le salut passe aussi par les paens : telle est la conviction des chrtiens issus de cette ville mlange. Dans un Ier sicle qui ntait pas accoutum au proslytisme des Juifs, le christianisme apparat Antioche comme une trange forme du judasme : une secte missionnaire.

    Cette option ne fut pas dcide sans heurts puisque les chrtiens durent une certaine poque se retirer de la synagogue tant leur frquentation des incirconcis les rendait impurs : cette s-paration fut enregistre par ladministration romaine elle-mme, car lauteur des Actes nous apprend et il ny a aucune raison den douter , que ce fut Antioche que les disciples de Jsus furent do-ts dune dnomination spciale : , chrtiens .

    Paul, en tant quaptre des Gentils, est un pur produit de cette doctrine antiochienne, mme sil exprime cette conviction avec son gnie propre et si lexprience mystique de Damas lui assure une place spciale. On pourrait dire de manire polmique que sa vritable conversion, qui sexprime comme une certitude davoir fonder des communauts nouvelles, en consommant au besoin la rup-ture avec le judasme, est probablement le fruit de sa longue frquentation des missionnaires dAntioche.

    Les affres du voyage

    Sil a dj beaucoup voyag, Paul na pas encore fait du voyage une de ses occupations principales. Cest Antioche quil apprend la technique dexpansion qui fut lune des raisons du suc-cs du christianisme : le voyage missionnaire. Sa mthode est toujours un peu la mme : procder de proche en proche, en partant des grands centres urbains. On commence par la synagogue : l se trouvent les hommes les plus sensibles la nouvelle religion. Les missionnaires entrent donc dans ces

    5 ERNEST RENAN, Les Aptres, Calmann-Lvy, 1866, p. 219, republi dans Histoire des origines du christianisme, Robert Laffont, 1995, p. 426-427.

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    maisons dont la principale caractristique est le dpouillement : pas de sculptures, nulle mosaque. Comme tous les nouveaux venus au sein de la communaut juive on les considre encore comme des Juifs et non comme les sectateurs dune nouvelle religion , on leur demande des nouvelles, une prdication, au cours de la prire du samedi et lvanglisation peut commencer. Ensuite, les mis-sionnaires btissent des groupements au sein des villes qui sont autant de relais pour une prdication qui emprunte les grands axes dchanges puis les petites routes, puis les chemins, puis les sentiers pour gagner jusquaux villages les plus reculs.

    Aptre par vocation, Paul se fait voyageur par profession : il rejoint alors la foule de ses contemporains ; car contrairement ce que lon croit parfois, lhomme de lAntiquit se dplace beaucoup.

    lpoque, le moyen le plus efficace de voyager est le transport maritime : labsence dun rseau routier vritablement cohrent, en dpit de leffort imprial encore rcent, impose dutiliser les bateaux, et ce dautant plus que de vritables lignes rgulires staient mises en place depuis les Grecs, comme la route du Pire phse via les Cyclades et Samos, maintes fois utilise par laptre. Elles taient empruntes par de gros navires servant la fois au transport des marchandises et des voyageurs (la distinction entre cargo et paquebot nexiste pas dans lAntiquit). Les passagers sy entassaient larrire du pont, dans une indescriptible promiscuit, car bien peu taient les navires pourvus de cabines nommes lpoque diet. Chacun dormait la belle toile ou simplement prot-g par une tente. Selon leur manire de ngocier avant le dpart, les passagers font eux-mmes la cui-sine le patron ne garantissant que la fourniture de leau potable ou bien partagent celle de lquipage. Une srie de tabous encore peu connus rglait les comportements : il tait par exemple particulirement nfaste de consommer du poisson (sic !) ou davoir des rapports sexuels.

    La vie bord est lente et monotone, malgr la grande solidarit qui y rgne. De manire g-nrale, on sennuie beaucoup et lon prend plaisir couter un compagnon comme Paul prcher sa religion.

    Mme si les traverses sont relativement sres, les naufrages sont frquents. Pour les viter, les lignes maritimes suivaient les ctes. Les hommes de lAntiquit, qui ont fond une partie de leur prosprit sur les changes maritimes, ntaient pas de grands marins et faisaient du cabotage ! En outre, pour chapper aux vents violents, personne nembarquait pendant lhiver : la mer tait fer-me . Nul ne savisait dentreprendre un voyage pendant ces mois dangereux et cest pour avoir d-rog cette loi que le capitaine cens conduire Paul Rome lors de son voyage de captivit verra son navire sabmer (Act. XXVII).

    La cause la plus frquente des naufrages est lexcs de chargement ainsi que le manque dexprience des marins. Chavirer est chose facile : le seul moyen pour prvenir le navire de sabmer consistait ceinturer la coque pour lempcher dclater (cf. Act. XXVII, 17), de laisser aller lancre pour ralentir lallure (ibid.), de jeter la marchandise leau.

    La malice humaine ntait pas en reste : des naufrageurs allumaient des feux sur les ctes pour donner lillusion aux marins de toucher une rade, des pirates arraisonnaient les navires, mme si Rome, depuis Pompe, se targuait dassurer la scurit en Mditerrane. Les ctes de lAsie Mineure, ses rcifs o prcipiter les bateaux, ses nombreuses anses o se dissimuler, se dressaient comme au-tant de menaces.

    La mer nest certes pas un moyen de transport agrable : si le voyageur nest pas effray par tous ses inconvnients, il doit en outre surmonter la nausea, le mal de mer : tous les passagers taient loin davoir le pied marin et Snque, pourtant philosophe stocien, le redoutait tellement quil lui est parfois arriv dexiger de se faire dbarquer plutt que de continuer tre secou !

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    Opter pour la route ntait pas non plus de tout repos. Certes, les Anciens avaient lhospita-lit facile et il ntait pas trs compliqu de trouver un toit pour la nuit. A fortiori, Paul, largement in-sr dans le rseau serr de la Diaspora juive trouvait toujours des relations commerciales, de la fa-mille, des compatriotes ou des amis pour lhberger. Comme tous les membres de toutes les socits secrtes ou religieuses, il tait assur dune solidarit confraternelle. Laptre pour autant, naimait pas se comporter en parasite : il na de cesse de rpter quil travaille de ses mains pour ne pas tre la charge des autres.

    certaines tapes, pourtant, il lui arrivait de se loger dans des auberges payantes. Le confort y tait plutt sommaire : un lit, une lampe, un pot de chambre constituaient le seul mobilier et ltablissement fait parfois office de lupanar. Les voleurs sont lgion et quand on voyage pied dans certaines rgions, il est difficile de leur chapper. Aussi ne dort-on que dun il, ses effets serrs contre soi, dans lapprhension constante de quelque malhonnte.

    La crainte gnrale est celle des insectes : dans les rgions dAsie Mineure, marcageuses et peu saines, les moustiques sont partout et les fumigations savrent en dfinitive presque inefficaces. Et mme si lon est parvenu sen dbarrasser, comment venir bout des hordes de cafards, des tho-ries de puces, des kyrielles de tiques, et comme Paul en fit lexprience Malte selon les Actes, des serpents venimeux ?

    Pendant la journe, il faut tre prudent, car les chemins ne sont pas tous tracs : ils sont mal entretenus et, en labsence de carte, comment savoir quon emprunte le bon ? Dans les montagnes escarpes du Taurus que Paul traversa plus qu son tour, le pied glisse et lon risque la chute mor-telle. Utiliser les guides locaux se fait ses propres risques : leur intrt est peut-tre de vous garer, de vous faire disparatre dfinitivement, et lon en vient regretter de ne pas stre gar pour de bon

    Frquenter les grandes routes est souvent aussi dangereux : le banditisme est endmique au sein de lEmpire, corollaire des heurts conscutifs la mise en place de la paix romaine ; des popula-tions mal intgres, souvent en Asie Mineure, comme les Pamphiliens ou les Pisidiens, ont une solide rputation tandis que certaines classes sociales isoles, qui nont pas conquis leur place dans lEm-pire, trouvent dans cette pratique cruelle, un exutoire leur rancur.

    En dfinitive, la faon la plus sre de voyager est de voyager en groupe. Paul aimait la com-pagnie quand il se dplaait pour son propre compte : ses itinraires prouvent quil empruntait la route des marchands de textile : de lintrt de conserver ses anciennes relations de travail ! Il partait donc avec ces caravanes lourdement charges, essentiellement composes danimaux de bt comme les mules ou les mulets, qui ne servaient quexceptionnellement de monture : il fallait que lon ft bien fatigu pour avoir les monter ; la plupart du temps, chacun faisait route pied. Il est peu pro-bable malgr liconographie persistante de la chute de cheval ! que Paul nempruntt jamais un cheval : ctait une bte coteuse demandant un entretien complexe et dont laptre naurait su que faire lors de ses sjours prolongs dans les villes quil visitait.

    Au cours de ses annes Antioche, Paul entreprit de nombreux voyages, de nombreuses missions dvanglisation, seul ou sous la conduite dun membre plus g ou plus expriment de sa communaut, comme Barnab, dont nous parle les Actes. De ses missions, nous ne savons plus le d-tail : seule nous reste la reconstitution postrieure quen fait lauteur des Actes des Aptres dans les chapitres XIII XVIII. Cest en se fondant sur les donnes quils fournissent que lon doit reconst-ruire lvolution de Paul : de simple missionnaire dAntioche, il devient, de 37 50, lAptre des Gentils.

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    Laptre des Gentils

    Le premier voyage missionnaire.

    En arrivant Antioche, Paul est intgr aux quipes missionnaires de la communaut chrtienne. Il na pas demble le premier rle : il agit sous les ordres dun meneur de mission, Joseph Barnab. Ce Juif issu de lvites semble tre n Chypre et avoir t converti ds les premiers temps du christianisme (Act. IV, 36). Il serait ensuite all Antioche comme missaire de lglise de Jrusa-lem ; est-ce pour surveiller lorthodoxie de cette bouillante communaut ? Il prend bien vite Paul comme son second et ralise une srie de missions ses cts.

    Le but de leurs voyages : lAsie Mineure, lactuelle Turquie. Une vaste rgion riche et ambi-gu aux ctes opulentes et civilises mais sauvage et inculte lintrieure des terres. Toutes les peu-plades se rencontrent, Phrygiens, Bithyniens, Pamphyliens, Cariens, Ioniens, Galates, Lydiens, tous les cultes se mlangent. Les seules constantes de ce capharnam de races et de pays sont ltat dplo-rable des routes et lextrme religiosit des habitants. LAsie est mystique : Thyane, Nazianze, phse, en Cappadoce, les villes sont des sanctuaires tandis que fleurissent les religions et les cou-rants philosophiques, les cataphryges et les montaniens, les sophistes et les stociens. Avec cela, tous des thurifraires du rgime imprial : Tacite raconte comment les villes se disputrent lhonneur de voir construit sur leur territoire un temple ddi lempereur Tibre : elles prsentaient des argu-ments sans grandes diffrences entre eux quant lanciennet de leur race, leur zle lgard du peuple romain. 6

    De tous les voyages auxquels Paul participa en tant que missionnaire dAntioche, lauteur des Actes des Aptres isole certains pisodes pour construire une narration cohrente que lon d-signe habituellement sous le nom de Premier voyage missionnaire ; elle stend du chapitre XIII au chapitre XV du livre. Ce premier voyage est compos comme une sorte de marche force jus-quaux frontires du monde, au pays des barbares. Le terme du priple est en effet les rudes rgions de la Lycaonie et de la Pisidie, contres sombres o lon parle des dialectes barbares, o les routes sont infestes de brigands isauriens, o Cicron, qui campait prs de Derb se croyait tout fait parvenu parmi les sauvages.

    Avec une monotonie voulue par le livre des Actes, les deux missionnaires se voient rguli-rement confronts la mme situation. Aprs avoir prch aux Juifs, ils font des conversions qui in-quitent les autorits et sont chasss par leurs coreligionnaires. Ils se tournent alors vers les paens. Intrigues municipales, meutes, molestations, lapidations : ils sont bannis une fois sur deux de la ville, et senfoncent toujours plus profondment dans les terres trangres. Partant dAntioche, le lec-teur des Actes les voit gagner Chypre (Salamine puis Paphos). Ils dbarquent en Pamphylie (sur le site de lactuelle Antalaya, ville touristique de la Turquie moderne), montent sur Perg et de l at-teignent la Pisidie et visitent Antioche de Pisidie (Yalva), Iconium (Konya), Derb (Kilbasan) et Lystres (Kadin Serai). Lystres est le terme du voyage : les deux aptres font bientt marche arrire pour retourner Antioche.

    Que retenir du rcit lucanien ? Construite selon les canons rhtoriques de lAntiquit, sa narration dcrit les vnements non pas seulement tels quils ont t mais tels quils auraient d tre pour former un schma comprhensible. crire lhistoire consiste cette mise en perspective du ha-

    6 TACITE, Annales, IV, LV, 1, trad. P. Grimal, in uvres compltes, Bibliothque de la Pliade, Gallimard, 1990.

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    sard qui constitue la providence. Ainsi faut-il prendre trs au srieux les donnes fournies par lauteur des Actes, car ils nous renseignent la fois sur la faon dont les premiers chrtiens avaient peru cette mission vanglisatrice et sur les leons de foi quils voulaient en tirer.

    La pratique missionnaire est parfaitement dcrite : les aptres fonctionnent en duo. Paul, qui connat bien la culture et la rhtorique grco-romaine, adopte la figure de lintellectuel rus dialecti-cien et reprsente le ct rationnel de la nouvelle religion ; Lystres, selon les Actes (Act. XIV, 12), on le prend pour le rou Herms, dieu du commerce et des voleurs. Barnab, au contraire, avec sa forte prestance et son loquence enleve, joue le rle du prophte et du tribun, il donne du souffle la prdication Lystres, on se croira en prsence de Zeus. eux deux, ils runissent les qualits ncessaires la conversion des foules : la force du sentiment et la rigueur de la raison.

    La stratgie adopte dans chaque ville est celle du christianisme naissant : prenant sa source dans la synagogue, il sadresse bientt aux Gentils. En effet, les deux compres commencent toujours par sappuyer sur la communaut juive, sur les pratiques juives, sur les textes juifs (la Loi et les Pro-phtes) pour dmontrer que Jsus est bien le Messie quattend lesprance juive. Dans un deuxime temps, ils montrent que ce Messie est venu galement pour les paens.

    Dans ce mouvement qui occupe une place essentielle dans les buts idologiques de lauteur des Actes, le portrait de Paul se dessine de manire parfaitement contrle. Laptre prsente en effet toutes les qualits de lhomme antique : pit, , et vertu, , modration et matrise de soi, , courage, , respect de lordre et de lhonntet, . Toutes ces ver-tus tendent faire de Paul un modle imiter. Elles interviennent ainsi dans lintention que lauteur des Actes poursuit en composant son ouvrage : faire une vie exemplaire. Ce genre rhtorique hrit la fois des traditions grecque (mise en place par Aristote et son lve Thophraste) et juive consiste faire un portrait idalis dune personne pour amener les auditeurs en imiter les vertus. Inciter les chrtiens conserver prsente lesprit limage de laptre afin quelle guide leurs moindres actions : tel est lenjeu des Actes. Peu aprs lpoque de Paul, les vies des philosophes, dont les fameuses Vies de Plutarque et de Diogne Larce ne prtendaient pas autre chose.

    Un des incidents raconts par lauteur des Actes est ainsi des plus rvlateur : la conversion du proconsul Sergius Paulus, magistrat romain de Chypre (Act. XIII, 4-12). Lpisode est tellement frappant que lon a souvent cru que cest ce gouverneur que Sal doit de sappeler Paul. Le person-nage est en effet historique, comme la confirm linscription dcouverte Soli et les lettres de Pline le Jeune. Ctait un homme cultiv et curieux, entour de magiciens et dastrologues dont ce fameux lymas dit Bar Jsus. Mis en prsence du mage, Paul le frappe daveuglement et convertit dun mme lan le proconsul. Le rcit, dont il est difficile de vrifier la vrit historique, en dit long sur la valeur dexemple que prend la narration lucanienne. Les ambitions des chrtiens auxquels elle sadresse sont en effet leves : un proconsul de Rome, rien de moins, et pourquoi pas, terme, lEmpereur lui-mme

    Insensiblement, le modle de laptre subit une transformation profonde : il sloigne des foules modestes et populaires des vangiles pour gagner les hautes sphres de lEmpire. Dans cette vise, Paul est prsent comme un champion des vertus aristocratiques. Lhistoire de Sergius Paulus insiste galement sur un point crucial de la pratique chrtienne : accder une certaine respectabilit en se distinguant de la foule pouilleuse des charlatans ambulants qui couraient les routes de lEmpire romain. Les aptres nont rien de magiciens suspects ou de thaumaturges louches, ils leur sont infini-ment suprieurs. Ils sassocient mme au combat imprial contre les superstitions trangres puis-quils surpassent lymas, qui tait sans doute un magicien hors pair, vers dans les plus redoutables sortilges gyptiens.

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    Le deuxime voyage missionnaire : Paul indpendant

    Dans la relation de lauteur des Actes, un incident intervient Antioche entre Pierre et Paul (Act. XV, 1-35). Les critiques sont partags pour savoir si cet accroc est plac ce moment l pour respecter la chronologie ou pour former un ensemble littraire cohrent. Puisque les thmes abords lors de lincident ne se retrouvent pas dans les lettres aux Thessaloniciens (crite la fin de ce voyage vers 50) et font le sujet de lptre aux Galates (crite, plus tard vers 52-54), il est plus vraisemblable dopter pour la seconde solution.

    Ce second voyage missionnaire (Act. XV, 36-XVIII, 22) souvre sur un pisode remar-quable : Paul et Barnab se brouillent propos de lun de leurs compagnons, Jean-Marc, qui stait montr peu courageux lors de la premire mission et avait prfr rebrousser chemin plutt que pour-suivre une route dangereuse (Act. XIII, 13) ; Barnab tient absolument lemmener avec lui, tandis que Paul refuse (Act. XV, 39). Les motifs psychologiques sont-ils les seuls avoir jou ?

    Lpisode scelle la monte en puissance de linfluence de Paul au sein des communauts chrtiennes. Dsormais, il mne lui-mme les missions et ne joue plus les seconds couteaux. Antioche est encore sa base arrire, mais cest dans un esprit dindpendance quil sembarque pour ce second voyage.

    Barnab, quant lui, conduit sa propre mission vers Chypre et lon entend plus parler de lui, sauf deux reprises : dans la Premire ptre aux Corinthiens, Paul indique quil nest pas mari (I Cor. IX, 5-6) et dans lptre aux Galates, il signale son attitude complaisante vis--vis des chrtiens dAntioche attachs au judasme (Gal. II, 13). Cette dernire indication contribue accrdi-ter la thse dune sparation doctrinale des deux compagnons.

    Comment Barnab finit-il sa vie ? La question reste entire : une tradition postrieure re-cueillie dans la Seconde ptre Timothe (II Tim. IV, 11) plaide pour une rconciliation avec Paul, tandis que la lgende du Ve sicle des Actes de Barnab Chypre le fait mourir martyr dans cette le ; sous lEmpereur Znon, en 488, on aurait mme retrouv son corps avec lvangile selon Matthieu pos sur la poitrine.

    Pour lheure, Paul poursuit sa route. Ce second voyage, si lon suit les Actes, se droule en trois temps. Tout dabord, lvanglisateur retraverse le champ de la mission antiochienne et retrouve ses propres traces jusqu Lystres et Derb (Act. XV, 40-XVI, 5). Ensuite, aprs une opportune inter-vention de lEsprit Saint lui commandant de ne pas se rendre en Asie , cest--dire dans la pro-vince romaine dAsie Mineure ce qui lui permettait de ne pas empiter sur les terrains dvangli-sation dautres aptres , il gagne la Galatie , cest--dire la Galatie du Sud. Cette contre passait pour une des plus recule et surtout tait situe dans un territoire entirement paen puisque la rgion tait essentiellement peuple de Celtes ( galate tant la forme grecque du mot gaulois ). En Galatie, la moisson est fructueuse et Paul semble mettre profit le repos ncessaire gurir une mala-die pour connatre son premier chantier dvanglisation. la suite de la vision dun Macdonien lexhortant gagner lEurope (Act. XVI, 9), le voil enfin Philippes, Thessalonique, Athnes o il prononce un discours devant lAropage, le haut conseil de la ville (Act. XVII, 22-31) et finalement Corinthe (Act. XVIII, 12-17). Il quitte lEurope, passe par phse et rentre enfin Antioche (Act. XVIII, 22).

    Malgr ses obscurits, ses silences, ses difficults, le rcit des Actes fournit encore des informations importantes. En premier lieu, il dit lindpendance de Paul. Dgag des entraves antio-chiennes, ce dernier mne la prdication sa guise et dirige seul sa mission sans hsiter se rendre

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    vers les contres les plus barbares. Il ouvre ainsi de nouveaux champs dvanglisation : la Galatie et lEurope.

    En second lieu, ce rcit a le mrite de prsenter les communauts fondes par Paul : Thessa-lonique, Corinthe, Philippes sont autant de villes dans lesquelles Paul suscite des vocations et im-prime sa marque.

    Enfin, lauteur des Actes parvient nous donner de Paul limage dun fondateur dglise puissant en miracles et en rvlations. Lui-mme parle avec discrtion des oprations extraordinaires quil accomplit (II Cor. XII, 12 ; Rom. XV, 18), ne les dcrit jamais et ne les considre pas comme des lments vritablement dterminants dans le chemin de la foi. Lauteur des Actes, au contraire, nous en prsente un condens qui donne de Paul une image sans doute assez proche de celle qua-vaient d retenir ses contemporains : un prdicateur passionn et loquent qui appuyait ses discours dactes tonnants et frappants.

    La premire lettre

    Est-ce sur le chemin dAthnes ou protg par les murs de Corinthe que Paul rdigea sa Pre-mire Lettre aux Thessaloniciens ? Les opinions sont partages. Quoi quil en soit, le statut de fonda-teur de communaut se doubla trs vite de celui dpistolier. nen pas douter, il nen tait pas son premier essai : au sein de la Diaspora, on scrivait beaucoup ; pour donner des nouvelles, pour faire du commerce, pour le plaisir de scrire. Mais ctaient des lettres profanes, des lettres personnelles. Paul, lui, va inventer une nouvelle utilisation de la correspondance, inspire par les lettres dogma-tiques de philosophes de lAntiquit comme picure, Platon ou Cicron : la lettre prdication, la lettre dadmonestation, la lettre qui permet de soccuper distance dune communaut. Pour lui, en effet, une lettre est toujours plus que la simple ngociation faute de mieux de lloignement : elle est un vritable moyen de continuer luvre dvanglisation en cours.

    Il ne faut pas imaginer lauteur de lptre aux Romains avec sa plume ou son crayon : un bon pistolier dans lAntiquit commence par poncer son papier , en loccurrence du papyrus ou du parchemin, avec un morceau de coquillage ou un clat divoire. Le parchemin, ralis sur de la peau de bte, tait coteux : Paul utilisait le papyrus, issu du roseau du Nil. Il prend le plus grand soin cette occupation : trop rugueuse, la surface entraverait la prcision du trait, trop polie, elle empche-rait lencre de scher ; comme dans les coles modernes, le mauvais scribe fait des bavures . En-suite, il trace les lignes avec une rondelle de plomb afin dcrire bien droit. Enfin, il taille avec dlica-tesse un morceau de roseau auquel il donne une forme biseaute. Il trempe son instrument tout neuf dans de lencre dorigine animale (encre de seiche) ou vgtale (charbon).

    La description de ces tches ne doit pas donner dides fausses : mme sil lui arrivait de prparer ainsi ses outils, Paul avait rarement le pouce tach dencre ou la manche lustre par le contact de la table ; il utilisait un secrtaire. En Rom. XVI, 22, ce dernier prend mme la parole : Je vous donne le bonjour dans le Seigneur, moi Tertius, qui ai crit cette lettre , signe quil entretenait une certaine familiarit avec laptre, linstar de son confrre Tiron qui travaillait chez Cicron et que lon voit quelquefois utiliser les lettres de son matre comme messagerie.

    Comment se servir du secrtaire ? Le plus simple tait de dicter syllabatim, syllabe aprs syllabe, selon lantique mthode. Cela prenait beaucoup de temps : au dbut du sicle dernier (le XXe), de savants exgtes ont calcul que la dicte de lptre aux Romains aurait pris plusieurs se-maines. Pour rassurer les impatients, on avait donc invent trs tt un systme de stnographie, la tachygraphie (ce qui veut dire criture rapide ), qui permettait de prendre en note les discours des orateurs et dont on a dcouvert de nombreux tmoignages. Paul navait donc qu parler et laisser le scribe faire son travail.

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    Il est galement possible que Paul ait des collaborateurs coauteurs qui il donnait un canevas gnral : ceux-ci avaient charge de rdiger le dtail de la lettre, que Paul pouvait (ou non) rviser. Car, contrairement ce que lon croit, se corriger ntait pas difficile. Les Anciens ne gra-vaient pas tout dans la pierre et connaissaient le brouillon : une tablette de cire meuble sur laquelle on crivait avec un stylet et quil suffisait de lisser pour rutiliser. Ils connaissaient galement leffaceur : une bonne ponge diluait lencre quand elle ntait pas sche, tandis quune pierre ponce astucieuse-ment utilise permettait de gratter les erreurs pour les faire disparatre.

    Vraisemblablement Paul laissait ses assistants le soin de rdiger certains passages. Il les associait la rdaction gnrale comme la majorit des adresses le prouvent, qui prsentent les lettres comme des ouvrages collectifs. Aprs tout, lun ou lautre de ses assistants connaissait la situation de la communaut mieux que laptre lui-mme, soit quil en ft issu, soit quil lait visite de manire plus rcente.

    Une fois la lettre rdige, il fallait lenvoyer. Un Juif obscur comme Paul ne pouvait profiter de la poste impriale, le cursus publicus, mise en place par Auguste ; elle tait rserve au courrier officiel ; il ntait pas assez riche pour avoir des tabelarii, des esclaves coursiers. Il sarrangeait donc des voyageurs en partance : commerants empruntant une route maritime, passagers divers, amis ou relations.

    Lorsque ses communauts eurent pris de lampleur, il pouvait utiliser ses propres troupes pour porter le courrier : Tite, Timothe, Tychique furent leur tour commissionns. La lettre joue alors un rle tout fait diffrent : elle ne sert pas pallier labsence puisque le commissionnaire a tout loisir den expliquer le contenu de vive voix et mme de rajouter les dernires nouvelles du quartier gnral de laptre. Elle fonctionne plutt comme un substitut de ltre absent, une voix de papyrus que lon fait rsonner dans la lecture.

    Vraisemblablement, la lettre tait conue pour sincarner dans les responsables de la com-munaut : elles sont rarement adresses un individu en particulier, ce qui suppose quelles devaient faire lobjet dune lecture publique. considrer la profondeur thologique de certaines lettres, elles taient trs probablement commentes, par les porteurs, sils taient de lentourage de Paul et sils navaient pas dj quitt la ville, par les chefs de la communaut dans les autres cas. Les avoir conser-ves rvle galement quelles taient considres comme des instruments prcieux dans la catchse au point quelles mritassent dtre recopies : elles durent trs tt avoir un usage liturgique.

    ptre ou lettre ?

    En 1895, lexgte protestant Adolphe DEISSMANN voulut faire la distinction entre lettre, courrier personnel adress quelquun et ptre, procd littraire utilisant la forme de la lettre mais visant un large public. Ainsi le fameux article Jaccuse dmile Zola dfendant Alfred Dreyfus serait-il plutt une ptre, quoiquil sannonce comme lettre ouverte au Prsident de la Rpublique . On ne fait aujourdhui plus la distinction en ce qui concerne Paul : ses crits sont la fois des ptres puisquelles taient adresses une communaut, et des lettres, puisque certaines, rglementant des points particuliers de la vie communautaire, avaient un usage priv.

    La Premire ptre aux Thessaloniciens

    Fonde en 316 av. J.-C. par Cassandre, un parent dAlexandre le Grand, la ville de Thessa-lonique fut conquise par Rome en 167 av. J.-C. et tablie capitale de la province de Macdoine en 146 av. J.-C. Ds lors, sa prosprit ne cessa de stendre, accrue par le passage de la via Egnatia lune des artres du systme routier de lEmpire romain : lpoque de Paul, ctait une cit trs active, o le tissage des tentes et des tapis tait florissant.

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    Paul, si lon en croit sa lettre, avait plutt recrut dans le proltariat urbain : dans un pas-sage de sa lettre, en effet, il incite tout le monde travailler de ses mains (I Thess. IV, 11), ce qui tait une activit plutt honteuse aux classes leves de la socit qui pouvaient se permettre de ne pas travailler du tout et de se consacrer lotium, le loisir. Ltymologie le dit bien : le negotium, le ngoce, saffiche comme le contraire de lotium, le loisir lettr. Or, linstar de toute la population la-borieuse de la ville, les nouvelles recrues avaient vou un culte tout particulier Cabirus, un jeune homme tu par ses frres qui devait revenir pour aider les faibles de la cit. La prdication de Paul trouvait le terrain prpar : rsurrection, salut pour tous, promesse dune amlioration pour lavenir, tous les thmes de la religion chrtienne avaient dj leur semblable chez Cabirus.

    Mais un danger redoutable risquait de compromettre le succs de lvanglisation, celui de limpatience. Si les humbles de Thessalonique savraient prts suivre le Christ plutt que Cabirus, ctait dans lesprance damliorer leur quotidien. Ils taient ports croire que la situation nouvelle tait dj acquise, que les promesses taient dj accomplies.

    Or prcisment, comme le mentionne Paul dans le courant de lptre, les difficults et la violence ne cessent pas, les promesses paraissent ne pas se raliser. Des perscutions semblent mme avoir t dclenches contre le petit peuple de Thessalonique. La correspondance avec les Thessaloni-ciens entend prvenir le risque de dcouragement et dabandon du christianisme. La lettre est conue comme un remde contre limpatience.

    La recherche rcente sur la correspondance avec Thessalonique a montr que lactuelle pre-mire lettre tait peut-tre un amalgame de deux billets : la lettre A (I Thess. II, 13 - IV, 2) et la lettre B (I Thess. I, 1 - II, 12 & IV, 3 - V, 28), envoyes coup sur coup dans lanne 50, sans doute la rception de nouvelles. Des messages parvenaient en effet laptre directement depuis Thessalo-nique, situe quinze jours de marche (une semaine en bateau) de Corinthe o il rsidait. La Seconde ptre aux Thessaloniciens, de lavis de la majorit des critiques, ne serait pas authentique : elle aurait simplement t attribue Paul.

    C o n t r e l i m p a t i e n c e f a c e a u x p r e u v e s : l a l e t t r e A ( I T h e s s . I I , 1 3 - I V , 2 ) .

    La lettre A est une sorte de missive rapide dans laquelle Paul exprime un profond soulage-ment davoir appris que les Thessaloniciens ont bien rsist une perscution dont lhistoire na pas conserv trace.

    Nous avons envoy Timothe, notre frre et le ministre de Dieu dans lvan-gile du Christ pour vous fortifier et vous rconforter dans votre foi afin que personne ne se sente perturb dans cette preuve : vous savez bien vous-mmes que cest notre lot. Quand nous tions chez vous, nous vous prdisions que nous aurions souffrir des preuves : voil ce qui est arriv, comme vous le savez. Cest la raison pour laquelle, ny tenant plus, je lai envoy pour quil minforme de votre foi, de peur que le Tentateur ne vous ait tents et rende inutile notre travail. Mais maintenant que Timothe nous est reve-nu de chez vous en annonant votre foi et votre amour, ainsi que le bon souvenir que vous aviez de nous vous dsirez mme nous voir ; cest galement notre vu le plus cher , nous avons t soulags votre sujet, mes frres, malgr nos angoisses et nos preuves. Oui, maintenant nous revivons, puisque vous demeurez fermes dans le Sei-gneur. (I Thess. III, 2-8.)

    Pourquoi ce bruyant apaisement ? Les premiers versets apportent la rponse : la vritable mission de Timothe nest pas de tranquilliser les Thessaloniciens dans une quelconque frayeur mais

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    de vrifier leur foi. Le pril ne provient pas de leur lchet : ce sont des gens rudes, habitus la souffrance et la perscution. Paul craint plutt que les perscutions, quil nomme preuves et angoisses , et dont nous ne connaissons rien, ne les fasse douter de leur foi, ne les perturbe dans leur espoir lgitime en un avenir meilleur. Aussi prend-il soin de leur rappeler ses prdic-tions pessimistes je vous ai aussi promis les blessures et les larmes, leur redit-il et de mettre un nom sur leur hsitation : Satan, le Tentateur. Le combat pour la foi nest pas seulement politique : il a une dimension eschatologique.

    La leon de ce petit billet aux Thessaloniciens : la conversion personnelle ne change pas le monde dans lequel les Thessaloniciens vivent. Le danger qui menace la jeune glise sapparente ce-lui qui se dresse devant les jeunes communauts dont les membres font ensemble une forte exprience de paix et de scurit : lirnisme, la volont de voir la paix luvre dans le monde mme quand elle ne lest pas. La dception peut faire vaciller lengagement premier et Paul sen mfie : avec un prag-matisme non dnu dune certaine amertume, il rappelle ce quil avait annonc, se souvenant de la pa-role de son matre Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (Matthieu X, 16).

    C o n t r e l i m p a t i e n c e d t r e s a u v : l a l e t t r e B

    Le second cueil contre lequel les Thessaloniciens risquent de donner procde galement de lenthousiasme du nophyte : anticiper les temps derniers de la venue du Seigneur (la Parousie ) et se poser de fausses questions sur ce qui va se passer.

    Cette erreur provient dune croyance rpandue dans le christianisme qui annonait que le Christ reviendrait dans un temps trs proche. On en trouve un cho dans les synoptiques qui citent une phrase de Jsus apparemment sans ambigut : Oui, oui, je vous le dis, cette gnration ne pas-sera pas que tout cela [la Parousie] ne soit arriv (Matthieu XXIV, 34 = Marc XIII, 30 = Luc XXI, 32). Manifestement, cette esprance avait fait long feu au temps, plus tardif, de la rdaction de lvan-gile de Jean, qui sen mfie. Parlant dun chrtien dont on pensait quil ne mourrait pas sans voir le re-tour du Christ, il corrige : Le bruit se rpandit alors chez les frres que ce disciple ne mourrait pas. Or Jsus navait pas dit : Il ne mourra pas, mais : [il ne mourra pas] si je veux quil demeure jus-qu ce que je vienne. (Jean XXI, 23).

    Ce que Paul combat, quant lui, ce sont les plans sur le futur, les soi-disant renseignements que certains colportent sur la suite des temps, qui ne servent qu semer le trouble dans les esprits ; en particulier, le sort rserv ceux qui sont morts avant la venue de la Parousie. Les rumeurs allaient bon train : pauvre homme, non seulement il na pas eu de chance de mourir si jeune, mais en plus, vous savez, il ne verra jamais le Christ, car seuls les vivants le pourront. Et qui vous dit que vous-mme vous vivrez jusque l ? Paul rpond de manire trs nette :

    Nous vous dclarons, daprs ce qua dit le Seigneur, que nous qui serons vivants et qui serons encore l son avnement, nous ne prcderons point ceux qui se-ront endormis. Car, sur lordre du Seigneur, la voix de larchange et au son de la trom-pette de Dieu, le Seigneur lui-mme descendra du ciel, et ceux qui seront morts en Christ ressusciteront dabord. Puis, nous autres, qui serons vivants et qui demeurerons, nous se-rons emports avec eux dans les nues, la rencontre du Seigneur dans les airs. (I Thess. IV, 15-17.)

    La rponse est claire : les morts chrtiens ceux qui sont morts en Christ , selon lex-pression quaffectionne laptre ressusciteront et les vivants leur feront cortge jusquau ciel, la rencontre du Seigneur. Il ny a pas sinquiter ce propos.

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    Pour dcourager les fauteurs de troubles, on le voit, Paul utilise de grands moyens. Il se r-fre directement lenseignement du Christ, la parole du Seigneur. Une telle parole est inconnue mme si des chos possibles existent dans les vangiles7 : peut-tre est-elle issue des enseignements qui ne nous sont pas parvenus, moins quelle ne nous arrive dune rvlation prive accorde Paul.

    Le langage que Paul adopte permet de se faire une ide de sa premire prdication. Pour parler aux Thessaloniciens, il puise dans une double tradition. La venue du Christ est dcrite comme laccueil des souverains hellnistiques dans les villes : la population dans son entier part sa ren-contre et laccompagne triomphalement pour son entre dans la ville. Les images adoptes, quant elles, proviennent des apocalypses juives, ces rcits trs lus lpoque de Jsus qui dcrivent la fin des temps grand renfort de trompettes, dclairs, de nues, dtres fabuleux. Le style de cette pre-mire prdication est extrmement imag : les discours de Paul devaient tre frappants, sensibles et encore imprgns des influences pharisiennes et des traditions populaires. Par la suite, les ides de laptre se prciseront tandis que limagerie saffaiblira.

    Lpisode se conclut sur une parole pleine de bon sens : Pour ce qui est du temps et de l-heure, vous navez pas besoin, mes frres, quon vous lcrive (I Thess. V, 1). De nouveau, Paul prche la modration et bannit la vaine inquitude sur le futur, au profit dune saine attitude tourne vers le prsent et ses ralits.

    C o n t r e l i m p a t i e n c e d e l a v i e p a r f a i t e : l a l e t t r e B , d e r e -c h e f

    Dernire menace pour la foi : croire que lessentiel du chemin est derrire puisque, de toute faon, luvre de salut du Christ est en marche. Sans doute, dans cette jeune communaut populaire, les murs se relchent-elles. Une fois le baptme reu, que faut-il de plus pour tre sauv ?

    Paul monte de nouveau au crneau et consacre une grande partie de ses deux lettres des exhortations morales. Il commande de pratiquer la loi de lamour, de ne pas se relcher dans la prire.

    Mais vous mes frres, vous ntes pas dans lobscurit [vous nignorez pas quil va y avoir un jugement], de sorte que ce jour ne vous surprendra pas comme un vo-leur ; en effet, vous tes tous fils de la lumire et fils du jour : nous ne sommes ni de la nuit, ni de lobscurit. Eh bien ! ne dormons pas comme les autres, veillons et soyons sobres. Car ceux qui dorment, dorment la nuit et ceux qui sont ivres sont ivres la nuit. Nous qui sommes du jour, nous sommes sobres, revtus de la cuirasse de la foi et de la charit et coiffs du casque de lesprance du salut. (I Thess. V, 4-8.)

    Ce court passage donne une petite ide des exhortations morales de laptre. Les mta-phores senchanent : les tnbres reprsentent les forces mauvaises et la lumire les forces positives, le voleur symbolise la venue par surprise mtaphore importante car elle semble remonter directe-ment au Christ (voir Matthieu XXIV, 43 et Luc 12, 39 ; la mtaphore est reprise en II Pierre 3, 10 et dans lApocalypse 3, 3 et 16, 15). Le sommeil et la veille recouvrent la tideur de la foi et lattache-ment au Christ, linstar de la sobrit et de livrognerie. La mtaphore militaire, enfin, exprime la force du chrtien. Pour la premire fois samorce la triade quinvente laptre la foi, lesprance et la charit que la thologie chrtienne rigera en vertus cardinales.

    7 Voir par exemple Matth. XVI, 27 ; XXIV, 30 et XXVI, 64.

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  • Rgis BURNET, Paul bretteur de lvangile, http://regis.burnet.free.fr

    L a p p r e n t i s s a g e d u m t i e r d a p t r e .

    Pour la premire fois, la voix de Paul slve : sur quel ton parle-t-elle ? Dans cette lettre, inaugurale pour le lecteur8, Paul apparat un peu comme un proslyte enthousiaste qui ralise les ex-cs de sa prdication et mesure la puissance de sa parole : dans son allgresse proclamer un Sauveur dj luvre en notre monde, laptre a mal peru les malentendus et les mprises quil engendrait. Il se rend compte, sans doute avec la pointe dinquitude qui sous-tend la vivacit de ses exhortations, que son discours a une porte, que ses mots dpassent parfois sa pense. Il prchait la libration des chrtiens, et voil que les Thessaloniciens comprennent le relchement des murs, il annonait la ve-nue du Seigneur, et ils sinterrogent sur les dtails techniques, il disait paix, et ils entendaient scurit, il senthousiasmait et ils raisonnaient.

    Ds le premier crit conserv, il fait montre de sa plus extraordinaire qualit : sa capacit pr