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25/05/13 Le Soir d'Algérie www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/02/19/print-41-130465.php 1/6 Contribution : RÉFLEXION Avant et aujourd’hui Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] Dans une de mes dernières contributions parues dans ces mêmes colonnes (23-26 janvier), je disais que l’islamisme arrivé au pouvoir par l’alchimie des révolutions arabes, et qui laisse entendre qu’il va réussir chez lui comme l’AKP en Turquie, a en fait peu de chances de rééditer cette réussite car il n’a pas été, comme lui, soumis depuis sa naissance et des décennies durant à deux limites entre lesquelles il était obligé d’évoluer sans possibilité de les transgresser : la laïcité inscrite dans la Constitution, et les pré-requis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne. Ces deux contraintes qui, à la longue, ont façonné sa nature et lui ont servi de garde-fou, se sont avérées fructueuses et salutaires puisqu’elles lui ont permis de gouverner sans interruption pendant douze ans. Il manque à l’islamisme arabe un autre atout : l’ancienneté et l’expérience de l’AKP qui n’a gouverné seul qu’après quarante ans de cohabitation au parlement et au gouvernement avec d’autres forces, et après avoir dirigé de grandes agglomérations comme Ankara et Istanbul dont l’actuel Premier ministre a été le maire pendant des années. C’est dans ces fonctions électives que les cadres de l’AKP ont fait leur apprentissage de la gestion de l’Etat. En opérant un recul dans l’histoire, on remarque que ces deux contraintes étaient présentes dans l’Algérie coloniale. Au sein du Mouvement national qui s’était formé pour combattre le colonialisme, il y avait une composante islamique, l’Association des oulémas algériens. Invoquant le principe de la séparation du culte et de l’Etat, elle a revendiqué pendant des décennies son application au culte musulman afin d’en prendre la charge, et réussit à quadriller le pays avec un réseau de plusieurs centaines d’établissements d’enseignement libre. Vivant sous le régime de la laïcité qu’ils voulaient tourner à leur avantage, les oulémas accomplissaient leur mission sociale et éducative tout en réfléchissant à l’avenir, au jour où l’Algérie recouvrerait sa souveraineté. Comme s’il avait deviné l’usage qui pourrait être fait de la religion dans le domaine politique, Ben Badis avait donné pour devise à son journal ( Al- Mountaqid) : «La vérité au-dessus de tous, la patrie avant tout». C’était en 1924. Quel journal islamiste de par le monde afficherait une telle devise aujourd’hui ? Et comme s’il s’était représenté ce qu’allait être cet avenir — celui que vit l’Algérie depuis que l’islamisme charlatanesque s’est abattu sur elle —, il avait écrit dans le Manifeste doctrinal de l’Association des oulémasen 1937 : «L’islam honore et glorifie la raison et recommande de baser tous les actes de la vie sur l’usage de la réflexion… Il propage sa doctrine par l’argumentation rationnelle et la persuasion, non par la ruse et la contrainte… Son régime est essentiellement démocratique et n’admet point d’absolutisme, même au profit de l’homme le plus juste.» Dans les madrassas ouvertes par l’Association, on enseignait les mêmes matières que celles dispensées dans les écoles françaises en dehors de l’arabe et des cours religieux. J’ai été élève pendant plusieurs années dans l’une d’elles à El- Biar dans les années cinquante. Elle portait le nom de Madrassat at-Tahdib et était dirigée par un personnage à l’allure martiale dont j’ai oublié le prénom mais gardé le nom : M. Foudhala. La mixité était quelque chose de naturel puisque j’y allais avec mes sœurs. Les maîtres s’habillaient selon leurs moyens, le directeur était toujours impeccablement mis, avec costumecravate, et il n’y avait ni qamis, ni calotte

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L’islamisme arrivé au pouvoir par l’alchimie des révolutions arabes, et qui laisse entendre qu’ilva réussir chez lui comme l’AKP en Turquie, a en fait peu de chances de rééditer cette réussite car il n’a pas été, comme lui, soumis depuis sa naissance et des décennies durant à deux limites entre lesquelles il était obligé d’évoluer sans possibilité de les transgresser : la laïcité inscrite dans la Constitution, et les pré-requis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne

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25/05/13 Le Soir d'Algérie

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Contribution : RÉFLEXION

Avant et aujourd’hui

Par Nour-Eddine Boukrouh

[email protected]

Dans une de mes dernières contributions parues dans ces mêmes colonnes (23-26 janvier), je disais

que l’islamisme arrivé au pouvoir par l’alchimie des révolutions arabes, et qui laisse entendre qu’il

va réussir chez lui comme l’AKP en Turquie, a en fait peu de chances de rééditer cette réussite car

il n’a pas été, comme lui, soumis depuis sa naissance et des décennies durant à deux limites entrelesquelles il était obligé d’évoluer sans possibilité de les transgresser : la laïcité inscrite dans la

Constitution, et les pré-requis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne.Ces deux contraintes qui, à la longue, ont façonné sa nature et lui ont servi de garde-fou, se sont

avérées fructueuses et salutaires puisqu’elles lui ont permis de gouverner sans interruption pendant

douze ans. Il manque à l’islamisme arabe un autre atout : l’ancienneté et l’expérience de l’AKP quin’a gouverné seul qu’après quarante ans de cohabitation au parlement et au gouvernement avec

d’autres forces, et après avoir dirigé de grandes agglomérations comme Ankara et Istanbul dont

l’actuel Premier ministre a été le maire pendant des années. C’est dans ces fonctions électives que

les cadres de l’AKP ont fait leur apprentissage de la gestion de l’Etat. En opérant un recul dans

l’histoire, on remarque que ces deux contraintes étaient présentes dans l’Algérie coloniale. Au seindu Mouvement national qui s’était formé pour combattre le colonialisme, il y avait une composante

islamique, l’Association des oulémas algériens. Invoquant le principe de la séparation du culte et de

l’Etat, elle a revendiqué pendant des décennies son application au culte musulman afin d’en prendrela charge, et réussit à quadriller le pays avec un réseau de plusieurs centaines d’établissements

d’enseignement libre. Vivant sous le régime de la laïcité qu’ils voulaient tourner à leur avantage, lesoulémas accomplissaient leur mission sociale et éducative tout en réfléchissant à l’avenir, au jour où

l’Algérie recouvrerait sa souveraineté. Comme s’il avait deviné l’usage qui pourrait être fait de la

religion dans le domaine politique, Ben Badis avait donné pour devise à son journal ( Al-

Mountaqid) : «La vérité au-dessus de tous, la patrie avant tout». C’était en 1924. Quel journal

islamiste de par le monde afficherait une telle devise aujourd’hui ? Et comme s’il s’était représenté

ce qu’allait être cet avenir — celui que vit l’Algérie depuis que l’islamisme charlatanesque s’est

abattu sur elle —, il avait écrit dans le Manifeste doctrinal de l’Association des oulémasen 1937 :

«L’islam honore et glorifie la raison et recommande de baser tous les actes de la vie sur l’usage dela réflexion… Il propage sa doctrine par l’argumentation rationnelle et la persuasion, non par la ruse

et la contrainte… Son régime est essentiellement démocratique et n’admet point d’absolutisme,

même au profit de l’homme le plus juste.» Dans les madrassas ouvertes par l’Association, on

enseignait les mêmes matières que celles dispensées dans les écoles françaises en dehors de l’arabe

et des cours religieux. J’ai été élève pendant plusieurs années dans l’une d’elles à El- Biar dans les

années cinquante. Elle portait le nom de Madrassat at-Tahdib et était dirigée par un personnage à

l’allure martiale dont j’ai oublié le prénom mais gardé le nom : M. Foudhala. La mixité était quelque

chose de naturel puisque j’y allais avec mes sœurs. Les maîtres s’habillaient selon leurs moyens, le

directeur était toujours impeccablement mis, avec costumecravate, et il n’y avait ni qamis, ni calotte

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blanche ou rouge, ni barbe, bien ou mal taillée, ni claquettes aux pieds. On n’avait jamais vu ouentendu parler de hidjab ou de niqab, et encore moins de tenue afghane. Il faut dire que Kaboul

n’avait pas encore ravi sa place à Paris dans le «chic féminin». Dehors, les femmes mettaient le

haïk, mais pas les jeunes filles. A l’intérieur du pays, on ne savait pratiquement pas ce que c’était.

Les Algériens vivaient à l’écart des Européens, entre eux, selon leurs coutumes locales et leurs

traditions religieuses. Dans cette société pauvre, indifférenciée socialement mais solidaire et

fraternelle, les oulémas, les imams et les hadjis occupaient une place prestigieuse. Ils étaient

regardés comme les guides moraux du peuple sans qu’ils cherchent à lui imposer une quelconque

tutelle ou à s’ériger en directeurs de conscience. Ils ne se posaient pas en guides, c’est la

considération morale dont ils étaient entourés qui les faisait passer pour tels parce qu’ils étaient

ouverts d’esprit et donnaient le bon exemple. Il existait dans les villes des lieux mal famés, dans la

haute et basse Casbah notamment, il y avait des débits de boissons alcoolisées, le kif se vendait à lasauvette, et si ces marchés existaient et florissaient, c’est parce que les consommateurs et les

habitués des lieux étaient musulmans, les Européens ayant leur propre monde. Les imams et les

sages du quartier leur faisaient la morale quelquefois, à l’approche du Ramadan et des fêtes

religieuses, ou alors ils étaient flétris par quelque juron lancé à leur face quand ils se livraient à unaffront en public. Tout le monde, au fond, s’apitoyait sur eux plus qu’il ne les blâmait. On neconnaissait pas la promptitude à excommunier, les vociférations et les anathèmes, même envers les

ivrognes, les personnes de mauvaise vie, ou ceux et celles qui s’étaient complètement «francisés ».Il régnait une tolérance naturelle, généreuse et bonhomme, sans tendre à la connivence ou verser

dans la permissivité. Au contraire, la société secourait les déviants au lieu de les juger et de lescondamner. Toute seule, sans avoir un Etat ou l’argent du pétrole. Chacun menait son existence,

droite ou zigzagante, selon son bon vouloir mais dans le respect des codes sociaux. En lisantLebbeïk de Bennabi ou Ce que le jour doit à la nuitde Khadra, on retrouve un peu de cette

ambiance. Il y avait beaucoup d’âme, de philosophie et de miséricorde dans les rapports humains.Que l’on fut pieux ou dévergondé, il fallait juste respecter les usages, les formes et les convenances.

Il ne pouvait pas venir à l’esprit de quelqu’un d’accoster un autre pour l’inciter à aller à la mosquée,l’interroger sur sa tenue, celle de sa femme ou de sa sœur, ou pour lui demander s’il jeûnait ou non.Personne ne surveillait personne alors qu’on était en pleine guerre et que la délation était redoutée.

Cette ambiance de tolérance s’étendait aux Européens et aux juifs. Dans les grandes villes, il existaitentre les trois communautés un climat d’émulation, et les plus défavorisés économiquement et

politiquement — les Algériens — étaient ceux qui avaient le plus à cœur d’être à la hauteur, peut-être parce qu’on tenait à les faire rentrer de force dans les clichés de «fanatiques » et d’«arriérés».

Malgré la modestie des moyens, ils avaient leur tenue du dimanche et ciraient leurs chaussures poursortir se promener ce jour-là ou aller faire une partie de dominos ou de ronda. Qui met un costume

le vendredi, aujourd’hui ? Combien sont ceux qui possèdent chez eux une brosse et du cirage ? Ons’est débarrassé de ce souci avant même l’apparition du qamiset des claquettes. Le 5 août 1934,

des affrontements d’une grande violence éclatent entre Algériens et juifs à Constantine où unIsraélite éméché avait uriné contre le mur d’une mosquée, avant de s’étendre à d’autres villes. Ils sesolderont par une vingtaine de morts de part et d’autre. Les oulémas, Ben Badis en tête, ont

déployé pendant ces évènements toute leur énergie pour les faire cesser. Bennabi, qui se trouvait àTébessa, apporte dans ses Mémoires ce témoignage : «Nous nous opposâmes à Tébessa à ce que

la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une garde sous le balcond’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer une vendetta. L’imam de la

ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux juif attaqué par un voyou… Le cheikhBen Badis fut durant ces pénibles évènements d’un grand courage et d’une parfaire dignité.» Quel

savantissime cheikh, quelle figure intellectuelle arabe ou musulmane ferait aujourd’hui barrage deson corps pour protéger les chrétiens d’Égypte ou d’Irak ? Je n’ose pas parler de juifs. C’est dire

s’il faisait bon vivre dans les réduits laissés par l’occupation française aux Algériens. Il y avait

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l’islam, sans l’islamisme, il y avait la foi et la joie de vivre en même temps, tout le monde étaitmusulman, mais personne n’était islamiste. En comparaison avec la terreur apparue dans le sillage

de l’islamisme depuis deux décennies, c’était l’âge d’or, un âge que ce pays ne retrouvera peut-êtrejamais. Il en allait de même en Tunisie, au Maroc, en Libye et en Égypte. Il n’y a qu’à voir les films

en noir et blanc de l’époque. Notre pays est l’un des rares au monde à ne pas abriter de minoritésreligieuses ou ethniques. Que serait-il advenu d’elles pendant la décennie noire ? L’islamisme a

introduit dans la société algérienne la suspicion, la déshumanisation des rapports, la laideur, la haineet la mort. Il a créé l’ennemi intime, l’ennemi invisible qui s’insinue dans les familles, les quartiers, les

lieux de travail et les hameaux. Les dommages apportés à l’islam et aux Algériens par l’islamismesont plus grands et plus graves que ceux que leur a causés le colonialisme. En près d’un siècle et

demi, celui-ci n’a pas réussi à diviser les Algériens ou à les conduire à s’entretuer. L’islamisme àréussi à le faire en à peine quelques années. Il les a divisés intellectuellement et politiquement endeux : les musulmans de toujours et les musulmans islamistes. Il a éradiqué une partie de l’élite, des

frères sont devenus ennemis, des familles se sont disloquées, les voisins sont devenus suspects lesuns aux autres, et les quartiers ont perdu leur solidarité. Sans possibilité de se séparer ou d’aller se

refaire ailleurs. Il est la cause directe ou indirecte de centaines de milliers de morts. C’est un bilande guerre, d’une grande guerre dont les séquelles dureront longtemps. C’est que l’ennemi intime est

plus problématique que l’ennemi étranger. L’étranger peut partir, il a où aller, mais pas lecompatriote, le voisin ou le frère. Contre le colonialisme, les choses étaient claires. La ligne de

démarcation était connue, visible, évidente, et les adversaires bien campés dans leurs rôlesrespectifs. En cas de conflit, chacun savait ce qu’il aurait à faire et que l’affaire finirait par se régler

d’une façon ou d’une autre. Sept ans ont suffi pour que l’envahisseur retourne d’où il est venu.Après vingt ans de tueries, le terrorisme islamiste sévit toujours. Ce sera peutêtre pour cent ans,comme dans les guerres de religion connues par l’Occident au Moyen-Âge. L’islam maghrébin était

ouvert, tolérant, civilisé, pacifique, jusqu’à l’arrivée de l’islamisme radical importé d’Égypte, duPakistan et d’Afghanistan à partir des années 1970. De tous les pays arabo-musulmans, nous

sommes celui qui a payé le plus lourd tribut à cette importation qui, mélangée au populisme et aunihilisme locaux, a donné un islamisme de bas étage, haineux et violent. Les principaux promoteurs

intellectuels de cet islamisme sont l’Egyptien Sayyed Qotb et le Pakistanais Mawdudi. Le pronosticvital de leurs pays respectifs est aujourd’hui engagé de leur fait. C’est l’effet boomerang ou, commedirait Bennabi, «la némésis des idées trahies». Ben Badis a été l’une des rares personnalités

religieuses du monde musulman à approuver le projet d’abolition du califat par Mustapha Kemal en

1924. Il a écrit à la veille de cette décision : «Le jour où les Turcs aboliront le califat, ils n’aurontpas aboli le califat au sens islamique du terme, mais un régime de gouvernement qui leur est propre.

Ils ont liquidé un symbole sans consistance qui a été une source de fitna absurde entre les

musulmans… Le mythe du califat ne deviendra pas réalité, les musulmans finiront par s’aligner sur

ce point de vue.» (Cf. Penseurs maghrébins contemporains, Horizons maghrébins, Ed. Cérès,Tunis, 1997). Ce faisant, le cheikh s’était mis en porte-à-faux avec les positions prises par Rachid

Rédha et l’université islamique d’Al-Azhar qui étaient restés attachés à l’idée de restaurer le califat.

Il soutiendra également Ali Abderrazik quand celui-ci essuiera les foudres des oulémas égyptiens

pour avoir publié en 1925 son fameux livre L’islam et les fondements du pouvoir. C’est dans cetteeffervescence (1924- 1928) que sont nés en Inde le mouvement Jamaat at-tabligh (Groupes de

prédication) et en Égypte le mouvement des Frères musulmans. Ben Badis ne voyait le califat

qu’assumé par une structure collégiale réunissant sunnites et chiites qui assumerait des fonctionspurement morales et religieuses, les fonctions politiques, sociales et économiques restant du ressort

des Etats. Il écrit à ce sujet : «Aucune personne n’est autorisée à prendre la direction des affaires

de la oumma sans que celle-ci l’en ait chargée. » La vision du monde développée entre les années

vingt et cinquante par nos vénérables oulémas était très en avance sur celle que prônent aujourd’huiles oulémas les plus éclairés et les plus modérés. On s’en rend compte mieux que jamais à la

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lumière de la nouvelle situation du monde arabe : ils étaient dans le vrai et le juste. Quel homme de

religion de premier plan se hasarderait aujourd’hui à offrir de partager le califat avec les chiites ? La

charte des Frères musulmans, rédigée par Hassan al-Banna sous le titre Notre Crédo, stipule enson point 5 : «Je crois ( achhadou anna…) que le musulman a pour devoir de faire revivre la gloire

de l’islam en promouvant la renaissance de ses peuples, en restaurant sa législation. Je crois que le

drapeau de l’islam doit dominer l’humanité, et que le devoir de tout musulman consiste à éduquer lemonde selon les règles de l’islam. Je m’engage à lutter tant que je vivrai pour réaliser cette mission,

et à lui sacrifier tout ce que je possède. » «Dominer l’humanité», «éduquer le monde», rien moins

que ça. Cela ressemble aux tartarinades d’Ahmadinedjad promettant obsessionnellement de rayer

Israël de la carte alors que ce dernier possède depuis les années soixante des centaines de bombesatomiques tout en le niant, mène des cyber-attaques contre les centrifugeuses iraniennes dans le plus

grand silence, élimine l’un après l’autre les ingénieurs atomistes iraniens à Téhéran même sans le

reconnaître, et se prépare à bombarder les installations nucléaires iraniennes dans le secret le plus

absolu. C’est aussi ce que promettaient de faire Nasser et Saddam devant d’innombrables foulesen délire avant de connaître l’humiliation de la guerre des Six jours et la destruction de l’Irak au

terme de la guerre du Golfe. Saddam ne possédait même pas les armes avec lesquelles il menaçait

de brûler l’Etat juif. Elle est bien curieuse cette propension des leaders arabo-musulmans à révéler àl’ennemi leurs intentions, et à promettre à l’ennemi plus qu’ils ne peuvent tenir. C’est comme si,

travaillant contre leurs propres intérêts, ils voulaient donner l’alerte pour que le monde entier se

mobilise contre eux et leur inflige d’effroyables dommages. A-t-on jamais entendu leader israélien

annoncer ses intentions dans un grand meeting ? Israël n’annonce pas, il fait. Eux annoncent, maisne font pas. Allez savoir pourquoi ! L’islamisme arabe et l’islamisme turc ne se ressemblent que de

loin. A ce que l’on sache, ce dernier n’a pas tué pour arriver au pouvoir ; il n’a pas divisé en deux

son peuple ; il n’a pas clochardisé la Turquie, ni enlaidi et attristé sa vie. Il y est arrivé par les voies

de la persuasion, de la légalité, de la démocratie et de la rationalité. Comme je le disais dans ladernière série, la laïcité et le tutorat de l’armée l’ont servi plus qu’ils ne l’ont desservi. Au surplus,

l’islamisme n’a été qu’un juste retour des choses en considération de ce qu’a fait subir Mustapha

Kemal à ce pays. «Chassez le naturel, il revient au galop», dit un adage français. Ce qui est arrivé,c’est que l’islam — le naturel chassé — est revenu au galop après la mort d’Ataturk. Il l’avait

vraiment chassé de la vie des Turcs. Entre 1921 et 1923, il commence par faire adopter par la

Grande assemblée nationale une série de lois constitutionnelles disposant que «la base de l’Etat turc

est la souveraineté du peuple» et la Turquie «une démocratie parlementaire». Hostile à l’abolition ducalifat, l’Assemblée lui propose de devenir calife, mais il refuse l’offre avec dédain. Le 3 mars

1924, il lui présente un projet de loi supprimant le califat et imposant la laïcité. Sous la menace des

armes, les députés votent le texte. Ceux qui s’y sont opposés, même parmi ses anciens

compagnons, ont été pendus ou fusillés. Ayant désormais les mains libres, il entreprend une tâcheque peu d’hommes dans l’Histoire ont osée : changer l’âme d’un peuple, le couper de ses racines

spirituelles et historiques, le vêtir d’une identité qui n’est pas la sienne, lui inculquer autoritairement

des gestes et des habitudes étrangers à sa nature. Il abroge la législation ottomane inspirée de lachariâ et la remplace par le code civil suisse, le code pénal italien, et le code de commerce

allemand. Il interdit sous peine d’emprisonnement l’usage des salutations islamiques (salamou

alaïkoum) et toute expression de la culture arabe (littérature, poésie, musique, danse…). Il

promulgue une loi assimilant le port du fez (tarbouche rouge) à un «attentat contre la sûreté del’Etat», remplace le vendredi par dimanche comme jour de repos, et le calendrier arabe par le

calendrier européen. Il fait fermer les mosquées, interdire les livres religieux, coupe toute relation

avec les Arabes et se tourne complètement vers l’Occident. Il donne une année à la nation pour

s’habituer à écrire en caractères latins la langue turque qui utilisait jusqu’alors les caractères arabes.Ces transformations radicales sans précédent furent menées en moins de quatre ans et se soldèrent

par la mort de dizaines de milliers de récalcitrants. Le remplacement des caractères arabes par les

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caractères latins a rencontré la compréhension de Bennabi qui écrira un demi-siècle plus tard : «Ilne faut pas mettre tous les torts du côté turc. La mesure d’abolition peut être interprétée comme

une réaction passionnelle… Il faut tenir compte d’une conjoncture dramatique dans laquelle la

Turquie nouvelle faisait face aux suites du démembrement de l’Empire ottoman. Or l’historien ne

peut pas ne pas tenir compte de la responsabilité des Arabes dans ce démembrement qui aboutira,entre autres, à l’établissement d’Israël en Palestine.» ( Les avatars de l’arabisation, in Révolution

africainedu 2 juin 1968). Quand Ataturk décède en 1938, Ben Badis lui rend un vibrant hommage :

«Mustapha Kemal n’était pas l’artisan de la renaissance de la seule Turquie. Il fut l’artisan de la

renaissance de tout l’Orient musulman, et de ce fait, il modifia le cours de l’histoire et jeta les basesd’une formation nouvelle ; il était à juste titre l’un des plus grands génies de l’Orient qui ont

influencé la religion de l’humanité et son existence depuis les siècles les plus reculés… Mustapha

Kemal a arraché aux Turcs les “commandements de la jurisprudence traditionnelle“, et il n’est passeul responsable de cela. Les Turcs ont la possibilité de les remettre en cours quand ils le voudront

et comme ils le voudront. Mais il leur a restitué la liberté, leur indépendance, leur souveraineté et

leur grandeur parmi les nations de la terre… Quant au calife des musulmans, “il s’asseyait dans son

palais sous l’autorité des Anglais occupant sa capitale, immobile et muet…“» (Cf. B. Bessaïeh inL’Algérie belle et rebelle, de Jugurtha à Novembre, Ed. Anep, Alger, 2004). Quelle autre

personnalité religieuse l’a fait, quel alemdirait aujourd’hui quelque bien de cet homme ? Il n’y a pas

qu’un hommage dans ce texte, il recèle une vision de l’avenir qui ne peut être comprise

qu’aujourd’hui. Effectivement, Ataturk a sauvé la Turquie et en a fait une nation moderne, libre etsouveraine. Or voici que l’AKP a pu, à partir de cet acquis, lui restituer dans la paix et la sérénité

son identité. Le leader turc s’est essayé à quelque chose d’irréalisable : on ne change pas de force

l’âme d’un peuple ; une âme n’est pas un organe qu’on peut remplacer par un autre. Lecolonialisme s’y est essayé en Algérie, comme le communisme dans le monde slave, avec

exactement le même échec. On peut par contre la dépoussiérer et la faire évoluer si elle est

persuadée de l’intérêt et de la justesse de l’évolution proposée. Le problème de l’islamisme appelle

d’autres solutions que les coups d’Etat et la répression, il attend des réponses éducationnelles,culturelles, intellectuelles et économiques. Il ne s’agit pas de chercher à refermer la boîte de

Pandore sur lui, cela a déjà été fait en pure perte, mais d’améliorer le niveau d’éducation et de

développement socioéconomique des masses. Comment sortir de la culture théocratique ? Commeen sont sortis les pays de tradition chrétienne, comme sont sortis du communisme les peuples qui y

étaient asservis : par l’aspiration à la liberté, par la libération de la pensée et de l’expression, par

une rénovation du fond mental. L’Occident est passé par là, il a attaqué le despotisme de droit divin

à la base, sapé ses fondements culturels en lui opposant la raison, la philosophie, la critique, lessciences humaines et le droit des gens, avant de l’achever par les révolutions politiques. Ensuite, il a

mis à sa place la souveraineté populaire, le droit positif, la liberté de culte et d’expression, et le

couronnement de tout cela, l’Etat de droit. C’est ainsi que la culture théocratique a été

progressivement remplacée par la culture démocratique. La religion n’a pas été supprimée ouinterdite, mais éloignée de l’exercice du pouvoir qui est la somme des délibérations, décisions et

actes pris au quotidien pour gérer au mieux et sur la base de ces valeurs les intérêts de tous. En

quelques décennies les peuples arabo-musulmans peuvent réaliser ce que les Occidentaux ont misun demi-millénaire à réaliser parce qu’ils n’avaient pas à leur disposition le savoir, le potentiel

économique et les technologies de communication d’aujourd’hui. Les idées circulaient à la vitesse

du cheval alors que de nos jours elles vont à la vitesse de l’éclair, du clic d’une souris d’ordinateur.

N. B.

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