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Pacha

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Du MÊME AUTEUR :

Territoires de la défonce, Hachette-littérature, coll. L'échappée belle, 1980.

Les grosses bêtises, Presses de la Renaissance, 1983.

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F r é d é r i c M i l a n

Pacha Roman

Presses de la Renaissance 198, boulevard Saint-Germain

75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu régulièrement au courant de nos publications, envoyez vos noms et adresse en citant ce livre aux :

Presses de la Renaissance 198, boulevard Saint-Germain 75007 Paris

© Presses de la Renaissance, 1984. ISBN 2-85616-307-6 H 60-3360-9

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Sœur à l'orageuse tristesse Vois ! Une barque chargée d'angoisse naufrage Sous les étoiles Et le visage muet de la nuit...

Ernesto SABATO, L'ange des ténèbres.

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Chapitre I

Impasse des Anges

Boccadoro

C ' e s t au m o m e n t précis où m o n espri t en dé rou te

s ' a p p r ê t a i t à sub i r une terr ible humi l i a t ion que je devins Boccadoro. A u t o u r de moi, l ' assemblée , reve-

nue du sept ième ciel où l ' ava i t t r anspo r t ée le j eune

prodige, d e m e u r a un ins t an t silencieuse. E t j ' ép rou-

vai le s en t imen t indicible d ' ê t r e souda in hab i té p a r

un é t ranger , un être qui après m ' avo i r envahi p a r

surpr ise , se lovait v o l u p t u e u s e m e n t en moi et m e

forçait, insens ib lement , i r rés is t ib lement , à p a r t a g e r

sa t ranqui l le jouissance.

O n applaudissa i t , on criai t au miracle , le mot de

« grâce » se formai t su r les lèvres des femmes. Puis je

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vis m o n grand-onc le M a r i o C a m b e r l i n i qui me tenda i t les bras . Ses yeux é ta ient e m b u é s de larmes.

« Bocca d'oro, m o n garçon , voilà ce que tu es ! O u c 'est que je ne m ' y connais pas ! »

Il venai t de gagne r u n su rnom. Je le sentis qui exul ta i t en moi. I l ferait pa r t i e de la famille et je serais son hôte p e r m a n e n t .

D e u x jours plus tôt, j ' avais touché le fond du désespoir . M a mère venai t de m ' a p p r e n d r e q u e j ' aura i s le r edou tab le h o n n e u r de « dire u n compli- m e n t » à l 'occasion d u b a p t ê m e d u pet i t Salvatore Enr ico Fraticelli , le fils de M a g d a l e n a , sa jeune cousine.

C ' é t a i t la c o u t u m e : le compl imen t devai t être dit p a r u n enfant p r épubè re , cand ide et simple, vif et enjoué. E t la « douce » M a g d a l e n a m ' a v a i t vu en

songe : j 'é tais penché au-dessus d u berceau de l 'en- fant et je lui souriais. Le rêve é ta i t un présage, u n décret su rna tu re l a u q u e l je ne pouvais pas me dérober .

J e regarda i s m o n assiette vide avec u n mé lange de t e r reu r et de haine. Ah, si j amais elle osait me dire

que je ne « sembla is pas être d a n s m o n assiet te », ladi te assiet te volerai t en éclats sous ses yeux !

B r u s q u e m e n t , je m ' e n t e n d i s hur l e r : « Ma i s pour-

quoi. . . pou rquo i as- tu a t t e n d u la fin d u repas p o u r

m e pa r l e r de ça ? » Elle soup i ra :

« C ' e s t pa rce que je savais bien que ça te ferait

que lque chose, q u e ça te coupera i t l ' appét i t , Dio

guarda! De tou te façon, les nouvelles, bonnes ou mauva ises , ça s ' a n n o n c e toujours à la fin des repas !

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Mais enfin, Sandrino, ce n'est pas une catastrophe, tout de même ! C'est plutôt un honneur qu'on te fait ! Ecoute, mon garçon : tu es devenu trop timide depuis quelque temps, c'est à croire que tu as vu le diable dans le bénitier! Et puis, tu as abandonné tous tes amis ! Et tu passes des heures à lire tous ces livres d'astronomie qui ne sont pas de ton âge ! Même ton père, la dernière fois qu'il est venu nous rendre visite, a remarqué que... mais c'est un autre sujet ! Ecoute, Sandrino, on ne te demande pas grand-chose : juste un petit compliment de rien du tout, quelques paroline que n'importe quel enfant pourrait dire ! Mais il faut que ce soit gentil et charmant, c'est tout ! Ecoute, voilà ce qu'on va faire : tu vas écrire ce compliment tout de suite, et sous mes yeux, et puis tu l'appren- dras par cœur, et moi aussi ! Ne t'en fais pas : j'ai bonne mémoire ! Si jamais tu oublies un mot, je te le soufflerai, mais regarde bien attentivement mes lèvres. Pourquoi me fais-tu ces yeux ronds ? Quand on va à l'école depuis si longtemps, on doit savoir lire aussi bien sur les lèvres que dans les livres ! »

Mes doigts se crispaient vainement sur la plume : les paroline flottaient sous mes yeux comme des phalènes insaisissables... En désespoir de cause, ma mère me suggéra l'image éculée de la lointaine étoile, sœur jumelle du petit Salvatore Enrico Fraticelli, une sœur attentive et douce qui, n'en doutons pas...

« Maman, je t'en prie, arrête ! » La sœur jumelle du petit Salvatore m'inspirait la

plus vive répulsion. A minuit, ma mère décida que la chasse aux

paroline était close. « Allons, mon petit, il est temps d'aller dormir. Et

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demain, au réveil, je suis sûre que tu le trouveras, ce petit compliment ! Et si joliment tourné que le petit Salvatore pépiera comme un oiseau quand il l'en- tendra. »

Pauvre petit Salvatore, que, dans ma haine aveu- gle, je vouai aux gémonies et que j'aurais volontiers emmailloté dans des langes taillés dans la tunique de Nessus !

Ce matin-là, je m'éveillai anormalement tôt. A la lumière incertaine du petit jour, j'imaginai

avec une hallucinante précision la scène de mon futur martyre : j'avancerais à petits pas étriqués dans une sorte de brume qui rendrait indiscernables les contours du « salon d'honneur » des Fraticelli. On m'accueillerait avec des Oh ! des Ah ! et des Enfin ! Et

puis on ferait silence, et je me sentirais flotter comme un spectre dans le costume bleu lavande trop grand pour moi. Des bras puissants me hisseraient sur l'immense table autour de laquelle se presseraient les convives aux yeux brillants et aux joues rouges.

Cette table serait mon échafaud ! Et leurs regards des couperets, tranchant net le pauvre filet de voix qui franchirait le seuil de mes lèvres...

Magda-la-douce m'accueillit avec effusion. Elle était large et haute comme un hussard. Quand elle me prit dans ses bras, je cessai de trembler. Son visage lunaire avait un éclat apaisant. C'est pendant qu'elle me pressait contre son corps que je sentis ce relâchement dans mon esprit. Ma peur devint plus irréelle, plus diffuse. Insensiblement, je changeais de scène. Elle posa un doigt sur ses lèvres, puis elle le

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posa sur ma bouche : « Ce baiser pour t'inspirer, Sandrino... »

J'éprouvai d'abord un étourdissement, deux larges mains invisibles pressaient mes tempes. Mon corps brûlait de l'intérieur, mais je n'éprouvais aucune souffrance. C'était une brûlure abstraite. Une brû- lure qui montait vers ma bouche...

C'est alors que j'entendis la voix qui montait en moi, et les syllabes tourbillonnantes qui dilataient ma gorge, puis résonnaient dans ma bouche, vibrante cathédrale sur le parvis de laquelle elles se matériali- saient en mots, porteurs de visions.

J'évoquai, paraît-il — je n'en garde qu'un souvenir confus —, le long voyage de Salvatore, du jour de sa conception à celui de sa naissance. Petit être qui fut, tour à tour, Jonas, Moïse, Ulysse. Tandis que la douce Magda passait de l'état de Circé à celui de Pénélope... et sur cette lancée, je tressais d'étranges images presque indéchiffrables et hiéroglyphiques, au bout desquelles resurgissait l'objet de mon fervent discours : le petit Salvatore, petite étincelle née de la fabuleuse rencontre du temps mythologique et du temps réel... L'enfant était restitué à ses parents. Avec les compliments de Boccadoro...

Ce fut l'heureuse époque de mon idylle avec Bocca- doro. Nous ne faisions plus qu'un. Je renouai avec mes amis... et avec ce lieu où nous vivions tous depuis tant d'années : « l'impasse des Anges ». Ma mère en avait décidé ainsi une fois pour toutes : « Des Anges, c'est en deux mots, d'ailleurs il n'y a jamais eu de plaque à l'entrée de l'impasse, alors on peut l'écrire comme on veut. » Et quand un obscur employé

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municipal lui rappelait qu'un nom moins obscur M. « Desange » avait donné son nom à l'impasse, elle haussait les épaules : de quel poids pesait le souvenir de cet illustre inconnu face à la foudroyante évidence des décrets du cœur maternel ?

Géographiquement, cette impasse se situait au nord du quartier de l'Estaque, à Marseille. Mais la plupart de ses habitants n'en savaient rien. Cet espace précaire était par nature un lieu insituable. Une sorte de purgatoire à l'usage des déracinés : cette quinzaine de familles italiennes, grecques, por- tugaises, espagnoles, marocaines, qui savaient bien qu'au purgatoire il n'y a pas de saint auquel on puisse se vouer...

C'était l'impasse des incertitudes. La vie clandes- tine était une vie en suspens. Personne n'était sûr d'être sorti ou de pouvoir sortir de la clandestinité et les habitants de l'impasse passaient, d'un jour à l'autre, de l'insouciance à l'anxiété la plus vive.

Ma mère était enchantée : elle avait retrouvé un fils ! Et quel fils ! Un gaillard dont les faits de bouche étaient de véritables et authentiques « faits d'ar- mes ». Un fils assez « culotté » pour aller réclamer lui-même la « pension alimentaire » au père ! Et qui osait sans frémir franchir le seuil de cet antre sans nom où le « pauvre Giacomo » subissait l'envoûte- ment de ce « véritable épouvantail à moineaux » : Mme Gallo — la bien-nommée, selon ma mère qui prétendait que la flamboyante chevelure de la « créa- ture » évoquait irrésistiblement la crête d'un coq.

Je lui posai la main sur l'épaule et lui assenai

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l 'effarant sarcasme : « Papa-Gallo, tu nous oublies ! » (En italien, papagallo signifie perroquet.)

Il aurait dû me gifler. Mais je savais qu'il n'en ferait rien : la voix d'or était le plus sûr des boucliers.

Il était blême : « Tu... tu n'es plus qu'un voyou, un " railleux " ! »

Il avait raison. J'étais un « railleux », et même le chef incontesté de la « raille » de l'impasse des Anges.

La raille, c'était un peu l'œuf de Colomb des conquistadores en culotte courte, la résolution sponta- née et enfantine du problème qui tourmentait nos parents : l'appartenance. Nous ne formions plus un groupe humain d'essence indéterminée — les « étrangers » —, mais une véritable entité collective de jeunes guerriers clownesques et sardoniques, une nuée de petits rapaces, libérés pour un temps du nid- purgatoire de l'impasse.

La fonction de la raille était précisément de railler, de tourner en dérision le monde entier — et comment faire autrement quand on est tout à la fois inclus et exclu du monde, par un paradoxe permanent et insupportable ?

La raille : une protestation sauvage contre tout ce qui réduisait nos parents au silence et à la peur.

Ils s'étaient donné des surnoms dérisoires : Lucky- main-froide, Jack-l'éventreur, Rubis-sur-l'ongle, Lily-artichaut...

Les autres railles — celles des « indigènes » — nous méprisaient : nous vivions à l'âge de pierre, plus précisément du « lance-pierres », eux, les « grands » — ils avaient entre quatorze et seize ans —, ceux de la bande de « Gaspi », fumaient des P4 en contem-

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plant, des heures durant, le manche nacré de leur couteau à cran d'arrêt, et leurs « gonzesses » avaient des seins à la B. B...

Mais Boccadoro était insensible au mépris. Son territoire était la ville entière dont il rebaptisait les rues, au gré de sa fantaisie. Impitoyable Boccadoro qui obligeait ses ouailles à se peindre le visage en vert, au crépuscule, quand l'heure était venue d'aller terroriser les petites vieilles... Les diablotins suivaient silencieusement la victime désignée. Elle se retour- nait : ils étaient là, le corps recouvert d'un imper- méable translucide, qui la suivaient d'une démarche mécanique. Elle accélérait vainement le pas. Elle se retournait encore : ils étaient toujours là ! Elle portait la main à son visage et elle sentait le sol qui se dérobait sous ses pieds. Alors, Boccadoro-le-magnifi- que intervenait et sa voix au timbre de sirène dissipait les fantômes. Il prenait la petite vieille sous sa bienveillante protection. Il l'accompagnait jusqu'à sa porte en la soutenant de son bras. Et bien souvent, la frêle et charmante personne l'invitait dans sa modeste demeure. Il savait quel traitement exquis lui serait réservé : gâteaux secs et chocolat au lait. Et il se délectait d'avance des histoires dont il allait l'étourdir, de la vision de ses pupilles dilatées, de ses joues soudain plus roses, de son visage déridé. Il adorait soumettre les vieilles dames à une intense cure de jouvence.

Puis un jour, tout changea. Il avait entraîné la raille dans les égouts de la ville. A ses yeux, cette exploration triviale était une

odyssée exaltante, qui valait bien celle du capitaine

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Nemo, une vertigineuse plongée dans un monde tout à la fois occulte et intime...

Il était resté en arrière, en compagnie de Lily- artichaut. Au détour d'un couloir, elle poussa un cri : « Les rats, Alex, les rats... » Et il sentit le corps de la fillette qui se pressait étroitement contre le sien.

Ce fut bien une plongée dans un monde tout à la fois occulte et intime. Mais ce monde-là n'était pas celui de Boccadoro. C'était le mien. Je venais d'avoir quatorze ans...

Je revenais à moi grâce à Lily-artichaut, que j'appelais bientôt Lily tout court. Mon éblouissement avait anesthésié Boccadoro. Il hibernait. Ma bouche m'appartenait de nouveau. Pendant quelques années, je fus un adolescent semblable aux autres. A une différence près, cependant : je fuyais. Je ne voulais plus entendre les voix de l'impasse, ni l'obsédant écho de la langue maternelle.

A l'occasion de ma réussite au baccalauréat — que j'obtins malgré la totale défection de Boccadoro à l'oral —, Papa-Gallo fut d'une générosité extrême : il m'offrit une moto.

C'est par un clair matin du mois de juin de l'an de grâce 1966 que le chaton fantasque surgit brusque- ment d'un fourré pendant que je négociais paisible- ment un virage. Je freinai désespérément...

L'animal eut la vie sauve. La mienne allait être encombrée pendant de longues semaines d'un énorme plâtre enserrant ma jambe droite.

Je revins à l'impasse des Anges. Ma jambe blessée me ramenait au centre de ma

véritable patrie que j'avais abandonnée trop tôt et

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trop vite. Ce qui n'aurait dû être qu'une paisible convalescence se changea en un aventureux retour au monde de l'enfance. Le voyage au cœur d'un mythe tourbillonnant d'où nous ne sortirions pas intacts, Miche et moi.

Le mythe du Pacha.

La lune et le vent

Selon ma cousine Miche, mon « superbe » plâtre prouvait que j'étais taillé dans la merveilleuse matière d'où on extrait les héros : « C'est vraiment

chouette de ta part d'avoir sauvé le petit chat au risque de ta vie. Moi, je trouve que ça mérite une photo dans le journal ! Dis, tu me permettras de dessiner toute l'histoire dessus ? Comme ça, tout le monde saura ce que tu as fait ! »

Miche était de ces fillettes qualifiées de « garçon manqué » quand elles sont précisément trop conscientes de leur sexe pour en faire un usage maladroit — l'exemple maternel agit sur elles comme un repoussoir. Son petit corps frêle et nerveux semblait vibrer à l'unisson de microsecousses telluri-

ques et elle jetait sur le monde un regard noir frémissant d'incertitude et de révolte : « Alex, tous les ennuis me tombent dessus en même temps ! Pour commencer, c'est ce salaud de M. Hygues : racontez la journée d'un papillon qu'il disait, inventez ce que vous voulez ! Mon œil, oui ! ce type est un faux jeton !

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Je ne ferai plus jamais de rédaction, je copierai tout sur les livres ! »

Miche avait cru pouvoir se glisser sans risque dans la peau d'un papillon antique, voletant au milieu du troupeau d'éléphants du grand Hannibal. Son papil- lon, qui avait un sens de l'observation particulière- ment aigu, décrivait par le menu le passage des Alpes à son congénère aveugle — il avait, lui, le don de voyance —, puis à la fin du jour, ils s'endormaient tous deux pour mourir — c'étaient des éphémères — dans la tiède oreille d'un éléphanteau. M. Hygues avait très sévèrement jugé la copie de la fillette : « Hors-sujet et extravagant de bout en bout. » Cen- seur néanmoins bienveillant, il avait consenti à justifier la vive répulsion que lui inspirait cette

prose : « Les papillons ne vivent pas dans les hautes Alpes, ma belle! Un vrai papillon aurait dû voir Hannibal dans la plaine, et ça ne se discute pas, c'est scientifique ! »

Et ce n'était pas tout : « Tu sais, maman a eu sa lune — la pauvre Chicha était affligée de toutes les bizarreries —, elle a dit que je lui ai pris dix ans de sa vie. Puis après, elle a voulu me dire à l'oreille des secrets, mais moi, je n'entendais plus, c'est comme si j'étais sourde. A la fin, elle a pleuré et elle a dit que c'est pas sa faute et que toutes les femmes ont leur lune. »

A dire vrai, je n'étais pas loin de partager l'opinion de Chicha. Le groupe des mères m'avait toujours semblé sujet à une inexplicable et régulière folie collective — à laquelle participait même la discrète mère du petit Ibrahim. Vers le quinze de chaque mois, leurs gestes devenaient plus nerveux, leurs voix

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plus stridentes. Au soir tombé, elles regardaient l'impasse avec une expression tour à tour égarée et hostile. Que faisaient-elles et que faisions-nous dans ces taudis misérables et pestilentiels? Elles éprou- vaient, une fois de plus, le sentiment d'être les rescapées d'un cataclysme universel, d'un déluge dont les eaux se retirant avaient bouleversé pour toujours la géographie du monde. Elles levaient les bras au ciel et déclinaient toute responsabilité sur ce désastre : elles avaient suivi un rêveur éveillé qui avait vu une comète dans le ciel, un pauvre homme happé par les mirages du désespoir. Elles avaient franchi une frontière et leurs cheveux avaient aussitôt blanchi. L'impasse s'était alors refermée sur elles. Quand j'étais enfant, j'imaginais volontiers que cette frontière était faite d'une substance surnaturelle qui s'acharnait tout particulièrement sur les mères, une brume poisseuse et glacée qui corrodait irrémédiable- ment la vue — je suis devenue myope un mois après notre arrivée dans ce pays de fauves, disait ma propre mère.

La folie maternelle mettait à nu la vérité de

l'impasse que nos yeux effarés voyaient comme pour la première fois : ces deux immeubles de trois étages, boursouflés et grisâtres, soutenant à grand-peine des balcons de guingois. Deux immeubles reliés entre eux par un mur couleur de plomb d'où suintait en permanence une eau grasse et verdâtre. Au-delà du mur, il y avait un terrain vague hanté par des confréries de chats faméliques et quelques clochards qui, au soir venu, s'entassaient dans les carcasses de vieilles voitures pour trouver le chemin du sommeil.

J'appris par Miche que la rumeur populaire allait

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bon train. « On » disait que l'impasse des Anges allait s'écrouler sous l'assaut combiné des mites et autres rongeurs microscopiques et du mistral qui attendait son heure — très probablement 130 km à l'heure, seuil de tolérance absolue pour les immeu- bles datant du XIX siècle.

Ceux qui en doutaient étaient priés — par M. Pin- son, le quincaillier — de se reporter à un article de M. Andersini paru récemment dans La Libre Provence. M. Andersini, c'était « quelqu'un » : « Un grand architecte et un homme remarquable qui a l'oreille du préfet. » Selon Miche, Bibi avait été tenté de croire que les architectes étaient anthropophages, mais Isabelle, qui avait la sagesse de ne pas prendre la rhétorique à la lettre, veillait au grain : « Pauvre gaga, il a l'oreille, ça veut dire qu'ils se ressemblent, c'est tout. Moi, par exemple, j'ai les yeux de ma mère et le nez de mon père. »

Pourtant, quand le mistral soufflait, on devenait tout pâles et hébétés, subissant en silence le mugisse- ment monotone de l'ennemi officiel et le sifflement lancinant des sombres couloirs après chaque rafale.

« J'ai peur de ce vent, Alexandre. Tout le monde dit que la maison va nous tomber dessus. Le plus drôle, c'est qu'avec le vent, on ne sent plus rien. C'est comme si on habitait un endroit désert. » Miche avait raison : sous les coups de boutoir du vent fou, l'impasse était privée de ses odeurs fortes et de ses émanations subtiles qui fusionnaient en un bouquet unique, un parfum complexe : doux et aigrelet le matin, lourd et capiteux jusqu'à l'écœurement aux heures chaudes de l'après-midi. Le vent, allié objectif du préfet, était un exorciste pourchassant l'esprit du

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lieu. Un esprit qui n'était que la synthèse de modes- tes et prosaïques relents de friture et de bois moisi, de plâtre humide et de draps fraîchement étendus. Relents auxquels s'ajoutait, au soir venu, l'âcre puanteur des tinettes que les mères allaient conscien- cieusement déposer à l'entrée de l'impasse. Esprit sublimé le dimanche en une voluptueuse et insistante bouffée de piments et d'épices qui, à l'heure de midi, jaillissait des cuisines où officiaient les mères...

Les mères, elles seules savaient — quand elles n'étaient pas la proie de quelque vertige lunaire — lutter d'instinct contre la précarité de l'impasse. Sans leurs voix omniprésentes, tour à tour aiguës et grondantes, plaintives ou enjouées, l'impasse se serait aussitôt écroulée comme un château de sable. Les jours de grand vent, l'impasse devenait le lieu d'un effrayant combat : la voix des mères contre les hurlements du vent. La nuit, quand le vent tombait, les mères continuaient de gémir dans leur sommeil et Miche avait peur : elle entendait l'imperceptible vibration des murs se changer en une sorte de murmure haletant. Elle frissonnait de tout son corps. Alors, Patachou et Lapoupette — ses deux chats — venaient ronronner tout près de ses oreilles avec un bruit de forge paisible qui chassait la peur comme on chasse un rat d'un navire.

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Cartoline

J'avais installé un rocking-chair au centre de l'impasse et je voyais leurs frais et pimpants visages tourner autour de moi, saluant d 'un rire timide leur grand aîné, chevalier harassé revenant d 'une impro- bable mais terrible croisade.

« Tu ressembles un peu au président Kennedy, murmura Isabelle, sauf qu'il sourit plus que toi... »

Fine manière de m'alerter : ils attendaient que je les reconnaisse pour mes dignes successeurs, eux tous, membres à part entière de la nouvelle « raille » de l'impasse, exact miroir de celle que j'avais eu l 'honneur d'entraîner à la conquête de la ville, au temps de mes glorieux douze ans.

Bibi, Isabelle, Ibrahim, Jeannot-lapin et son frère Lulu, la grande Maria corococo — ainsi surnommée par son père —, les trois pique-pochettes (Luc, Bernard, Roger qui, en attendant de devenir prestidi- gitateurs, se faisaient un devoir de « piquer » les fins mouchoirs des jeunes mariés sur le perron même de l'église) et Miche...

En mon honneur, ils déployaient leurs singuliers trésors, cette pleine moisson d'images baroques, puériles et cruelles, que ma mère assimilait justement à la vieille tradition italienne des cartoline — en Italie, la cartolina, c'est l'autre, celui que l'on croque d 'un trait vif pour le plaisir du bon mot ou de l'anecdote caricaturale. Un personnage cocasse et loufoque que l'on fait glisser insensiblement dans un monde paral-

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lèle, un musée fantaisiste où il sera exposé aux yeux des connaisseurs comme une pièce unique, tout à la fois exotique et familière.

Ibrahim avait un faible pour la veuve Zaroetti : une petite femme d'une cinquantaine d'années au visage de fouine édentée et aux jambes torses qui, non contente d'avoir — selon l'expression de ma grand-tante — « usé jusqu'à la corde ses trois défunts maris », avait astreint leurs fantômes à l'épuisante tâche posthume qui consistait à prédire l'avenir en remuant des tablettes d'ivoire. Mais un esprit espiè- gle et mutin — répondant au nom de Beauregard ou Julien-pour-les-dames — venait de libérer les trois infortunés spectres de cette forme inédite de supplice domestique à laquelle ils semblaient condamnés, en soumettant le cœur de la veuve à ses irrésistibles séductions de bellâtre d'outre-tombe.

« Ce qui est rigolo, disait le petit Ibrahim, c'est que Mme Zaroetti, elle veut garder Julien-pour-les- dames pour elle toute seule. Ma mère, elle croit que si une femme — surtout une veuve — tombe amou-

reuse d 'un fantôme, c'est qu'elle va mourir. N'empê- che, elle est contente, Mme Zaroetti ! Chaque jour, elle revient du marché avec un bouquet de violettes parce que c'est les fleurs préférées de Julien... »

Mes railleux écoutaient le babil du petit Ibrahim avec un sourire de condescendance : Mme Zaroetti

n'était que du menu fretin. Bibi souriait, lui aussi, mais il ne pouvait exhiber

qu'une cartolina mineure — quoique pleine de pro- messes : le doux M. Alphonse qui n'était pas sorti de sa chambre depuis une vingtaine d'années : « Sa sœur, elle dit que c'est à cause du camp de la mort où on a

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