pascal quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin les tablettes de...

10
PASCAL QUIGNARD OU LE FAUX M ELANGE DES GENRES DANS LE ROMAN LATIN LES TABLETTES DE BUIS DAPRONENIA AVITIA B en edicte Gorrillot ABSTRACT Published six years before Albucius (1990), Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia (1984) belongs to the “roman novels” declared by Pascal Quignard hybridizing different literary genres. In 1984, when he speaks of this kind of writting, the author doesn’t call it yet “satura” (as later in 1990), but miscellenea” that cross in particular historical vita with buxi (“tablets”). This essay studies those categorizations and shows that, if the French writer uses old genres, as usual he changes them in his own peculiar manner and builds an imaginary composite latin novel, that doesn’t melt but accumulates, without hiding the frictions, many pseudo-antique heterogeneous literary types, just like the human modern and problematic subject he is at this time. Keywords: Composite; Epigramme; Friction; Genres; Hybridit e; Martial; Plutarque; Quignard; Roman; Su etone; Tablette; Vie En 1990, dans Albucius, Pascal Quignard expose longuement la d efinition de ce qu’il appelle, en d epit de l’anachronisme lexical, 1 le « roman romain » (Quignard, Albucius 23) : 2 La « satura » a l’origine est un plat (lanx)o u l’on m^ ele des fruits et l egumes coup es en morceaux. [...] Ce bassin etait [aussi] appel lanx satura », d’un mot osque qui signifie pot-pourri. [...] Ce mot de satura fut celui dont les Ó 2014 Taylor & Francis Contemporary French and Francophone Studies, 2014 Vol. 18, No. 2, 158166, http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2014.900926

Upload: benedicte

Post on 11-Apr-2017

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

PASCAL QUIGNARD OU LE FAUX M�ELANGE

DES GENRES DANS LE ROMAN LATIN LES

TABLETTES DE BUIS D’APRONENIA AVITIA

B�en�edicte Gorrillot

ABSTRACT Published six years before Albucius (1990), Les Tablettes de buisd’Apronenia Avitia (1984) belongs to the “roman novels” declared by PascalQuignard hybridizing different literary genres. In 1984, when he speaks of thiskind of writting, the author doesn’t call it yet “satura” (as later in 1990), but“miscellenea” that cross in particular historical vita with buxi (“tablets”). This essaystudies those categorizations and shows that, if the French writer uses oldgenres, as usual he changes them in his own peculiar manner and builds animaginary composite latin novel, that doesn’t melt but accumulates, withouthiding the frictions, many pseudo-antique heterogeneous literary types, just likethe human modern and problematic subject he is at this time.

Keywords: Composite; �Epigramme; Friction; Genres; Hybridit�e; Martial; Plutarque; Quignard;Roman; Su�etone; Tablette; Vie

En 1990, dans Albucius, Pascal Quignard expose longuement la d�efinition de cequ’il appelle, en d�epit de l’anachronisme lexical,1 le « roman romain »(Quignard, Albucius 23) :2

La « satura » �a l’origine est un plat (lanx) o�u l’on mele des fruits et l�egumescoup�es en morceaux. [. . .] Ce bassin �etait [aussi] appel�e « lanx satura », d’unmot osque qui signifie pot-pourri. [. . .] Ce mot de satura fut celui dont les

� 2014 Taylor & Francis

Contemporary French and Francophone Studies, 2014Vol. 18, No. 2, 158–166, http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2014.900926

Page 2: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

anciens Romains se servirent pour d�esigner une forme de roman (le plusc�el�ebre de ces pots-pourris est le Satiricon, un si�ecle plus tard) o�u la plupartdes genres existants �etaient coupill�es et mel�es. (A 21)

En 1984, il fait paraıtre Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, reconnu « romanlatin » ou « romain », dans un « Entretien de 2009 » (Entretien avecB. Gorrillot),3 et qui se distingue aussi par cette hybridit�e g�en�erique. Il fautretirer cette lecon des sources, certes fictives4 qu’il prete �a son livre :« Il n’existe qu’une �edition des lettres et tablettes de buis. Elle figure dans lar�e�edition parisienne de 1604 du recueil de Fr. Juret : Quinti Symmachi. . . / epis-tolarum lib. X. castigatissimi / cum auctuario L. II / cum Miscellaneorum L.X / et notisnunc primum editis / a Fr. Jur. » (« Vie d’Apronenia Avitia » in Les Tablettes de buisd’Apronenia Avitia 15).5 Le titre latin de 1604 contient un mot remarquable :« miscellaneorum ». Selon le dictionnaire latin-francais Gaffiot, « miscellaneus-a-um » signifie « mel�e, m�elang�e ». Les « miscellanea » sont aussi des « nourrituresgrossi�eres pour gladiateurs souvent faites d’ingr�edients grossi�erement mel�es,comme on le voit chez Juv�enal » (Flobert 993).6 Enfin, chez Tertullien,« miscellanea » d�esigne des « �ecrits mel�es » (GAFF 993). En 1984, Quignard neparle pas encore de roman-satura, mais il donne pour source principale auxTablettes de buis un type d’�ecrit « m�elangeant mat�eriaux et genres divers ». Quelssont donc les genres mel�es dans cet ouvrage ? Et comment, c’est-�a-direjusqu’o�u, sont-ils « coupill�es » ?

Le Premier genre d�eclar�e : la Vita

Pascal Quignard commence son roman par une « Vie d’Apronenia » (TB 9), �a lamani�ere du latin Su�etone ou du grec Plutarque, tous deux contemporains duHaut-Empire romain. Comme le rappellent Ren�e Martin et Jacques Gaillard, dansLes Genres Litt�eraires �a Rome (« Su�etone : douze C�esars, cinq colonnes�a la une »),

Su�etone est un polygraphe �erudit. [Dans ses vitae], il met en fiches, ilrecueille les anecdotes, il compulse les documents [. . .]. De fait, il ne sau-rait etre consid�er�e comme un historien. [. . .] Capable d’une critique dessources exemplaires pour dater certains faits [. . .], il �evoque certains autres�ev�enements historiques sans prendre soin de les dater. Contradiction ?Non. (Gaillard & Martin 137)7

On croirait un portrait de Quignard. Un peu avant, les deux universitairesont pr�ecis�e : « L’int�eret de Su�etone est [. . .] qu’il op�ere une v�eritabled�emystification de l’histoire – qu’il prend par le trou de la lorgnette » (GAIL138), au lieu de la traiter par le haut, en racontant les « hauts-faits de h�eros »

P A S C A L Q U I G N A R D O U L E F A U X M �EL A N G E 159

Page 3: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

(138). Son contemporain, Plutarque, a une pratique tout aussi « oppos�ee �al’histoire », quand « il renonce �a rapporter en d�etail toutes les actions c�el�ebres[. . .] et n’h�esite pas �a en couper la plus grande part » (Said 439). D�esinvolturedes dates ou de la composition et hybridit�e des mat�eriaux ou des sources car-act�erisent donc le r�ecit biographique antique appel�e « vita » �a Rome.

La « Vie d’Apronenia Avitia » pr�esente ces traits g�en�eriques distinctifs.Une forte datation ne suffit pas �a masquer les errements de la narration. Cer-tes, Quignard paraıt suivre une chronologie lin�eaire conforme au genre, depuis« 343 [o�u] elle [Apronenia] naquit, [tandis que] Constant gouvernait » (TB 11),jusqu’au « printemps 414 [o�u] les buxi s’interrompent : elle meurt, Symmaqueest mort, Alaric est mort » (34). Mais parfois les dates sont fausses. Ainsi lit-on �a la page 21 : « En 396, rien. C’est la s�eparation de l’Empire ». Or,comme le rappelle Ren�e Martin dans son Approche de la litt�erature latine tardiveet protom�edi�evale, c’est en « 395 [qu’a lieu] le partage de l’Empire entre lesdeux fils de Th�eodose, Honorius �a l’Occident et Arcadius en Orient » (Martin119). De plus, la narration multiplie les prolepses qui bouleversent l’ordrechronologique, comme �a la page 22 : « Dans les ann�ees qui suivirent etjusqu’�a la mort de [Saufeius] . . . » (Quignard TB). �A la page 23, Quignardsaute sans transition du « folio 444 [dat�e] de d�ecembre 401 » au « folio 476[. . .] qui semble devoir etre dat�e du premier si�ege de Rome par Alaric », situ�e« en 409 » (26) trois pages apr�es. En page 24, l’auteur poursuit sa prolepsejusqu’ « en 410 », avant de revenir en arri�ere, « le 15 janvier 404 » (24).Une tension contradictoire se cr�ee donc entre la suite tr�es pr�ecise des nomsdes empereurs romains ou des �eveques au pouvoir qui permet une datationhistorique minutieuse et les zigzags r�eels de la narration qui multiplie prolep-ses et ellipses.

�A Su�etone, Quignard reprend aussi sa pr�ef�erence pour les d�etails infimes etintimes de la vie tr�es priv�ee. Il en pr�evient ouvertement, quand il feint de suivreles choix narratifs d’Apronenia : « Puissamment concr�ete, hypocondriaque etromaine, si on ne sait rien de ses lectures ni de l’�education qu’elle recut, on saittout sur ses gouts, les coutumes de son corps, les sons qu’elle redoutait » (20).Mais le r�ealisme cru de Su�etone et sa libert�e d’�ecriture semblent surtout retenirson attention. Dans « L’Entretien de 2009 », il explique que « la Vita est ungenre propre aux anciens Romains : la d�esublimation (la vita latine) va deSu�etone [. . .] au duc de Saint-Simon. [. . .] La vita est une satura de d�etails vils,cr�eaturels, �erotiques, priv�es, dispers�es, sans ordre ».

L’on peut alors se demander ce qui s�epare cette « vita » hybride, qualifi�ee de« satura », du roman latin hybride, lui aussi qualifi�e de « satura ». C’est unemesure, ou plutot une d�emesure : le roman latin hybride les genres �a lad�emesure. En effet, Les Tablettes de buis mele �a la « Vita d’Apronenia » un autregenre, celui des « tablettes de buis » (35) qui recouvre lui-meme plusieursgenres.

160 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Page 4: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

Le Genre invent�e des tablettes (ou buxi)

Qu’est-ce que ces « tablettes » ? En page 14, Pascal Quignard pr�ecise que « deuxsortes d’œuvres sont rest�ees d’Apronenia Avitia : les epistolae et les buxi ». Enpage 15, il retraduit les mots latins : « Il n’existe qu’une r�e�edition des lettres ettablettes de buis, [. . .] dans la r�e�edition parisienne de 1604 ». Les « tablettes »sont donc les « buxi » latines. Or la lettre (epistula) est un genre litt�eraire antiqueattest�e. L’�enum�eration « lettres et tablettes » tend ici �a placer sur le memeplan les deux termes et �a faire des « tablettes-buxi » un autre genre litt�eraire . . .latin – ce qui pose probl�eme.

En effet, d’apr�es le Dictionnaire Gaffiot, « buxum-i » ne renvoie stricte-ment qu’�a un « objet en bois de buis » (GAFF 236) qui, certes, peut pendredes formes vari�ees : « Flute, toupie, sabot, tablette �a �ecrire », ce dernier« sens rare » �etant attest�e chez le seul « Properce, �El�egie III-23 »8 (GAFF 236).Au maximum, la « tablette » – d’ailleurs plus couramment d�esign�ee par« tabella-ae » (1161), comme chez « Ovide ou Martial » (1161) – est un sup-port de bois enduit de cire qui servait pour �ecrire les messages quotidiens (bil-lets rapides, lettres br�eves) ou pour tenir les comptes. Bref la tabella est lepost-it ou le mail des Latins. Parfois tabella d�esigne, par extension, le message�ecrit, soit « toute sorte d’�ecrit » (1161), mais sans aucune sp�ecificationg�en�erique. Les tablettes (buxum ou tabella), comme esp�ece litt�eraire latine, sontdonc une fiction quignardienne.

Toutefois ces buxi sont, comme le dit Quignard �a propos de ceuxd’Apronenia, « �ecrits dans la hate » (TB 21). Par cette mention, l’auteur tire les« tablettes de buis » vers les �ecrits litt�eraires brefs que les Anciens appelaient« �epigrammes ». L’�ecrivain moderne qualifie d’ailleurs plusieurs « tablettes »d’« �epigramme », comme la pi�ece 86, intitul�ee « �Epigramme de P. Saufeius–Minor » (90). Suit le texte : « Publius fit une �epigramme sur la lachet�e de M.Pollio : – �a quatre pattes, il boit l’eau du chien » (90). �A la meme page, lapi�ece 87 ressortit aussi �a l’esth�etique de l’�epigramme satirique, violente, insul-tante, r�eglant en peu de mots des comptes cruels avec des ennemis personnels,�a la facon de Catulle ou Martial :

Nasica, sur les conseils de Melania, s’est faite chr�etienne et a �et�e ointe par lesacrificateur sous le nom de Paulina. Je lui dis tout �a coup : – tu sensextremement fort. Paulina affirme que le corps d’une vierge ne doit pasconnaıtre plus d’une fois la semaine la sollicitude curieuse et parfois impudi-que des gestes qui nettoient. [. . .] Pourquoi, quand Paulina s’assoit, fait-ellele geste d’�epousseter de la main l’endroit o�u elle va s’assoier ? C’est de sesfesses qu’elle devrait oter la poussi�ere avant qu’elle s’asseye. (TB 90)

Or rattacher, comme le fait Quignard, les buxi ou tabellae latines au genre del’�epigramme pose un nouveau probl�eme.

P A S C A L Q U I G N A R D O U L E F A U X M �EL A N G E 161

Page 5: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

D�emesure du cumul des genres : l’hydrit�e quignardienne

Dans L’Abeille dans l’ambre, c�el�ebration de l’�epigramme, Pierre Laurens rappelle quel’�epigramme a compl�etement chang�e de forme entre les inscriptions votivesfun�eraires grecques et les pointes satiriques assassines de Martial (Laurens 8–9,20–27).9 Dans l’Antiquit�e, l’�epigramme renvoie �a un « non-genre », �a unfourre-tout rh�etorique, bref �a un lieu d’hybridation qui a longtemps valu �a cetype d’�ecrits, jusqu’�a Martial, de ne pas etre pris en compte par les Arts Po�etiquesd’Aristote ou d’Horace – qui ne savaient pas quoi en dire, faute de rep�erer unepossible unit�e de leurs traits litt�eraires.

Dans Les Tablettes de buis, Pascal Quignard respecte ce cot�e prot�eiforme del’�epigramme et aggrave le m�elange des genres d�ej�a rep�er�e. En effet, �a cot�ed’�epigrammes satiriques (vues plus haut), il offre aussi des �epigrammes descrip-tives didactiques ou encomiastiques, �a l’image de celles consign�ees dansL’Anthologie Palatine. Ainsi la pi�ece 3, « Promenade sur l’ıle » (TB 40), ou plusloin la pi�ece 77, consacr�ee �a une tr�es po�etique promenade par grandfroid, titr�ee « Description de l’hiver » : « J’aime le froid vif, pur de pluie ou debrume, l’hiver, le son des pas dans les all�ees. La gel�ee blanche sur les toits et lesmarbres, la gel�ee blanche dans le chignon des servantes, [. . .] l’haleine qui flotteautour des enfants, des betes, des hommes [. . .] qui vont briser la glace » (86).Ce qui fait po�etique est la surprise d’un hiver sur une Rome qu’on imagine, parclich�e, �ecras�ee de chaleur. Si la po�esie est sortir des clich�es, ainsi fait cette petite�epigramme d’Apronenia-Quignard.

On peut allonger la liste des genres convoqu�es par l’�ecrivain dans les buxi :�epigrammes de circonstance, pour un anniversaire, pour d�eplorer une maladie(134), pour raconter un bon mot ou un fait scandaleux ; extraits de Vitae (92);mini-declamatio (110); �el�egies amoureuses (104) ; odes lyriques (49), etc. DansLes Tablettes de buis d’Apronenia, Quignard pratique donc un grand nombre degenres latins, notamment la changeante �epigramme et l’hybride Vita qui sura-joutent au vertige de l’hybridation g�en�erique, propre au « roman romain ».Pour autant, cette hybridation n’y est pas synonyme de fusion des mat�eriauxdivers en un nouveau genre englobant qui gommerait les diff�erencesoriginelles.

Frictions et composite

En 2001, dans Pascal Quignard le solitaire, l’�ecrivain d�eclare :

Dans les [Petits trait�es], oui sans doute, [il y a] un s�erieux d�emantibul�e.D�emantibuler, cela revient �a rendre inop�erante la mastication. Cela laissecrue la chair et cela laisse des morceaux entiers. [. . .] J’adore les parataxesd�eroutantes, [. . .] les mondes d�echir�es, les listes chinoises. [. . .] Je me suis

162 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Page 6: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

servi sans finir des collections latines de Martial, des notes de Sei-Shonagon.(« Le Roman, la fiction; le conte, l’essai, le trait�e » 161)

Le propos s’applique aux Petits trait�es, mais concerne aussi Les Tablettes de buisqui leur est contemporain. Le mod�ele japonais de « Sei Shonagon » invite �a cetteextension, parce qu’on le retrouve cit�e dans le roman de 1984 :

Ce journal est de ceux qui ob�eissent tout �a coup [. . .] �a une brusque injonc-tion irr�esistible [. . .], rendant tout �a coup n�ecessaire de noter scrupuleuse-ment l’�etat de sant�e, le d�etail des repas, des crises, des humeurs et desinsomnies. A€ılos Aristeid�es au 2e si�ecle �a Smyrne, Sei Shonagon au 11e si�ecle�a Kyoto, [. . .] ont sans doute r�epondu �a un besoin semblable. (TB 20–21)

Chez Quignard, l’hybridation des mat�eriaux n’est donc pas m�elange, mais« parataxe » ; c’est une coexistence « d�eroutante » du divers, voire de contrairesqui se « d�echire[nt] » en un meme espace. La rencontre est frictionnelle et main-tient une distance entre les corps – ce qui porte �a parler de composite plus quede m�etissage. Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia illustre cette esth�etique ducomposite o�u le principe d’alt�erit�e (et d’altercation) combat le d�esir d’unit�e.Mais comment l’auteur maintient-il « l’autre » et « le discontinu » entre lesgenres rassembl�es, « coupill�es » et non « mel�es » ?

Le « sommaire » du livre (TB 147) annonce le cumul hybride, mais s�epareaussi clairement un « Grand I » d’un « grand II », soit une « Vita » du magmag�en�erique des « tablettes » (147). Le d�etail de la pr�esentation du sommaire ren-force ce sentiment d’alt�erit�e. La « Vie d’Apronenia » est assimil�ee �a un blocins�ecable, tandis que les « tablettes » sont d�ecoup�ees en une suite de « huitchapitres » (147). Ce principe de d�ecoupe semble n’avoir pas de fin, parce quel’auteur prend soin de pr�eciser (entre parenth�eses) que chaque chapitre sed�ecompose en une liste de « folios », num�erot�es de « 482 �a 484 », par exemplepour le « premier chapitre », ou de « 518 �a 524 », pour le « huiti�eme et dernierchapitre » (147). Pour cette deuxi�eme partie des buxi, le « Sommaire » surligneune logique de la fragmentation que ne semble pas pouvoir r�eduire les sous-titres des chapitres, non th�ematiques et donc non synth�etiques.

L’auteur renforce encore l’alt�erit�e de ces deux espaces, quand il prend lapeine de pr�esenter ses sources. En effet, les « tablettes » sont d�eclar�ees retrans-crire les « folios 484 �a 524 du recueil de Francois Juret de 1604 » (TB 21). Lavita passe son temps �a se r�ef�erer aux « epistolae », aux « Lettres », cens�eesfigurer aux « folios 342 �a 481 de la r�e�edition parisienne de 1604 » (16). Ainsi,« en 385 – la lettre d’Apronenia Avitia est particuli�erement pr�ecise : ‘A. d.tertium nonas octobres primo lucis. . .’, le 5 octobre 385 au petit jour – [. . .]Appius Lanarius est sujet �a une attaque d’apoplexie » (16).

De plus, la vita s’acharne �a retracer le contexte historique chaotique de la finde l’Empire romain d’Occident. Quignard y restitue ce qu’il dit « faire d�efaut »

P A S C A L Q U I G N A R D O U L E F A U X M �EL A N G E 163

Page 7: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

dans les tablettes : « En 401, Andromachus est pr�efet des Gaules. [. . .] Pas unmot sur les raisons qui ont conduit �a la restauration de la muraille d’Aur�elien,[. . .] sur l’avanc�ee des Goths d’Alaric, sur la panique que les historiens suppo-sent alors dans Rome » (TB 23). Au rebours, l’�ecrivain s’attarde sur la chute dupaganisme, surtout apr�es l’�edit de Th�eodose de 391 qui interdit les cultes pa€ıens(17). Il s’attarde sur la progression des Goths, sur l’arriv�ee d’Alaric �a Rome,sur ses trois si�eges entre 408 et 410 (23–25), etc.

Dans les buxi, on ne trouve que de rares allusions, non contextualis�ees etdonc difficilement d�echiffrables, �a cette actualit�e, comme par exemple au feuil-let 20, titr�e « Nuits de famine » (TB 51). Car les « tablettes » privil�egient ladescription �eclat�ee de jouissances quotidiennes tr�es narcissiques (« Choses quisont rares », TB 39) et insistent plutot sur un app�etit de savourer les derniersrestes d’une vie menac�ee : ainsi « Jadis Quintus m’aimait » (42) ou « Le miroirde Spatal�e » (44). Ces pi�eces paraissent hors sujet par rapport au contexte polit-ico-religieux tr�es violent d�ecrit par la vita.

Tout semble donc opposer les deux sections des Tablettes de buis d’AproneniaAvitia, et donc les deux genres d�eclar�es par l’auteur, la « vita » et les« tabellae » : la th�ematique (contexte historique vs soucis priv�es), la tonalit�e(inqui�etude historique vs menus plaisirs de la vie), la structuration (lien chrono-logique meme lache d’une narration vs liste enti�erement soumise au hasard del’empilement quantitatif).

���

Ce qui domine l’�ecriture des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia est donc l’absenced’un lien logique ou d’un lien chronologique clair, �etabli par un r�ecit principalconcomitant aux « tablettes ». Si r�ecit il y a, il intervient dans la vita, avant lesbuxi, donc trop tot, et il prend le risque (v�erifi�e) d’oublier certains d�etails destablettes. Mais, pourquoi, en 1984, Quignard laisse-t-il si voyante la dis-continuit�e entre les fragments des genres divers qui ont servi �a (re)construirel’histoire de l’aristocrate paienne ? On peut formuler les hypoth�eses suivantes :parce que l’un des mod�eles du roman latin, le Satiricon, n’est parvenu �a la Mod-ernit�e que morcel�e et que, pour sa forgerie, l’�ecrivain avait �a mimer cetter�eception tronqu�ee de tant d’œuvres du pass�e. Parce que cette discontinuit�erenvoie au sujet en crise – et notamment au sien propre –, issu de l’�ered�econstructiviste et aminci dans ses pr�etentions de liant rationnel.10 Parce quecette forme �eclat�ee renvoie aussi au seul mode d’appr�ehension possible du sujetoriginaire, en quete duquel est l’auteur : c’est le sujet infans, animal, d’avant lecontinuum logique qui ne peut que prof�erer une parole discontinue, « une attaca,[. . .] une fragmentation massacr�ee, bruta, brusca, qui aient �a voir avec la haineoriginaire et la pouss�ee vivante » (Dernier Royaume V : Sordidissimes 161). Cela neveut pas dire que Quignard ne reve pas d’unifier ces lambeaux, ce qu’il formuleclairement, en 1990, dans Albucius, et, d�es 1986, dans Gene technique �a l’�egard des

164 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Page 8: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

fragments : « La reconnaissance du fragmentaire est peut-etre une lucidit�e, maiselle est aussi une d�efaite » (Gene technique �a l’�egard des fragments 32).

Notes

1 « Les declamatio ou satura, nomm�ees plus tard au cours du onzi�eme oudouzi�eme si�ecle en France, du nom tr�es romain de roman » (Quignard,Albucius 73). Voir B. Gorrillot, « Albucius, un roman latin ? ».

2 D�esormais A.3 « BG : Vous pratiquez deux types de roman : un roman latin de facture

hybride et discontinue comme Les Tablettes de buis [. . .]. PQ : Oui, votreimpression est la bonne » (Quignard, Entretien avec B. Gorrillot ; transcriptionin�edite).

4 P. Quignard est le premier �a reconnaıtre sa forgerie devant M. Gauchet, in« D�eprogrammation de la litt�erature » (�Ecrits de l’�eph�em�ere 241).

5 D�esormais TB.6 D�esormais GAFF.7 D�esormais GAIL.8 « Vulgari buxo sordida cera fuit » : ce n’�etait que du vulgaire buis et de la

mauvaise cire. Mais ces tablettes (tabellae) toutes simples qu’elles �etaientme demeuraient fid�eles et je les ai perdues ! » (Properce 124).

9 Voir « Prol�egom�enes » (L’Abeille dans l’ambre, c�el�ebration de l’�epigramme 8–9,20–27).

10 Voir B. Gorrillot, « L’Auteur Pascal Quignard ».

Works cited

Flobert, Pierre, ed. Le Grand Gaffiot, Dictionnaire latin-francais. Paris: Hachette, 2000.Gaillard, Jacques & Martin, Ren�e. Les Genres litt�eraires �a Rome, Volume 1. Paris: Sco-

del, 1981.Gorrillot, B�en�edicte. “Albucius, un roman latin?” L’Esprit cr�eateur 52.1 (Spring

2012): 22–34.—. “L’Auteur Pascal Quignard.” Contemporary French & Francophone Studies: SITES

11.1 (March 2007): 119–136.Laurens, Pierre. L’Abeille dans l’ambre, c�el�ebration de l’�epigramme. Paris: Les Belles

Lettres, 1989.Martin, Ren�e. “Chronologie.” Approche de la litt�erature latine tardive et protom�edi�evale.

Paris: Nathan, 1994. 119.Properce. �El�egies. Trans. D. Paganelli. Paris: Les Belles Lettres, 1995.Quignard, Pascal. Albucius. 1990. Paris: Gallimard (Folio), 2004.—. “D�eprogrammation de la litt�erature.” D�ebat 54 (1989): 77–88.

P A S C A L Q U I G N A R D O U L E F A U X M �EL A N G E 165

Page 9: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

—. “D�eprogrammation de la litt�erature.” �Ecrits de l’�eph�em�ere. Paris: Galil�ee, 2005.233–249.

—. Dernier Royaume V: Sordidissimes. Paris: Grasset, 2005.—. Entretien avec B. Gorrillot. Personal Interview. 22 August 2009.—. Gene technique �a l’�egard des fragments. 1986. Cognac: Fata Morgana, 2003.—. Pascal Quignard le solitaire, rencontre avec C. Lapeyre-Desmaison. Paris: Flohic, 2001.—. “Le Roman, la fiction; le conte, l’essai, le trait�e.” Pascal Quignard le solitaire, ren-

contre avec C. Lapeyre-Desmaison. Paris: Flohic, 2001. 161.—. Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia. 1984. Paris: Gallimard (L’Imaginaire),

2006.Said, Suzanne, Monique Tr�ed�e, and Alain Le Boulluec. L’Histoire de la litt�erature grec-

que. Paris: PUF, 1997.

Maıtre de conf�erences in French contemporary literature and Latin poetry at the Universityof Valenciennes (France), co-editor of Formes Po�etiques Contemporaines (PUNM, USA),B�en�edicte Gorrillot has published in particular three books about contemporary Frenchpoetry: Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec B. Gorrillot (2009); INTER: Interaerias fagos, with P. Quignard, P. Alferi, E. Cl�emens, M. Deguy, E. Hocquard, C. Prigent,and J. St�efan (2011); and L’Illisibilit�e en questions: autour de M. Deguy, J-.M. Gleize,

C. Prigent, N. Quintane (2014). She is currently finishing three books: with P. Galand,L’Empreinte gr�eco-latine dans la litt�erature contemporaine (Spring 2015); a book of con-versations with Michel Deguy (Spring 2015); and, with B. Auclerc, Politiques de Ponge

(Revue des Sciences Humaines 2015).

166 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Page 10: Pascal Quignard ou le faux mélange des genres dans le roman latin               Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia

Copyright of Contemporary French & Francophone Studies is the property of Routledge andits content may not be copied or emailed to multiple sites or posted to a listserv without thecopyright holder's express written permission. However, users may print, download, or emailarticles for individual use.