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IEE - Document n° 36 Novembre 2004 Par-delà la défense collective. L’évolution des fonctions de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide Par GALIA GLUME Institut d’études européennes Pôle européen Jean Monnet Université catholique de Louvain Place des Doyens, 1 1348 Louvain-la-Neuve Tel : +32 10 47 84 16 Fax : +32 10 47 85 49 http://www.euro.ucl.ac.be Chaire Interbrew-Baillet Latour Union européenne - Russie UCL - KUL

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IEE - Document n° 36Novembre 2004

Par-delà la défense collective.L’évolution des fonctions de l’OTAN depuis la fin de la

guerre froide

Par GALIA GLUME

Institut d’études européennesPôle européen Jean MonnetUniversité catholique de Louvain

Place des Doyens, 11348 Louvain-la-NeuveTel : +32 10 47 84 16Fax : +32 10 47 85 49

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Avant-propos

Depuis l’effondrement de l’URSS, l’OTAN représente une instance tierce déterminant une part de larelation nouée entre l’Union européenne et la Russie. Ces deux dernières entretiennent des rapports tourmentésavec l’organisation transatlantique.

Moscou n’aurait pas vu d’un mauvais œil la disparition d’une structure militaire léguée par la guerre froide.Et le Kremlin de s’inquiéter dès lors face aux transformations des missions de l’OTAN et l’accroissement de sesmembres. Encore que confrontée à l’inéluctabilité de ces processus, la Russie délaisse l’opposition stérile ets’emploie davantage à occuper une place privilégiée dans les partenariats otaniens. De même espère-t-elle uneévolution substantielle de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) de l’Union européenne,gage, sinon d’équilibre, au moins de pluralisme sécuritaire en Europe.

La relation problématique de l’UE avec l’OTAN tient du même ordre de tension : le lien entre les deuxorganisations, le sens de la PESD et le concept de puissance demeurent à élucider. Dans quelle mesure les deuxinstitutions sont-elles complémentaires, subsidiaires ou exclusives l’une de l’autre ? La question est posée maisune réponse tranchée risquerait d’obérer la poursuite d’un processus de défense européen frappé d’ambiguïtéconstructive. Il n’y a en effet guère d’accord au sein des États membres de l’UE sur le principe et les moyens dela puissance. Quand Michel Barnier, ministre français des Affaires étrangères, affirme en marge descommémorations du débarquement de Normandie que « nos amis américains devront comprendre que nousallons construire l’Europe, non seulement comme marché mais comme puissance »1, que signifie-t-ilprécisément ? Pour la France, il s’agit assurément d’une puissance globale, et donc militaire, dotée d’uneautonomie large. Mais pour d’autres, l’Union développe une simple puissance « normative », propageant ad extrades valeurs par un phénomène dialectique de coercition, d’incitation et d’attraction économique, un soft power.Dans cette optique, qui est largement celle de la Belgique à l’heure actuelle, la « puissance » des forces armées sedilue dans des missions d’acheminement d’aide humanitaire et ne s’exprime finalement que dans la sécurisationde voies de communications ou des opérations de maintien de la paix aux risques réduits2. Pour d’autres encore,l’UE ne saurait être une puissance indépendante des Etats-Unis. Les membres qui ont adhéré à l’Union en 2004persistent largement à voir en Washington le pourvoyeur fiable de leur sécurité. Aleksander Smolar, professeurde sciences politiques et conseiller des Princes polonais post-communistes, rappelle à ce propos : « les nationsmalheureuses ont la mémoire longue et les Etats-Unis sont perçus comme l’unique garant de la sécurité enPologne »3. On ne peut dès lors donner tort à Hubert Védrine quand il indique que l’Europe puissance, « sinécessaire au monde », mais inégalement désirée des Européens, devrait au préalable lever les réticences nourriesenvers toute idée de puissance, que ce soit « par pacifisme, angélisme, atlantisme ou hédonisme »4.

Dans l’intervalle, il demeure indispensable de prendre conscience des évolutions des fonctions de l’OTANdepuis la fin de la guerre froide. Celles-ci dépassent largement l’objectif fondateur de défense collective pours’étendre à des tâches de sécurité collective ou coopérative. Cette évolution est ici magistralement retracée parMademoiselle Galia Glume dans le cadre d’une recherche menée auprès de la Chaire Interbrew-Baillet Latoursur l’architecture de sécurité dans l’Europe post-guerre froide.

Professeur Tanguy de WildeCoordonnateur de la Chaire Interbrew Baillet-Latour

1 Cité par Le Monde, 6-7 juin 2004.2 Il suffit à cet égard de lire l’idée que le ministre belge de la Défense se fait de l’impuissance pour être édifié sur ce qu’il considère

comme la puissance sur la scène internationale. Le Bimensuel militaire Direct du 6 septembre 2004 note ainsi que « la situation auSoudan a profondément marqué le ministre Flahaut » et de citer ce dernier : « Lorsque je vois que des personnes souffrent, celame donne un sentiment d’impuissance. Maintenant, nous avons l’occasion d’y remédier ». La Belgique y a effectivement remédiépar le transport de vivres vers les zones défavorisées.

3 Cité par Le Monde, 6-7 juin 20044 Le Monde, 9 septembre 2004.

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Table des matières

Section I. L’OTAN : une décennie de mutations

1.1. La fin de la guerre froide et le grand retour de la sécurité collective1.1.1. Maintien de l’Alliance victorieuse à Londres1.1.2. Le nouveau Concept Stratégique ou la « sécurité élargie »1.1.3. Le Concept Stratégique de 1999 : un rôle global pour l’OTAN

1.2. Exporter la sécurité et la stabilité « hors zone »1.2.1. Du Conseil de coopération Nord-Atlantique au Partenariat pour la Paix : le triomphe de la sécurité coopérative1.2.2. L’élargissement ou la projection de la sécurité démocratique1.2.3. L’OTAN et la Russie entre coopération et confrontation : une illustration de l’interaction des fonctions de l’Alliance

1.3. L’OTAN et la gestion des crises et des conflits1.3.1. Premières opérations de paix en Bosnie1.3.2. La guerre du Kosovo ou la prééminence de l’Alliance dans l’architecture de sécurité européenne1.3.3. Le cas macédonien : l’OTAN au service de la diplomatie croisée euro-américaine

Section II. L’après-11 septembre : à quoi sert l’OTAN ?

2.1. L’OTAN est-elle adaptée à la « guerre contre le terrorisme » ?2.1.1. Les aspects militaires de la lutte contre les menaces asymétriques2.1.2. Poursuite de la transformation de l’OTAN à Prague

2.2. La logique de la sécurité collective à la lumière du 11/92.2.1. Le Conseil permanent OTAN-Russie : une conséquence de la lutte anti-terroriste2.2.2. L’élargissement : vers une dilution de l’Alliance ?2.2.3. Gestion de crises et consécration du hors zone

2.3. L’OTAN à l’épreuve de la stratégie de sécurité américaine2.3.1. L’OTAN et la crise irakienne : la solidarité transatlantique en question ?2.3.2. Istanbul ou les limites de l’instrumentalisation

Conclusions

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PAR-DELÀ LA DÉFENSE COLLECTIVE. L’ÉVOLUTION DES FONCTIONS DE

L’OTAN DEPUIS LA FIN DE LA GUERRE FROIDE

par

Galia Glume

Le 11 août 2004, l’OTAN prenait le commandement de l’ISAF, la Force internationale d’assistance àla sécurité en Afghanistan. L’événement passa quasiment inaperçu. A peine l’information fut-elle signaléeau détour de l’un ou l’autre article relatant la gravité de la situation afghane, tant cette intervention semblaitaller de soi. Cet événement était le résultat de la transformation profonde d’une alliance datant de la guerrefroide, dont la raison d’être avait été remise en cause par la disparition de la menace qui l’avait fondée, et lesfonctions progressivement refaçonnées par l’évolution du contexte géopolitique international, par-delà ladéfense collective.

Défense collective et sécurité collective sont deux modèles de gestion de la conflictualité inhérente auxrelations internationales5. Parce qu’une communauté ou un Etat a comme mission première de garantir sapropre existence, il cherche à se prémunir contre les menaces qui mettent en danger son intérêt national,que les théories réalistes décrivent par le triptyque identité-sécurité-prospérité. Cet objectif de sécurité passegénéralement par la recherche d’alliés, et à partir du début du XXe siècle, par l’instauration de règles dedroit à vocation multilatérale interdisant le recours à la force comme moyen de politique étrangère.

En l’absence de gouvernement mondial assurant la sécurité de chacun par le monopole légitime de laforce, la défense collective constitue l’une des premières réponses des Etats à l’anarchie du systèmeinternational6. Progressivement, à l’aune des destructions des deux guerres mondiales, les Etats vontdévelopper à côté des alliances un système de sécurité collective. Basée sur deux principes, l’interdiction dela guerre comme moyen de politique étrangère et l’indivisibilité de la paix, la sécurité collective constitueune alliance universelle, dont la supériorité écrasante des forces doit préserver le statu quo.

La fin de la deuxième guerre mondiale avait vu naître l’Organisation des Nations Unies – système plusabouti que la Société des Nations, mais incapable d’enrayer la mise en place de la guerre froide. Celle-ci euttôt fait d’exporter l’opposition Est-Ouest dans l’enceinte du Conseil de sécurité, rendant inopérante lasécurité collective. Alors que les Etats cherchaient dans la formation de nouvelles alliances des réassurancesplus solides – contribuant par là même à l’émergence de la guerre froide –, les Nations Unies mirent peu àpeu en place un substitut à l’immobilisme : les missions de maintien de la paix, qui devinrent bientôtsynonyme de sécurité collective. En fait de synonyme, il s’agissait plutôt d’un bien faible ersatz, incapablede préserver la sécurité internationale. Prenant conscience des dangers de « l’équilibre de la terreur », lesEtats développèrent dans les années 1970 un système intermédiaire, basé sur des mesures de confianceentre alliances concurrentes : la sécurité coopérative.

La fin de la guerre froide pouvait laisser supposer un redéploiement de ce système hybride au profit del’Organisation des Nations Unies. La guerre du Golfe de 1990-1991, un cas d’école pour la sécuritécollective, fut d’ailleurs considérée comme le signe annonciateur d’une renaissance de celle-ci. Pourtant, larupture n’était pas totale : le « nouvel ordre mondial » annoncé alors par le président George H. Bushn’ouvrit pas la voie au règne de la sécurité collective. L’expression onusienne de celle-ci demeurait marquée

5 Cf. Jean BARREA, Théories des Relations internationales. De l’ « idéalisme » à la « grande stratégie », Namur, éd. Erasme, 2002, pp. 223-

240.6 Sur la défense collective, cf. Bruno COLSON, Europe : repenser les alliances, Paris, éd. Economica/Institut de stratégie comparée,

coll. Bibliothèque stratégique, 1995.

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par des vices congénitaux : l’absence de forces armées propres, même limitées ; partant, la soumissioncomplète à la volonté politique des Etats les plus puissants. Dans ce contexte, les alliances défensivescomme les organisations de sécurité régionales conservaient leur raison d’être.

Toutefois, au lendemain de l’effondrement de l’URSS, la question du rôle de l’OTAN, dans lanouvelle architecture de sécurité européenne, se posait avec acuité : si l’Alliance ne s’adaptait pas au nouvelenvironnement international, elle était vouée à disparaître. La fin de la guerre froide et le processus dedémocratisation de l’Europe de l’Est ouvraient la voie, en Europe, à l’installation d’un nouveau régime desécurité. Emmenée par le leadership décisif des Etats-Unis, l’OTAN sera l’artisan de ce régime, celui de la« sécurité démocratique » : « un régime qui représente la projection de la paix démocratique à l’échelle régionale etinternationale, (…) qui repose sur des institutions capables d’assumer les mécanismes assurant une paix qui se veut positive.Ces institutions (…) sont celles de la sécurité collective »7.

En lançant un processus d’élargissement qui engloberait progressivement toute l’Europe, eninstitutionnalisant ses coopérations avec l’ensemble de ses anciens adversaires, l’OTAN s’inventait denouvelles fonctions : la sécurité collective régionale, et la sécurité coopérative à l’échelle du continent. Maissi l’OTAN fut en mesure de jouer avec succès, au niveau européen, un rôle qui revenait en principe auxNations Unies, voire à l’OSCE, ce fut précisément parce qu’elle pouvait se targuer d’une crédibilité quifaisait défaut aux organisations traditionnelles de sécurité collective : celle d’une alliance défensive.

Une alliance défensive d’un genre nouveau, calquée sur l’évolution des notions de sécurité et dedéfense dans l’après-guerre froide. L’interdépendance croissante entre les Etats, liée à l’évolutiontechnologique contemporaine, engendrait une globalisation des enjeux de sécurité, en permettant unedispersion des menaces face auxquelles l’intervention devenait non seulement possible, mais indispensable,dès lors que la dissuasion s’avérait insuffisante.

En échappant à la dissuasion, de la communauté internationale ou de l’OTAN, les nouvelles menacesexigeaient un dépassement de la mission originelle de l’Alliance – la défense territoriale pure – pourendosser de nouvelles formes : opérations de maintien et de rétablissement de la paix dans les années1990 ; défense contre les menaces asymétriques après le 11 septembre 2001.

L’évolution fonctionnelle de l’Alliance, depuis la fin de la guerre froide, est avant tout marquée parl’effondrement de la menace monolithique représentée par l’URSS et la fin du « cadenassage » des zonesd’influence. La menace d’une guerre conventionnelle ou nucléaire en Europe a laissé la place aux risquesliés à la recomposition violente du paysage géopolitique eurasiatique, et aux dangers d’une attaqueasymétrique contre les Etats-Unis ou leurs alliés. Face à ces évolutions, l’OTAN a conçu ses réponses,jusqu’à ce jour, en termes de projection : de stabilité, de sécurité, et de puissance. Cette transformation, quiporte l’empreinte des Etats-Unis – désormais en première ligne –, pose non seulement la question de lacohérence des fonctions de l’OTAN dans les années 1990, mais également, dans l’après-11 septembre, cellede sa cohésion.

Section I. L’OTAN : une décennie de mutations

La fin de la guerre froide, incarnée par l’effondrement de l’URSS, remet en question les alliancespolitico-militaires contractées par les deux pôles. Le pacte de Varsovie se dissout en 1991. Si un consensuseuro-atlantique relatif au maintien de l’OTAN se dessine rapidement, il apparaît indispensable d’éviter quel’organisation ne verse dans l’anachronisme. L’OTAN va devoir s’adapter à la nouvelle donnegéostratégique, sans que cette dernière soit par ailleurs précisément définissable. L’OTAN verra ainsi sesmissions réorientées, sous l’impulsion décisive du leadership américain et la pression des évènements, par-delà la défense collective. Grâce à un élargissement rapide de ses tâches et à une modernisation

7 Arnaud BLIN, Géopolitique de la paix démocratique, Paris, éd. Descartes & Cie, coll. Gouvernance et démocratie, 2001, p. 183.

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concomitante de ses forces, grâce aussi au développement de coopérations et de partenariats dontl’élargissement à de nouveaux membres constituerait le couronnement, grâce enfin à ses interventions dansles Balkans, « l’alliance militaire la plus efficace de l’Histoire »8 allait devenir l’organisation de sécurité prééminenteen Europe.

1.1. La fin de la guerre froide et le grand retour de la sécurité collective

L’adaptation progressive de l’OTAN à l’après-guerre froide est indissociable du rôle de l’ONU et de laCSCE, dans les années 1990, en matière de sécurité collective et coopérative. Le démembrement effectif del’empire soviétique modifiait radicalement le cadre stratégique des relations internationales. Avec la fin de laconfrontation Est-Ouest, l’ONU pouvait enfin prétendre assurer sa fonction originelle. En outre, pour lapremière fois depuis 1914, la possibilité existait de voir se développer un ordre paneuropéen fondé sur desnormes communes incarnées par la Charte de Paris, comprenant à la fois la nouvelle Russie et les Etats-Unis9. Mais si l’Alliance atlantique s’adaptait aux nouvelles menaces, marquées par l’incertitude d’unsystème international en mutation, l’ONU et la CSCE connaissaient davantage de difficultés, malgré lefonctionnement de la première lors de la guerre du Golfe, et l’institutionnalisation de la seconde.L’élargissement des missions de l’OTAN, en appui à l’ONU en ex-Yougoslavie, remit rapidement l’Alliancedans une position centrale au sein de l’architecture de sécurité européenne, confortant une légitimité quiaurait fini par lui faire défaut à mesure que s’estompait le souvenir de la menace soviétique.

1.1.1. Maintien de l’Alliance victorieuse à Londres

La « déclaration sur l’Alliance transformée »10 laissait peu de doute quant à l’avenir de l’organisation.Son maintien correspond d’abord à une nécessité géostratégique. En dépit de la signature du traité sur lesForces Conventionnelles en Europe, les capacités militaires conventionnelles et nucléaires de l’URSSrestent seulement comparables à celles des Etats-Unis. Le maintien par l’Alliance d’un équilibre stratégique enEurope reste dans un premier temps l’une des raisons officielles les plus importantes de la survie del’organisation. En outre, l’ère qui s’ouvre est grosse d’incertitudes quant aux nouvelles menaces pour lasécurité des alliés. Pour les Européens, le parapluie américain demeure le meilleur système de défensecontre une attaque armée ou une menace d’agression. Le débat sur une politique de défense européenne estcertes relancé, mais la « coopération plus étroite sur les questions de sécurité » évoquée par l’Acte Unique n’apparaîtencore que comme un moyen pouvant supporter le développement de la Coopération politiqueeuropéenne, non comme une nécessité en soi11.

Bien plus qu’une alliance répondant à une menace, l’OTAN devait demeurer la force centrale quiassure la stabilité de l’Europe – selon la formule de la Maison Blanche12. L’OTAN est en effet « au cœur de lastratégie européenne » des Etats-Unis13. Pour nombre d’observateurs, l’objectif des Etats-Unis est aussi dedemeurer, à travers l’OTAN, « la première puissance européenne »14. Si l’influence américaine repose

8 James BAKER, cité par Jean-Claude ZARKA, L’OTAN, Paris, éd. PUF, coll. Que sais-je ?, 1999, p. 5.9 Jean-Marie SOUTOU, « Ordre européen », in Thierry de MONTBRIAL & Jean KLEIN (dir.), Dictionnaire de la stratégie, Paris,

PUF, 2000, p. 392.10 Déclaration sur une Alliance de l’Atlantique Nord rénovée publiée par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de

l’Atlantique Nord (« Déclaration de Londres »), Londres, 6 juillet 1990.11 François DE ROSE, « Nouvelle donne concernant la sécurité en Europe », in Commentaire, vol.14, n°53, printemps 1991, p. 35.12 Bruno COLSON, La stratégie américaine et l’Europe, Paris, éd. Economica/Institut de stratégie comparée, coll. Hautes Etudes

stratégiques, 1997, p. 68.13 Warren CHRISTOPHER, secrétaire d’Etat de la première administration Clinton, cité par Bruno COLSON, La stratégie…, op.

cit., p. 70. Bruno COLSON indique que d’après la conception américaine de la stratégie : « celle-ci donne un sens général, elle indiqueune direction où la force peut s’exercer ». Ibidem, p. 67.

14 Bernard WICHT, L’OTAN attaque ! La nouvelle donne stratégique, Chêne-Bourg-Genève, Georg Editeur, 2000, p. 24.

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naturellement sur la présence militaire, elle trouve un relais primordial au sein des institutions politiques del’OTAN, dans l’enceinte desquelles le poids des Etats-Unis est décisif. L’OTAN assure à Washington uncontrôle sur la politique militaire de ses alliés ; l’Alliance agit comme une structure à grand pouvoirintégrateur, qui « dénationalise la politique de sécurité de ses membres, sauf évidemment celle des Etats-Unis »15.

Cette prédominance américaine posera quelque difficulté à l’édification d’une politique européenne desécurité et de défense, mais devait en tout cas permettre de maintenir la nouvelle Allemagne dans la logiqueatlantique – souci majeur des Européens au lendemain de la réunification16. A cet égard, l’OTAN conservedans l’après-guerre froide les vertus d’une organisation de sécurité collective régionale, même si elle n’a pasempêché quarante ans plus tôt le conflit gréco-turc autour de Chypre17.

Pour la majeure partie des Alliés, le lien transatlantique « enchevêtré » dans l’OTAN est doncprimordial. En trouvant son expression principale dans l’OTAN, la relation transatlantique en fait unforum politique incontournable pour les Européens et l’Amérique du Nord. L’importance de cette relationrepose également sur la communauté de valeurs qui participait de la création de l’Alliance18, et s’est vuerenforcée au travers des multiples coopérations – politiques, économiques, culturelles – développées dansson enceinte. En ce sens, le « rapport des trois Sages » avait dès 1956 contracté une « assurance-vie » pourl’OTAN, en élargissant ses missions au-delà de la réponse à la menace qui l’avait fondée, et dont ladisparition aurait voué l’Alliance à la dissolution19. Ainsi, « l’OTAN organise davantage qu’une défense collective :elle organise une sécurité non pas collective mais sélective. C’est un nouveau type d’alliance. Elle a voulu rompre avec lesalliances européennes traditionnelles. En termes d’engagements contraignants, elle est moins que celles-ci mais par ailleurs elleva beaucoup plus loin »20. Cette ambivalence de l’OTAN, manifeste dès sa création, sera exploitée par sesmembres pour en redéfinir les objectifs. Deux éléments motivent cette transformation : la recherche d’unelégitimité nouvelle, et d’une sécurité accrue pour l’Europe.

1.1.2. Le nouveau Concept Stratégique ou la « sécurité élargie »

L’Europe, et plus largement l’Eurasie, continuent en effet de drainer l’attention première de l’OTAN.La recomposition géopolitique de l’ancien espace soviétique laissait présager des crises certaines, voire desconflits armés, dont l’ampleur et les conséquences pour la sécurité internationale demeuraientimprévisibles. Par ailleurs, l’effondrement de l’URSS focalisait les inquiétudes occidentales sur les risquesliés à la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs.

Face à cette dissémination des menaces, l’Alliance développe un Concept stratégique basé sur uneapproche « large » de la sécurité21. L’attaque armée contre un pays membre continue de constituer un motif 15 Bruno COLSON, La stratégie…, op. cit., p. 72.16 En témoigne notamment le projet de Confédération européenne du président François Mitterrand. Cf. Laetitia

SPETSCHINSKY, « Union européenne-Russie : quel passé pour quelle réconciliation ? », in Tanguy de WILDE & LaetitiaSPETSCHINSKY (dir.), Les relations entre l’Union européenne et la Fédération de Russie, Louvain-la-Neuve, Institut d’étudeseuropéennes, 2000, pp. 39-70.

17 Cf. Argyrios K. PISIOTIS, « L’OTAN et la persistance du conflit gréco-turc », in Politique étrangère, hiver 1993/1994, pp. 905-918.

18 Le Préambule du Traité de l’Atlantique Nord stipule que les Etats parties au Traité sont « déterminés à sauvegarder la liberté de leurspeuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit ».

19 Claude DELMAS, Le Monde atlantique, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1965, p. 14.20 Bruno COLSON, « La défense collective », in Christian FRANCK, Bruno COLSON & Huri TÜRSAN, Etude comparée des

notions de défense collective et de sécurité collective, Bruxelles, éd. Services fédéraux des Affaires Scientifiques, Techniques etCulturelles, coll. Service de programmation de la politique scientifique/Programme Paix et Sécurité, 1995, p. 38. Rappelonsque le mécanisme de défense collective du Traité de l’Atlantique Nord (article 5) ne prévoit pas d’assistance militaireautomatique en cas de menace ou d’acte d’agression : la consultation est automatique, mais le type d’assistance à fournir àl’Etat membre menacé demeure à la discrétion des alliés.

21 Le Concept stratégique de l’Alliance approuvé par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord,

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de défense collective conformément aux articles 5 et 6 du Traité de Washington, mais ce qui est nouveau,c’est l’extension de ce qui pourrait constituer pareil motif. Les risques susceptibles d’affecter la stabilité enEurope et la sécurité de l’Alliance ne sont plus conçus comme le fruit d’une agression directe, mais « desconséquences conjointes d’instabilités qui pourraient naître des sérieuses difficultés économiques, sociales et politiques, incluantrivalités ethniques et conflits territoriaux, auxquels sont confrontés de nombreux pays d’Europe centrale et orientale. Lestensions qui pourraient en résulter, aussi longtemps qu’elles demeureront limitées, ne devraient pas directement menacer lasécurité et l’intégrité territoriale des membres de l’Alliance. Elles pourraient, néanmoins, mener à des crises malvenues pour lastabilité de l’Europe et même à des conflits armés, qui pourraient impliquer les forces extérieures ou s’étendre aux pays del’OTAN, ayant un effet direct sur la sécurité de l’Alliance »22. D’autre part, « les intérêts de sécurité de l’Alliance peuventaussi être affectés par d’autres risques de nature plus large, incluant la prolifération d’armes de destruction massive, l’arrêt duflux des ressources vitales et les actions de terrorisme et de sabotage »23.

Ce concept de sécurité « élargie » se traduit d’une part par la coopération entre l’OTAN et lesorganisations politiques et de sécurité, ainsi qu’avec ses anciens adversaires24 ; d’autre part, par laprévention des crises mais aussi, si nécessaire, par leur gestion, si elles devaient affecter la sécurité des alliés– ce qui est inédit.

Le Concept stratégique de l’Alliance traduit une double orientation de l’OTAN : d’une part, la « veillestratégique », qui concerne sa fonction défensive ; d’autre part, les premiers instruments de gestion de crisesvont être mis en place – instruments qui ne relèvent pas de la défense collective au sens traditionnel duterme, mais s’apparentent à des moyens de sécurité collective. Parce que cette ère nouvelle qui succède à laguerre froide est encore lourde d’hypothèques pour la sécurité de l’Alliance, « l’usage des forces arméesrestructurées doit être dual : il doit s’adapter aux tâches de sécurité collective tout en préservant les moyens opérationnelsnécessaires à cette ‘posture d’attente stratégique’ qui caractérise aujourd’hui le système européen et transatlantique de défensecollective »25.

Le rôle de l’Alliance lui-même est donc théoriquement « élargi » par le nouveau Conceptstratégique : celui-ci ne se limite plus à la défense territoriale par la dissuasion, car le Concept évoque lapossibilité que l’OTAN doive intervenir « hors zone » si sa sécurité était menacée, notamment en cas decrise à l’Est, ou si ses intérêts de sécurité étaient menacés26. Cette conception de la sécurité induit donc à lafois une définition plus vague de la menace et un cadre de réaction plus vaste, adaptable à des circonstancesencore difficiles à appréhender en ces premières années post-guerre froide. En pratique, cette nouvelledoctrine d’emploi des forces armées se déploiera de façon progressive, se heurtant aux objections etréticences de certains Etats membres, mais les grandes lignes de la transformation à venir se retrouventdans la lettre et l’esprit du Concept stratégique de 1991.

Cette évolution de la notion de sécurité ne s’incarne pas seulement dans la nouvelle doctrine del’OTAN. Au sein de l’ONU, on assiste à un véritable retour de la sécurité collective, à travers lamultiplication des opérations militaires décidées au titre du chapitre VII de la Charte. Prenant acte de laglobalisation des enjeux de sécurité, soumis à la pression des opinions publiques, le Conseil de sécurité vajusqu’à élargir, dans les faits, la définition de la menace contre la sécurité internationale. Confronté au

points 24 et 34, Rome, 7-8 novembre 1991.22 Ibidem, point 9.23 Ibidem, point 12.24 Cf. infra, titre 1.2.25 Christian FRANCK, « Introduction générale », in Christian FRANCK, Bruno COLSON & Huri TÜRSAN, Etude comparée des

notions de défense collective et de sécurité collective, op. cit., p. 11.26 Le terme « hors zone » n’est pas inscrit stricto sensu dans le nouveau concept stratégique, mais il sous-tend les nouvelles

orientations de l’Alliance. Le point 52 note que « cette capacité [militaire des Alliés] inclura la possibilité de renforcer n’importe quelle zone àrisque sur le territoire des Alliés et d’établir une présence multinationale au moment et au lieu qui le nécessitent ». Le concept de « hors zone »n’est pas nouveau – il avait déjà été étudié au sein de l’Alliance – mais il est désormais officiellement évoqué dans la doctrine.

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caractère intra-étatique de nombreux conflits postérieurs à la fin de la guerre froide, le Conseil de sécuritéconsidère, à plusieurs occasions, qu’une situation interne à un Etat constitue ou pourrait constituer unemenace pour la sécurité internationale, en dépit du principe de souveraineté des Etats reconnu par l’article2 de la Charte27. Ces évolutions sont le fruit du double mouvement engendré par la fin de la bipolarité.D’une part, la fin – partielle – de l’hermétisme de la zone d’influence soviétique entraîne un dégelgéopolitique augurant violences et instabilités28. D’autre part, la coopération nouvelle qui se substitue àl’antagonisme Est-Ouest permet un interventionnisme inédit dans les crises et les conflits, que ce soit auniveau mondial à travers une certaine « renaissance » de l’ONU, ou au niveau européen, où l’OTAN vaprogressivement s’imposer comme la seule organisation apte à répondre aux nouveaux défis mettant encause la stabilité du continent.

L’ONU s’avère en effet incapable de gérer la transition géopolitique de l’Europe, parce quel’organisation continue à souffrir de cet écueil – presque centenaire – de la sécurité collective : elle n’a pasles moyens de sa politique. Privée des ressources que les articles 43 et 45 de la Charte avaient voulu luiattribuer29, l’organisation demeure entièrement tributaire des forces et de la planification stratégique de sesEtats membres, et partant, de leur volonté politique. Même lorsqu’un consensus peut être atteint auConseil de sécurité, l’ONU demeure soumise aux réticences de ses Etats membres à placer leurs soldatssous commandement opérationnel de l’organisation. Cette tendance, d’autant plus vive dans les années1990 que la frontière entre le maintien et le rétablissement de la paix devient floue, incitera l’ONU à faireappel, de façon croissante, à des organisations de sécurité régionales30.

L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord s’inscrit dans ce double mouvement. A la recherched’une légitimité nouvelle, l’Alliance se met dès 1992 en position de contribuer à la gestion de crises enEurope. Les ministres des Affaires étrangères des Etats membres de l’Alliance se déclarent prêts à soutenir,au cas par cas et conformément aux procédures de l’OTAN, des opérations de maintien de la paixentreprises sous la responsabilité de la CSCE ou sous l’autorité de l’ONU31. Par ailleurs, les nouvellesmissions de l’Alliance supposent d’en réformer les structures militaires. Des risques « de multiples natures etprovenant de multiples directions » se substituent à la menace monolithique représentée par l’Union soviétique.Le risque de voir éclater une guerre en Europe décroît progressivement, sans annihiler le risque d’uneagression militaire contre le territoire des Alliés. En conséquence, l’accent est mis sur les capacités deprojection de puissance.

Parallèlement à une réforme de la structure de commandement de l’OTAN, la configuration desforces elle-même doit être revue. Succédant à l’idée d’une force de réaction rapide, le concept militaire desGroupes de forces interarmées multinationales (GFIM) est discuté au sommet atlantique de janvier 1994. On peutdéfinir ces Combined Joint Task Forces comme des forces multinationales non permanentes dont lacomposition modulaire est alimentée par des pays alliés, au cas par cas, pour répondre à une mission

27 Cf. par exemple les résolutions du Conseil de sécurité 688 (1991, Irak), 794 (1992, Somalie), 929 (1994, Rwanda), 940 (1994,

Haïti), ou les nombreuses résolutions concernant l’Ex-Yougoslavie.28 Jean-Christophe RUFIN, « Les temps rebelles », in J.-M. BALANCIE & A. DE LA GRANGE, Mondes rebelles, Paris, éd.

Michalon, 1999, pp. 11-34.29 A savoir des forces fournies par certains de ses Etats membres en fonction d’accords spéciaux, ainsi que des contingents

nationaux de forces aériennes en cas d’urgence coercitive au titre du chapitre VII.30 Sur l’évolution des opérations de maintien de la paix de l’ONU, cf. Michel LIEGEOIS, Maintien de la paix et diplomatie coercitive.

L’organisation des Nations Unies à l’épreuve des conflits de l’après-guerre froide, Bruxelles, éd. Bruylant, 2003 ; pour une évaluation del’implication des organisations militaires régionales dans le maintien de la paix, voir Marc SCHMITZ, « L’ONU et lesorganismes régionaux : une cohabitation nécessaire, mais sous réserve », in Bernard ADAM et alii, L’ONU dans tous ses Etats,Bruxelles, éd. GRIP, Coll. GRIP-informations, 1995.

31 Communiqué de presse du sommet atlantique de Bruxelles, 17 décembre 1992.

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précise32. Les forces voient leur format réduit, pour être plus souples et plus rapides dans leurreconstitution ou leur montée en puissance, afin de pouvoir mener une large gamme de tâches, qu’ils’agisse de secours humanitaire, de maintien ou d'imposition de la paix, ou même d’opérations relevant del'Article 533.

Le concept de GFIM peut faciliter la participation de pays tiers. C’est d’ailleurs sur certains de seséléments que se baseront les opérations de maintien de la paix menées par l’OTAN dans les Balkans. Lamise en place des GFIM a été entérinée en juin 1996, au Conseil atlantique de Berlin, mais a connu desdifficultés : elle dépendait à la fois de la réforme effective de la structure de commandement militaire del’OTAN ainsi que d’un accord politique OTAN-UEO. Les GFIM montraient en effet leur intérêt dans lecadre du développement d’une identité européenne de sécurité et de défense, évoquée dans la déclarationde Londres sur la rénovation de l’Alliance et consacrée par le sommet de Berlin.

L’idée de renforcer le « pilier européen » de l’Alliance n’est pas neuve – elle correspond au désir desAméricains de « partager le fardeau », et au désir de certains Européens d’acquérir une capacité d’actionautonome et de partager davantage de responsabilités au sein de l’OTAN. Dans cette optique est apparuel’idée que l’UEO puisse utiliser des moyens de l’OTAN dans le cas où cette dernière ne souhaiterait pass’engager. Les GFIM devaient donc aussi permettre aux Européens de mener des opérations sansparticipation de soldats américains, mais en profitant des moyens militaires de l’OTAN, qui devenaient« séparables mais pas séparés » : le système devait autoriser l’UEO – puis l’Union européenne, après ladisparition de l’UEO et le lancement effectif de la PESD – et l’OTAN à utiliser les mêmes moyens tout enévitant la duplication. Mais le fait que les moyens américains puissent être mis, dès qu’un accordinterviendrait, au service des Européens, ne dispensait pas ceux-ci de participer à une troisième réforme del’OTAN : celle de ses capacités.

La Defence Capabilities Initiative (DCI), lancée au sommet de Washington en 1999, est directement liée aufossé technologique croissant qui sépare les Américains de leurs alliés européens. Depuis la Révolutiondans les Affaires Militaires34 (RAM) opérée par les Etats-Unis au milieu des années 1990,l’interopérabilité35, qui constitue l’un des principes de base de l’Alliance, est mise à mal – les membreseuropéens de l’Alliance ayant eu tendance, aux exceptions française et britannique près, à « engranger lesdividendes de la paix ».

L’Initiative devait lancer, en termes de capacités militaires, tous les travaux rendus nécessaires par latransformation de l’OTAN. Elle prévoyait d’améliorer les capacités de l’OTAN pour que celle-ci puisseremplir efficacement la gamme entière de ses nouvelles missions, y compris celles qui se dérouleraient, lecas échéant, hors de la zone couverte par l’article 6 du traité de Washington. Les capacités devaient êtreaméliorées dans cinq domaines principaux : les C3 (communication, commandement et contrôle) ; ledéploiement et la mobilité des forces ; le soutien et la logistique ; l’efficacité de l’engagement des forces ; lacapacité de survie des forces engagées associée aux questions d’infrastructure36. A côté de la réforme de la

32 André DUMOULIN, « L’organisation des GFIM », in Bernard ADAM et alii, La nouvelle Architecture de sécurité en Europe,

Bruxelles, éd. GRIP/Complexe, coll. Les Livres du GRIP, 1999, p. 77.33 Idem ; Anthony CRAGG, « Le concept de GFIM : un élément clé de l’adaptation de l’alliance », in Revue de l’OTAN, vol.4, n°4,

1996, pp. 7-10. 34 Apparu en 1991, le concept américain de « Révolution dans les Affaires militaires » fait référence à la mutation de la pensée

stratégique et de la conduite de la guerre occasionnée par l’application des nouvelles technologies au champ militaire. Prônantla supériorité informationnelle des Etats-Unis, le débat sur la RAM a fortement influencé les réformes et l’évolution del’appareil militaire américain dans l’après-guerre froide.

35 L’interopérabilité désigne la compatibilité des moyens, et plus largement des capacités militaires, qui doit permettre de menerconjointement des opérations militaires.

36 Philippe MAGNE, « L’initiative sur les capacités de défense de l’OTAN (DCI) », in Défense nationale, avril 2002, n°4, p. 144 ;Initiative sur les capacités de défense, 23-24 avril 1999, Washington.

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structure de commandement de l’OTAN et de celle des forces, la DCI répondait à une exigence de plus enplus manifeste pour conserver l’efficacité de l’Alliance ; elle fut rendue inévitable par l’adoption duNouveau Concept stratégique de l’OTAN.

1.1.3. Le Concept Stratégique de 1999 : un rôle global pour l’OTAN

De 1993 à 1997, la problématique de l’élargissement a dominé le débat transatlantique37. Pourtant,en 1997, la question de la finalité de l’Alliance se pose à nouveau. Depuis l’adoption du Concept stratégiquede 1991, le monde a connu des évolutions importantes, l’Europe aussi, et les menaces auxquelles doit faireface l’Occident se sont précisées. Le cas de l’ex-Yougoslavie a certes montré les potentialités de l’Allianceen matière de gestion de crises et de maintien de la paix – et confirmé les nouvelles exigences de la sécuritéeuropéenne – mais il est certain que l’OTAN n’a plus une mission aussi claire que celle formulée, de façonun peu caricaturale, par Lord Ismay38. Or le Sénat américain, qui va devoir approuver les traités d’adhésiondes nouveaux venus au sein de l’Alliance atlantique, fait part à l’administration Clinton de ses interrogationsconcernant la vocation de l’Alliance élargie : quelle OTAN les Etats-Unis veulent-ils, et dans quel but39 ?Le débat sur les missions de l’OTAN n’est pas récent, mais il est temps pour la Maison Blanche de luidonner un souffle nouveau. L’idée de reformuler le Concept stratégique de l’Alliance est donc lancée, enjuillet 1997, à Madrid. Il sera adopté au sommet de Washington qui commémorera le cinquantièmeanniversaire de la signature du Traité de l’Atlantique Nord.

Deux constats viennent renforcer l’importance du débat sur l’avenir de l’OTAN40 : d’une part,devant les signaux positifs envoyés par Moscou, la menace que pouvait encore constituer la Russie dans lechef des Occidentaux au début des années 1990 tend à diminuer. Certes, après le retour de flammenationaliste de 1993, la Russie s’est longtemps opposée à l’élargissement, mais un document fondamentalinstaurant un mécanisme de coopération permanent entre l’OTAN et la Russie vient alors d’être signé41.De plus, après l’orage des guerres balkaniques, l’Europe se stabilise, et la volonté d’intégration des PECOdans l’Union européenne et dans l’OTAN devrait freiner le développement de nouveaux conflits. A quellesnouvelles menaces, dès lors, l’Alliance élargie va-t-elle s’opposer ? La prolifération des armes de destructionmassive ? Les conflits régionaux ? Le terrorisme ? Repréciser le rôle de l’Alliance pour le XXIe sièclesuppose un choix difficile : celui de la zone d’intervention des forces de l’Alliance, parce que celle-ci estdirectement liée à la définition de la menace. Si les Etats membres de l’OTAN choisissent d’en faire uninstrument de sécurité via la défense de leurs intérêts hors de la zone euro-atlantique, et que la ligne qui sedessine depuis 1991 en faveur des missions de gestion de crises se confirme, le « hors zone » devientpotentiellement la zone d’intervention principale de l’Alliance. C’est l’option qui va être choisie pourl’OTAN, qui semblait devoir aller « out of area » pour ne pas finir « out of business »42.

Le Sommet de Washington, qui se tient du 23 au 25 avril 1999, en pleine campagne militaire del’OTAN au Kosovo, voit donc aboutir une nouvelle réflexion sur l’avenir de l’Alliance, cinquante ans aprèssa création. Le Sommet est aussi l’occasion d’accueillir solennellement trois nouveaux membres : laPologne, la Hongrie et la République tchèque – et d’ « ouvrir la porte » à de nouvelles adhésions enannonçant le lancement d’un Plan d’action pour l’adhésion (MAP). Mais le Concept stratégique de l’Alliance qui y 37 Le phénomène de l’élargissement est traité dans le titre 1.2.2. 38 Selon le premier Secrétaire général de l’organisation, le rôle de l’OTAN pouvait se résumer ainsi : « to keep Russians out,

Americans in, Germans down ». Ronald D. ASMUS, « L’élargissement de l’OTAN : passé, présent, futur », in Politique étrangère,2/2002, p. 364 et suiv.

39 Idem. 40 Idem.41 L’Acte fondateur OTAN-Russie, le 27 mai 1997. Cf. le point suivant.42 Ronald D. ASMUS, Richard L. KUGLER, Stephen F. LARRABEE, “Building a New NATO”, in Foreign Affairs, vol.72, n°4,

September/October 1993, pp 28-40.

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est adopté focalise l’attention43. Ce nouveau concept entérine l’orientation stratégique de 1991, qu’il précise. L’organisation a pu

s’enrichir de son expérience en Bosnie, des évolutions de ses relations avec ses nouveaux partenaires, deplusieurs années de réflexion. En plus d’une attaque armée contre le territoire des Etats membres del’Alliance, celle-ci doit être en mesure de faire face à des risques plus vastes, remettant en cause ses intérêtsde sécurité. Crises et conflits, ruptures des approvisionnements en ressources vitales, grands mouvementsincontrôlés de population notamment à la suite d’un conflit armé, sabotage, terrorisme et crime organisé,…sont susceptibles d’engager une action de l’Alliance, notamment dans le cadre de l’article 4 du traité deWashington44.

Cette conception plus large de la défense – s’il est encore permis de parler de défense – estcomplétée par les nouvelles tâches de l’organisation en matière de sécurité collective et coopérative : il s’agitde promouvoir la sécurité fondée sur la résolution pacifique des différends et l’interdiction de recourir à lamenace contre un autre Etat, ainsi que la consultation. En outre, l’organisation doit « se tenir [prête], au caspar cas et par consensus, conformément à l’article 7 du Traité de Washington, à contribuer à la prévention efficace des conflitset à s’engager activement dans la gestion de crises, y compris des opérations de réponse aux crises »45. La gestion de crises,qui semble s’entendre au sens large, devient dès lors une « tâche de sécurité fondamentale » de l’OTAN46.

Le Concept stratégique de 1999 envisage donc la sécurité de l’Alliance en termes globaux, élargissant à lafois les menaces auxquelles elle doit être en mesure de faire face, son rôle et sa zone d’interventionpotentielle. Cette évolution est d’envergure : l’OTAN s’octroie la possibilité de recourir à la force arméehors du cadre originel de la légitime défense, seule autorisée par la Charte des Nations Unies. La Russie etla Chine sont particulièrement préoccupées par cette nouvelle doctrine d’emploi des forces armées, ets’opposent fermement à l’idée d’une intervention quelconque dans leurs affaires intérieures, ou au sein leurzone d’influence. Le Concept évoque en effet « l’instabilité dans la région euro-atlantique et alentour » qui pourrait« déboucher sur des crises mettant en cause la stabilité euro-atlantique »47, tout en rappelant la responsabilitéprincipale du Conseil de sécurité en matière de sécurité internationale. Mais au moment même où le Conceptstratégique est officiellement approuvé, les forces aériennes de l’OTAN bombardent la République fédéralede Yougoslavie, avec pour tout « mandat » international un devoir d’ingérence « militaro-humanitaire ».L’OTAN a certes limité ses interventions, dans les années 1990, aux Balkans occidentaux, mais l’émergencede nouvelles menaces hors d’Europe est désormais susceptible de déclencher une action militaire del’Alliance.

1.2. Exporter la sécurité et la stabilité « hors zone »

« Hors zone » : c’est le maître-mot qui devait guider l’action de l’Alliance rénovée. Si le nouveauConcept stratégique de l’Alliance prévoit, à travers les missions de gestion de crises dévolues à l’OTAN,que cette dernière puisse agir hors du cadre traditionnel de la défense collective, c’est surtout dans lesmultiples procédures de coopération et de partenariat de l’OTAN qu’il faut voir une extensiongéographique de son action. En une décennie, l’organisation a progressivement développé une structureglobale de coopération, en Europe et jusqu’en Asie centrale. Derrière cette stratégie, dont l’élargissement

43 Voir Le Concept Stratégique de l’Alliance approuvé par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique

Nord, Washington, 23-24 avril 1999. 44 Ibidem, points 6 et 24. L’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord stipule que « les parties se consulteront chaque fois que, de l’avis de l’une

d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties sera menacée ». La Turquie invoquera cet article début2003, dans le cadre de la crise irakienne. Cf. infra, titre 2.3.1.

45 Ibidem, point 10.46 Ibidem, point 11.47 Ibidem, point 20.

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constitue le couronnement, un objectif majeur : étendre « vers l’Est la zone où sont assurées la démocratie, lasécurité et la stabilité »48. Un objectif qui porte l’empreinte américaine – le concept d’Enlargement, développé en1993 par le Conseiller à la sécurité nationale Anthony Lake, entendait en effet substituer au containment unestratégie d’expansion de la zone de stabilité et de sécurité contrôlée par les Etats-Unis49.

C’est sans doute davantage en vertu de cette évolution que l’OTAN va apparaître comme uneorganisation de sécurité à la fois coopérative et collective. Mais en faisant le choix de la sécurité collectivesans renoncer à la nature première de l’OTAN, ses Etats membres, au premier rang desquels les Etats-Unis, accroissaient influence et acquis géostratégique – ce qui allait exacerber l’opposition de la Russie àl’élargissement, ainsi que ses réticences face aux coopérations de l’OTAN avec les nouveaux Etatsindépendants. Dans l’après-guerre froide, l’OTAN pouvait-elle concilier sécurité collective et défensecollective ?

1.2.1. Du Conseil de coopération Nord-Atlantique au Partenariat pour la Paix : le triomphe de lasécurité coopérative

Le principe qui fait reposer la paix sur la confiance entre Etats, confiance générée par lamultiplication des entreprises de coopération, est celui de la sécurité coopérative. Les Américains ladéfinissent comme un « régime de sécurité », c’est-à-dire « un processus de coopération et de négociation, au moinspartiellement codifié, permettant aux Etats en cause de s’auto-restreindre dans leur politique de sécurité, chacun attendant del’autre la même attitude »50. Dans les années 1970, ce régime avait vu le jour au travers des travaux de laConférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, dont l’aboutissement, l’Acte final de Helsinki,reflétait les limites du dilemme de la sécurité cher aux réalistes. La conférence, institutionnalisée en 1995,devait poursuivre ce processus. Le choix de favoriser la consolidation de pareil régime de sécuritétransparaît rapidement dans une série d’initiatives de l’OTAN. Mais la crédibilité de la dernière, associée àla nécessité de son adaptation à la nouvelle donne, auront vite fait d’en faire l’organisation phare de lasécurité de l’Europe – à côté d’une OSCE axée sur la coopération et la contrainte acceptée, dépourvue dedimension coercitive.

Le Conseil de coopération Nord-Atlantique (CCNA) est la première initiative institutionnelle del’Alliance en matière de consultation et de coopération dans l’après-guerre froide. Il rassemble d’abord lesseize ministres des Affaires étrangères de l’OTAN et leurs homologues de neuf pays d’Europe centrale etorientale51 ; quelques mois plus tard viennent s’y joindre tous les Etats de la Communauté des Etatsindépendants, ainsi que la Géorgie52 et l’Albanie. Sa vocation est de mettre en place, de manièreprogressive, une nouvelle communauté de sécurité transatlantique « élargie ». La consultation et lacoopération, centrées sur les questions de sécurité, doivent permettre aux anciens ennemis de nouer desrelations de confiance.

Le CCNA traduisait la nécessité, pour l’OTAN, d’instaurer des liens tangibles avec des Etats dont ils’avéra vite qu’ils seraient confrontés – en pleine transition géopolitique – à de nombreux facteurs dedéstabilisation. Le conseil devait aussi, dans une certaine mesure, rassurer des pays d’Europe de l’Est quimanifestaient quelque souci concernant leur sécurité. En l’absence d’une dimension militaire de la CSCE, le 48 Javier SOLANA, « Le défi de l’élargissement », in Politique internationale, n°71, printemps 1996, p. 44.49 Cf. Anthony LAKE, « From containment to enlargement », Discours du 21 septembre 1993, S.A.I.S., in U.S. Department of State

Dispatch, vol.4, n°39, 27 septembre 1993, pp. 658-668 ; A National Security Strategy of Engagement And Enlargement, White House,Washington D.C., juillet 1994 ; Nicole VILBOUX, Les stratégies de puissance américaine, Paris, Ellipses/Fondation pour larecherche stratégique, coll. Perspectives stratégiques, 2002.

50 Dominique DAVID, « Sécurité », in Thierry de MONTBRIAL & Jean KLEIN (dir.), Dictionnaire de la stratégie, op. cit., p. 502.51 Il s’agissait de la Bulgarie, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Pologne, de la Roumanie, des pays baltes, ainsi que de la

Russie, qui représentait l’ex-URSS. 52 La Géorgie ne devient membre de la CEI qu’en 1993.

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CCNA ferait bientôt office de réassurance à l’égard des nouvelles démocraties d’Europe centrale etorientale53.

Les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’allaient toutefois pas s’en contenter, et poserrapidement la question de l’élargissement. Alors que cette dernière trouve une réponse de principeaffirmative lors du Sommet de Bruxelles, en janvier 1994, les Américains, encore divisés, proposent la miseen place du Partenariat pour la Paix. A travers un objectif de renforcement des relations de sécurité et destabilité entre l’Alliance et le reste de l’Europe, ce vaste programme de coopération permettait à l’OTANde développer sans attendre des partenariats individuels avec un grand nombre d’Etats européens, queceux-ci soient désireux d’adhérer ou non. Le PpP pouvait non seulement faire figure d’anti-chambre àl’adhésion, et satisfaire ainsi les Etats candidats souhaitant enclencher le processus, mais il permettait enoutre un approfondissement de la coopération politique et militaire de l’OTAN avec l’ensemble de l’espacepost-soviétique, à travers ses principes de base : l’autodifférenciation et l’ouverture. Censé fournir une basepratique54 complétant la coopération menée au sein du CCNA, le PpP va engendrer un saut qualitatif parrapport à celui-ci : « on passe d’activités communes générales (programme annuel CCNA) à une coopération plus concrèteadaptée aux intérêts et capacités de chaque pays postulant. Avec le programme individuel, les nouveaux partenaires del’OTAN commencent à se distinguer les uns des autres en indiquant ce qu’ils sont désireux et capables de faire au sein del’alliance »55.

Le PpP compte rapidement un nombre considérable de membres – et c’est un euphémisme. Aquelques exceptions près, toute l’Europe et les Nouveaux Etats indépendants y participent. Le PpP n’a passeulement une dimension européenne, mais eurasiatique. Les engagements des membres du PpP56 ainsi queson étendue en font un outil favorisant la stabilité et une structure de sécurité d’envergure. S’il est clair quecertains engagements font figure de littérature pour certains partenaires, alliée à la force d’attraction del’OTAN, cette structure comporte un potentiel stabilisateur non négligeable.

En mai 1997, à Sintra, le CCNA est remplacé par le Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA).Rassemblant 46 Etats, dont les membres de l’Alliance, au niveau des Ministres des Affaires étrangères et dela Défense ainsi que des ambassadeurs – parfois au sommet, comme en 1999 à Washington – le CPEA sertde cadre politico-militaire au Partenariat pour la paix. Cette enceinte de dialogue n’a toutefois pas permis dedésamorcer la crise du Kosovo.

1.2.2. L’élargissement ou la projection de la sécurité démocratique

Dans l’argumentation de l’OTAN en faveur de l’élargissement, la question de la sécurité collectiveoccupe la plus grande place. Elle apparaît en filigrane de tous les arguments développés par les membres del’organisation. Deux idées principales en sont à la base. Il s’agit d’éviter que l’Europe centrale et orientalene connaisse une évolution négative qui menacerait la sécurité et/ou la stabilité de l’Europe, et d’élargir la

53 André DUMOULIN, « Le conseil de coopération nord-atlantique », in Défense nationale, juillet 1992, p. 104.54 Le PpP peut se traduire par des activités de planification et de formation, des exercices militaires communs, qui doivent

permettre des opérations communes dans des domaines comme le maintien de la paix, la recherche et le sauvetage, lesopérations humanitaires, ou tout autre domaine agréé.

55 André DUMOULIN, « Le Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA) », in Bernard ADAM et alii, Mémento Défense-Désarmement 1995-1996, Bruxelles, éd. GRIP, 1996, p. 220.

56 Les Etats du PpP s’engagent à faciliter la transparence dans les processus d’établissement des plans et des budgets de défensenationaux et à faire en sorte qu’un contrôle démocratique s’exerce sur leurs forces de défense, ainsi qu’à se tenir prêts às’engager dans la gestion de crises sous les auspices de l’ONU ou de l’OSCE, éventuellement avec l’OTAN. Manuel del’OTAN, Bruxelles, Bureau de Presse et d’Information de l’OTAN, 2001, p. 75. En outre, le PpP prévoit de mener desconsultations avec tout participant actif au PpP qui percevrait une menace directe contre son intégrité territoriale, sonindépendance politique ou sa sécurité. Partenariat pour la Paix, Résolution adoptée par les participants du 13ème sommet del’OTAN, Bruxelles, le 10 janvier 1994.

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zone de sécurité et de prospérité euro-atlantique57.A la suite de la disparition de l’Union soviétique, les pays de sa « sphère d’influence » recouvraient une

liberté d’action inédite, mais par là même se créait un vide sécuritaire. La zone ayant été de manièrerécurrente l’épicentre d’instabilités en Europe avant que ne s’abatte le rideau de fer, ce vide devait êtrecomblé. « Historiquement, la menace que fait planer l’Europe centrale sur la sécurité occidentale n’est pas due à la puissancemilitaire de la région, mais bien à la faiblesse traditionnelle des Etats souverains qui la composent, faiblesse aujourd’hui plusque manifeste »58. Une extension de l’OTAN jouerait comme un mécanisme de prévention des crises, aumoment où la guerre en Yougoslavie rappelait la fragilité de la paix. Les pays d’Europe centrale ayantrapidement manifesté leur désir de rejoindre l’Alliance atlantique, il y avait là une occasion unique pour lesmembres de l’OTAN de s’assurer du bannissement définitif de la guerre dans l’Europe réunie.

L’élargissement de l’Alliance pourrait aussi ancrer l’irréversibilité de la « transition » en cours dans lesEtats d’Europe centrale et orientale. Cet ancrage se révélait d’autant plus nécessaire que les démocratiesnaissantes d’Europe de l’Est avaient pour la plupart un passé dictatorial, et donc peu d’héritagedémocratique sur lequel asseoir leur mutation. Une adhésion à l’Alliance atlantique supposait une adhésionaux valeurs qui la fondaient, ainsi qu’une coopération politique et économique fondamentale. S’exprimant àpropos de l’élargissement de l’Alliance, Richard Holbrooke reconnut d’ailleurs que « l’OTAN est uneassociation d’économies de libre marché, de démocraties de libre marché »59. L’élargissement permettrait donc àl’Alliance d’exporter ses normes – ce processus fonctionnant également en amont de l’adhésion eu égardaux conditions politiques posées par l’organisation60.

En bref, « l’intégration aux structures politiques, économiques et militaires des institutions euro-atlantiques auraégalement les mêmes objectifs majeurs que ceux présentés en Europe occidentale à la fin des années 1940 : mettre fin auxconflits stériles et ruineux, réduire les flambées de nationalisme et de chauvinisme, casser les rivalités de puissance. En d’autresmots, ‘plus jamais la guerre entre nous’ »61. Finalement, il s’agissait pour les Etats-Unis de réitérer pour l’après-guerre froide la politique qu’ils avaient appliqué à l’Europe occidentale au sortir de la deuxième guerremondiale : celle de l’intégration62.

Or, si elle se confirmait, l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenneallait prendre du temps. De plus, même si une adhésion à l’UE rencontrait le désir des PECO de s’ancrerdurablement dans un nouveau pôle géopolitique, elle ne dupliquait pas l’offre de l’Alliance. « Parce que sansla sécurité, tout le reste (démocratie, redressement économique, développement de la coopération régionale) n’est quelittérature »63, il était indispensable pour les PECO de bénéficier de la garantie formelle de sécurité del’OTAN, notamment vis-à-vis de la Russie. Leur entrée dans une organisation de défense collective dont

57 Pour un résumé des « arguments de vente » des Etats membres de l’OTAN concernant l’élargissement, évoqués ci-dessous,

voir André DUMOULIN, « Le jeu de l’argumentaire à propos de l’élargissement de l’OTAN », in Bernard ADAM et alii, Lanouvelle architecture de sécurité en Europe, op. cit., pp. 58-60.

58 Giorgio NAPOLITANO & Karsten VOIGT, « L’élargissement de l’Alliance », Commission de la défense et de la sécurité,Assemblée de l’Atlantique nord, Bruxelles, octobre 1995, in André DUMOULIN (coord.), Quel avenir pour l’OTAN ?,Problèmes politiques et sociaux, n°782, mars 1997, p. 34.

59 Bruno COLSON, La stratégie américaine…, op. cit., p. 69.60 Respect des normes et principes de l’OSCE, règlement pacifique des différends internationaux, des querelles ethniques et

litiges territoriaux, respect des minorités ; promotion de la stabilité et du bien-être par la liberté économique, la justice socialeet la responsabilité environnementale ; primauté du droit et des droits de l’homme, contrôle civil et démocratique des forcesarmées. Etude sur l’élargissement de l’OTAN, approuvée par les représentants permanents des pays de l’OTAN, 21 septembre1995.

61 André DUMOULIN, « Le jeu de l’argumentaire à propos de l’élargissement de l’OTAN », in Bernard ADAM et alii, La nouvellearchitecture de sécurité en Europe, op. cit., p. 60.

62 Idem.63 Jacques RUPNIK, « Les nouvelles démocraties d’Europe, l’OTAN et la Russie », in Esprit, juillet 2001, p. 67.

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elle est exclue va profondément heurter la Russie. D’autant qu’en 1999, lors de l’adhésion de la Républiquetchèque, de la Hongrie et de la Pologne, l’OTAN manifeste sa volonté de poursuivre l’élargissement enEurope orientale, à travers l’adoption du Membership Action Plan et d’une politique de la « porte ouverte ».

La question du statut de la Russie dans l’après-guerre froide fut d’ailleurs au cœur des hésitations del’administration Clinton, profondément divisée sur l’opportunité de l’élargissement avant d’en devenir lacheville ouvrière64. Les « wilsoniens » s’opposaient à la fois aux tenants de l’apaisement avec la Russie quiarguaient de son affaiblissement pour révoquer l’intérêt d’un élargissement de l’Alliance, et à ceux quisouhaitaient profiter de cet affaiblissement pour en renforcer le poids. Ce clivage traversa le Congrèscomme l’exécutif, et c’est finalement sur l’ambivalence de l’OTAN que reposa l’argumentation del’administration démocrate : instrument de sécurité collective pour l’Europe, l’Alliance élargie ferait face lecas échant à tout revirement hostile de la Russie65. Cette même ambivalence renforçait l’opposition d’uneRussie en pleine crise d’identité et confrontée aux difficultés de la transition. Celle-ci n’allait pourtant pasconstituer un obstacle définitif à l’élargissement, grâce à l’exploitation d’une « voie parallèle » : celle de lasécurité coopérative.

1.2.3. L’OTAN et la Russie entre coopération et confrontation : une illustration de l’interaction desfonctions de l’Alliance

Si l’élargissement constitue bien la pierre angulaire de la nouvelle orientation prise par l’OTAN,l’avenir de la Russie est indissociable de la sécurité de l’Europe et des Etats-Unis. Pourtant, l’Allianceatlantique n’a pas su d’emblée mettre en place une coopération satisfaisante avec la nouvelle Russie. Lemaintien de la paix dans les Balkans – Bosnie, Kosovo – sous l’égide de l’OTAN constituera une occasionimportante de coopération sur le terrain66, mais la Russie n’aura pas, avant 1997, de statut particulier ausein de l’OTAN.

Pour le pays, qui peine à intégrer sa perte de puissance, l’élargissement constitue un camouflet, après lapromesse du président George H. Bush de ne pas élargir l’Alliance au-delà de l’Allemagne réunifiée. La finde la « lune de miel » de la Russie avec l’Occident67, après l’arrivée des nationalistes à la Douma, marqueprogressivement la politique étrangère russe du sceau de la compétition68. Ainsi, la Russie tergiverselonguement sur son adhésion au PpP. Incapable, cependant, d’empêcher l’élargissement, et ne pouvant yfaire indéfiniment obstacle en raison de sa dépendance extrême vis-à-vis de l’assistance économiqueoccidentale, la Russie doit opter pour la négociation plutôt que pour un isolement diplomatique stérile.Ainsi, paradoxalement, c’est l’élargissement qui donne naissance à la première initiative institutionnelle decoopération entre les deux partenaires : l’Acte fondateur des relations OTAN-Russie, signé le 27 mai 1997.

En instituant un Conseil conjoint permanent, l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et lasécurité mutuelle OTAN-Russie fait surtout apparaître le pays comme le partenaire privilégié del’organisation atlantique. Les assurances concédées à la Russie, concernant les intentions militaires de

64 Voir Gilbert ACHCAR, La nouvelle guerre froide, Paris, PUF, coll. Actuel Marx Confrontation, 1999, pp. 69-75. 65 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, Paris, Payot, 2004, pp. 241-255. 66 Après leur participation à l’IFOR, 1.200 soldats russes feront partie de la SFOR (Stabilization Force), sur 20.000 hommes. Cette

expérience de coopération sera réitérée au Kosovo, où plus de 3000 soldats seront intégrés à la KFOR.67 Voir Pierre MELANDRI & Justin VAÏSSE, L’Empire du milieu. Les Etats-Unis et le monde depuis la fin de la guerre froide, Paris, éd.

Odile Jacob, 2001, pp. 86-91.68 L’idée de « multipolarité coopérative », prônée par Andreï Kozyrev (ministre des Affaires étrangères de la Russie de 1992 à

1995) sera remplacée dans la deuxième moitié des années 1990 par la « multipolarité compétitive », vision de l’ordreinternational développée par son successeur, Yevgenii Primakov. Bobo LO, « Principles and Contradictions. The ForeignPolicy of Vladimir Putin », in Tanguy de WILDE d’ESTMAEL & Laetitia SPETSCHINSKY (dir.), La politique étrangère de laRussie et l’Europe. Enjeux d’une proximité, Bruxelles, éd. P.I.E.-Peter Lang, Coll. Géopolitique et résolution des conflits, 2004, pp.45-71.

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l’Alliance, sont en effet dépourvues de portée juridique69.On peut se demander, à l’instar de Vaclav Havel, en quoi l’adhésion de trois petites républiques

d’Europe centrale a pu effrayer le géant russe70. Au sortir de la crise du Kosovo, en juillet 1999, le présidentEltsine affirmait devant la plus haute instance militaire du pays que la menace d’une agression militairemajeure contre la Russie relevait du « domaine du fantastique » – alors que venaient de s’achever desexercices stratégiques russes mettant fictivement aux prises troupes russes et forces de l’OTAN71. Mais leproblème de la Russie n’est peut-être pas tant les implications militaires de l’élargissement que la perted’influence qui en résulte. Outre la persistance de certaines représentations héritées de la guerre froide, cequi gênait surtout les responsables politiques à Moscou était que « les pays post-communistes qui entrent dansl’OTAN quittent la sphère d’influence économique, politique et sociale russe et rejoignent celle des Etats-Unis »72.

Cette lutte d’influence s’étend par ailleurs en Asie centrale et dans le Caucase, où les Etats-Unispromeuvent le « pluralisme géopolitique » et où l’OTAN coopère avec les Etats du PpP, transgressant la« doctrine » russe de « l’étranger proche »73. André Dumoulin parle même à cet égard de Partnership for Pipe-line, considérant qu’en Asie centrale, la stratégie de coopération de l’OTAN correspond davantage à unestratégie américaine de marketing commercial, qui a pour objectif l’exploitation et l’acheminement du gaz etdu pétrole de la région74, déclarée « zone d’intérêt stratégique américain » par Washington.

L’intérêt de l’OTAN pour la zone est d’ailleurs mis à profit par les Etats de la région désireuxd’échapper au monopole de l’influence russe : la Géorgie, menant une politique de rapprochement avecl’Occident, ne cache plus sa volonté d’adhérer à l’OTAN, dont les membres ont par ailleurs soutenu lacréation du GUUAM75. L’Ukraine, désireuse d’éviter un phénomène de satellisation vis-à-vis de la Russie, àl’égard de laquelle elle conserve des liens historiques et culturels mais aussi de dépendance, a annoncé enmai 2002 sa volonté d’adhérer, à terme, à l’Alliance76. La sphère d’influence de la Russie se réduit donccomme une peau de chagrin tandis que celle des Etats-Unis résonne jusque sur les marches de l’ancienempire soviétique.

Les raisons de l’opposition russe à l’élargissement sont donc davantage d’ordre politique que militaire.Si fondamentalement, l’OTAN à 19 ne menace pas plus la Russie que l’OTAN à 16, le processus même del’élargissement reflète son affaiblissement sur la scène internationale, face aux Etats-Unis qui constituentdésormais le pole décisif de la puissance. A cet égard, le Kosovo va représenter pour Moscou la

69 Les membres de l’Alliance déclarent qu’ils ne prévoient pas, dans un futur proche, de déployer des armes nucléaires ou des

forces armées sur le territoire des trois nouveaux membres. Ces derniers seront seulement rattachés au système de défenseanti-aérien de l’OTAN. Cf. Le Monde, 27 février 1997. Il semble d’ailleurs que l’on s’oriente vers un changement de cap en2004, avec l’annonce du redéploiement des forces américaines en Europe dans la décennie à venir.

70 Vaclav HAVEL, « Les nouvelles démocraties d’Europe, l’OTAN et la Russie », in Esprit, juillet 2001, p. 78.71 Boris ELTSINE, cité par Iourii FIODOROV, « La pensée stratégique russe », in Yves BOYER & Isabelle FACON (dir.), La

politique de sécurité de la Russie. Entre continuité et rupture, Paris, éd. Ellipses/Fondation pour la recherche stratégique, coll. Repèresstratégiques, 2000, p. 74.

72 A. BERELOWITCH et J. RADVANYI, Les 100 Portes de Russie. De l’URSS à la CEI, les convulsions d’un géant, Paris, Les éditionsde l’Atelier/éditions ouvrières, 1999, p. 207.

73 La « doctrine » de « l’étranger proche » se réfère à la stratégie de sécurité russe ; elle vise à protéger l’influence de la Russie ausein de l’ancien espace soviétique, et implique en principe le rejet de toute présence militaire étrangère sur le territoire desEtats de la CEI, considéré comme zone d’intérêt vital du pays.

74 André DUMOULIN, « L’OTAN, l’élargissement et la Russie », in Bernard ADAM et alii, La nouvelle architecture de sécurité enEurope, op. cit., p. 67.

75 Ce regroupement régional rassemble à partir de 1996 la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Ukraine, la Moldavie (1997) etl’Ouzbékistan (1999) – républiques ex-soviétiques non signataires du Traité de sécurité collective de la CEI. Le GUUAM avocation à approfondir la coopération économique et politique à l’aune d’intérêts de sécurité convergents, et sa ligne pro-occidentale reflète une méfiance commune vis-à-vis de la Russie.

76 Voir à cet égard les Plans d’Action OTAN-Ukraine.

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douloureuse preuve que son avis est négligeable, qu’elle a définitivement perdu le droit d’être consultée surles questions de sécurité, quand bien même celles-ci la concernent directement.

Moscou ne semble pas opposée à la transformation de l’OTAN en une structure de sécurité pan-européenne destinée à la coopération politique et à assumer des missions de maintien de la paix77, maisdans la mesure où elle y serait incluse. C’est la raison pour laquelle elle préférerait voir l’OSCE jouer le rôleprincipal dans l’architecture de sécurité en Europe. Le problème de la Russie, c’est que l’OTAN demeureune alliance défensive sous leadership américain, au pouvoir d’attraction inégalable. Et que dans les années1990, les Russes n’y disposent pas de la place qui leur revient, notamment en raison des contentieuxgéopolitiques et des résidus conceptuels qui opposent les deux anciens adversaires de la guerre froide. Lesthéories des alliances enseignent à cet égard que ces dernières se perpétuent parfois au-delà de leur objectiffondateur, afin de pérenniser l’influence sur ses alliés du membre le plus puissant de l’alliance, l’hegemon78 –une conception de l’Alliance atlantique qui n’est pas étrangère à celle de la nouvelle Russie.

De ces poussées géopolitiques antagonistes, il résulte que l’approche « sécurité coopérative » del’OTAN s’enraye quelque peu. Tout au long des années 1990, de manière progressive, la double nature del’OTAN pose la question russe.

1.3. L’OTAN et la gestion des crises et des conflits

Les interventions de l’OTAN dans les guerres balkaniques contemporaines jouent un rôleconsidérable dans la transformation de l’Alliance. Les interventions de l’organisation en Bosnie, puis auKosovo, et enfin dans l’Ancienne République yougoslave de Macédoine, confèrent une légitimité nouvelleà l’Alliance. En fournissant un panel large de moyens militaires – préventifs, coercitifs, de maintien de lapaix – à la diplomatie euro-américaine, l’OTAN s’affirme progressivement en Europe, dans les années1990, comme l’organisation phare de la sécurité régionale.

1.3.1. Premières opérations de paix en Bosnie

Contrairement à l’accalmie slovène et au gel des fronts en Croatie, la Bosnie connaît quatre ans deguerre qui voient s’étaler l’impuissance de la communauté internationale. Là où l’Union européenne secantonne trop longtemps dans une « diplomatie de l’ambulance »79, là où l’ONU ne parvient pas à dépasserle stade conceptuel du maintien de la paix alors même que les cessez-le-feu ne sont pas respectés, c’estfinalement la force déployée par l’OTAN, aux côtés de l’intervention franco-britannique au sol, qui vapermettre à la diplomatie de regagner sa crédibilité et de jouer son rôle. La fin de la guerre estnaturellement le résultat d’un faisceau de causalités, internes et externes au conflit, mais l’action des Etats-Unis et des Européens réunis au sein de l’OTAN – bien que tardive et forcée par l’évolution dramatique dela situation – joue un rôle déterminant dans le coup d’arrêt mis au conflit.

L’implication de l’OTAN dans le conflit bosniaque se fit par étapes. Elle connut trois temps :surveillance de l’application des résolutions, coercition pour en forcer le respect, maintien de la paix.

Dans un premier temps, l’ONU ne confie aux forces de l’OTAN aucun pouvoir de coercition vis-à-visdes belligérants. L’Alliance est chargée des missions de surveillance, dans l’Adriatique, de l’embargo sur lesarmes à destination de toutes les républiques d’ex-Yougoslavie, des sanctions à l’encontre de la Républiquefédérale de Yougoslavie et de la zone d’exclusion aérienne au dessus de la Bosnie-Herzégovine. La

77 Cf. D. DANILOV, S. DE SPIEGELEIRE, Du découplage au recouplage – Une nouvelle relation de sécurité entre la Russie et l’Europe

occidentale ?, Cahier de Chaillot n°31, Paris, Institut d’études de sécurité de l’Union de l’Europe occidentale, avril 1998.78 Cf. Bruno COLSON, « La défense collective » in Christian FRANCK, Bruno COLSON & Huri TÜRSAN, Etude comparée…,

op. cit., p. 22 et suiv.79 Rony BRAUMAN, Humanitaire. Le dilemme, Paris, éd. Textuel, coll. « conversations pour demain », 2002, p. 70.

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surveillance du respect des résolutions va rapidement se transformer en imposition80. Mais l’autorisation durecours à la force, pour l’OTAN, se limite à ces opérations (Deny Flight et Sharp Guard avec l’Union del’Europe Occidentale) ; alors que sur le terrain, la pression de l’aviation serbe est remplacée par desoffensives sur les « zones de sécurité » qui viennent d’être créées, et que les Casques bleus n’ont pas lesmoyens de protéger81. L’OTAN se met dès le mois d’août 1993 en position de mener des frappes aériennespour mettre un terme au siège de ces enclaves musulmanes ; ce n’est qu’en février 1994, à la suite du dramedu marché de Sarajevo, que les Nations Unies autorisent l’OTAN à bombarder les positions d’artillerie etde mortier dans et autour de Sarajevo. L’OTAN demeure en effet soumise aux consignes de l’ONU pourtout emploi de la force. Par ailleurs, le représentant du secrétaire général en ex-Yougoslavie et chef de laFORPRONU Yasushi Akashi – compétent pour faire appel aux forces de l’OTAN – limite le recours àl’Alliance atlantique, par souci de ne pas rompre le dialogue avec les belligérants, et ce même si laFORPRONU n’a pas les moyens de remplir ses missions82.

A partir de février 1994, l’OTAN use de son pouvoir de recourir à la force pour intimer auxbelligérants de mettre un terme aux sièges de Sarajevo, puis de Gorazde, et mène à plusieurs reprises desfrappes aériennes. En outre, l’appui aérien rapproché au personnel de l’ONU est élargi en avril à toutes leszones de sécurité ; des objectifs militaires des Serbes de Bosnie sont alors bombardés par l’OTAN. L’annéesuivante, face aux représailles des Serbes de Pale83 et à la suite de la prise de Srebrenica et de Zepa quel’OTAN ne peut empêcher, une Force de réaction rapide franco-britannique mène une opération terrestrefin juillet 1994. Fin août, c’est l’OTAN qui lance une campagne de frappes aériennes : l’opération DeliberateForce. Cette opération marque la fin du siège de Sarajevo et une accalmie générale ; le cessez-le-feu est signéle 13 octobre 1995. Les accords de Dayton, conclus en novembre et signé le 14 décembre à Paris, mêmes’ils ne préservent pas l’unité de la Bosnie, ouvrent la voie à la paix. Celle-ci devra néanmoins êtresolidement gardée – l’OTAN va remplir cette tâche.

Pour l’Alliance, le déploiement de forces de maintien de la paix sous son commandement opérationnelconstitue « une triple première : première opération terrestre, première intervention ‘hors zone’ (…) et premier engagementconjoint avec des pays n’appartenant pas à l’OTAN »84. L’ONU transfère son autorité en Bosnie à l’OTAN le 20décembre 1995. Au mois de février 1996, l’opération Joint Endeavour sous la direction et le contrôlepolitique du Conseil de l’Atlantique Nord est lancée : 60.000 hommes provenant de trente-deux nations –10.000 relèvent d’Etats non membres de l’OTAN – se déploient sur trois secteurs placés sous uncommandement unifié. L’IFOR (Implementation Force) veille à l’application du volet militaire des accords deDayton, mais soutient aussi la dimension civile du plan de paix85 ; la Stabilization Force en prendra le relaisun an plus tard86. Ayant pris acte des difficultés de la FORPRONU, l’OTAN a exigé des mandats et desrègles d’engagement appropriés : afin de faire respecter l’application du volet militaire des accords deDayton, l’IFOR bénéficie du chapitre VII de la Charte. A ce titre, elle peut être pourvue d’armement lourd

80 Respectivement en novembre 1992 et mars 1993, les opérations sur le terrain étant lancées en avril et en juin 1993.81 Les « zones de sécurité » étaient censées être démilitarisées, mais si les populations l’étaient, les belligérants avaient conservé

leurs armements lourds. L’ONU créa ainsi un véritable piège pour les populations civiles, en l’absence de forcesd’interposition crédibles sur le terrain.

82 Pierre HASSNER, « Ex-Yougoslavie : le ‘maintien de la paix’ sans paix », in Marie-Claude SMOUTS (dir.), L’ONU et la guerre.La diplomatie en kaki, Bruxelles, éd. Complexe, 1994, p. 118. Ces problèmes posés par une soumission de l’OTAN auxconsignes onusiennes auront d’ailleurs pu contribuer à la décision de l’Alliance atlantique d’intervenir unilatéralement auKosovo, quatre ans plus tard.

83 La prise d’otage de 400 casques bleus.84 J.-M. BALANCIE & A. DE LA GRANGE (dir.), Mondes rebelles, Paris, éd. Michalon, 2001, p. 1543.85 Idem.86 C’est la résolution 1088 du 12 décembre 1996 qui permettra à la SFOR de succéder à l’IFOR. Ses effectifs atteignaient environ

31.000 hommes en début de mandat.

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et peut utiliser « tous les moyens nécessaires » à sa mission87.L’échec de l’ONU, dans les Balkans, ne peut pas lui être entièrement imputé. Il indique la nécessité

d’une profonde remise en question, dans l’après-guerre froide, du rapport des Etats au système de sécuritéonusien. Jusqu’alors principal instrument militaire des Nations Unies, le maintien de la paix ne peut plusservir de substitut à la sécurité collective : le peace enforcement without force – cette « zone grise entre le maintien etl’imposition de la paix »88 – mené par l’ONU en Bosnie s’est avéré largement contre-productif. Même si lediscrédit frappe l’ONU en tant que telle, les Etats membres du Conseil de sécurité en assument laresponsabilité principale. Les difficultés liées à la définition même du conflit yougoslave ont certes eu unimpact important sur l’absence d’unanimité quant à une action militaire qui aurait pu, de façon précoce, enlimiter l’extension. Mais la volonté des Etats d’impliquer les Nations Unies dans le conflit sans lui donnerles moyens de remplir ses missions ne pouvait que la mener aux écueils qu’elle connut en Bosnie. Les Etatsdont la contribution était décisive refusèrent de mettre leurs forces à disposition et sous commandement del’ONU – préférant s’impliquer, le cas échéant, par le truchement d’organisations régionales telles quel’OTAN. Cette position a ici constitué à la fois le problème et la solution. Une solution elle-mêmeintervenue « à reculons » : suite aux réticences de l’administration Clinton à intervenir en Bosnie, l’OTANne s’est réellement impliquée dans le conflit bosniaque que lorsque sa crédibilité a été remise en question, etle lien transatlantique menacé par une éventuelle inaction des Américains aux côtés des Européens.L’évolution fonctionnelle de l’Alliance, prônée par les Etats-Unis au début des années 1990, s’est heurtéeen Bosnie à leur propre réticence, que seule la remise en cause de la légitimité de l’organisation a pudéjouer.

L’implication de l’OTAN dans le conflit bosniaque n’allait donc pas de soi, en dépit des orientationsesquissées par le Concept stratégique. Elle s’inscrivit dans un mouvement lancé dès 1991, qui permettait àl’OTAN de jouer le rôle d’une organisation de sécurité collective régionale. Mais qu’il s’agisse de l’ONU oude l’OTAN, le fonctionnement de la sécurité collective demeure entièrement tributaire de la volontépolitique des grandes puissances. L’intervention de l’OTAN au Kosovo, qui va se passer de décision auConseil de sécurité de l’ONU, en constitue l’illustration.

1.3.2. La guerre du Kosovo ou la prééminence de l’Alliance dans l’architecture de sécuritéeuropéenne

A bien des égards, les interventions de l’OTAN dans la crise du Kosovo apparaissent comme unevolonté de ne pas réitérer les erreurs commises en Bosnie. Dès les premiers signes de conflit, l’ONU,l’OSCE, l’Union européenne, la Russie, les Etats-Unis et l’OTAN entrent en jeu. Mais c’est l’OTAN quiimpose l’issue de la crise.

Face à « l’usage excessif et indiscriminé de la force par les unités serbes et l’armée yougoslave »89, l’OTAN estd’abord utilisée comme un instrument de diplomatie coercitive. La menace d’une intervention militaire estbrandie, y compris par l’ONU. Manœuvres militaires de l’OTAN à l’appui – en Albanie et en Macédoine –,un cessez-le-feu est négocié par l’émissaire américain Richard Holbrooke. L’OTAN, avec l’opération EagleEye, se livre à une surveillance aérienne du retrait serbe et prépare la mise en place d’une force d’extraction.Mais la reprise des hostilités entre l’UCK90 et l’armée yougoslave accentue la répression, tandis que lesnégociations qui ont lieu entre l’UCK et les représentants de la RFY sous l’égide du Groupe de Contact, àRambouillet puis à Paris, se soldent par un échec. Les Etats de l’OTAN, qui avaient tenté de négocier

87 Cf. résolution 1031 du Conseil de sécurité (1995).88 Pierre HASSNER, « Ex-Yougoslavie…, op. cit., pp. 103 & 122. 89 Résolution 1199 du Conseil de sécurité (septembre 1998).90 L’Armée de libération du Kosovo, créée en 1992 ou 1993, commence à se faire connaître en 1996 à travers la revendication de

plusieurs attentats contre la police du Kosovo, et y mène à partir de 1997 des opérations de guérilla.

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l’envoi d’une force de maintien de la paix de l’OTAN en RFY, lancent un ultimatum au président Miloseviclui enjoignant de signer l’accord. Celui-ci ne cède pas : c’est l’échec de la diplomatie coercitive. Les frappesaériennes sur la République fédérale de Yougoslavie commencent le 24 mars. Elles dureront 78 jours.

Devant la possibilité d’un veto russe et/ou chinois, l’OTAN n’a pas sollicité l’examen de la questiond’une intervention armée par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération Force Alliée est donc unilatérale.La Russie – et dans une moindre mesure, la Chine – protesteront fortement91. D’aucuns estimaient queplus de temps aurait permis aux négociations d’aboutir. Devant le risque de massacres à grande échellecomme en Bosnie, et celui d’une extension du conflit déstabilisant l’Europe, les Etats membres de l’OTAN– Français, Britanniques et Américains en tête – ont opté pour l’intervention armée92. La logique sous-tendant la stratégie de diplomatie coercitive rendait par ailleurs l’intervention difficilement évitable, sansquoi la crédibilité de ses instigateurs aurait été fortement entamée. Là où au début des années 1990 on avaittrop longtemps tergiversé au prix d’une intensification de la guerre et où c’est finalement la détermination àemployer la force qui s’était révélée payante, on va en 1999 surévaluer le pouvoir de la menace decoercition et partant, projeter la diplomatie coercitive dans un processus d’escalade qui en marqueral’échec93.

Les frappes de l’OTAN ont deux objectifs. Il s’agit d’une part de forcer le pouvoir de Belgrade àaccepter l’accord de Rambouillet, en frappant son territoire ; et d’autre part de protéger la populationalbanaise du Kosovo, en détruisant le potentiel militaire de l’armée yougoslave et en y coupant les voiesd’accès afin d’isoler les unités serbes et d’empêcher une catastrophe humanitaire94. La stratégie de frappesaériennes de l’OTAN montre pourtant rapidement ses limites : la communauté albanaise est forcée à undéplacement massif et la résistance inattendue du président Milosevic transforme l’opération en unevéritable guerre, forçant l’OTAN à négocier – l’accord de Rambouillet devient la base d’un accord de paix95.Ce dernier est conclu à Kumanovo le 8 juin 1999, grâce aux émissaires européen et surtout russe. Il met finà la campagne de l’OTAN. Le Conseil de sécurité de l’ONU vote l’envoi d’une force de maintien de la paixau Kosovo, sous commandement opérationnel de l’OTAN. Les premiers effectifs de la KFOR arriventdans la province le 12 juin. Le Kosovo devient un protectorat international, provisoirement administré parl’ONU.

En dépit des résultats mitigés de la stratégie militaire privilégiée par l’OTAN96 et de la grave crise

91 La Chine protestera contre le non respect de la procédure multilatérale et du principe de souveraineté, mais restera

relativement neutre par rapport au conflit, du moins jusqu’au bombardement accidentel de son ambassade à Belgrade parl’aviation de l’OTAN.

92 Un grand nombre d’Etats, à l’instar de la Hongrie, de la Roumanie ou de la Bulgarie, offrirent leur soutien à l’OTAN(ouverture de l’espace aérien, autorisation de transit, etc.).

93 L’une des conditions de succès de la diplomatie coercitive consiste en effet en la conviction par l’Etat qui en est la cible quel’autre partie continue de préférer un règlement négocié. Or, lorsqu’ils posèrent un ultimatum au pouvoir de Belgrade, lesEtats de l’OTAN ne laissèrent plus de place ou presque à la négociation, puisque les autorités serbes étaient sommées designer l’accord de Rambouillet, sans autre négociation possible. Toutefois, la rationalité du décideur ciblé, comme saconviction de la disposition de la partie adverse à mettre sa menace à exécution, constituent des conditions sine qua non del’efficacité de pareille stratégie ; en l’occurrence, le président Milosevic pouvait espérer retarder l’action de l’OTAN, dépourvuede l’aval de la Russie au Conseil de sécurité.

94 André DUMOULIN, « De la force d’extraction à la KFOR », in Bernard ADAM et alii, La nouvelle architecture de sécurité enEurope, op. cit., p. 74.

95 Kofi Annan exige de toute façon, comme l’OTAN : l’arrêt des combats, le retrait des forces serbes du Kosovo, le retour desexpulsés, l’organisation d’une force nationale de sécurisation et la création d’un Kosovo multiethnique. Ibidem, p. 73.

96 La guerre a précipité le départ massif de réfugiés, provoquant une catastrophe humanitaire. En outre, la guerre a encoreexacerbé les tensions entre les communautés du Kosovo, rendant leur coexistence ultérieure problématique, comme l’ont ànouveau montré les affrontements du printemps 2004. Par ailleurs, des études ont mis en cause l’efficacité des frappesaériennes visant les cibles militaires serbes, tandis que les dommages écologiques, industriels et économiques de la guerre ont

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diplomatique que l’intervention provoque avec la Russie97, l’organisation démontre avec l’opération ForceAlliée, comme avec la KFOR, l’importance de son rôle pour la sécurité collective en Europe. Une sécuritécollective revisitée, qui veut préserver la sécurité régionale en utilisant la force armée contre un Etat nonmembre de l’organisation, qui n’a pas procédé à un acte d’agression mais a menacé, par la répression de sapropre population, la stabilité de l’Europe. En ce sens, l’intervention contre la RFY est « le résultat de lalogique politique profonde de la réforme de l’Organisation »98, et esquisse les grandes lignes d’un projet stratégiqueglobal en matière de sécurité99. En lançant son opération de façon unilatérale, et hors zone, l’organisationenvoie en outre un message clair : la sécurité des membres de l’Alliance ne peut être tributaire d’un éventuelveto au Conseil de sécurité.

Au niveau politique, l’opération Force Alliée a pour effet d’asseoir la légitimité de l’OTAN dans l’après-guerre froide, et de perpétuer par là l’importance du rôle des Etats-Unis en matière de sécurité et destabilité européennes100. A la crise yougoslave se sont en effet greffées « des recompositions plus vastes, enEurope, comme l’illustre la façon dont chaque étape de cette crise correspond à des réagencements majeurs dans les domaines decompétence et les modes de légitimation d’institutions telles que l’ONU, l’OTAN ou l’Union européenne, dans leurséquilibres internes et dans leurs rapports mutuels »101. Effectivement, « la carte des relations internationales s’est largementclarifiée. Sur le continent européen, l’OTAN – avec les Etats-Unis en filigrane – apparaît comme le principal détenteur de lapuissance et de la force »102. La véritable victoire stratégique de l’OTAN se situe manifestement à ce niveau.

1.3.3. Le cas macédonien : l’OTAN au service de la diplomatie croisée euro-américaine

La fermeté manifestée par l’OTAN en 1999, ainsi que l’activisme diplomatique de l’Union européenneet des Etats-Unis, au printemps 2001, pèsent sur le règlement pacifique de la crise qui menace l’AncienneRépublique yougoslave de Macédoine (ARYM). En plus du médiateur américain, Javier Solana est sur labrèche. Depuis la guerre du Kosovo, l’Union s’est dotée d’un Haut Représentant pour la politiqueétrangère et de sécurité commune – l’ancien secrétaire général de l’OTAN, en poste lors de l’interventionau Kosovo.

Après sept mois d’affrontements violents – mais qui demeurèrent limités grâce aux réticences de lacommunauté albanaise et aux pressions de l’OTAN sur les deux parties – les rebelles de l’UCKM103 et lesautorités gouvernementales signent à Ohrid des accords de paix sous l’égide de l’OTAN. Ces accordsprévoient des réformes constitutionnelles qui développent les droits de la minorité albanaise de l’ARYM,ainsi qu’une réforme de la police, jusqu’alors principalement composée de Slaves. La signature de l’accordest certes facilitée par le fait que l’UCKM n’a pas de visées irrédentistes et limite ses revendications à desmesures acceptables souhaitées par bon nombre d’Albanais dans le pays. Il n’empêche que l’OTAN etl’Union semblent avoir tiré les leçons du passé : elles ont agi préventivement et avec fermeté. Pour sceller lapaix, elles ont offert leur garantie de sécurité au gouvernement macédonien : l’intégrité territoriale de

été massifs.

97 Voir à ce propos Laetitia SPETSCHINSKY, La politique étrangère russe à l’épreuve de la crise du Kosovo, IEE-Document, n°24,Louvain-la-Neuve, Institut d’études européennes, 2002.

98 Bernard WICHT, L’OTAN attaque !, op. cit., p. 31.99 Ignacio RAMONET, Géopolitique du chaos, Paris, Gallimard, coll. Folio-Actuel, 1999, pp. 235-236.100 Zbigniew BRZEZINSKI déclarait d’ailleurs à cet égard au moment des opérations : « il n’est pas déraisonnable d’affirmer que l’échec

de l’OTAN signifierait simultanément la fin de la crédibilité de l’Alliance et affaiblirait le leadership mondial américain ». Cf. « Guerre totalecontre Milosevic », in Le Monde, 17 avril 1999.

101 Xavier BOUGAREL, « Faillite occidentale dans les Balkans », in Manière de voir, n°49, janvier/février 2000, p. 24.102 Bernard WICHT, L’OTAN attaque !, op. cit., p. 103.103 L’UCKM, Armée de libération nationale de Macédoine, apparaît au printemps 2001 à la frontière avec le Kosovo, mais est

principalement composée d’Albanais de Macédoine. Elle prend alors le contrôle de plusieurs villages au nord et à l’ouest del’ARYM.

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l’ARYM, d’une part ; le désarmement de l’UCKM de l’autre. Les changements prévus en août interviennenten septembre au Parlement macédonien, tandis que l’OTAN déploie 3.500 hommes pour procéder à uneMoisson essentielle : plus prosaïquement, le désarmement volontaire de l’UCKM. Lui succédera l’opérationRenard ambré, à laquelle fera suite l’opération Concordia menée par l’Union européenne – qui devrontparachever la stabilisation du pays et appuyer la mise en œuvre des accords de paix.

Au terme de quatre guerres balkaniques, les organisations régionales que sont l’OTAN et l’Unioneuropéenne ont finalement réussi à imposer la résolution relativement rapide d’une crise qui aurait pudégénérer en guerre civile. Cette issue favorable rappelle l’importance, pour la résolution pacifique desdifférends, de disposer de mécanismes permettant de dissuader les protagonistes d’opter pour une voieviolente. La doctrine de la sécurité collective prévoit cette dissuasion, qui doit opérer grâce à la « supérioritéécrasante des forces du statu quo»104. Mais en l’absence de forces permanentes à disposition de l’ONU et/oud’accord d’une « majorité qualifiée »105 au Conseil de sécurité, les organisations régionales ne sont-elles pasplus à même d’assurer la sécurité collective à un niveau régional ? C’est l’une des questions que pose lenouveau statut de l’OTAN dans les années 1990. Mais les attaques du 11 septembre vont modifier ladonne.

Section II. L’après-11 septembre : à quoi sert l’OTAN ?

A l’occasion de la crise internationale qui suivit les attentats contre le World Trade Center et lePentagone, l’Alliance atlantique a été projetée sous le feu des critiques. Pour la première fois de l’histoire del’organisation, l’article 5 de son traité constitutif a été invoqué – et contrairement à toute attente, àl’occasion d’une attaque contre le territoire américain. Mais le rôle de l’OTAN dans la crise se limita à cettedéclaration de solidarité, dépourvue de prolongement militaire. L’envoi d’avions AWACS pour une missionde surveillance du territoire américain devant aider Washington occupée en Afghanistan fut un maigreparavent à l’inaction de l’OTAN à la suite des attentats du 11 septembre 2001.

Quelle que soit la pertinence des raisons qui ont poussé les alliés à ne pas inscrire la riposte militairedans le cadre de l’OTAN106, la préférence des Etats-Unis pour une coalition militaire ad hoc, tout comme la« solidarité dissonante » des Européens107, ont semblé remettre en cause à la fois le rôle de l’Alliance et sacohésion108. Alors même que l’OTAN, en tant qu’alliance défensive, recouvrait une raison d’être – leterrorisme transnational, et plus largement les menaces asymétriques109, constituant pour l’Occident des

104 Jean BARREA, Théories des relations internationales, op. cit., p. 226.105 Les 9 votes affirmatifs dont ceux des cinq membres permanents. 106 Notamment la volonté de ne pas faire apparaître la guerre contre le régime taliban d’Afghanistan comme une guerre de

l’Occident contre le monde musulman, devant le risque de « choc des civilisations », effet manifestement recherché par AlQaïda.

107 Voir Bastien NIVET, « L’Union européenne et les Etats-Unis : la solidarité dissonante », in Pascal BONIFACE (dir.), Les leçonsdu 11 septembre, Paris, IRIS/PUF, 2001, pp. 123-129.

108 Les Etats-Unis avaient également recouru à une coalition militaire ad hoc lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, ce qui avaitvalu à l’OTAN quelque critique, mais sa participation aux opérations ne se justifiait pas, contrairement aux opérations de 2001qui répondaient à une attaque directe contre le territoire américain.

109 L’OTAN définit la menace asymétrique comme « une menace provenant de méthodes et de moyens non conventionnels qui tentent decontourner ou de dénier les forces d’un adversaire en exploitant ses faiblesses, potentiellement avec des effets disproportionnés ». Annexe A au Conceptmilitaire de l’OTAN de défense contre le terrorisme adopté par les Chefs d’Etat et de gouvernement au sommet de Prague, 21 novembre 2002(notre traduction). Notons encore que « l’asymétrie consiste à refuser les règles du combat imposées par l’adversaire, rendant ainsi toutes lesopérations totalement imprévisibles. Cela suppose à la fois l’utilisation de forces non prévues à cet effet et surtout insoupçonnables (comme les civils),l’utilisation d’armes contre lesquelles les moyens de défense ne sont pas toujours adaptés (armes de destruction massive), l’utilisation de méthodes quirefusent la guerre conventionnelle (guérilla, terrorisme), des lieux d’affrontement imprévisibles (centre-villes, lieux publics) et l’effet de surprise, cettedernière caractéristique étant la plus importante. Utilisant des moyens techniquement simples, l’asymétrie peut être assimilée à ‘l’arme du pauvre’,dans la mesure où elle permet à de multiples acteurs ne disposant que de moyens très limités d’avoir une capacité de nuisance totalement

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menaces existentielles –, elle était cantonnée à l’inaction. Comme le note Lord Robertson, à l’époqueSecrétaire Général de l’OTAN, « L’OTAN de 1985 n’était pas adaptée à l’OTAN de 1995 en Bosnie ! Etl’OTAN de 1995 n’était pas adaptée à la guerre contre le terrorisme de 2002. Donc nous devons en permanence nousréadapter, être toujours prêts dans un monde imprévisible et irrationnel »110. Ainsi, le manque d’interopérabilité –problème récurrent de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide, dont les Alliés partagent la responsabilité –a sans doute contribué à la décision américaine de ne pas faire appel à l’Alliance en octobre 2001. Mais lavolonté de l’administration Bush de préserver son indépendance quant à la gestion de la guerre, alors mêmeque celle-ci s’annonçait alors extrêmement difficile, témoignait d’une méfiance vis-à-vis des institutionsmultilatérales de l’OTAN qui apparaîtrait plus prégnante encore lors de la crise irakienne de 2003. Enposant la question des divergences stratégiques entre les Alliés, cette crise semblera ébranler les fondementsmêmes de l’Alliance atlantique.

2.1. L’OTAN est-elle adaptée à la « guerre contre le terrorisme » ?

L’hyperterrorisme exige une approche défensive qui rompt avec la logique traditionnelle des Etats,parce qu’il évite la confrontation armée. La lutte contre la prolifération des armes de destruction massiverevêt dans ce contexte une dimension cruciale, mais dans un cas comme dans l’autre, la dissuasion nefournit pas une réponse satisfaisante. De plus, alors que le risque d’une agression armée contre le territoirede l’Europe occidentale et des Etats-Unis avait fortement décru après l’effondrement de l’URSS, ilréapparaît dans l’après-11 septembre sous la forme asymétrique, avec une ampleur nouvelle. Laconfirmation de ces nouvelles menaces nécessite la mise en place d’une stratégie globale,multidimensionnelle, non seulement pour en circonscrire les racines, mais aussi parce que ces menacesplongent « la sécurité et la défense (…) dans la mondialisation. La survie d’une nation ou d’un Etat ne se joue plusseulement dans le contrôle d’un territoire ou dans la protection de frontières mais dans la capacité à assurer la pérennité desflux et des réseaux qui irriguent ses structures économiques et sociales »111.

Le concept de sécurité « élargie » de l’OTAN n’est donc pas frappé d’obsolescence par les attentats du11 septembre ; ce qui semble conforter l’idée que celui-ci est suffisamment flexible pour permettre uneréponse aux nouvelles menaces, qu’il a prises en compte de façon précoce. La stratégie militaire de l’OTANen tant qu’alliance défensive – stratégie qui va se voir confirmée en 2002 à Prague – aura deux dimensions :l’intervention et la défense du territoire à proprement parler. En d’autres mots, en cas d’échec de ladissuasion, ou de la diplomatie coercitive, l’OTAN ira à la source des menaces. Les bouleversementsqu’implique le 11/9 en termes de défense renforcent donc le consensus sur une accélération de latransformation militaire de l’OTAN. Mais en affectant la politique étrangère des Etats-Unis, principalcontributeur et leader de l’OTAN, l’irruption de l’hyperterrorisme modifie substantiellementl’environnement géostratégique mondial, et pose à l’Alliance la question de la mise en oeuvre de sa doctrine desécurité.

2.1.1. Les aspects militaires de la lutte contre les menaces asymétriques

A la lumière du 11/9, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive etl’hyperterrorisme deviennent une priorité : déjà sources d’inquiétude depuis des années, ces menaces fontdésormais courir des risques immédiats à l’ensemble de la communauté internationale. La triade

disproportionnée ». Encouragée par la dissymétrie (la supériorité militaire écrasante de l’un des adversaires), l’asymétrie est à la foisdéfensive (à l’origine) et offensive. Barthélémy COURMONT & Darko RIBNIKAR, Les guerres asymétriques, Paris, IRIS/PUF,coll. Enjeux stratégiques, 2002, pp. 29-31.

110 Cf. Lord ROBERTSON (entretien avec), « Il faut expliquer que l’Europe doit investir dans la défense », in Le Monde, 15 mai2002, p. 2.

111 Nicolas BAVEREZ, « Repenser la défense », in Commentaire, n°96, hiver 2001-2002, p. 801.

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hyperterrorisme/prolifération/instabilité étatique apparaît comme un ensemble dynamique, dont chaqueélément renforce les risques liés aux deux autres. Selon Lord Robertson, la contribution militaire del’OTAN à la lutte contre les menaces asymétriques doit se fonder sur quatre éléments. D’abord, il s’agitd’ « identifier et [de] comprendre » les risques globaux – à cet égard la prévention et le renseignement jouent unrôle clé. Ensuite, il faut dissuader les terroristes en faisant échouer leurs actions, et « dissuader les régimes quiles accueillent, en leur faisant comprendre qu’ils ne réussiront pas à rester au pouvoir ». Face à ces risques, l’OTAN doitêtre en mesure de projeter sa puissance militaire, et de la maintenir aussi longtemps que l’exigera lasituation d’après-guerre. Enfin, les forces de l’OTAN doivent pouvoir protéger leurs populations contredes attaques terroristes, qui pourraient utiliser des armes nucléaires, bactériologiques et chimiques(NBC)112.

D’un point de vue militaire, l’accent est donc mis sur la projection de puissance et la capacité deréponse aux crises. Mais l’action de l’Alliance en matière de sécurité collective et coopérative n’en demeurepas moins primordiale. L’esquisse d’une communauté de sécurité eurasiatique doit à terme permettre d’agircontre les nouvelles menaces sur une vaste zone, s’étendant « de Brest à Manas »113. Au sein même duPartenariat, certains Etats posent encore des problèmes, notamment en matière de prolifération – on songeà l’Ukraine, voire à la Russie114. Cependant, le concours de cette dernière, à la suite de son rapprochementavec l’Occident, pèsera lourd dans la mise en œuvre de la lutte contre le terrorisme transnational. C’estfinalement au-delà des limites de la zone de coopération de l’OTAN que la dimension défensive del’Alliance reprendra, à la lumière du 11/9, une importance inédite.

Hors zone et projection de puissance : les choix qu’avait faits l’OTAN dans les années 1990, et plusprécisément en 1999 lors de l’adoption de son nouveau Concept stratégique, sont confirmés. En toutelogique : qu’il s’agisse d’intervenir pour prévenir un conflit ou riposter à une attaque, qu’il s’agisse de menerune opération de police internationale ou de se défendre contre une menace imminente, les moyens restentles mêmes : la projection de puissance. Depuis la fin de la guerre froide, cette constante marque les choixstratégiques et les exigences de sécurité des Occidentaux, en matière de sécurité comme de défensecollective : ils peuvent être la cible d’une attaque ou faire l’objet d’une déstabilisation, mais le risque d’uneguerre conventionnelle menée sur leurs territoires s’amenuise115. Ce ne sont donc pas les choix de l’OTANdans les années 1990 qui s’inscrivent en faux avec le 11/9, mais bien le retard que l’organisation accusequant à leur réalisation.

La mise en place des GMIF prenait en effet trop de temps, et la question du principe de l’interventionhors zone n’était pas tranchée dans l’esprit de tous les alliés – la France craignant par exemple que lescapacités d’intervention de l’Alliance ne soient mises au service exclusif des objectifs de politique étrangèredes Etats-Unis. Mais parce que « les arguties sur les limites géographiques (le continent européen) et fonctionnelles (défenseterritoriale) de l’Alliance sont tombées avec le World Trade Center »116, l’évolution qui était timidement en cours vaconnaître une relance que l’OTAN veut décisive.

2.1.2. Poursuite de la transformation de l’OTAN à Prague

Au sommet de Prague, les 21 et 22 novembre 2002, les Etats membres de l’OTAN ont lancé la

112 Lord George ROBERTSON, « L’OTAN face aux nouveaux défis de la sécurité internationale », in Pascal BONIFACE (dir.),

Le 11 septembre. Un an après, Paris, éd. PUF/IRIS, 2002, pp. 77-78. 113 Nous faisons référence à Manas (Kirghizistan) car les Américains et les Français y établiront une base militaire en janvier 2002,

dans le sillage de l’opération militaire américaine Enduring Freedom.114 En novembre 2002, l’Ukraine a par exemple été accusée par les Américains d’avoir fourni à l’Irak un système de radar

sophistiqué, le Koltchouga – le président Léonid Koutchma a démenti. Cf. Le Monde, 21 novembre 2002. 115 Notre analyse se limite ici au moyen terme.116 Le Monde, 21 novembre 2002.

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deuxième vague d’élargissement de l’organisation aux pays d’Europe centrale et orientale. La Bulgarie, laRoumanie, l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Slovaquie et la Slovénie ont été invitées à entamer lesnégociations d’adhésion à l’Alliance atlantique. Mais pour la deuxième fois en l’espace de quelques années,un sommet de l’élargissement se transforme en sommet sur l’avenir de l’OTAN. Trois initiatives majeuressont prises en matière de capacités de défense, qui s’inscrivent dans la continuité du Concept stratégique de1999117.

D’abord, eu égard aux nouvelles menaces contre la sécurité des alliés, qui ne se limitent plus à l’une oul’autre région du monde, une Force de réaction de l’OTAN (FRO) est créée. Cette force d’intervention de20.000 hommes, mobilisables dans un délai de 5 à 30 jours et pouvant être projetée « rapidement partout où ille faudra »118, consacre la possibilité pour l’OTAN, dès 2004, d’intervenir dans les situations de crise qui lenécessiteraient. Dans la même perspective, l’ « engagement capacitaire de Prague », qui touche 400domaines spécifiques, succède à l’Initiative sur les capacités de défense (ICD) de 1999, qui n’avait pasproduit les résultats escomptés. Les Etats membres ont pris des engagements politiques quant à sa mise enœuvre, mais aucun budget n’a été défini et les Etats membres se sont principalement engagés sur le moyenet le long terme119. Enfin, la réforme de la chaîne de commandement militaire de l’OTAN devrait rendrecelle-ci plus légère, plus efficace et plus facile à déployer.

Etant donné les limites de la Révolution dans les Affaires militaires face aux menaces asymétriques, ona pu s’interroger sur la pertinence des réformes relancées par l’OTAN120. Celles-ci doivent en faits’envisager comme le volet militaire d’une stratégie plus large. Reposant sur l’hypothèse d’un ennemilocalisable, étatique ou non, l’efficacité du nouvel outillage de l’OTAN dépend de la qualité de lacoopération et du renseignement. Le concept militaire de défense contre le terrorisme approuvé à Pragueenvisage quatre rôles pour l’OTAN en la matière : Anti-Terrorism, Consequence Management, Counter-Terrorism,Military Cooperation121. Alors que l’anti-terrorisme est défensif, le contre-terroriste consiste en des opérationsmilitaires offensives dont l’objectif est de réduire les capacités des terroristes, si la menace s’avérait assezgrave pour justifier une intervention. Sous réserve d’une décision du Conseil de l’Atlantique Nord, l’OTANpourrait mener ces dernières opérations in the lead ou in support. La FRO doit être en mesure de menerpareilles opérations, parce qu’elle s’inscrit dans un schéma d’action large (crisis response).

Concernant la défense contre les armes nucléaires, biologiques et chimiques (NBC), un plan d’actionen matière de plans civils d’urgence est prévu, ainsi que cinq initiatives de défense contre les NBC. Enoutre, la dissuasion défensive fait désormais partie des projets de l’OTAN, qui a lancé une nouvelle étudede faisabilité sur une défense anti-missile protégeant le territoire de ses membres.

117 Déclaration du Sommet de Prague diffusée par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord,

Prague, 21 novembre 2002.118 Ibidem, point 4a.119 Lionel CROCHARD, « Le sommet de l’OTAN, Prague 2002 », in Défense nationale, avril 2003, p. 116.120 La RAM a un impact certain sur la transformation de l’OTAN, à travers le rôle moteur joué par les Etats-Unis et la recherche

de l’interopérabilité. Or, les principes stratégiques de la RAM peuvent s’avérer inadaptés à gérer certains aspects de la luttecontre les menaces asymétriques, dont la nature est justement de contourner la puissance militaire de l’adversaire eu égard aurapport de forces défavorable (dissymétrie). Ainsi, la supériorité technologique informationnelle, l’obsolescence des plates-formes de combat, la préséance de la stratégie aérienne et le principe du combat à distance ont été remis en cause par certainsconflits des années 1990, au cours desquels l’adversaire eut recours à des stratégies asymétriques. Toutefois, les nouvellescapacités de l’Alliance et leur doctrine d’emploi devraient prendre en compte ces leçons. D’une part, parce que les Américainseux-mêmes ont pris leurs distances vis-à-vis de certains préceptes de la RAM. D’autre part, parce que les Européens n’ont pasaccompli leur propre « révolution ». Pour une analyse des rapports entre la RAM et la PESD, voir Alain DE NEVE & RaphaëlMATHIEU, La défense européenne et la RMA : convergences possibles ou disparités inéluctables ?, Veiligheid en Strategie/Securité etStratégie, n°84, Brussels, Centre d’études de défense/Defensiestudiecentrum, avril 2004.

121 NATO’s Military Concept for Defence against Terrorism, endorsed by Heads of State and Government at the Prague Summit on 21November 2002.

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Tout en donnant une impulsion nouvelle à l’adaptation de l’OTAN à ses nouvelles missions militaires,qui devraient pouvoir la porter n’importe où dans le monde en cas de menace ou d’agression, le caractèreincontournable de la sécurité collective est confirmé à Prague, qui donne suite au double mouvementélargissement/partenariat. Ainsi, au terme de la réforme lancée à Prague, l’OTAN devra apparaître comme« l’institution centrale pour la défense collective, la consultation sur la sécurité et les actions militaires multinationales »122.

2.2. La logique de la sécurité collective à la lumière du 11/9

En fait de nouvelles relations, Prague consacre plutôt un énième approfondissement de celles quel’OTAN a nouées depuis le début des années 1990. L’expression témoigne en tout cas du caractère neufdes relations entre l’OTAN et les Etats de la CEI depuis l’automne 2001. La politique étrangèrepragmatique du président Vladimir Poutine a joué à cet égard un rôle central. Elle va considérablementfaciliter la réunion des conditions politiques nécessaires à l’élargissement de l’Alliance, qui aura lieu en avril2004, ainsi que son implication dans la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan. Aumoment où les relations avec la Russie connaissent une embellie inédite, qui se traduit par la création dunouveau Conseil OTAN-Russie en mai 2002, d’aucuns se demandent pourtant dans quelle mesure unnouvel élargissement va renforcer l’Alliance dans sa dimension défensive, remise à l’honneur par la crise deseptembre 2001.

2.2.1. Le Conseil permanent OTAN-Russie : une conséquence de la lutte anti-terroriste

Alors que la fin des années 1990 avait été lourde de tensions entre la Russie et ses partenairesoccidentaux, les événements du 11 septembre permettent au président Poutine de changer la donne. Dès ledébut de son mandat, Vladimir Poutine avait souhaité réhabiliter la Russie au sein du « concert » despuissances. Le 11 septembre lui en donne l’occasion. Aux Etats-Unis, qui ont désormais besoin duconcours de la Russie dans la lutte contre le terrorisme international, le président Poutine offre dès lespremières heures un soutien sans équivoque123. Ne cherchant pas à monnayer son appui à Washington, laRussie réapparaît comme un partenaire privilégié des Etats-Unis. C’est à travers la récupération de ce statutqu’elle recevra, progressivement, des concessions de la part des Américains.

Ce soutien à la ligne pro-occidentale, imposé par le président russe, dut passer par une réévaluation dela « doctrine de l’étranger proche ». Confronté aux demandes américaines de soutien logistique dans lecadre de l’opération Enduring Freedom, et aux propositions concomitantes de certains Etats d’Asie centrale,le Président Poutine opte pour la consultation, et abandonne l’idée de s’opposer au transit puis audéploiement de troupes américaines aux frontières de la Russie. Cette attitude inédite se poursuivra tout aulong de l’année suivante 124 et aboutira en mai à la signature d’un « partenariat stratégique » entre la Russieet les Etats-Unis125. En revêtant une dimension à la fois sécuritaire – désarmement, lutte contre le

122 NATO after Prague, Bruxelles, Bureau de la Presse et de l’Information de l’OTAN, 2002, p. 1.123 Dès le 12 septembre 2002, par une déclaration commune, l’OTAN et la Russie appelaient à intensifier les coopérations entre

les deux entités pour lutter contre le terrorisme international. Vladimir Poutine est le premier chef d’Etat étranger à contacterG. W. Bush, qu’il assure de son soutien. Alors que les forces américaines sont en état d’alerte maximale, il ne met pas lesforces russes en alerte comme le voudrait la procédure, afin de ne pas compliquer la situation. Cf. François HEISBOURG,Hyperterrorisme : la nouvelle guerre, Paris, éd. Odile Jacob/Fondation pour la recherche stratégique, coll. Poche, 2003 ; ArnaudDUBIEN, « La Russie et les conséquences du 11 septembre 2001 », in Pascal BONIFACE (dir.), Les leçons du 11 septembre, op.cit., p. 99.

124 Notamment lorsque Français et Américains installeront une base militaire au Kirghizistan (Le Monde, 31 janvier 2002) enjanvier , ou lorsque des soldats américains mèneront une opération dans les gorges de Pankishi, en Géorgie, tout en formantdes officiers à la lutte anti-terroriste.

125 A côté d’un accord sur la réduction des armes stratégiques (Strategic Offensive Reductions Treaty, SORT), G. W. Bush et V. Poutinesignèrent le 24 mai 2002 à Moscou un accord sur la coopération énergétique en Asie centrale et la lutte anti-terroriste.

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terrorisme – et économique – gestion de l’exploitation des hydrocarbures –, celui-ci désamorçait l’un desplus grands contentieux de l’après-guerre froide.

Comme le fait remarquer Dimitri Trenin, « la décision du président Poutine de ne pas défier l'Occident sur desquestions géopolitiques repose sur des calculs hautement pragmatiques liés aux besoins économiques de la Russie et à la prise deconscience du fait que la défense de l'indéfendable constitue une cause perdue » 126. La volonté russe de se rapprocher del’Occident dans le but de recouvrer un statut de grande puissance n’était pas neuve, mais elle était hésitantepar le passé. Or cette politique étrangère peu tranchée, envisagée dès 1995 dans le cadre d’une« multipolarité compétitive »127 tout en demeurant soumise aux contraintes de l’assistance économiqueoccidentale, n’avait pas donné les résultats escomptés. Vu l’état socio-économique de la Russie, vu sonpotentiel aussi, le Président a estimé qu’une stratégie de coopération avec l’Occident serait plus à même derétablir, à long terme, la puissance de la Russie. Le tournant pris par la politique étrangère russe n’enmodifie pas les objectifs. C’est la stratégie déployée par la Russie pour atteindre ceux-ci qui changesensiblement. Ainsi, vis-à-vis des Nouveaux Etats indépendants (NEI), la Russie développe dans l’après-11septembre une politique économique agressive, profitant de la conjonction des intérêts économiques dessphères publiques et privées128. Cette nouvelle politique d’influence par rapport aux Etats de la CEIdémontre rapidement son efficacité, en dépit de la nouvelle présence militaire américaine dans la région, eten comparaison de la politique de la « puissance pauvre » menée par la Russie des années 1990, qui n’avaitmené qu’à l’affaiblissement de ses positions dans les NEI129. La « nouvelle relation russo-américaine » n’arien d’un alignement sur la politique de Washington, comme le montrera la position de Moscou lors de lacrise irakienne. Mais sa propension à la coopération va permettre l’implication de la Russie dans les grandesdécisions du moment, comme l’illustreront les développements autour du projet américain de défense anti-missile130.

Une logique similaire prévaut désormais en ce qui concerne l’élargissement de l’OTAN, qui profite dusaut qualitatif des relations russo-américaines. Si l’establishment politique russe continue à manifester unevive opposition à l’élargissement de l’Alliance, le Président opte pour une posture relativement passive à laveille du sommet de Prague. Il en va de même lorsque l’Ukraine annonce en mai 2002, dans le cadre de sapolitique « multi-vectorielle », sa volonté de rejoindre les candidats à l’adhésion131. Même si l’attitudeambivalente de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine n’est pas neuve, le ton a changé. Les propos du PrésidentPoutine selon lesquels une nouvelle extension de l’OTAN vers l’Est « réveillerait les divisions de la guerrefroide » paraissent loin132. Dans la mesure où l’OTAN ne néglige pas les préoccupations sécuritaires dupays, le président Poutine s’abstient de réitérer la farouche et vaine opposition de ses prédécesseurs.

La volonté d’entériner cette évolution aboutit en mai 2002, au sommet de Rome, au remplacement duConseil Conjoint permanent créé en 1997 par le Conseil Conjoint OTAN-Russie. La différence est d’abordune différence de principe. Le Conseil réunira la Russie et les dix-neuf membres de l’OTAN sur un piedd’égalité : un Conseil « à 20 » et non plus un Conseil « à 19 + 1 ». Le nouveau conseil, qui apparaît aussi à laveille probable d’un nouvel élargissement de l’OTAN, ne constitue-t-il dès lors qu’un avatar de la politique

126 Dimitri TRENIN, « Le silence de l’ours », in Revue de l’OTAN, printemps 2002, p. 20.127 Voir supra.128 Arnaud DUBIEN, « De la domination à l’influence ? La Russie de Poutine et les nouveaux Etats indépendants », in Tanguy de

WILDE d’ESTMAEL & Laetitia SPETSCHINSKY (dir.), La politique étrangère de la Russie et l’Europe, op. cit., pp. 99-120. 129 Idem. Cf. aussi G. SOKOLOFF, La puissance pauvre, Paris, Fayard, 1996.130 Le traité ABM a finalement été dénoncé par les Etats-Unis fin 2001, mais la Russie est partiellement associée au projet de

Theatre Missile Defence, notamment par le biais du Conseil de coopération OTAN-Russie.131 Vladimir Poutine déclare alors que son opposition à l’élargissement « ne justifiait pas que l’Ukraine, « pays souverain », doive « rester à

l’écart » du vaste mouvement qui se dessine sur le continent européen ». Cité par Le Monde, 30 mai 2002. 132 Vladimir POUTINE (entretien avec), « Russia pronta al riarmo, se necessario » in Corriere della Serra, 16 juillet 2001 ; notre

traduction.

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de « réassurance » de l’OTAN vis-à-vis du géant russe ? Sans volonté politique, ce nouvel organe auraitbien pu demeurer une « coquille vide »133. Mais comme l’affirme alors le président Chirac, ce qui manquaitau premier conseil semble désormais présent : la convergence des intérêts des 19 et de la Russie, ainsi quel’engagement du pays dans un processus de réformes politiques et économiques134.

2.2.2. L’élargissement : vers une dilution de l’Alliance ?

Une fois de plus, la sécurité coopérative semblait permettre à l’OTAN et à la Russie de dépasser leursoppositions. Le nouveau conseil était en fait davantage le résultat des bouleversements des politiquesétrangères russe et américaine, mais cet instrument devait permettre de perpétuer le regain de coopérationde l’après-11 septembre. Alors que la politique de Vladimir Poutine permettait de lever l’une des dernièreshypothèques pesant sur l’élargissement, éclatait un débat sur la contribution des futurs adhérents àl’efficacité militaire de l’Alliance. Face aux nouveaux défis, les difficultés de l’intégration de nouveauxmembres qui avaient peu à offrir à l’OTAN en termes de capacités militaires ne risquaient-elles pasd’affaiblir celle-ci ? Une fois de plus, l’interaction entre les nouvelles fonctions de sécurité collective et lecaractère défensif de l’OTAN semblaient poser quelque problème. Dans les années 1990, d’aucuns yavaient déjà vu un paradoxe, l’OTAN s’orientant de facto vers des missions de gestion de crises, alors que lesnouveaux adhérents recherchaient avant tout sa garantie de défense collective135. Mais le 11 septembrerenversa cette question.

C’est le risque d’une dilution qui est maintenant avancé. Il est frappant de constater qu’à la veille dusommet de Prague, un partisan de l’élargissement comme le Sénateur américain Richard Lugar commença àprôner la retenue : « in the wake of September 11th, enlargement should be pursued only in a way that ‘strengthens notweakens’ the alliance in its military mission »136. Alors que l’OTAN doit poursuivre une réforme partielle maisdifficile de ses capacités militaires, les futurs adhérents ont peu de capacités de projection de forces à offriret certains peinent, tout comme l’Europe occidentale, à reconvertir des appareils de défense hérités de laguerre froide.

Néanmoins, les suites du 11 septembre servent aussi l’argumentation des partisans de l’élargissement.L’intégration prend du temps, est un investissement à long terme. De plus, même si l’apport des nouveauxvenus en termes militaires n’est pas décisif, leur adhésion va améliorer la cohérence géostratégique del’Alliance : elle assurera la continuité territoriale de sa façade orientale, dégageant ainsi un « espace stratégique,à l’intérieur duquel les dispositifs militaires pourront évoluer plus librement, notamment pour passer d’une posture du temps depaix à une posture du temps de crise », en multipliant les infrastructures critiques à la disposition des forces del’OTAN137. Et comme le note, de façon significative, un officiel américain du Département d’Etat,« NATO decides to act at 19, but 19 don’t have to act »138.

Finalement, si l’élargissement a lieu, c’est parce que sa logique profonde n’est pas atteinte par lesbouleversements que suscite l’ampleur de la menace hyperterroriste. Les besoins de l’Alliance en matière dedéfense sont indissociables du besoin de stabilité des Alliés – et à ce titre l’élargissement demeure l’un despiliers de la transformation de l’Alliance. Avec la fin de la guerre froide, « l’ombre de l’apocalypse s’éloignant, oninclina vers une définition plus positive, privilégiant les moyens d’étendre les zones de sécurité au profit du plus grand nombre, 133 Le Monde, 30 mai 2002.134 Françoise DONNAY, Le sommet OTAN-Russie du 28 mai 2002 : une nouvelle donne pour les relations euro-atlantiques ?, Analyses du

GRIP, www.grip.org, p. 2. La nature des réformes politiques mises en place par V. Poutine laisse toutefois planer un sérieuxdoute sur l’avenir de la démocratisation en Russie.

135 Cf. Lionel PONSARD, L’élargissement de l’OTAN : entre sécurité collective et défense collective, IEE-Document, n°26, Louvain-la-Neuve, Institut d’études européennes, 2002.

136 Cité par The Economist, May 4th 2002, p. 24. 137 Lionel CROCHARD, « Le sommet de l’OTAN, Prague 2002 », in Défense nationale, n° 4, avril 2003, p. 114. 138 Cité par The Economist, May 4th 2002, p. 24.

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plus que les besoins de sauvegarde, d’autodéfense. Les attentats de septembre 2001 se glissent dans ces évolutions, plus qu’ilsne nous projettent dans un monde nouveau »139. Il faut dire que du côté américain, la conception de l’élargissementqui était apparue sous l’administration Clinton s’est partiellement confirmée durant le mandat Bush. Elle serésume en ces mots : si les Etats-Unis veulent pouvoir faire face aux menaces du XXIe siècle, qui se situenthors d’Europe, ils ont besoin d’alliés, et la stabilité de l’Europe garantie par l’élargissement permettra auxEuropéens de se concentrer sur ces défis aux côté des Américains140. Cependant, la conception de l’Alliancedéveloppée par l’administration Bush est radicalement différente, parce qu’elle privilégie la « subsidiarité »des alliés141, le recours ponctuel à l’OTAN, « boîte à outils » qu’elle sollicite au gré de ses besoins. En outre,dans le chef des républicains, si la stabilisation de l’Europe doit servir les intérêts américains, c’est surtoutpour permettre aux Etats-Unis un redéploiement de leurs forces armées.

2.2.3. Gestion de crises et consécration du hors zone

Durant la campagne électorale américaine de 2000, la volonté du candidat républicain d’opérer undésengagement des forces armées américaines d’Europe avait suscité le débat et même fait craindre unretour à l’isolationnisme, forçant George W. Bush à la retenue. Il était ainsi acquis qu’en cas de victoire, leprésident Bush ne priverait pas l’Europe du soutien américain au maintien de la paix dans les Balkans.Progressivement, à mesure que l’Union européenne se mit en position de mener les opérations militairesdites « de Petersberg », l’administration américaine et les Européens ont convenu que l’UE assure la relèvede l’OTAN dans les Balkans. Dans l’Ancienne république yougoslave de Macédoine, l’Union européenne aainsi pris le relais de l’OTAN142, et elle doit lui succéder en Bosnie en décembre 2004, dans le cadre del’opération Althea.

Ce développement relève de plusieurs évolutions, dont celle de l’Union européenne, qui dans le sillagede l’intervention au Kosovo a renforcé ses efforts en vue de se doter d’une capacité d’action militaireautonome, afin de ne pas être réduite à l’immobilisme dans le cas où les Américains ne souhaiteraient pasl’intervention de l’OTAN. La conclusion des accords dits de « Berlin+ », en janvier 2003, a par ailleursaccru les possibilités d’intervention militaire de l’Union dans le cadre du maintien ou du rétablissement dela paix143. La relance de la Politique européenne de sécurité et de défense n’est pas étrangère aux débatsaméricains des années 1990 concernant l’engagement des Etats-Unis dans les opérations de paix ainsi quela présence militaire américaine en Europe. En la matière, l’évolution des positions républicaines estmanifestement liée aux suites du 11 septembre, qui ont vu les Etats-Unis intervenir en Asie centrale et auMoyen-Orient. Dans un mouvement de redéfinition de la stratégie de sécurité nationale, l’administrationBush a ainsi opté pour un certain désengagement de ses forces armées des opérations de paix menées parl’OTAN en Europe. Le redéploiement, annoncé le 16 août 2004, des forces américaines présentes sur les

139 Dominique DAVID, Sécurité : l’après-New York, Paris, Presses de science po, coll. La bibliothèque du citoyen, 2002, p. 119.140 Ronald D. ASMUS, « L’élargissement de l’OTAN : passé, présent, futur », op. cit., pp. 375-376.141 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, Paris, Payot, 2004, p. 278. Voir infra.142 Après la mission de police de l’UE en Bosnie-Herzégovine, l’opération Concordia fut la seconde opération lancée dans le cadre

de la PESD, la première à caractère militaire et faisant appel aux moyens de l’OTAN. A la demande du gouvernementmacédonien, et sur la base de la résolution 1371 du Conseil de sécurité, elle eut pour objectif de contribuer au renforcement dela sécurité en ARYM et la poursuite de l’application des accords d’Ohrid, entre mars et décembre 2003. Elle fut suivie d’unemission de police, Proxima, lancée en décembre 2003, devant renforcer l’Etat de droit dans le cadre des accordssusmentionnés. Voir notamment Council Joint Action 2003/92/CFSP, 27 janvier 2003, Official Journal of the European Union, L34/26, 11.2.2003.

143 Ces accords, liant l’Union européenne et l’Alliance, permettent la mise à disposition des moyens de planification et delogistique de l’OTAN dans le cadre d’une opération militaire menée par l’Union européenne, en l’absence d’engagement del’OTAN, et moyennant accord au Conseil de l’Atlantique Nord. Voir la Déclaration OTAN-Union européenne sur la politiqueeuropéenne de sécurité et de défense, 15 décembre 2002.

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anciens fronts de la guerre froide, en Europe et en Asie144, suggère que ces événements n’ont rien deponctuel, mais participent de la restructuration du système de défense américain.

Cette évolution ne signifie pas la fin des opérations de paix de l’OTAN : elle en est le corollaire,puisque celles-ci vont se confirmer hors zone, en Afghanistan, où l’Alliance reprend le 11 août 2003 lecommandement de l’ISAF, la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan.

Mais le consensus euro-américain sur les nouvelles menaces qui permit, dans le sillage de la ripostemilitaire américaine aux attentats de septembre 2001, l’implication de l’OTAN en Afghanistan, va être misà mal par ce qui sera présenté par l’administration Bush comme la deuxième étape de la guerre contre leterrorisme international : le renversement manu militari du régime irakien de Saddam Hussein.

2.3. L’OTAN à l’épreuve de la stratégie de sécurité américaine

Stabiliser l’Europe de l’après-guerre froide grâce à l’OTAN, pour pouvoir se concentrer avec ses alliéssur les nouvelles menaces venant d’autres régions du monde : telle était l’orientation stratégique del’administration Clinton pour l’Alliance atlantique145. Ce pari ambitieux, que l’administration Bush, enpoursuivant l’élargissement de l’OTAN, ne remit pas en cause, se révéla pertinent. Mais durant l’hiver2002-2003, cette logique bute sur un problème politique : les divergences interalliées autour de la nécessitéd’une intervention militaire pour vérifier l’effectivité du désarmement de l’Irak de Saddam Hussein. La criseque connaît alors l’OTAN, tout comme l’ONU et l’Union européenne, fait craindre des divergencesstructurelles entre les membres de l’Alliance. Elle témoigne aussi, plus largement, d’une instrumentalisationde l’OTAN par l’administration américaine.

2.3.1. L’OTAN et la crise irakienne : la solidarité transatlantique en question ?

En février 2003, alors que la crise irakienne battait son plein, la Turquie actionnait la consultationprévue par l’article 4 du traité de l’Atlantique Nord, ayant perçu une menace contre l’intégrité de sonterritoire. La perspective d’une intervention militaire contre l’Irak devenant de plus en plus manifeste,Ankara demandait l’assistance de l’Alliance pour assurer sa protection en cas d’éclatement d’un conflitarmé. Mais la France, l’Allemagne et la Belgique refusèrent de mettre en branle l’article 5 du traité deWashington, afin de ne pas contribuer à amorcer une logique de guerre à laquelle ils demeuraient opposésau bénéfice des inspections de l’UNMOVIC toujours en cours. Onze jours de discussions et six réunionsdu Conseil de l’Atlantique Nord furent nécessaires pour parvenir à un compromis. Les mesures d’aide à laTurquie furent décidées avec le consentement tacite de la France, absente du comité des plans de défense,qui affirma qu’elle ne participerait pas aux mesures relevant de la structure militaire intégrée de l’OTAN, àlaquelle elle n’appartient plus depuis 1966146.

Cette crise, qui n’a pas manqué de suggérer à certains une énième mort de l’OTAN, fut-ellesymptomatique d’une rupture stratégique structurelle entre alliés ? Au-delà du consensus profond sur lanature des nouvelles menaces, les divergences quant à leur identification ainsi qu’aux stratégies à déployerpour y faire face vont se cristalliser autour du cas irakien.

Le caractère imminent de la menace irakienne ne fut pas une appréciation partagée par l’ensemble des

144 Dans les trois ou quatre prochaines années, 60 000 à 70 000 soldats américains devraient quitter l’Allemagne et la Corée du

Sud. Certaines unités devraient être redéployées sur le territoire de nouveaux membres de l’OTAN, en Europe orientale, ainsiqu’en Asie centrale. Making America More Secure By Transforming Our Military, discours du président G. W. Bush devant leCongrès annuel des anciens combattants, Cincinnati, 16 août 2004.

145 Cf. Ronald D. ASMUS, Opening NATO’s Door, New York, Columbia University Press, 2002.146 Les mesures d’aide à la Turquie (opération Display Deterrence), purement défensives, se traduisirent principalement par le

déploiement préventif d’avions-radars AWACS de l’Alliance, de batteries de missiles anti-missiles Patriot ainsi que d’unités delutte contre les armes chimiques et biologiques.

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alliés, mais leur perception globale des nouvelles menaces différait aussi sensiblement. Si l’hyperterrorismea pris pour cible privilégiée la puissance américaine, et que les Etats européens sont désormais visés en leurqualité d’alliés de l’Amérique, le terrorisme transnational peut constituer une menace existentielle pourl’ensemble des sociétés ouvertes occidentales. Les Etats ouest-européens ont d’ailleurs été confrontés auterrorisme islamique avant les Etats-Unis. Les Etats de l’Europe centrale et orientale découvrentaujourd’hui cette menace, qui apparaît pour certains d’entre eux moins prégnante que les menacestraditionnelles à la sécurité nationale (territoriale). Ils s’accordent toutefois avec les Etats-Unis et le reste del’Europe sur le caractère intolérable du phénomène, et ce même s’ils n’en constituaient pas la cibleimmédiate avant leur soutien à l’intervention américaine en Irak : le terrorisme remet en cause une libertépolitique qu’ils ont chèrement gagnée.

Cependant, le rapport des Européens à la prolifération n’est pas identique à la conception américainede la menace147. Les Etats européens se sentent pour l’heure moins visés que Washington par les Etats duseuil ou proliférants. Paradoxalement, ils sont davantage que les Américains à la portée des menacesbalistiques posées par ces Etats. Pleinement conscients des dangers que comporte pour eux, à terme, ledéveloppement de ce potentiel de destruction, y compris dans la perspective d’un usage terroriste, lesEuropéens n’en ressentent cependant pas aujourd’hui directement la menace politique148. Les Etats-Unis,au contraire, entretiennent des relations hostiles avec des Etats qu’ils qualifièrent dans les années 1990 de« voyous » ; d’« axe du Mal » après le 11 septembre 2001. En tant que pôle décisif de la puissance depuis lafin de la guerre froide, ils suscitent bien plus que l’Europe l’opposition ou l’hostilité de régimes dont lesEuropéens conçoivent davantage qu’ils puissent proliférer dans une logique sécuritaire essentiellementrégionale. De ces perceptions différentes de l’imminence de la menace, il résulte des approches stratégiquesqui divergent quant à l’usage de la force armée.

Divisés sur la stratégie à adopter, les Européens s’acheminèrent dans le cadre de l’Union européennevers une lutte contre le terrorisme et la prolifération où l’action militaire n’a qu’une place marginale – àl’image de leur politique de sécurité et de défense – tout en reconnaissant l’importance d’être en mesured’intervenir militairement en dernier ressort. Les Etats-Unis, quant à eux, lièrent explicitement la menacereprésentée par le terrorisme international à celle de la prolifération au sein de régimes dictatoriaux, commel’exposa la National Security Strategy de septembre 2002149. Ce faisant, l’administration Bush transformaitl’Amérique en une puissance révisionniste, ne pouvant concevoir sa sécurité que dans un ordregéopolitique international modifié, le cas échéant par la force150. Le caractère « préventif » central d’unestratégie censée, selon Colin Powell, reposer sur l’ensemble des instruments de lutte contre le terrorisme etla prolifération151 – diplomatiques, politiques, judiciaires, financiers, économiques, militaires – ne sera pasabsent de la stratégie européenne, qui sera formalisée en décembre 2003152. Mais en mettant en œuvre leconcept de « guerre préventive » sans que la menace contre la sécurité américaine ait été avérée, et demanière unilatérale, les Etats-Unis remettaient en cause les fondements du système international d’après-

147 Harald MÜLLER, Terrorisme, prolifération: une approche européenne de la menace, Cahier de Chaillot, n°58, Paris, Institut d’études de

sécurité de l’Union européenne, mars 2003.148 « La prolifération en général nuit aux intérêts européens au sens politique, mais elle ne représente qu’en partie une menace pour l’Europe ». Ibidem,

pp. 54-55. 149 The National Security Strategy of the United States of America, The White House, Washington D.C., September 2002.150 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, op. cit., p. 284.151 Colin POWELL, « The power of good intentions », in The World in 2004, London, The Economist, 2003, p. 64. Le secrétaire

d’Etat américain insistait sur l’importance, dans la National Security Strategy de 2002, des alliances et partenariats, de l’économiede marché et des initiatives nouvelles en matière d’assistance économique au développement, de la coopération internationaleet de la résolution pacifique des différends, de la promotion de la démocratie et des droits de l’homme.

152 A secure Europe in a better world. A European Security Strategy, adoptée par le Conseil européen le 12 décembre 2003 ; cf. aussiStratégie de l’UE contre la prolifération des armes de destruction massive, 15708/03 DG E ADM.

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guerre. Un grand nombre d’Etats européens se prononcèrent en faveur de l’intervention militaire devant

renverser le régime de Saddam Hussein, soutenant la politique révisionniste américaine. Il n’en demeurepas moins que le révisionnisme américain procède désormais d’une orientation stratégique – ce qui n’estpas à proprement parler le cas de l’Europe. Dès les années 1970, la Communauté européenne a fait de lapromotion de la coopération multilatérale et des valeurs démocratiques l’une des constantes de son actionextérieure, notamment au travers des mécanismes de conditionnalité politique, et ce en dépit des politiquesétrangères souvent contradictoires de ses Etats membres153. De la même façon, en dépit des divisions desEtats membres sur la guerre en Irak, c’est cette stratégie, essentiellement basée sur l’incitation – encertaines occasions sur la coercition économique – qui perdure aujourd’hui au niveau européen.

L’évolution de la politique étrangère américaine, associée au retard des Européens dans le domaine dela défense, pourrait bien remettre en cause la cohésion fondamentale de l’Alliance, en générant desdilemmes problématiques : « Parce que leur puissance est largement supérieure à celle de leurs alliés réunis, les Etats-Unis sont tentés d’ignorer les contraintes d’une alliance qui sur le plan militaire ne leur apporte qu’un supplétif qu’ils estimentmarginal. En outre, en contestant le statu quo, ils poursuivent des intérêts de sécurité de moins en moins compatibles avecceux de leurs alliés, jusqu’à devenir contradictoires »154. Cependant, il est loin d’être certain que le révisionnismeaméricain se perpétue sous la forme qu’il a connue en Irak. La « stratégie » des « dominos démocratiques »,censée faire de l’Irak un exemple pour le Moyen-Orient, a bien pour objectif de remodeler la carte politiquede la région, mais le « wilsonisme botté »155 a commencé à imposer ses limites. En outre, jusqu’à présent,face au Pakistan, à la Corée du Nord et à l’Iran – Etats les plus proliférants – l’administration Bush a limitéson action aux aspects traditionnels de la diplomatie. Washington mène effectivement à l’égard de ces Etatsune politique de fermeté, et manie une rhétorique interventionniste. Mais la tolérance extrême des Etats-Unis vis-à-vis des dérives de son allié pakistanais, de même que le retrait massif annoncé parl’administration Bush en Corée du Sud au moment où les négociations nucléaires avec la Corée du Nordsont au point mort, n’apparaissent pas intelligibles dans le cadre d’une logique révisionniste. Mesurant lesdangers d’un usage dilatoire de la force armée, face à des Etats dont les capacités nucléaires sont avérées,l’administration Bush a dû limiter ses velléités militaires à un seul projet, certes tout aussi révisionniste : ladissuasion défensive du bouclier anti-missile.

2.3.2. Istanbul ou les limites de l’instrumentalisation

La crise irakienne, en dépit du problème de fond qu’elle a posé aux alliés, n’a pas signé la mort del’Alliance atlantique. Mais l’avenir de l’Alliance pourrait bien être hypothéqué par une autre évolution : ladissonance entre la puissance américaine et celle des Européens. Enchevêtrée dans l’approche politico-stratégique, la question des capacités militaires a en effet donné lieu à un déséquilibre qui mine désormais lacohésion de l’Alliance. Dans les années 1990, les Etats-Unis avaient constamment oscillé entrel’unilatéralisme que leur permettait leur statut de dernière puissance globale et le multilatéralisme queréclamait la préservation de leur leadership156. Mais la méfiance pour les enceintes multilatérales manifestéepar l’administration républicaine tout au long de son mandat s’est translatée au sein de l’OTAN. Lemanque de poids des Européens dans l’Alliance n’y fut pas totalement étranger.

153 Cf. Tanguy de WILDE d’ESTMAEL, La dimension politique des relations économiques extérieures de la Communauté européenne. Sanctions

et incitants économiques comme moyens de politique étrangère, Bruxelles, Bruylant, 1998. 154 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, op. cit., p. 285.155 Pierre HASSNER (entretien avec), « L’action préventive est-elle une stratégie adaptée ? Les contradictions de l’empire

américain », in Esprit, août-septembre 2002, p. 76.156 Bruce CRONIN, « The Paradox of Hegemony : America’s Ambiguous relationship with the UN », in European Journal of

International Relations, vol.7, n°1, mars 2001.

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A bien des égards, l’Alliance a semblé instrumentalisée par l’administration Bush. Sa préférence pourles coalitions ad hoc, son renoncement à recourir au cadre atlantique a non seulement illustré sa volonté depréserver pleinement sa marge de manœuvre, mais aussi un profond mépris pour les principes politiquesqui sont à la base de l’Alliance : la concertation et le consensus157. Cette rupture sera renforcée par une« rhétorique américaine (…) plus radicale vis-à-vis de ses adversaires, regroupés en axe du mal, et plus manichéenne parrapport à ses alliés »158 (« ou vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous »), qui engendrera un dilemmeinsoluble pour certains membres de l’Alliance, réduits lors de la crise irakienne à l’alignement ou à ladissension. Ainsi, Washington ne recourra à l’OTAN que pour les missions où elle ne craindra pas pourson autonomie, où elle souhaitera déléguer des tâches, à savoir le maintien de la paix et le nation building.

En Afghanistan, si les opérations militaires offensives demeurent du ressort des Etats-Unis, la Forceinternationale d’assistance à la sécurité a été très tôt confiée à d’autres nations, avant que l’OTAN n’enreprenne le commandement opérationnel. Mais le manque de moyens de l’organisation sur le terrain,dénoncé de façon récurrente par son commandant, suggère un déficit d’intérêt de l’administrationaméricaine pour la reconstruction d’un Etat pourtant essentielle à la lutte anti-terroriste et au maintien de lasécurité internationale. Limitée à Kaboul, assistant au retrait des ONG humanitaires dont la sécurité n’a puêtre assurée, l’ISAF devra attendre l’intervention du président afghan Hamid Karzaï devant le Conseil del’Atlantique Nord fin juin 2004, pour que soit décidée l’augmentation de ses effectifs de 6500 à 10 000hommes. Le secrétaire d’Etat Colin Powell avait certes plaidé plus tôt pour une plus grande implication desalliés en Afghanistan, mais certains observateurs y virent essentiellement un moyen pour les Américains dese désengager de la gestion de l’après-guerre159.

Le sommet d’Istanbul apparaît comme un signe supplémentaire de cette « conceptioninstrumentale »160 de l’Alliance par les Etats-Unis. Alors que la crise irakienne aurait pu se dénouer dansl’enceinte du Conseil de l’Atlantique Nord, le président Bush n’y fit appel que pour impliquer davantage lesalliés dans la difficile reconstruction du pays après la guerre. Dans son Plan pour le Grand Moyen Orient,le président plaide dès le mois d’avril pour un « rôle substantiel » de l’OTAN dans la sécurité de la région.Mais en dépit de l’implication de nombreux Etats membres dans l’occupation de l’Irak, le consensus, cettefois, ne va pas se faire. Le président Bush ayant revu ses ambitions pour l’OTAN en Irak à la baisse –reconnaissant qu’il était irréaliste d’envisager une relève des forces américaines par l’Alliance en Irak161 – ladiscussion ne portera à Istanbul que sur sa participation à la formation des forces de sécurité irakienne.Exprimant explicitement son soutien au nouveau gouvernement irakien, la déclaration d’Istanbul nerépondra que par un vague compromis aux demandes du premier ministre irakien162, laissant les modalitésde l’implication de l’OTAN à des négociations ultérieures, qui déboucheront tant bien que mal début aoûtsur la décision d’envoyer en Irak une cinquantaine de militaires163.

Mais si plusieurs Etats membres se sont opposés à ce que la mission de formation de l’OTAN soitplacée en Irak sous le commandement américain de la force multinationale, à Istanbul, la France fut le seulEtat membre à avoir fermement maintenu son opposition à la présence de l’OTAN en Irak même – touten acceptant une participation minimale et ponctuelle de l’organisation à la formation des forces de sécurité

157 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, op. cit., p. 286.158 Idem.159 Le Monde, 6 décembre 2003.160 Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, op. cit., p. 286.161 Le Monde, 1er juillet 2004.162 Cf. La lettre demandant au Secrétaire général de l’OTAN un appui pour la formation des forces de sécurité irakiennes, ainsi

qu’une « assistance technique ».163 Istanbul Summit Communiqué, issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic

Council, 28 June 2004 ; Statement on Iraq, idem ; The NATO Training Implementation Mission (NTIM-I) arrives in Iraq, Press Release26/14.08.2004.

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irakiennes164. De même, la volonté américaine d’impliquer la Force de réaction de l’OTAN dans lerenforcement des effectifs de l’ISAF, en perspective des élections présidentielles afghanes d’octobre 2004,se heurta au refus du président Chirac qui, tout en insistant sur la nécessité d’allouer plus de moyens àl’ISAF, rappela que la vocation de la FRO était ailleurs165. Ainsi, si les limites de la politique américaine de« subsidiarité » vis-à-vis de l’Alliance ont émergé à Istanbul, on le doit essentiellement à la France.

Cependant, à terme, il est probable que le maintien d’une attitude unilatérale de l’administrationaméricaine vis-à-vis de l’Alliance indispose les alliés les plus fidèles166. La gestion de la crise irakienne parWashington a d’ailleurs occasionné la défection de la Turquie et de l’Allemagne, alliés traditionnellementmoins « remuants » que la France. En outre, la division du travail a ses limites, surtout si elle implique undéséquilibre trop important au sein des instances de décision de l’OTAN.

Même si la France n’a pas su avoir un impact décisif sur la politique américaine vis-à-vis de l’Irak,l’influence de Paris au sein de l’OTAN est loin d’être négligeable. Il est clair que la position française vis-à-vis de l’Alliance profite du changement de cap instauré par le président Chirac au milieu des années 1990.Absente de la structure militaire intégrée de l’organisation, la France a renoué avec l’OTAN à l’occasion desguerres balkaniques, tout en promouvant de façon constante l’émergence d’une Europe de la défense. Elleest aujourd’hui la deuxième nation contributrice à la Force de réaction de l’OTAN, dont un Français assurele commandement167. Avec le Royaume Uni, elle est l’un des seuls Etats européens à avoir entamé uneréforme profonde et ambitieuse de ses forces armées, et à poser à ce titre des problèmes d’interopérabilitémoindres que le reste des Etats membres de l’OTAN. En outre, son engagement dans la lutte contre leterrorisme international et la prolifération n’a pas été remis en question après l’intervention de la coalitionen Irak168. Si les Européens souhaitent pérenniser la cohésion de l’Alliance, il leur appartient de se mettreen position de faire entendre leur voix par Washington. Non pour faire contrepoids à la politique étrangèreaméricaine, mais pour peser avec les Américains en faveur de la sécurité internationale.

Conclusions

La mutation de l’OTAN, depuis la fin de la guerre froide, est intimement liée à l’évolution des notionsde sécurité et de défense dans un cadre géostratégique mondial en transition. La zone euro-atlantiquen’étant plus soumise à la menace directe de l’Union soviétique, l’OTAN se lança dans une vaste entreprised’exportation de la stabilité et de la sécurité dans toute l’Europe, et au-delà, dans l’espace post-soviétique.Le dégel géopolitique suivant la dissolution de l’URSS lui offrait des possibilités d’action nouvelles – lesturbulences qui en étaient issues exigeaient par ailleurs le renforcement des mécanismes de sécuritécollective par la communauté internationale. Dans le conflit bosniaque, l’immobilisme des Européens et lesréticences des Américains – qui se traduisirent longtemps au Conseil de sécurité par des actions onusiennesinefficaces – finirent par ouvrir la voie aux opérations de paix de l’OTAN, qui dans les années 1990 setransforma en un nouvel instrument au service de la sécurité européenne.

Dans un contexte d’interdépendance croissante entre les Etats, la stabilité, sinon la sécuritéeuropéenne, fut en effet menacée par l’effondrement de l’Etat yougoslave. Mais si l’OTAN, à la recherched’une légitimité nouvelle, se mit dès 1992 en position d’intervenir militairement dans le cadre de la gestionde crises coordonnée par les Nations Unies, l’extension de ses missions au-delà de l’article 5 du traité de

164 L’Allemagne avait affirmé qu’elle n’enverrait pas de troupes en Irak pour la formation des forces de sécurité du pays, mais

s’était résolue à ne pas bloquer une décision de l’alliance en ce sens. Le Monde, 30 juin 2004.165 Le Monde, 1er juillet 2004.166 Ronald D. ASMUS, « Rebuilding the Atlantic Alliance », in Foreign Affairs, vol.82, n°5, September/October 2003, p. 28. 167 Le Monde, 1er juillet 2004.168 Rappelons notamment le rôle de Paris, avec Londres et Berlin, dans la gestion de la crise autour des capacités nucléaires de

l’Iran et du rôle de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, fin 2003.

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Washington traduisait avant tout une dispersion des menaces dans l’après-guerre froide. Face à celles-ci,l’Alliance a rapidement développé un Concept de sécurité « élargie ». Le dépassement de la dissuasion pure,en tant que doctrine de sécurité de l’Alliance, s’opéra de façon progressive dans la pratique atlantique, àmesure que les alliés furent directement confrontés à l’éclatement des nouvelles menaces. Mais il est unterrain sur lequel l’OTAN a été beaucoup plus proactive, et qui constitua l’autre pilier de la transformationfonctionnelle de l’Alliance : la sécurité coopérative.

L’élargissement constitua la pierre angulaire de cette stratégie, aux accents préventifs, dont l’objectifétait d’étendre la zone de sécurité et de stabilité sous leadership américain vers l’Est. En procurant àl’Alliance un gain stratégique certain par rapport à la Russie, l’élargissement comportait toutefois unpotentiel conflictuel qui risquait d’en remettre en cause la vocation. En dépit de celui-ci, les Etats membresde l’OTAN ont poursuivi le processus, diffusant un certain nombre de mécanismes de sécurité collectivegarantissant la paix sur tout le flanc oriental de l’Europe, de Tallinn à Ankara. L’institutionnalisation de lacoopération avec la Russie, quelque peu tardive, devait permettre à l’Alliance de résoudre, modestement, ledilemme. Mais à mesure que l’OTAN étendait ses mécanismes de coopération sur le territoire de laCommunauté des Etats indépendants, ce dilemme se reposait avec la même acuité – la Russie s’opposant àtoute intervention de l’OTAN dans les limites de son « étranger proche », au sein duquel les Etats-Unisprônaient au contraire l’établissement d’un « pluralisme géopolitique ». Le tournant pris par la politiqueétrangère russe après le 11 septembre 2001 semblera édulcorer la problématique grâce à l’attitude pro-occidentale de la Russie. Mais le changement de stratégie du président Poutine ne suffira à circonscriredurablement les interactions néfastes entre les systèmes de sécurité cohabitant au sein de l’OTAN, quedans la mesure où les Etats-Unis y maintiendront un dialogue intense avec la Russie, et ne lui dénieront pasun rôle particulier dans l’espace post-soviétique.

Ceci est d’autant plus vrai que dans les Balkans occidentaux, seule région d’Europe où l’OTAN n’avaitpas pu développer de partenariats, l’Alliance fut présente sur le terrain grâce à ses forces de maintien de lapaix. L’OTAN – et à travers l’OTAN, les Etats-Unis – étendit ainsi dans les années 1990, de jure ou de facto,son influence sur toute l’Europe. Peu à peu, à mesure que se consolide leur pacification, les nouveaux Etatsissus de l’ancienne Yougoslavie sont d’ailleurs concernés eux aussi par la force d’attraction de l’Alliance,tout comme les Nouveaux Etats indépendants. Ainsi, dans les années 1990, l’évolution des fonctions del’OTAN la place au cœur du système de sécurité paneuropéen, comme au sein d’un système solaire, où tousles Etats européens sont désormais dans la même galaxie169. L’OTAN s’affirme ainsi, dans l’après-guerrefroide, comme l’organisation de sécurité prééminente en Europe.

Le 11 septembre ne remet pas en cause ces évolutions, mais instaure plutôt un nouvel équilibre entreles fonctions de l’OTAN. La concrétisation d’une menace asymétrique dans une attaque contre le territoiredes Etats-Unis donne un sens nouveau à la défense collective. Mais si l’accélération de la transformationdes forces de l’Alliance revêt désormais un caractère prioritaire, les structures de coopération instaurées parcelle-ci depuis dix ans conservent tout leur intérêt, notamment à la lumière de la lutte contre les menacesasymétriques et celles y afférentes. Mais surtout, la poursuite de l’élargissement doit permettre aux Etats-Unis de parachever la stabilisation de l’Europe entreprise dans les années 1990, et de concentrer les forcesdes Américains, tout comme celles des Européens, sur d’autres parties du monde porteuses de menacesplus directes à leur sécurité commune.

Le Moyen-Orient et l’Asie héritent ainsi pleinement, dans l’après-11 septembre, de la valeurstratégique de l’Europe pendant la guerre froide. Il est désormais acquis que les forces de l’OTAN devrontà l’avenir être en mesure d’y jouer un rôle, plutôt que de poursuivre le « babysitting de l’Europe »170 :

169 Strobe TALBOTT, « From Prague to Baghdad : NATO at Risk », in Foreign Affairs, vol.81, n°6, November/December 2002,

pp. 50-51. 170 The Economist, 4th May 2002 & 23th November 2002.

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l’OTAN délègue ainsi progressivement ses missions de maintien de la paix en Europe à l’Unioneuropéenne. Mais la perte de valeur stratégique de l’Europe, aux yeux des Etats-Unis, semble se reportersur les Européens eux-mêmes en tant qu’alliés, ainsi que sur l’OTAN en tant que forum de consultation.En minimisant le rôle de l’Alliance dans sa politique étrangère, en recourrant aux coalitions des volontairesles plus divers pour mener ses opérations militaires et en subordonnant le consensus transatlantique à sesdesseins révisionnistes, l’administration Bush a mis en danger la cohésion de l’Alliance. Elle a reposé laquestion, à terme, du rôle de l’OTAN dans « l’après-après » guerre froide. Si les alliés semblent s’accorderthéoriquement sur ce rôle – ni Prague, ni Istanbul n’ont remis en question le Concept stratégique de 1999 –, l’après-11 septembre a donné lieu à la fois à des avancées et à des reculades : la consécration du hors-zoneet de la stratégie de projection de puissance posent ainsi la question du seuil d’action de l’Alliance – del’unité des alliés quant à la perception de la menace.

La question n’est pas neuve, rappelant le découplage de la guerre froide et les dilemmes inhérents auxalliances, à plus forte raison aux alliances dissymétriques171. Mais dans un monde où la composantenucléaire revêt des fonctions nouvelles, où la dissuasion change de forme, la solution exige, sinon une unitéde vues, une propension au dialogue – parce que la lutte contre les menaces asymétriques ne peut sesatisfaire d’une posture attentiste. Le déficit d’interopérabilité contribue au mépris des Etats-Unis pour lerecours à l’OTAN en tant que forum de consultation, mais la cause en est d’abord politique. Le problèmen’est toutefois pas insoluble.

Le caractère révisionniste de la puissance américaine depuis les attentats de 2001 menace certesl’Alliance atlantique. Cependant, l’amalgame entre la menace irakienne et la guerre anti-terroriste opéré parl’administration Bush est loin de constituer l’archétype de la lutte contre les menaces asymétriques –comme le suggère l’étrange redéploiement des forces armées américaines en Asie, alors même que laquestion nucléaire nord-coréenne n’est pas résolue. De leur côté, les Européens se satisfont moins qu’il n’yparaît du statu quo international, même s’ils privilégient l’incitation, plutôt que la coercition, comme moyende politique étrangère.

Les stratégies de sécurité des Etats-Unis et de l’Union européenne n’apparaissent pas incompatibles, etc’est avant tout la pratique de ces stratégies qui en définira la cohérence, au-delà du cas irakien. Comme lesuggère Ronald D. Asmus, il est temps pour les Alliés de repenser ensemble l’ordre international qu’ilsveulent promouvoir pour l’après-guerre froide172. Non pas un nouveau concept stratégique, mais un projetplus vaste : une « grande stratégie », du même ordre que celle qui vint à bout de la guerre froide.

Un tel chantier implique de rebâtir la confiance au sein de l’OTAN, la conviction commune qu’aucunpartenariat n’est plus essentiel à la sécurité des deux rives de l’Atlantique Nord. L’unilatéralisme del’administration Bush a gravement nui à l’Alliance – dont la crédibilité doit pouvoir se reposer sur lacohésion de ses membres face à une menace commune. Mais les Européens ont échoué à ramener lesAméricains au cœur de la logique multilatérale de l’OTAN. Or, l’efficacité de la force armée, dans lesstratégies de diplomatie coercitive, demeure soumise à l’unité des alliés. Le pouvoir d’attraction de l’OTAN,qui lui a permis d’édifier dans les années 1990 une vaste communauté de sécurité euro-atlantique, reposeprécisément sur la crédibilité de l’Alliance en termes d’emploi de la force. Face à une menace avérée contresa sécurité ou celle de l’un de ses membres, l’Alliance doit être en mesure de jouer son rôle originel : celuid’une alliance défensive. Cela implique que les Européens se mettent en position d’assumer leur part dufardeau dans un système de défense collective qui ne repose plus, désormais, uniquement sur la dissuasionassurée par les Etats-Unis. Et que les Américains, dont l’unilatéralisme a gravement altéré le leadership, enreviennent à l’essence de la relation transatlantique. En ce sens, le succès futur de la plus grande alliancemilitaire au monde pourrait bien passer par une révision de son équilibre interne. 171 Cf. Jean-Yves HAINE, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, op. cit., p. 285.172 Ronald D. ASMUS, « Rebuilding the Atlantic Alliance », op. cit., pp. 26-31.

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1996, 9 p.4. PFLIMLIN, P., L’Europe en devenir, 1997, 18 p.5. CARLIER, J.Y., Pour la suppression des visas : du pas suspendu du gitan au temps des cigognes, de la libre circulation

à la circulation libre, 1997, 8 p.6. COLLOWALD, P., A la fin du Siècle. L’Europe face à ses grands défis. Des réponses de Robert Schuman ?, 1997,

14 p.7. JANSEN, TH., The difficulty of expressing European identity, 1997, 15 p.8. BUSSCHAERT, J., Significance of a regional integration project : the case of the Benelux, 1997, 14 p.9. IEE et Faculté de Philosophie et Lettres-Département d’Histoire/Chaire Jean Monnet d’Histoire de

l’Europe contemporaine, Groupe d’Etude Histoire de l’Europe Contemporaine (GEHEC), 1998, 31 p.10. COLLOWALD, P., L’Europe en marche, où sont les citoyens ?, 1999, 10 p.11. THISSE, J-F. & VAN YPERSELE, T., Le Rôle des métropoles et de la concurrence spatiale dans le développement

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