pathos et sacralité chez pasolini

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PATHOS ET SACRALITÉ CHEZ PASOLINI D'Accattone à Salò ou les 120 journées de Sodome La recherche du sacré Pasolini a souvent interprété son intérêt pour le sacré en termes idéologiques, comme un dégoût pour la rationalité bourgeoise, dont la conscience pragmatique appauvrit le monde, qu'elle désenchante et soumet à une vision étroitement utilitariste. Ayant perdu le sens du sacré, la société moderne le remplace par une idéologie « du bien-être et du pouvoir » 1 ; c’est une civilisation du « bon sens, de la prévoyance et de l'avenir » 2 . Cette nostalgie du sacré ne va pas sans dangers obscurantistes et Pasolini sait bien qu'en idéalisant une sacralité archaïque, il ne renvoie peut-être qu'à une origine mythique 3 , mais il passe outre, voyant dans cette nostalgie « l'expression d'un refus, d'une angoisse devant la véritable décadence issue du binôme Raison/Pragma, divinité bifrons de la bourgeoisie » 4 . Que la bourgeoisie non seulement ait perdu le sens du sacré, mais encore soit essentiellement incompatible avec lui, c'est ce que démontre Théorème à partir de l'hypothèse suivante : supposons qu'un dieu fasse irruption dans le quotidien aliéné d'une famille bourgeoise, qu'arriverait-il sinon la destruction de celle-ci, en tant que famille, en tant qu'ensemble de valeurs et de croyances idéologiques, en tant qu'unité de production enfin ? Elle abandonnerait tout ce qui fait, selon Pasolini, l'esprit bourgeois : respectabilité et ordre, balayés par le scandale sexuel ; rationalité, ébranlée par la passion et l'interrogation spirituelle ; logique utilitariste, débordée par 1 . Voir les Entretiens avec Jean Duflot, Paris, Belfond, 1970. 2 . Ibid. 3 . « Je me rends compte que la nostalgie que j'ai du sacré idéalisé et qui n'a peut-être jamais existé – du fait que le sacré a toujours fait l'objet d'une institutionnalisation, par exemple au début avec les chamanes, puis les prêtres – que cette nostalgie a quelque chose d'erroné, d'irrationnel et de traditionaliste. » Ibid. 4 . Ibid. Chroniques italiennes web 12 (4/2007)

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par V. Taquin.

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  • PATHOS ET SACRALIT CHEZ PASOLINI D'Accattone Sal ou les 120 journes de Sodome La recherche du sacr Pasolini a souvent interprt son intrt pour le sacr en termes idologiques, comme un dgot pour la rationalit bourgeoise, dont la conscience pragmatique appauvrit le monde, qu'elle dsenchante et soumet une vision troitement utilitariste. Ayant perdu le sens du sacr, la socit moderne le remplace par une idologie du bien-tre et du pouvoir 1 ; cest une civilisation du bon sens, de la prvoyance et de l'avenir 2. Cette nostalgie du sacr ne va pas sans dangers obscurantistes et Pasolini sait bien qu'en idalisant une sacralit archaque, il ne renvoie peut-tre qu' une origine mythique3, mais il passe outre, voyant dans cette nostalgie l'expression d'un refus, d'une angoisse devant la vritable dcadence issue du binme Raison/Pragma, divinit bifrons de la bourgeoisie 4. Que la bourgeoisie non seulement ait perdu le sens du sacr, mais encore soit essentiellement incompatible avec lui, c'est ce que dmontre Thorme partir de l'hypothse suivante : supposons qu'un dieu fasse irruption dans le quotidien alin d'une famille bourgeoise, qu'arriverait-il sinon la destruction de celle-ci, en tant que famille, en tant qu'ensemble de valeurs et de croyances idologiques, en tant qu'unit de production enfin ? Elle abandonnerait tout ce qui fait, selon Pasolini, l'esprit bourgeois : respectabilit et ordre, balays par le scandale sexuel ; rationalit, branle par la passion et l'interrogation spirituelle ; logique utilitariste, dborde par 1. Voir les Entretiens avec Jean Duflot, Paris, Belfond, 1970. 2. Ibid. 3. Je me rends compte que la nostalgie que j'ai du sacr idalis et qui n'a peut-tre jamais exist du fait que le sacr a toujours fait l'objet d'une institutionnalisation, par exemple au dbut avec les chamanes, puis les prtres que cette nostalgie a quelque chose d'erron, d'irrationnel et de traditionaliste. Ibid. 4. Ibid.

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    la jouissance et la perte ; et enfin, quintessence de l'esprit bourgeois, un sens de la possession ancr dans un moi qui s'appartient. Corrlativement, le sens populaire du sacr a les faveurs de Pasolini (ainsi par exemple, la servante de Thorme est-elle la seule comprendre spontanment le message de la visitation divine), le sous-proltariat urbain ou rural tant ses yeux le dernier bastion de la ferveur religieuse et de l'authenticit archaque5. Nanmoins le christianisme populaire de l'Italie contemporaine (Accattone, Mamma Roma, Thorme) n'est qu'un cas parmi d'autres, et l'univers paen d'dipe, de Mde, de Porcherie, ou les religions des pays du Tiers monde, lieux de la barbarie contemporaine dans lesquels il choisit de tourner les fictions recules dans le temps, ne l'intressent pas moins que le christianisme. Par ailleurs, lorsque Pasolini met en valeur le christianisme populaire, il le paganise allgrement, arguant au besoin d'une rsistance des mentalits paysannes aux lments distinctifs du christianisme. Par exemple, crit-il, dans l'univers paysan le Christ a t assimil l'un des mille Adonis et des mille Proserpines existants qui ignoraient le temps rel, c'est--dire l'histoire. Le temps des dieux agricoles semblables au Christ tait un temps sacr ou liturgique dont comptait le caractre cyclique, l'ternel retour , et les mentalits paysannes n'ont pas t pntres par l'orthodoxie chrtienne du temps historique unilinaire6. Ce gauchissement rvlateur n'est qu'un exemple parmi d'autres de l'orientation paenne que Pasolini imprime la religion chrtienne. Et mme s'il est vrai que Pasolini mnage les quivoques, refusant par exemple de dire si le visiteur de Thorme est Jhovah ou Dionysos, on est pourtant fond parler de paganisme dans la mesure o le sens du sacr n'est jamais tourn vers un autre monde, mais vers la sanctification de celui-ci et l'approbation de la vie terrestre. La qute du sacr est, en effet, d'abord la recherche d'un autre rapport au rel : la foi, parce qu'elle donne le pouvoir de croire ce monde-ci (et le sens thique de l'esthtique pasolinienne rside dans ce combat avec le dsespoir) ; la ferveur aussi, c'est--dire l'expression d'un amour pour la ralit qui est indissolublement passion et foi. L'art pasolinien est le produit d'un amour hallucin, enfantin et pragmatique pour la ralit. Religieux

    5. Fabien S Grard, Pasolini ou le mythe de la barbarie, Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1981. 6. Pier Paolo Pasolini, crits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, coll. Champs , article du 6 octobre 1974.

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    dans la mesure o il fusionne en quelque sorte par analogie avec une sorte d'immense ftichisme sexuel. Le monde ne parat tre [ses] yeux qu'un ensemble de pres et de mres, pour qui [il] prouve un transport total, fait de respect et de vnration, et du besoin de violer ce respect travers des dsacralisations, fussent-elles violentes et scandaleuses7 . Si comme nous le pensons la religion de Pasolini est bien une religion du rel et une ferveur paenne, la sacralita tecnica charge de l'inscrire stylistiquement conservera un rapport troit avec le ralisme, c'est--dire, sinon avec un ralisme de la description sociale ou de la transparence, du moins avec un cinma pratiqu comme capture du rel. Ide qui se vrifie si on examine les deux axes majeurs de la sacralit technique, l'idoltrie et la dfamiliarisation du rel. Sacraliser, c'est d'abord vnrer, magnifier, ftichiser, idoltrer, mais chez Pasolini la ftichisation idoltre s'accompagne toujours d'une recherche de l' authenticit directe . Ds les premiers films, Accattone et Mamma Roma, trs marqus par le noralisme, une figuration hiratique nave se combine avec le style direct du documentaire (et, bien sr, une thmatique sociale). Dans L'vangile selon Saint Matthieu, Pasolini poursuit dans cette voie en instaurant une tension vivifiante entre la composition picturale du plan et l'esthtique du documentaire pris sur le vif : cest ainsi quentrent en contraste dans les premires squences la sacralisation plastique des figures celle de Marie dont le visage l'ovale pur est mis en valeur par l'arc de son voile qui s'inscrit son tour dans l'arc d'une vote ; celle de l'archange au visage boticellien et le style direct la mobilit dsordonne, turbulente, de la camra porte qui suit Joseph travers champs. De mme, Pasolini multiplie les vues isoles, poses et ftichises, du Christ, mais il dcape l'imagerie sulpicienne en s'attachant la ralit non apprte de la pauvret8 , aux visages pres et burins, et en captant le naturel des enfants. La sacralit technique ne doit pas se figer en beaut plastique acadmique et cest la composante cinma direct qui prvient ce danger auquel s'expose le cinaste en multipliant les rfrences picturales dans ce film. On peut aussi citer, comme russites exemplaires dans cet esprit, le cas 7. Pier Paolo Pasolini, LExprience hrtique, Paris, Payot, 1976. 8. Dominique Noguez, Le cinma autrement, Paris, Christian Bourgois, 1977, coll. 10-18 .

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    de Mde, tragdie filme comme un documentaire ethnologique (squences des rites) et dipe Roi, tragdie filme, comme l'a montr Dominique Noguez9, dans le style du cinma le plus direct, plein de bavures et d'imperfections volontaires . De plus, que le sacr se prsente dans une figuration hiratique nave, dans les fastes barbares du rite ou dans la splendeur sauvage de la nature (soleil, dserts, volcans), Pasolini tend toujours s'carter d'une reprsentation trop raffine ou trop civilise, pour en revenir lide particulire quil se fait du sacr comme renvoyant une ralit originaire, c'est--dire, selon les cas, pure, sauvage, nave-native, primitive. F. Grard10 a remarqu la raideur austre et fascinante des personnages d'Accattone, leur fixit romane, les panoramiques symtriques et solennels, mais aussi, point sur lequel il convient d'insister, la frontalit dominante du point de vue. Egalement trs marqu par la frontalit, Mamma Roma offre lcho de ce mme hiratisme inspir par les peintres primitifs italiens11. On pense, bien sr, la Cne du mariage du souteneur, mais surtout aux trs nombreux plans o Pasolini prend de face un personnage qu'il isole au centre. D'autres procds s'ajoutent la frontalit pour isoler le personnage : le traitement pictural du fond, l'aplanissement de l'espace rduit aux dimensions d'un tableau, le contre-jour qui dcolle le personnage de son espace, voire mme une utilisation trs particulire du plan-squence qui, comme l'a bien vu Jol Magny12, diffre profondment de sa pratique noraliste : lorsque Mamma Roma fait le trottoir, de longs travellings la suivent dans sa marche (elle est prise de face), tandis qu'elle raconte sa vie qui veut bien l'entendre ; amis ou clients entrent dans le champ ou bien en sortent, mettant constamment en vidence les limites de la scne o monologue Mamma Roma, plaque sur un fond noir. La propension de Pasolini isoler l'objet pour le ftichiser et ne pas tolrer le flux continu de la ralit, va donc si loin qu'il en dtourne la figure noraliste du plan-squence, normalement au service d'une description globale du rel. Ce type de plan produit aussi une confrontation grave avec l'tre saisi dans la simplicit de sa prsence, parfois dans sa solitude et son dnuement

    9. Dominique Noguez, op.cit. 10. Fabien S. Grard, op.cit. 11. Voir le texte de 1962 (reproduit dans le numro spcial des Cahiers du cinma sur Pasolini, 1981) o Pasolini voque ses modles picturaux. 12. Jol Magny in tudes cinmatographiques, n 109-111, 1976.

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    rigoureux sous un regard implacable. Comme Pasolini l'a dit lui-mme, la simplicit n'est pas seulement la consquence d'une mconnaissance de la technique cinmatographique (on sait que Pasolini a tourn Accattone en en ignorant l'essentiel) : c'est [sa] manire de voir la ralit comme une apparition sacrale. Et la sacralit, c'est trs simple13 . En second lieu, sacraliser c'est rendre la ralit au sacr, manifester la prsence du sacr au sein du rel. Encore que trs efficace sur le plan pathtique, le procd qui consiste doubler le plan profane d'une fiction raliste par un plan mythique, sacr et spirituel, qui l'interprte et le transfigure, (par exemple dans Mamma Roma, la mtaphore christique interprte le destin d'Ettore Garofalo et la musique de Vivaldi le transfigure), ce procd, donc, ne dit pas l'essentiel de la manire pasolinienne. Utilis seul, il n'aboutirait qu' une lourde construction parabolique et ne mettrait pas en vidence une relation intrinsque entre sacr et ralit, il instaurerait plutt cette relation comme le paralllisme de deux plans ou la hirarchie de deux niveaux. Caractristique est, en revanche, la faon dont Pasolini dfamiliarise l'objet pour rendre sensible le mystre de sa prsence et de son tre. Pour rendre sensible la prsence elle-mme, il faut en quelque sorte dnaturer la nature, c'est--dire produire une reprsentation qui n'oublie pas qu'tre n'est pas naturel, qu'tre ne va pas de soi. Faire apparatre un objet comme un engin o le sacr [est] en imminence d'explosion14 , c'est, sans l'entourer de pompes ornementales, attirer l'attention sur son unicit et le mystre de son tre-l. A la question tre est-il naturel ? , Pasolini rpond dans l'Exprience hrtique : non [...], c'est quelque chose de prodigieux, mystrieux, et la limite absolument non-naturel : de l dcoule la ncessit de couper le flux et la globalit du rel dans lequel l'tre est pris, disparaissant derrire les relations pratiques o il est engag. Voil pourquoi , dit Pasolini, j'vite le plan-squence : parce qu'il est naturaliste, et donc... naturel. Mon amour ftichiste pour les choses du monde m'empche de les considrer comme naturelles. Ou il les consacre ou il les dsacralise avec violence, une par une : il ne les lie pas dans un juste flux, il n'accepte pas ce flux. Mais il les isole et les idoltre plus ou moins intensment, une par une15 . Cet isolement peut passer comme nous l'avons 13. Cinastes de notre temps, 1966, texte reproduit dans les Cahiers du cinma, 1981. 14. Pier Paolo Pasolini cit par Alain Bergala dans les Cahiers du cinma, 1981. 15. Ibid. p. 201.

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    vu, par la frontalit, par d'autres procds plastiques qui dcollent la figure de son espace, par le gros plan bien sr, mais plus gnralement par la discontinuit. Ainsi dans Mde o ne dominent ni le gros plan ni la frontalit, le montage discontinu fait des plans des fragments autonomes d'expression. Chaque plan isole un tre ou l'un de ses aspects dans lespace propre qui est comme son aura ou sa vibration singulire, et dans une posture telle que son tre ne soit pas effac par son insertion dans un espace pratique neutralisant16. Le refus des raccords liants (de regard ou de mouvement), la multiplication des raccords heurts, voire des faux raccords, n'a pas pour but de dynamiser la succession, mais d'augmenter la force motionnelle de chaque plan : chaque partie d'espace rayonne de faon autonome, structure par l'tre qui l'occupe, et non pas subordonne une globalit. L'espace n'est donc pas le milieu neutre, homogne, lieu commun des personnages et des vnements dans lequel circule une camra comme une fentre ouverte sur le monde prexistant, c'est un espace fragment, devenu incommensurable dans ses parties, et subordonn au plan conu comme plan d'expression d'un tre. L'tre dans son apparition sacrale, isol dans son tranget propre, ne nous est pas naturellement acquis dans sa familiarit, mais plutt donn au-del de son inassimilable diffrence, dans son idiosyncrasie. On rejoint ici le thme cher Pasolini de l'idiolecte de la ralit : pour Pasolini, le cinma a pour vocation de rvler l'essence expressive de la ralit17. Toute ralit est langage et le monde n'est qu'un monologue de l'existence au sujet d'elle-mme, notre langage premier et pur tant celui de notre prsence mme, ralit dans la ralit. Le cinma, parce qu'il enregistre au lieu de reprsenter par la mdiation de conventions, est le mieux mme de russir dans cette tche que Pasolini assigne l'art : rendre le monde son innocence de pome , faire entendre le langage adamique de la ralit, accomplir la tendance originaire de la vie vers 16. Finalement, hiratisme et discontinuit ont la mme fonction: le hiratisme arrte le mouvement dans lequel l'objet est engag pour faire apparatre, au-del des relations pratiques qu'il entretient avec le monde, ce qu'il est (sa singularit et sa beaut), le fait qu'il est (le mystre de son tre-l), et le rayonnement expressif qui l'entoure. Cependant, le regard de Pasolini reste rapide et ne s'abme pas dans une longue dure contemplative, il saute d'une vue l'autre ds que l'accentuation ncessaire a t marque (voir par exemple dans L'vangile la moisson de visages pris dans la foule et l'accumulation des aspects du visage du Christ prdicateur). 17. P.P.Pasolini, L'Exprience hrtique, op.cit.

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    l'expression : la vie conue comme accomplissement, comme tendance dsespre incertaine et continuellement en qute de supports, prtextes et relations, la recherche de sa perfection expressive 18. La sacralisation technique rejoint alors ici le ralisme dans un sens bien particulier, visant l'piphanie du rel. Instaurer une fascination devant l'objet ne consiste donc pas seulement admirer la beaut de son image ou vnrer l'idole du rel, c'est aussi, comme l'crit A.-M. Boyer19 recueillir une essence vitale vanescente et utiliser le cinma comme dispositif permettant de provoquer l'expression du rel20. Dans Mde, le style cinmatographique de Pasolini contrarie le mouvement de dsacralisation racont dans la fiction : en effet l'histoire de Mde est celle d'une perte catastrophique du sens primitif du sacr. La prtresse barbare subit une acculturation au contact de Jason et des Argonautes, reprsentants du pragmatisme et de la rationalit technique de la Grce moderne - tmoin la trs belle squence o Mde, seule sur une vaste tendue de terre craquele, dserte par le sacr, appelle dsesprment les divinits naturelles avec lesquelles elle ne communique plus. Au contraire la mise en scne pasolinienne sacralise le monde, avant mme que le sacr ne fasse retour, dans la fiction, sous la forme maudite du meurtre rituel et de l'assassinat par envotement. Le cinma de posie retrouve, selon Pasolini les qualits irrgulires, agressives, barbares, d'une langue archaque libre de la tutelle du logos. La qualification filmique des objets dcle l'me des choses, elle peuple le monde de prsences sensibles. C'est l une proprit essentielle de la vision cinmatographique, ds longtemps reconnue par Epstein, que cet animisme. L'analyse d'Epstein met surtout en valeur l'animisme du gros plan qui, parce qu'il abstrait les choses de leur contexte et les dconnecte, leur confre une vie autonome et une puissance mystrieuse, mais on pourrait tendre cette proprit au style discontinu de Pasolini. Sacraliser est donc aussi enchanter nouveau le monde profan par la domination exclusive du logos, et particulirement plonger le spectateur dans le monde magique de l'motion dcrit par Sartre,

    18. Ibid. 19. A.M. Boyer, Pasolini qui tes-vous ?, .cit. 20. Aussi faut-il notre avis nuancer l'affirmation d'A. Bergala selon laquelle le cinma de Pasolini serait un art de la conscration, et non, comme celui de Rossellini, de la rvlation. Cf. Cahiers du cinma, 1981.

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    monde dans lequel les choses semblent agir distance, au mpris des mdiations pratiques, du seul fait de l'intensit qui mane d'elles. Le pathos comme dehors Les personnages tragiques de Pasolini sont anims par une force passionnelle conue comme principe d'extriorit du sujet lui-mme : une force semble agir du dehors, qui mne le sujet jusqu'aux limites o il s'effondre comme sujet plein, matre de soi et autosuffisant, rationnel, conscient, volontaire. Le dehors dsigne aussi bien l'extriorit d'une croyance21 par rapport la pense rationnelle, que l'extriorit du dsir par rapport la conscience volontaire, selon les deux centres d'intrt de l'uvre pasolinienne, le religieux et la passion destructrice. Thorme figure l'extriorit de la croyance non seulement par son symbolisme du dsert, mais encore par sa construction mme, dont on peut dire avec G. Deleuze22 qu'elle tient plus encore du problme que du thorme. En effet, la dduction thormatique qui dmontre ironiquement une thse idologique (la bourgeoisie a perdu le sens du sacr, est essentiellement incompatible avec lui) est double par une dduction problmatique qui conduit sublimement la pense vers un dehors, une inconnue mtaphysique, l'nigme d'un impens ou plutt le mystre d'un impensable : linconnue de la foi et le mystre de la visitation divine auxquels renvoient les diffrents cas des cinq personnages, comme autant de figures dans un problme de sections coniques. Quant l'extriorit du dsir, dipe Roi la figure exemplairement, puisque, dans cette uvre o la version psychanalytique et la version mythologique du thme se contaminent mutuellement, la fatalit qui mne dipe est l'autre nom d'un dsir maintenu hors du champ de la conscience. Le principe semble agir de l'extrieur comme le hasard ou la volont des dieux, alors qu'il existe en dipe lui-mme, mais la manire d'un abme central. Thorme met en lumire un autre aspect de la question : le pathos qui frappe les habitants de la maison bourgeoise provoque une dfaillance de la personne, il foudroie la personne en tant que telle. Les scnes de sduction soulignent la ruine du moi dans le dsir, la reddition 21. L'expression est emprunte G. Deleuze (LImage-temps, Minuit, 1985, p. 228). 22. Loc. cit.

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    sans condition de toute dignit, sous l'effet du charme de l'hte qui opre par grce, immdiatement et involontairement : impudeur animale de la servante, honte du jeune homme et de la mre, abandon du pre. Il revient au pre d'expliciter le sens de ce motif : la conduite d'abandon dans le dsir est scandaleuse pour l'esprit de possession bourgeois, ancr comme on l'a dit dans un moi qui se possde et garde sa pudeur. La honte du malade qui s'abandonne au jeune homme comme Ivan Illitch au jeune paysan Gurassime, la honte de l'homosexualit et la perte d'identit, l'preuve de la mise nu avec ce dshabillage en gare de Milan, sont autant de signes d'une violence faite par Dieu sa crature, qu'il offre la rise de tous, dans l'garement de sa recherche spirituelle. Extase rotique et extase religieuse peuvent aussi s'quivaloir, rapproches par ce trait commun : la dfaillance de la personne dans l'preuve d'un dsir suprme. Les personnages comprennent plus ou moins bien le message divin ou le sens mtaphysique de leur dsir. La servante, du fait de l'humilit de sa condition, n'a gure de mal accepter cet effondrement du moi, pas plus qu'elle n'a de difficult donner un sens son exprience, immdiatement ressaisie dans la culture catholique de son milieu social. Ensuite vient le deuxime niveau, celui des parents, qui ont assez de profondeur pour chercher leur dieu, ft-ce dans le dsordre et l'garement. Le film se termine sur le cri du pre, personnage le plus proche de la sainte et avatar de l'aptre Paul dans le dsert. La mre quant elle cherche son dieu comme une pcheresse, mais le sens de ses errements est bien religieux : c'est la raison pour laquelle elle commet un sacrilge en se donnant deux garons prs d'une glise, puis revient seule dans l'glise et cherche des yeux quelque chose vers l'autel : ce hors-champ sera immdiatement rempli au plan suivant par la lvitation de la servante, cho invers de la dchance de la mre dans la dbauche. Le dernier niveau, le plus dsesprant, est celui des enfants, plus profondment marqus que leurs parents parvenus par l'esprit bourgeois et moins capables d'abandon. La catatonie de la fille rpond l'immobilit de la sainte, mais c'en est la rplique ngative et strile, et elle reste crispe sur son poing ferm ; le fils se jette dans une cration picturale drisoire, ferm pour sa part dans une vritable crispation narcissique : son art n'est qu'un tissu de mensonges destins travestir son manque de talent et sa misre sentimentale. Un plan trs significatif le montre ainsi cach derrire le palimpseste de son uvre, l'ensemble des plaques de verre peintes et

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    superposes23. Ceci rpond au motif du dshabillage : dans tout le film, l'exprience du dsir est celle du dnuement, qui livre l'tre dans sa vulnrabilit et son authenticit premire. Le personnage de l'artiste rat, dont la cration inauthentique est un travestissement complaisant, est sans doute le plus ngatif du film, celui qui s'carte le plus du message de l'hte ; aussi est-il, dans la troisime partie24, le seul ne plus tre associ au leitmotiv du dsert. En effet, le dsert est dans Thorme, mais aussi dans L'vangile, dipe, Mde et Porcherie, l'image privilgie du dehors. Thtre des mythes antiques ou imaginaire archaque des fictions contemporaines, c'est le lieu du pathos barbare , primitif. Espace dans lequel l'homme est expos l'pret brlante de la passion, c'est une terre fervente, un vide vital et ardent25 et non pas comme dans L'Amour de Duras ou dans certains films d'Antonioni26 le lieu inerte de l'apathie neutre. D'autre part, en tant qu'espace non socialis ou non civilis, le dsert est le lieu o doit se vivre la vrit originaire de l'tre ; il impose les conditions d'une authenticit qui n'est pas seulement celle de l'homme (image dans Thorme par la nudit) mais galement celle d'une exprience authentique du rel : comme le dit le pre dans Thorme-rcit, le dsert se prsente comme la ralit dpouille de tout sinon de son essence , car le monde qu'il figure n'est plus le monde pragmatique des choses, des instruments, des actions et des mesures, mais le monde comme pure prsence o s'identifient compltement la lumire du soleil et la conscience d'tre vivant27 . Il immerge donc aussi l'homme dans le sacr, qui n'est pas l'appel d'un autre monde cleste, mais un rapport affectif immdiat avec la ralit nue. Enfin c'est l'espace sublime par excellence : sublime mathmatiquement par son immensit, l'effondrement de la mesure qui suscite l'ide d'un Tout ouvert, la forme visuelle de l'absolu28 ; sublime dynamiquement par la menace

    23. Contrairement Nietzsche, Pasolini ne conoit la cration artistique de valeur qu'en termes d'authenticit, et le masque, le travestissement, la facticit sont chez lui connots ngativement. 24. Premire partie: la sduction ; 2me partie: adieux et bilans des rencontres ; 3me partie: les transformations. 25. P.P.Pasolini, Thorme-rcit, Gallimard 1978. 26. Excluons Profession reporter et Zabriskie point de cette remarque. 27. P.P.Pasolini, Thorme-rcit, cit. 28. P.P.Pasolini, Le Monde, 12-13 octobre 1969, cit par M. Estve, in tudes cinmatographiques, n 109-110.

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    terrible qu'il reprsente ; tragique enfin au sens de Hlderlin, puisque l, l'homme marche sous l'impensable. S'il est vrai que les personnages de Pasolini sont anims par le pathos qui est un dehors, on comprend mieux l'originalit de la progression dramatique pasolinienne. Les critiques29 ont souvent t frapps par la progression heurte de l'action, qui fait avancer les personnages par bonds, dans des fulgurations nigmatiques. On peut sans doute rattacher ce trait au caractre barbare des personnages et au style primitif de l'auteur, comme le fait C. Beylie : Pasolini, crit-il, fait avancer ses personnages par bonds, coups de sonde frntiques, en nous livrant leur caractre par fulgurations brusques et parfois contradictoires. Au puzzle naturel correspond ainsi un puzzle humain, ou mieux, biologique. Tous ces hros ont un je-ne-sais-quoi de rustique, d'agressif voire de monstrueux . Mais J. Collet cerne un point plus important lorsqu'il reconnat dans cette progression fulgurante un au-del de la psychologie classique, la faveur d'une comparaison entre Accattone et Hiroshima mon amour. Cette confusion des objets dans la lumire, cette aura blouissante, sont dans tout le drame. Accattone est l'histoire d'un blouissement, c'est une vision fulgurante comme le soleil d'Hiroshima qui pouvait fondre un amour neuf dans un amour ancien. O est la psychologie classique dans tout cela ? O est la progression dramatique ? Nous avanons par bonds, par mutations brusques, nous sommes dans la psychologie atomique, exposs aux radiations qui vous foudroient et qui vous illuminent. Parfois Pasolini se contente d'escamoter les motivations psychologiques, refusant ainsi de rduire un comportement des causes claires ainsi par exemple, nous devinons bien que le fils de Mamma Roma commence mal tourner lorsqu'il apprend le mtier de sa mre, mais l'auteur reste discret sur cette conscution et l'volution ultrieure du personnage dborde cette motivation ; ou bien encore nous ignorons jusqu' la fin de Porcherie ce qui a conduit le rebelle cannibale dans le dsert, et le parricide, dont nous prenons connaissance finalement, est tout autre chose

    29. Voir C. Beylie, Cinma 70, n 146 ; J. Collet, Cahiers du cinma, n 132, 1962 ; M. Gervais, Pasolini, Seghers, 1972 ; F. Wahl, Revue d'esthtique, n 3, 1982.

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    qu'une cause anecdotique. Si nous sommes souvent introduit in medias res dans les fictions pasoliniennes, c'est que les conduites doivent nous tre donnes brutes et non prises dans une causalit psychologique. Dans Mde et Thorme, Pasolini va plus loin en ce sens. Dans sa Mde, Pasolini s'carte de la reprsentation romantique du personnage30, pouse jalouse qui devient criminelle dans un accs de fureur vengeresse, mais aussi bien des motivations qu'on trouve dans la tragdie euridipienne31 (ressentiments et calculs d'intrts)., La dcision de Mde, le retournement de la situation Corinthe avec l'assassinat de la rivale et des enfants, baignent dans l'quivoque d'un double motivation : la motivation psychologique (dsespoir et vengeance) est double par une motivation tragique, un fatum qui chappe la conscience comme la volont du personnage. En assassinant sa rivale, Mde renoue avec la magie (dans la premire version du dnouement, qui sera vu deux fois dans la confusion cauchemardesque du sentiment de dj-vu, la princesse est brle vive par les flammes magiques de la tunique confectionne par la fille de Circ) et d'autre part elle officie mthodiquement l'infanticide comme un sacrifice rituel, offrant ses enfants au soleil sanglant dont elle est selon le mythe la petite fille. Arrache au monde barbare des sacrifices, des pratiques magiques et du panthisme, victime d'une conversion spirituelle l'envers, Mde retourne ici vers ses origines. Le ressort de l'action n'est donc pas tant psychologique que fatal : fatal est le retour du sacr oubli et rprim qui, comme le dit le Centaure, disparat sans cesser d'uvrer secrtement au sein du monde profane32. Pareillement dans Thorme, les comportements ne sont pas expliqus psychologiquement ni comments, mais montrs dans leur succession faite de ruptures (ruptures d'ailleurs accuses par les irruptions de flashes sur le dsert) ; elles s'enchanent sans transition dans les moments

    30. Voir M. Covin, Mde, la violence et le symbole , Revue d'esthtique, n 3, 1982. 31. Pasolini dit d'ailleurs avoir moins t inspir par Euripide que par C. G. Jung ou M. Eliade. 32. De mme quand Mde assassine son frre en quittant la Colchide. Ce n'est pas pour se dfendre contre les poursuivants qu'elle le tue (le meurtre est inutile et la sauvage mutilation plus encore), mais pour une raison qui reste mystrieuse: est-elle folle, frappe d'hybris par les dieux ? La perturbation de son univers archaque rituel par l'arrive des Argonautes l'gare-t-elle au point qu'elle se mette tuer un proche parent alors que le sacrifice rituel prend toujours pour objet l'autre absolu, rejet de la communaut ? Symbolise-t-elle la fin de son appartenance au clan ? La violence reste muette et vaguement attache au sacr plus qu' un ordre humain de motivations psychologiques.

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    essentiels : par exemple lorsque la servante regarde l'hte dans le parc, ses impulsions dsordonnes (aller, venir, courir, se tenir immobile, admirer, tenter de se suicider, etc.) sont mises en scne de manire discontinue et nous la voyons passer sans transition de l'impassibilit aux larmes grce un plan de coupe dont l'ellipse est choquante. L'volution des personnages dans ce film suit, schmatiquement, la ligne brise qu'on voit emprunter la servante de retour sa ferme natale : dans un plan gnral qui met en vidence l'nigme du parcours, la servante reste un moment plante au milieu de la cour avec ses valises, faisant face aux deux enfants, puis elle se dirige vers le banc o elle restera immobile jusqu'au miracle, suivant une trajectoire perpendiculaire celle de son entre dans la cour. Les personnages passent par des points-catastrophes dont le mystre reste entier, points qui interrompent une errance : dplacements dsuvrs de la fille reste seule au jardin aprs le dpart de l'hte, puis brutale chute en catatonie ; errance du pre dans la gare, qui va s'arrter au beau milieu, se dvtir et passer ailleurs, dans le dsert ; enfin errance de la mre dans les quartiers pauvres, un instant interrompue par la fascination d'un point invisible : lorsqu'elle sort de la chambre d'un garon rencontr au hasard, une srie de faux raccords la plaque plusieurs reprises dans son mouvement en quelques points d'arrt o elle est comme happe par la fascination d'un hors-champ nigmatique. De faon gnrale, la discontinuit des conduites dans Thorme renvoie l'action d'une force extrieure, et la mcanique de la construction dmonstrative redouble la rigueur implacable d'un destin qui surplombe toute psychologie comportementale. Poursuivant la mme ide, M. Gervais met en relation le montage heurt de L'vangile avec le pathos religieux qui anime le Christ : le montage saccad confre la Passion du Christ une nergie quasi diabolique et pris dans ce tourbillon, dans cette masse agite, dans cet univers tronqu, le Christ se prcipite vers son destin , anim d'une force qui le domine comme elle dominera les hros des films ultrieurs de Pasolini33 . La discontinuit du montage de Mde est galement trs pousse : dans toute la premire partie du film (jusqu'au dpart de Mde avec les Argonautes) puis dans tous les moments de grande intensit motionnelle, les plans ne sont jamais lis par des raccords de regard ou de mouvement, et Pasolini multiplie les sautes des raccords dans l'axe. Si 33. Op. cit.

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    bien que le choix du montage au dtriment du plan-squence et la pratique du faux raccord thorise dans le cinma de posie34 trouvent ici une valeur supplmentaire par rapport celles qu'avance Pasolini. Selon une logique dimitation, la stylistique de la rupture pouse donc la dtermination mystrieuse des personnages par la force du pathos comme principe dextriorit ; cependant elle vaut aussi dun point de vue pragmatique, par la manire particulire dont l'affect est communiqu au spectateur. S'il est vrai que le gros plan est frquent chez Pasolini, le plan d'ensemble et le plan gnral ne le sont pas moins, et d'une manire d'autant plus notable qu'ils ne sont pas rservs aux vastes dcors et aux plans de foule, mais galement consacrs des scnes qui conventionnellement appellent une intimit plus grande avec le personnage. Trs souvent, Pasolini raccorde deux vues d'un mme personnage avec une variation scalaire maximale35 (citons par exemple dans Thorme la squence o la mre revient l'glise aprs avoir raccompagn ses deux amants de rencontre : nous passons du gros plan au plan gnral qui la distancie brusquement). Ce n'est pas pour le plaisir de faire des faux raccords, mme si ceux-ci sont chargs de faire sentir la camra du cinma de posie36 . En ralit, ces faux raccords ont une justification plus intressante : Pasolini ne nous installe pas dans l'intimit d'un personnage, nous sommes ballotts de la plus grande proximit la plus grande distance, de la plus grande intensit de l'affect communiqu la froideur du plan gnral qui schmatise les silhouettes. Nous ne sommes pas constamment tablis dans l'intimit d'une subjectivit toujours galement proche d'elle-mme, prcisment parce que le personnage pasolinien n'est pas constamment la mme distance de lui-mme, tant m par un principe d'extriorit, aspir par moments vers un gouffre nigmatique qui reste soustrait la reprsentation (ou mieux : dont la reprsentation ne montre que la dhiscence). L'affect nous arrive comme il arrive au personnage, sans prvenir, sans s'expliquer, sans s'insrer dans une continuit.

    34. P.P.Pasolini, L'Exprience hrtique, cit. 35. Pasolini connat l'usage que fait Antonioni de semblables changements de point de vue sur un mme sujet. 36. L'auteur n'a d'ailleurs pas attendu de thoriser ainsi le procd pour l'utiliser (cf. Accattone et Mamma Roma).

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    Pasolini a recherch le style cinmatographique susceptible de suggrer l'action de ces forces obscures et violentes, il a cherch crer une langue cinmatographique des affects en drationalisant la reprsentation et en utilisant la violence du non-verbal : drationaliser la reprsentation, c'est pour Pasolini l encore un retour l'origine, un retour une langue primitive. C'est une des vocations de la subjective indirecte libre au cinma que de librer les possibilits expressives touffes par la traditionnelle convention narrative, dans une sorte de retour aux origines, jusqu' retrouver dans les moyens techniques du cinma les qualits oniriques, irrgulires, agressives, visionnaires des origines 37. Les nombreuses transgressions des codes acadmiques de reprsentation, qui caractrisent le cinma de posie , se veulent une rgression vers une langue barbare adquate la pense pr-logique. D'autre part cette langue cinmatographique des affects recourt autant que possible des reprsentations non verbales : matires arides, rugueuses, sols pierreux, visages burins dans L'vangile ; intensits lumineuses blouissantes dans dipe38 ; camra porte identifie un corps dont on sent physiquement le parcours chaotique dans dipe ou Porcherie ; enfin violence muette : dans Mde o Pasolini parvient mettre en scne une tragdie avec, peut-tre, vingt phrases de dialogues, si confiant dans la force lyrique du silence qu'il muselle la Callas, le cinaste joue du contraste entre la tension du silence et l'explosion sonore des moments d'hybris (musique barbaresque laquelle se mle le mugissement affol des bufs ; chants rauques inintelligibles dans lesquels, selon la belle expression de R.Carasco39, la voix devient dsert ; hurlements des pleureuses rituelles quand est rapporte la dpouille mortelle du frre de Mde). On pourrait en dire autant de l'pisode primitif de Porcherie, qui contraste avec la jactance de l'pisode moderne. Dans L'vangile la gravit silencieuse de l'ensemble met en valeur le flot prcipit de la parole divine et dans dipe opre un autre contraste, entre la dominante non langagire et le passage aux cartons crits qui ftichisent les noncs et les emphatisent en les rendant une intriorit ineffable.

    37. P.P.Pasolini, L'Exprience hrtique, cit. p. 147. 38. A.-M. Boyer (dans Pasolini, qui tes-vous ?cit) a bien dcrit ces surexpositions, papillotages, contre-jours brutaux, flous, dformations par grand angle, comme autant de signes de l'aveuglement d'dipe. 39. In Revue d'esthtique, n3, 1982.

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    Le tragique dans l'itinraire de Pasolini Dans une interview accorde J. A. Fieschi40, Pasolini explique en quoi son style et sa vision du monde se dmarquent du noralisme ds Accattone, son premier film41 : pour Pasolini, le style noraliste tmoigne d'un culte de la ralit - qui respecte l'intgrit de la scne filme, la continuit du rel et qui efface le dispositif reprsentatif - et d'une confiance en l'homme moyen - d'o le caractre ordinaire des personnages positifs et la valeurs des rares gros plans, qui oprent dans l'intimit chaleureuse et vivante de l'affect partag, de personnage moyen spectateur moyen. En dernier ressort, l'amour de la ralit ordinaire et l'humanisme chaleureux, traits essentiels de l'optimisme noraliste, sont commands par un contexte historique et idologique qui autorise la croyance en des lendemains meilleurs. Pasolini par contre ne se soucie nullement de mnager l'illusion rfrentielle en prservant la continuit du rel et son autonomie par rapport au regard cinmatographique, d'o la visibilit du montage heurt et la frquence des formes marques comme le gros plan. Par ailleurs le 40. mission Cinastes de notre temps , 1966 ; texte reproduit dans les Cahiers du cinma, 1981, n spcial sur Pasolini. 41. Si vous observez les films noralistes, vous trouvez qu'il y a beaucoup de plans-squences. Il y a une forte proportion de plans gnraux ou de demi-ensemble. Les gros plans sont trs peu, et souvent en fonction de vivacit. Expressive. Et la caractristique idologique de ce phnomne stylistique, c'est l'espoir. L'espoir de l'avenir. Et en Italie, c'est une caractristique de la rvolution culturelle marxiste d'aprs la Rsistance. Et cet espoir justifie un certain amour inconditionnel pour l'homme moyen: De Sica, aussi Rossellini et les autres. Dans mon film, il n'y a pas de plan-squence. Jamais. Il y a trs peu de plans gnraux ou de demi-ensemble. Et il n'y a jamais de raccord entre un plan gnral et un autre plan gnral, ou entre un demi-ensemble et un autre demi-ensemble, qui est la caractristique du film noraliste typique. Dans mon film il y a en troisime lieu la prdominance des gros plans, du gros plan frontal, pas en fonction de vivacit expressive, mais en fonction, je dirai, de sacralit. Et la caractristique de cette structure stylistique, ce n'est pas l'espoir, mais le dsespoir [...]. Et avec la disparition de l'espoir, il y a aussi la disparition de l'amour pour l'homme moyen. Il y a l'amour pour le hros, l'homme exceptionnel [...]. Je suis comme un sculpteur qui, faisant le portrait d'un pauvre homme de la priphrie de Rome ou d'un autre personnage, ne fait pas un petit portrait familier, lgant, mais fait une norme statue.

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    rapport du spectateur au personnage n'est plus de familiarit : le gros plan frontal est sacral, il provoque le recul de la sacralit : sacer, c'est--dire aussi spar, le rel fascine distance. Pour la mme raison, la sympathie humaniste pour le personnage le cde la fascination pour le hros. Enfin, lorsque Pasolini voque le dsespoir qui colore cette vision du monde, il faut l'entendre comme un pessimisme tragique, un pessimisme dionysiaque qui trouve la joie dans un au-del du dsespoir et de la souffrance et sans le recours une ferme croyance en l'avenir. La foi dans la vie ayant perdu chez Pasolini tout soubassement idologique, le respect de la ralit telle qu'elle est ne suffisant plus manifester l'amour de la ralit, celui-ci passe dsormais par une opration de transfiguration active charge d'enrichir et de diviniser le rel - et Pasolini explique que la discontinuit du montage et la prdominance du gros plan ont pour fonction d'idoltrer les choses du monde en les ftichisant une par une. Bref l'acte de foi dans la vie n'est plus du ressort du respect contemplatif mais de la cration, et il relve du couple adoration/haine, sacralisation/dsacralisation. Ce pessimisme dionysiaque qui consiste en une approbation esthtique de la vie dans la souffrance, Pasolini l'voque dans l'entretien avec J.-A. Fieschi, admettant que l'essentiel, dans ses films, c'est qu'ils expriment de la joie et de la souffrance. En mme temps. Il se rfre une expression dialectale qui rsume le sens de son entreprise : chanter ab gioia , par joie, de joie, mais avec cette signification de raptus potique, d'exaltation, d'euphorie potique , et le signe qui a domin toute [sa] production est cette sorte de nostalgie de la vie, ce sens de l'exclusion qui n'enlve pas l'amour de la vie mais l'accrot . Cette dclaration de 1966, on l'appliquera sans mal Accattone, Mamma Roma, L'vangile, dipe, Thorme, Mde. Mais que dire de Sal et mme certains gards de Porcherie, parfois trop rapidement qualifis de tragiques par la critique, pour cette seule raison qu'on y voit mal absolu ou malheur suprme ? On y verra peut-tre plus clair en distinguant plusieurs priodes dans la srie des films cits. 1 La premption du credo politique du noralisme d'aprs guerre engage une vision tragique de la condition proltarienne dans Accattone et Mamma Roma, vision qui outre les lments stylistiques indiqus, se traduit par l'application du modle christique au destin des poveri christi , ceux que nous appelons les pauvres diables. Les

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    communistes n'ont pas manqu de dnoncer l'poque les effets fatalistes de ce type de reprsentation du peuple ; toutefois Pasolini se livrait l une opration comparable celle d'Hugo dans Les Misrables, c'est--dire une magnification du hros populaire par la mtaphore christique, qui n'excluait pas l'analyse lucide des problmes sociaux (alors que le fatalisme chrtien du mlodrame populiste sert gnralement vacuer l'examen de la ralit sociale). Quoi qu'il en soit, il est vrai qu'on sentait pointer l un intrt qui allait s'imposer par la suite dans l'uvre pasolinienne, savoir un intrt pour le mal qui ne s'puise pas dans la psychologie et la sociologie, toujours dbordes par une perspective mtaphysique, comme le note M. Gervais42. 2 Dans la deuxime priode, qui regroupe L'vangile, dipe, Thorme et Mde, cette tendance s'affirme, et ce qui est porteur de tragique, ce n'est pas une condition sociale ou une situation historique, mais une Passion, c'est--dire des souffrances existentielles irrductibles des dterminations sociales, mme si celles-ci ne sont pas absentes : passion destructrice de la foi dans L'vangile, passion rotique et spirituelle dans Thorme, folie criminelle et sacre de Mde, fatalit des conflits psychiques dans dipe. La passion est pour Pasolini une jouissance qui dtruit et non un plaisir, elle obit un principe de dpense et de consomption violente, bref elle s'oppose au principe de conservation qui rgit l'hdonisme bourgeois, abhorr du cinaste. La dpense passionnelle implique cette joie de dtruire qui fait voisiner suprme souffrance et suprme jouissance dans une quivalence dionysiaque des extrmes. C'est ainsi qu'il y a quelque chose de l'ordre du triomphe et de la jubilation diabolique dans la rplique finale de Mde : maintenant rien n'est plus possible et l'hrone exulte quand tout est enfin consum et que son destin se scelle dans laccs cet absolu. Cette orientation tait dj sensible dans les premiers films et J. Collet pouvait remarquer que le malheur dans Accattone ne rside pas tant dans la misre sentimentale ou sociale, que dans limpossibilit dedistinguer ce qui comble de ce qui dtruit. C'est d'tre combl par cela mme qui dtruit : de l qu'il soit impossible Accattone de distinguer entre l'ange de Dieu et l'ange de l'Enfer : ses yeux il n'y a plus d'ange des tnbres, tout est lumire, il est aveugl43 . 42. M. Gervais, Pasolini, cit. 43. J.Collet : article dans Cahiers du Cinma,n132, 1962.

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    Mme la passion du Christ prend chez Pasolini la coloration dmoniaque des grandes forces incontrlables. Le cinaste a soigneusement vit dans L'vangile la reprsentation traditionnelle d'un Christ bon, doux, tendre et paisible, pour montrer un Christ ardent, imprieux, exigeant, porteur du glaive et non de la paix, sourd aux faiblesses des affections humaines : on a en mmoire la duret avec laquelle il repousse sa propre mre et exige de ses disciples le sacrifice des attachements conjugaux ou familiaux la passion de la foi. En proie une vritable fureur spirituelle, le Christ de Pasolini prche avec exaltation et colre, pris dans l'emportement d'un rythme rapide et syncop, saisi dans l'pret, l'irrgularit, la sauvagerie d'un dcor barbare et d'une vision cinmatographique primitiviste qui contrarient la mivrerie sereine de l'imagerie sulpicienne. Les personnages de Pasolini sont dvors par une passion qui les engage se perdre. Mme dipe, qui semble d'abord victime (le hasard le conduit tout droit vers Thbes qu'il lui faudrait fuir ; Thbes, il exige dans la mconnaissance qu'on s'acharne trouver le meurtrier de Laos), mme dipe donc s'acharne se perdre finalement : c'est ce que Pasolini souligne dans une scne de son invention o dipe treint passionnment Jocaste en l'appelant sa mre , cdant au dsir qu'il commence connatre avec angoisse dans le crpuscule du doute44. Approbation de la perdition encore dans Thorme avec le martyre du pre, ou dans Porcherie avec l'auto-sacrifice du rebelle cannibale qui s'offre dvtu ses bourreaux : le hros tragique est une victime volontaire. Il arrive Pasolini de nommer libert cet attentat masochiste la conservation , qui ne peut se traduire que par le martyre45. L'objet de l'affirmation dionysiaque, dans ce cas, est un ros terrible, tnbreux, dangereux parce qu'il n'est pas ordonn la conservation de l'individu. On est ici dans le domaine du thtre de la cruaut et Pasolini approuve la rfrence Artaud dans ses entretiens avec J. Duflot. C'est l'un des sens, nombreux, de la barbarie pasolinienne que ce ressourcement dans l'ivresse dune violence sacre et dans les hautes nergies d'une nature amorale.

    44. Pour donner cette scne la coloration crpusculaire qui lui convient, Pasolini n'a pas hsit faire un norme faux raccord lumire dans la squence o Jocaste suggre qu'il n'est pas si anormal d'tre poursuivi par des rves incestueux. 45. P.P.Pasolini : L'Exprience hrtique, op.cit. p. 246. En contexte le passage cit concerne le martyre de l'artiste.

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    Ce que Pasolini dit apprcier dans la Dolce Vita de Fellini peut sappliquer certains aspects de son uvre (au moins au Christ, dipe, Mde, au pre de Thorme, au rebelle cannibale de Porcherie, Accattone) : tous ces personnages sont en fin de compte purs et pleins de vie, car ils nous sont toujours prsents aux moments mmes o ils dgagent une nergie presque sacre et mme les moments douloureux, les tragdies, sont prsents comme des phnomnes chargs de vitalit, comme des spectacles46 . Outre le got pour la vitalit de l'art tragique, la tonicit de la reprsentation de la souffrance, il faut ici relever et expliquer l'association entre puret et nergie. La puret paradoxale des personnages tragiques tient de l'amoralit des grandes nergies naturelles dvastatrices qu'voque Artaud dans son commentaire des Cenci47 : ni innocents ni coupables, ils sont soumis la mme amoralit essentielle que ces dieux des mystres antiques d'o est sortie la tragdie , ces dieux qui suivent leur nature au-del du bien et du mal, comme la nature elle-mme ; les personnages des Cenci, poursuit Artaud, ont cette sorte d'amoralit fabuleuse qui appartient la foudre . Une nergie suprme met le hros tragique sur le mme plan que la nature sacre avec laquelle il communique dans Porcherie (personnage de Clmenti) et dans Mde (mme si aucune influence n'est tablie, Pasolini est dans ce dernier film assez proche de Snque : les churs de la tragdie de Snque voquent souvent les grandes forces dvastatrices de la nature, image de la dmesure passionnelle). Pareillement dipe et Accattone sont galement innocents/coupables dans le crime, purs dans l'impuret48. Que le personnage soit pur dans le crime mme, arriv ce point d'incandescence, de lumire blouissante o l'me se dissocie sous l'effet du pathos49 ou bien qu'il souffre dlibrment un martyre extrme (le Christ, le pre de Thorme), on est au-del du bien et du mal : la douleur et le malheur peuvent tre affirms joyeusement au-del des valeurs morales traditionnelles, la tragdie transcende la moralit. Pour cette dernire ide,

    46. P.P.Pasolini : crits sur le cinma, Presses universitaires de Lyon, 1987. 47. A.Artaud : uvres compltes, tome IV, Gallimard, commentaire des Cenci. 48. Du dialogue entre Pasolini et Franco Citti reproduit dans les crits sur le cinma (op.cit. chapitre Petits dialogues sur le cinma et le thtre ), il rsulte que la puret est affaire d'authenticit immdiate et qu'elle chappe la triade morale innocence/ culpabilit/ vertu. 49. Expression emprunte Enzo Siciliano, Sminaire Pasolini de M.-A. Macciochi, Grasset, 1980.

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    celle de l'affirmation de la douleur et du fatum, l'exemple privilgi est celui d' dipe-Roi. Certains carts par rapport au modle sophoclen dont Pasolini s'inspire rvlent l'intention de faire d'dipe le hros de l'amor fati, capable d'affirmer le destin qui est le sien, d'approuver la vie jusque dans la suprme horreur de son destin personnel. Tout d'abord, Pasolini attribue dipe une phrase trs controverse, dont les traductions franaises par exemple ne portent pas trace : Dsormais tout est clair, tout a t voulu et non impos par le destin dit l'dipe pasolinien quand le serviteur de Laos lui a rvl son identit, alors que le personnage de Sophocle s'exclame : Hlas ! Hlas ! ainsi la fin tout serait vrai50 ! ; Oh ! Oh !... comme tout est clair prsent51 ! . Dire que l'inceste et le parricide sont l'uvre de sa volont et non du destin, c'est pour l'dipe de Pasolini se charger d'une responsabilit, ne plus se considrer comme le jouet du hasard ou des dieux, et faire sien rtrospectivement le dsir qu'il subissait dans la mconnaissance (on reconnat l l'empreinte de la psychanalyse). Cette phrase s'claire lorsqu'on la met en relation avec la squence (cite plus haut) o dipe et Jocaste, rsistant l'vidence pourtant criante des recoupements, s'abandonnent une fivre incestueuse pleine d'angoisse, le fils reconnaissant sa mre comme telle aprs lui avoir racont l'assassinat du vieillard avec des cris d'pouvante. Dans un premier temps, dipe va se charger d'une responsabilit, puis il expiera la faute dans son errance. Mais l'expiation elle-mme ne suffit pas et sa longue errance ne se termine pas par une rconciliation avec la socit dont il a transgress les lois. En effet ce qui l'absout de sa faute n'est ni l'institution garante de la moralit et du sacr laquelle fait allusion la squence de l'glise, ni la rparation, sous la forme du dvouement la cause des opprims que symbolise la squence de l'usine. Le dnouement de la tragdie d'dipe chez Pasolini, ce qui correspond l' dipe Colone, ce ne repose pas comme chez Sophocle sur la rintgration du pharmakos dans la cit sous l'gide du fondateur mythique de la dmocratie athnienne, Thse52 : il concide avec le retour sur les lieux de l'enfance, qui a une tout autre signification. L'dipe de l'pilogue moderne revient dans le pr vert de sa naissance, lieu tout aussi sacr que le bosquet consacr de Colone, et il retourne mourir sur sa terre- 50 Traduction de P.Mazon. 51 Traduction de R.Pignarre. 52. Voir la prface de P. Vidal-Naquet aux tragdies de Sophocle, Gallimard, coll. Folio .

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    mre : je suis arriv, la vie finit o elle a commenc . Ce retour l'origine rappelle sans doute l'anamnse psychanalytique, mais il est bien plus riche de sens : il dsigne surtout le cycle de la vie qui finit par concider avec elle-mme, par affirmer ce qui avait t subi seulement, par approuver le dsir et la mort qu'il porte en lui, l'amour de la mre tant ici associ l'aspiration vers la mort et vers la terre. Cette ultime phase du dnouement ne relve pas de la sublimation, car la sublimation vertueuse, l'expiation, sont donnes comme inefficaces. dipe ne surmonte pas non plus le complexe du mme nom en acceptant la loi du pre, garante de l'ordre moral : la figure paternelle, dj trs malmene dans le prologue puisque c'est au pre que revient l'initiative de la haine53, reste vince du dnouement, o s'impose sous une forme nouvelle l'tre avec la mre. Cette squence fait retour la vision de l'enfant qui figurait dans le prologue: les mouvements vertigineux et irrguliers de la camra vers les frondaisons, l'acuit des perceptions sonores, le bain de sensations et d'affects vivement prouvs mais non compris, tout ce qui suggrait dans le prologue l'existence immdiate et innocente de l'enfant revient dans l'pilogue. Pris dans un tourbillon d'affects et de sensations, l'enfant tait aveugle par ignorance et bloui par la prsence de la lumire et de la mre (encore s'agissait-il surtout d'une prsence fminine diffuse : des plans mtonymiques montraient des parties du corps de la mre, mais aussi des jeunes filles qui l'entouraient). A la fin, le vieillard priv de la vue et devenu le double de Tirsias est illumin et prouve un vertige extatique qui le ramne l'tre indivis antrieur la sparation moi-monde (fusion mre-enfant, homme-nature, mourant-terre mre). Tel est le sens du dnouement : dans la pleine lumire du savoir, trouver non pas le salut dans la vertu, mais une paradoxale innocence d'aprs la faute et la conscience : l'innocence tragique qui affirme dans l'blouissement tout le pass. 3 Le retour du politique : exit Dionysos. Sous les dehors faussement simples de la parabole, Porcherie prsente un cas complexe. La comprhension du film passe par l'lucidation du rapport entre les deux histoires montes paralllement. Ce rapport est d'abord d'analogie : la socit dvore ses enfants, qu'ils soient dsobissants comme le rebelle cannibale du Moyen Age 53. Voir les regards qu'il jette l'enfant, et son geste de violence castratrice.

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    indtermin (Pierre Clmenti), ou bien ni franchement contestataires ni vraiment consentants comme le jeune bourgeois de l'Allemagne contemporaine (Jean-Pierre Laud). Les crimes du rebelle, parricide, meurtres, anthropophagie, font cho la scandaleuse passion de Julien pour les porcs, et le supplice du premier, livr en pture aux loups, ressemble la mort du second, dvor par les porcs. Nanmoins, l'histoire de l'un n'est pas la mtaphore de celle de l'autre, et le montage propose une comparaison qui laisse paratre des diffrences essentielles. Le montage de Porcherie met en regard sans les confondre la version moderne et la version primitive de la transgression. Premire diffrence, la transgression de Julien est voue l'abjection l'amour des porcs et cette perversion ne provoque pas l'horreur sacre des crimes du rebelle, crimes suprmes de la dmesure auxquels toute une tradition mythologique et tragique dj donn leurs lettres de noblesse. D'autre part, la transgression perverse de Julien est condamne l'obissance. Julien refuse de contester politiquement la gnration de son pre, contrairement sa cousine Ida qu'il repousse, et il entretient des rapports ambigus avec ce pre mi-ami mi-ennemi grce la complicit duquel il recouvre un moment la sant ; le rebelle au contraire est parricide. Chose plus importante, la perversion de Julien n'est pas rellement subversive. Sa passion pour les porcs reproduit la loi du monde capitaliste no-fasciste difi par ses pres, dont elle nonce parodiquement la formule : porcherie moderne. Julien parodie son pre - il dit qu'il lui arrive de grogner comme lui - ce pre qui s'imagine caricatur par Brecht ou Georg Grosz sous les traits d'un porc. Mais une parodie est subversive, dira-t-on ; oui, si elle est intentionnelle et dlibre : c'est le cas du film de Pasolini mais non du personnage de Julien qui est l'instrument de la parodie plus que son auteur. De plus l'amour de Julien pour les porcs, nous dit Herdhitze qui, en tant que crature brechtienne en sait et en dit beaucoup sur la vrit des personnages, cet amour donc rsulte d'une attirance romantique pour la nature et la campagne : comique dgradation du rve de puret anachronique dans la cochonnerie, comique transposition de l'idylle dans la porcherie industrielle o l'ide d'innocence animale n'a aucun sens. Il n'y a pas de refuge pour la puret, mme dans la corruption perverse, pour les enfants de la bourgeoisie, perptuellement conchis par leur pres no-nazis, comme le dit Klotz lui-mme. Le systme absorbe silencieusement ses scandales, et la zoophilie de Julien finit par servir le compromis : grce

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    aux turpitudes de Julien, les deux industriels rivaux sont amens s'allier en renonant leur chantage mutuel (une histoire de juifs contre une histoire de porcs) et le capitalisme prospre de plus belle : capable d'touffer le scandale de sa connivence avec le nazisme et les crimes contre l'humanit, comment serait-il arrt par une petite affaire de murs ? La transgression perverse de Julien est limite au champ de la parodie. Le personnage de Julien hsite entre le tragique et le comique : crucifi et ridicule la fois, personnage dont on se demande s'il ressemble Charlot ou un Saint Sbastien maniriste, c'est la pitre victime d'une comdie sinistre. Tout un contexte attire bon nombre de procds de mise en scne cinmatographique chers Pasolini dans la sphre de la distanciation brechtienne : il y a dabord le pastiche littraire de certains dialogues rims en italien, mais aussi des rfrences Brecht et Grosz, il y a le jeu distanci de deux acteurs marqus par Godard (Laud et Wiazemsky), il y a enfin le traitement brechtien des personnages : le pre de Julien par exemple est affubl d'une moustache hitlrienne dans la scne o ce symbole est ncessaire, les personnages semblent s'adresser directement au spectateur en nonant la vrit des situations et en dcodant les symboles. Dans ce contexte, les traits du style cinmatographique de Pasolini changent de valeur, ils cassent le pathos au profit de la distanciation critique et parodique54. Ainsi la visibilit de la camra a un effet critique et non lyrique55 : les faux raccords dnoncent l'illusion de la reprsentation (par ex. raccord 180 degrs sur un mme sujet statique), les angles trs rares alternent avec les angles neutres, les procds s'exhibent avec une lourdeur dlibre (par ex. dans une conversation entre Klotz et son conseiller, itration des avances sur Marco Ferreri suivies par l'cho systmatique de la harpe). La frontalit ici n'a plus du tout un effet de sacralisation : elle rejette le spectateur hors du cube imaginaire de l'espace scnique et le met face une composition picturale symtrique, rigide et statique. Le dcoupage des squences dialogues est galement rvlateur de l'intention d'exclure le spectateur de l'espace scnique ; trs souvent

    54. Un exemple parmi d'autres qui fait douter de la possibilit d'isoler des procds pathtiques en les abstrayant des uvres singulires au sein desquelles ils s'organisent de manire originale. 55. Pasolini lorsqu'il analyse le cinma de posie pense aussi bien l'uvre de Godard qu' L'vangile selon saint Matthieu ; on voit ici toute la diffrence qui spare ces exemples.

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    Pasolini remplace un champ-contrechamp classique (i.e. l'alternance de deux plans en ocularisation interne) par le montage de deux profils ou la combinaison profil/face, de manire exclure l'identification du spectateur au regard des personnages. Enfin la composition picturale des plans, trs frquente chez Pasolini et depuis le dbut, tend ici se figer dans une rigueur formelle qui redouble le style no-classique des dcors glacs, alors que, nous l'avons vu, Pasolini avait su corriger ailleurs par des procds compensateurs le risque de figement qu'impliquait la composition picturale. Cet ensemble parodique, mais aussi le contexte du montage parallle, ont un effet dcisif sur les dernires dclarations de Julien : ses efforts pour affirmer que son amour des porcs n'a rien voir avec la dgnrescence, et pour hausser cette singularit qui lui est venue comme une grce au rang de la passion mystique qui procure angoisse et joie infinies , restent empreints de drision, d'autant que le montage parallle met en regard la froideur verbeuse de ses discours et l'effrayante exaltation de la dclaration du rebelle cannibale, qui s'enlve sur un fond de silence : J'ai tu mon pre, j'ai mang de la chair humaine, et je tremble de joie . Autre grande diffrence entre les deux histoires, le monde moderne a perdu le sens du sacr, alors que la barbarie primitive du cannibale ne prend sens que dans cette dimension. Le rebelle croit assez au dieu chrtien qu'il outrage pour faire un signe de croix avant de tuer. S'il se rvolte contre le dieu catholique par ses sacrilges, refusant de baiser le crucifix alors que son compagnon plus fruste se rend au repentir par peur, il vnre des divinits paennes, et c'est pour cela qu'avant de consommer de la chair humaine il lance avec crainte la tte du mort dans la gueule d'un volcan, accomplissant l'acte selon le rite sacrificiel qui veut qu'on ne consomme la victime qu'aprs avoir donn leur part aux dieux. Rvolte mtaphysique qui dresse dans l'hybris le hros contre les hommes et contre l'ordre divin, ou bien rejet d'une religion institutionnelle et retour une religiosit primitive, sa conduite n'a de sens que dans un monde de foi. Dans le monde contemporain au contraire, le sacr n'existe plus et la religion, comme le dit le pre de Julien, a t remplace par les rituels de consommation : ingestion (on voit ce moment-l une femme affreuse enfourner un gteau curant), digestion de n'importe quoi et enfin dfcation, tel est le cycle de la porcherie industrielle qui semble sans issue (le mysticisme de Julien est drisoire) et qui a tout phagocyt, en particulier la barbarie.

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    Sur ce point, il importe de distinguer plusieurs reprsentants de la barbarie dans Porcherie56. Franco Citti, le compagnon du rebelle cannibale, incarne la vraie barbarie primitive : c'est une brute inconsciente qui figure la sauvagerie de l'tat de nature. Celle-ci, selon le mythe pasolinien du bon sauvage, est pure, innocente, gnralement bonne et la frocit y reste exceptionnelle. Pierre Clmenti reprsente la barbarie subversive : c'est un hrtique sanctifi par l'hrosme dans le mal qui le voue au martyre et Pasolini y verrait mme volontiers une figure de l'intellectuel hors la loi. Les pres industriels capitalistes et nazis sont les reprsentants de la barbarie du monde moderne, mais ce sont des repoussoirs alors que la barbarie de Clmenti constitue un ple de fascination : elles ne sont pas sur le mme plan, Clmenti ne mtaphorise pas la barbarie nazie. Le type de barbarie auxquels sont associs les pres bourgeois de Porcherie est le mme que celui des sadiques-fascistes de Sal57 ; inversement, Pasolini refuse l'assimilation du rebelle avec un personnage de Sade. Enfin, il y a Julien, ou la barbarie impossible : non-sens comique, moiti soumise et moiti rvolte, impossible mme comme puret paradoxale, phagocyte par la barbarie omniprsente du pouvoir conomique. L'histoire de Clmenti relve d'une esthtique de la cruaut, et le pathos tragique lui convient parce que la barbarie mythique est associe des valeurs existentielles ; l'histoire de Laud subit un traitement brechtien qui impose distance, comdie et caricature, parce que la barbarie, historise, a chang de sens. La duplicit du film au regard de l'thique, de l'esthtique et du pathtique s'explique ainsi : tout dabord, Pasolini commence s'interroger sur la pertinence subversive de son mythe barbare ; comme il le dira dans un pome frioulan des annes 7058, la barbarie n'est plus subversive aujourd'hui parce que la barbarie moderne a phagocyt la barbarie primitive. Par ailleurs, aux yeux de Pasolini il y a une fatalit de la dgradation historique (de l'histoire tout court, puisque seule l'origine est idale) qui veut que la perte de la bonne barbarie primitive soit irrmdiable, et que le retour subversif la barbarie soit ou bien relgu dans un hors-temps mythique, anhistorique, ou bien condamn, s'il

    56. Voir les commentaires de Pasolini dans l'entretien avec J. Duflot, cit. 57. L'un des sadiques de Salo prononce, d'ailleurs, une phrase qui montre que Pasolini a en tte un rapprochement avec les thmes de Porcherie : lors du mariage quasi-incestueux ( ante inferno ), il s'amuse du cynisme de la bourgeoisie qui tue ses enfants. 58. Cf A. Rocchi Pullberg, Sminaire Pasolini dirig par Macciochi, .cit. p. 322-323.

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    s'actualise dans la situation historique moderne, dchoir dans l'impuissance, l'obissance et la drision. Pasolini rve d'un univers mythique, barbare, d'une scne tragique, thtre de la passion, qui se situe au-del du bien et du mal, en de ou au-del de l'humain, o la vie puisse tre globalement affirme, mme dans la douleur, la faute, le mal. Cette scne, dans Porcherie, s'appelle Orgia. Mais une autre scne proccupe le cinaste, la scne historique fasciste ou no-fasciste qu'on trouve dans Sal et dans l'pisode moderne de Porcherie, qui ne se soustrait pas l'thique : le mal dans Sal est le mal sans ambigut ni sduction, odieux, obscne et vil ; la souffrance de Julien dans Porcherie est la souffrance sans valorisation possible, plutt lamentable encore qu'il n'en soit pas responsable, plutt drisoire dans ses tentatives de transfiguration mystique. Et ici, selon une logique qui n'est pas trs loigne de celle de Brecht59 qui refuse de faire du pathos et du beau, comme d'exalter le destin avec un sujet pareil, Pasolini sort du tragique. Sal et l'pisode contemporain de Porcherie ont ceci de commun qu'ils sont pris dans une reprsentation distancie et sans pathos : on a vu que dominaient dans cette partie de Porcherie la distanciation critique, la caricature et la drision, teints de comique brechtien (comdie sinistre qui fait ricaner amrement plutt que sourire). ct de cela, nous avons la froide horreur de Sal. Pasolini n'pargne rien au spectateur, il lui inflige les descriptions mticuleuses de Sade, l'image cinmatographique livrant ces descriptions dans leur obscnit totale, bouchant l'imaginaire fantasmatique60. Cette froideur clinique laisse l'atrocit sa laideur sale et ne donne aucune prise la transmutation souffrance/jouissance chez le spectateur. Elle fait subir au spectateur l'apathie sadienne : cet gard, on 59. Voir Brecht et l'anti-tragique par E. Pfrimmer, in Le thtre tragique, ditions du C.N.R.S., 1965, tudes prsentes par Jean Jacquot. 60. R.Barthes (dans "le Monde", 15 juin 1976) reprant une diffrence entre le texte descriptif de Sade et l'image cinmatographique de Sal, considre que Pasolini trahit l'imaginaire infigurable de Sade (il est vrai que Barthes, lecteur enchant du texte de Sade , ne pouvait manquer d'tre du par le regard que Pasolini porte sur le sadisme). notre avis au contraire, l'image cinmatographique russirait plutt achever la tendance du texte sadien vers la description exhaustive et sans ombre. Une uvre crite qui, bien plus que celle de Sade, montre cet accord privilgi entre l'criture et le fantasme qui plat Barthes, c'est l'uvre romanesque de Robbe-Grillet, mais justement ce ne sont pas les scnes sadiques que dcrit mticuleusement Robbe-Grillet. Quant aux films de Robbe-Grillet, ils esthtisent et artificialisent la reprsentation cruelle et se gardent de toute obscnit, appelant toujours l'imaginaire vers un manque voir, comme tout rotisme.

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    peut comparer la manire dont est reprsent le sacrifice humain dans Mde et la vision des supplices qui se droulent dans la cour la fin de Salo : dans Mde, le spectateur est impliqu dans une participation au sacrifice barbare, dans une ivresse de violence sacre effrayante mais esthtise, ritualise et mise en relation avec des cultes de fcondit. La victime, significativement, est cense sourire61, ce qui suppose une complaisance de la mise en scne l'gard de la violence. Au contraire les supplices sadiques dans la cour de Sal sont vus de loin, et comme le remarque A.-M. Boyer62, Pasolini utilise un ensemble de procds qui distancient l'horreur sans l'attnuer : loignement du spectateur fictif (le sadique), flou de l'image, redoublement du cadre par des cadres internes dont celui des jumelles du sadique et celui des barreaux de la fentre, silence. Cette distance convient un monde d'o s'est retire la passion, ce qu'il y a de bon dans la passion, et o ne subsistent plus que des bouffons-matres, des bouffons-valets et des bouffons-victimes (Porcherie), ou bien le visage froid du vice calculateur et ratiocinant organisant l'exploitation des corps rifis (Sal). Dans Sal la succession mthodique des atrocits selon les trois cercles des manies, de la merde et du sang , ainsi que la rglementation de l'excs par le Code mettent l'accent sur la rationalit de l'horreur, la compatibilit de l'ordre et de la violence, la collusion de la barbarie et du pouvoir. Contrairement certains intellectuels franais enchants par Sade, Pasolini ne flirte pas sans tourment avec les thmes sadiens, parce que sa rflexion sur le sujet est d'emble politise travers l'quation sadisme=fascisme (Rpublique de Sal) et mme, en filigrane, l'arrire-plan d'une rflexion sur le no-fascisme du capitalisme consumriste des annes 70, qui lui aussi rduit les corps au statut d'objet, de marchandise63. Tenter d'embarquer Pasolini dans une lecture bataillienne

    61. Nous disons cense parce qu'on sent malgr tout quelque chose d'artificiel et de forc dans cette image, de mme qu'il y a quelque chose de faux dans l'apologie bataillienne des sacrifices humains du monde aztque. Ce qu'il y a de faux l-dedans, c'est l'oubli du rapport entre sacr et pouvoir, barbarie et civilisation, institution du pouvoir, domination des corps. G.Bataille ne s'occupe pas d'expliquer la religiosit primitive comme formidable appareil de terreur au service de l'assujettissement. Pasolini quant lui admet qu'il oublie dans son mythe barbare qu'il n'y a sans doute jamais eu d'illud tempus o la sacralit barbare ne ft pas au service d'institutions politiques. 62. A.M Boyer, Pasolini, qui tes-vous ?.cit. 63. P.P.Pasolini, crits corsaires, cit.

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    de Sade, en cdant l'analogie trop simple de ces deux auteurs fascins par un rotisme sulfureux, serait donc notre avis un contresens assez lourd. D'autant plus lourd que Pasolini a lui-mme indiqu que Sal rsultait d'un changement de perspective sur l'rotisme. En 1975, Pasolini abjure la Trilogie de la vie64 (le Dcamron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une nuits), version euphorique de la barbarie, qui montrait l'innocence heureuse d'un monde paen et paillard tranger au pch. Pasolini dans les annes 70 cesse de voir le corps et le sexe comme le dernier refuge de l'authenticit primitive, considrant qu' la faveur d'une tolrance fallacieuse accorde par le pouvoir consumriste, cette authenticit a t elle-mme viole et manipule. La sexualit nagure porteuse de joie et de libert dans la Trilogie signifie dans Sal obligation et laideur, au moment o Pasolini constate l'emprise croissante du pouvoir sur le corps. Le renversement des valeurs que Pasolini assignait au corps, au sexe, mais aussi la barbarie , provoque dans Sal une confusion profonde qui nourrit lquivoque et met linterprtation en difficult. De ce dsarroi, on sent quelque chose dans la squence o les sadiques hsitent pour attribuer une phrase qui autorise leurs exactions Baudelaire, Nietzsche, Saint-Paul ou Dada : l'entit sadique-fasciste n'a aucun mal dtourner les rfrences les plus chres Pasolini. De mme une sance sadique officie par l'vque en grande pompe et consacrant le caractre divin de la monstruosit dans le rite sadien met en lumire le brouillage complet des valeurs associes la barbarie, la sacralit et la perversion-transgression. Ainsi le tragique ne nous semble-t-il pas occuper une place stable dans lunivers de Pasolini, et cela en raison dune intrication trs variable avec le politique au cours de litinraire du cinaste. Car au dbut de son uvre, le pathos tragique s'associe au thme socio-politique, avec Accattone et Mamma Roma, le contexte idologique favorisant le dveloppement d'une vision tragique de la condition proltarienne. Dans un deuxime temps (L'vangile, dipe, Thorme, Mde), le pathos tragique tend se dissocier du politique en s'appliquant une thmatique existentielle. Reprsentation tragique et problmatique politique entrent en conflit dans Porcherie, uvre qui tient sa duplicit de la tension entre deux centres 64. Voir J'ai abjur la Trilogie de la vie , texte traduit par F. Grard la fin de Pasolini ou le mythe de la barbarie, .cit.

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    d'intrt de Pasolini, partage entre une entreprise critique brechtienne aux enjeux politiques et une esthtique de la cruaut de valeur mtaphysique. Enfin nous sortons du tragique, du pathos et de l'affirmation dionysiaque du mal dans Sal, qui tmoigne d'une prminence du politique dans les proccupations de Pasolini. Vronique TAQUIN

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