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  • PASCAL

    LA ROCHEFOUCAULD

    BOSSUET

  • DU MME AUTEUR

    CAUSERIES DE QUINZAINE 1 VOl.CHRISTOPHE COLOMB ET VASCO DE GAMA .TUDES SUR ARISTOPHANEESSAI DE CRITIQUE NATURELLE, OU OBSER-VATIONS PHYSIOLOGIQUES SUR LES CRI-VAINS ET LES ARTISTES

    LES COURTISANES GRECQUESLA VIE DES COMDIENSHISTOIRE DE LA CONVERSATIONA PIED ET EN WAGONA BATONS ROMPUSLE MAL ET LE BIEN QU'ON A DIT DES FEMMESLE MAL ET LEBIEN QU'ONA DIT DE l'AMOURLE MAL ET LEBIENQU'ONADITDES ENFANTSLES CONFRENCES EN BELGIQUE ET ENFRANCE 1 br.

    LE PEUPLE ET LA BOURGEOISIEBENJAMIN FRANKLINLE CENTENAIRE DE VOLTAIRE 1 br.LA QUESTION DES FEMMES ET LA MORALELAQUE I br

    LE ROMANTISME DES Ci iSSIQUES :1 srie, CORNEILLE, MOLIIIK2inc srie, racine

    UILB COLIN IMPltlUKUlM I) K r.AONT

  • 'W^

    LE ROMANTISME DES CLASSIQUESTROISIME SRIE

    PASCALLA ROCHEFOUCAULD

    BOSSUETPAR

    LE DESGHANEL

    r^%=tm C L p- iH^ X //1-

    PARISCALMANN LVY, DITEUR

    ANCIENNE MAISON MICHEL LVY FRRES3, RUE AUUER, 3

    1898Droite de reproducUoo et do traJuaion risorrt.

  • J>A

  • PREMIRE LEON

  • LA ROCHEFOUCAULD

    SA VIE

    N Paris, dans le quartier des Petits-Champs,et dans la rue qui se nomme prsent Croix-des-Petits-Cliamps S le 15 septembre 1613, lefutur auteur des Maximes passa une partie de sonenfance et de sa joincsse dans Te' Poitou, dont sonpre tait gouverneur . L'an de douze frres etsurs, il porta ea cette qualit, jusqu' la mort dupre, les titre et nom de prince de Marcillac. Mariavant l'ge de quinze ans, le 20 janvier ^628,

    1. Fort champtre en effet cette poque, et quasi horsParis.

    2. Vingtime descendant de Foucauld I", seigneur de LaRoche en Angoumois, ce pre fut nomm, en 1619, par leroi Louis XIII, chevalier de sos Ordres. Et, en avril lG22,lecomt de La Roche-Foucauld fut rig en duch-pairie.

  • 4 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    Andre de Vivonne *, il en eut huit enfants, cinqgarons et trois lilles.

    Il fit ses premires armes en Italie, un an aprs

    son mariage et, au retour de cette campagne, il

    parut la Cour.

    La premire moiti de sa vie, agite par les pas-

    sions de l'amour et de l'ambition, s'gara dans les

    intrigues politiques et dans les guerres civiles de

    la Fronde ; la seconde se passa rflchir sur ses

    mcomptes et ses dsenchantements.Aprs qu'il eut vainement essay de se montrer

    homme d'action et homme d'lat, et aspir aux pre-miers rles, sa vraie aptitude se rvla : il se trouva

    tre un moraliste et un crivain, le plus dli qui

    fut jamais.

    On pourrait, dit Sainte-Beuve ', donner chacune des quatre priodes de la vie de La Roche-

    foucauld le nom d'une femme, comme Hrodotedonne chacun de ses livres le nom d'une muse.

    Il y aurait mme peut-tre une priode prlimi-naire, dont les quatre autres ne seraient que la suite,

    celle o mademoiselle d'Hautefort et la Reine elle-mme auraient, s'il faut l'en croire, essay de l'en-Irainer contre Richelieu : premier pas imprudent,

    vingL-(lualie ans, dans un chemin tout oppos sa

    1. On croil luellc! mourut en 1670.

    a. Purirails de Femmes, p. 297, Paris, Didier

  • LA ROCHEFOUCAULD

    fortune ; dbut moins politique que romanesque, si

    tant est que nous devions prendre au pied de la

    lettre ce qu'il raconte*. 11 revenait la Cour, en

    1637, aprs une disgrce de son pre, au moment

    o Anne d'Autriche tait souponne d'entretenir, l'aide de madame de Chevreuse, des intelligencesavec l'Espagne. Louis XIII, anim par Richelieu,ne parlait de rien moins que d'enfermer la Reine

    au Havre et de la rpudier. C'est alors que la Reine

    lui aurait propos d'enlever mademoiselle d'Hautefbrt

    et elle, pour les conduire Bruxelles. On a quelquepeine, dit M. Gourdault ', imaginer une reine

    de Fiance courant ainsi les chemins, avec une

    jeune fille, sous la conduite d'un galant gentilhommede vingt-quatre ans. Tallemant des Raux, enjo-livant encore ce prtendu projet d'escapade de laReine ; Marcillac, dit-il, la devait mener encroupe. Ce projet, s'il exista, n'eut pas de suite :la Reine, aprs avoir subi un interrogatoire en

    rgle, rentra en grce auprs du Roi et du Cardinal.Madame de Chevreuse, l'ouvrire du complot, pritpeur et se sauva; Marcillac favorisa sa fuite.

    Elle est la premire bien avre des ({uatre lunes

    1. Dans SCS Mmoires, page 28, dition Hachette, collectiondes Grands crivains franais .

    2. Notice biographique sur La Rochefoucauld, dans l'-dition Rgnier (Hachette), commenee par M. D.-L. Gilbert,qui est mort le 15 octobre 1870, et continue par son colla-boraleiir, 31. J. Gourdault.

  • i'> Li: ROMANTISME DES CLASSIQUES

    de ce Jupiter. La seconde fut madame de Longue-ville. Ensuite vint madame de Sabl. Enfin, ma-dame de La Fayette. Notons rapidement ces phasessuccessives.

    Vous savez ce que Mazarin disait plus tard

    l'ambassadeur d'Espagne plaidant la cause des Condpour les faire rentrer en grce quand la guerrecivile fut termine : \Vous autres Espagnols, vosfemmes ne se mlent que de faire l'amour ; mais,en France, ce n'est pas de mme, et nous en avonsdeux qui seraient capables de bouleverser deuxgrands royaumes ; c'est la duchesse de Longueville

    et la duchesse de Ghevreuse.

    Le cardinal de Retz, qui les connut de prs, a

    laiss d'elles, dans ses Mmoires, deux portraitsfort piquants, dont voici lo premier :

    Madame de Ghevreuse n'avait plus mme derestes de beaut, quand je l'ai connue. Je n'aijamais vu qu'elle eu qui la vivacit suppltau jugement. Elle lui donnait mme assez sou-vent des ouvertures (aperus, ides) si brillantes,

    qu'elles paraissaient coinuK; des clairs ; et si sages,

    qu'illes n'eussent pas t dsavoues par les plusgrands hommes de tous les sicles. Ce mrite,toutefois, ne fut (jue d'occasion. Si elle ft venue

    dans un sicle o il n'y et point eu d'affaires(politiques), elle n'et pas seulement imagin qu'il

    y vu pt avoir. Si le prieur des Chartreux lui et

  • LA ROCHEFOUCAULD 7

    plu, elle et t solitaire, de bonne foi. Monsieurde Lon-ainc, qui s'y attacha, la jeta dans les affaires;le duc do Buckingham et le comte de Holland l'yentretinrent; M. de Chteauneuf l'y amusa.Elle s'y abandonna, parce qu'elle s'abandonnait tout ce qui plaisait celui qu'elle aimait. Elle

    aimait sans choix, et purement parce qu'il fallaitqu'elle aimt quelqu'un. Il n'tait mme pasdifficile de lui donner de partie faite (par complot)un amant ; mais, ds qu'elle l'avait pris, ellel'aimait uniquement et fidlement. Elle nous aavou, madame de Rhodes et moi, que, parun caprice, disait-elle, de la fortune, elle n'avait

    jamais aim le mieux ce qu'elle avait estim leplus, la rserve toutefois, ajoutait-elle, dupauvre Buckingham. Son dvouement sa pas-sion, que l'on pouvait dire ternelle quoiqu'ellechanget d'objct, n'empchait pas qu'une mouchelui donnt quelquefois des distractions. Mais elleen revenait toujours avec des emportements, quiles faisaient trouver agrables. Jamais personnen'a fait moins d'attention sur les prils ; et jamaisfemme n'a eu plus de mpris pour les scrupuleset pour les devoirs : elle ne reconnaissait que ce-lui de plaire son amant.

    On a maintes fois essay de dbrouiller les milleintrigues de ces guerres civiles si folles, qu'elles

    sont peine croyables, et que dj elles parais-

  • 8 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    salent telles, mme aux contemporains quelquesannes aprs, lorsque l'ordre fut rtabli et la mo-narchie affermie. Gourville, dans ses Mmoires, en

    parle de la sorte: Les vieux, dil-il, qui ont vu

    l'tat o les choses taient dans le royaume, nesont plus ; et les jeunes, n'en ayant eu connais-sance que dans le temps que le Roi a rtabli son

    autorit, prendraient ceci pour des rveries, quoi-

    que ce soient assurment des vrits trs con-stantes * . Il est ncessaire de rappeler au

    moins quelques faits de la vie de J^a Rochefoucauldparmi ses aventures avec l'une, puis avec l'autre

    des deux fameuses hrones. Nous venons de le

    voir conspirer d'abord avec madame de Chevreuse :elle s'est dvoue lui, qui est plus jeune qu'elle ;lui, son tour, vient de favoriser sa fuite, pour

    la sauver de la colre de Richelieu. Sur quoi, le

    cardinal le fait arrter et mettre la Bastille :

    mais, au bout de huit jours, il le fait relcher, letrouvant peu coupable ou peu redoutable. Riche-

    lieu meurt le 4 dcembre 1642; Louis XIII meurtle 14 mai suivanlTTr-Paflcnicnt casse son testa-ment, et, du consentement de Monsieur et des Cou-ds, il donne la Rgence la Reine : Mazarin estnomm chef du Conseil. Madame de Chevreuserovient d'oxil, le prince de Marcillac essaye de la

    diriger; mais lui-mme^ aurait eu besoin d'tre

    1. Mmoires de Gourvllli, p. *43.

  • LA ROCHEFOUCAULD 9

    dirig. Indcis et important il la protge mal

    contre les piges et les flatteries de Mazarin. Puis,

    n'ayant eu se louer de la reconnaissance de la

    duchesse non plus que de celle de la Reine, il

    tourne ses vises d'un autre ct; c'est vers ma-

    dame de Longueville, beaucoup plus jeune quemadame de Clievrcuse: celle-ci avait quarante-cinqans la date o Mazarin succda Richelieu, en1643; madame de Longueville n'en avait alors quevingt-quatre ; et vingt-sept au moment o noussommes. Elle tait tort sduisante: deux cents

    ans mme aprs sa mort, elle a sduit VictorCousin, qui cependant ne l'a pas aussi finement

    sentie que Sainte-Beuve. Marcillac s'prit djille^

    plus vivement (^ue^ da^l^nnf> fliiliv-^ pnnniit pnr qIIp

    tous les tourments dn l'amour -H- 4r^- ht jalousie,

    souffrit cxtrmcmenjJorsqiyfell_lf! quitta,et^nvengea dans, ses Mmoires.

    Le prince de Cond, qui ne s'tait pas encore

    jet comme eux dans la sdition, ne voyait pas de

    bon il cette liaison de sa sur avec Marcillac.Nos deux rebelles font bravement la guerre en

    Flandre. Marcillac se trouve la prise de Cour-

    tray, au sige de Mardyck, o il est bless d'uncoup de mousquet. Rapport Paris sur un

    brancard, il s'en va, pour sa convalescence, dans

    le Poitou, dont il a achet le Gouvernement alin de

    succder son pre.

    N'ayant pas obtenu du Cardinal ce qu'il esprait,

    1.

  • 10 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    la pairie, et le tabouret pour la princesse sa femme, peiae guri il se rejette dans la guerre civile avec

    plus d'audace que d'habilel ; reoit encore, sous

    les murs de Paris, au faubourg Saint-Antoine, la

    barricade de Picpus, une mousquetade bouttouchant S pendant que sa matresse sige l'Htel de Ville, et mme y accouche, du jeunecomte de .Saint-Paul, leur fils *.

    Guri encore de sa seconde blessui'e, le prince

    de Marcillac, devenu duc de La Rochefoucauld parla mort de son pre, le 8 fvrier 1050, transporte la

    guerre civile en Guienne, et son quartier gnral

    Bordeaux. La Cour riposte en faisant dmolir sonchteau de Vertcuil. Il ne s'en meut point, heu-reux mme d'offrir ce sacrifice son amante, qui,pour ses relevailles, s'en est alle soutenir, l'autre

    bout de la France, la mme cause que lui, avec lemme courage. Enferme dans Stenay, sur la Meuse,elle engage ses pierreries en Hollande pour pouvoir

    prolonger la dfense de la ville. C'est le momenthroque; les deux amants s'exaltent l'un par l'au-

    tre, et font assaut de valeur aux deux extrmits

    du royaume pour le renverser.Ni la bravoure ni l'esprit ne supplent au sens

    puliti(]ue. La Rociiofoucauld fut un soldat hardi ;

    1. Mmoires Uo La Kocbcfoucnuld, p. 126, dition Hachette.

    ". Qui (lo.vuit lru Lue vingt -(rois ons sur lus bords dulUiin, cl du graud Cund, son oucle.

  • LA ROCHEFOUCAULD 11

    mais il eut beau suivre Cond quand ce prince futentr dans la Fronde son tour, il ne devint pashomme de guerre (Retz, son rival, touchera bience point dans le portrait que nous verrons); nonplus qu'il ne devint homme d'tat en essayant plusieurs fois do traiter avec Mazarin et se laissant

    jouer par lui. Le dtail en serait trop long, je ne(inirais pas de compter ses tentatives d'accommode-ment, et ses reprises furieuses chaque fois qu'ils'apercevait que l'Italien l'avait trl. Lors-

    qu'cnfm tout le monde commena, en septembre1650, tre las de ces luttes sans issue, et t-cher de s'accommoder avec la Cour, La Rochefou-cauld se mit intriguer d'autre part avec la prin-cesse palatine, Anne de Gonzague, esprant pro-longer la lutte, tandis qu'elle, au contraire esprait

    l'y faire renoncer et l'amener faire sa paix avecle Roi ^

    Bref, ce qu'il retira de la premire Fronde, cefut seulement ces deux mousquetades ; et, de laseconde, des promesses de grands emplois, dontle Cardinal l'amusa. En un mot, l'amour et l'ambi-tion taient ?ps ppccir>n? ^^^ ir^.cc^^. na^is^ croyant

    pouvoir les mener de front, il tait au contrairemen par elles, et pas toujours dans le mme sens.Tmraire et irrsolu, manquant surtout d'esprit de

    .Voir, ci-dessous, p. 2t2 219, le portrait idalis que

    suet fait de cette princesse dans l'Oraison funbre qu'il1

    Bossuetlui consacre

  • 42 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    suite, sa finesse lui faisait apercevoir dans les af-

    faires tant d'ouvertures diverses, qu'il ne savait s'ar-

    rter longtemps une seule. Cette irrsolution habi-

    tuelle est la contre-partie et comme la ranon de la

    sagacit subtile et sceptique. Ceux qui voient h la

    fois tous les aspects des choses ont plus de peine

    se dcider et se fixer, que ceux qui n'en voient

    qu'un ou deux. Pour tre un homme d'action, ilfaut n'avoir pas des vues trop nombreuses. Les po-

    litiques de profession ont des illres comme les

    chevaux attels, afin de ne voir ni droite ni

    gauche, et de tirer droit dans le mme sens, unefois qu'ils ont pris leur parti. Au contraire, lesesprits critiques, qui saisissent toutes les nuances

    du pour et du contre, embrassant 5 la fois tousles cts des choses, sont longtemps sans se dter-

    miner pour aucun, et, mme aprs qii'ils ont prisune rsolution, ne s'y tiennent gure. Lorsqu'il

    essaya de passer de l'action la diplomatie, La

    Rochefoucauld n'y russit pas mieux ; c'est quo,pour russir, en diplomatie comme en politique,

    la finesse d'espru ne suffit pas; le caractre, la

    fermet du vouloir, importent bien davantage. Orc't;iit ce qui manquait le plus cet homme d'unesprit si pnlraiil. Quand il vit qu'avec tant d'espritil s'tait fait duper par tout le monde, ruiner dans

    ses affaires, dans ses biens, dans sa sant, dar.s ses

    esprances, l'curement le prit. Voil quel tait

    le hros; voici quelle tait l'hrone.

  • LA ROCHEFOUCAULD 13

    A vingt-trois ans, belle et charmante, la prin-cesse Anne-Genevive de Bourbon-Gond avait tmarie au duc de Longuevilie qui en avait qua-

    rante-sept, et qui continuait ses relations avec son

    ancienne matresse, la duchesse de. Montbazon. La

    jeune femme se laissa consoler, d'abord par Goligny,et puis par Miosscns S enfin par La Rochefoucauld.

    Elle tait aussi folle que lui et aussi brillante, et

    rvait comme lui un rle dans l'tat. L'amant et

    la matresse taient laits l'un pour l'autre. Mais,

    quand la Fronde fut vaincue, le dcouragement laprit comme lui. Elle avait trente-quatre ans, lui

    quarante et un; elle se dtacha de lui, et s'attacha

    au duc de Nemours. Ensuite, tournant la dvo-

    tion, elle se retira en Normandie, prs de son vieux

    mari, pour foire pnitence, et tomba dans un en-nui profond. En vain essayait-on parfois de l'en

    tirer et de la divertir :

    Mon Dieu! madame, lui disait une de sesfemmes, l'ennui vous ronge; ne voudriez -vous pas

    quelque amusement? 11 y a de belles forets et des

    chiens, voudriez-vous chasser?

    Je n'aime pas la chasse.

    Voudriez-vous de l'ouvrage ? Je n'aime pas l'ouvrage. Voudriez-vous promener? Je n'aime pas la promenade,

    1. Depuis marchal d'Albret.

  • 14 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    Oa jouer quelque jeu? Je n'aime point jouer. Que souhaiteriez-vous donc pour vous divertir? Hlas ! que voulez-vous que je vous dise? je

    n'aime pas les plaisirs innocents.

    Enfin elle prit le parti de se retirer du monde,alternativement aux. Carmlites et Port-Royal,

    voisins l'un de l'autre, pendant que La Roche-

    foucauld, ulcr en son amour-propre comme en

    son amour, et qui n'avait pas dans le cur autant

    de dlicatesse que dans l'esprit, se revanchait

    crire les Mmoires o il rvlait au public lesfaiblesses de cette malheureuse femme.

    Le portrait qu'en a donn le cardinal de Retzfait pendant celui de madame de Chevreuse quenous vennires, qui touchait plus que le brillant de celles

    uimcs qui taient plus belles. Elle en avait unemme dans l'esprit, jui avait ses charmes, parcequ'elle avait des rveils lumineux et surprenants.Elle et eu peu de dfauts, si la galanterie ne lui

  • LA ROCUEFOUCAULD 15

    en et donn beaucoup. Gomme sa passion l'obli-geait ne mettre la politique qu'en second dans

    sa conduite, d'hrone d'un grand parti elle en

    devint l'aventurire. La Grce a rtabli ce que

    le monde ne lui pouvait rendre.

    C'tait donc avec madame de Chevreusc d'abord,avec madame de Longueville ensuite, que La Ro-chefoucauld avait flott et roul aux flux et reflux

    de la Fronde. Aprs y avoir t entran par l'une,plus ge que lui, il y avait entran l'autre, plus

    jeune ; et celle-ci ne lui avait pas pardonn den'avoir point russi. Les femmes n'aiment que lesuccs.

    Aprs madame de Longueville, apparat madamede Sabl, la troisime qui tint une grande place

    dans la vie de La Rochefoucauld : ce fut elle

    qui, en quelque sorte, recueillit ce naufrag de la

    politique. Madame de La Fayette, plus lard, devaitachever de le sauver, autant du moins qu'il pou-vait tre sauv. Mais l'influence ni de l'une ni de

    l'autre ne parvint ter toute la lie amre queces deux premires passions, et tant de dsenchan-tements qui en furent la suite, avaient dpose aufond de sou cur.

    La marquise de Sabl avait de la naissance, de

    la beaut (alors sur son automne, tant -venue au

    monde avec le sicle) ; de l'esprit et de la raison ;

  • 16 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    beaucoup de bont, de sincrit. Aprs avoir reulongtemps dans sa maison de la place Royale,

    c'tait alors le quartier la mode, l'lite de lasocit lettre, elle s'tait retire, elle aussi, en

    1659, Port-Royal de Paris, au faubourg Saint-

    Jacques, dans un corps de logis qu'elle s'tait fait

    btir, la fois spar du monastre^ et renfermdans son enceinte. L elle continuait de mleragrablement le monde avec la pit. Elle n'avaitpoint tremp dans la Fronde. Esprit sain, nulle-ment aventureux; littrairement un peu puriste,

    comme une personne qui avait frquent autrefois

    l'Htel de Rambouillet. Femme de got en touteschoses, sa table tait fine et trs renomme; lespirituel bossu Pisani disait que le Diable, ne vou-

    lant point sortir de chez elle, s'tait retranch

    dans la cuisine '. C'est dans cette retraite entr'ou-

    1. Ces vieux btiments servent aujourd'hui l'hpitald'accouchement, dit la Malernil. Dans mon enfance, celas'appelait communment la Bourbe^ et la ruelroite qui lon-geait CCS grands murs se nommait rue do la liourbe ; c'estaujourd'hui une partie du boulevard de Port-Royal.

    2. (Jl [lar M. J. Gourdault, Notice biographique sur LaItoclie/oucauld. Les |)ortet'i'uilk'S inauuscrils du docteurVallnnt (Bibliolhoqiie nationale. l"r. 17,044-17,057), qui fut, onle sait, le mdecin et le secrtaire do madame do Sabl,sont pleins de dtails curieux cet gard. La nmrquise tenaitcole de cuisine et de drof^uerics fines; elle cliangcail avecses amis loules sortes do secrets culinaires et de recettesphiu-mnceuliqui's : Innlt il s'agit d'un hydromel aussi bon,dit Vallant, (|ue le meilleur vin d Ks|i;igiie , tnutiU d'imejioinmadi', diiiii' pAli-, diine marmelade ou d'une omelettesingnliiirniinl ( oiu|>lii|ue. On nuuve aussi des instructions

  • LA ROCHEFOUCAULD 17

    verte au monde, que La Rochefoucauld se vit accueil-li avec amiti; rien de plus. La marquise, sans

    avoir autant d'esprit que lui, en avait assez pour

    goler le sien, pour s'en donner la joie, la fte, etessayer en rcompense d'adoucir son humeur et detemprer sa misanthropie, en allchant sa friandise.Il y a une lettre de La Rochefoucauld, o il luidemande la recette de ses confitures et de ses mar-melades : Vous ne pouvez faire une plus belle

    charit que de permettre que le porteur de ce

    billet puisse entrer dans les mystres de la mar-

    melade et de vos vritables confitures ; et je voussupplie trs humblement de faire en sa faveur toutce que vous pourrez... Si je pouvais esprerdeux assiettes de ces confitures, dont je ne mri-tais pas de manger autrefois, je croirais vous treredevable toute ma vie.

    Confitures et thologie, marmelade et philo-sophie; vers, prose; madrigaux, portraits; sen-

    tences et maximes morales, on faisait de tout chezla marquise de Sabl. Elle-mme s'essayait en cedernier genre; et, si ses maximes, dont nous avons(ineNpies-unes, sont moins aiguises de style et d'es-

    sur la faon de mariner le mieux possible un aloyau ouunt! poitrine de mouton; puis un mmoire en deux pagesin-folio, u sur les moyens do tenir le ventre libre , etc. OrLa Rochefoucauld, comme bii-n des goutteux, dit-on, taittrs friand : la bti% on lui, non moins que lesprit. trou-vait son compte dans l'hospitalire maison du faubourg Saint-Jacques. Tome I", page 68.

  • 18 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    prit que celles de La Rochefoucauld, le fond en est

    moins dsesprant et plus sain. Par exemple, LaRochefoucauld lui ayant communiqu sa Sentencesur l'amiti : Ce que les hommes ont nommamiti n'est qu'une socit, qu'un mnagementrciproque d'intrts, et qu'un change de bonsoffices ; ce n'est enfin qu'un commerce, o l'amour-propre (l'intrt personnel) se propose toujoursquelque chose gagner, madame de Sablrfute, avec son cur, cette laide pense; ellespare nettement l'amiti de l'intrt; elle convient

    qu'il se fait dans l'amiti un change de bons offi-ces, mais elle montre que l'amiti est autre chose

    encore. Elle va jusqu' distinguer l'amiti del'inclination naturelle, du got qu'on a pour unepersonne: L'inclination commence l'amiti, et en

    fait le charme ; l'estime seule l'achve et lui donneun fondement solide et durable.

    La France est peut-tre le pays o la conversa-tion des femmes a le*plus d'influence, particuli-rement sur la littrature. C'est dans la conversationque naquirent ou se dvelopprent deux genresfort la mode alors, les Portraits et les Maximes.Mademoiselle de Scudry, en s'inspirant des conver-sations de riltel de Rambouillet, avait mis dansses romans nombre de portraits contemporains,mais sous des noms antiques ou trangers. Ilarriva (pie, chez la Grande Mademoiselle, au

  • LA ROCHEFOUCADLD 1^

    palais du Luxembourg, on s'amusa crire aussides Portraits, mais cette fois sans y mettre de

    masques, r,i grecs, ni romains, ni persans. Or

    c'est l, chez mademoiselle de Montpensier, que

    La Rochefoucauld, un jour, en 1638, donna lecture

    de son Portrait fait par lui-mme, et commena devenir homme de lettres sans y sonpjer. 11 laissa,en effet, imprimer ce Portrait, en 1639, six ansavant les Maximes, qui n'taient pas faites encore,mais se faisaient au jour le jour. Il est ncessairede jeter au moins un coup d'il sur ce Portrait.L'auteur ne s'y est point trop maltrait. Aussi Retz,

    son rival, en fera-t-il un autre, que nous pourrons

    en rapprocher : les deux ne se contrediront pas,mais se complteront l'un l'autre. Voici d'abord

    La Rochefoucauld, tenant la plume et se regardantau miroir :

    ft Je suis d'une taille mdiocre (moyenne), libreet bien proportionne. J'ai le teint brun, mais

    assez uni ; le front lev et d'une raisonnable gran-

    deur; les yeux noirs, petits et enfoncs; et les

    sourcils noirs et pais, mais bien tourns. Je serais

    fort empch de dire de quelle sorte j'ai le nezfait : car il n'est ni camus ni aquilin, ni gros ni

    pointu, au moins ce que je crois ; tout ce que jesais, c'est qu'il est plutt grand que petit, et qu'il

    descend un peu trop bas. J'ai la bouche grande, etles lvres assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni

    mal tailles. J'ai les dents blanches et passable-

  • 20 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    raent bien ranges. On m'a dit autrefois que j'a-vais un peu trop de menton ; je viens de me re-

    garder dans le miroir pour savoir ce qui en est,

    et je ne sais pas trop bien qu'en juger. Pour letour du visage, je l'ai ou carr, ou en ovale ; le-quel des doux ? il me serait fort difficile de le dire.J'ai les cheveux noirs, naturellement friss, el avec

    cela assez pais et assez longs pour pouvoir pr-

    tendre en belle tte *. J'ai quelque chose de chagrin

    et de fier dans la mine : cela fait croire la plu-part des gens que je suis mprisant, quoique je ne

    le sois point du tout...

    Du physique, il passe au moral ; Premire-

    ment, pour parler de mon humeur, je suis mlan-colique ; et je le suis un point que, depuis trois

    ou quatre ans, peine m'a-t-on vu rire trois ou

    (juatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble, une

    mlancolie assez supportable et assez douce, si je

    n'en avais point d'autre que celle qui me vient

    da mon temprament ; mais il m'en vient tantd'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplit de

    telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit,

    que, la [)lupart du temps, ou je rve sans diremot, ou je n'ai presque point d'attache ce que

    je dis. Je suis fort resserre avec ceux que je ne

    connais pas, et je ne suis pas mme extrmementouvert avec la plupart do ceux que je connais...

    1. Style des Prcieuses.

  • LA ROCHEFOUCAULD 21

    J'ai de l'esprit, et je ne fais point diflicult de

    ^e dire, car quoi bou faonner l-dessus ? Tant

    biaiser et tant apporter d'adoucissement pour dire

    les avantages que l'on a , c'est, ce me semble, ca-

    cher un peu de vanit sous une modestie appa-

    rente, et se servir d'une manire bien adroite pour

    faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on

    n'en dit.

    Vous pouvez observer, dans cette dernire phrase,

    une sorte de prlude aux Maximes.

    a La conversation des honntes gens est un des

    plaisirs qui me touchent ie plus. J'aime qu'elle soit

    srieuse, et que la morale (l'tude des murs) enfasse la plus grande partie. Cependant je sais la

    goter aussi lorsqu'elle est enjoue...

    J'aime la lecture en gnral ; celle o il setrouve quelque chose qui peut faonner l'esprit, et

    fortifier l'me, est celle que j'aime le plus. Surtoutj'ai une extrme satisfaction lire avec une per-

    sonne d'esprii: car, de cette sorte, on rflchit tout

    moment sur ce qu'on lit ; et, des rflexions que

    l'on fait, il se forme une conversation la plus

    agrable du monde, et la plus utile....

    Vous saisissez l comment un certain nombre desRflexions et Maximes sont venues son esprit pen-dant qu'il lisait et causait tour tour, tantt avec

    mademoiselle de Montpensier, tantt avec madamede Sabl, plus tard avec madame de La Fayette.

  • 22 LE ROMANTISME bES CLASSIQUES

    Je regrette d'tre oblig de passer rapidement sur

    ce Portrait, et de ne vous en donner qu'une rduc-

    tion- Eu voici quelques traits encore, qui me parais-sent indispensables :

    a L'ambition ne me travaille point. (Il devrait

    dire : ne me travaille plus.) Je ne crains gure de

    choses, et ne crains aucunement la mort*. Je suis

    peu sensible la piti ; et je voudrais ne l'y tre

    point du tout. Cependant il n'est rien que je neTisse pour le soulagement d'une personne afflige ;et je crois effectivement que l'on doit tout faire,

    jusqu' lui tmoigner mme beaucoup de compas-sion de son mal : car les mis(n"ables sont si sots,

    que cela leur fait le plus grand bien du monde;

    mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en t-moigner, et se garder soigneusement d'en avoir.

    C'est une passion qui n'est bonne rien au dedansd'une me bien faite ; qui ne sert qu' affaiblir lecur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'excu-

    tant jamais rien par raison, a besoin de passionspour le porter faire les choses...

    J'ai une civilit fort exacte parmi les femmes;et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant ellesqui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ontl'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversationque celle des iionnnes ; on y trouve une certaine

    1. Coppndnnt c'est lui qui a cril d'autre part celle mnxiine:Lo soleil ni lo morl ne so peuvcn'. regarder lixenient; et qui, ailleurs encore, trouve la mort pouvantablo.

  • LA ROCHEFOUCAULD 23

    douceur qui ne se rencontre point parmi nous ; et

    il me scuible, outre cela, qu'elles s'expliquent avec

    plus de nettet, et qu'elles donnent un tour plus

    agr(''able aux choses qu'elles disent. Pour galant, je

    l'ai t un peu autrefois ; prsentement je ne le

    suis plus, quelque jeune que je sois^ J'ai renoncaux fleurettes ; et je m'tonne seulement de ce

    qu'il y a encore tant d'honntes gens qui s'occupent

    en dbiter.

    J'approuve extrmement les belles passions :elles marquent la grandeur de Trae ; et, quoique

    dans les inquitudes qu'elles donnent il y ait quel-

    que chose de contraire la svre sagesse, elles

    s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austre

    vertu, que je crois qu'on ne les saurait condamner

    avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a dedlicat et de fort dans les grands sentiments de

    l'amour, si jamais je viens aimer, ce sera assur-ment de cette sorte ; mais, de la faon dont je suis,

    je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me

    passe jamais de l'esprit au cur. Ainsi se termine le Portrait de La Rochefoucauld

    par lui-mme.

    Celui que Retz en a fait son tour dans ses

    Mmoires est un peu plus rudement touch. L'an-cien conspirateur des mmes guerres civiles, qui

    i. Il avait alors quarante-cinq ans.

  • 24 LE ROMANTISMI:: DES CLASSIQUES

    se pique d'tre un homme politique, lui, et qui,sans tre moins brouillon, s'tait montr plusobstin, ne mnage gure l'homme d'esprit lgeret indcis qu'il a rencontr sur son chemin :

    Il y a toujours eu du je ne sais quoi en toutM. de La Rochefoucauld . 11 a voulu se mler d'in-

    trigues ds son enfance, et en un temps o il nesentait pas les petits intrts, qui n'ont jamaist son faible, et oii il ne connaissait pas les grands,

    qui,

    d'un autre sens, n'ont pas t son fort.

    Il n'a jamais t capable d'aucunes alfaires; et jene sais pourquoi : car il avait des qualits qui eus-

    sent suppl en tout autre celles qu'il n'avait pas.

    Sa vue n'tait pas assez tendue, et il ne voyait

    pas mme tout ensemble ce qui tait sa porte ;mais son sens, trs bon dans la spculation, joint sa douceur, son insinuation, et sa facilit

    de murS; qui est admirable, devait rcompenser(aurait dii compenser) plus qu'il n'a l'ait le dfautde sa pntration. Il a toujours eu une irrsolutionhabituelle ; mais je ne sais mme quoi attribuercette irrsolution. Elle n'a pu venir en lui de la

    fcondit de son imagination, qui n'est rien moinsque vive. Je ne la puis donner (attribuer) la st-

    rilit de son jugement : car, quoiqu'il ne l'ait pasacquis* dans l'action, il a un bon fonds de raison.

    Nous voyons les effets de cette irrsolution, quoi-

    u liim du mot acquis, pctil-trc fuudrail il lire marqu.

  • LA UOCHEFOUCAULD 23

    que nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a

    jamais t guerrier, quoiqu'il tut trs soldat ; iln'a jamais t par lui-mme bon courtisan, quoi-qu'il ait eu toujours bonne intention de llre; iln'a jamais t bon homme de parti, quoique toutesa vie il y ait t engag. Cet air de honte et de

    timidit, que vous lui voyez dans la vie civile, s'-

    tait tourn, dans les affaires, en air d'apologie ; il

    croyait toujours en avoir besoin : ce qui, joint ses Maximes, qui ne manjucnt pas assez de foi la venu, et sa pratique qui a toujours t sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il ytait entr, me l'ait conclure qu'il et beaucoupmieux fait do se connatre, et de se rduire passer,comme il et pu, pour le courtisan le plus poli,

    et le plus honnte homme l'gard de la vie com-mune, qui et paru dans son sicle.

    La Rochefoucauld riposta, en 1075, par le Portraitdu cardinal de Retz, dans lequel il jette habile-ment quelques fleurs sur un bon buisson d'pines.

    De mme qu'il avait jou aux Portraits chez ma-demoiselle de Montpensier, il prit chez madame deSabl le got des Sentences et des Maximes. L,on se plaisait, par passe-temps, noter les pensesjolies, ou les rflexions piquantes, les observationsmorales, venues au cours de l'entretien. Chacun s'yessayait au jour le jour ; on se communiquait ses

    2

  • 26 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    trouvailles. L'ancien irondeur y apportait parfois

    les rflexions qui lui taient tombes en l'espriten songeant aux choses passes et tout ce qui se

    prsentait. C'est l que furent essayes la plupart

    des Sentences et Maximes qui, peu peu, en l'es-pace d'environ sept ans, formrent le recueil quiporte ce titre.

    Dans les lettres qui nous sont restes de La

    Rochefoucauld madame de Sabl, on assiste l'closion de quelques-unes de ces Sentences. Ainsi,

    on lit dans une de ces lettres :

    J'ai envoy des sentences M. Esprit S pourvous les montrer; mais il ne m'a point encore fait

    rponse, et il me semble que c'est mauvais signe

    pour les sentences.

    Et, dans une autre lettre: M. Esprit me mande(ju'il est ravi de quelque chose que vous avez

    crit. Je vous demande en conscience s'il est justeque vous criviez de ces choses-l sans me les

    montrer. Vous savez avec combien de bonne foi(sincrit et confiance) j'en ai us avec vous, etque les sentences ne sont sentences qu'aprs que

    vous les avez approuves.

    Madame de Sabl, La Rochefoucauld, M. Esprit,

    1. Jacques Esprit, de l'Acadmie franaise, n Bziersn 1011, raorl en 1678. Pensionn d'abonl par madame del.inpii('villc et par le chancelier Sguier, il se mit ( nsiiiledans l'Oratoire, d'o il sortit pour so maner, et s'attacha auprince de Conti.

  • LA ROCHEFOUCAULD ^21

    l'abb de la Victoire, tout le monde s'tait mis fairedes sentences. On les discutait, on les contrlait,

    on les aiguisait, on les moussait. Ces esprits dli-

    cats; subtils, se stimulaient, se tempraient les uns les

    autres. Il y avait l, la fois, une certaine commu-

    naut et une certaine concurrence, d'o sortirent

    diffrents recueils, qui prsentent quelques traits

    pareils ou quelques rpliques. Ainsi, nous citions

    tout l'heure une rpliciue de madame de Sabl La Rochefoucauld sur l'amiti ; d'une manire

    plus gnrale, voici un rapprochement curieux :

    La Rochefoucauld met en pigraphe, la qua-

    trime dition de ses Maximes, en 167o, cettepense dont le livre entier n'est que le dveloppe-

    ment: Nos vertus ne sont le plus souvent que

    des vices dguiss. Or M. Esprit, qui ne doute

    de rien, publie, lui aussi, des Maximes; il enpublie mme deux volumes, l'un en 4677, l'autreen 1678, la mme anne que l'dition dfinitive dulivre de La Rochefoucauld ; el quel est le titre

    qu'il leur donne? La Fausset des Vertus humaines.N'est-ce pas la mme pense, sous une formeterne et grise ? Ici , la chrysalide n'est pas devenue

    papillon

    .

    Madame de Sabl fit aussi son recueil, auquell'abb d'Ailly joignit le sien *. Ce n'est pas tout :

    1. L'un et l'autre parurent ensemble, en 1678, aprs la mortde madame de Sabl.

  • 28 LE nOMANTISME DES CLASSIQUES

    le frre an de M. Esprit publie dos Maximes politi-ques envei's S comme avait fait, au sicle prcdent,

    Iti conseiller Pibrac en ses doctes Quatrains, imits

    des potes gnomiques grecs ^, et des Sentenceslatines de l^ublius Syrus '.

    La Rochefoucauld voit venir celte averse de Sen-

    tences : il en rit d'abord, tant que tout cela n'est

    pas imprim; le 5 dcembre 1062, il crit, de Ver-teuil *, madame de Sabl : Je ne sais si vousavez remarqu que l'envie de faire des Sentencesse gagne comme le rhume. Il y a ici des disciplesde M. de Balzac qui en ont eu le vent, et qui ne

    veulent plus faire autre chose. Plus tard, la pu-

    blication de tous ces recueils l'agace un peu, ce

    qu'il semble ; dans ses Maximes posthumes, la pre-mire que l'on trouve est celle-ci : Dieu a mis

    1. Victor Cousin attribue par erreur l'acndmicicn lesMaximes politiques mises en vers, 16G9, qui sont l'uvre dece frre aiin'-, le l're Thomas Esprit, de rOratoire. CesMaximes politiques sont diiies, non pas, comme le ditCousin, Montausier, gouverneur du Dauphin, mais au Dauphinlui-mme, avec une lettre MonlausiiT, que l'uuteur priede les faire lire au Roi. GourJault.

    2. Il y avait dans l.\ littrature grecque tout un genre deposie, nomm gnomiqite, du mot yvtSijiTi, pluriel yvtouai,c'est--dire Penses ou Maccimes.

    3. Cesl peut-tre de ce t\\.U'. Sententi, qui on latin, comme7v[jLai on grec, veut dire simplement Penses, qu'est venuen iranais le mot 6Y'i

  • LA ROCHEFOUCAULD 29

    des talents diffrculs dans l'homme, comme il a

    plant des arbres dilfrcnts dans la nature; en sorte

    que chaque talent, ainsi que chaque arbre, a sa pro-

    prit et son effet, qui lui sont particuliers. De l

    vient que le poirier le meilleur du monde ne sau-rait porter les pommes les plus communes, et quele talent le plus excellent ne saurait produire les

    mmes effets du talent le plus commun; del aussivient qu'il est aussi ridicule de vouloir faire des

    Sentences sans en avoir la graine en soi, que de

    vouloir qu'un parterre produise des tulipes quoi-

    qu'on n'y ait point sem d'oignons. Comme qui dirait: De quoi vous mlez-vous,

    monsieur Esprit, ou monsieur d'Ailly? Vous tessans doute capable de faire de trs beaux livres, demagnifiques sermons ; mais des Sentences, oh ! quenon pas ! cela est une graine moi.

    A propos de cette pense et de cette image, ob-servons que, parmi les mobiles de nos actions, iln'a garde d'omettre les causes physiologiques, le

    temprament^ la complexion, l'humeur, l'ge, lesexe. On pourrait dire que, par lu, il est un despres de la critique naturelle ; seulement il a soin

    de ne pas insister, et de ne rien exagrer. On n'au-rait qu' rassembler ses diverses Maximes sur cesujet; mais ce serait aller contre son gr: c'estvolontairement qu'il les parpille. Ainsi a fait

    Montaigne, lanant de et de l tous les traits har-

    S.

  • 30 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    dis de son scepticisme. Lorsque son disciple Pierre

    Charron crut bien faire de les rassembler et de les

    nouer en faisceaux, peu s'en fallut que, de ces

    faisceaux-l, on ne fit un bcher pour le brler.

    Voil comment certains esprits, auxquels les syst-

    matiques reprochent de n'avoir point de synthse ,

    en ont une au fond, qu'ils n'talent pas, afin de

    ne point donner prise, mais par l sont peut-tre

    plus redoutables que ceux qui construisent dans les

    formes de belles thories bien carres. N'a-t-on

    pas dit, d'ailleurs, que a les systmes sont des b-

    quilles, l'usage des impotents * ?

    A mesure que les Maximes s'amassaient, ma-dame de Sabl, soit de son propre mouvement, soitsur le dsir et, en tout cas, avec l'aveu tacite de

    La Uocheloucauld,

    pour tter l'opinion du monde,

    prtait le manuscrit en confidence telle ou telle

    de ses spirituelles amies, madame de Gumn,madame de La Fayette, madame de Sclionberg ^,puis communiquait l'auteur leurs rponses, dont

    1. H. Tuine, Psychologie des chefs jacobins, dans lu Revuedes Deux Mondes du 15 septembre 1884.

    2. C'luil la chnrmanle mademoiselle d'HauleTort, aime envain du roi Louis XIII; puis de La Rochefoucauld, au tempsc d ses jeunes erreurs o ; la m(^me qu'il prleml que la Reinelui avail propos d enlever avec elle, pour les mener toutesdeux Uruxelles iVoir p. 5). Elle tait devenue la Icnime ensecondes noces du vaillant marchal de Schonborg. Nous lesrelrouv rons l'un et l'i-ulre (ci-dessous, p 111) prot^'cant.

    Metz, no>siiet dans sa jeunesse, devinant son talent, et con-tribuant i le foire venir de province 4 Faris et la Cour.

  • LA ROCHEFOUCAULD 31

    il pouvait faire son profit ; oulre que par ces

    Ualteuses consultations il gagnait d'avance des par-

    tisans en ces personnes mmes qui le jugeaient.En voici l'exemple le plus notable. Dans le temps

    que les Maximes mrissaient ainsi et taient encoresur l'arbre, il arriva que, madame de Longueville,l'epenlie, venant souvent ii Port-Royal, madame deSabl se lia avec elle, peut-lre par curiosit ; de

    sorte que La Rochefoucauld commena trouvermoins de plaisir fr(|uentcr chez la marquise, oil pouvait rencontrer la duchesse. Mais, peu prs

    dans le mme temps, il avait rencontr chez madame(le Sabl la dernire femme qui devait exercer sursa vie une grande influence et la meilleure : madamede La Fayette. Le premier recueil des Maximes luifut communiqu par madame de Sabl, c'tait en1663-, madame de La Fayette n'avait encore faitqu'entrevoir le duc, et il ne s'tait rvl qu'en

    mangeant du potage prodigieusement, commeLouis XIV*. Ayant donc lu le recueil manuscritdes Maximes, elle crit madame de Sabl :

    ... Je viens d'arriver Fresnes, o j'ai tdeux jours en solitude avec madame Du Plessis *...

    1. Le Roi comracnrait toujours son dner par quatregrandes assiettes de potages diUrents.

    2. tt Isabelle de Choiseul-Praslin, femme de Henri Du Ples-sis Gungaud, ancien Trsorier de l'pargne. Le chteau deFresnes, prs de Meaux, appartint plus tard aux d'Aguesseau. Fresnes et l'htel de Nevers, que madame Du Plessis habi-tait Paris, taient assidment IVquenls par les beauxesprits du temps, Note de l'dition Hachette.

  • 32 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    Nous y avons lu les Maximes de monsieur de LaRochefoucauld. Ha ! madame, quelle corruption ilfaut avoir dans l'esprit et dans le cur, pour trecapable d'imaginer tout cela ! J'en suis si pouvan-te, que je vous assure que, si les plaisanteriestaient des choses srieuses, de telles Maximes gte-raient plus ses affaires que tous les potages qu'il

    mangea l'autre jour chez vous. Qui sait pourtant si ce ne fut pas justement cette

    corruption qui lui donna l'ide de voir de prsune me si aigrie, et d'entreprendre son tour del'adoucir ? Bref, en 16H5etl666, elle devint l'amiede La Rochefoucauld, plus compltement quemadame de Sabl, laquelle elle succda. Elleavait trente-deux ou trente-trois ans, La Roche-foucauld en avait cinquante-deux ou cinquante-trois, lorsque leur liaison se forma et qu'ils com-mencrent se voir chaque jour. Le duc demeu-rait en son htel de la rue de Seine, l'endroit ol'on a perc de noire temps la rue des Beaux-Arts

    ;

    madame de La Fayette avait le sien avec de grandsjardins dans la rue de Vaugirard, en face du petitLuxembourg, au coin de la rue Prou : ce voisinagefacilitait leurs visites et leurs conversations. On n'apas de peine imaginer le plaisir que de tels esprits

    devaient trouver changer leurs penses, et le bien(ju'ils pouvaient se l'aire l'un ;\ l'autre. Vous savez

    le mot de madame de La Fayette : Monsieur deLa Rochefoucauld m'a donn de l'esprit, mais j'ai

  • LA ROCHEFOUCAULD 33

    reform son cur. Se communiquant ce qu'ilscrivaient, ils unissaient leurs qualits exquises. Acette conversation quotidienne ajoutez celle de ma-dame de Scvign de temps autre, ou de madamede Schonberg, et quelquefois Molire leur lisant une

    pice qu'il venait d'achever : ce fut, par exemplt-,

    cliez madame de La Fayette, en prsence de LaRochefoucauld, qu'il lut ses Femmes savantes ay^nl

    de les donner au public *. Une autre fois, chez

    La Rochefoucauld, avec madame de La Fayette etmadame de Svign, on hsait les nouvelles fablesdu second recueil de La Fontaine *.

    Ctait donc chez madame de Sabl, lorsqueson rgne durait encore, que les Maximes avaientachev de mrir. Quand l'auteur jugea qu'ellestaient point, il eut l'ide de les donner aupublic. Plusieurs fois le petit cercle avait t

    consult sur telle ou telle srie de Sentences ; ille fut une dernire fois sur l'ensemble

    , avant la

    publication. Il y avait l, sous la prsidence en

    quelque sorte de la marquise, la comtesse de Maure,

    la princesse de Gumen, la comtesse do LaFayette, la duchesse de Liancourt, madame deSchonberg, et mademoiselle lonore de Rohan.Les hommes, en gnral, approuvaient ; les femmes

    1. Lettre de madame de Svign, du 1" mars 1672.2. Lettre 16, de madame de Svign, dition Hachette,

    tome n, p. 195.

  • 34 LE ROMANTISME DES GLASjlQUES

    rclamaient. Tant que les Maximes avaient t lues huis clos, toutes les belles amies de l'auteur les

    avaient gotes sans trop de scrupule ; mais c'estune terrribie chose qu'un livre imprim : on dcou-vrit tout coup, et non sans raison, bien des pen-ses scabreuses dans ces Sentences, qui dsormaisallaient courir librement le monde. Le moyen queces grandes dames missent ou parussent mettreleur visa certaines maximes sur l'honntet et lachastet des femmes ?. . . *

    La svrit des femmes est un ajustement etun fard qu'elles ajoutent leur beaut. Le manu-scrit continuait ainsi : c'est comme un prix dont

    elles l'augmentent. Il y eut sans doute des rcla-

    mations trs vives, principalement sur ce derniertrait ; il fut biff, et ne parut point dans le livre.

    Mais on laissa la suite, ou bien on substitua

    celui-ci, qui n'est gure que la mme ide sousune forme adoucie : C'est un attrait fin et dlicat,

    et une douceur dguise. Le petit conclave se rcria sans doute aussi sur

    la maxime suivante : a La chastet des femmes estl'amour de leur rpulaliou et de leur repos.

    C'tait la leon du manuscrit ; celle du livre im-prim fut modifie en un point : au mot prcis lachastet, on substitua le mot plus vague l'honn-

    tet. Puis on proposa d'ajouter l'adverbe souvent,

    1. J. (iourdault, dilion liuchcUe, tome I, p. 73.

  • LA nOCHEFOUCAULD H

    qui tnit l'injure et la calomnie. Cependant l'dition

    de 1665 ne contient pas cette restriction, qui ne

    fut mise que dans les suivantes, et sans doute sur

    de nouveaux cris.

    Aprs cette consultation qui tait destine peut-

    tre bien plus lancer le succs qu' apaiser

    quelques scrupules, le livre parut enfin, en 1665, et

    eut en peu d'annes un grand nombre d'ditions,

    dont les diffrences et les adoucissements, sous

    l'Influence des rclamations du public et des con-

    seils heureux de madame de La Fayette, mritentdtre notes, au moins en partie. C'est par lu que

    nous commencerons, dans notre prochaine leon,

    l'tude de 'je Vwre. Il y avait h peu prs sept ans

    lu'on l'avait commenc comme nous venons devoir ; l'auteur ne cessa de le perfectionner pendant

    quinze ans, jusqu' sa mort. Cela fait plus devingt annes pour produire deux cents pages,

    mais qui sont immortelles.

    Depuis longtemps, il souffrait de la goutte, au point

    de porter envie des condamns expirant surla roue, et d'implorer comme eux grands cris le

    coup de grce* . Il le reut enfin ; la goutte

    remonta et le tua, soixante-sept ans. Bossuet

    reut son dernier soupir, dans la nuit du 16 au17 mars 1680, presque une anne aprs lamort do madame de Longueville, aux Carmlites,le 15 avril 1619. Madame de La Fayette trana

    1. Lettre de madame de Svign, 23 mars 1671.

  • 36 LE nOMANTISME DES CLASSIQUES

    sa vie pendant treize annes encore, et mourut le3 juin 1693.

    Les attnuations dues son influence sont sur-

    tout dans les ditions de 1672 et de 1678. Or, il setrouve qu' la premire de ces deux dates corres-pond rachvcmenl, et la seconde la publication,de la Princesse de Clves. L'amiti de ces deux,

    esprits si dlis a t heureuse pour notre littra-

    ture autant que pour eux-mmes : on sait la partque La Rochefoucauld a prise la composition ei la conduite, voire mme l'invention de tel pi-sode, de ce roman exquis ; et vous voyez d'autre

    part que madame de La Fayette n'a pas nui i\ laperfection des Maximes. Ainsi deux purs chefs-d'uvre sont ns de l'union de ces deux espritsd'une finesse si pntrante, d'une sobrit si subtile,

    d'une prcision si rare; mais l'un et l'autre ouvrageprsentent un caractre moral bien diffrent : les

    Maximes, tout en tant un divin rgal littraire,nous attristent souvent par leur scepticisme ou

    par leur clairvoyance implacable, au lieu que la

    Princesse de Clves nous relve et nous rchauffe

    le cur. Mais, dans l'un comme dans l'autre ou-

    vrage, la force avec la lgret, la concision lumi-

    neuse, le tour ais de la conversation du mondeet de la Cour, les bonnes haoiudes du langage.

    aujourd'hui perdues, sont un charme toujours nou-Teau.

  • DEUXIME LEON

  • LA ROCHEFOUCAULD

    II

    LES MAXIMES

    Lorsqu'il eut pris la rsolution de publier ses

    Rflexions ou Sentences et Maximes morales, le ducde La Rochefoucauld, se doutant bien des crisqu'il, allait soulever, songea s'envelopper lemieux possible, d'abord en ne se nommant pas,puis par un Avis au Lecteur, qui est videmmentde lui, mais qui est cens du libraire.

    L, d'une part, on explique pourquoi on a tforc de publier ces Maximes. Une mchantecopie qui en a couru et qui a pass mme, depuisquelque temps, en Hollande, ' a oblig un des amisde l'auteur d'en donner une autre, qu'il dit tretout fait conforme l'original .Sur ce premier point, le lecteur pouvait tre

    tent de croire quelque liclion pareille celle

  • 40 LE ROMANTISME DES CLASSIQUE!

    du dbut de la Satyre Mnippe, et de supposerque la mchante copie passe en Hollande , etimprime daus ce pays, tait une invention denotre grand seigneur pour expliquer que, s'il don-nait au public un livre, mme anonyme, il y taitcontraint par celle dition apocryphe. Aujourd'hui,tout le monde se fuit gloire d'tre homme de let-tres : les princes eux-mmes, les empereurs, lesreines, en recherchent le titre et l'honneur; il

    n'en tait pas de mme au xv/i* sicle; rappelez-vous ce que dit le Misanthrope Oronte, l'hommeau Sonnet, qui est un homme de Cour, le duc deSaint-Aignan, dit-on :

    Eh ! qui diantre vous pousse vous faire imprimer?Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,Ce n'est qu'aux niallieureux qui composent pour vivre.Croyez-moi. rsistez vos tentations,Drobez au [uLlic ces occuputions,Et n'allez point quitter, (k' quoi que l'on vous somme,Le nom que dans la Cour vous avez d'honnte homme,l'our prendre de la main d'un avide imprimeur(Mui de ridicule et misrable auteur'.

    Un pouvait donc penser que l'dition de Hol-

    lande n'tait qu'une invention du duc de La Ro-chefoucauld, quoique cach sous l'anonyme, pourparatre forc de consentir i\ ce qu'wn de ses amis,

    par amour de la vrit et de l'exactitude, ft im-

    primer l'ouvrage en France. Mais on se serait

    tromp en faisant cette supposition : l'dition de

    1. Molire, le Misanthrope, acte I, scne ii.

  • LA ROCHEFOUCAULD 41

    Hollando exisle; elle est de 1664, un an avant la

    premire cdilion franaise. M. Alphonse "Willenis

    a retrouv le volume sorti des presses ekvirienues

    de Lcyde; petit in-octavo, en assez gros caractre,

    et mis en vente La Haye, chez les libraires Jean

    et Daniel Stcucker. Ce n'tait donc point une

    fiction. Resterait savoir jusqu' quel point il taitvrai de dire ou de faire supposer que celte m-chante copie avait pass en Hollande sans l'aveu

    de l'auteur. En tout cas, certaines Rflexions qui

    portent bien sa marque se trouvent dans cettedition de Hollande, et ne se trouvent point dans

    les ditions franaises ^

    1 i La raillerie est une gaiet agrable de l'esprit qui en-joue la conversation et qui lie la socit, si elle est obli-geante; ou qui la trouble, si elle ne l'est pas. Elle estplus plaisante * pour celui qui la fait que pour celui quila soulfie. C'est toujours un combat de bel esprit, queproduit la vanit; d'o vient quo ceux qui ou manquent pourle soutenir, et ceux qu'un dfaut reproch fait rougir, s'enoffensent galement, comme d'une dfaite injurieuse qu'ils nesauraient pardonner. C'est un poison qui, tout pur, lointl'amiti et excite la haine, mais qui, corrig par i'agrraentde l'esprit et la flatterie de la louange, l'acquiert ou la con-serve (l'amiti); et il en faut user sobrement avec ses amis,et avec les faibles. Dans les ditions .'Tdnaises^ on trouveseulement cette pense rsume La conance fournit plus la conversation que l'esprit, a

    Le mot plaisante manque dans le texte. Je le supplepar conjecture, ne pouvant admettre celle de notre regrettmatre M. Adolphe llegnier : L'auteur, dit-il, doit avoicrit : Elle est \)h\s malaise pour celui qui la fait..., ouquelque chose d'analogue. On choisira. De mme jemets : a le soutenir (ce combnt de bel esprit), au lieu deto, que donne le texte. Cependant la peut se dfendre et serapporter la raillerie.

  • 42 .E noMA.NTISME DES CLASSIQUES

    Voil pour ce qui a trait la publication faite

    par La Rochefoucauld ou, soi-disant, par un de

    ses amis. D'autre part, voici comment il se garde

    pour ce qui est du fond ; Comme ces Maximessont remplies de ces sortes de vrits dont l'or-

    gueil humain ne se peut accommoder, t l'diteurcroit devoir citer une Lettre qu'on lui a donne,

    qui a t faite depuis que le manuscrit a paru

    (c'est--dire, a t communiqu diverses person-nesj, et dans le temps que chacun se mlaitd'en dire son avis. Lettre tout apologtique, qui

    fait voir que le fond de ces Maximes n'est autrechose que l'abrg d'une morale conforme aux pen-

    ses de plusieurs Pres de l'glise, et que celui qui

    les a crites a eu beaucoup de raisons de croirequ'il ne pouvait s'garer en suivant de si bons gui-

    des, et qu'il lui tait permis de parler de l'homme

    comme les Pres en ont parl.

    Aprs s'tre ainsi mis couvert, il pousse sapointe malignement. Comme c'est l'amour-propre(l'amour de soi) qui est pris partie dans toutesces Maximes f cet amour-propre ne manquera pasde prvenir l'esprit contre elles.; il faut donc pren-dre garde que cette prvention ne les justiiie, et

    se persuader qu'il n'y a rien de plus propre ta-

    blir la vrit de ces lflexions que la chaleur et

    la subtilit (jue l'on tmoignera pour les combattre :en effet, il sera difllcile de faire croire tout hommede bon sens que l'on les condamne par d'autre

  • LA IlOCHEFOUCAULU i3

    molif que par celui de l'intrt cach de rorgiuil et

    de l'amour-propre. En un mot, le meilleur parti

    que le lecteur ait prendre est de se mettre d'a^

    bord dans l'esprit qu'il n'y a aucune de ces Mai-

    ffiesqui le regarde en particulier, et qu'il en est

    seul except, bien qu'elles paraissent gnralesT

    aprs cela, je lui rponds qu'il sera le preraierji

    y souscrire, et qu'il croira qu'elles font encore

    grce au cur humain. L'ironie piquante_il^__Ct argument, et surtout

    des dernires lignes, signe VAvis au Lecteur comme

    le livre, si anonymes qu'ils veuillent tre l'un et

    l'autre, et de quelque double et triple enveloppe

    qu'il leur plaise de se couvrir provisoirement.

    Ce n'est pas tout : l'auteur eut soin de mettre

    au-devant de son livre une autre apologie encore :

    Discours sur les Maximes, uvre non de Segrais,

    comme on le crut, mais d'un certain La Chapelle *.

    Dans ce Discours, sous forme de Lettre rpondant la double question, quel tait l'auteur du livre,et ce qu'il fallait penser du livre lui-mme, sur lepremier point on soulevait demi le voile de l'ano-nyme : fallait-il attribuer le livre M. le duc deLa Rochefoucauld, comme le bruit en avait couru ?

    Tout en croyant y reconnatre sa manire, on ne

    1. Henri de Bess ou de Besset, sieur de La Chapolle-Milon, inspecteur des Beaux-Arts, Surintendant gnral desblimentsdu Roi, auteur d'une /e/fli/on des Campagnes de Ho~croij el de Fribourg.

  • 4t LE nOMANXrSME DES CLASSIQUES

    disait ni oui ni non, juste assez pour piquer la

    curiosit, et faire circuler l'information, tout en

    laissant un lger doute ; sur le second point, on

    louait vivement l'ouvrage, qui, d'ailleurs, n'avait pas

    t destin au public, miis crit uniquement pour

    soi par un homme qui , si c'est celui que l'on sup-pose, n'aspire pas la gloire d'tre auteur, sa

    rputation tant tablie dans le monde par tantde meilleurs titres . Quoi qu'il en ft, on trou-vait partout dans ce livre de la force et de la

    pntration, des penses leves et hardies, le tour

    de l'expression noble, et accompagn d'un certainair de qualit, qui n'appartient pas tous ceux qui

    se mlent d'crire. Je demeure d'accord qu'on n'y

    trouvera pas tout l'ordre, ni tout l'art que l'on ypourrait souhaiter, et qu'un savant qui aurait un

    plus grand loisir y aurait pu mettre plus d'arran-

    gement ; mais un homme qui n'crit que pour soi etpour dlasser son esprit, qui crit les choses me-

    sure qu'elles lui viennent dans la pense, n'affecte

    pas tant de suivre les rgles,^ue celui qui crit

    de profession,

    qui s'en fait une affaire, et qui

    songe s'en faire honneur. Ce dsordre nanmoins

    a .ses grces, et des grces que l'art ne peut

    imiter...

    Vf)il quelques traits de ce Discows destin

    prvenir favorablement le public. La Chapelle, qui

    l'aviit crit, tait un ami du Pre Rapin et de l'aur

    leur, qui par lii mettait dans son jeu les Jsuites.

  • LA ROCHEFOUCAULD 43

    Que de combinaisons pour amortir d'avance le feude la critique, et pour prparer le succs * !

    En outre, ds l'anne prcdente ( 1664), madamede Sclionberg, qui madame de Sabl avait prtle manuscrit des Maximes^ lui avait crit, en le lui

    renvoyant, une lettre fort jolie, qui passa de main

    en main et dont on lit de nombreuses copies :lettre, tout prendre, trs favorable.

    Les Maximes parurent donc Paris au commen-cement de fvrier IG60, la mme anne queVAlexandre de Racine, que le Don Juan q,\. VAmour

    Mdecin de Molire, et que les Contes de La Fon-

    taine. Nous devons nous reprsenter tous ces chefs-

    d'uvre faisant explosion la fois, et ces explo-

    sions se renouvelant d'anne en anne pendant plus

    d'un demi -sicle.A peine le livre eut-il paru, que madame de

    Sabl lit, pour le Journal des Savants, un petit article

    qui fut soumis pralablement La Rochefoucauld

    et retouch par lui. Nous avons le texte, bien ami-

    cal, et les retouches, plus amicales encore, et la

    1. La place prise, on enleva ce gabion, dont ou n'avall plusque faire : le Discours disparut, ds la seconde dition, l'an-ne suiviinte, 16G6. Il faut croire cependant, ditM. Adolphe Rgnier, que La Chapelle tenait sa pice d'-loquence; car, ds l'dition de 1693, la premire qui ait tpublie aprs la mort de La Rochefoucauld, on voit repa-ratre le Discours en tte des Maximes, retouch et abrg,sans doute par l'auteur lui-mme, sur la demande de l'di-teur Barbin. dition Hachette, t. I, p. 354.

    3.

  • 46 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    lettre d'envoi de madame de Sabl au duc, datedu 18 tvner. Le dtail en serait trop long ici ^

    Cette premire diliou contenait trois cent dix-sept Maximes ou Sentences, y compris la derniresur la Mort, 'qai ne portait pas de numro.La seconde dition, en 1666, la mme anne

    que le Misanthrope, fat rduite h trois cent deux;tant l'auteur et ses amis l'avaient revue avec un soinminutieux et un got svre ! D'autre part, toute-lois, des Rflexions nouvelles, tombant d'elles-mmes dans son esprit, comme des fruits mrs deson exprience, taient venues s'ajouter aux pre-mires

    .

    L'dition de 1671, l'anne dans laquelle Racine

    donnait Bajazel, et Molire les Femmes savantes, renferme trois ent quarante et une Maximes.

    Celle de 167o en contient quatre cent treize. C'est

    dans celte dition que se trouve pour la premirelois la jolie pigraphe qui dit tout : a Nos vertus nesont, le plus souvent, que des vices dguiss.

    Enfin, dans l'dition de 1678, la mme anne

  • LA ROCHEFOUCAULD 47

    tences que la svrit excessive de l'auteur avait

    cm devoir carter ont t recueillies. Enfin, il y a

    les Rflexions diverses, au nombre de dix-neuf,dont les sept premires furent imprimes pour lapremire fois en 1731, et dont l'ensemble forme,

    dit M. de Sacy, un code parfait du savoir-vivre .

    Le grand nombre de ces ditions coup sur coupsuffirait ii indiquer le succs: succs bruyant, au-

    quel ne nuisirent pas les vives protestations qui,

    dans les entretiens, s'levrent de toutes parts contre

    le pessimisme de l'auteur. La Rochefoucauld y avait

    bien compt. Le premier mot de VAvis au Lecteur :

    Iot

    Voici un Portrait du cur de l'homme, que jedonne au public , ressemblait fort un dfi. Leportrait n'tait pas flalleur. Le premier cri tait :

    Sommes-nous donc si laids ? Gela n'est pas pos-sible.

    - 11 prtend donc que le principe de toutes noactions est l'amour-propre ; c'est--dire, dans la

    langue du dix-septime~scle, l'amour de soi, sous

    toutes les formes et dans tous les sens : tantt in-

    trt, gosme (mot qui n'tait pas encore invent),tantt orgueil ou vanit. Il fait de l'amour de nous-

    mmes le mobile de toutes nos dmarches, le fondtle tous nos sentiments, mme de ceux qui parais-sent les meilleurs. Les vices, dit-il, entrent dans

    la composition des vertus, comme les poisons entrent

    dans la composition des remdes : la prudence (la

  • 48 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    science ) le^ assemble, et les tempre ; et elle s'ensert utilement contre les maux de la vie.

    Cela est ing(''nieux, sans douter l'injustice con-

    siste trop gnraliser. Cette gnralisation para-

    doxale contente l'humeur satirique de l'auteur ; sonchagrin se divertit trouver l'gosme dans chacune

    de nos actions , comme un chimiste s'amuse

    prouver chaque substance par ses ractifs.Dans un clbre procs d'empoisonnement, l'illus-

    tre chimiste Orfila avait constat, au moyen del'appareil de Marsh, la prsence de quelques tra-ces d'arsenic dans les entrailles de la victime *

    ;

    l-dessus, un autre chimiste, Raspail, prtendit qu'il

    se faisait fort, au moyen de cet appareil, de trouverde l'arsenic partout, mme dans le fauteuil dQprsident de la Cour d'assises devant laquelle l'af-

    faire se plaidait. Le paradoxe de La Rochefoucauld

    est une sorte d'appareil analogue, pour trouver des

    traces d'gosme, mme dans les actions les plusbelles. Non seulement il dit : Nous aurions sou-vent honte de nos plus belles actions, si le mondevoyait tous les motifs qui les produisent; mais

    encore, de ce que riionntet nous gagne l'estime dos

    autres et nous rend heureux, il veut conclure que

    c'est par intrt que nous sommes honntes. Frank-

    lin disait on plaisantant : Si les coquins sa-

    vaient les avantages de l'honntet, ils deviendraient

    Pouch-Lararge, en 1840.

  • LA ROCHEFOUCAULD 49

    honntes gens par coquinerie. La Rochefoucauld

    dit srieusement, el n'est pas loin de croire, que les

    plus honntes gens ne sont que des coquins e.t des

    coquines de cette sorte; plus adroits que les autres,

    voil tout, et d'une rouerie plus consomme ; ou biendes usuriers habiles, qui prtent gros intrts

    non seulement pour ce monde-ci, mais pour l'autre.

    11 prtend que, si l'intrt propre essaye par

    hasard de se fuir Jui-mme, il se retrouve par un

    chemin plus court et plus beau, a La magnanimit,dit-il, mprise tout, pour avoir tout. Ainsi, sui-vant lui, la magnanimit elle-mme est un calcul;le dvouement, un placement, intrt de gloire,ou terrestre ou cleste.

    Le sophisme consiste conclure du particulierau gnral, ou considrer comme une relation

    ,

    de cause effet ce qui est simplement unerelation de concidence. H semble, dit-il, que

    j

    l'amour-propre soit la dupe de la bont, et qu'ils'oublie lui-mme, lorsque nous travaillons pourl'avantage des autres. Cependant c'est prendre le

    chemin le plus assur pour arriver ses lins ; c'estprter usure, sous prtexte de donner ; c'est enfins'acqurir tout le monde par un moyen subtil etdlicat. D

    Ainsi, parce que la bont nous gagne l'estime etla sympathie, elle n'est qu'un prt usure ? Et, sil'on ne veut point passer pour usurier, on doit

    renoncer la bout ! De ce que la vertu se

  • 50 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    trouve tre d'accord avec riiUrct le mieux entendu,s*ensuit-il que l'on ne soit vertueux que par cal-

    cul ? et les homincs doivent-ils renoncer faire lebien, parce que leur conscience en sera joyeuse?En raisonnant comme La Rochefoucauld, on trou-vera de l'gosme dans les actions les plus pures

    ;

    et, plus elles seront pures, plus il y en aura.

    Cela dit et sous cette rserve, qui, la vrit, estconsidrable, il faut avouer avec La Fontaine * et

    avec madame de Svign que l'auteur des Maximesest un observateur bien fin, et que, si ce passe-

    partout de l'amour-propre n'ouvre pas toutes

    les serrures, il en ouvre du moins le plus grandnombre.La morale, au moins dans la socit, n'est que

    l'harmonie des intrts. Et qn'est-ce que l'inlrt?

    Le droit de l'individu continuer d'tre et se

    dvelopper. N'est-ce pas 15, incontestablement, le

    premier mobile de tous nos actes? Pour que lamorale sociale soit fonde, il faut, chose trs

    simple en thorie, trs difficile dans la pratique,

    que chaque individu puisse se dvelopper suivantles lois de sa nature, sans que son dveloppementempche celui des autres ayant les mmes droitsque lui. Cela pos, pour apprcier toute conduite,

    on doit toujours examiner trois choses : l'intention,les moyens, le rsultat. La troisime est celle qicii

    1. Dans sa fable di-s Miroirs, l'IIomtiw et san Image, I, 11.

  • LA ROCHEFOUCAULD ol

    importe le moins au point de vue moral, la premire

    celle qui importe le plus; la seconde dpend de lapremire, et en suit la nature.

    Celui-l seul qui fait l'action peut en connatre le

    motif ou les moliis. Et encore ! quand je dis qu'iilepeut, je devrais dire qu'il le pourrait, la condi-

    tion qu'il et pris ds longtemps l'habitude d'tre

    sincre envers lui-mme et de s'analyser avec clair-voyance, chose des plus ardues! Autrement, avec

    Iquelle facilit on s'en fait accroire, et l'on devient

    I sa propre dupe !Un homme qui se vend, par exemple, ne dit pas :

    Je me vends. H ne le dit ni autrui ni lui-mme.Seulement il se met considrer que la sagesse

    est de s'accommoder aux temps et aux circonstances;

    qu'un homme tout seul n'est pas de force luttercontre le torrent des vnements

    ;que ce qu'il a

    pris jusque-l pour fermet courageuse n'est peut-tre qu'opinitret aveugle; qu'il ne faut pas res-

    ter homme de thorie, et vivre dans les abstrac-tions

    ;qu'il faut devenir esprit pratique

    ;que, si

    les ides ont leurs droits, les faits aussi ont leur

    pouvoir;qu'il n'y a rien d'absolu dans la vie ;

    que tel principe, qu'il a tenu pour vrai jusqu' cejour, par prjug et par entranement de parti, nel'est peut-tre pas autant qu'il le croyait, ou ne

    l'est pas plus que tel autre, que soutient le partivainqueur

    ;qu'aprs tout l'on a fait assez de sacri-

    fices une cause contre laquelle le Ciel enfin s'est

  • b'2 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    prononce;qu'on se doit sa famille autant qu'

    sa patrie ; et que, celte patrie elle-mme, on trou-

    vera- peut-tre encore moyen de la servir, et mieux,

    dans un camp que dans l'autre. Voil par quellepente insensible de sophismes et d'arguties on

    abandonne son devoir et l'on descend aux lchets.

    Et, le lendemain mme du jour o,

    par suite de

    ces beaux raisonnements, on a fait un marchhonteux et abandonn sa foi, on ne s'lve pasavec moins d'assurance contre ceux qui se ven-dent. Et ce n'est pas un rle que l'on prend pour

    couvrir son infamie de son impudence ; non, c'estavec une sorte d'ingnuit.

    Eh bien, dans la conduite de la vie, notre tudede chaque moment doit tre de dnouer ces so-phismes, de dtjouer ces ruses, d'clairer ces piges,de dbrouiller ces mensonges de l'intrt. A celte lin,le livre de La Rochefoucauld est d'un grand secours.

    La mme thse avait t soutenue par flobbes,avec plus de vigueur et moins de grce. De nosjours aussi, lu philosophie anglaise, avec une trsremarquable subtilit, a essuy de rallacherla morale

    lu devoir, et mrae celle du dvouement, collede l'intrt. Cependant, quelque habilet qu'on ypuiss(! mettre, il y a une distinction "([u'on essayera

    vainement d'effacer entre les trois degrs de la

    morale ;

  • LA ROCHEFOUCAULD 53

    Eli bas, la morale do l'intrt : je dis, raniL' de

    l'intrt le plus noble, le mieux entendu, le plushaut plac, jusque dans le ciel. C'est pourtant lamorale terre terre, tant une simple spculation,

    consciente ou inconsciente.

    Au-dessus, la morale non intresse, mais in-

    stinctive, toute de premier mouvement. Ici, le bien

    que l'on peut faire se produit sans rflexion, sans

    lutte, sans sacrifice comme sans calcul. Ou encore,avec un mlange obscur du mobile prcdent: parexemple, ce que dit Saint-Simon du petit Coulan-ges, la bont d'une me incapable de mal, mais iqui n'aimait gure aussi que pour son plaisir .

    A un degr plus haut, la morale du devoir, c'est--dire non seulement l'absence de motifs intresss,

    mais le sacrifice volontaire des intrts personnels.

    Ainsi, premirement, morale goste ; deuxime-ment, morale instinctive ; troisimement , morale dudevoir.

    Remarquez bien : des actions diverses en apparence

    peuvent tre identiques au fond, par les motifs ; et

    rciproquement, des manires d'agir qui paraissentidentiques peuvent au fond tre diffrentes, et mmecontraires, encore par les motifs. Les motifs sont

    invisibles non seulement autrui , mais parfois nous-mmes , dans nos propres actions. La Roche-foucauld, c'est l son utilit, nous apprend liredans le cur des hommes, nous analyser nous-

  • S4 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    mmes, n'tre pas toujours dupes de nos proprescomdies ; il nous exerce aux plus subtiles exp-riences et dcompositions morales; il nous enseigne chercher les doses diverses dos diffrents mobilesde nos actions. Le Discours mis en tte de la pre-mire dition n'avait garde d'omettre ce point. Que les autres, disait l'ami inconnu (La Chapelle),prennent donc comme ils voudront les Rflexionsmorales

    ;pour moi, je les considre comme une

    peinture ingnieuse de toutes les singeries dufaux sage. Il me semble que, dans chaque trait,

    l'amour de la vrit lui le le masque et le montretel qu'il est. Je les regarde comme les leons

    d'un matre qui entend parfaitement l'art de con-natre les hommes, qui dmle admirablement bienles rles qu'ils jouent dans le monde, et qui nonseulement nous fait prendre garde aux diffrents

    caractres des personnages du thtre, mais encorenous fait voir, en levant un coin du rideau, quecet amant et ce roi de la comdie ^ sont les mmesacteurs qui font le docteur et le bouffon dans lafarce .

    Il suffit que nous nous tenions en garde contre

    ce que sa clairvoyance extrme peut avoir nonsculemoiil d'impitoyable, mais d'excessif. Et il nousprt'nniiiil lui-mme di> ce ct, lorsqu'il crit :

    1. C'est--dire Je la grande pice, soit Iraf^i-conidic, soitirupcdic.

  • L ROCHEFOUCAULD SS

    I Le plus grand dfaut de la pntration n'est /

    pas de n'aller pas jusqu'au but, c'est de le passer. ' Frquemment il le passe, comme plaisir ;par exemple, dans cette rflexion : Il en est de

    la jecoimaissance comme de la bonne foi des mar-chands; et nous ne payons pas parce qu'il est justede nous acquitter, mais pour trouver plus facile-

    ment des gens qui nous prtent . Une autre

    maxime sur la mme ide rentre dans la justemesure en disant : Il est difficile de juger si unprocd net, sincre et honnte, est un efiet de pro-

    bit ou d'habilet, d

    Selon lui, la vanit d'autrui ne nous est in-

    supportable que parce qu'elle blesse la ntre i

    C'est le propos d'un homme de Cour. Quoi qu'ilen dise, elle peut nous choquer, mme sans gnerla ntre, uniquement comme un manque de justesse

    Ce n'est pas, non plus, toujours par intrt personnel que nous sommes blesss de la mchancet;nous pouvons nous en attrister, mme sans avoir en souffrir, si ce n'est comme d'une chose laide.

    Quand l'oreille et le cur sont justes, une faussenote blesse l'oreille, et la malveillance blesse le

    cur. La mchancet a surtout de quoi nous ton-ner douloureusement lorsqu'elle est purement gra-

    tuite et qu'on n'y dcouvre aucun intrt , hormisle plaisir de faire du mal : mobile purement in-stinctif, affaire de complexion. Mme si ce mal nnous atteint ni ne nous vise, il nous blesse cepen-

  • 56 LE nOMANTISME DES CLASSIQUES

    dant, quelques-uns du moins ; et tout le mond- p?prend pas son parti de la mchancet des sots,encore moins de celle des gens d'esprit, aussi ai-sment que Philinte rpondant au Misanthrope;

    Ce sont vices unis l'humaine nature,Et mon esprit enfin n'est pas plus offons

    De voir un homme fourbe, injuste, intress,Que de voir des vautours affams de carnage,Des singes mal Taisants et des loups pleins de rage *.

    Cette large tolrance de Philinte n'est pas moinspoignante, au fond, que la misanthropie d'Alceste,

    ni que celle de La Rochefoucauld./

    Les protestations qui s'taient leves dans legroupe et dans le petit comit de madame de Sa-bl 86 renouvelrent avec plus de force la Ville

    et la Cour, mesure que le livre se rpandit.

    Comment ne pas crier l'insolenco, quand on li-sait de telles maximes ?

    a La plupart des honntes femmes sont des tr-sors cachs, qui ne sont en sret que parce qu'on

    ne les cherche pas.

    Mais, en rcompense, que de malices simplementamusantes !

    Ce qui fait que les amants et les matresses ne

    s'ennuient point d'tre ensemble , c'est qu'ils par-lent toujours d'eux-mmes.

    On aime mieux dire du mal de soi ([ne den'en point parler.

    1. tlulire, lo Misanthrope, acte I, scne 1.

  • LA ROCUEFOUCALLD 37

    Ici, madame de Svign et sa fille applaudissaienten riant, et se chargeaient du commentaire, parl'exemple des dvotes, qui ennuient quelquefois

    leur confesseur, mais qui ne s'ennuient jamais elles-mmes en grenant le chapelet de leurs pchs *. Madame de Maintenon, avec plus de gravit,dans ses instructions pour Saint-Cyr, exprime une

    pense analogue, signalant rorgueil secret des

    icrupules de conscience trop raffins, a l'amour-

    propre qui s'pluche pour se satisfaire, et qui

    aime mieux se tourmenter que s'oublier . Aumois de mars 16GG, la mme, qui n'tait alors quemadame Scarron, crit Ninon de rEnclos : Faites, je vous prie, mes compliments M. deLa Rochefoucauld, et dites-lui que le Livre de Job

    et le hvre des Maximes sont mes seules lectures.

    1. Vous avez trouv fort plaisamment, crit la mre laflUe, d'o vient l'attachemenl qu'on a pour les confesseurs :c'est justement la raison qu'on a pour parler dix ans avec unamant : car, avec ces premiers, on est comme mademoiselled'Aumale, on aime mieux dire du mal de soi que de n'enpas parler. Ce n'est pas la seule fois que la mre et lafille, dans leurs lettres, s'envoient l'une l'autre des maximeset moralisent la mode du jour.

    2. Il se trouve justement que madame de Longueville, danssa confession gnral ; M. Singlin de Port-Royal, se ren-contre ici avec La Roclu-foucauld, avec madame de Svignet avec madame de Muinlenon : a II m'est venu, dit-elle,encore une pense sur moi-mme, c'est que je suis fort aise,par amour-propre, qu'on m'ait ordonn d'crire tout ceci,parce que sur toutes choses j'aime m'occuper de moi-mme''t en occuper les autres, et que l'amour-propre fait qu'onaime mieux parler de soi en mal que de n'en rien dire dutout.

  • 58 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    On devine bien que Ninon, elle aussi, devait seplaire au livre dos Maxime-f, si lidie d'exprience,

    si rel, si vcu, si plein je ,su&ej_ d'ironie, elle, labelle sceglijue, la bonne paye du billet La Chtre.

    Voil donc trois femmes non seulement trs spi-rituelles

    ,mais trs senses

    ,qui, sur ce point-l

    tout au moins, ne donnaient pas tort La Roche-

    foucauld. La premire ne se piquait pas de faire

    cause commune avec tout son sexe ; loin de l !

    V\ Les femmes sont bien plaisantes ! crit-elle Isa fille, et M. de La Rochefoucauld en a bien

    connu le fond ! I

    Or, vous savez comme il les traite :

    \ L'esprit de la plupart des femmes sert plus fortifier leur folie que leur raison.

    Il y a peu d'honntes femmes qui ne soient

    lasses de leur mlier.

    A la date o les Maximes parurent, l'auteur avaitcinquante-doux ans. Les Irislcs expriences de sa

    vie, en amour et en politique, s'taient comme

    distilles goutte, goutte en cette quintessence

    amrc. Ce sont moins des penses (^ue des ressen-

    timents. En mafge de telle ou telle maxime, on

    pourrait nieltre tel ou tel nom de ses matresses,

    de ses rivaux, ou le sien mme.et La vanit, la honte, et surtout le tempra-

    ment, font souvent la valeur des hommes, et la

    vertu des femmes.

  • LA BOCHEFOUCAULD 5il

    La coquetterie est le fond de l'humeur des

    femmes ; mais toutes ne la mettent pas en prati-

    que, parce que la coquetterie, de quelques-unes

    est retenue par la crainte ou par la raison.

    L'homme et la femme, tels que La Rochefou-cauld les peint, c'es t l'homme et la femme tels

    que les ont faits les aventures de la guerre ciYilc-

    Il est le moraliste de la Fronde . Ayant connu h

    ses dpens quelle est la bonne foi des partis , etla constance des hrones, ses Maximes encoreplus que ses Mmoires expriment ses dsenchan-lements et ses rancurs. Cet homme d'esprit, am-

    sjBilieux des plus grands rles, gar dans la poli-

    tique, croy&nt faire de l'histoire , n'a fait que du

    roman. Les Maximes, dit Sainte-Beuve, furent la

    revanche du roman* . Elles s'expliquent par sesdceptions, par son humeur aigrie, sa saut rui-ne. Ce sont des observations particulires, que sa

    misanthropie a gnralises. C'est comme une ga-

    geure de dcouvrir partout l'intrt personnel,

    de le prsenter sous cent formes diverses, de le

    tailler mille facettes. Son esprit s'excite et se joueen ces vues subtiles, ne se souciant pas de nous

    blesser, pourvu qu'il nous tonne et nous amuse,tout en nous attristant.

    11 y a une de ces Maximes qui peut servir rsumer le livre, et aussi le rfuter : Nos

    1. Portraits do Femmet, p. 283, Paris, Didier.

  • 60 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    actions sont comme les bouts-rims, que chacun

    fait rapporter ce qu'il lui plat.

    Entendez bien cette maxime. Supposons que jetrace sur ce tableau, qui est l derrire moi, quatre

    mots, rimant deux deux, et que je vous invitetous faire des vers sur ces rimes. Chacunde vous fera des vers diffrents, selon sa fantaisie :il y aura donc cinq ou six cents quatrains surG'i.Tiporte quoi, qui tous se termineront par ces

    mmes rimes. Eh bien, nos actions sont commeces bouts-rims qu'il s'agit de remplir, en crivantau-devant les motifs. Et ces motifs sont inconnus :

    ce qui est en vue, c'est l'action; ce qui n'est pas

    visible, c'est l'intention : chacun l'imagine :\ songr, et remplit le blanc comme il lui plat, avec

    plus ou moins de justesse et de justice. Or c'estl'intention qui donne l'action son caractre, savaleur et son titre. Par exemple , celui , dit La

    Bruyre, qui, log chez soi dans un palais, avecdeux appartements pour les deux saisons, vientcoucher au Louvre dans un entresol, n'en use pasainsi par modestie. Cet autre qui, pour conserver

    une taille fine, s'abstient de vin et ne fait qu'un

    seul repas, n'est ni sobre ni temprant. Et, d'un

    troisime qui, importun d'un ami pauvre, luidonne enfui quehpie secours, l'on dit qu'il achteson repos, et nullement qu'il est libral. Le motif

    seul fait le mrite des actions des hommes, et ledsintressement y met la perfection.

  • LA ROCHEFOUCAULD Gl

    C'est donc par le motif qu'on juge l'action ;mais le motif ne se voit pas, et parfois il y en a

    plusieurs, que nous-mmes avons peine dmler.Chacun de nous fait donc rapporter l'action,comme le bout-rim, ce qu'il lui plat, et

    non seulement ce qu'il lui plat, mais ce qu'ilplat au monde ^ Car il est noter qu'en faitde motifs et d'intentions, outre que l'on conjectureau hasard, on ne dit pas toujours avec sincrit ceque l'on conjecture : et, si l'on croit entrevoir unmotif louable, souvent on en suppose un autre, pour

    s'accommoder la malignit du monde. Il arrivemme parfois que nous-mmes, pour luder l'envie,nous nous calomnions.

    Un ami de Chamfort lui disait un jour qu'engnral dans la socit, lorsqu'on avait fait quelque

    action honnte et courageuse par un motif dignd'elle, c'est--dire trs noble, il fallait que celui

    qui avait fait cette action lui prtt, pour adoucir

    l.Je me souviens d'avoir entendu, en 1839, l'improvisateurEugne de Pradel traiter, sur une vingtaine de rimes donnespar le public, deux sujets, l'un aprs l'autre, donns aussipar le public :

    1 La prise de Saint-Jean d'UlIoa;

    2 Les folios du carnaval.Pour le premier, il prenait les rimes en descendant; pour

    le second,en remontant. Il faisait dtmc rapporter les bouts-rimsnon seulement ce qu'il lui plaisait, mais ce qu'il plaisait aupublic. Ainsi faisons-nous le p!us souvent dans l'interprta-lion des actions d'autrui.

  • 6:2 LE ROMAiMISME DES CLASSIQUES

    l'envie, quelque motif moins honnte et plus vul-gaire . L'action ainsi travestie parat alors plus

    vraisemblable au monde, qui croit peu la gnro-sit : on juge d'autrui par soi-mme. Les espritstroits vous prtent, sans malice, leurs petitesses

    ;

    les envieux, leur tristesse du bien d'autrui ; lesorgueilleux, leur ambition; les avares, leur cupi-

    dit : un homme d'argent vous persuaderez mal-aisment que ce n'est pas l'argent qui vous soucie,et que vous en faites peu de cas.

    Le vulgaire, chez qui le sens moral est faible,

    et c'est pour cela qu'il est le vulgaire, vous fait

    cadeau, chaque instant, sans songer mal, d'une

    provision de sottises et de vilenies, pour expliquer

    votre conduile. Peu d'hommes et peu de femmesadmettent qu'un ou une de Iem"s semblables puisse

    tre honnte sans intrt. 11 faut avouer quecela donne raison dans une lar^e part l'auteur desMaximes, et La Fontaine.

    L'action est donc une sorte d'niguie, dont les

    curieux cherclit-nl le mot . Mais cotte nigmo-U\,

    avons-nous dit, a souvent plusieurs mots,qui tous,

    des degrs divers, convieunoiit ; et ordinairement

    chacun des curieux n'en cherche ou n'en admetqu'un seul. Les uns rapportent cette action l'in-

    trt, les autres h l'instinct, les autres, en Ir

    petit nombre, au devoir dsintress.

    Kvcniple : un tel a sauv une personiie qui allait

    0 noyoj-. Voila raciioii. Quoi en a t Icniobile?

  • LA ROCHEFOUCAUL 63

    On demandera d'abord quelle est cette personne,

    si c'est un homme ou une femme. Et, suppos que cesoit une femme, on demandera si elle est jeune etjolie. Et, suppos qu'elle ne soit ni jolie ni jeune,

    on demandera si elle est riche, ou influente . C'est-

    -dire que l'on commencera par prter votre

    action quelque mobile intress : intrt de senti-

    ment, ou de fortune, ou d'ambition.

    Mais, si cetlc femme n'est ni jolie ni jeune niriche ni infiuente, et qu'au contraire elle soit

    vieille et laide, pauvre et dlaisse, les suppositions

    sur le mobile qui a pu dterminer votre action

    commenceront tre moins dfavorables. On pourratoutefois supposer encore que vous avez expos votre

    vie soit pour obtenir l'admiration, intrt de

    gloire; soit par je ne sais quel amour du danger:mobile instinctif, afTaire de temprament et de cora-plexion. Enfin, si vous passez pour pieux et dvot,

    on aura la ressource de dire que vous avez fait

    bon march de celte triste vie d'ici-bas, couranttrs volontiers la chance de Tchanger contre une

    vie ternelle de flicit cleste ; intrt d'outre-

    tombe ; comme ce brave cur de Bretagne dontmadame de Svign disait : Il manj^e de Ja mer-luche en ce monde, dans l'esprance de manger dusaumon en l'autre.

    Mais, s'il est avr que vous n'tes point dvot,

    et qut) vous n'avez point de croyance fixe l'gard

    d'une autre vie;que vous tes d'une complexion

  • 64 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    calme, d'un naturel prudent, d'un esprit rflchi, d'un

    caractre simple et raodesle;que vous avez sauv

    cette pauvre vieille femme la nuit, sans specta-teurs

    ; que, de plus, vous tes mari et pre

    ,

    au reste assez mauvais nageur; ou que mmevous ne savez pas nager du tout, et que vous avezdes rhumatismes; nesera-t-on pas rduit croirequ'en sauvant cette personne vous avez agi sim-

    plement par le devoir d'humanit : tenter de sau-ver un tre qui va prir, au risque de prir aussi * ?

    Voil des exemples de bouts-rims trs diversement

    remplis. Eh bien,La Rochefoucauld

    ,

    quant lui,

    les renplit tous de la mme manire. Il ne sepique point de varit pour le fond ; elle clate

    dans la l'orme seule. Ce lapidaire n'a qu'une seule

    pierre; mais il la taille de cent faons.

    La Bruyre reste mieux que lui dans la mesurelorsqu'il dit : Les meilleures actions s'altrent et

    s'a(faiblissenl par la manire dont on les fait, a

    C'est--dire qu'elles deviennent moins bonnes, etperdent de leur mrite, par les motifs personnels

    qui en sont comme l'allingc.

    A la cinquime dition des Maximes, en 1678,dans une autre petite prface qu'adressait, soi-

    disant, le Libraire au Lecteur, en annonant plus

    1. Voir : Appendice I, la fin du volume, la jolie Histoiredu lieutenant Louaut, conto par Slendlial.

  • LA ROCHEFOUCAULD 65

    de cent Maximes nouvelles , et en se flicitantdu succs du livre, qui n'avait, disait-on, pasbesoin d'apologie , on ajoutait cependant deuxexplications :

    Je me contenterai de vous avertir de deuxchoses : l'une, que, par le mot d'intrt , on n'en-

    tend pas toujours un intrt de bien (argent, for-tune), mais le plus souvent un intrt d'honneurou de gloire; et l'autre, qui est la principale et

    comme le fondement de toutes ces Rflexions, est

    que celui qui les a faites n'a considr les hommesque dans cet tat dplorable de la nature corrom-

    pue par le pch; et qu'ainsi la manire dont ilparle de ce nombre infini de dfauts qui se ren-contrent dans leurs vertus apparentes, ne regarde

    point ceux que Dieu en prserve par une grce

    particulire .

    Cette double expUcation , donne aprs coup, aun air postiche, et la seconde est videmment uneprcaution poUtico-religieuse, qui sentirait l'hypo-crisie, si Ton n'y gotait aussi l'ironie. Il ne veut

    pas se mettre sur les bras ceux qui font profession

    de saintet. C'est comme un nouveau gabion dontil se couvre . Quand Pascal parle du pch originelet de la corruption qui en rsulte dans la nature

    de l'homme , il est srieux et convaincu : tout lemonde le sent , tant son motion maladive estcontagieuse! Mais La Rochefoucauld, on le sentbien aussi , est malade de toute autre sorte : c'est

    4.

    y

  • 6 LE ROMANTISME DES CLASSIQUES

    de ne croire plus rien. Les Maximes sont nesnon de la corruption gnrale de la nature humaine,mais de sa corruption particulire, lui, de cellequi, la premire lecture, frappait si vivementmadame de La Fayette *. Ce sc