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RÉSUMÉ Les bisphosphonates sont des analogues structuraux des pyrophosphates inorganiques, prescrits essentiel- lement pour diminuer la résorption osseuse, donc l’ostéopénie, liée à des affections comme l’ostéoporose, la maladie de Paget, les dysplasies fibreuses ou les processus ostéolytiques rencontrés dans certaines affec- tions malignes, en particulier le myélome multiple ou les métastases osseuses de tumeurs malignes solides (sein, prostate …). Les premiers cas d’ostéonécroses des maxillaires associées à la prise de bisphosphonates ont été rapportés en 2003 par Marx et coll. Depuis des centaines de cas ont été publiés et ce sujet a fait l’objet d’environ 600 publi- cations. La plupart de ces cas d’ostéonécrose sont survenus chez des patients traités pour des métastases osseuses de tumeurs solides ou pour un myélome multiple, avec le pamidronate ou le zolédronate administrés par voie I.V. Quelques cas ont été observés lors d’un traitement per os pour l’ostéoporose avec l’alendronate ou le risedronate mais l’évolution de l’ostéonécrose est bien différente. De multiples facteurs de risques peuvent jouer un rôle dans le développement de ces ostéonécroses ce qui rend difficile l’évaluation de leur prévalence et, de plus, leur fréquence augmente avec le temps. Il existe encore des divergences dans les propositions ou les recommandations pour le traitement de ces ostéonécroses car on ne dispose pas encore de cohortes suffisantes avec un suivi prolongé. Med Buccale Chir Buccale 2007 ; 14 : 5-18. mots clés : ostéonécrose, bisphosphonates. SUMMARY Bisphophonates are synthetic drugs analogs of inorganic pyrophosphate. These compounds are therapeutic agents used to inhibit bone resorption, so osteopenia, related to certain diseases like osteoporosis, Paget’s disease of bone, fibrous dysplasia and effective antiresorptive agent for the treatment of diseases in which there is an increase in number or activity of osteoclasts, such as tumor associated osteolysis, multiple myeloma and bone metastasis in solid tumors ( breast, prostate …). Marx et coll. in 2003 were the fist to report osteonecrosis of the jaws related to bisphosphonates treatment. Since then hundreds of cases where reported in over 600 publications. médecine buccale chirurgie buccale VOL. 14, N°1 2008 page 5 Mise au point Ostéonécrose des maxillaires dues aux bisphosphonates : mise au point Bisphosphonates-related jaw osteonecrosis: upcoming data SEMAAN ABI NAJM 1 , PHILIPPE LESCLOUS 2 , TOMMASO LOMBARDI 1 , IMEN BOUZOUITA 1 , JEAN-PIERRE CARREL 1 , JACKY SAMSON 1 1. Division de Stomatologie Chirurgie orale et Radiologie dento-maxillo-faciale Faculté de Médecine, Genève 2. Laboratoire sur la Réparation et les Remodelages orofaciaux EA 2496 Faculté de Chirurgie dentaire Université Paris Descartes Demande de tirés à part : Semaan Abi Najm Rue Barthélemmy-Menn 19 1205 Genève Suisse [email protected] Accepté pour publication le 21 janvier 2008 Article disponible sur le site http://www.mbcb-journal.org ou http://dx.doi.org/10.1051/mbcb/2008015

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Page 1: Ostéonécrose des maxillaires dues aux bisphosphonates : mise … · SEMAAN ABI NAJM 1, PHILIPPE LESCLOUS 2, TOMMASO LOMBARDI 1, IMEN BOUZOUITA 1, JEAN-PIERRE CARREL 1, JACKY SAMSON

RÉSUMÉ

Les bisphosphonates sont des analogues structuraux des pyrophosphates inorganiques, prescrits essentiel-lement pour diminuer la résorption osseuse, donc l’ostéopénie, liée à des affections comme l’ostéoporose, lamaladie de Paget, les dysplasies fibreuses ou les processus ostéolytiques rencontrés dans certaines affec-tions malignes, en particulier le myélome multiple ou les métastases osseuses de tumeurs malignes solides(sein, prostate …).Les premiers cas d’ostéonécroses des maxillaires associées à la prise de bisphosphonates ont été rapportésen 2003 par Marx et coll. Depuis des centaines de cas ont été publiés et ce sujet a fait l’objet d’environ 600 publi-cations.La plupart de ces cas d’ostéonécrose sont survenus chez des patients traités pour des métastases osseusesde tumeurs solides ou pour un myélome multiple, avec le pamidronate ou le zolédronate administrés parvoie I.V. Quelques cas ont été observés lors d’un traitement per os pour l’ostéoporose avec l’alendronate oule risedronate mais l’évolution de l’ostéonécrose est bien différente. De multiples facteurs de risques peuventjouer un rôle dans le développement de ces ostéonécroses ce qui rend difficile l’évaluation de leur prévalenceet, de plus, leur fréquence augmente avec le temps.Il existe encore des divergences dans les propositions ou les recommandations pour le traitement de cesostéonécroses car on ne dispose pas encore de cohortes suffisantes avec un suivi prolongé. Med BuccaleChir Buccale 2007; 14 : 5-18.

mots clés : ostéonécrose, bisphosphonates.

SUMMARY

Bisphophonates are synthetic drugs analogs of inorganic pyrophosphate. These compounds are therapeutic agentsused to inhibit bone resorption, so osteopenia, related to certain diseases like osteoporosis, Paget’s disease ofbone, fibrous dysplasia and effective antiresorptive agent for the treatment of diseases in which there is an increasein number or activity of osteoclasts, such as tumor associated osteolysis, multiple myeloma and bone metastasisin solid tumors ( breast, prostate …).Marx et coll. in 2003 were the fist to report osteonecrosis of the jaws related to bisphosphonates treatment. Sincethen hundreds of cases where reported in over 600 publications.

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Mise au point

Ostéonécrose des maxillaires dues aux bisphosphonates :mise au point

Bisphosphonates-related jaw osteonecrosis: upcoming data

SEMAAN ABI NAJM1, PHILIPPE LESCLOUS2, TOMMASO LOMBARDI1, IMEN BOUZOUITA1, JEAN-PIERRE CARREL1, JACKY SAMSON1

1. Division de Stomatologie Chirurgie orale et Radiologie dento-maxillo-faciale Faculté de Médecine, Genève2. Laboratoire sur la Réparation et les Remodelages orofaciaux EA 2496 Faculté de Chirurgie dentaire Université Paris Descartes

Demande de tirés à part :

Semaan Abi Najm Rue Barthélemmy-Menn 19 1205 Genève Suisse [email protected]

Accepté pour publication le 21 janvier 2008

Article disponible sur le site http://www.mbcb-journal.org ou http://dx.doi.org/10.1051/mbcb/2008015

Page 2: Ostéonécrose des maxillaires dues aux bisphosphonates : mise … · SEMAAN ABI NAJM 1, PHILIPPE LESCLOUS 2, TOMMASO LOMBARDI 1, IMEN BOUZOUITA 1, JEAN-PIERRE CARREL 1, JACKY SAMSON

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Les bisphosphonates (BPs) sont des analoguesstructuraux des pyrophosphates inorganiques,prescrits essentiellement pour diminuer la résorp-tion osseuse, donc pour prévenir l’ostéopénie,observée dans certaines affections telles que l’os-téoporose, la maladie de Paget, les dysplasiesfibreuses, la nécrose aseptique de la hanche, l’os-teogenesis imperfecta ou les processus ostéo-lytiques rencontrés dans certaines affectionsmalignes comme le myélome multiple ou lesmétastases osseuses de tumeurs malignessolides (sein, prostate …). Ces molécules exis-tent sous deux formes chimiques : les BPs sansgroupement amine et les BPs avec un groupe-ment amine ou aminoBPs qui correspondent auxproduits de dernière génération [57-61]. Ils consti-tuent un progrès important dans la prise en charge

des affections citées ci-dessus. Ils sont souventadministrés au long cours et leurs effets indési-rables ont été initialement considérés commemineurs si la posologie était respectée.Les BPs de dernière génération (aminoBPs) peu-vent induire une ostéonécrose des maxillairesdécrite pour la première fois en 2003 [35]. Enquelques années, plusieurs centaines de cas ontété rapportés mais un nombre plus important decas a très probablement été observé sans êtrerépertorié. L’ostéonécrose se traduit par un retardde cicatrisation après une extraction dentaire, parla perte spontanée d’une dent ou parfois par l’ap-parition, sans cause apparente, d’une expositionosseuse dans une région édentée. La plupart descas d’ostéonécrose sont survenus chez despatients traités pour des métastases osseuses

The majority of these patients received bisphosphonates for myeloma and bone metastasis. They were treated inparticular by I.V bisphosphonates, pamidronate and zoledronate. A few cases have also been described in patientsundergoing treatment with orally administrated bisphosphonates, alendronate and risedronate, for osteoporosis.Multiple risk factors are involved in bisphosphonate related jaw osteonecrosis which make frequency evaluationof this side effect difficult. Multiple recommendations and protocols for treatment exists, but until today, cohort study and long term followup are missed. Med Buccale Chir Buccale 2007; 14 : 5-18.

key words : osteonecrosis, bisphosphonates.

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S. Abi Najm et coll.

AFSSAPS agence française de sécurité sanitaire des produits de santé

aminoBP(s) aminobisphosphonate(s)BMP(s) bone morphogenic protein(s)BP(s) bisphosphonate(s)FGF 2 fibroblast growth factor 2GTPase(s) guanosine triphosphatase(s)GVHD graft versus-host diseaseHNG-CoA hydroxyl methyl

glutaryl-coenzyme AIGF insulin-like growth factor M-CSF mononuclear phagocyte

colony-stimulating factorOPG ostéoprotégérine

PGE 2 prostaglandine E 2PTH parathormonePTHrP parathormone-related peptideRANK receptor activator of nuclear

kappa BRANKL receptor activator of nuclear

kappa B ligandRho, Ras, Rac protéines humainesSAPHO synovite-acné-pustulose-

hyperostose-ostéite SERM selective estrogen receptor

modulatorsTGFß transforming growth factor-ß

GLOSSAIRE

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de tumeurs solides ou pour un myélome multiple,avec le pamidronate ou le zoledronate adminis-trés par voie IV [36,67], mais quelques cas ont étéobservés lors d’un traitement per os pour l’os-téoporose avec l’alendronate ou le risédronate [59].La survenue d’une ostéonécrose chez les patientstraités par des BPs sans groupement amine resteexceptionelle [2-46]. Ces lésions sont probablement à rapprocher desnécroses observées chez des travailleurs de l’in-dustrie des allumettes exposés au phosphore blanc,qui ont été décrites pour la première fois il y apresque deux siècles [25], puis dans l’industrie desfeux d’artifice et de l’armement. Elle se traduisaitpar une exposition osseuse, toujours intra-buccale,assez souvent douloureuse, s’accompagnant ounon d’une surinfection, dont l’évolution spontanéepouvait aboutir à des délabrements bucco-faciauximportants. Elle a disparu avec l’arrêt de l’utilisa-tion du phosphore pour la fabrication des allumetteset dans l’industrie des feux d’artifice et de l’arme-ment. Quelques cas ont été encore observés aprèsla seconde guerre mondiale dans l’industrie de l’ar-mement.Plusieurs théories éthiopathogéniques ont été pro-posées pour expliquer la relation exacte entre cesostéonécroses et le traitement par BPs, maisaucune n’est totalement satisfaisante. Après unerevue de la littérature, les trente premiers cas trai-tés dans la Division de Stomatologie, Chirurgie oraleet Radiologie dento-maxillo-faciale de l’Ecole deMédecine dentaire de Genève seront présentésdans un autre article (Ostéonécrose des maxillairesdue aux bisphosphonates : présentation de 30 cas),à paraitre dans le prochain numéro de MBCB.

REMANIEMENT OSSEUX PHYSIOLOGIQUE

Le tissu osseux est une structure dynamique enperpétuel remaniement. On distingue des phé-nomènes de modelage et de remodelage. Lemodelage qui permet la mise en forme des os,intervient principalement au cours de la crois-sance. Le remodelage permet le renouvellementdu tissu osseux, en remplaçant l’os âgé ou altérépar un os jeune [49].

Pour le remodelage (résorption puis formation),l’unité fonctionnelle est constituée par deux typesde cellules, les ostéoclastes et les ostéoblastes.Les ostéoclastes, cellules géantes multinucléées,d’origine macrophagique, sont responsables dela résorption osseuse : ils détruisent l’os âgé oualtéré en quelques jours. Les ostéoblastes sontdes cellules mésenchymateuses qui synthétisenten quelques semaines une nouvelle matriceosseuse. Il existe un équilibre dans le remodelagequi permet l’homéostasie de la masse osseuseau cours de la vie adulte. Un troisième type cel-lulaire, les ostéocytes, dont la fonction a été peuétudiée, joue un rôle important dans le transportde substances organiques et inorganiques à l’in-térieur de l’os. Le cycle de remodelage osseuxcomporte plusieurs phases qui se déroulent surenviron 150 jours (Fig. 1) :• Phase de repos : la surface de l’os est recou-verte de cellules bordantes qui servent de couchede protection pour l’os sous-jacent.• Phase d’activation des ostéoclastes : sous l’ac-tion des facteurs ostéorésorbants (PTH, vitamineD3 et PGE 2) [19,67], les cellules bordantes libérentl’accès aux ostéoclastes qui rentrent en contactavec la matrice osseuse. Les ostéoblastes sontindispensables à la mise en place du programmede différenciation des précurseurs ostéoclastiquesen pré-ostéoclastes, puis en ostéoclastes et enfinen ostéoclates actifs, grâce à l’action du M-CSF etde deux autres molécules, l’OPG et le RANKL quise fixe sur son récepteur ostéoclastique, le RANK [33].• Phase de résorption ostéoclastique : la résorp-tion osseuse ostéoclasique comprend plusieursétapes : la prolifération des précurseurs desostéoclastes, la différenciation des précurseursen ostéoclastes mononucléés, leur fusion pourdonner les ostéoclastes multinucléés, la forma-tion de la zone claire et de la bordure plissée lorsde leur activation [9].• Phase de transition : quand l’ostéoclaste acreusé une lacune, il disparait par apoptose et ilest remplacé par des macrophages qui régulari-sent le fond de la lacune.• Phase de synthèse : lorsque la résorptionosseuse est terminée, les cellules ostéoprogéni-trices présentes à la surface de la matrice érodée,au fond de la lacune (ou ligne cémentante), se divi-

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OS

OS

Phase de repos

Phase de minéralisation

OSPhase de synthèse

OSPhase de résorption

OSPhase de transition

OSPhase d’activation

sent et se différencient en ostéoblastes. Ces ostéo-blastes synthétisent une nouvelle matrice nonminéralisée (tissu ostéoïde) qui comble la lacune.Plusieurs hormones (oestrogènes, androgènes etvitamine D) et de nombreux facteurs de croissancesécrétés par les ostéoclastes (FGF 2, TGFß, IGFet BMPs) stimulent la production de la matriceosseuse et jouent un rôle essentiel dans l’ostéo-génèse. A la fin de la phase de formation, les ostéo-blastes disparaissent par apoptose ou seretrouvent inclus dans la matrice ostéoïde sousforme d’ostéocytes.• Phase de minéralisation : la minéralisation com-mence sur le front de minéralisation. Les phos-

phatases alcalines osseuses initieraient la miné-ralisation du tissu ostéoïde en influençant laconcentration locale en ions calcium et phos-phates. L’ostéocalcine augmente la concentra-tion locale du calcium extracellulaire et de lavitamine D3 ; pour mémoire, cette dernière per-met l’absorption intestinale du calcium et favo-rise sa fixation sur l’os.• Phase de repos : les ostéoblastes qui n’ont pasdisparu par apoptose, se transforment en cellulesbordantes.Après la fin de la croissance, l’os continue à subirun remodelage permanent. La masse de l’osspongieux représente 20 % du squelette avec un

Cellule bordante Ostéoblaste

OstéocyteOstéoclaste

Cellule mononuclée

Figure 1 : Différentes phases du remodelage osseux [10].Different phases of bone remodeling [10].

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turnover de 80 %, celle de l’os cortical 80 % avecun turnover de 20 % [10]. On considère qu’environ10 % du squelette se renouvelle chaque année,ce qui signifie que la totalité du squelette estrenouvelée tous les dix ans [10].L’altération du processus de remodelage et/oudu couplage entre résorption et formation de l’osentraîne des modifications importantes de l’ar-chitecture et de la densité osseuses qui peuventaboutir à long terme à une ostéoporose, uneostéomalacie ou une maladie ostéocondensante.

BISPHOSPHONATES

HistoriqueJadis appelés diphosphonates, les BPs sontconnus depuis la fin du 19e siècle : la première syn-thèse des BPs a été réalisée en Allemagne en 1865et ils ont été principalement utilisés comme inhi-biteurs de la corrosion dans l’industrie textile etdans celle de l’huile [23]. Depuis une quarantained’années, les BPs sont utilisés dans le traitementde certaines pathologies du métabolisme osseux.Au début des années 60, Neuman et Fleisch réa-lisent une étude sur le mécanisme des calcifica-tions induites par le collagène et ils démontrentque le plasma et l’urine de l’homme contiennentdes inhibiteurs de la calcification. Fleisch et coll. [23]

mettent en évidence un pyrophosphate inorga-nique, un polyphosphate naturel, dans le sérum etl’urine qui peut prévenir la calcification et régulari-ser la minéralisation osseuse en se fixant sur lescristaux d’hydroxyapatite. En biochimie, l’impor-tance des phosphatases est bien connue : elles

entrent dans la composition des acides nucléiques,des os et des autres tissus minéralisés comme ladentine ou le cément, et elles jouent un rôle pri-mordial dans les réactions biochimiques interve-nant dans le transfert d’énergie. La recherchemédicale s’est intéressée à l’inhibition de la calci-fication des dérivés phosphatés, surtout pour pré-venir les calcifications hétérotopiques dans lestissus mous. Cependant, l’utilisation du pyro-phosphate pour prévenir la formation des plaquesd’athérome, la calcification des valves cardiaqueset la formation des lithiases urinaires a été unéchec. Fleisch a remarqué que les pyrophosphatesétaient rapidement hydrolysés par une enzyme, lapyrophosphatase, largement présente dans les dif-férents tissus de l’organisme [23,in 61]. Cette décou-verte a permis d’orienter la recherche vers dessubstances ayant des propriétés physico-chi-miques similaires aux pyrophosphates mais résis-tant à l’hydrolyse enzymatique, ce qui a conduit àla découverte des BPs [29]. Comme les pyrophos-phates, les BPs possèdent une grande affinité pourla composante osseuse minérale.

Bisphopshonates commercialisés Comme les BPs, analogues structuraux des pyro-phosphates inorganiques, résistent à l’hydrolyseenzymatique, ils sont devenus les produits deréférence surtout pour le traitement des affectionsostéolytiques, bénignes ou malignes, grâce à leurspropriétés antirésorbantes. L’atome central d’oxy-gène de la liaison P-O-P du pyrophosphate inor-ganique est remplacé par un atome de carbone(liaison P-C-P) rendant la molécule de BPs résis-tante à l’hydrolyse enzymatique [61] (Fig. 2).

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Figure 2 : Structure du pyrophosphate inorganique et des BPs : noter l’analogie entre leur structure.Structure of inorganic pyrophosphate and BPs: note the analogy of the two structures.

Pyrophosphate inorganique Bisphosphonates

R1 radical OH, Cl ou H

R2 détermine la puissance

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La liaison P-C-P confère aux BPs une grande affinitépour le tissu osseux et on obtient de nombreux pro-duits en modifiant les radicaux R1 et R2 liés à l’atomede carbone central. Le radical R1 est le plus souventle radical hydroxyl (OH) car il permet d’obtenir lameilleure adhésion sur le tissu osseux minéral. Leradical R2 détermine la puissance d’action des BPs ;il ne comporte pas d’atome d’azote (BPs simples) ouil comporte un atome d’azote (aminoBPs). LesaminoBPs ont une activité sur les ostéoclastes 10 à20 000 fois plus importante que celle de l’étidronate,produit de première génération, qui est considérécomme la molécule référence [61] (Tab. 1).Chaque BPs a une structure chimique et physico-chimique et des caractéristiques biologiques spé-cifiques : leurs propriétés biologiques, leur activité,leur cinétique pharmacologique et leur toxicité sontdonc différentes, ce qui rend difficile toute extra-polation des résultats d’une structure à l’autre [61].

MODE D’ACTION DES BISPHOSPHONATES

Effets biologiques des bisphosphonatesLes BPs ont deux effets biologiques fondamen-taux : l’inhibition de la calcification dans les tissusmous et l’inhibition de la résorption osseuse.

Inhibition de la calcification dans les tissus mous [23, in 61]

Les BPs préviennent les calcifications ectopiquesin vivo grâce à leur propriété régulatrice sur lemétabolisme du calcium endogène (Fleisch,1995). Plusieurs études expérimentales animales(Francis et coll., 1969 ; Fleisch et coll., 1970 ;Casey et coll., 1972) et humaines (Bassett et coll.,1969 ; Cram et coll., 1971 ; Russell et coll., 1972)ont prouvé l’efficacité des BPs, administrés peros ou par voie IV, dans la prévention des calcifi-cations extra-osseuses non seulement par leuraction sur le tissu osseux minéral mais aussi parleurs effets sur le cholestérol, l’élastine et le col-lagène des parois artérielles. Depuis trois décen-nies, les BPs ont prouvé leurs effets dans letraitement de certaines affections calcifiantescomme la myosite ossifiante (Bassett et coll.,1969 ; Russell et coll., 1972) et la calcinose (Cramet coll., 1971).Quelques études ont confirmé leur action inhibi-trice dans l’athérosclérose. Meradji et coll. ont étéles premiers à démontrer en 1978 l’effet béné-fique des BPs dans les calcifications artérielles :en se déposant dans les parois artérielles, ilsempêchent l’accumulation des lipoprotéines dansles macrophages, or cette accumulation repré-sente la première phase du processus d’athério-

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DCI Nom commercial R1 R2 Puissance

Etidronate Didronel® OH CH3 1

Clodronate Clastoban® CI CI 10

Tiludronate Skélid® H S-CI 10

Pamitronate Arédia® OH CH2-CH2-NH2 100

Alendronate Fosamax® OH CH2-CH2-CH2-NH2 1 000

Risédronate Actonel® OH CH2 - N

5 000

Ibandronate Bondronat® OH CH2-CH2-N-C5H11 10 000Boniva®

Zoledronate Zometa® OH CH2-N N

20 000

Tableau 1 : Structure moléculaire et puissance des BPs commercialisés [10].Molecular structure and potency of commercialized BPs [10].

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sclérose. Récemment les BPs ont été utilisés dansle traitement des calcifications intracérébrales [30].

Inhibition de la résorption osseuseLes études in vitro et in vivo ont montré que l’in-hibition de la résorption osseuse constitue le prin-cipal effet des BPs [23,29,61]. Cet effet s’observeaussi bien chez les sujets sains que chez lessujets atteints d’une affection ostéolytique. LesBPs se fixent de façon sélective sur la structurecristalline de l’hydroxyapatite de la phase miné-rale du tissu osseux : ils sont absorbés par lesostéoclastes ce qui perturbe leur fonctionnementet induit leur apoptose [41] (Fig. 3). Les BPs ne sontpas métabolisés : environ la moitié de la dose sefixe sur l’os, l’autre moitié est éliminée par le rein,sans modification de leur structure.L’activité inhibitrice sur les ostéoclastes dépend dela structure du radical R2 et se fait par deux voiesmétaboliques distinctes. Les BPs qui ne possèdentpas de groupement amine (BPs simples) dans leradical R2 (étidronate, clodronate, tiludronate), sesubstituent à l’ATP pour former un métabolite cyto-toxique pour les cellules. En revanche, lesaminoBPs (pamidronate, risédronate, ibandronate,

alendronate, zoledronate) interfèrent avec la voiedu mévalonate en inhibant la prénylation desGTPases (Rho, Ras, Rac...) [22,61] qui jouent un rôleessentiel dans les mécanismes de signalisationintracellulaire (Fig. 4) ; cette action entraine l’inhibi-tion de l’activité de résorption des ostéoclastes [16].

Autres effetsQuelques molécules de BPs ont une activité anti-angiogénique [12,13,16,68] : le zoledronate et l’ibandro-nate auraient la capacité d’inhiber l’angiogénèseou la néovascularisation, processus nécessaire àla croissance tumorale et à la dissémination méta-statique [16].

Effets indésirablesIls sont bien connus et pour la plupart mineurs ettransitoires [14]. L’insuffisance rénale aiguë consti-tue l’effet indésirable le plus grave mais elle peutêtre prévenue par une administration IV lente. Avecla majorité des BPs, on observe un syndromepseudo-grippal (élévation temporaire de la tempé-rature, frissons, sensation de fatigue, arthralgies etmyalgies) qui régresse habituellement en 48 heures.Des manifestations digestives sont régulièrementrapportées : nausées, vomissements, diarrhées,

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Ostéonécrose des maxillaires dues aux bisphosphonates : mise au point

Absorption des bisphosphonates par les ostéoclastes

Perte de leur fonction

Apoptose des ostéoclastes

BPs BPsBPs BPs

BPs

BPsBPsBPs

BPsBPs

BPs BPsBPs

BPsBPsos

os

os

Figure 3 : Effets des BPs sur les ostéoclastes [22].Effect of BPs on osteoclasts [22].

BPs : molécule de BPs Ostéoclaste

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douleurs abdominales, œsophagite, ulcérationsbuccales. Des ulcères gastriques et une sensationde sécheresse buccale sont parfois observés. Laformule sanguine est souvent perturbée de façontransitoire : anémie, thrombocytopénie, leucopé-nie, parfois pancytopénie. Les effets indésirablesneurologiques se traduisent par des céphalées, desvertiges, des sensations d’hypoesthésie ou à l’in-verse d’hyperesthésie, et une dysgueusie. De rarescas d’hypersensibilité immédiate et d’érythèmepolymorphe ont été rapportés. L’étidronate induitparfois une altération de la réponse immunitaire quise traduit par la réactivation d’un herpès secon-daire ou le développement d’un zona. De raresmanifestations oculaires, à type d’uvéite et deconjonctivite, peuvent être observées. Les ano-malies métaboliques, principalement une hypo-calcémie, sont le plus souvent asymptomatiques ;parfois elles se traduisent par des crampes mus-culaires ou des épisodes de tétanie.En 2003, les premiers cas d’ostéonécrose desmaxillaires en relation avec la prise d’aminoBPsont été rapportés [35]. Cet effet indésirable sembleconcerner seulement un faible pourcentage despatients traités, mais le recul est sans doute insuf-fisant pour évaluer la fréquence réelle de cettecomplication.

INDICATIONS DES BISPHOSPHONATES

En trois décennies, les indications des BPs sesont progressivement élargies. Après avoir étéinitialement utilisés dans la maladie osseuse dePaget, ils sont maintenant prescrits pour le trai-tement et la prévention de l’ostéoporose, pour letraitement de l’hypercalcémie maligne et destumeurs osseuses d’origine hématologique oumétastatique qui s’accompagnent d’une ostéo-lyse et, plus récemment, pour le traitement de lanécrose aseptique de la hanche, du syndromeSAPHO, de certaines dysplasies fibreuses desos et de l’osteogenesis imperfecta [4,5].

Prévention et traitement de l’ostéopo-roseDéfinition de l’ostéoporoseL’ostéoporose est une affection qui s’accompagned’une augmentation du risque de fracturesosseuses secondaires à une diminution de lamasse osseuse. Cette affection constitue un pro-blème mondial de santé publique [10]. Les fracturescaractéristiques de l’ostéoporose intéressent lesvertèbres, sous la forme de « tassements» verté-braux, l’extrémité supérieure du fémur et l’extré-mité distale de l’avant-bras (AFSSAPS 2006) [52].

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Figure 4 : Voie du mévalonate [22].Mevalonate pathway [22].

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Elle est extrêmement fréquente puisqu’elle tou-cherait 30 % des femmes après 50 ans et 70 % àpartir de 80 ans. La physiopathologie de l’ostéo-porose apparait de plus en plus complexe. Les fac-teurs nutritionnels (calcium et vitamine D) et lesfacteurs hormonaux (œstrogènes et PTH) restentles principaux éléments impliqués dans la perteosseuse. On distingue deux formes cliniques d’os-téoporose : l’ostéoporose post-ménopausique quiest la plus fréquente, les ostéoporoses dites secon-daires, parmi lesquelles celle induite par la corti-cothérapie. Dans l’ostéoporose, le traitement apour but de prévenir la perte osseuse, donc desfractures (accord professionnel, AFSSAPS 2006)[52]. Plusieurs études, réalisées sur des cohortesimportantes, ont permis de quantifier les bénéficeset les risques du traitement de l’ostéoporose, etd’en préciser les indications [1,56].

Traitements disponiblesDepuis une décennie, la prise en charge de l’os-téoporose, surtout chez la femme ménopausée,a évolué avec l’apparition de nouveaux traite-ments : les BPs, les SERM et les substances ana-bolisantes stimulant la formation osseuse (la PTHet le ranélate de strontium). Récemment une nou-velle approche thérapeutique de l’ostéoporose a

été proposée. Il s’agit d’un anticorps monoclo-nal, le dénozumab, qui se lie au RANKL, protéineessentielle pour la différenciation, l’activation etla survie de l’ostéoclaste.L’alendronate et le risédronate représentent letraitement le plus prescrit pour l’ostéoporose. Endiminuant le remaniement osseux, ils entraînentune augmentation de la densité minérale osseuse.Plusieurs études cliniques, avec un suivi sur10 ans, ont montré l’efficacité et la tolérance deces molécules dans le traitement de l’ostéopo-rose à long terme [56]. Selon les recommandationsde l’AFSSAPS, l’alendronate et le risédronateconstituent le traitement de référence pour l’os-téoporose post-ménopausique et des étudesrécentes ont montré que le traitement par l’alen-dronate ou le risédronate devait être poursuivi aumoins 4 ans (AFSSAPS 2006). Au-delà, la pour-suite du traitement repose sur une réévaluationindividuelle du risque fracturaire [52].

Traitement de l’hypercalcémie maligne Les BPs constituent un progrès thérapeutiqueimportant pour le traitement de certaines patho-logies osseuses, en particulier pour celui de l’hy-percalcémie maligne et des affections osseusesmétastatiques. Les deux principales causes d’hy-

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Figure 5 : Pathogénie de l’hypercalcémie tumorale et mode d’action des BPs [12].Hypercalcemia of malignant disease pathogenesis and mechanism of action of BPs [12].

cellules tumorales

activité des ostéoclastes

calcium sérique

réabsorptionrénale du calcium

PTHrP autres facteurs

BPs

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percalcémie sont l’hypercalcémie maligne et l’hy-perparathyroïdie primaire. L’hypercalcémiemaligne est le plus souvent observée dans le can-cer du sein et le cancer du poumon [12-62]. Les BPsont supplanté tous les autres moyens thérapeu-tiques utilisés pour traiter l’hypercalcémie maligne(Fig. 5) : ils normalisent la calcémie chez plus de90 % des patients, mais ils sont moins efficaceslorsque l’hypercalcémie récidive. Ils réduisent defaçon importante (de 20 à 60 % selon les auteurs)[21] la fréquence des manifestations liées à l’at-teinte osseuse, en diminuant les douleurs, lesfractures pathologiques, les compressions radi-culaires ou médullaires et les épisodes d’hyper-calcémie maligne. Dans le cancer du sein, il estrecommandé de commencer le traitement parBPs dès que la maladie métastatique osseusedevient symptomatique et même, pour certainsauteurs, dès que le diagnostic de métastasesosseuses est établi. Pour le myélome multiple oùl’ostéolyse joue un rôle déterminant dans la pro-gression de la maladie, il est recommandé decommencer le traitement par les BPs au stade III,stade avancé du myélome caractérisé par un descritères suivants : hémoglobine < 8.5 g/dl, cal-cémie > 120 mg/l, lésions osseuses multiples,taux élevé d’immunoglobines.

Autres indications (maladie de Paget,dysplasie fibreuse des os…)Les indications des BPs se sont élargies ces der-nières années à d’autres affections osseusesbénignes comme la maladie de Paget [55], le syn-drome SAPHO [5,64], l’osteogenesis imperfecta,certaines dysplasies fibreuses des os, l’ostéo-myélite chronique des maxillaires… La maladieosseuse de Paget et la dysplasie fibreuse des ossont des affections caractérisées par des ano-malies du remodelage osseux, systémiques oufocales, où l’on observe une augmentation de larésorption ostéoclastique et du remodelageosseux. Dans la maladie osseuse de Paget, lesBPs entraînent une diminution des douleurs, unerégression des zones ostéolytiques, un arrêt dela progression de la maladie avec reconstitutiond’un os histologiquement normal. Dans la dys-plasie fibreuse des os, les BPs diminuent les dou-leurs et entraînent un comblement partiel des

foyers ostéolytiques et un épaississement descorticales [40].Les BPs représentent un progrès majeur dans letraitement de nombreuses affections osseusescomportant des anomalies de la résorptionosseuse.

OSTÉONÉCROSE DES MAXILLAIRESET BISPHOSPHONATES

EpidémiologieLa prévalence de ces ostéonécroses est difficileà évaluer car leur fréquence augmente avec letemps. Il semble qu’elle soit différente selon lamolécule prescrite, la posologie et la durée de trai-tement. Les données de littérature concernent prin-cipalement la prévalence de l’ostéonécrose desmaxillaires chez des patients traités pour uneaffection maligne. En 2004, une enquête réaliséepar internet a été menée par l’InternationalMyeloma Foundation pour évaluer les facteurs derisque de l’ostéonécrose [20]. Sur les 1203 cas réper-toriés, 904 cas étaient traités pour un myélomemultiple et 299 pour un cancer de sein. Dans les904 cas de myélome multiple, 62 (7 %) présen-taient une ostéonécrose et 54 (6 %) des lésionssuspectes ; 71 % étaient traités par le zoledronateet 29 % par le pamidronate seuls. Dans les 299cas de cancer du sein, 13 (4 %) patientes présen-taient une ostéonécrose et 23 (8 %) des lésionssuspectes. Sur une période de 36 mois, la préva-lence est de 10 % chez les patients traités par lezoledronate et de 4 % chez ceux traités par lepamidronate seuls. En 2005, Bamias [8] a réaliséune étude prospective sur 252 patients traités parBPs pour des métastases ostéolytiques entre jan-vier 1997 et décembre 2003, avec un bilan effec-tué jusqu’en février 2005 : 17 (6,7 %) patients ontdéveloppé une ostéonécrose des maxillaires. Surces 17 cas, 11 (9,9 %) cas ont été retrouvés chez111 patients traités pour un myélome multiple, 2(2,9 %) cas chez 70 patientes traitées pour un can-cer du sein, 3 (6,5 %) cas chez 46 patients traitéspour un cancer de la prostate et 1 (4 %) cas chez25 patients traités pour un autre néoplasme. Tousles patients présentant une ostéonécrose avaienteu un traitement par le zoledronate seul (7 patients),ou après pamidronate (9 patients), ou avant iban-

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dronate (1 patient). En 2006, Zervas et coll. [70] ontpublié une étude concernant 303 patients ayantun myélome multiple : les 28 (11 %) cas d’ostéo-nécrose sont retrouvés uniquement chez les254 patients traités par BPs. Dans la revue de la littérature réalisée par Woo etcoll. [67], la prévalence des ostéonécroses varie de6 % à 10 % pour les patients traités pour une affec-tion maligne. En 2007, Mavrokoki et coll. [37] publientune étude sur la fréquence des ostéonécroses pourles patients sous zoledronate ou pamidronate pourune affection maligne et chez les patients traitéspar l’alendronate pour une ostéoporose. La fré-quence de survenue des ostéonécroses dans lepremier groupe varie de 0,88 % à 1,15 % et elleaugmente après un acte chirurgical (6,67 % à9,1 %). Pour le groupe traité par l’alendronate, lafréquence est moins importante : elle varie de0,01 % à 0,04 % en l’absence d’acte chirurgical etde 0,09 % à 0,34 % après une extraction dentaire.

EtiopathogénieL’incorporation osseuse des BPs est proportion-nelle à l’intensité du remodelage osseux aumoment de leur utilisation, leur concentration estdonc plus élevée dans les zones de croissance,les sites osseux en cours de cicatrisation, les sitestumoraux et ceux qui présente naturellement untaux de remodelage physiologique plus impor-tant comme l’os alvéolaire des maxillaires [38].C’est probablement la raison pour laquelle lesostéonécroses associées aux BPs concernentpresque toujours les maxillaires et exceptionnel-lement d’autres sites [6,51]. Toutefois, le mécanismeétiopathogénique de l’ostéonécrose n’est pasclairement élucidé. Plusieurs hypothèses ont étéproposées.L’ostéonécrose serait due à une diminution duremodelage osseux physiologique induit par lesBPs [36,60] (théorie de l’hypocellularité). Cette dimi-nution du remodelage pourrait aussi être secon-daire à une diminution de la vascularisationosseuse. Elle est d’autant plus importante que leBPs est puissant : les BPs ont la propriété d’inhi-ber l’activité des ostéoclastes et de provoquer leurapoptose ce qui diminue la résorption osseuse etdonc perturbe le remaniement osseux normal [26].La vascularisation intra-osseuse serait également

affectée par l’effet anti-angiogénique de certainesmolécules de BPs comme le zoledronate et le pami-dronate [11,68] (théorie de l’hypovascularisation).Un traitement fortement dosé pourrait conduireà un os « gelé » dont le remodelage est inhibé defaçon trop importante [47]. Cet effet est surtoutobservé avec les aminoBPs puissants comme lepamidronate et le zoledronate [12], mais il peut êtreaussi observé avec l’alendronate [48]. Cet os inertea perdu toute capacité de réparation des micro-fractures physiologiques induites par la fonction(théorie des microfractures) [34,66].Dans la cavité buccale, les maxillaires sont soumis,lors de la fonction (mastication) [48] et des parafonc-tions (bruxisme), à un stress régulier qui stimuleraitl’activité de remodelage entraînant une incorpora-tion plus importante des BPs. Cette accumulationde BPs pourrait induire une réduction drastique duremodelage favorisant la nécrose osseuse. Dès lorsla vascularisation de la muqueuse sus-jacente estréduite et tout traumatisme mineur pourrait entraî-ner une exposition de l’os nécrosé sous-jacent. Lacolonisation secondaire par la flore buccale de l’osnécrosé exposé peut être responsable de douleursou d’accidents infectieux souvent révélateurs del’ostéonécrose (théorie infectieuse) [32]. Une autrehypothèse suggère que l’ostéonécrose pourrait sedévelopper à partir de la muqueuse [54]. La diminu-tion du turn over osseux par les BPs aurait un effet« toxique » sur la muqueuse buccale : ceci expli-querait l’apparition d’une déhiscence de lamuqueuse, la contamination bactérienne de l’os àpartir du milieu entrainant le développement d’uneostéonécrose et l’absence d’évolution favorable dela cicatrisation (théorie toxique). Enfin certains fac-teurs génétiques prédisposants pourraient favori-ser le développement de l’ostéonécrose [32].

Aspects clinique et radiologiqueCliniquement, l’atteinte osseuse intrabuccale res-semble plus à une ostéonécrose qu’à une ostéo-myélite : exposition d’un os blanc jaunâtre ou blancgrisâtre, qui reste de consistance dur, sans forma-tion de séquestre dans les délais habituels et sansaucune tendance à la guérison spontanée [3,67].

Dans 60 % des cas rapportés dans la littérature,l’ostéonécrose apparait souvent secondaire à unacte chirurgical intéressant l’os alvéolaire : extrac-

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BPs

Zoledronate

(Zometa®)

Pamidronate

(Arédia®)

Ibandronate

(Boniva®)(Bondronate®)

Posologie et voied’administration

4 mg/mois

parentérale

30, 60 ou 90 mg/mois

parentérale

2 ou 6 mg/mois

parentérale

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tion dentaire, mise en place d’un implant dentaire,chirurgie parodontale [67] ; dans les autres cas, ellesemble spontanée. Pour Marx et coll., 39 % des casd’ostéonécrose spontanée sont localisés sur desexostoses ou des reliefs osseux où la muqueuseest fine et facilement traumatisée [36].Le bilan radiologique comporte un orthopantomo-gramme, et parfois un examen tomodensitomé-trique dans les ostéonécroses étendues. Les signesradiologiques sont souvent absents au début del’évolution : l’ostéonécrose est visible cliniquementalors qu’il n’y pas de signe d’atteinte osseuse surles radiographies conventionnelles (radiographierétro-alvéolaire, orthopantomogramme). En fait, lesBPs en diminuant le remodelage osseux augmen-tent la densité radiologique de l’os dans un premiertemps [47]. Cet aspect perdure en général plusieursmois dans les maxillaires malgré le développementd’une ostéonécrose, et ce n’est qu’après une longueévolution que l’on observe une image ostéolytiquemal définie, avec parfois l’apparition d’un séquestrequi se déminéralise lentement.

Facteurs de risqueMoléculesLa composition de la molécule de BPs prescritejoue un rôle prépondérant pour le développement

de l’ostéonécrose. Cette complication est décriteexclusivement avec les aminoBPs [2,3,7,8,15,24,28,36,

42,43,44,45,50,67]. Actuellement, cinq molécules ont étémentionnées dans le développement des ostéo-nécroses : le zoledronate, le pamidronate, l’alen-dronate, le risédronate et l’ibandronate (Tab. 2).94 % des cas d’ostéonécrose rapportés sontretrouvés chez des patients traités par des BPsadministrés par voie parentérale, pamidronate et/ouzoledronate [2,3,31,39,67]. Le risque de développementd’une ostéonécrose est plus élevé avec le zole-dronate qu’avec le pamidronate seul ou l’associa-tion pamidronate puis zoledronate [6,8,20]. Cettedifférence s’explique probablement par la puis-sance antirésorbante inférieure du pamidronatepar rapport à celle du zoledronate [58].

Dose cumuléeLa dose cumulée qui représente la dose totale deBPs administrée avant l’apparition de l’ostéoné-crose, constitue sans doute le facteur prédispo-sant le plus important pour le développement del’ostéonécrose. Il n’y a qu’une seule étude pros-pective qui a évalué cette relation : elle a claire-ment montré que l’incidence de l’ostéonécrosedes maxillaires est corrélée à la dose cumulée desBPs [8] (Fig. 6).

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BPs

Alendronate

(Fosamax®)

Risédronate

(Actonel®)

Ibandronate

(Bondronate®)

Posologie et voied’administration

5 ou 10 mg/j35 ou 70 mg/sem

per os

5 mg/j 35 mg/sem

per os

50 mg/sem

per os

Tableau 2 : Dénomination commune internationale, dénomination commerciale en Suisse, posologie et voie d’ad-ministration des BPs associés aux ostéonécroses des maxillaires. (j : jour ; sem : semaine).Generic name, brand name, posologie and administration way of BPs associated with osteonecrosis of the jaws. (j: day ; sem: week).

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Figure 6 : Augmentation du risque de développementd’une ostéonécrose en fonctionde la dose cumulée, donc avec la durée du traitementpar BPs chez 252 patients [8].Cumulative hazard of developing osteonecrosis of thejaw from the date of treatment among 252 patients trea-ted with BPs [8].

Figure 7 : Augmentation du risque cumulé pour ledéveloppement d’une ostéonécrose pour les patientstraités par le zoledronate, le pamidronate ou l’asso-ciation pamidronate-zoledronate en fonction de la duréedu traitement [8].Cumulative hazard of developing osteonecrosis of thejaw according to treatment with zoledronic acid orpamidronate ± zoledronic acid according to time ofexposure [8].

BPs Biodisponibilité(taux)

ZoledronateZometa® (IV) 55-77 %

PamidronateArédia® (IV) 45-80 %

IbandronateBondronate® (IV) 40 %

Bonviva® (IV- per os)

AlendronateFosamax® (per os) 0,64 %

RisédronateActonel® (per os) < 1 %

IbandronateBondronate® (per os) 0,6 %

Tableau 3 : Biodisponibilité des différentes moléculesde BPs [17].Biodisponibility of different molecules of BPs [17].

Cette même étude a démontré que la survenuede l’ostéonécrose est plus précoce pour lespatients traités par le zoledronate que pour ceuxtraités par le pamidronate ou l’association pami-dronate puis zoledronate (Fig. 7).Le délai entre la première prise de BPs et l’appa-rition d’une ostéonécrose des maxillaires est trèsvariable. Ce délai dépend de la molécule (voied’administration, puissance et biodisponibilité),de la fréquence d’administration, donc de la dosecumulée. Par exemple, l’alendronate est dix foisplus puissant que le pamidronate (Tab. 1) mais sabiodisponibilité est très faible per os (Tab. 3) : labiodisponibilité de l’alendronate per os est beau-coup plus faible que celle de pamidronate admi-nistré par voie IV. La dose cumulée ne reflètequ’imparfaitement la quantité fixée sur l’os. Ondevrait plutôt se référer à la dose absorbée quicorrespond à la dose cumulée corrigée par le tauxde biodisponibilité de la molécule.

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Rôle des traumatismes et du site anato-mique Le développement d’une ostéonécrose des maxil-laires se traduit initialement, assez souvent, parun retard de cicatrisation après une interventionintéressant l’os alvéolaire, en général après uneextraction dentaire [67], mais la cause ayant motivél’extraction dentaire est très rarement précisée. Ilest aussi important de remarquer qu’il existe danscertaines études un pourcentage non négligeable(37 %) d’ostéonécroses qui ne sont pas corréléesà un traumatisme local (ostéonécroses sponta-nées) [36-39].La mandibule constitue la localisation préféren-tielle : 65 % des cas intéressent la mandibule, 26 %des cas le maxillaire et 9 % des cas présentent unedouble localisation maxillaire et mandibulaire [66].Les secteurs postérieurs mandibulaires semblentêtre plus concernés que les régions symphysaireet parasymphysaire mandibulaires [6].

Traitements proposésLes propositions et les recommandations pour letraitement des ostéonécroses dues aux bis-phosphonates sont multiples [2,18,36,44,53,59] mais onne dispose pas encore de cohortes suffisantesavec un suivi prolongé. En juin 2004, un groupe d’experts a publié desrecommandations pour le traitement des ostéo-nécroses sur aminoBPs. Les patients étaient divi-sés en trois catégories [59] :• Groupe 1 : les patients qui vont commencer untraitement par aminoBPs, • Groupe 2 : les patients traités par aminoBPssans ostéonécrose des maxillaires,• Groupe 3 : les patients avec ostéonécrose desmaxillaires.Les recommandations pour chaque groupeétaient les suivantes :Groupe 1 : mise en état de la cavité buccale, élimi-nation des foyers infectieux, instauration d’une bonnehygiène bucco-dentaire. Il n’est probablement pasnécessaire de retarder le début du traitement paraminoBPs si le traitement d’assainissement bucco-dentaire peut être terminé en 1 à 2 mois.Groupe 2 et 3 : réhabilitation par traitementsconservateurs (traitement de racine, surfaçageradiculaire …), éviter les interventions chirurgi-

cales. Devant une ostéonécrose, élimination àminima de l’os exposé, rinçage buccal (chlo-rhexidine, peroxyde d’hydrogène), antibiothéra-pie, analgésie, couverture de la zone exposée parune plaque de résine molle.Marx et coll. ont proposé un protocole de traite-ment spécifique du stade clinique de l’ostéoné-crose [36]. • patient à risque, sans exposition osseuse :

– élimination des foyers infectieux,– si possible, arrêt des aminoBPs IV pendant 2

ou 3 mois, c’est-à-dire pendant le tempsnécessaire pour obtenir un état bucco-den-taire satisfaisant.

• patient présentant une exposition osseuseasymptomatique :– rinçage buccal 3 fois/jour avec de la chlo-

rhexidine à 0,12 %,– pas de traitement systémique.

• patient présentant une exposition osseuseaccompagnée d’une infection et de douleurs :– rinçage buccal 3 fois/jour avec de la chlo-

rhexidine à 0,12 %,– antibiothérapie (pénicilline, doxycycline, levo-

floxacine ou érythromycine).• patient n’ayant pas eu d’évolution favorable

sous antibiothérapie :– antibiothérapie (pénicilline, doxycycline, levo-

floxacine ou érythromycine),– résection osseuse (alvéolectomie ou résec-

tion plus large).Récemment, l’AFSSAPS a publié des recomman-dations sur la prise en charge bucco-dentaire despatients traités par bisphosphonates [53]. Cesrecommandations diffèrent peu de celles présen-tées ci-dessus : on retrouve la même approche etles mêmes groupes. Pour les patients atteints d’uneostéonécrose avérée, il est conseillé de réaliser letraitement en milieu hospitalier. Les traitements chi-rurgicaux ne doivent pas être agressifs et lesreconstructions par greffes libres ou pédiculéessont déconseillées. Il est nécessaire d’informer lemédecin prescripteur de cette complication. Lapoursuite du traitement par BPs doit être décidéeau cas par cas par le médecin prescripteur.La bibliographie complète paraîtra avec le secondarticle (Ostéonécrose des maxillaires due aux bis-phosphonates : présentations de 30 cas).

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