pascal rannou - le clÉzio et le rÉcit poÉtique

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J.-M.-G. LE CLZIO ET LE RCIT POTIQUE

Pascal RANNOU [email protected] Universit de Paris 1- Panthon-SorbonneRsum : Dans Le Rcit potique (1978), J.-Y. Tadi analyse les caractristiques dun genre un peu marginal, qui ne tient ni du roman, ni de la nouvelle, et se signale par une conception originale de lespace, du temps et du personnage. Si Tadi voque les uvres de Limbour, Gracq ou Mandiargues, il ne mentionne pas celle de Le Clzio. Or, lcriture de ce dernier correspond souvent aux critres formuls dans son essai. Les personnages de Le Clzio sont souvent des tres de fuite , prtextes rverie gographique, des anti-hros, peu actifs, contemplatifs. Ce sont souvent des marginaux en rupture de ban avec la socit. Le lieu du rcit potique est pour Tadi un lieu de rve, loign de la fureur urbaine, et cest souvent le cas chez Le Clzio. Ce dernier a galement tendance diluer le temps pour le faire tendre au mythe, en ngligeant les rfrences prcises. Le temps du rcit potique est souvent celui de lenfance, ce que corrobore aussi Le Clzio, notamment dans Mondo et La Ronde, qui forment notre corpus. Lcriture de ce type de rcit est proche du pome en prose. Elle cultive les paralllismes et le travail sur le signifiant. Mais les rcits potiques de Le Clzio sloignent aussi des critres dfinis par J.-Y. Tadi. Les personnages ny sont pas que des prtextes rverie, mais les victimes de rouages sociaux qui les crasent : voleurs, orphelins, mres clibataires, travailleurs immigrs. Le rcit potique leclzien sloigne, par sa dimension politique et sociale, du rcit potique dfini par Tadi, qui se caractrise par une certaine gratuit. Mots-cls : rcit potique, temps, mythe, personnage, stylistique, porte sociale

Les nouvelles de J.-M.-G. Le Clzio sollicitent souvent limaginaire. Elles sont frquemment situes dans des pays exotiques pour le lecteur mtropolitain. Sils ne sont pas toujours nomms, ils sont souvent ensoleills. Ses personnages observent un monde que leur innocence ou leur gentillesse narrivent gure modeler. Lcriture de Le Clzio ne sacrifie pas au clinquant ou au tape--lil. Elle sait rester simple en vitant la platitude. Lonirisme et la contemplation qui en manent leur confre un des caractres quon attribue, en gnral, au rcit potique. Cest celui-ci que Jean-Yves Tadi a consacr un de ses essais les plus clbres1. Etonnement, il ne cite pas Le Clzio. Cest la raison pour laquelle il nous a sembl possible denvisager ici une

1

Tadi, J. Y., Le Rcit potique, PUF, Paris, 1978.

rencontre entre le nouvelliste et luniversitaire, qui excellent, comme on le sait, tous deux dans leurs domaines respectifs. On pourra envisager ici les critres quanalyse Tadi, et interroger leur pertinence quand on les applique deux recueils clbres de Le Clzio : Mondo et La Ronde, publis chez Gallimard en 1978 puis 19821. Comprenant respectivement huit et onze rcits, ils fournissent un corpus dj fort significatif : qui trop embrasse, mal treint, et on ne pourrait voquer les cinq recueils de nouvelles sans outrepasser les limites dun article. J .-Y. Tadi sintresse en premier lieu au personnage. Celui-ci est, chez les auteurs quil cite, souvent un simple prtexte rverie gographique : Gracq, comme Giono voit le personnage comme un vgtal qui fait corps avec la plante 2. Venus de nulle part, sans pass, comme ns dhier 3, les tres qui parcourent ce type de rcit fusionnent avec la nature sans prouver de malaise existentiel excessif. Les hros de Mondo et de La Ronde ont beaucoup de points communs avec eux. Ce ne sont pas des individus flamboyants, dont la qute se nourrirait dune action trpidante. Les seules actions un peu violentes quaccomplissent ces cratures, et dont aurait souffrir la socit qui les entoure, sont le vol et la resquille. Encore ont-elles des circonstances attnuantes ! Un licenciement conomique a pouss le personnage principal de O voleur, voleur, quelle vie est la tienne ? une activit quil rprouve mais laquelle il ne peut plus chapper, conscient quelle finira mal. Titi et Martine, jeunes lves dune cole de stnographie, en butte un monde urbain opaque et hostile, vont tenter, dans la nouvelle qui donne son titre La Ronde, un vol mobylette qui sachvera en tragdie : un camion va percuter Martine et lui broyer les jambes. Dans La grande vie, Pouce et Poussy, orphelines ou adoptes, quittent leur atelier de confection pour tenter de vivre leur histoire sans fin . Elles se rendent en auto-stop sur la Cte dAzur, puis en Italie, couchent dans des htels de luxe, mangent dans des restaurants quelles quittent sans acquitter leurs factures Les personnages de ces trois rcits de La Ronde veulent chapper un monde qui leur refuse la dignit conomique : on ne peut blmer leur attitude, dautant plus quils en sont ou en seront svrement punis. Daccord avec Tadi, on verra dans les hros1

Nous renverrons aux ditions de poche : Mondo et autres histoires (Folio, 1982) ; La Ronde et autres faits divers (Folio, 1995). 2 Tadi, J. Y., op., cit., p. 78. 3 Idem., p. 21.

leclziens des tres de fuite. Le rcit potique emprunte la structure de litinraire, il choisit le dpart plutt que larrive 1. De fait, quasiment tous les hros de Mondo et de La Ronde partent, au dbut ou la fin du rcit, et illustrent tous les aspects de la qute, ce topos du conte traditionnel, ceci prs quelle nest pas ici toujours motive par un but formul. Mondo, personnage ponyme du recueil, arrive ainsi don ne sait o dans une ville anonyme, et apostrophe gentiment les passants en leur demandant sils veulent bien ladopter. Analphabte, il se lie avec des saltimbanques, vit dans la rue jusquau moment o les services sociaux semparent de lui. Enferm, il met le feu son matelas et disparat comme il tait venu Quelle famille, quelle structure (ou manque de structure) sociale a-t-il fui au dpart ? On nen sait rien, et ce mystre ajoute la fascination qui mane de Mondo, enfant rayonnant et sociable, dont la disparition plongera sa ville dadoption dans lennui. Comme Pouce et Poussy, Lullaby est une fugueuse. Entre une mre abrutie de mdicaments depuis son accident, et un pre peut-tre fictif qui elle crit des lettres quelle nenvoie pas, elle quitte lcole, choisit la libert et emprunte le chemin des contrebandiers 2, au nom vocateur ditinraires obliques. Daniel, hros de Celui qui navait jamais vu la mer fuit aussi son pensionnat. La police est indiffrente, car il vient dune famille pauvre, qui nintresse personne. Se prenant pour Sinbad, il gagne la mer, ce lieu privilgi des textes de Le Clzio, o il finira peut-tre par se perdre : le narrateur se demande in fine o il a pu partir Autre fugueuse, Annah gagne le domaine dOrlamonde, promis la destruction, et bien dsireuse de se laisser enfouir dans les gravats. On la sauve de justesse. Hazaran est un rcit tonnant, qui sachve comme en cho du Joueur de flte de Hamelin. Dans un bidonville de la Digue des Franais , situ dans un pays non prcis, mais o sentassent des travailleurs immigrs, la jeune Alia se lie damiti avec Martin, qui pratique une forme de jene mystique. Martin lui raconte lhistoire de Trfle, un rcit nigmes dont lenjeu est de rpondre aux questions qui permettent datteindre le pays dHazaran . Un jour, des hommes en gris 3 surviennent et annoncent la destruction imminente du bidonville, dont les habitants seront relogs dans la Ville du futur. Martin entrane alors, aprs un ultime jene, la foule des siens dans le fleuve. On ne parle pas clairement de suicide collectif, mais tout y fait penser. Gaspar, dans1 2

Idem., p. 107. Le Clzio, J.-M., Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 85. 3 Idem., p. 215.

Les Bergers, se fait adopter par une tribu denfants nomades, avant de retrouver par hasard la ville et ses gendarmes : on apprend seulement alors quil stait gar. Jon, dans La montagne du dieu vivant, se contente de randonner en montagne. Mais il atteint un endroit sauvage et magnifique, puis rencontre un enfant qui se prsente comme le propritaire des lieux Jon lenchante en jouant de la guimbarde, puis redescend sans quon sache sil a vraiment vcu ou rv. La fugue peut tre une fuite dsespre, motive par des raisons conomiques ou politiques, mme si Le Clzio nen prcise jamais le contexte. On ignore ainsi quel sort fuit Tayar dans LEchapp, pourchass par des soldats dans les monts du Chlia 1. Miloz et ses compagnons dinfortune sont des immigrs clandestins victimes dun passeur sans scrupules, Tartanella. Le conducteur anonyme du Jeu dAnne se rend, m par une ncessit imprieuse, vers le lieu o sa compagne est morte accidente. La pauvre Christine fuit dans Ariane la bande de loubards qui va lui faire subir un viol collectif. David, qui donne son titre lultime nouvelle de La Ronde, quitte une famille disloque, un frre qui le pousse des frquentations douteuses, et finit par se faire attraper aprs avoir commis un menu larcin. Les personnages de Le Clzio partent-ils plus quils narrivent, pour reprendre le distinguo formul plus haut ? Mondo, Daniel, Martin et les siens quittent certes, la fin du rcit, le monde qui les emprisonnait : ce faisant, ils quittent aussi lespace narratif, et se drobent dfinitivement nos yeux. Lullaby, Pouce et Poussy, Annah ont, quant elles, fugu ds le dbut du rcit. Daniel aussi, qui sen va doublement : du pensionnat, et peut-tre de la vie, ou bien sur un bateau, comme le suppute le narrateur. Dautres arrivent, ds lincipit : Mondo, dans la ville inconnue qui laccueille ; Gaspar, parmi les enfants nomades. Il reste qu lintrieur du rcit, les personnages arrivent aussi au lieu de leur qute : la villa Aurore , pour Grard Estve, qui rpond lannonce de sa propritaire ; Orlamonde, pour Annah ; la maison grecque , pour Lullaby. Toute arrive suppose quon est parti de quelque part. Certains reviennent : Lullaby, Gaspar, Pouce et Poussy, Titi et Martine, Annah sont happs par la socit quils ont voulu fuir, et laquelle ils devront rendre des comptes, quil sagisse de lcole ou de la justice. Le dpart peut se concevoir sans dplacement physique. Il nest pas concevable pour Petite-Croix, hrone aveugle de Peuple du ciel. Mais elle est en communication avec les lments, les nuages, les abeilles1

Idem., p. 59.

et comprend leur langage. Lorsque la lumire brle et fait mal 1, le dieu Saquasohuh lui apparat, despotique et caniculaire. Sa danse indique Petite-Croix que le monde va tre pris la tourmente de la guerre : Les grandes villes sont embrases par la lumire intense qui jaillit du fond du ciel 2. On sait que le soldat qui stait li damiti avec elle est parti pour la Core Juba dans La roue deau, garde ses bufs prs de sa noria, quand lui apparat, comme un mirage, la ville de Yol. Il se croit bientt roi dun peuple de Nubie, poux de Clopatre Sln, pre de Ptolme avant que les cris de ses proches, qui lappellent, ninterrompent sa rverie. Les personnages de Mondo et de La Ronde sont presque tous donc contraints la fugue ou lerrance, ft-elle mentale. Une seule exception : Liana qui, dans Moloch, accouche seule, dans sa caravane, sous les yeux ambigus dun chien berger jaloux Il nen demeure pas moins quelle a d, elle aussi, fuir la socit, laquelle elle ne se raccroche plus que par le contact pisodique de Judith, lassistante sociale. Tadi estime que les personnages du rcit potique sont des anti-hros : cela parat aussi clairement le cas dans les nouvelles de La Ronde et de Mondo. Cest dautant plus vrai quils sont tous des victimes. Titi et Martine, Pouce et Poussy, David, le voleur portugais dEriceira3 sont victimes dun monde qui, ne leur proposant quune vie sans perspective, les pousse lillgalit. Lullaby, Annah et Daniel vivent lcole comme une structure carcrale ou, au mieux, inutile. Lullaby doit dailleurs subir les questions indiscrtes de sa directrice, qui veut absolument lui faire dire que sa fugue a une origine amoureuse. Mondo, vagabond illettr, et le peuple de la Digue des Franais sont victimes dun monde qui veut les formater : do leur choix de disparatre. Gaspar, citadin gar parmi un peuple de nomades, devient bientt victime de lincomprhension de son ami Abel. Gaspar la empch de tuer avec sa fronde un ibis blanc : cest dsormais Gaspar que va poursuivre Abel. Miloz et ses camarades dinfortune sont les victimes dun passeur cynique. Tayar fuit vraisemblablement un rgime tyrannique dont les sbires ont jur sa perte. La ccit de Petite-Croix fait delle une proie facile pour le dieu cruel qui lassaille et lui inspire des visions dapocalypse. Liana et Christine sont des cratures fragiles et1 2

Idem., p. 241. Mondo, p.242. Idem., p. 241. 3 O voleur, voleur, quelle vie est la tienne ?, Le Clzio, J.-M., La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris, 1995. p 225.

solitaires qui se voient imposer la menace ou le viol. Le compagnon dAnne est lui aussi victime de la fatalit qui a cot la vie son amie. Seuls Grard Estve, dans Villa Aurore, Jon et Juba chappent ce statut. Les deux derniers ont vcu un rve qui les a plongs un instant dans la grce. Grard laisse son destin Marie Doucet, propritaire de la villa, qui subit la pression de promoteurs cupides et malhonntes. Plusieurs de ces anti-hros sont dailleurs orphelins (Annah), adoptes (Pouce et Poussy), sans famille (Mondo), ou issus dune famille visiblement dstructure (David), voire absente (Petite-Croix). Beaucoup sont des enfants, ou des adolescents : cest le cas pour tous les personnages principaux de Mondo, uvre qui appartient il est vrai la littrature jeunesse . On rencontre dans La Ronde des jeunes filles (Titi, Martine, Pouce et Poussy), une jeune femme (Liana), deux enfants (Annah, David), de jeunes adultes (Lchapp, Villa Aurore, Le jeu dAnne, Le passeur). Ces statuts font deux des tres vulnrables, moins aptes accepter les compromissions du monde adulte. Pour J.-Y. Tadi, lenfant est dailleurs par dfinition le personnage du rcit potique : il nest, en effet,[] guid par aucune des motivations qui sont des machines progresser dans la dure, faire avancer lintrigue. () Grandet happ par largent, Julien Sorel par le got du pouvoir ont une raison de "passer le temps".1

Foncirement pur et dsintress, lenfant est aussi une proie facile pour ceux qui ne baignent pas dans son univers. Cest pourquoi aucun de ces textes ne nous montre lenfant devenir adulte 2: lge adulte signifie lentre dans le monde des compromissions, de la corruption de lme. Mais la fragilit des jeunes adultes leclziens les prserve de tels dfauts. Le protagoniste ne construit pas le monde, il le subit 3: les victimes quanime Le Clzio peuvent, en effet, difficilement chapper ce sort. Personnages sans pass, comme ns dhier 4, on la dj dit, ils ne sont pas suffisamment arms pour affronter les turpitudes de la socit : tout au plus peuvent-ils les constater, pour les fuir, pas pour les combattre. Mais la plupart chouent mme dans la fuite. La police ou lcole rcuprent Pouce, Poussy et Lullaby, le gardien du magasin prend David sur le fait, la fourrire du Ciapacan ramasse1 2

Tadi, J.-Y., op. cit., p. 89. Idem., p. 89. 3 Idem., p. 17. 4 Idem., p. 21.

Mondo, lhomme au casque jaune 1 empche Annah de sensevelir avec Orlamonde, Tayar sera sans doute rattrap Les critres que par lesquels J.-Y. Tadi dfinit le personnage du rcit potique correspondent souvent ceux de Le Clzio :Quant leurs rapports avec autrui, ils sont toujours obliques, jamais directs, parce quils relvent, non de la perception, mais du rve.2

Cest forcment vrai de Petite-Croix, de Jon ou de Juba, en proie des visions intrieures. On peut le dire aussi dAnnah, de Lullaby ou de Grard Estve, qui rvent dun monde meilleur dans un btiment qui les fascine : Orlamonde, la maison grecque et la Villa Aurore. David rvait de voir la mer, qui lemporte finalement on ne sait o. Toutefois, bien des hros leclziens chappent, par leur destin tragique, un onirisme que J.-Y. Tadi considre comme positif. Le supplice de Christine nen relve pas, pas plus que laccident de Martine, la traque de lchapp ou celle de Gaspar, ainsi que la vie misrable des victimes du passeur . Martin conduit Alia vers ce lieu fantasm, Hazaran, qui est sans doute la mort. Celle-ci a bien emport Anne, sans espoir de retour. Le personnage se meut dans un espace choisi. Le rcit potique recherche des lieux aimants 3. On retrouve ici la tradition idyllique du locus amnus :Le rcit potique lit un lieu paradisiaque qui soppose absolument aux dcors de rencontre du rcit raliste. () Lauteur natteint la plnitude de son chant que parce quil a rencontr sa terre dlection.4

Orlamonde, la villa Aurore, la maison grecque , la maison de la lumire dor de Mondo, ainsi que la montagne du dieu vivant , la mer que dcouvrent Daniel, Lullaby et Mondo, la valle de Genna o se perd Gaspar justifient cette appellation. Le Clzio est un grand descripteur , et il excelle dans lvocation de paysages vastes, tendus, propices llvation et lenvol lyrique :

1 2

Le Clzio, J.-M., Orlamonde , in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 249. Tadie, J.-Y., op., cit., p. 24. 3 Idem., p. 69. 4 Idem., p. 51.

Quand elle tait ici, dans sa maison, Annah ne voyait rien dautre que le ciel et la mer. Le soleil avanait devant elle, sa lumire clairait le fond de lalcve, et il y avait, sur la mer, le grand chemin qui ressemble une cascade de feu.1

Mais ce locus amnus ne peut saccommoder dun contenu tragique. Christine est poursuivie parmi les blocs des immeubles, pareils des gants debout au milieu des terrains et des parkings , dans la lumire froide et humide des rverbres 2. On sait que la ville obsde Le Clzio, et que ce dcor se caractrise chez lui par ses artes tranchantes, sa nudit blafarde, son inhumanit:Dans les immeubles neufs, de lautre ct des fentres pareilles des yeux teints, les gens inconnus vivent peine, cachs par les membranes de leurs rideaux, aveugls par lcran perl de leurs postes de tlvision.3

Liana dans son mobile home, Titi et Martine, Pouce et Poussy rencontrent lhostilit dune ville qui nest pas faite pour les faibles. Mais lunivers naturel nest pas forcment plus humain. Aazi et Tayar scorchent les pieds dans les cailloux des monts du Chlia . Dans Le passeur, les immigrs clandestins grimacent de douleur en marchant sur des galets coupants . Un vent violent et plein de menaces poursuit Gaspar dans sa fuite. Cest lheure o la lumire brle et fait mal 4 : accable par le soleil son znith, Petite-Croix va subir lagression mentale du dieu Saquasohuh. Dans la plupart des nouvelles qui nous occupent ici, la tension est palpable. Elle saccommode donc mal dun espace qui se contenterait de donner au rve sa demeure 5 : le rve, pour les personnages de Le Clzio, se tourne souvent en cauchemar. Le monde nest plus le cadre ou lenjeu dune lutte, mais lobjet dune rverie, dune dcouverte 6 : cest souvent faux, dans La Ronde et Mondo. On la vu, les personnages font de leur fuite une manire de lutte contre un monde hostile, mme si cela les amne dcouvrir des espaces indits. Selon Tadi encore, leffacement du personnage laisse lespace, au dcor, urbain ou naturel, une place privilgie 7. CestLe Clzio, J.-M., Orlamonde, in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 240. Le Clzio, J.-M., Moloch , in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris. 1995, p. 99. 3 Le Clzio, J.-M., La Ronde, in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris. 1995, p.22. 4 Le Clzio, J.-M., Peuple du ciel, in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 241. 5 Tadi, J.-Y., op. cit, p. 57. 6 Tadi, J.-Y., op. cit ., p. 17. 7 Tadi, J.-Y., op. cit., p. 9.2 1

inexact chez Le Clzio : le personnage a toujours une paisseur humaine considrable, qui le rend si violemment attachant. Le dcor nen est pas moins important. Le hros en tire sa force ou son dsarroi. Lun et lautre se nourrissent de leur puissance respective. Arriv au sommet de la montagne du dieu vivant 1, Jon dcouvre un caillou qui a exactement la forme de la montagne 2. Il se dmatrialise, a limpression de survoler le territoire o il se trouve :Pendant ce temps, le ciel autour de la montagne se dfaisait et se reformait. Les nuages glissaient sur la plaine de lave, les gouttelettes coulaient sur le visage de Jon, saccrochaient ses cheveux. Le soleil luisait parfois, avec de grands clats brlants. Le souffle du vent circulait autour de la montagne, longuement, tantt dans un sens, tantt dans lautre 3.

Cette dissociation, suivie dune communion avec lespace naturel prcde la rencontre avec lenfant-dieu. Lespace () se met au service dune qute dinstants privilgis, qui va de lattente la rencontre 4 : cest vrai ici, a lest dans les rcits heureux de La Ronde et de Mondo, mais ce ne sont pas les plus nombreux. Souvent harcels et pourchasss, leurs personnages ne peuvent goter leuphorie dont jouit Jon dans la montagne. Mais, daccord avec J.-Y.Tadi, on dira que lespace du rcit potique est () celui dun voyage orient et symbolique 5. Cest loccasion danalyser la fonction mythique de ce genre, laquelle Tadi consacre des lignes clairantes. Il est impossible de dissocier le temps du mythe. Le temps mythique est ternel : aucune limite chronologique ne le borne. Le temps du rcit potique, note J.-Y. Tadi, est souvent celui de lenfance. Or, lenfant comme hros littraire dstructure le temps du roman classique. Il vit dans un temps sans date () qui nie lavenir en remontant sans cesse vers lorigine 6. Il est indiffrent lhistoire comme la chronologie. Un grand nombre de rcits potiques abolit toute rfrence lhistoire 7 : on ny trouve aucune allusion des dates,1 2

Le Clzio, J.-M., Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982.p. 132. Idem, p. 134. 3 Idem, p. 135. 4 Tadi, J.-Y., op. cit., p.10. 5 Tadi, J.-Y., op. cit., p. 9. 6 Idem., p. 89.7

Idem., p. 90.

des vnements prcis. Le vritable temps du rcit potique se rduit linstant, sa cellule de base, son point dorigine 1. On ne peut que constater ladquation de ces propos avec les textes des deux recueils qui nous occupent ici. Aucun nest prcisment dat. Seul Moloch souvre sur une date prcise, celle du 15 aot 19632. Une date suivra, celle du 3 octobre3 : mais elles ne concernent que les tapes de la grossesse de Liana Cest un peu comme si lauteur faisait un pied de nez ce qui rythme le rcit classique : la sacro-sainte chronologie, ponctue de rfrences des faits historiques qui la confirment et nous rassurent. Celle de Moloch est une chronologie prive qui ne regarde que lhrone. Elle noffre quun apparent garde-fou au lecteur qui voudrait sy accrocher pour y voir des repres. Presque tous les textes de La Ronde et de Mondo pourraient se passer aujourdhui comme il y a quarante ans, lexception de Peuple du ciel, qui voque la guerre de Core. Sinon, seule la prsence des indices du monde moderne : voitures, engins, tlvisions, immeubles permet de les situer. Do leur actualit : dautres jeunes filles subissent, de nos jours, des tournantes dans les sous-sols sinistres des cits ; dautres accouchent dans la solitude ; dautres fuguent pour fuir un monde qui ne les comprend pas et les mprise Le passeur anticipait un phnomne que la disparition des frontires europennes a amplifi. Les promoteurs pied duvre dans Hazaran et Orlamonde svissent toujours. Si Le Clzio ne dnonce pas clairement tel rgime politique, pas plus quil ne nomme prcisment les bourreaux dont Christine, Tayar ou David sont victimes, on peut, daccord avec J.-Y. Tadi, estimer quil largit les anecdotes quil relate la dimension du mythe, parce que les rcits potiques de notre temps veulent rendre compte du sens du monde par des systmes de symboles 4. Ce type de rcit est une machine reproduire des sens cachs 5. Le Clzio nous invite les chercher, notamment par un dcalage entre certains titres et le nom des personnages. Pourquoi linfortune Christine volue-t-elle dans un rcit qui sintitule Ariane ? Cherche-t-elle, comme lhrone antique, fuir le labyrinthe des cits et leurs violeurs-Minotaures ? Pour elle, hlas, il ny aura ni Thse, ni fil salvateur. Moloch, dieu dvoreur denfants, dsigne videmment le chien berger Nick, dlaiss par sa matresse, et qui semble1 2

Idem., p. 99. Le Clzio, J.-M., Moloch in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris. 1995, p. 27. 3 Ibid., p. 39. 4 Tadie, J.- Y., op., cit., p. 165. 5 Idem., p. 161.

lorgner le nouveau-n avec une gourmandise mchante. Abel lance sa fronde contre Gaspar, ce qui rappelle lhistoire biblique. Revenant en arrire Miloz traverse le fleuve Roa, celui quil a travers il y a un an, le fleuve presque sans eau de loubli 1, cho du Lth. Ayant rencontr le dieu vivant , Jon redescend purifi de la montagne. Gaspar retrouve la ville aprs un sjour dans une tribu sauvage o il a appris vivre au contact de la nature et des btes. La mer, mais la mer chaude, bleue, linaire, forme dans les rcits de Le Clzio un paysage archtypal o les personnages se ressourcent. Son apparition plonge Mondo, Annah, Lullaby, Grard et Daniel dans une adoration muette :Elle tait l, partout, devant lui, immense, gonfle comme la pente dune montagne, brillant de sa couleur bleue, profonde, toute proche, avec ses vagues hautes qui avanaient vers lui.2

Le personnage du rcit potique accomplit des gestes qui font de lui le sujet dune initiation 3. On ne peut quacquiescer, une rserve prs : les rites initiatiques que subissent les hros leclziens sont parfois tragiques. Ce sont souvent des scnes primitives qui les mettent en prsence du mal : dsir de meurtre (Les bergers) dAnne), tendance suicidaire collective (Hazaran) ou individuelle (Orlamonde), exprience du cynisme (Le passeur) ou du harclement (Lchapp). On en sort, quand on en sort, plus mr, certes, mais bless : Lespace du rcit potique () est celui dun voyage orient et symbolique 4. Cet espace se met au service dune qute dinstants privilgis, qui va de lattente la rencontre 5 : on ne saurait, en effet, concevoir dinitiation sans rencontre, avec un dieu vivant , un Moloch ou un lieu lu. Nos personnages rencontrent souvent des tres aussi purs queux. Plus gs, ils les entourent de leur affection, les protgent quand ils le peuvent, en sont comme des doubles mus. Ce sont aussi des solitaires, des marginaux. Mondo, Grard Estve et Alia rencontrent ainsi Thi Chin, Marie Doucet et Martin. Lune habite la maison de la lumire noire , lautre la villa aurore , le dernier un chteau , qui nest en fait quune pauvre cabane. Le sens cach du rcit peut se lire aussi dansLe Clzio, J.-M., Le passeur , in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris. 1995, p. 221. 2 Le Clzio, J.-M., Celui qui navait jamais vu la mer, in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982 , p. 172. 3 Tadi, J.-Y., op. cit., p. 146. 4 J.-Y. Tadi, op. cit., p. 9. 5 Idem, p. 10.1

une langue inconnue : celle que parlent les enfants nomades, et dont Gaspar apprend des bribes ; le grec, aussi, qui surgit deux reprises. Lullaby dchiffre le mot sur la maison qui surgit devant elle et suscite son merveillement1. Grard, par contre, contemple sans le comprendre le mot UPANO dans le temple du domaine de Marie : Ctait un mot qui vous emportait loin en arrire, dans un autre temps, dans un autre monde, comme un nom de pays qui nexisterait pas 2. Le mythe naime pas les prcisions spatio-temporelles. Le Clzio ne cite aucun nom prcis de pays connus. Il voque parcimonieusement quelques lieux-dits : Timgad, ancienne cit romaine dAlgrie ; Calern et Cheiron permettent de localiser laction de Lchapp : Tayar a russi quitt son pays dorigine, o il tait poursuivi pour des raisons mystrieuses, et a gagn la Cte dAzur. La montagne du dieu vivant se confond avec le mont Reydabarmur, en Islande. Les mesas de Peuple du ciel voquent bien sr le Mexique, dont Le Clzio a une connaissance intime. On sait que Miloz vient de Trieste. Mais ces prcisions sont incidentes, et on ignore le noms des villes qui forment le dcor de nombreuses nouvelles : La ronde , Moloch , Mondo Les noms des personnages fournissent des indices, surtout quand les rcits se droulent dans des pays exotiques pour un lecteur europen : cest vrai surtout dans Lchapp (Tayar, Aaziz, Meriem) et dans La roue deau : Juba porte le nom dun ancien roi de Maurtanie romaine, dont il est peut-tre une rincarnation. Mais la plupart des personnages de nos deux recueils portent, on la vu, des noms trs courants et trs simples. Tadi remarque que les noms, dans le rcit potique, sont souvent simples, parfois monosyllabiques, comme sil ne fallait pas leur donner trop dtoffe sociale. Les personnages nont dailleurs pas souvent de noms de famille : on ne relve gure que Grard Estve et Marie Doucet, dans Villa Aurore ; Tartamella et Miloz, dans Le Passeur : encore ces derniers nont-ils pas de prnoms. Le rcit potique ne fait pas concurrence ltat civil Si on veut des personnages riches de sens virtuel, ouverts tous les possibles, il ne faut pas les emprisonner dans un arbre gnalogique. Cette limpidit du personnage rejoint celle de lintrigue. Selon J.Y. Tadi, elle est inexistante, voire absente du rcit potique : Il y a une facilit, une grossiret de lvnement devant lequel lauteur de rcit

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Le Clzio, J.-M., Lullaby, in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 93. Le Clzio, J.-M., Villa Aurore, in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris, 1995, p. 113.

potique recule 1. Do limportance, chez lui, de la description, lieu o le rcit nest pas li par la progression linaire de lintrigue 2. Ce rcit est libr des contraintes de lintrigue et de la fiction 3 : on peut dailleurs se demander si, ces conditions, on peut encore parler de rcit Le rcit potique selon Tadi sapparenterait plutt au pome en prose. Son rythme est forcment lent : Si le rcit potique est celui dune dcouverte, son mouvement est celui de la marche, de la promenade, du train 4. Tout cela nest pas tout fait vrai chez Le Clzio. Si lintrigue surgit avec la premire question non immdiatement rsolue, on peut penser que chacun de nos dix-neuf rcits en contient une, ft-elle mince : Tayar sera-t-il rattrap ? Qui donc a vraiment rencontr Jon ? Do vient Mondo, et o est-il all ? Que sont devenus Daniel et David ? la question peut rester en suspens comme elle peut tre rsolue : Christine chappera-t-elle ses poursuivants ? Annah sensevelira-t-elle avec Orlamonde ? Non : la fin nous lapprend, mais intrigue il y a eu. La lenteur est certes son rythme prfr. Cest forcment le cas dans Peuple du ciel, et dans les textes oniriques : Hazaran et son rcit enchss, La montagne du dieu vivant, La roue deau. Cest le cas aussi des qutes contemplatives de Lullaby , de Mondo, du compagnon dAnne comme de Celui qui navait jamais vu la mer. Cest encore vrai lors du dialogue douloureux, mais repos, qui met en scne le narrateur et le voleur entran dans le cycle de son activit. Ce nest pas vrai quand laction se prcipite (La ronde, Moloch, Lchapp, Ariane, Le passeur), ce qui peut arriver dans les dernires pages (Les bergers) ou dans la conclusion brutale (La grande vie). Do limpression dennui de bonne compagnie que dgagent parfois ces rcits, piges de la lenteur et de la rptition 5 : Le Clzio nchappe pas forcment ce grief, qui est trs subjectif. Mais, le lisant, on na jamais le sentiment de se trouver dans un salon de th Le style, trs descriptif, peut provoquer une lassitude chez le lecteur press. J.-Y. Tadi voque lemballement rhtorique de nombreux rcits potiques, o lavalanche dimages accable lobjet quil sagissait au dpart de dcrire 6. Cela napparat pas chez Le Clzio, dont le style, limpide, imite souvent le langage enfantin. Lauteur utilise1 2

Tadi, J.-Y., op., cit., p. 107. Idem., p. 55. 3 Idem, p. 55. 4 Tadi, J.-Y., op., cit., p. 53. 5 Tadi, J.-Y., op. cit., p. 87. 6 Tadi, J.-Y., op., cit., p. 52.

beaucoup de prsentatifs, emploie souvent peut-tre que en tte de phrase, sans postposer le sujet (comme le petit Nicolas ! Ce voisinage nest pas insultant.) :Peut-tre quils avaient cherch apercevoir la maison dAnne, l-bas, perdue dans le nud des artres. () Peut-tre quils staient allongs de nouveau dans le petit bois ()1

Il aime le prsent de narration, prfre lasyndte ou la parataxe la subordination, ne choisit pas dviter les rptitions par des substituts :David aussi a faim. Il pense quil na rien mang depuis hier soir, rien bu non plus. Il a soif et faim, mais il ne veut pas retourner vers la vieille ville. Il marche sur les plages de galets jusquau cours deau qui serpente lentement. 2

On est loin des dfils dimages 3 qui, selon Tadi, caractrisent le rcit potique. Ce dernier voit dans celui-ci une abondance d chos de reprises qui correspondent, grande chelle, aux assonances, allitrations, rimes 4 :Tout se passe comme si le roman potique en prose compensait la manire du vers libre labsence de rime, et la manire du pome en prose labsence de dcoupage : par un renforcement du systme phontique et syntaxique fond sur les paralllismes.5

Le rcit potique va jusqu rejoindre lorganisation typographique du pome en prose, en distribuant avec une vise plastique les blancs et les noirs sur la page. On ne voit rien de tel dans La Ronde et Mondo, mais on remarque des chos dune nouvelle lautre. Tadi envisage dailleurs cette possibilit : Quand il ny a pas paralllisme de sons, il y a paralllisme de sens 6. Lullaby et Grard dcouvrent une inscription en grec sur une maison qui les enchante. Dans le mme cadre, Mondo et Grard rencontrent une femme qui les comprend : Thi Chan et Marie Doucet. LaLe Clzio, J.-M., Le jeu dAnne, in Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982, p. 141. 2 Le Clzio, J.-M., David, in La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris, 1995, p. 267. 3 Tadi, J.-Y., op. cit., p. 56. 4 Tadi, J.-Y., op., cit., p. 14. 5 Idem., p. 182. 6 Idem., p. 188.1

mre de Lullaby est malade, tout comme celle dAnnah. Leur pre est mort ou absent. Annah aussi se rfugie dans un domaine de pierres, Orlamonde, pendant des trois autres. On a vu que bien des personnages des deux recueils ont une situation sociale identique, quils viennent souvent de nulle part pour disparatre, ou bien tre happs par le monde quils voulaient fuir. Cest surtout ce niveau quil faut reprer les paralllismes que signale Tadi. Le Clzio ne sacrifie pas lexercice un peu gratuit dorner sa prose dhomophonies ou de calembours : lenjeu humain de ses textes en souffrirait. Tadi cite dailleurs Giono, Gracq, Limbour, Paulhan, Larbaud, Mandiargues, Giraudoux : autant de grands laboureurs de paysages et de mots, qui ne font certes pas de la revendication sociale leur objectif principal. De fait, sil conserve la fiction dun roman : des personnages auxquels il arrive une histoire en un ou plusieurs lieux 1, le rcit potique semble pour J.-Y. Tadi trouver sa propre fin en lui-mme, un peu comme l aboli bibelot dinanit sonore de Mallarm : se coupant du monde, refusant de dcrire lhistoire et la socit, la littrature devient son propre sujet et ne cesse de contempler son reflet dans leau dans leau du langage 2. Cest surtout ici que les rcits de Le Clzio chappent la grille de J.-Y. Tadi. Nulle gratuit, dans les nouvelles de Mondo et de La Ronde (mais aussi, bien sr, dans toute luvre de leur auteur) : malgr leur onirisme, leur fracheur, linnocence de leurs personnages-victimes, ces textes ont toujours un sens politique et social. Tadi semble, il est vrai, considrer des rcits dont les personnages sont soit riches et dsuvrs, soit si dsincarns quils nont gure de consistance humaine : Le hros du rcit potique est la fois le sujet dune qute et le sujet dune phrase 3. Ce serait presque un tre de raison, simple ectoplasme, prtexte donner au rve sa demeure 4 : Cela les situe loin des problmes sociaux quvoque Le Clzio, dont les personnages appartiennent souvent au classes dfavorises. Ils sont aussi parfois, plus radicalement, de purs marginaux, comme Mondo ou des dclasss, comme le voleur de La Ronde. On est loin du caractre uniquement verbal 5 de lexistence des personnage dcrits par Tadi, jouets dun rcit qui ne renvoie qu sa propre structure, selon les lois1 2

Idem., p. 8. Idem., p. 16. 3 Idem., p. 47. 4 Idem., p. 57. 5 Idem., p. 29.

de la fonction potique 1. Pour lui, Le vide smantique du personnage fait le plein du texte 2, Les personnages riment comme des mots, ils sont l pour la rime, non pour la psychologie ou pour produire un effet de rel 3. Rien de tel, dans Mondo et La Ronde : Le Clzio ne met pas en scne des victimes innocentes de linjustice pour le plaisir du verbe. Il dnonce, sans le dire explicitement, lenchanement de circonstances et les contextes socio-politiques qui contraignent ses hros la fugue, au vol, au dsespoir : dictature (Lchapp), omnipotence des promoteurs (Orlamonde, Hazaran, Villa Aurore), dtresse conomique (Le Passeur, Hazaran), absence de perspective scolaire et abrutissement lusine (La ronde, La grande vie), dtresse de la femme seule, quelle soit enceinte (Moloch) ou viole (Ariane) ; dtresse de lenfance abandonne (Orlamonde, Lullaby). Cela dit, on sera totalement daccord avec Tadi quand il crit : que le parti pris didactique est absolument tranger lauteur du rcit potique 4. Le Clzio montre, il ne dmontre pas. Il sollicite notre compassion. Libre celle-ci de se transformer en rvolte et, pourquoi pas, de nous inciter laction sociale ou caritative. Les nouvelles de La Ronde et de Mondo sont-elles des rcits potiques ? Au sens o lentend exactement J.-Y. Tadi, non : il leur manque la dimension aristocratique, le raffinement parfois prcieux quon trouve chez Julien Gracq ou Mandiargues. Sont-ils des rcits sociopotiques ? Lexpression a un sens critique particulier On parlera alors de rcits potiques leclziens , en esprant pouvoir en lire encore beaucoup : non contents denchanter, ils combattent notre gosme et incitent regarder autour de soi, le monde qui souffre qui chante, mais qui souffreBibliographie Le Clzio, J.-M., Mondo et autres histoires, Folio, Paris, 1982 Le Clzio, J.-M., La Ronde et autres faits divers, Folio, Paris, 1995 Tadi, J. Y., Le Rcit potique, PUF, Paris, 1978

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Idem., p. 41. Idem., p. 45. 3 Idem., p. 43. 4 Idem., p. 65.