page 201 lectures - ifri.org · par l’auteur au fil du temps, les guerres irrégulières...

32
page 201 lectures

Upload: ngoduong

Post on 11-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

page 201 lectures

politique étrangère l 1:2009

202

LES GUERRES IRRÉGULIÈRES – XXe- XXIe SIÈCLE – GUÉRILLAS ET TERRORISMESGérard Chaliand

Paris, Gallimard, 2008, 980 pages

Les Guerres irrégulières – XXe- XXIe siècle représente à tous égards une vérita-ble somme. Il s’agit en effet de la réédition du livre Stratégies de la guérilla,une anthologie de textes de référence sur le sujet, réunis et commentés parGérard Chaliand, l’un des meilleurs spécialistes de la question. Alors quel’ouvrage d’origine se terminait par une suite d’essais et d’articles écritspar l’auteur au fil du temps, Les Guerres irrégulières incorpore un extrait deT.E. Lawrence dans l’introduction générale, et surtout s’achève sur uneconclusion traitant des conflits actuels, suivie de trois chapitres consacrésau terrorisme, dont un de l’auteur. G. Chaliand livre ainsi au lecteur uneanalyse à la fois rétrospective et prospective, qui a pour ambition de rendreintelligibles les diverses formes de guerre irrégulière, en les rattachant aucadre historique et théorique de la guerre en général – d’où sans doute ladédicace initiale à Clausewitz.

Après une note liminaire qui résume l’ouvrage à grands traits et en donnela généalogie, Les Guerres irrégulières s’articule en cinq parties : « Introduc-tion », « Récits », « Analyses », « Théories », « Les terrorismes ». Les sec-tions 2, 3 et 4 constituent l’anthologie proprement dite : l’auteur y arassemblé un grand nombre de témoignages et d’études qui couvrent despériodes et des zones géographiques variées, et qui éclairent le phénomènede la guérilla sous de multiples facettes. La partie intitulée « Récits »regroupe des extraits de livres consacrés à diverses insurrections, des Hukdes Philippines jusqu’aux Mau-Mau kenyans, en passant par les commu-nistes chinois, les guérilleros cubains ou le mouvement d’Amilcar Cabral enGuinée-Bissau. Toujours vivants et informés, ces textes sont autant de rela-tions qui donnent à voir de l’intérieur, telles que les ont vécues les contem-porains, la progression ou l’organisation d’une guérilla. Parmi cesmorceaux choisis, on retiendra par exemple « La rue sans joie » de BernardFall, sur le Vietnam (chap. 9), ou « Les débuts de la guerre d’Algérie » parSaïd Ferdi (chap. 10). En quelques pages, ce dernier texte illustre à merveilleles méthodes insurrectionnelles comme les erreurs typiques commises enréaction par les autorités en place : déni et sous-estimation du danger dansun premier temps, puis sur-réaction et représailles indiscriminées.

La troisième partie, « Analyses », reprend des textes généralement centréssur une guérilla spécifique, mais qui tentent avec le recul historique dedégager des conclusions sur le conflit considéré dans sa totalité. Y alternentdes curiosités, comme l’article de Michel Foucher sur la mort deChe Guevara (chap. 25), des analyses ponctuelles (« L’échec militaire deKrim », « Le Viêt-Cong grignote Long An » chap. 22 et 26) et de véritables

lectures

203

synthèses consacrées à la défaite communiste en Grèce (chap. 20) ou àl’échec soviétique en Afghanistan (chap. 29, 31, 32). Notons enfin le textetrès stimulant d’Eqbal Ahmed (chap. 19), « Guerre révolutionnaire etcontre-insurrection », qui ouvre la section mais aurait fort bien pu figurerdans la suivante, étant donné la portée générale et l’intérêt de son propos,en particulier sa critique des différentes formes de contre-insurrection. Laquatrième partie, « Théories », comporte essentiellement des classiques,puisque l’on y retrouve en vrac Mao Zedong, Hô Chi Minh, Vô NguyenGiap, A. Cabral, R. Trinquier, R. Thompson et D. Galula – autrement ditles théoriciens et praticiens les plus fameux de la guerre révolutionnaire,suivis par les auteurs les plus reconnus en matière de contre-insurrection,jusqu’au général David Petraeus, qui a conçu et conduit le surge américainen Irak à partir de 2006 et supervise aujourd’hui l’Afghanistan commel’Irak.

Prises ensemble, les sections 2, 3 et 4 représentent en vérité une anthologieirremplaçable sur la guérilla, puisque la sélection opérée par G. Chaliandpermet au lecteur d’aller à l’essentiel sans être distrait ou rebuté par desconsidérations annexes ou surannées – on pense par exemple à de troplongues expositions de la vulgate léniniste.

Théoricien de la guérilla et stratégiste érudit – on lui doit parmi biend’autres ouvrages une Anthologie mondiale de la stratégie –, G. Chaliand estun témoin de premier rang, puisqu’il a accompagné diverses insurrectionsquatre années durant, comme il le rappelle dans la note liminaire. La ren-contre de la théorie et de l’expérience est suffisamment rare dans ledomaine stratégique pour que l’on prête une attention particulière auxperspectives développées en conclusion sur la guérilla et le terrorisme.

Contrairement au gros de l’ouvrage, les textes des chapitres 45, 46 et 47sont inédits. Dans le chapitre 46, consacré au « Terrorisme islamiste », Phi-lippe Migaux offre une synthèse très complète et pédagogique de l’histoiredes divers mouvements islamistes à travers le monde, des controversesthéologiques et politiques qui les ont animés, des acteurs terroristes et deleurs soutiens étatiques, et enfin des modes d’action de ces mouvances,qu’il s’agisse de l’usage d’Internet ou des attentats-suicides. Pour sa part,G. Chaliand s’attache de façon plus globale à évaluer l’impact du terro-risme, défini comme « la forme la plus violente de la guerrepsychologique » (p. 799), et dont il constate les limites, tant opérationnellesque politiques.

C’est toutefois le chapitre 45 qui comprend les développements les plusambitieux et à ce titre constitue la véritable conclusion de l’ouvrage. L’auteurs’y livre à une véritable rétrospective historique, dans laquelle il passe en

politique étrangère l 1:2009

204

revue les conflits irréguliers des soixante dernières années, alternant consi-dérations politiques et historiques et analyses tactiques. En étudiant lesraisons des succès et des échecs passés, l’auteur met en lumière à la fois lesressorts de la guerre irrégulière, son évolution et ses perspectives. Eu égardà la richesse de ce chapitre, on ne peut guère ici que relever quelques-unesdes observations les plus intéressantes. Sur le plan historique, l’auteur sou-ligne le contraste entre la facilité relative des conquêtes coloniales et lesdéfaites en série des Occidentaux au cours des guerres de décolonisation, etce alors que la disproportion des armements et de la technologie a finale-ment peu évolué. Outre l’inversion du rapport de forces démographique enfaveur du Tiers-Monde, ce sont essentiellement l’éveil politique des éliteslocales, l’importation réussie du nationalisme occidental ou du socialismerévolutionnaire et l’organisation d’un appareil politico-administratif – géné-ralement le parti – qui expliquent ce « retournement » historique et la vic-toire de la plupart des mouvements insurrectionnels entre 1945 et 1975. Ence sens, les guérillas nationalistes de décolonisation ont globalement rencon-tré davantage de succès que les insurrections à caractère social, ethnique oureligieux qui ont suivi. Ces dernières se sont en effet heurtées à des« conditions bien plus complexes » : pouvoirs locaux à la fois mieux enraci-nés auprès des populations et moins tributaires de l’opinion internationale,absence de cause mobilisatrice également partagée, travail politique prépa-ratoire insuffisant – ainsi de Che Guevara et de la théorie des « focos ».

En conséquence, à partir des années 1970, le terrorisme supplante progres-sivement la guérilla comme moyen de lutte privilégié, tandis que prolifè-rent en Asie, et surtout en Afrique, guerres civiles et conflits ethniquesinterminables, dénués en apparence de toute rationalité. G. Chaliand faittoutefois valoir avec raison que les conflits les plus barbares, comme celuidu Rwanda, n’en comportent pas moins une dimension politique, et qu’ilest donc exagéré de ne voir en eux qu’une dérive systématique vers la pré-dation de type criminel ou un simple déchaînement de violence où laguerre serait devenue à elle-même sa propre fin.

Face à ces évolutions, les puissances occidentales paraissent tout aussidémunies qu’au moment de la décolonisation. Au niveau tactique toutd’abord, la technologie en général et les frappes aériennes de précisions’avèrent, aujourd’hui comme hier, assez inefficaces face à des combattantsirréguliers, à preuve l’échec israélien de 2006 face au Hezbollah. L’auteurrelève également le manque de connaissance du « terrain » culturel etsocio-politique dont témoignent les instruments d’intervention occiden-taux, l’inadéquation des effectifs militaires et leur faible implication sur ladurée : contrairement aux troupes coloniales d’autrefois, les contingentsactuels sont redéployés tous les six ou douze mois, et ne peuvent donc pas

lectures

205

nouer de liens véritables avec les populations locales. Plus largement, etpar-delà la redécouverte récente par les Américains des invariants de lacontre-insurrection en tant qu’ensemble de techniques, il apparaît claire-ment que le problème de fond est politique. Comme le souligne fort juste-ment l’auteur, l’asymétrie des moyens est largement compensée par ladémographie et la mutation de la sensibilité occidentale par rapport à lamort. Dans ces conditions, il n’est pas certain que les Occidentaux puissent« gagner une guerre irrégulière sur un théâtre secondaire n’engageant pasd’intérêts vitaux ». Le poids de l’opinion publique, les contraintes légalesen vigueur et la couverture médiatique des interventions – instantanéeautant qu’universelle – se conjuguent en effet pour limiter les marges demanœuvre comme la durée de l’intervention envisageable par les puissan-ces démocratiques. Les exceptions constatées sont de deux ordres : soit lanature peu démocratique du régime et le nationalisme de la populationautorisent une répression importante et soutenue dans le temps par l’opi-nion, à l’instar de la Russie face aux Tchétchènes ou de la Turquie face auxKurdes, soit la majorité de la population estime être engagée dans uneguerre totale, comme c’est le cas en Israël – « Lorsque l’enjeu est vital, laguerre irrégulière ne suffit pas à bouter l’ennemi, dans la mesure où celui-ci estime être sur son terrain ».

On pourra reprocher à l’auteur, çà et là, quelques jugements contestables –ainsi pour les chiffres sans doute trop élevés qu’il avance à propos despertes de l’armée irakienne en 1991. On pourra regretter que le chapitreconclusif n’entre pas plus avant dans les débats actuels sur les préceptes etles techniques de la contre-insurrection, quoique ces aspects soient cou-verts par d’autres experts dans les chapitres 46 à 49. Mais ce ne sont quedétails au regard de l’intérêt et de la portée de cette conclusion, qui par-vient à embrasser plus d’un demi-siècle d’histoire des conflits et à endégager de véritables enseignements généraux, applicables aujourd’huicomme demain. La pertinence actuelle du propos rejoint la richesse intel-lectuelle et historique de l’ensemble. Tout à la fois classique du genre etsomme d’érudition, Les Guerres irrégulières s’impose comme un ouvrage deréférence, dont on ne saurait trop recommander la lecture aux décideurscivils et militaires, aux praticiens engagés en opération, comme aux espritssaisis par la complexité de notre temps.

Étienne de DurandDirecteur du Centre des études de sécurité à l’Ifri

politique étrangère l 1:2009

206

RELATIONS INTERNATIONALES

THE POST-AMERICAN WORLDFareed ZakariaNew York, W.W. Norton & Co.,2008, 304 pages

Le « moment unipolaire » marquépar la fin de la guerre froide,l’implosion de l’URSS et la puis-sance inégalée des États-Unisn’aura duré qu’un moment, et leXXIe siècle sera surtout marqué parle déclin relatif de l’Amérique etpar la « montée des autres » (« therise of the rest ») : telle est la thèsecentrale de ce livre. En 1982, à dix-huit ans, Fareed Zakaria débarqueà Yale de son Mumbai natal, jeuneimmigrant ambitieux qui poursui-vra plus tard son doctorat à Har-vard. Dans The Future of Freedom,publié en 2003 et traduit en vingtlangues, il insiste sur la nécessité,pour toute société qui cherche àembrasser la démocratie, de la pré-sence préalable d’un minimum delibéralisme constitutionnel, souspeine de basculer dans une formede « démocratie illibérale ». Ce fut,en quelque sorte, son commentaireelliptique sur les néoconservateurs,George W. Bush et le fiasco del’Irak.

Dans son nouveau livre, il évoquela comparaison entre la Grande-Bretagne impériale de 1897, auseuil de son destin « décliniste », etles États-Unis d’aujourd’hui. Enréalité, son analyse apporte surtoutla preuve que la comparaison estfausse. À l’aube du XXe siècle, la

Grande-Bretagne était épuisée éco-nomiquement, incapable de gérerson empire, impuissante face à laconcurrence de l’Allemagne et desÉtats-Unis. Par contre, dit F. Zaka-ria, l’économie américaine reste lemoteur de l’économie mondiale ettémoigne d’une santé généralerobuste. Le livre est publié au prin-temps 2008... Par la suite, F. Zakariaa dû subir la critique des princi-paux économistes américains letaxant d’« élitiste occidentalisé »incapable de voir la réalité desfailles dans le système capitalisteglobal.

Pour F. Zakaria, le déclin des États-Unis tient moins à leurs propresfaiblesses qu’à « la montée desautres ». Nous assistons à l’essord’un monde tiraillé en tous senspar une multiplicité d’acteurs dontbeaucoup ne sont pas des États. Cesacteurs ont tous en commun d’avoiraccepté le message américain de laliberté, mais en l’interprétant à leurmanière. Contre les libéraux améri-cains – tels que John Ikenberry – quiprétendent que l’Occident réussiraà intégrer les puissances montantesdans la logique et dans les institu-tions libérales existantes, F. Zakariamet l’accent sur les différencesculturelles profondes qui empêche-ront cette intégration. L’intérêt prin-cipal du livre réside en effet dansl’analyse des différences culturellesentre les principales puissances,différences aisément ressenties parce fils d’Asie éduqué par l’IvyLeague. F. Zakaria se montre trèssévère à l’encontre de ses compa-

lectures

207

triotes d’adoption : au moment oùle monde s’ouvre pour entrer encontact avec le message libéral amé-ricain, les Américains se renfermentdans un protectionnisme de plusen plus isolationniste, ignorants del’« étranger » et des langues étran-gères – société d’immigrants deplus en plus affolée par l’immigra-tion.

Pourquoi, s’interroge-t-il, le restedu monde n’a-t-il pas suivi l’expan-sionnisme européen aux XVIIe etXVIIIe siècles ? Essentiellement pourdes raisons culturelles qui ne valo-risaient pas le commerce. Aujour-d’hui, « the rest » s’éveille rapide-ment, embrasse les signes extérieursdes valeurs occidentales (vête-ments, concurrence, Starbucks, lan-gue anglaise) mais impose uneforme propre de modernisation. Lemonde se modernise sans s’occi-dentaliser. Entre les formes querevêtira ce processus en Inde et enChine, il y aura une différence fon-damentale. La Chine, grâce à soncentralisme exacerbé, au manquetotal de contrôle démocratique, et àl’absence de toute croyance reli-gieuse (au sens occidental de lacroyance en Dieu) peut se permet-tre une approche stratégique delong terme (investissement dansl’enseignement universitaire, infra-structures, contrôle démographi-que) tenant peu compte de la réac-tion des masses. En Inde par contre(n’oublions pas les racines deF. Zakaria), le dynamisme est chao-tique – bottom-up, constitué d’une

multiplicité d’entrepreneurs indé-pendants qui opèrent sans lien avecle gouvernement central. Commeaux États-Unis, conclut F. Zakaria,la société l’a emporté contre l’État.L’Inde et la Chine cherchent tou-jours leur place en tant qu’acteursstratégiques, Pékin se voulantsurtout rassurant et discret, NewDelhi paradoxalement plus dyna-mique et ambitieux sur le plandiplomatique.

Pour F. Zakaria, le défi le plusimportant pour les États-Unis dansun monde marqué par « la montéedes autres », où le bilan négatif del’Administration Bush pèse lourd,c’est justement de ne pas se refer-mer, c’est de se relever, de retrou-ver les valeurs traditionnelles, decontinuer à s’engager dans lemonde, et surtout de retrouver lalégitimité dont ils jouissaient ausortir de la Seconde Guerre mon-diale. L’Amérique doit réappren-dre que « la légitimité, c’est lepouvoir ». Le souhait le plus ardentde ce binational indo-américain,c’est qu’elle redevienne « un paysgrand ouvert au monde, à l’aveniret à tous ceux qui l’aiment, [qu’ellesoit] un endroit aussi accueillant etaussi passionnant pour le jeune étu-diant qui arrive aujourd’hui qu’ellele fut il y a une génération pourl’adolescent maladroit que je fus ».Sans le nommer, il lance là un appelpassionné au 44e président de sonpays d’adoption.

Jolyon Howorth

politique étrangère l 1:2009

208

HISTOIRE

HISTOIRE DES FUTURS :LES FIGURES DE L’AVENIRDE SAINT AUGUSTIN AU XXIe SIÈCLE

Bernard Cazes

Paris, L’Harmattan, 2008(2nde édition augmentée),510 pages

Ancien chef de la Division desétudes à long terme au Commis-sariat général du Plan, BernardCazes a participé à de nombreuxtravaux de prospective à uneépoque charnière, de la fin desannées 1950 aux années 1990. Ils’intéresse ici aux outils concep-tuels au moyen desquels les prévi-sionnistes s’appliquent à penserle changement sociétal, puis à dessi-ner des vues détaillées ou globali-santes des évolutions à venir.L’ouvrage couvre donc une aire derecherche très étendue – littérature,philosophie, histoire factuelle etcontrefactuelle, sociologie, pros-pective – en demeurant distrayantde bout en bout. B. Cazes a estiménécessaire de rafraîchir un texted’abord paru en 1986. Si la tramefondamentale n’a pas été altérée, lesinflexions n’en sont pas moins per-ceptibles. Cette version du livre,plus étoffée dans les sections ter-minales que la version vintage,comprend notamment des passa-ges éclairants sur la poussée duterrorisme ou la vogue des uchro-nies (et si l’invincible Armada avaitdébarqué en Angleterre ?).

Plus que de recenser les diversesmanières de concevoir et de fabri-quer la prospective d’État, l’auteurs’efforce de mettre en évidence letravail d’affinement des théoriciens,des écrivains et des praticiens de-puis le XIXe siècle jusqu’à nos jours.Il élabore pour ce faire une combi-natoire intégrant les variablesprogrès/civilisation, qui différen-cie un certain nombre de modèlesd’anticipation en fonction de leurdegré d’optimisme et de volonta-risme. Il cherche ensuite à préciserce qui sépare les anticipations uni-linéaires, fréquemment dominéespar la croyance en une loi fonda-mentale et inexorable (lutte desclasses, darwinisme social, épuise-ment des ressources naturelles), decelles qui envisagent le futur sur unmode moins déterministe, faisantplace à l’aléa, à l’accident, aux rup-tures non anticipées, aux complexi-tés, aux incertitudes. Le produit deces réflexions est exposé dans lesdeux premières parties du texte.« L’avenir tendanciel » évoque lesmanières traditionnelles d’envisa-ger l’avenir, comme la divinationdes Anciens à usage politique, puisse tourne vers les théories classi-ques du devenir social, dominéespar Comte, Spencer, ou Marx.Bilan : de belles constructions intel-lectuelles, mais trop peu de consi-dération pour les phénomènesd’arborescence, les rythmes dechangement différentiels, les occa-sions ratées. « L’avenir discontinu »complète et enrichit la critique.Points forts ? D’abord une réhabili-tation de la littérature d’anticipa-

lectures

209

tion, ghettoïsée puis devenue dansla seconde moitié du XXe sièclesource non négligeable de spécula-tions. Puis une restitution très con-vaincante des différentes famillesde pensée non linéaristes, qui tientnotamment compte de leur manièred’appréhender la destinée humaine.Enfin, une réflexion bienvenue surle discours décadentiste, sesschémas explicatifs préférentiels,ses fonctions.

On trouve dans cet ouvrage quan-tité de précisions sur les distorsionscognitives qui menacent les expertsopérant dans les structures officiel-les. Les guerres de la période 1850-1950 apparaissent à cet égardcomme de précieux instrumentsd’étalonnage. Pourquoi un tel écartentre les projections raisonnées desdirigeants politiques et militairesd’un côté, et les formes concrètesdes conflits à grande échelle ? Y a-t-il eu défaut d’imagination ? Etpourquoi de parfaits néophytessont-ils parvenus à produire desanticipations remarquables ? Coupde chance ? Ou bien ont-ils réussi àmobiliser sur un mode intuitif destechniques de raisonnement sous-exploitées par les appareils bureau-cratiques ? À sa manière, l’ouvragemilite pour une diversification dessources et méthodes. De même,cette Histoire des Futurs fournit deprécieuses indications sur la fabri-cation des scénarios d’anticipation :identification des variables maî-tresses, mise en place d’une tramenarrative cohérente, dégagementd’hypothèses alternatives. L’envi-

ronnement institutionnel lui-mêmeest évoqué en particulier dans latroisième partie, « L’aide à ladécision », qui couvre la périodepost-1945. Conçue comme un travailde synthèse sur l’intégration de laprospective dans les circuits déci-sionnels, cette partie ne se contentepas de comparer les expériencesaméricaine et française. Elle livre deprécieuses indications sur les con-ditions de fabrication et les méca-nismes de valorisation des travauxde prospective.

Non seulement cette Histoire desFuturs procure des repères à tousceux qui entendent faire œuvred’anticipation raisonnée, mais elleconstitue un outil de référence pourqui cherche à appréhender l’his-toire des idées politiques par desvoies plus fines que celles qu’em-pruntent les lourds manuels acadé-miques. Le volume reste maniable ;table des matières et index desnoms en facilitent la consultation.Sa grande cohérence démonstrativepousse le lecteur d’une rubrique àl’autre sans effort. Que demanderde plus ?

Jérôme Marchand

ONE MINUTE TO MIDNIGHT:KENNEDY, KHRUSHCHEV, AND CASTROON THE BRINK OF NUCLEAR WARMichael DobbsLondres, Hutchinson, 2008,426 pages

Épisode parmi les plus connus dela guerre froide, et seule crisenucléaire médiatisée, la crise de

politique étrangère l 1:2009

210

Cuba a déjà généré une multitudede travaux et de colloques au seindes communautés scientifiques, quis’appuient sur un volume expo-nentiel de sources : témoignagesdes acteurs (voir Thirteen Days: aMemoir of the Cuban Missile Crisis deR. F. Kennedy et A. Schlesinger Jr)ou archives, notamment les trans-criptions des entretiens du désor-mais célèbre ExComm (le groupead hoc constitué par le présidentKennedy pour l’aider à gérer lacrise). Au fil des colloques, de nom-breuses informations inédites etnon répertoriées par les archivesavaient filtré, par exemple l’éven-tualité soulevée par Castro d’unefrappe « préventive » de la base deGuantanamo avec des missiles so-viétiques qu’il pensait non pourvusde charges nucléaires. D’une ma-nière ou d’une autre, la plupart deces travaux universitaires, dontl’ouvrage pionnier de Graham T.Allison et Philip Zelikow, Essence ofDecision, ont insisté sur la gestionefficace de la crise par ses acteurs –tout particulièrement du côté amé-ricain. La crise de Cuba est ainsidevenue un cas d’école en lamatière.

Ici, Michael Dobbs, journaliste auWashington Post et par ailleursauteur d’une biographie de Made-leine Albright ainsi que d’un livresur la chute de l’Empire soviétique,mêle agréablement la rigueur scien-tifique à un style journalistique nondénué de sensationnalisme et d’unart du suspense digne de TomClancy, et propose une lecture

moins idéalisée de la crise enexploitant de nouvelles sources,archives et entretiens, américaines,soviétiques mais aussi cubaines.

Le parti pris de l’auteur n’est pas deproposer une énième analyse histo-rique, mais de se focaliser sur lasemaine fatidique du 27 octobre,lorsque les acteurs se retrouvèrent« les yeux dans les yeux », pourmieux en réviser les mythes, heurepar heure. En 2008, un des premiersmythes à être remis en question estcelui de l’organisation de l’arméeaméricaine en situation de crise.Ainsi, les appareils de l’Air Forcefurent, comme prévu, disséminéssur des aéroports civils. Cependant,l’inorganisation fut telle qu’unpilote dut payer de sa poche lecarburant de son appareil, tandisque le personnel fut transporté surles bases avec des voitures particu-lières louées chez Avis. M. Dobbsinsiste aussi sur les échecs répétésdes services de renseignement :leur méconnaissance de la réalitéde l’arsenal soviétique et de lasituation à Cuba, la déficience desanalyses… Enfin, contrairementaux assertions de Dean Rusk, lescargos soviétiques ne rebroussèrentpas chemin devant la flotte améri-caine mais manœuvrèrent la veille :il n’y eut donc aucun contact entreles protagonistes.

Pour M. Dobbs, la crise s’est jouéeailleurs : dans la capacité deKennedy et de Khrouchtchev, tousdeux favorables à une solutionnégociée, à contenir leurs fauconset à contrôler une logique de guerre

lectures

211

de plus en plus autonome. Le livredécrit aussi bien les pressions deCastro sur Khrouchtchev en faveurd’une frappe préventive de Guan-tanamo, au nom de la Révolution,que les tensions entre civils et mili-taires du côté américain. La volontéde modération et de respect desdécisions présidentielles du chefd’État-major Maxwell D. Taylor futnotamment mise à rude épreuvepar le patron du Strategic Air Com-mand, le faucon Curtis E. LeMay.

Mais l’attention de M. Dobbs seporte surtout, de manière inédite,sur les épisodes méconnus quiauraient pu dérégler le mécanismesubtil de gestion de crise. Ainsi, latentative d’interception par l’avia-tion soviétique d’un U2 littérale-ment perdu au-dessus de la Sibérie,ou la traque d’un sous-marin sovié-tique équipé de charges nucléaireset qui a bien failli utiliser sonarsenal, sont-elles narrées commeautant de grains de sable quiauraient pu faire dégénérer la criseen des heures dramatiques.

Au fil de ces anecdotes et portraits,la leçon dispensée par M. Dobbs estclaire : le « facteur chance » joue unrôle essentiel dans la gestion decrise, quels que soient les objectifsdes décideurs. Sans l’avoir désiré,les deux puissances furent réelle-ment « à une minute » du compte àrebours de la guerre.

Nicolas Vaicbourdt

STRATÉGIE

WHY SPY: ESPIONAGEIN AN AGE OF UNCERTAINTYFrederick P. HitzNew York, Thomas Dunne Books,2008, 224 pages

Frederick P. Hitz (juriste de forma-tion, ancien inspecteur général dela CIA1 dans les années 1990,aujourd’hui enseignant à l’Univer-sité de Virginie) a pris acte de lacrise de confiance qui a frappé lesservices de renseignement améri-cains suite au 11 septembre et auscandale des tortures. Il a égale-ment tenu compte des recomman-dations suggérant de revaloriser lerenseignement HUMINT (sourceshumaines) aux dépens du SIGINT(interception de signaux). On auraittort pourtant de considérer ce petitlivre comme un simple ouvraged’opportunité, soufflant dans lemême sens que les vents domi-nants. Le propos en apparencebénin semble à la fois plus inquietet plus radical.

F. P. Hitz a été espion, il donne descours et sait que système d’ensei-gnement et système de renseigne-ment sont étroitement liés. AuxÉtats-Unis comme ailleurs, les

1. Entre autres tâches, l’inspecteur général de laCIA exerce des fonctions disciplinaires. F. P. Hitza assimilé son travail à celui de l’exécuteur quiachève les blessés sur le champ de bataille. Ditconcrètement, l’inspecteur général assure lapurge des cadres défaillants et dotés de protec-tions ou de justifications insuffisantes. Il est aussicensé accompagner la réflexion post-mortem surles fiascos organisationnels et leurs origines.

politique étrangère l 1:2009

212

faiblesses du premier se répercu-tent immanquablement sur lesecond. En premier lieu, Why Spymet l’accent sur les problèmesd’adaptation auxquels se trouventconfrontés les espions chargés depénétrer les groupements terro-ristes pour déjouer leurs plansde destruction. Les manières depenser et d’agir héritées de laguerre froide (simplifications géo-politiques, connivences bureaucra-tiques, allégeances idéologiques)sont aujourd’hui caduques. Hormisles problèmes de coopération entreÉtats gendarmes et de gestion dessusceptibilités nationales, elles fontfigure de freins. La lutte contre lesmouvances radicales requiert uneconnaissance intime des groupescibles et un minimum de familiaritéavec l’environnement culturel danslequel ils opèrent, et non de simplescertitudes patriotiques doublées deraccourcis psychologiques. Pour lesservices américains, cela signifiequ’il faut mener un travail de recru-tement domestique plus fin quecelui pratiqué depuis des décen-nies, et en même temps financer lesfilières académiques (sociologie,langues étrangères, anthropologie,etc.) adaptées aux nouvelles exi-gences sécuritaires.

Plus profondément, l’ouvrage deF. P. Hitz incite le lecteur à s’inter-roger sur les insuffisances socio-culturelles des services spéciaux etsur les vulnérabilités endémiquesdes personnels employés dans cesentités : fragilités psychologiques,réflexes manichéens, obsession de

la domination, tropismes de nonimputabilité et de non redevabilité,anti-intellectualisme. Ce qu’il fautajouter, c’est que ce type de propos,utile sur le fond, est de nature àamplifier la crise de confiance desstructures concernées, donc à en-tamer leur efficacité résiduelle.Comment s’y prendre ? La voieempruntée par F. P. Hitz dans celivre consiste à reprendre une sériede dossiers d’espionnage datantdes années 1945-1995 (Kim Philby,Oleg Penkovsky, Aldrich Ames,Robert Hanssen) et à examiner lesfailles intimes de ces fonctionnairesdu renseignement (via une classifi-cation de type MICE2 légèrementétendue). Chacun des individus enquestion avait fait l’objet de filtra-ges prétendument rigoureux. Cha-cun a transmis à l’étranger desquantités de secrets dits straté-giques. Chacun a été diabolisé parles médias et les autorités de sonpays, une fois l’étendue de ses for-faits connus. Mais faut-il se contenterde parler en termes de pathologiesindividuelles ? Faut-il simplementblâmer la duplicité innée d’unPhilby (MI6) ou l’éthylisme rancu-nier d’un Ames (CIA) pour expli-quer leurs actes ? En biais, Why Spynous invite à nous interroger sur lesmécanismes de socialisation enplace dans le renseignement d’État,

2. Acronyme forgé par la CIA afin de mémoriser lesprincipaux leviers de manipulation individuelle :Money/Ideology/Compromise/Ego ou Enticement.À noter que la CIA n’a pas développé de modèleéquivalent pour désigner les vulnérabilités organi-sationnelles/réticulaires. Cette seule absence estun symptôme parlant.

lectures

213

ainsi que sur la compétence réelledes fonctionnaires placés par l’exé-cutif aux postes de direction.

Jérôme Marchand

ÉNERGIE

PÉTROLE, GAZ ET LES AUTRES ÉNERGIES.LE PETIT TRAITÉAlbert LegaultParis, Éditions Technip, 336 pages

Albert Legault est un expert desquestions nucléaires, stratégiqueset énergétiques. Son dernier ou-vrage fait un point sur notre planèteénergétique à l’entrée du XXIe siècleet propose trois niveaux d’informa-tion : scientifique/technique, éco-nomique et géopolitique, ces troisaspects étant intimement liés. Lelecteur y trouvera les outils néces-saires à la compréhension des en-jeux politiques, économiques etsociaux de l’énergie.

Toutes les prévisions s’accordentsur une prépondérance des éner-gies fossiles dans le bouquet desénergies primaires au moins jus-qu’à l’horizon 2050. Sur cette base,l’auteur s’attache plus particulière-ment à l’étude du pétrole et du gaz.On peut dès lors regretter la quasi-absence du charbon de ce petittraité. Il est en effet probable que lecharbon deviendra une sourced’énergie compétitive face au ren-chérissement du prix du pétrole,inévitable à moyen terme. Le char-bon continuera par ailleurs de jouer

un rôle soutenu dans le développe-ment industriel de la Chine et del’Inde ; les émissions de CO2 prove-nant de cette source d’énergiedevraient augmenter de 60 % entre2002 et 2025. Son utilisation estdonc fortement liée à la lutte contrele changement climatique.

Sur le plan scientifique, de nom-breuses explications sont donnéesau sujet de la formation du pétroleet du gaz, et de celle des gaz à effetde serre. Un chapitre revient sur lestechnologies pour la productiond’énergies renouvelables, notam-ment la fusion nucléaire et la pile àhydrogène, dont on attend beau-coup dans le futur, mais qui ne sau-raient être disponibles à moyenterme.

L’ouvrage fournit également desdonnées fondamentales pour quisouhaite comprendre les enjeuxtechnologiques et économiquesliés à l’exploitation des hydro-carbures. On peut citer à titred’exemple la classification des gazet des bruts dont la connaissancepermet de mieux comprendre leschoix des investisseurs et, de là, lacrise de l’essence aux États-Unisdéclenchée par l’ouragan Katrina.C’est en effet la prédilection desinvestisseurs pour les pétroles lesplus légers qui a accru le déséquili-bre entre l’offre et la demande,déséquilibre renforcé par la réduc-tion substantielle des capacités deraffinage autour du Golfe duMexique consécutivement au pas-sage de l’ouragan.

politique étrangère l 1:2009

214

Des définitions essentielles surles aspects macroéconomiques del’énergie, dont ses relations avec lacroissance, le bilan énergétiqued’un pays comme les États-Unis, lesgrands équilibres mondiaux, per-mettent quant à elles une meilleureappréhension de l’impact de l’évo-lution de la consommation mon-diale de l’énergie sur les jeuxgéopolitiques.

Les quatre derniers chapitres four-nissent des indications sur les scé-narii énergétiques possibles. L’au-teur consacre un plein chapitre augaz naturel liquéfié (GNL), qui seraindéniablement un vecteur essen-tiel de l’expansion gazière auniveau mondial. Le changementclimatique est de même largementabordé, avec une présentation ducommerce du carbone et des méca-nismes de marché mis en œuvrepour lutter contre le changementclimatique. En montrant que l’utili-sation de l’énergie passe avant toutpar des considérations économi-ques et politiques, A. Legault in-siste sur la nécessaire implicationde tous les acteurs concernés, dontl’industrie et le pouvoir politique.Fataliste, il souligne le bégaiementde l’histoire et paraphrase laformule de Galilée « Et pourtant,elle se réchauffe ! ».

A. Legault aborde tout naturelle-ment au cours de ces chapitres lasécurité des approvisionnementsénergétiques et les choix cornéliensque sont amenés à faire les États quidoivent trouver un équilibre entre

respect de l’environnement, sécu-rité énergétique et compétitivité.L’analyse qui conclut l’ouvragepropose un examen des nouveauxrapports entre Russie, Chine etÉtats-Unis – d’autres pâtissent del’actualité récente qui a vu la crisefinancière détériorer le climat desinvestissements et le cours du barils’inverser brusquement. À partir deson observation des multiples facet-tes des jeux géopolitiques, l’auteurpropose des pistes de réflexion inté-ressantes. Dans tous les cas, l’ana-lyse de cet expert en relationsinternationales aidera à la réflexionde quiconque s’intéresse aux enjeuxénergétiques du XXIe siècle.

Maïté Jauréguy-Naudin

AFRIQUE

PETIT PRÉCIS DE REMISE À NIVEAUSUR L’HISTOIRE AFRICAINEÀ L’USAGE DU PRÉSIDENT SARKOZYAdame Ba Konaré (dir.)Paris, La Découverte, 2008,347 pages

Le projet de cet ouvrage n’est pasd’écrire une histoire du continenten quelques centaines de pagesmais de s’interroger, de manièreaccessible au plus grand nombre,sur l’histoire du continent (dynami-que sociale, impact de la traiteesclavagiste, conséquences de lapériode coloniale sur les sociétés,réflexions sur le sous-dévelop-pement, la « crise » ivoirienne et surla « renaissance africaine », etc.).

lectures

215

La section la plus stimulante estsans conteste la partie II (« Un dis-cours d’un autre âge ? »), qui ques-tionne la difficile relation de laFrance à son passé colonial, etplus particulièrement ses représen-tations du continent. Les représen-tations sociales en disent évidem-ment plus sur les personnes quiles possèdent que sur les « repré-sentés » eux-mêmes. P. Boilley posele débat dès le premier texte decette section. Au-delà des person-nalités du président français et del’auteur du discours de Dakar (qui,au cours d’un entretien paru dansLe Monde, déclarait qu’il ne change-rait « pas un mot, pas une virgule »à son texte), l’historien se demande :« Osons une hypothèse, qui appa-raît fort probable. Sans s’être docu-mentés, sans manifestement avoirinterrogé spécialistes ou univer-sitaires, forts seulement d’uneculture générale qu’ils n’ont pasremise en question, d’un senscommun qui les imprégnait, n’ont-ils pas tout simplement reprisinconsciemment le discours am-biant en France sur l’Afrique ? ». Lasociété française, et particuliè-rement ses élites, charrient nombrede clichés sur l’Afrique qu’ellescroient être des « idées » ou des« réflexions ».

Dans le même registre, C. CoqueryVidrovitch revient sur les débatsqui ont accompagné la naissancedu musée du Quai Branly. Lescollections d’objets africains sontprésentées comme étant issues d’un« art premier », terme probléma-

tique qui ne permet pas de distin-guer les objets cultuels des objets dedécoration du quotidien mais qui,de plus, présente ces objets commeissus de sociétés anhistoriques, des« sociétés premières » dans les-quelles de « bons sauvages » rous-seauistes vivaient un « âge d’or pré-colonial » en « communion avec lanature ». Cette vision fait effective-ment étrangement écho au discourssarkozyste. Un ouvrage solidedestiné à un public de non connais-seurs, qu’il faut lire d’urgence.

Alain Antil

AFRIQUE ET EUROPE :NÉOCOLONIALISME OU PARTENARIAT ?Fondation Gabriel PériActes du colloque organisédu 24 au 26 janvier 2008 à Dakar,264 pages

La Fondation Gabriel Péri, liée auParti communiste français, a orga-nisé avec le Parti de l’indépendanceet du travail sénégalais (PIT) uncolloque à Dakar sur le devenirdes relations entre l’Afrique etl’Europe, regroupant des universi-taires et des personnalités politi-ques issus de dix-huit pays diffé-rents. À noter, parmi les interve-nants, la présence de l’opposanttchadien Ibni Oumar MahamatSaleh, assassiné lors des événe-ments au Tchad en février 2008.

L’ouvrage qui résulte de ce col-loque restitue la grande diversité dessujets abordés, parfois éloignés del’intitulé du colloque (« L’Afrique

politique étrangère l 1:2009

216

dans la nouvelle géopolitiquemondiale », « Enjeux ruraux etagraires en Afrique. Les responsa-bilités de l’Europe », « Échangesd’expériences sur le processusdémocratique en Afrique »), ce quien constitue à la fois le principalintérêt, et la limite. Les articles sontde niveaux assez différents et rumi-nent parfois des thèmes archi-débattus (« l’Afrique balkanisée nesera forte qu’une fois unie »…), etsur lesquels à peu près tout lemonde est d’accord.

Néanmoins, l’ensemble reste debon niveau, et l’on mentionnera enparticulier la partie consacrée àl’agriculture. Bien que tous lessujets soient importants et priori-taires, la question agricole au suddu Sahara demeure déterminantepour l’évolution et la stabilité denombreux pays de la zone. L’enjeupeut être résumé sommairementcomme suit : les agricultures despays africains ne parviennent pas,pour de nombreuses raisons inter-nes et externes, à nourrir les popu-lations, alors même qu’une majoritéde la population active est, encoreaujourd’hui, employée dans ce sec-teur. Pendant deux décennies, lesprix de certaines céréales ont étérelativement bas et certains paysont préféré importer plutôt queproduire. La tendance s’est inver-sée depuis quelques années : laflambée des prix enregistrée fin2007 et début 2008 était un phéno-mène exceptionnel, mais qui ne doitpas cacher une tendance structu-relle à la hausse. Dès lors, les pays

africains doivent repenser leurmodèle d’agriculture et combinerune augmentation des rendementspar surface et la protection de l’agri-culture familiale (sans quoi desdizaines de millions de personnesdevraient quitter rapidement lescampagnes), le tout dans uncontexte de dégradation généraledu milieu et de compétition accruepour les ressources (eau, terres). Enbref, la révolution verte africaine àvenir ne devra pas répéter leserreurs de ses aînées.

Alain Antil

SARKO EN AFRIQUEAntoine Glaser et Stephen SmithParis, Plon, 2008, 212 pages

Antoine Glaser et Stephen Smithécrivent depuis plus de quinze anssur l’Afrique. Sarko en Afrique estleur quatrième ouvrage après lesdeux tomes de Ces Messieurs Afrique(1992 et 1997) et Comment la France aperdu l’Afrique (2005) – auquel ilconvient d’ajouter Négrologie (2004),que S. Smith a signé seul, mais quis’inscrit parfaitement dans cettegénéalogie. Ces deux journalistesaguerris – le premier dirige La Lettredu Continent, une note d’informa-tions confidentielles sur l’Afrique ;le second a couvert l’Afrique pourLibération dans les années 1990, puisau Monde de 2000 à 2005 – ont réussià se creuser une niche éditoriale :celle du livre-de-journalisme-poli-tique-sur-l’Afrique. Vite écrits, vitelus, les livres-de-journalistes proli-fèrent au moment des élections : onne compte plus les biographies

lectures

217

consacrées à Nicolas Sarkozy ou àSégolène Royal publiées au premiersemestre 2007. La victoire du pre-mier a permis de continuer l’ex-ploitation de ce filon prolifique.A. Glaser et S. Smith, bien qu’ilss’en défendent, sautent sur l’occa-sion pour nous présenter, en huitcourts chapitres conçus comme dessaynètes de bande dessinée, l’étatde la Françafrique un an aprèsl’élection de N. Sarkozy.

Avec l’alacrité qui avait fait le succèsde leurs précédents ouvrages,A. Glaser et S. Smith décrivent tropbrièvement les épisodes de cetterelation compliquée. Ils ne parlentguère du discours de Dakar, alorsqu’il a constitué probablement l’épi-sode le plus saillant de cette période.Ils sont plus diserts sur le Tchad, oùla France maintient à bout de bras lerégime du président Déby, ou surl’Angola qui fait figure de nouvelEldorado pétrolier. Ils évoquent lamultiplication des affaires judi-ciaires qui empoisonnent la relationfranco-africaine : Angolagate, « sui-cide » du juge Borrel à Djibouti,assassinat de Guy-André Kieffer enCôte d’Ivoire, mandats d’arrêt déli-vrés par le juge Bruguière auRwanda. Ils ont raison de consacrerun chapitre à la création du minis-tère de l’Immigration confié à BriceHortefeux, même si l’analyse argu-mentée du poids réel des questionsmigratoires dans la relation franco-africaine reste à faire.

Le tableau que brossent les deuxjournalistes de la politique africainedu nouveau locataire de l’Élysée

n’est pas positif. La rupture annon-cée par N. Sarkozy, notammentdans le discours de Cotonou qu’ilavait prononcé en mai 2006 enqualité de ministre de l’Intérieur, nes’est pas concrétisée, bien au con-traire. Le « candidat prometteur »évoqué dans le premier chapitre setransforme inexorablement en« obligé de Bongo » au chapitre 8,après avoir renoué avec les prati-ques les plus sombres de la França-frique et des réseaux Foccart.

Deux personnalités hautes en cou-leurs incarnent cette évolution.D’une part, côté africain, le prési-dent gabonais Omar Bongo, ledoyen des chefs d’État africains,dont les auteurs montrent parexemple le rôle central dans l’évic-tion en mars 2008 de Jean-MarieBockel, qui avait eu l’imprudencede vouloir dresser l’acte de décès dela Françafrique. D’autre part, côtéfrançais, Me Robert Bourgi, un dis-ciple de Jacques Foccart, dontl’entregent et le carnet d’adressesconcurrencent la diplomatie offi-cielle de la France que sont censésmener le Quai d’Orsay et la cellulediplomatique de l’Élysée. L’introni-sation à Libreville le 10 avril 2008d’Alain Joyandet, le successeur deJ.-M. Bockel rue Monsieur, par leprésident gabonais en présence dusecrétaire général de l’Élysée,Claude Guéant, et de Me Bourgi,symbolise éloquemment le nouvelordre des choses.

Pourquoi la rupture n’est-ellepas intervenue ? N. Sarkozy serait-il lié à O. Bongo par des « liens

politique étrangère l 1:2009

218

d’argent » ? On sent que les auteurssont de cette opinion. Faute depreuves – et craignant peut-être desennuis judiciaires – ils se gardentcependant de porter des accusa-tions, se bornant à énumérer lestémoignages d’amitié appuyés ques’échangent les deux présidents.Dans leur conclusion, A. Glaser etS. Smith avancent une autre hypo-thèse, plus séduisante. Enfant d’unegénération que n’ont pas trauma-tisée les guerres de décolonisation,N. Sarkozy, disent-ils, ne s’inté-resse guère à l’Afrique où il saitqu’il n’y a que des coups à prendre.Pour y limiter les dégâts et pour ydéfendre aussi les intérêts, notam-ment économiques, que la France yconserve, il a compris qu’il n’avaitrien à gagner à se fâcher avec lesdinosaures de la Françafrique.Aussi fait-il mine de conserver aveceux de bonnes relations. À toutprendre, cette hypothèse est moinsdésespérante que celle qui réduit lapolitique africaine de N. Sarkozy aureniement de ses promesses. L’ave-nir montrera si elle est crédible.

Yves Gounin

AMÉRIQUES

CONTAINMENT: REBUILDING A STRATEGYAGAINST GLOBAL TERRORIan ShapiroNew York, Princeton UniversityPress, 2007, 208 pages

L’ouvrage de Ian Shapiro contientdes aperçus aussi intéressants quevariés sur la politique étrangère

récente des États-Unis et la manièredont elle est perçue dans les cerclesacadémiques de la côte Est. On ytrouve en premier lieu un récapitu-latif des traits caractéristiques de ladoctrine Bush Jr. : établissementd’un champ d’application global,légitimation des interventions uni-latérales, validation des frappespréemptives, valorisation des chan-gements de régime, disqualifica-tion des puissances neutres oudissidentes, installation d’un étatde guerre permanent. On y distin-gue également un constat d’échecpatent, qui cible les atermoiementsdémagogiques de la présidenceClinton, les rigidités idéologiquesdes néo-conservateurs et les insuffi-sances dialectiques des nominésdémocrates de la période 2000-2004. Le résultat ? Promus dans lesannées 1990 au rang d’hyperpuis-sance, les États-Unis ont vu leurposition durablement affaiblie parles stratégies ultra-bellicistes adop-tées au lendemain du 11 septembre.Désormais, ils se trouvent dansl’obligation de dégager de nou-velles orientations, tout en tenantcompte de l’enlisement irakien, dela pérennisation du problèmeisraélo-palestinien, de la vitalité del’islamisme radical, et en s’efforçantde paraître à peu près crédibles.

Comment procéder ? De quels pré-cédents se réclamer ? Commentenrayer la contagion de la violence,qui mine les efforts stabilisateurs dela Maison-Blanche ? Pour I. Sha-piro, la réponse à ces questions estsimple. Elle passe par une réactua-

lectures

219

lisation de la doctrine du contain-ment et par une renonciation auxlogiques obsidionales de confronta-tion tous azimuts, qui empêchent laconstitution d’alliances opportu-nistes avec de nouveaux partenai-res. Concrètement, les États-Unisdoivent donc renouer avec lesrecettes de succès mises en œuvreau début de la guerre froide etrebâtir un ordre international quidémontre la supériorité de la démo-cratie capitaliste via des marqueurstangibles : organisation périodiqued’élections libres et disputées, élé-vation régulière du niveau de vie,stabilisation des frontières territo-riales, intensification des échangescommerciaux, constitution d’ins-tances gardiennes respectées par leplus grand nombre… Une fois ceprocessus enclenché et les États envoie de modernisation placés surles bons rails, les mouvances detype Al-Qaida ne seront plus enmesure de s’assurer des sanc-tuaires. La paix reviendra.

Que dire de ces projections ? Àl’épreuve des faits, elles paraissentrelever du wishful thinking, et ce,pour plusieurs raisons. D’abord,I. Shapiro sous-estime le ressen-timent du Tiers-Monde. Ensuite,l’auteur surestime le crédit résidueldont dispose la puissance améri-caine et ses incarnations symbo-liques. L’American way of life ? Leculte du consumérisme sans freinest incompatible avec les nouvellesexigences écologiques. Le leader-ship guerrier du Pentagone ? On lesent lézardé par l’enlisement ira-

kien et les obscénités sadiennes deses forces armées (scandale destortures, Guantanamo). Les institu-tions régulatrices parrainées parWashington ? La crise boursière etla multitude de scandales finan-ciers survenus depuis le début desannées 2000 indiquent clairementque les élites américaines n’ont pastiré les leçons du Monicagate et dela débâcle Enron, et qu’elles sontprises dans une spirale de corrup-tion incompatible avec le maintiende l’hégémonie. Enfin et surtout,I. Shapiro semble vouloir réactiverun système de valeurs et de com-portements relevant d’un passérévolu. La génération Kennan,pétrie de préjugés wasp, avait sansdoute de multiples défauts, maisdu moins avait-elle su projeter uneimage de fiabilité et inspirer con-fiance à de multiples auditoires.Celle des baby boomers, de toute évi-dence, possède d’autres talents. Onobservera avec attention commentBarack Obama saura les exploiter.

Jérôme Marchand

DAYDREAM BELIEVERS: HOW A FEWGRAND IDEAS WRECKED AMERICAN POWERFred KaplanNew York, Wiley, 2008,256 pages

Journaliste et auteur de la chroni-que « War Stories » sur le site Inter-net Slate.com, Fred Kaplan estnotamment l’auteur de Wizards ofArmageddon, ouvrage unique enson genre qui explore les dessousdes politiques et stratégies nucléai-

politique étrangère l 1:2009

220

res américaines depuis l’apparitionde l’arme nucléaire. Avec DaydreamBelievers, F. Kaplan tient un proposplus directement critique sur lapolitique de défense et de sécuriténationale américaine suivie durantles mandats de George W. Bush. Ensix chapitres, l’auteur s’attache àdénoncer une série d’orientations etde décisions stratégiques améri-caines relevant de l’idéologie da-vantage que du réalisme, et qui ontselon lui porté préjudice aux inté-rêts nationaux des États-Unis.

F. Kaplan décrit ainsi la façon dontle pouvoir américain a tenté depoursuivre des mirages : celui de lavictoire instantanée d’abord, àtravers un investissement colossalet continu dans les technologies deguerre conventionnelle de préci-sion; celui de la droiture moraleensuite, qui, selon l’auteur, a incitél’Administration de George W.Bush à adopter une politiquecontre-productive vis-à-vis de lapéninsule coréenne. Une foi incon-sidérée dans les bénéfices à retirerde la technologie a par ailleurspoussé le pouvoir politique améri-cain et le Pentagone à investir mas-sivement dans les défensesantimissile, bien que des contrain-tes techniques entravent la faisabi-lité du projet. Conséquence del’exceptionnalisme américain et dumythe de la guerre facile, l’illusiond’exporter la démocratie par laforce constitue pour l’auteur la qua-trième erreur dramatique ayant infine contribué à diminuer la puis-sance américaine.

Agrémenté d’anecdotes à l’appuidu plaidoyer de l’auteur pour unretour au réalisme, Daydream Belie-vers est une chronique fascinante dela façon dont l’Amérique de GeorgeW. Bush s’est entichée d’idées quil’ont conduite à l’égarement. Aussidouloureux soit-il, le retour del’Amérique à la réalité d’un mondecomplexe est nécessaire, et l’on nepeut que souhaiter avec l’auteurque la leçon sera retenue demanière durable.

Corentin Brustlein

ASIE

CAPITALISMWITH CHINESE CHARACTERISTICS:ENTREPRENEURSHIP AND THE STATEYasheng HuangCambridge, Cambridge UniversityPress, 2008, 366 pages

Voici un must pour tous ceux quis’intéressent à la Chine. Professeurd’économie politique internatio-nale à la Sloan School of Manage-ment du MIT, Yasheng Huang va àcontre-courant des idées reçues.Secondé de plusieurs collabora-teurs, il s’appuie pour son étude surune imposante bibliographie quiréserve une place de choix auxsources chinoises : données et en-quêtes du Bureau national des sta-tistiques, rapports des banques etdes entreprises du secteur indus-triel, médias locaux, etc. L’auteurmanie avec un art consommé les

lectures

221

grands courants et les faits signifi-catifs piqués sur le vif. Il fait aussid’utiles références à l’Inde.

Y. Huang distingue trois grandesphases dans le développement ducapitalisme chinois : depuis 1978 etdans les années 1980, l’entrepriseprivée est au centre du nouveaudépart de la Chine. Ce démarragetrouve son origine en milieu ruralavec la décollectivisation des terres,des services et des industries loca-les. Ces dernières, apparues dansles communes populaires et lesbourgs (township and village enter-prises, TVA) connaissent une expan-sion remarquable grâce à la pri-vatisation de multiples secteurs :biens de consommation, cuir, tex-tiles, pièces détachées, petite méca-nique. Le boom est en partie sti-mulé par le crédit bancaire. Inter-vient également la politique desprix agricoles, qui stimule lespaysans.

Les maîtres d’œuvre de cette révolu-tion, Zhao Ziyang, Premier ministrepuis secrétaire général du Parti, etWan Li, vice-Premier ministre, ontune longue expérience du monderural. Dès la fin des années 1980, lesrésultats de leur politique sautentaux yeux. Les écarts de revenu entrevilles et campagnes diminuent demanière plus marquée que dans lapériode qui suivra. La croissance estvive, tandis que les capitaux étran-gers et le commerce extérieur nejouent qu’un rôle modeste.

Changement de décor et de leadersaprès Tien An Men. Dans les années

1990, le président Jiang Zemin et lePremier ministre Zhu Rongji, ingé-nieurs et technocrates qui ont bâtileurs carrières respectives au seindes institutions étatiques, mettentau contraire l’accent sur les villes etles grandes entreprises de l’État enpartie assainies, qui bénéficient dela majorité des crédits bancaires audétriment du secteur privé. Lesinvestissements privés étrangersmontent en flèche et bénéficient defaveurs refusées aux industrielsprivés chinois ; le rôle de l’État tendà croître. L’auteur rejette les estima-tions de l’OCDE sur le secteur privédurant cette période, qui ne repré-senterait pas 71 %, mais 51 % de laproduction industrielle totale. Unepartie des grandes entreprisesclassées comme privées relèvent,en fait, de l’État.

Y. Huang dresse ensuite un bilansévère de la phase 1989-2002,malgré la hausse très importantedu PIB chinois : ralentissementdans la diminution de la pauvreté,hausse limitée de la productivité,tensions sociales dans les campa-gnes, corruption croissante, dété-rioration de la qualité des servicesde santé , accroissement du nombred’analphabètes de 30 millions depersonnes, etc.

Une nouvelle orientation est cepen-dant à l’œuvre depuis 2003. Le pré-sident Hu Jintao et le Premier mi-nistre Wen Jiabao, deux « provin-ciaux », savent ce qu’est la pau-vreté. Ils sont très sensibles aumalaise social et aux inégalités, au

politique étrangère l 1:2009

222

besoin d’améliorer l’économierurale, l’éducation, la santé, à lanécessité de créer « une société har-monieuse », de renforcer la luttecontre la corruption et de soutenirles progrès en matière de démocra-tisation dans le Parti. L’auteur sou-ligne le bien-fondé de ces lignesdirectrices, qui se trouve encorerenforcé par l’impact de la crisemondiale sur la Chine.

Gilbert Etienne

THE NEW ASIAN HEMISPHERE:THE IRRESISTIBLE SHIFTOF GLOBAL POWER TO THE EASTKishore MahbubaniNew York, Public Affairs, 2008,336 pages

Un ouvrage provocateur, destiné àsusciter la polémique et des réac-tions fortes chez des lecteurs occi-dentaux : voilà l’intention de l’au-teur, diplomate et intellectuel singa-pourien anciennement en poste auxNations unies et aux États-Unis, quia également écrit de nombreux arti-cles et essais sur l’évolution dusystème international, en particuliersur la place des États-Unis (Beyondthe Age of Innocence: Rebuilding TrustBetween America and the World, 2005)et sur l’implication pour les Occi-dentaux de l’émergence asiatique(Can Asians Think?, 2004).

Kishore Mahbubani s’attache denouveau dans son dernier ouvrage,très documenté, à expliquer lesressorts de l’émergence asiatique, ets’interroge sur la réticence des Occi-

dentaux à accueillir cette transfor-mation majeure des relations inter-nationales. Il explique en effet quel’Asie souhaite suivre le modèle dedéveloppement de l’Occident, etnon dominer ce dernier (« replicate,but not dominate the West »).L’Occident doit donc prendre actede cette émergence et accepterl’accession légitime des pays asiati-ques aux grandes institutions inter-nationales de gouvernance qu’ildominait jusqu’alors. S’il parvient àeffectuer cette « révolution intellec-tuelle », son partenariat avec uneAsie puissante et responsable n’ensera que plus fructueux. Dans le cascontraire, la compétition entre cesdeux entités ne pourrait mener qu’àdes tensions fortes et déstabilisantes.

L’idée d’un « siècle asiatique » aémergé dans les années 1980,lorsque les prévisions démogra-phiques et économiques laissaiententrevoir un avenir dominé par uneAsie riche (Japon et dragons asiati-ques) et peuplée (Chine et Inde). Le« nouvel hémisphère asiatique » estaujourd’hui marqué par l’émer-gence économique chinoise etindienne. Telle est également l’ana-lyse de K. Mahbubani, qui sembled’ailleurs résumer l’Asie à ces deuxnations, dont il cite constammentl’exemple, et qui assimile quasi-ment le Japon (du moins sur le planéconomique) à une puissance occi-dentale.

C’est une des critiques que l’onpeut formuler à l’égard de l’ouvra-ge : il élude les éléments à décharge

lectures

223

de l’argument principal, ce quiaffaiblit la démonstration générale.

Si l’auteur aborde justement laquestion de la fragilité de la crois-sance asiatique à travers les nom-breux défis socio-économiques etpolitiques que l’Inde et la Chinedoivent relever, il n’évoque pres-que pas les différents facteurs detensions dans la zone. K. Mahbu-bani élude ainsi le potentiel désta-bilisateur des questions taiwanaiseet nord-coréenne pour faire l’élogede la médiation asiatique dans unerégion où « les fusils se sont tus ».Or c’est oublier bien vite le récentconflit timorais, les affrontementsentre communautés en Inde et enThaïlande (entre autres), les répres-sions au Tibet, le régime dictatorialdu Myanmar, les tensions entrel’Inde et le Pakistan nucléaires. Lesfacteurs de conflit liés aux tensionsnationalistes et aux différends terri-toriaux dans la zone (Japon etChine-Russie-Corées, Chine-Viet-nam, Chine-Inde, Inde-Pakistan,Thailande-Cambodge, etc.) sontdonc nombreux.

De même, si l’on peut partagerl’enthousiasme de K. Mahbubanidevant le nombre important d’ini-tiatives régionales de coopération(l’« alphabet soup » autour del’ASEAN : ASEAN+3, ARF, EAS,Chiang Mai Initiative, etc.), ilconvient toutefois de le modérer enposant la question de la cohérencede ces multiples institutions et deleur efficacité réelle, notammentdans les domaines politique et

stratégique1, et le problème duleadership dans la région.

L’émergence de l’Asie, au-delà desgéants chinois, indien et japonais,sera donc fonction de la capacitédes États asiatiques à construire unmécanisme régional efficace decoopération économique, politique,mais aussi stratégique.

K. Mahbubani a le mérite de s’inter-roger avec pertinence sur lesincohérences et les limites des insti-tutions internationales conçuesdans l’après-guerre selon un mo-dèle et un fonctionnement nondémocratiques, et soumises à ladomination occidentale. S’il sembleaujourd’hui nécessaire d’associerpleinement les pays asiatiques à lagouvernance mondiale, il convientde rester conscient des défis inter-nes et externes auxquels sontconfrontés les gouvernements asia-tiques pour assurer la stabilité etl’ascension de la zone.

Céline Pajon

1. L’initiative la plus aboutie en la matière resteles Pourparlers à Six autour de la questionnucléaire nord-coréenne, qui concerne unique-ment l’Asie du Nord-Est (États-Unis, Corée duNord, Corée du Sud, Japon, Chine, Russie).

politique étrangère l 1:2009

224

MILICES ARMÉES D’ASIE DU SUD.PRIVATISATION DE LA VIOLENCEET IMPLICATION DES ÉTATSLaurent Gayer et ChristopheJaffrelot (dir.)Paris, Presses de Sciences Po,2008, 304 pages

Fréquemment utilisé par les médiascomme par les chercheurs, notam-ment les politologues et les anthro-pologues, « le terme de milice est[cependant] l’un des plus ambigusdu vocabulaire militaire1 ». Lesétudes de cas exposées dans cetouvrage collectif le mettent clai-rement en évidence et ouvrent denombreuses pistes de recherche surun phénomène milicien à la défi-nition incertaine.

Si par souci d’organisation lesdirecteurs de l’ouvrage ont choiside catégoriser les milices étudiéesau regard de leur discours – mou-vements maoïstes, de libérationnationale ou politico-religieux, tou-tes les contributions soulignentqu’il serait vain de réduire le phé-nomène milicien à une dimensionunique. Ainsi, au Pakistan, dans lePenjab, le mouvement du Sipah-eSahaba Pakistan (SSP) semble agirdans une dynamique sectaire oppo-sant les communautés sunnite etchiite, mais Mariam Abou Zahabmontre clairement que ce conflitreflète surtout les tensions socio-économiques d’une société en tran-sition. De même, en Inde, dans le

Bihar, les organisations maoïstesparaissent plus ethniques qu’uni-versalistes.

Les transformations de l’environne-ment social, politique, économiqueet international dans lequel lesmilices opèrent peuvent égalementles inciter à évoluer et à modifierstratégies, discours et trajectoires.Les rapports qu’entretiennent lesgroupes armés et l’autorité publi-que – détentrice du monopole de laviolence physique légitime –peuvent ainsi varier dans le tempset dans l’espace. Le Hizb ul-Mujahi-din du Cachemire, qui lutte pour lerattachement de ce territoire auPakistan, est un exemple type desous-traitance de la violence orga-nisée par l’État ou l’un de ses orga-nes, en l’occurrence l’armée pakis-tanaise. Si des relations de natureclientéliste liaient les djihadistes àl’armée pakistanaise, les attentatsdu 11 septembre 2001 et la nécessitépour l’État pakistanais de fairemontre de bonne volonté dans lalutte contre le terrorisme ontmodifié ces rapports. L’État pakis-tanais doit ainsi choisir entreconfrontation et cooptation. D’au-tres milices qui s’étaient insurgéescontre l’autorité étatique ont puopter pour la conclusion d’unaccord stratégique avec cette mêmeautorité afin de voir une partie deleurs revendications satisfaites,comme certaines milices birmanes.

Loin de l’idée reçue selon laquelleles milices agiraient sans aucun lienavec la sphère publique officielle,l’ouvrage met remarquablement en

1. Voir A. Blom dans son chapitre, « Le Hizb ul-Mujahidin du Cachemire, imaginaires miliciens etclientélisme ».

lectures

225

lumière l’éventail des rapports quipeuvent se construire entre lesmouvements armés et l’État, del’hostilité ouverte à la collusion. Lerôle joué par les populations civilesdans les stratégies des milices estdécrit avec tout autant de détails etdémontre une fois de plus la com-plexité du phénomène milicien.

Enfin, l’accent mis sur la place desfemmes et leur trajectoire dans lalutte armée est assez rare pour qu’ilsoit noté. Certains courants, parexemple les mouvements maoïstes,ont très tôt intégré les femmes dansleurs rangs et parfois créé desbataillons, ou même des branches,leur étant exclusivement réservés.Ce phénomène tend également à sediffuser dans les mouvementsdjihadistes. Grâce au minutieuxtravail de terrain des contributeurs,cet ouvrage présente un aperçuintéressant de la condition fémininedans ces milieux.

Aurélie Cerisot

EUROPE

NOTRE EUROPEMichel Rocard et Nicole Gnesotto(dir.)Paris, Robert Laffont, 2008,394 pages

Rares sont les livres constituéscomme ici de plus de vingt contri-butions, et qui donnent malgrétout un sentiment d’unité. Unedes qualités de cet ouvrage est d’y

parvenir, peut-être grâce au tonde lucidité courageusement euro-péiste qui caractérise la majoritédes auteurs.

La première partie, « Notre Europeau quotidien », examine les réalisa-tions concrètes d’une communautéd’États en matière monétaire (J. Pi-sani-Ferry), de conduite politique(J. Quatremer), de droit (R. Dehous-se), de recherche-développement(P. Busquin), de politique sociale(W. van Velzen), et enfin de sécuritéintérieure (J.-L. Bruguière). Quel’on en appelle à la gouvernementa-lité foucaldienne ou à un scepticis-me terre-à-terre, l’étude des réper-cussions précises qu’ont la monnaieunique, les normes juridiques, ou lafaiblesse des réglementations socia-les sur notre quotidien permet demieux en saisir les effets sur chacunde nous. S’il était utile de corrigerl’assertion excessive selon laquelle60 % des textes réglementairesnationaux découlent des engage-ments pris à Bruxelles par les gou-vernements nationaux, alors qu’ilsn’en représentent que 25 % tout auplus, inversement le juge Bruguièreaurait pu démontrer que la contri-bution européenne à la sécurité in-térieure ne se limite pas à la coopé-ration anti-terroriste avec les États-Unis. La plupart des textes fournis-sent cependant au lecteur des indi-cations pondérées sur des dossierscomplexes.

La deuxième partie, « De quelquestabous européens », répond ànombre d’idées reçues. De façon

politique étrangère l 1:2009

226

significative, les titres prennent laforme de questions sans cesserenouvelées. « Peut-on vivre sansfrontière ? », se demande M. Fou-cher. « La Grande-Bretagne est-elleeuropéenne ? », interroge C. Grant,qui trouve des raisons d’espérer.Avec « l’Amérique nous divise-t-elle ? », Th. de Montbrial montreque : « [si] la special relationship n’aaucune chance de déborder dura-blement le cadre anglo-saxon […],le soft power que l’Europe a réussi[à exercer] pendant son premierdemi-siècle d’existence repose engrande partie sur son sens de lamesure, ancré dans une histoiredouloureuse ». D. Cohn-Bendit etA. Lamassoure reviennent sur laquestion du leadership, soulignanttous deux la nécessité d’une évo-lution institutionnelle. A. Lamas-soure, à propos de la situationéconomique, rappelle que : « leConseil (à douze) a décidé à troisreprises que la Communauté auraitle droit d’emprunter pour financerdes investissements publics detaille continentale. Cette décisionn’a jamais été appliquée ».

La troisième partie, « L’Europeacteur du monde : un agenda pourle XXIe siècle », s’ouvre par un desderniers textes de B. Geremek :« Pas de conscience européennesans mémoire commune ». Il y noteque si « le destin des peuples euro-péens était peut-être commun, lamémoire ne l’est pas : la fracture estde taille » et que la constructiond’une identité commune reste àfaire, au-delà des invocations ins-

trumentalisées. Ce travail internepeut-il être facilité par le rapport àl’extérieur, à la mondialisation ?Sans doute moins grâce aux quel-ques pages de D. Cohen que par lesefforts en matière de changementclimatique qu’analysent L. Tubianaet E. Guérin, efforts cependantsoumis, eux aussi, au risque derenationalisation.

À ces perspectives mondialessuccède la description très « écoleréaliste » d’H. Védrine, qui enréponse à la question « Le projeteuropéen : Occident ou Europed’abord ? » émet le souhait quecette dernière « puisse être pour lesannées à venir le vecteur d’un Occi-dent différent ». Devant la question« L’Europe politique a-t-elle unavenir ? », N. Gnesotto rappelleque « le big-bang de l’élargis-sement, en mai 2004, [a sonné]clairement le glas de l’Europecomme puissance politique » etdécrit, sans y souscrire, un projetoù : « la finalité ne serait plus l’inté-gration politique intérieure maisl’européanisation de l’extérieur,non plus l’affirmation de soi mais lesauvetage délibéré des autres…Non plus l’Union comme objectif,mais la démocratie comme hori-zon». S’appuyant sur d’incontesta-bles acquis – l’Europe puissancenormative, « l’irruption d’un acteurstratégique européen » à traversune politique de défense consen-suelle et fructueuse – et malgréses contradictions, l’Europe poli-tique version XXIe siècle retrouverait« une pertinence majeure […] en

lectures

227

termes de gouvernance mondiale àconstruire […], un leadership àportée de main » : « parce que touteleur histoire est celle d’un lentapprentissage du partage et de larelativité du pouvoir, les Européenssont en effet plus ouverts à unenouvelle configuration du monde,plus adaptés en un sens à la mon-dialisation que les Américains ».

Dans cette perspective, à la ques-tion traitée par J. Bitterlich, « Leleadership franco-allemand est-ildépassé ? », il faudrait répondrepar une affirmative sans mélanco-lie, dès lors que personne ne doitoublier que sans accord de cenoyau, rien n’est possible pourl’ensemble des Européens. N. Ba-verez préfère voir dans « l’Europe,le miroir du déclin français », maisfort heureusement « l’année 2007[a marqué] un tournant avec l’élec-tion présidentielle française, toutentière jouée autour de la moderni-sation du pays, ainsi que la conclu-sion du traité de Lisbonne » :l’Europe sauve la France et réci-proquement.

M. Rocard ouvre l’ouvrage par unlong et vivant texte historique etcritique de la situation actuelle. Il leclôt par : « Europe et économie : quidomine l’autre ? », texte bienvenud’autant qu’il fournit une analyseencore rare sur le long terme desévolutions économiques qui ontabouti à la crise de l’automne 2008.Il ne restait plus à J.-P. Jouyet qu’àimaginer les difficultés « si l’Europen’existait pas »...

Il faut savoir gré à cet ensemblede contributions de fournir un étatdes lieux précis et réaliste, et uneperspective sur l’Europe dans leXXIe siècle : porteuse d’une moder-nité politique à travers ses normeset ses valeurs plus que par sesarmes, en voie d’union dans sadiversité, dans un monde dange-reux.

André Brigot

LES JEUNES DANS LES RELATIONSTRANSNATIONALES :L’OFFICE FRANCO-ALLEMANDPOUR LA JEUNESSE, 1963-2008Corinne Defrance, Gilbert Krebset Ulrich PfeilParis, Presses de la SorbonneNouvelle, 2008, 472 pages

En proposant une étude complètesur l’Office franco-allemand pourla jeunesse (OFAJ), cet ouvragecollectif analyse le rôle d’un groupesocial – la jeune génération – dansles relations entre France et Alle-magne, tout en insistant sur la posi-tion d’interface d’une institutionbinationale à la fois emblème etmoteur du rapprochement culturelentre les deux pays.

Les dix-huit contributions d’ex-perts et chercheurs français etallemands se répartissent en deuxgrandes parties thématiques.

Le premier volet de l’ouvrageretrace les grandes phases de trans-formation de l’OFAJ, de sa nais-sance à nos jours, selon un dé-

politique étrangère l 1:2009

228

coupage chronologique précis. Lesauteurs montrent, en recourantméthodiquement aux archives,pourquoi et comment l’OFAJ aentrepris des réformes importantesafin de s’adapter aux mutationssociétales contemporaines – mêmesi certains accords, en particuliercelui de 2005, ont suscité de vivescritiques. En parallèle, l’analyse sepenche sur certains facteurs exo-gènes de premier ordre, comme lesrelations politiques entre la Franceet l’Allemagne ou plus généra-lement le contexte européen, quiont exercé une influence sur lagenèse puis le développement del’organisation. Au fil des épisodeshistoriques, le rôle des personna-lités ayant procédé à certainesréorganisations internes et initié leschangements de cap nécessaires estexpliqué de manière pertinente.

Les articles qui composent laseconde partie du livre présententcertains champs d’activités danslesquels l’OFAJ s’investit, chaquetexte se concentrant sur un thèmeparticulier, le plus souvent dansune perspective chronologique oùse mêlent bilan et analyse. Deuxcontributions se démarquent desautres : l’une se focalise sur la stra-tégie de communication et le traite-ment de l’OFAJ par les médias,l’autre sur son implication dans lespartenariats interrégionaux de laThuringe. L’article consacré auxprogrammes trilatéraux de l’orga-nisation souligne son attitudeavant-gardiste eu égard au contexteinternational. En outre, démonstra-

tion est faite que les échanges pro-posés s’adressent à un public quis’est diversifié avec le temps, ens’ouvrant aux jeunes profession-nels, jeunes artistes ou jeunes issusde milieux défavorisés. Ces groupescibles font chacun l’objet d’un arti-cle. La recherche pédagogique et lapolitique linguistique de l’Office nesont pas oubliées, puisque deuxauteurs en dessinent les contours,qui ont évolué en 45 ans. Troiscontributions mettent enfin l’accentsur les vecteurs d’apprentissageinterculturel plus « classiques », àsavoir les échanges sportifs, sco-laires et universitaires.

Au final, ce travail rigoureux etbien documenté se serait sansdoute avéré propice à une évalua-tion plus poussée des perspectivesqui s’ouvrent aujourd’hui à l’OFAJ.Il demeure que la complémentaritédes approches historique, politiqueet sociologique permet de décryp-ter le fonctionnement d’un acteurinstitutionnel à la tâche complexe etsitué au cœur d’un réseau socio-culturel franco-allemand qu’il alargement contribué à tisser. Lecanevas historique élaboré struc-ture l’analyse, affinée ensuite parles études sectorielles, l’ensemblelivrant au lecteur un éclairageinédit sur les diverses missions du« plus bel enfant du traité del’Élysée ».

Nicolas Peretti

lectures

229

MAGHREB/MOYEN-ORIENT

UNE HISTOIRE DE LA VIOLENCEAU MOYEN-ORIENT :DE LA FIN DE L’EMPIRE OTTOMANÀ AL-QAIDAHamit BozarslanParis, La Découverte, 2008,318 pages

La violence est, hélas, la chose lamieux partagée au monde. Cepen-dant, depuis des siècles, elle appa-raît comme une constante histo-rique au Moyen-Orient. HamitBozarslan, pour sa part, s’en tient àla période 1906-2008, époque aucours de laquelle celle-ci « s’épa-nouit », se radicalise pour touchernon seulement les « infidèles », maiségalement les « princes impies », etse diversifie dans ses formes à partirde 1982, avec le développement desattentats-suicides. Par-delà sonapproche chronologique, l’auteurcherche à en saisir le fil conducteuret à en explorer les causes.

Ces cent dernières années sont ainsidivisées en trois périodes. Celle quis’étend de 1906 à 1979 est caracté-risée par des réformes qui suscitentdéjà réactions et violences : onassiste au développement du natio-nalisme arabe et de la contestationrévolutionnaire. De 1979 à 1991,vient le temps des guerres régio-nales, de l’islamisme révolution-naire et de la répression. Enfin,depuis 1991, cette région restemarquée par les guerres et le déve-loppement du djihadisme en terre

d’Islam. Pour H. Bozarslan, l’année1979 constitue une rupture majeureavec la survenance de quatre évé-nements dont la coïncidence estpurement fortuite, mais qui ont étélourds de conséquences pour leMoyen-Orient et au-delà : le mondeen subit encore les effets dévasta-teurs. En effet, cette année est cellede la révolution en Iran, avec l’avè-nement très rapide du pouvoir sanspartage de l’Imam Khomeiny, quiimpose le velayat e-feqih, le gouver-nement des clercs, et entend expor-ter cette révolution. Le régime misen place il y a trente ans est toujourslà, et après un épisode réformiste,proclame sa fidélité au père fonda-teur ; malgré son échec économi-que, il tient le pays et semble devoirse maintenir pour une périodeindéfinie. Cette même année voitégalement se déployer l’inter-vention soviétique en Afghanistan,qui suscite une résistance large-ment soutenue, financièrement, parl’Arabie Saoudite et, logistique-ment, par le Pakistan : un certainBen Laden et d’autres moudjahidins’engagent dans un djihad qui dureencore. Toujours en 1979, l’Égypteet Israël signent, sous les auspicesdes États-Unis, un traité de paix quisera ressenti par les opinons publi-ques de la région comme une trahi-son et contribuera à discréditer lenationalisme arabe. Enfin, l’insur-rection qui touchera pendant plu-sieurs jours les lieux saints de LaMecque sera le premier défi specta-culaire lancé par un mouvementislamiste radical mettant en causeun pouvoir « impie ».

politique étrangère l 1:2009

230

On pourrait contester cette césureet faire valoir que, par exemple,1948, avec le traumatisme – la nakba– qu’a représenté pour le mondearabe la création de l’État d‘Israël,ou 2001 après le 11 septembre etles interventions militaires qui ontsuivi, ont constitué des dates aumoins aussi importantes que cellede 1979. Quoi qu’il en soit, cettenouvelle approche de l’histoirecontemporaine du Moyen-Orientest particulièrement intéressantecar elle souligne et met en valeurtout à la fois les germes internes dela violence comme le rôle desinfluences extérieures.

Les développements consacrés àSayyid Qutb, proche des Frèresmusulmans égyptiens et qui, dansson livre À l’ombre du Coran, « rendlicite cette violence, voire obliga-toire, contre les pensées impiesdans le monde musulman » sont àcet égard révélatrices des fonde-ments doctrinaux de la violencecontemporaine. On passe, selonl’auteur, « de la militarisation isla-miste à une lecture révolutionnairede l’islam ». Les mouvements isla-mistes les plus radicaux y puiserontles justifications de leur action etrecruteront les disciples de SayyidQutb, devenu « martyr » après sonexécution ordonnée par Nasser en1966, et dont les ouvrages assure-ront la postérité et influencerontplusieurs générations de militantsislamistes.

L’auteur s’interroge sur les causesde la permanence de cette violence

qui s’est manifestée à travers lesguerres successives et les différen-tes formes de terrorisme qui sem-blent appartenir de façon consubs-tantielle à cette région du monde. Ily voit la conjonction de la volontéde coercition des minorités par despouvoirs autoritaires, du maintiendes structures tribales et commu-nautaires qui s’affrontent depuisdes décennies dans un climat devendettas en chaîne, des influencesextérieures régionales ou extra-régionales. Le Moyen-Orient,champ clos des affrontements Est-Ouest pendant la guerre froide,l’est resté avec de nouveaux acteursdont certains agissent au nom de« la guerre contre le terrorisme »tandis que d’autres entendentlutter contre le « Grand Satan » enprenant la tête du « Front durefus ».

L’extrait des Réflexions sur le terro-risme d’Albert Camus cité par l’au-teur et qui visait la situation del’Algérie de 1955 conserve toute savaleur. On y lisait en effet que leterrorisme naissait « toujours etpartout […] de la solitude, de l’idéequ’il n’y a plus de recours ni d’ave-nir, que les murs sans fenêtres sonttrop épais et que pour respirer seu-lement, pour avancer un peu, il fautles faire sauter ». Tout était dit.

Denis Bauchard

lectures

231

AUTONOMIE AU SAHARA.PRÉLUDE AU MAGHREB DES RÉGIONSAbdelhamid El Ouali

Londres, Stacey International,2008, 255 pages

Cet ouvrage s’inscrit dans la ligneargumentaire de l’initiative maro-caine présentée aux Nations uniesen avril 2007, qui prône une largeautonomie comme issue négociéeau problème sahraoui.

Le raisonnement de l’auteur trouveson origine dans une série d’a prioriqu’il considère comme des vérités :le cycle d’autodétermination/indé-pendance est achevé et ne paraîtplus à même de résoudre la ques-tion du Sahara qui, selon l’auteur,se réduit à un contentieux territo-rial traditionnel ; l’autodétermina-tion démocratique a pris la relèvede la libération des peuples ; l’auto-nomie que le Maroc offre dans soninitiative est un projet très avancédans cette direction. Tels sont lesarguments qui organisent les troisparties du livre.

La première étudie les précédentsd’autonomie territoriale en droitinternational comme réponse auxproblèmes identitaires de certainesrégions de la planète marquéespar des particularismes ethniques,linguistiques ou culturels. Ladeuxième reprend l’histoire de laquestion du Sahara du point de vuemarocain. La troisième, plus brève,analyse l’initiative pour l’autono-mie du Sahara comme solution auproblème.

Dans ses affirmations de départ,l’auteur ne manque pas d’argu-ments solides, mais un défaut defond parcourt tout l’ouvrage : lespopulations sahraouies – « peupleinconnu surgi comme par magie dece même désert en l’espace demoins d’une décennie », « prétendupeuple sahraoui soudainementsurgi des sables du désert » – sonttotalement ignorées. Le « pseudo-nationalisme sahraoui » est pourl’auteur une création de l’Espagne,et il classe ainsi dans la même caté-gorie le Parti de l’union nationalesahraouie (PUNS), créé par le secré-taire général de la colonie, et leFront Polisario, dont le parcoursest beaucoup plus complexe. Lanégligence volontaire affichée parl’auteur à l’encontre du droit deparole des populations concernéesà chaque étape du processus enlèveune grande partie de son sens à sonplaidoyer en faveur de l’autonomiecomme panacée.

La première partie du livre est laplus élaborée ; elle prend appui surun abondant appareil critique.L’auteur part de la crise du modèlede l’État nation, un État centralisa-teur « en train de disparaître auprofit d’un État associatif et fédéra-teur des synergies nationales etrégionales ». Il rend responsable decette crise une mondialisation quiaffaiblit l’État et renforce les phéno-mènes identitaires. Bien qu’il consi-dère comme absolu le droit desÉtats à préserver leur unité territo-riale, Abdelhamid El Ouali n’endemeure pas moins attentif au droit

politique étrangère l 1:2009

232

des minorités qui, bien que relatifd’après lui, devrait obliger l’État àun compromis. Ceci dit, il existe àson avis un risque à octroyer uneautonomie territoriale, puisquecelle-ci implique l’intensificationdes conflits ethniques ou des tenta-tions sécessionnistes.

Critique du caractère désintégra-teur de l’autonomie, l’auteuradmet cependant que pour assurersa pérennité, l’État doit occasion-nellement accepter un régimed’autonomie territoriale commegeste de réconciliation avec sasociété. L’autonomie ainsi conçuemanquerait de sens sans démocra-tie, sans respect des droits del‘Homme, sans système électoralprévoyant l’émergence de partisrégionaux, et deviendrait de faitune variante du droit à l’auto-détermination.

Si la première partie abonde ennotes complémentaires, la deuxiè-me partie est moins riche et sefonde sur des récits plus ou moinsofficiels. Les archives ou ouvragesespagnols font par ailleurs défaut,alors qu’ils constituent une baseindispensable pour pouvoir établirun récit plus proche de la réalité.

La troisième partie, qui est doncbrève, décrit l’initiative marocainesans pour autant approfondirl’étude des aspects qui entrent encontradiction avec l’actuelle struc-ture politique marocaine. Contraire-ment à ce qu’il semblait vouloirdémontrer dans la première partie,l’auteur finit par présenter, àcontrecœur, l’autonomie comme unmoindre mal face aux risques aux-quels le Maroc est confronté. Aufond, il s’agit d’une paradoxaledéfense de l’autonomie comme solu-tion à un problème encore irrésolu.

Bernabé López García

PARMI LES LIVRES REÇUS

S. Boussois (2008), Maxime Rodin-son. Un intellectuel du XXe siècle,Paris, Riveneuve Éditions.

C. Withol de Wenden (2009), Atlasmondial des migrations. Réguler ouréprimer… gouverner, Paris, Autre-ment.

A. de La Grange, J.-M. Balencie(2008), Les guerres bâtardes. Commentl’Occident perd les batailles duXXIe siècle, Paris, Perrin.