par courriel jusqu’au mardi 18 septembre le point sera...

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1 Année 2018-2019, Agrégation de lettres modernes, Sorbonne Université, Faculté des lettres. Préparation à l’explication de texte hors programme (XIX e -XX e siècles), semestre 1. Enseignante : Myriam Roman ([email protected]) Jeudi, 18h-19h30, Amphi Michelet. Pour vous inscrire afin de passer à l’oral, vous pouvez procéder avant le début des cours par courriel jusqu’au mardi 18 septembre (merci de m’indiquer le texte choisi ; un même texte pourra être pris trois fois). Le point sera fait en séance le jeudi 20 septembre (désignation de la personne qui passe à l’oral ; inscriptions complémentaires). Le tableau récapitulatif des étudiants passant à l’oral sera diffusé les premières semaines. N’attendez pas le mois de mai et les colles réservées aux admissibles pour vous entraîner à cette épreuve ! Les rapports du jury insistent sur le manque de préparation évident de certains candidats. À noter : pour ceux d’entre vous qui passeraient en même temps le CAPES de lettres modernes, les textes étudiés peuvent vous aider dans la préparation de la dissertation générale. Rappel de la nature de l’épreuve : 2 heures de préparation, trente minutes d’explication, dix minutes de questions (temps de passage total : 40 minutes). Coefficient : 7. 1. Jeudi 20 septembre : Aloysius Bertrand, « Le Raffiné », Gaspard de la nuit (1842, posth.). 2. Jeudi 27 septembre : Victor Hugo, « La Conscience », La Légende des siècles (Première Série, 1859). 3. Jeudi 4 octobre : Charles Baudelaire, « Perte d’auréole », Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose (1869, posth.). 4. Jeudi 11 octobre : Guillaume Apollinaire, le début de « Zone », Alcools. Poèmes 1898- 1913. 5. Jeudi 18 octobre : Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (1833), acte II, scène 1 (extrait). 6. Jeudi 25 octobre : Victor Hugo, Ruy Blas (1838), acte IV, sc. 2 (extrait). Vacances de la Toussaint 7. Jeudi 8 novembre : Paul Claudel, La Ville (seconde version, 1900). 8. Jeudi 15 novembre : Samuel Beckett, Fin de partie (1956). 9. Jeudi 22 novembre : François-René de Chateaubriand, Atala (1801). 10. Jeudi 29 novembre : Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839). 11. Jeudi 6 décembre : Émile Zola, Nana (1880). 12. Jeudi 13 décembre : André Breton, Nadja (1928) 13. Jeudi 20 décembre : Céline, Voyage au bout de la nuit (1932).

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Année 2018-2019, Agrégation de lettres modernes, Sorbonne Université, Faculté des lettres.

Préparation à l’explication de texte hors programme (XIXe-XXe siècles), semestre 1. Enseignante : Myriam Roman ([email protected])

Jeudi, 18h-19h30, Amphi Michelet.

Pour vous inscrire afin de passer à l’oral, vous pouvez procéder avant le début des cours

par courriel jusqu’au mardi 18 septembre (merci de m’indiquer le texte choisi ; un même texte pourra être pris trois fois). Le point sera fait en séance le jeudi 20 septembre (désignation de la personne qui passe à l’oral ; inscriptions complémentaires). Le tableau récapitulatif des étudiants passant à l’oral sera diffusé les premières semaines.

N’attendez pas le mois de mai et les colles réservées aux admissibles pour vous

entraîner à cette épreuve ! Les rapports du jury insistent sur le manque de préparation évident de certains candidats.

À noter : pour ceux d’entre vous qui passeraient en même temps le CAPES de lettres modernes, les textes étudiés peuvent vous aider dans la préparation de la dissertation générale.

Rappel de la nature de l’épreuve : 2 heures de préparation, trente minutes d’explication,

dix minutes de questions (temps de passage total : 40 minutes). Coefficient : 7. 1. Jeudi 20 septembre : Aloysius Bertrand, « Le Raffiné », Gaspard de la nuit (1842, posth.). 2. Jeudi 27 septembre : Victor Hugo, « La Conscience », La Légende des siècles (Première Série, 1859). 3. Jeudi 4 octobre : Charles Baudelaire, « Perte d’auréole », Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose (1869, posth.). 4. Jeudi 11 octobre : Guillaume Apollinaire, le début de « Zone », Alcools. Poèmes 1898-1913. 5. Jeudi 18 octobre : Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (1833), acte II, scène 1 (extrait). 6. Jeudi 25 octobre : Victor Hugo, Ruy Blas (1838), acte IV, sc. 2 (extrait).

Vacances de la Toussaint 7. Jeudi 8 novembre : Paul Claudel, La Ville (seconde version, 1900). 8. Jeudi 15 novembre : Samuel Beckett, Fin de partie (1956). 9. Jeudi 22 novembre : François-René de Chateaubriand, Atala (1801). 10. Jeudi 29 novembre : Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839). 11. Jeudi 6 décembre : Émile Zola, Nana (1880). 12. Jeudi 13 décembre : André Breton, Nadja (1928) 13. Jeudi 20 décembre : Céline, Voyage au bout de la nuit (1932).

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Texte n°1 : Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot (1842, posth.). Livre II, « Le Vieux Paris ».

V

Le Raffiné

Un fendant, un raffiné.

Poésies de Scarron.

« Mes crocs1 aiguisés en pointe ressemblent à la queue de la tarasque2, mon linge est aussi blanc qu’une nappe de cabaret, et mon pourpoint n’est pas plus vieux que les tapisseries de la couronne.

» S’imaginerait-on jamais, à voir ma pimpante dégaine, que la faim, logée dans

mon ventre, y tire — la bourrèle3 ! — une corde qui m’étrangle comme un pendu !

» Ah ! si de cette fenêtre, où grésille une lumière, était seulement tombée dans la corne de mon feutre une mauviette4 rôtie au lieu de cette fleur fanée !

» La place Royale5 est, ce soir, aux falots, claire comme une chapelle ! —

« Gare la litière ! » — « Fraîche limonade ! » — « Macarons de Naples ! » — « Or çà, petit, que je goûte avec le doigt ta truite à la sauce ! Drôle ! il manque les épices dans ton poisson d’avril ! »

» N’est-ce pas la Marion De l’Orme6 au bras du duc de Longueville ? Trois

bichons la suivent en jappant. Elle a de beaux diamants dans les yeux, la jeune courtisane ! — Il a de beaux rubis7 sur le nez, le vieux courtisan ! »

*

Et le raffiné se panadait8, le poing sur sa hanche, coudoyant les promeneurs, et souriant aux promeneuses. Il n’avait pas de quoi dîner ; il acheta un bouquet de violettes.

1 Les extrémités de la moustache. 2 Gargouilles grotesques rappelant le monstre légendaire promené en procession lors de certaines fêtes méridionales, notamment à Tarascon. 3 Féminin de bourreau. 4 Nom vulgaire de l’alouette devenue grasse. 5 L’actuelle Place des Vosges. 6 Célèbre courtisane (1612-1706), amie de Ninon de Lenclos. 7 Excroissances. 8 Se pavanait.

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Texte n°2 : Victor Hugo, La Légende des siècles (Première Série, 1859).

II

LA CONSCIENCE

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, Echevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhovah, Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva Au bas d’une montagne en une grande plaine ; Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. » Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts. Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres, Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres, Et qui le regardait dans l’ombre fixement. « Je suis trop près », dit-il avec un tremblement. Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse, Et se remit à fuir sinistre dans l’espace. Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits, Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. « Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr. Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. » Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes L’œil à la même place au fond de l’horizon. Alors il tressaillit en proie au noir frisson. « Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche, Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche. Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont Sous des tentes de poil dans le désert profond : « Etends de ce côté la toile de la tente. » Et l’on développa la muraille flottante ; Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb : « Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond, La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;

Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! » Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs Soufflant dans des clairons et frappant des tambours, Cria : « Je saurai bien construire une barrière. » Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière. Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours! » Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle. Bâtissons une ville avec sa citadelle, Bâtissons une ville, et nous la fermerons. » Alors Tubalcaïn, père des forgerons, Construisit une ville énorme et surhumaine. Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine, Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ; Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ; Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles. Le granit remplaça la tente aux murs de toiles, On lia chaque bloc avec des nœuds de fer, Et la ville semblait une ville d’enfer ; L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ; Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ; Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. » Quand ils eurent fini de clore et de murer, On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ; Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père ! L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla. Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. » Alors il dit: « Je veux habiter sous la terre Comme dans son sépulcre un homme solitaire ; Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. » On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! » Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ; Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain, L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Fernand Cormon (1845-1924), Caïn, 1880, Huile sur toile, H. 400 ; L. 700 cm Paris, Musée d'Orsay.

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Texte n°3 : Charles Baudelaire, « Perte d’auréole », Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose (1869, posth.)

XLVI

PERTE D’AURÉOLE

« Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.

— Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez !

— Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.

— Ma foi ! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poëte la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! »

Document :

Peuples ! écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé ! Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n’est pas éclos. Homme, il est doux comme une femme. Dieu parle à voix basse à son âme Comme aux forêts et comme aux flots !

C’est lui qui, malgré les épines, L’envie et la dérision, Marche, courbé dans vos ruines, Ramassant la tradition. De la tradition féconde

Sort tout ce qui couvre le monde, Tout ce que le ciel peut bénir. Toute idée, humaine ou divine, Qui prend le passé pour racine A pour feuillage l’avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme Sur l’éternelle vérité ! Il la fait resplendir pour l’âme D’une merveilleuse clarté. Il inonde de sa lumière Ville et désert, Louvre et chaumière, Et les plaines et les hauteurs ; À tous d’en haut il la dévoile ; Car la poésie est l’étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Victor Hugo, « Fonction du poète » (extrait), Les Rayons et les ombres, 1840

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Texte n°4 : Guillaume Apollinaire, Alcools. Poèmes 1898-1913 (1913). Voir l’édition électronique de Didier Alexandre, 2014 (Labex Obvil, Projet HyperApollinaire) http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/apollinaire/alcools/, tei, html, text, epub.

ZONE

À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières Portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité C’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur [...]

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Texte n°5 : Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (1833), acte II, scène 1 (extrait), p. 81-84 dans l’édition du Livre de poche procurée par Florence Naugrette en 2012.

Octave.

L’indifférence. [Début du texte : Vous ne pouvez ni aimer ni haïr, et vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épine et sans parfum.

Marianne.

Bien dit. Aviez-vous préparé d’avance cette comparaison ? Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le-moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche.

Octave.

Qu’y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans parfum n’en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faites ainsi ; et le jour où, comme une Galatée d’une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une charmante statue que vous ferez, et qui ne laissera pas que de trouver quelque niche respectable dans un confessionnal.

Marianne.

Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? Voyez un peu ce qui m’arrive : il est décrété par le sort que Cœlio m’aime, ou qu’il croit m’aimer, lequel Cœlio le dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyer en votre personne un digne représentant, chargé de me faire savoir que j’aie à aimer ledit seigneur Cœlio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi ? N’est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à point nommé, à l’heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt, et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable ? Est-il une statue plus froide qu’elle et l’homme qui lui parle, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main, n’a-t-il pas le droit de lui dire : Vous êtes une rose du Bengale sans épine et sans parfum ?

Octave.

Cousine, cousine, ne vous fâchez pas. Marianne.

N’est-ce pas une chose bien ridicule que l’honnêteté et la foi jurée ? que l’éducation d’une fille, la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelque chose, et qu’avant de jeter au vent la poussière de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons du soleil, entrouvert par une main délicate ? Tout

cela n’est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au premier soupir d’un cavalier à la mode doit s’évaporer dans les airs ?

Octave.

Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Cœlio.

Marianne.

Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule. Une femme ! c’est une partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une : Voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles matières, que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait tout bas : « Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière, » et qui la laisserait passer ?

Elle sort. Fin du texte à étudier]

Octave, seul.

Tra, tra, poum, poum ! tra deri la la ! Quelle drôle de petite femme ! Hai ! Holà !

(Il frappe à une auberge.)

A voir : la mise en scène de la pièce par Lambert Wilson en 1994, au Théâtre des Bouffes du Nord. Lambert Wilson (Octave), Laure Marsac (Marianne).

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Texte n°6 : Victor Hugo, Ruy Blas (1838), acte IV, sc. 2, p. 161-163 dans l’éd. procurée par Patrick Berthier en Folio (1997).

SCÈNE  II  DON  CÉSAR.  

Effaré,  essoufflé,  décoiffé,  étourdi,  avec  une  expression  joyeuse  et  inquiète  en  même  temps.      

Tant  pis  !  C'est  moi  !      

Il  se  relève  en  se  frottant  la  jambe  sur  laquelle  il  est  tombé,  et  s'avance  dans  la  chambre  avec  force  révérences  et  chapeau  bas.    

 Pardon  !  Ne  faites  pas  attention,  je  passe.    Vous  parliez  entre  vous.  Continuez,  de  grâce.    J'entre  un  peu  brusquement,  messieurs,  j'en  suis  fâché  !      

Il  s'arrête  au  milieu  de  la  chambre  et  s'aperçoit  qu'il  est  seul.      

–  Personne  !  –  Sur  le  toit  tout  à  l'heure  perché,  J'ai  cru  pourtant  ouïr  un  bruit  de  voix.  –  Personne  !      

S'asseyant  dans  un  fauteuil.      

Fort  bien.  Recueillons-­‐nous.  La  solitude  est  bonne.    –  Ouf  !  Que  d'événements  !  –  J'en  suis  émerveillé    Comme  l'eau  qu'il  secoue  aveugle  un  chien  mouillé.    Primo,  ces  alguazils  qui  m'ont  pris  dans  leurs  serres  ;    Puis  cet  embarquement  absurde  ;  ces  corsaires  ;  Et  cette  grosse  ville  où  l'on  m'a  tant  battu  ;    Et  les  tentations  faites  sur  ma  vertu  Par  cette  femme  jaune  ;  et  mon  départ  du  bagne  ;    Mes  voyages  ;  enfin,  mon  retour  en  Espagne  !    Puis,  quel  roman  !  Le  jour  où  j'arrive,  c'est  fort,    Ces  mêmes  alguazils  rencontrés  tout  d'abord  !    Leur  poursuite  enragée  et  ma  fuite  éperdue  ;  Je  saute  un  mur  ;  j'avise  une  maison  perdue    Dans  les  arbres,  j'y  cours  ;  personne  ne  me  voit  ;    Je  grimpe  allègrement  du  hangar  sur  le  toit  ;    Enfin,  je  m'introduis  dans  le  sein  des  familles    Par  une  cheminée  où  je  mets  en  guenilles  Mon  manteau  le  plus  neuf  qui  sur  mes  chausses  pend  !  ...    —  Pardieu  !  monsieur  Salluste  est  un  grand  sacripant  !      

Se  regardant  dans  une  petite  glace  de  Venise  posée  sur  le  grand  coffre  à  tiroirs  sculptés.      

—  Mon  pourpoint  m'a  suivi  dans  mes  malheurs.  Il  lutte  !      

Il  ôte  son  manteau  et  mire  dans  la  glace  son  pourpoint  de  satin  rose  usé,  déchiré  et  rapiécé  ;  puis  il  porte  vivement  la  main  à  sa  jambe  avec  un  coup  d'œil  vers  la  cheminée.  

   Mais  ma  jambe  a  souffert  diablement  dans  ma  chute  !      

Il  ouvre  les  tiroirs  du  coffre.  Dans  l'un  d'entre  eux,  il  trouve  un  manteau  de  velours  vert  clair,  brodé  d'or,  le  manteau  donné  par  don  Salluste  à  Ruy  Blas.  Il  examine  le  manteau  et  le  compare  au  sien.  

Ce  manteau  me  paraît  plus  décent  que  le  mien.    Il  jette  le  manteau  vert  sur  ses  épaules  et  met  le  sien  à  la  place  dans  le  coffre,  après  l'avoir  

soigneusement  plié  ;  il  y  ajoute  son  chapeau  ,  qu'il  enfonce  sous  le  manteau  d'un  coup  de  poing  ;  puis  il  referme  le  tiroir.  Il  se  promène  fièrement,  drapé  dans  le  beau  manteau  brodé  d'or.  [...]  

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Texte n°7 : Paul Claudel, La Ville (seconde version, 1900). Extrait de l’acte I (exposition), p. 302-304, éd. du Mercure de France, 1967.

CŒUVRE. — O Besme, pour comprendre ce que je suis et ce que je dis, Il t’est besoin d’une autre science. Et pour l’acquérir, oubliant un raisonnement profane, il te suffit d’ouvrir les yeux à ce qui est. O Besme, si cette feuille devient jaune, Ce n’est point parce que la terre occupe telle position sur son orbite, ce n’est point parce que les canaux obstrués se

flétrissent, Et ce n’est point non plus pour que, tombant, elle abrite et nourrisse au pied de l’arbre les graines et les insectes. Elle jaunit pour fournir saintement à la feuille voisine qui est rouge l’accord de la note nécessaire. Toutes choses sont présentes, et entre le futur et entre le passé il n’y a suite que sur un même plan. Et si tu te demandes à quoi je sers, tu commets un désordre, tu confonds les catégories. A quoi sert la couleur de tes cheveux ? A quoi sert l’orchidée qui est au cœur de la forêt vierge, le saphir que nul mineur ne fera sortir de sa gangue ? Inconnu des hommes, l’Etre qui nous a créés et nous conserve en nous considérant Nous connaît, et nous contribuons secrètement à sa gloire. BESME. — O toi, qui comme la langue réside dans un lieu obscur ! S’il est vrai, comme jaillit l’eau de la terre, Que la nature pareillement entre les lèvres du poète nous ait ouvert une source de paroles, Explique-moi d’où vient ce souffle par ta bouche façonné en mots. Car, quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille S’émeut dans le silence de Midi, la paix en nous peu à peu succède à la pensée. Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde. Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables. CŒUVRE. — O Besme, je ne parle pas selon ce que je veux, mais je conçois dans le sommeil. Et je ne saurais expliquer d’où je retire ce souffle, c’est le souffle qui m’est retiré. Dilatant ce vide que j’ai en moi, j’ouvre la bouche, Et, ayant aspiré l’air, dans ce legs de lui-même par lequel l’homme à chaque seconde expire l’image de sa mort, Je restitue une parole intelligible. Et, l’ayant dite, je sais ce que j’ai dit. BESME. — Ainsi j’arrive peu à peu à rendre votre mal manifeste. N’est-il pas vrai, ô Cœuvre, que toute parole est une réponse, ou l’appelle ? Et c’est pourquoi tout vers autre que le tien Rhythme ou rime, comporte ou comprend Un élément extérieur à lui-même. CŒUVRE. — C’est vrai. BESME. — Mais toi, Qui t’interroge ou à qui est-ce que tu réponds ? Où est cet échange, cette mystérieuse respiration dont tu parles ? CŒUVRE. — Il est vrai, ô Besme, et tu as proprement découvert mon mal. Je suis environné par le doute et j’éprouve avec terreur l’écho. Toute parole est une explication de l’amour, mais, bien que ce cœur en soit rempli, Qui m’aime, ou qui peut dire que je l’aime ?

Résumé : « L’acte I de cette seconde version se déroule dans les jardins de Besme, qui dominent le panorama de la ville. Quatre personnages s’y confrontent et s’y affrontent : Lambert de Besme, l’homme politique conservateur, Avare, l’anarchiste révolutionnaire, Isidore de Besme, le savant, et Cœuvre, le poète. Refusant d’épouser Lambert, dont elle est la fille adoptive, Lâla choisit de s’unir à Cœuvre. Au second acte, on apprend que Lâla a quitté Cœuvre, dont elle a eu un enfant, pour Avare. La révolution triomphe et Besme est exécuté par la foule des insurgés. L’acte III s’ouvre sur les ruines de la ville, dévastée par la guerre. Quatorze années se sont écoulées. Les hommes ont voulu établir une cité idéale, en vain. Avare se retire, après avoir désigné comme roi Ivors, le fils de Lâla et de Cœuvre. Revêtu des insignes d’évêque et escorté du clergé, ce dernier convertit Ivors : le règne de l’épée et du glaive a laissé place au royaume de Dieu. » (Source : http://www.paul-claudel.net/oeuvre/la-ville-)

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Texte n°8 : Samuel Beckett, Fin de partie (1956), Éditions de Minuit, p. 33-36.

NAGG. — Qu’est-ce que ça veut dire ? (Un temps.) Ça ne veut rien dire. (Un temps.) Je vais te raconter l’histoire du tailleur.

NELL. — Pourquoi ? NAGG. — Pour te dérider. NELL. — Elle n’est pas drôle. NAGG. — Elle t’a toujours fait rire. (Un temps.) La première fois j’ai cru que tu allais

mourir. NELL. — C’était sur le lac de Côme. (Un temps.) Une après-midi d’avril. (Un temps.)

Tu peux le croire ? NAGG. — Quoi ? NELL. — Que nous nous sommes promenés sur le lac de Côme. (Un temps.) Une après-

midi d’avril. NAGG. — On s’était fiancés la veille. NELL. — Fiancés ! NAGG. — Tu as tellement rit que tu nous as fait chavirer. On aurait dû se noyer. NELL. — C’est parce que je me sentais heureuse. NAGG. — Mais non, mais non, c’était mon histoire. La preuve, tu en ris encore. A

chaque fois. NELL. — C’était profond, profond. Et on voyait le fond. Si blanc, si net. NAGG. — Ecoute-là encore. (Voix de raconteur.) Un Anglais — (il prend un visage

d’Anglais, reprend le sien) — ayant besoin d’un pantalon rayé en vitesse pour les fêtes du Nouvel An se rend chez son tailleur qui lui prend ses mesures. (Voix du tailleur.) « Et voilà qui est fait, revenez dans quatre jours, il sera prêt. » Bon. Quatre jours plus tard. (Voix du tailleur.) « Sorry, revenez dans huit jours, j’ai raté le fond. » Bon, ça va, le fond, c’est pas commode. Huit jours plus tard. (Voix du tailleur.) « Désolé, revenez dans dix jours, j’ai salopé l’entre-jambes. » Bon, d’accord, l’entre-jambes, c’est délicat. Dix jours plus tard. (Voix du tailleur.) « Navré, revenez dans quinze jours, j’ai bousillé la braguette. » Bon, à la rigueur, une belle braguette, c’est calé. (Un temps. Voix normale.) Je la raconte mal. (Un temps. Morne.) Je raconte cette histoire de plus en plus mal. (Un temps. Voix de raconteur.) Enfin bref, de faufil en aiguille, voici Pâques fleuries et il loupe les boutonnières. (Visage, puis voix du client.) « Goddam Sir, non, vraiment, c’est indécent, à la fin ! En six jours, vous entendez, six jours, Dieu fit le monde. Oui Monsieur, parfaitement Monsieur, le MONDE ! Et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en trois mois ! » (Voix du tailleur, scandalisée.) « Mais Milord ! Mais Milord ! Regardez — (geste méprisant, avec dégoût) — le monde... (un temps)... et regardez — (geste amoureux, avec orgueil) — mon PANTALON ! »

Un temps. Il fixe Nell restée impassible, les yeux vagues, part d’un rire forcé et aigu, le coupe, avance la tête vers Nell, lance de nouveau son rire.

HAMM. — Assez ! Nagg sursaute, coupe son rire. NELL. — On voyait le fond. HAMM (excédé). — Vous n’avez pas fini ? Vous n’allez donc jamais finir ? (Soudain

furieux.) Ça ne va donc jamais finir ? (Nagg plonge dans la poubelle, rabat le couvercle. Nell ne bouge pas.) Mais de quoi peuvent-ils parler, de quoi peut-on parler encore ? (Frénétique.) Mon royaume pour un boueux ! (Il siffle. Entre Clov.) Enlève-moi ces ordures ! Fous-les à la mer !

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Texte n°9 : François-René de Chateaubriand, Atala (1801), Classiques de poche, p. 156-157.

« Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'étais assis en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j'avais supporté sur mes genoux cette tête charmante ! Que de fois je m'étais penché sur elle pour entendre et pour respirer son souffle ! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et c'était en vain que j'attendais le réveil de la beauté ! « La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. De temps en temps le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis, secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d'un vieux poète nommé Job ; il disait : « “ J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché comme l'herbe des champs. « “ Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l'amertume du cœur ? ”

« Ainsi chantait l'ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée, allait roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d'un torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres, et l'on croyait entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du solitaire.

« Cependant une barre d'or se forma dans l'Orient. Les éperviers criaient sur les rochers, et les martres rentraient dans le creux des ormes : c'était le signal du convoi d'Atala. Je chargeai le corps sur mes épaules ; l'ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort ralentissaient également nos pas. »

Girodet, Atala au tombeau (Les funérailles d’Atala), 1808, Musée du Louvre.

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Texte n°10 : Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839), l’incipit.

CHAPITRE PREMIER

MILAN EN 1796

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi ; huit jours encore avant l’arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale : c’était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du papier sale.

Au Moyen Âge, les Lombards républicains avaient fait preuve d’une bravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville entièrement rasée par les empereurs d’Allemagne. Depuis qu’ils étaient devenus de fidèles sujets, leur grande affaire était d’imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d’une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant : quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces mœurs efféminées aux émotions profondes que donna l’arrivée imprévue de l’armée française. Bientôt surgirent des mœurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s’aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l’Autriche marqua la chute des idées anciennes : exposer sa vie devint à la mode ; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d’un amour réel et chercher les actions héroïques.

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Texte n°11 : Émile Zola, Nana (1880), l’incipit.

À neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide. Quelques personnes, au balcon et à l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat, dans le petit jour du lustre à demi-feux. Une ombre noyait la grande tache rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait de la scène, la rampe éteinte, les pupitres des musiciens débandés. En haut seulement, à la troisième galerie, autour de la rotonde du plafond où des femmes et des enfants nus prenaient leur volée dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des têtes coiffées de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrées d’or. Par moments, une ouvreuse se montrait, affairée, des coupons à la main, poussant devant elle un monsieur et une dame qui s’asseyaient, l’homme en habit, la femme mince et cambrée, promenant un lent regard.

Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.

— Que te disais-je, Hector ? s’écria le plus âgé, un grand garçon à petites moustaches noires, nous venons trop tôt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.

Une ouvreuse passait.

— Oh ! monsieur Fauchery, dit-elle familièrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.

— Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m’a encore juré qu’on commencerait à neuf heures précises.

Un instant, ils se turent, levant la tête, fouillant l’ombre des loges. Mais le papier vert dont elles étaient tapissées les assombrissait encore. En bas, sous la galerie, les baignoires s’enfonçaient dans une nuit complète. Aux loges de balcon, il n’y avait qu’une grosse dame, échouée sur le velours de la rampe. À droite et à gauche, entre de hautes colonnes, les avant-scènes restaient vides, drapées de lambrequins à longues franges. La salle blanche et or, relevée de vert tendre, s’effaçait, comme emplie d’une fine poussière par les flammes courtes du grand lustre de cristal.

— Est-ce que tu as eu ton avant-scène pour Lucy ? demanda Hector.

— Oui, répondit l’autre, mais ça n’a pas été sans peine… Oh ! il n’y a pas de danger que Lucy vienne trop tôt, elle !

Il étouffa un léger bâillement ; puis, après un silence :

— Tu as de la chance, toi qui n’as pas encore vu de première… La Blonde Vénus sera l’événement de l’année. On en parle depuis six mois. Ah ! mon cher, une musique ! un chien !… Bordenave, qui sait son affaire, a gardé ça pour l’Exposition.

Hector écoutait religieusement. Il posa une question.

— Et Nana, l’étoile nouvelle, qui doit jouer Vénus, est-ce que tu la connais ?

— Allons, bon ! ça va recommencer ! cria Fauchery en jetant les bras en l’air. Depuis ce matin, on m’assomme avec Nana. J’ai rencontré plus de vingt personnes, et Nana par-ci, et Nana par-là ! Est-ce que je sais, moi ! est-ce que je connais toutes les filles de Paris !… Nana est une invention de Bordenave. Ça doit être du propre !

Il se calma. Mais le vide de la salle, le demi-jour du lustre, ce recueillement d’église plein de voix chuchotantes et de battements de porte, l’agaçaient.

— Ah ! non, dit-il tout à coup, on se fait trop vieux, ici. Moi, je sors… Nous allons peut-être trouver Bordenave en bas. Il nous donnera des détails.

En bas, dans le grand vestibule dallé de marbre, où était installé le contrôle, le public commençait à se montrer. Par les trois grilles ouvertes, on voyait passer la vie ardente des boulevards, qui grouillaient et flambaient sous la belle nuit d’avril. Des roulements de voiture s’arrêtaient court, des portières se refermaient bruyamment, et du monde entrait, par petits groupes, stationnant devant le contrôle, montant, au fond, le double escalier, où les femmes s’attardaient avec un balancement de la taille. Dans la clarté crue du gaz, sur la nudité blafarde de cette salle dont une maigre décoration Empire faisait un péristyle de temple en carton, de hautes affiches jaunes s’étalaient violemment, avec le nom de Nana en grosses lettres noires.

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Texte n°12 : André Breton, Nadja (1928), Gallimard, coll. Folioplus, p. 62-64. La photographie fait partie de l’extrait à étudier.

sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu’un qui, ayant commencé par les yeux, n’a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. Le bord, nullement la paupière (un tel éclat s’obtient et s’obtient seulement si l’on ne passa avec soin le crayon que sous la paupière. Il est intéressant de noter, à ce propos, que Blanche Derval, dans le rôle de Solange, même vue de très près, ne paraissait en rien maquillée. Est-ce à dire que ce qui est très faiblement permis dans la rue mais est recommandé au théâtre ne vaut à mes yeux qu’autant qu’il est passé outre à ce qui est défendu dans un cas, ordonné dans l’autre ? Peut-être). Je n’avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue, tout en m’attendant, j’en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu’alors je n’en puisse rien croire. Elle se rend, prétend-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta (je dis : prétend-elle, parce que sur l’instant j’en doute et qu’elle devait reconnaître par la suite qu’elle allait sans but aucun).

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Texte n°13 : Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), p. 253-254, Folio, 2005.

Elle niait l’âge avec fureur la mère Henrouille... Et se démenait, irréconciliable, à travers sa porte, contre les fléaux du monde entier. Elle refusait comme une sale imposture le contact, les fatalités et les résignations de la vie extérieure. Elle ne voulait rien entendre de tout ça. « C’était des tromperies ! qu’elle hurlait. Et c’est vous-même qui les avez inventées ! »

Contre tout ce qui se passait en dehors de sa masure elle se défendait atrocement et contre toutes les tentations de rapprochement et de conciliation aussi. Elle avait la certitude que si elle ouvrait sa porte les forces hostiles déferleraient chez elle, s’empareraient d’elle et que ça serait fini une fois pour toutes.

« Ils sont malins aujourd’hui, qu’elle criait. Ils ont des yeux partout autour de la tête et des gueules jusqu’au trou du cul et d’autres partout encore et rien que pour mentir... Ils sont comme ça... »

Elle parlait dru comme elle avait appris dans Paris à parler au marché du Temple comme brocanteuse avec sa mère à elle, dans sa petite jeunesse... Elle venait d’un temps où le petit peuple n’avait pas encore appris à s’écouter vieillir.

« J’veux travailler si tu veux pas me donner mon argent ! qu’elle criait à sa belle-fille. Tu m’entends-t-y friponne ? J’veux travailler !

— Mais, vous ne pouvez plus, grand-mère ! — Ah ! j’peux plus ! Essaye donc d’entrer dans mon trou pour voir ! Je vas te

montrer si je peux plus ! » Et on l’abandonnait encore un coup dans son réduit à se protéger. Tout de même,

ils voulaient à tout force me la montrer la vieille, j’étais venu pour ça, et pour qu’elle nous reçoive, ça a été une fameuse manigance. Et puis, pour tout dire, je ne voyais pas très bien ce qu’on me voulait. C’est la concierge, la tante à Bébert, qui leur avait répété que j’étais un médecin bien doux, bien aimable, bien complaisant... Ils voulaient savoir si je pouvais pas la faire tenir tranquille leur vieille rien qu’avec des médicaments... Mais ce qu’ils désiraient encore plus, au fond (elle surtout, la bru), c’est que je la fasse interner la vieille, une fois pour toutes... Quand nous eûmes frappé pendant une bonne demi-heure à sa porte, elle a fini par ouvrir d’un seul coup et je l’ai eue là devant moi, avec ses yeux bordés de sérosités roses. Mais son regard dansait bien guilleret quand même au-dessus de ses joues tapées et bises, un regard qui vous prenait l’attention et vous faisait oublier le reste, à cause du plaisir léger qu’il vous donnait malgré soi et qu’on cherchait à retenir après en soi d’instinct, la jeunesse.

Ce regard allègre animait tout alentour, dans l’ombre, d’une joie jeunette, d’un entrain minime mais pur comme nous n’en avons plus à notre disposition, sa voix cassée quand elle vociférait reprenait guillerette les mots quand elle voulait bien parler comme tout le monde et vous les faisait alors sautiller, phrases et sentences, caracoler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement comme les gens pouvaient le faire avec leur voix et les choses autour d’eux au temps encore où ne pas savoir se débrouiller à raconter et chanter tour à tour, bien habilement, passait pour niais, honteux, et maladif.

L’âge l’avait recouverte comme un vieil arbre frémissant, de rameaux allègres.

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L’explication linéaire

Une explication linéaire explique le texte dans l’ordre du texte ; c’est un exercice avant tout oral. L’introduction d’une explication de texte linéaire se décompose en 5 étapes : 1. Une entrée en matière : en quelques phrases (une ou deux), on présente l’œuvre de façon à « arriver » logiquement au texte que l’on va

étudier. Il faut donc choisir un angle d’attaque habile. Il ne s’agit pas de répéter tout ce qu’on sait sur l’œuvre, ni de donner trop d’informations générales.

2. Une présentation du texte et sa situation dans l’œuvre : de quoi s’agit-il dans ce texte ? que se passe-t-il ? (résumer le contenu) à quel moment de l’œuvre se situe-t-il ? On lit le texte à ce moment précis de l’introduction. La lecture doit être préparée: mettre le ton, faire les liaisons et… compter les syllabes pour ne pas faire de vers

faux, quand il s’agit de poésie ou de théâtre en vers. 3. Une caractérisation de l’extrait à étudier : chercher à définir le type de texte auquel cet extrait appartient, son genre, son sous-genre… Se poser la question

de son appartenance canonique (ex : description, narration, de paysage, de personnage, — portrait — ; pour le théâtre : dialogue, monologue, type de scène : dénouement, exposition, etc.). Comment peut-on classer ce texte ? Creuser la question, qui conduira ainsi plus facilement à un axe de lecture dans l’étape suivante.

Donner aussi le(s) ton(s) : lyrique, comique, ironique, farcesque, etc. Définir brièvement ce que vous entendez par là (ex. : « ce texte, lyrique, exprime des sentiments personnels et cherche à créer une émotion »)

4. Un axe de lecture (on dit aussi une problématique) : quelle caractéristique majeure pourra-t-on retenir comme angle d’analyse de ce texte ? Quel est le trait frappant

de son écriture ? Pour trouver la problématique, on peut se poser la question de l’effet visé par l’auteur / ou de ses intentions. Une

bonne problématique croise souvent une approche thématique et une caractéristique d’écriture. Attention, il n’y a pas plusieurs axes de lecture. Il n’y a qu’un seul axe de lecture, qui fédère plusieurs idées et

prend plusieurs aspects. C’est une question de formulation : à vous de trouver une expression synthétique. 5. Le plan du passage : il s’agit d’organiser le texte en parties et de donner à leur succession un sens, c’est-à-dire d’interpréter

l’organisation que vous discernez. Le but n’est pas de « découper » un texte, mais de lui donner une dynamique, un ordre (ou, le cas échéant, de souligner son désordre).

Il y a presque autant de plans que de lecteurs. Plus la logique que vous avez trouvée est simple, meilleure elle est. => Dans le cas de l’explication linéaire, le plan du passage donne le plan de votre commentaire. Petit conseil pratique : on ne rédige pas l’introduction au début. On prend le temps de réfléchir, de relire le texte

et progressivement, on note au brouillon les éléments qui vont nourrir l’introduction. L’axe de lecture ne se trouve bien souvent qu’à la toute fin du travail de préparation, au moment où l’on se

demande : qu’est-ce qui me semble, tout compte fait, vraiment important (intéressant, nouveau, étrange, surprenant etc.) dans ce passage ?

L’erreur la plus fréquente dans l’explication linéaire consiste à vouloir commenter vers à vers, ligne à ligne, tout

effet de style. Or il faut absolument éviter une lecture trop myope qui consiste en un morcellement délié de remarques ponctuelles :

- renoncez d’abord à tout dire, à tout commenter, à la virgule près ; - sélectionnez les phénomènes les plus marquants (de lexique, de syntaxe, de métrique, d’énonciation, de

« figures » etc.) et reliez-les à votre axe de lecture, qui ne doit jamais être perdu de vue ; - ne vous interdisez pas, enfin, de rompre de temps à temps l’ordre linéaire et de circuler dans l’extrait (par

exemple traiter de la question des occurrences du « je » dans tout le poème et non au fur et à mesure). Cela permet en effet d’éviter les répétitions et de mettre en valeur la logique d’ensemble du passage.

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La conclusion (de l’explication de texte, du commentaire mais aussi de la dissertation ou de l’exposé) se décompose plus simplement en deux étapes :

1. Le bilan : en une ou deux phrases, on rappelle ce qu’on a voulu montrer. 2. L’ouverture : on prolonge la réflexion par une mise en perspective du passage dans l’œuvre, une comparaison avec d’autres textes, d’autres auteurs, d’autres arts, une réflexion sur les catégories littéraires, etc. Tout rapprochement doit être étoffé et suffisamment développé pour ouvrir des perspectives complémentaires

d’analyse, des pistes de réflexion. Il s’agit d’ouvrir, de donner envie…. Pensez à faire une belle fin... ___________________________________

Textes 19e-20e donnés par le jury pour la session 2017 :