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Ce matin j’ai reçu un courrier d’un autre âge, une lettre qui aura traversé le temps. Je vous la livre en préface de cette histoire.

Cul-des-Sarts, Le 25 août 1914.

Je t’écris du passé. Il m’est étrange de savoir que tu ne pourras jamais me répondre ou, plus précisément, que je ne pourrai jamais te lire. C’est le jeu du temps qui passe et qui jamais ne revient. Mais peu importe qu’il s’agisse d’un monologue, j’avais envie de te parler, de me savoir vivant au fil de ta lecture. N’est-il pas magique que je puisse exister à travers toi ? Tu seras donc ma voix dans les lignes qui suivent.

C’est soir de pleine lune et le répit d’une trêve aussi soudaine que suspecte m’autorise à prendre la plume pour t’écrire. Je me demande si quand tu ouvriras cette lettre notre pays, s’il existe encore, jouira enfin du bonheur d’une paix prolongée. Il y a quelques mois, je rêvais d’autre chose, d’un été différent. En août, avant de faire mes valises pour l’Amérique, je pensais prendre la route du littoral et arpenter la plage au petit matin. As-tu entendu parler du char à voile ? Une sorte de chariot à quatre roues en bois plein, équipé d’une voile ? Un certain André Dumont a développé cet engin de loisir sur la plage de La Panne. Je me demande si à ton époque on pratique encore ce sport atypique. J’aimerais m’y essayer un jour, quand tout ça sera terminé, quand j’en aurai fini du sifflement des balles et du fracas des obus. Que ne donnerais-je pas pour une virée en char à voile... Mais je m’égare. Revenons à aujourd’hui, à ce mois d’août 1914.

Nous sommes le 25, nous allons bientôt franchir la frontière belgo-française. Je ne sens plus la plante de mes pieds, la route m’a paru interminable ces dernières quarante-huit heures. Les Allemands se sont emparés de Namur, que nous défendions avec acharnement depuis le début des hostilités, et sous les ordres du Colonel Verbist nous avons décidé à contrecoeur d’abandonner nos positions pour prendre le chemin de la France à travers l’Entre

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Sambre et Meuse. Après deux jours de marche forcée sous un soleil caniculaire, je viens enfin de recevoir un maigre ravitaillement. On nous annonce que les Allemands sont à nos trousses et que, fous de rage de nous avoir trouvés sur leur chemin, ils iront jusqu’à la mer du Nord s’il le faut pour anéantir notre armée, jusqu’au dernier soldat. J’aurais tant voulu découvrir la mer cet été, pour la première fois. Et puis prendre la mer, fin septembre. Prendre le large, pour de bon. Es-tu déjà allé à la mer ? As-tu déjà senti sur ton visage la brise qu’on nous vante si douce ? On m’a parlé du chant des mouettes aussi et de la pêche aux crevettes au petit matin.

Il fait étonnamment calme ce soir. Je n’ai plus l’habitude du silence. Permets-moi de faire une pause, rien qu’un instant, pour glisser un peu de cette quiétude dans ma boîte à souvenirs. J’en aurai sans doute besoin dans les jours à venir. Je ne sais pas où nous serons demain, je ne sais pas si ce journal durera encore une semaine, un mois, un an ou plus. Je me demande si j’en verrai la fin où si elle m’échappera. J’ai peur, parfois, de ne pas pouvoir refermer le livre de ma vie. Je t’écris dans l’urgence d’une situation tragique mais j’aimerais pouvoir un jour te faire partager le retour du bonheur, comme si cette guerre dont je ne connais pas la cause n’était qu’un cauchemar, une douloureuse parenthèse de l’histoire. J’aimerais qu’on s’en souvienne comme de la dernière, comme d’une pluie d’orage, violente mais salvatrice. Dis-moi que j’avais raison, dis-moi qu’à ton époque la guerre n’existe plus.

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Lodelinsart, 16 mars 1898, le jour de mes dix ans.

- Camille, range tes soldats, c’est l’heure du souper, ton père va bientôt rentrer de la mine, je n’ai pas envie de le faire attendre, tu sais comment il est... évite de l’énerver, surtout le jour de ton anniversaire...

- Mais maman, j’étais en train de battre les Allemands avec les soldats que bon-papa m’a offerts, viens voir, ils reculent, encore deux coups de canon et j’ai gagné ! Je vais venger les Français, leur récupérer l’Alsace et la Lorraine. Encore une minute s’il te plaît, la guerre est bientôt finie.

- Camille, la guerre peut attendre, le souper non. Range ça et descends tout de suite pour mettre la table. Tu connais ton père, si son assiette n’est pas prête quand il poussera la porte, ça va barder.

- D’accord maman... j’arrive...

Mon père était parti sur le coup de cinq heures, bien avant que je ne prenne le chemin de l’école au matin de mon dixième anniversaire. Il travaillait dur, parfois dix ou onze heures par jour, plus encore la veille de ses rares congés, pour compenser le maigre privilège qu’on lui accordait. Je ne pense pas qu’il aimait son boulot mais il n’avait pas le choix. Il aura passé sa vie à se tuer à la tâche pour assumer la charge de ses neuf enfants, six garçons et trois filles, ainsi que d’une épouse dévouée à la gestion de ce large foyer.

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J’étais le petit dernier de la famille Tubiermont, désormais installée à Lodelinsart. Mon plus grand frère, François, avait 18 ans de plus que moi. Il avait déjà quitté la maison, il affichait 28 printemps, c’était un homme robuste, un dur à cuire qui avait la tête près du bonnet. A la moindre occasion, il démarrait au quart de tour. Je l’ai rarement vu sans un oeil au beurre noir, c’est dire combien il aimait la bagarre. Entre deux rixes, il avait pris le temps de se marier à 23 ans, c’était en mai 1891. Je ne m’en souviens pas, je n’avais que trois ans et j’ai paraît-il passé la soirée des noces à courir après les chats et les chiens qui se régalaient des restes du repas, avec une préférence marquée pour les cuisses de poulet. Pendant ce temps-là, François se frottait aux cousins qui avaient laissé filer une remarque désobligeante sur Blanche, sa toute fraîche épouse, pourtant si délicate dans son corset fleuri. L’assemblée avait beaucoup ri à voir les hommes se donner des claques en habits du dimanche. Ils y avaient pour la plupart laissé une chemise ou un pantalon, certains contraints de finir la soirée en caleçon. Ah qu’elle était belle ma famille un soir de noces ! Quant à moi, décoiffé par la bave des molosses et balafré par les griffes des matous, je ne faisais pas vraiment honneur au titre de petit garçon modèle dont ma mère m’avait affublé pour la circonstance. Quand sonna minuit, je n’étais plus qu’une infâme loque gluante aux fripes déchirées. Ma mère pleurait mon petit costume gris, encore si joli à l’heure de la messe. Mon père cria bien fort pour lui faire plaisir mais il me tapa sur l’épaule une fois maman rassurée par son témoignage d’autorité.

Mon paternel était saoûl ce soir-là, comme à peu près tous les soirs. La gnôle, c’était son somnifère. Elle lui ouvrait les bras de Morphée, c’était pour lui l’ultime palliatif d’une vie de ténèbres et de poussière. Il toussait autant qu’il parlait, ses mains étaient ridées de crasse, le charbon incrusté dans le moindre de ses pores. Il n’existait plus vraiment, sauf peut-être sur des fiches de paie, un

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nom au regard d’un montant, une gueule noire parmi d’autres. C’était un survivant, un être décharné que le sens du devoir envoyait à la fosse comme le bétail résigné s’en va à l’abattoir. On ne pouvait aimer descendre dans la mine ou alors, comme un condamné qui s’éprend du geôlier, prisonnier d’une étrange habitude, si forte qu’elle en ferait oublier qu’elle est une invincible contrainte. En ce temps-là, je ne savais pas encore que moi aussi je serais houilleur, le dos brisé par les coups de pioche, les paumes lacérées par la caillasse, les bronches enfumées par une fine poudreuse aux faux éclats de diamant. Je ne savais pas encore que mon destin croiserait celui de mon père. Et, du haut de mes dix ans, je regardais cet homme meurtri, entre crainte et compassion. Je remerciais le ciel qu’il soit encore en vie et maudissais la mine de me le voler chaque jour davantage.

J’avais un autre grand frère, moins bagarreur mais bien plus aventurier. Il s’appelait Victor, il était un an plus jeune que François le boxeur. On avait toujours appelé Victor “l’Américain de la famille”, même avant qu’il ne se mette en tête d’aller tenter sa chance outre-Atlantique. Victor avait le goût du large et des idées plein la tête, il se sentait à l’étroit dans l’univers étriqué du vieux continent, où trop souvent le malheur s’accompagnait du défaitisme, où la poisse s’engluait dans la résignation. Victor était de ceux pour qui l’herbe est toujours plus verte ailleurs, même là où elle pousse peu, pourvu que l’air y soit différent, que les gens y pensent plus grand et qu’impossible soit banni du vocabulaire. Victor attendait son heure, patiemment, accumulant depuis son seizième anniversaire de quoi réaliser son rêve. Il s’était aussi marié, en 1893, mais son épouse Mélanie était morte peu après la naissance de leur deuxième fils, Victor lui aussi. Victor et Victor se voyaient plus que jamais en Amérique. Une femme s’était depuis peu ajoutée à l’équation. Elle se prénommait Marie, elle aussi songeait à d’autres

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cieux et c’est peut-être pourquoi Victor s’était épris d’elle au décès de sa première compagne. Victor et Marie regardaient dans la même direction, là-bas, vers l’ouest, où tout était encore possible, où l’herbe même rare ne pouvait être que plus verte, où voir grand c’était exister alors qu’ici l’espoir était l’apanage des riches héritiers.

J’adorais Victor, il m’emmenait souvent avec lui dans des endroits improbables. Cette année-là et la suivante, nous sommes allés deux ou trois fois à Anvers, parcourant le chemin entre la gare et le port comme s’il s’agissait d’une répétition la veille d’un soir de première. La tension était palpable à chacun de nos pas, Victor venait ici comme en pélerinage. Il vouait aux paquebots un véritable culte, scrutant à l’horizon le départ des uns et le retour des autres, le va-et-vient entre l’ancien et le nouveau monde, le chassé-croisé entre espérances et désillusions. C’était magique de voir combien la foule des émigrants débordait d'une énergie qui transcendait l'angoisse du départ. Femmes et enfants agitaient des volées de mouchoirs comme autant d’étendards. Les larmes de la séparation s'essuyaient d'un revers de la main, elles avaient le goût sucré des belles émotions. Alors que les revenants, cachés dans leurs manteaux rapiécés, masquaient leur regard fuyant, la mine déconfite, la valise gonflée de regrets. Revenir c’était l’aveu d’un échec, partir l’espoir de réussir. Victor ne reviendrait pas, plutôt mourir. Une fois parti, il ne regarderait pas en arrière. Mais tout cela était encore bien loin, il lui fallait encore économiser de quoi se payer la traversée et celle de Marie aussi, puisque désormais leurs destins étaient unis par les liens du mariage. Et leur fils Victor dans tout ça ? Et Gustave, son grand frère ? Ils attendraient que Marie et Victor aient préparé le terrain, que l’herbe soit assurément plus verte et que le champ des possibles ait livré les premiers fruits de la

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réussite. Alors, seulement, l’un après l’autre, ils pourraient eux aussi prendre le large et tenter l’aventure.

Mon père arriva vers 17 heures, il faillit défoncer la porte d’un coup de pied. Il apparut alors dans toute sa puissance, le visage en contre-jour voilé d’un filet de lumière, les traits crispés, les poings serrés. Il jeta ses bottines dans un coin, tira à lui une chaise bancale et s’effondra en pleurs sur la table déjà dressée. Ma mère laissa tomber une dernière assiette qu’elle s’apprêtait à poser. Elle se lança à genoux aux côtés de mon père qui, relevant la tête dans un flot ininterrompu de larmes, ne put retenir plus longtemps son cri de désespoir : “Gustave !”. Le seul énoncé d’un prénom avait suffi. C’était donc lui. Ma mère s’effondra dans les bras de mon père. Et je compris que quelque chose de grave, sans doute même de très grave était arrivé ce jour-là à mon frère. Il allait avoir 18 ans et mon père avait insisté pour qu’il soit admis lui aussi parmi les ouvriers du fond. Le chef-porion avait accepté, non sans prévenir mon père que c’était à ses risques et périls. Gustave était donc descendu, jusqu’à huit cent mètres, tandis que mon père fut envoyé ce jour-là à six cent mètres. Une journée comme les autres, rythmée par le crissement des chariots enfilés dans la cage au fur et à mesure que les pioches débitaient l’or noir de l’obscure humidité des tréfonds de la veine. Et vers seize heures, alors que l’éreintante besogne allait se terminer, l’équipe de mon père fut rappelée en catastrophe à la surface. Un coup de grisou avait frappé au fond d’une galerie, à huit cent mètres de profondeur. Aucun survivant, pas même la possibilité d’extirper les corps. C’était le premier jour de fosse de Gustave. Ce serait son dernier.

Il va sans dire que nous fîmes ce soir-là l’impasse sur le souper et que mon dixième anniversaire ne fut jamais célébré. Durant de longues heures, je vis mon père immobile, figé dans sa colère,

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tétanisé par ce qui était sans doute un intense sentiment de culpabilité. Mes trois soeurs et mon frère François Ghislain nous avaient rejoints pour cette veillée funèbre dépourvue de corps, cet hommage silencieux au frère que la terre jamais ne nous rendrait. Pourquoi voir le jour dans le miracle de l’amour, faire ses premiers pas sous l’oeil attendri de ses parents attentionnés, vivre le temps de l’école, le temps des copains, les joies de l’enfance, grandir dans la vigueur de l’adolescence, éprouver ses premiers émois, puis vouloir mordre la vie à pleines dents pour finir lâchement fauché dans la traitre explosion d’un gaz inodore, enseveli sans hommages sous un tas de gravats ? Pourquoi la vie fait-elle tant d’efforts pour s’achever ainsi ? Ce soir-là je compris qu’il n’y avait aucune justice, aucune raison d’être, juste des survivants, autant d’épargnés en sursis que l’existence gratifiait d’un surcroît de chance quand passait la faucheuse.

Mon père n’eut droit à aucun jour de congé, c’est à peine si la direction ne lui reprocha pas d’avoir porté malchance à leur entreprise en ayant insisté pour envoyer au casse-pipe un jeune garçon sans expériences, son fils adoré qui ne voulait que modestement contribuer aux charges de la famille, lui qui n’aurait pas supporté de vivre au crochet de ses parents un mois de plus. Aller au fond serait le cadeau de ses dix-huit ans, l’instant symbolique de son accession au monde des adultes. Il resterait pour nous l’éternel adolescent qui nous faisait tant rire par ses imitations de bourgeois grassouillets pétris de suffisance. Ceux-là mêmes qui sans doute, dans le confort feutré d’un salon privé, commentaient l’incident d’un ton accusatoire tandis qu’ils se remplissaient la panse d’un grand vin, lentement porté à leurs lèvres ingrates par le sacrifice de ceux dont ils raillaient la mortelle imprudence.

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Quelques heures auparavant je simulais la mort de mes soldats de plomb sans comprendre vraiment la portée d’un décès. Quoi de plus normal me direz-vous pour un gamin de dix ans ? Mon insouciance prit un coup dans l’aile ce jour-là. Et l’ange que j’étais se mua subitement en gamin revanchard. Je ne savais pas encore qui ou quoi accuser mais au fond de mon coeur je m’étais promis de trouver le coupable de cette sombre injustice. Tant pis si c’était la fatalité, je la combattrais elle aussi, dans toutes ses incarnations.

Quinze jours après la disparition de Gustave, la routine semblait avoir pris le pas sur la tristesse. Vu que nous dormions tous dans le même lit à l’étage, aucune pièce vide ne témoignait de son absence. Mais il revenait périodiquement hanter mes cauchemars. Il était à jamais piégé dans cette galerie effondrée. Je le voyais couché sous un amoncellement de madriers, le bras tendu comme pour demander l’aide qui jamais ne viendrait. Et mes cauchemars, toujours, se terminaient par une question : “pourquoi ?” Je me réveillais alors en sursaut et répétais à haute voix cette interrogation sans réponse. “Pourquoi ?”

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31 décembre 1899.

Survivrons-nous au siècle qui s’achève ? J’ai comme un drôle de sentiment. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Imaginez-vous... j’ai vécu mes tendres années dans le prolongement d’une époque qui aura vu Napoléon perdre à Waterloo, les Hollandais quitter la Belgique, désormais parcelle indépendante entre les grandes nations, les Français perdre l’Alsace et la Lorraine, leur dernier roi et leur dernier empereur, Eiffel construire sa tour et d’autres édifices, Edison inventer le phonographe et l’ampoule électrique. J’aurai vu se développer les mines, les verreries, le travail de l’acier. J’aurai vu ma région devenir riche, sur papier en tout cas et pour les riches, surtout. J’aurai vu le progrès, tel qu’on veut bien le définir, l’avancée des sciences et des techniques mais j’aurai vu aussi la misère rampante, les masses ouvrières au service du grand capital. Et j’ai comme l’impression en cette fin de siècle qu’en dépit des miracles qu’on prête à l’industrie jamais elle ne pourra résoudre la question du Bien universel. Il y aura toujours des pauvres et des nantis, car de leur différence jaillit le genre humain, en lutte permanente, les uns pour se sauver, les autres se préserver. A chacun son défi dans la lutte sociale. Cette révolution des machines n’aurait-elle pas créé une véritable poudrière, d’autant plus explosive qu’elle se nourrit d’intérêts contraires. Une bombe à fragmentation, à retardement. Et si symboliquement la nuit du réveillon on voyait exploser le rêve industriel ? Et si les grèves à répétition des dix dernières années n’étaient qu’un avant-goût de l’arrêt intégral ? La paralysie de l’an 1900. Le système qui s’arrête.

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Non, sans doute l’inertie serait-elle trop puissante. La marche du progrès, même si d’aucuns en crèvent, ne peut être arrêtée, pas même par la toquante qui frappera minuit.

Tic tac, tic tac... Bonne Année ! Ceux qui ont survécu au plus long apéritif de l’année s’embrassent sous le gui. Miracle de l’alcool, des couples se formeront ce soir-là pour unir leurs destins durant des décennies. Il ne faut parfois pas grand chose pour que les routes se croisent, c’est la magie des instants symboliques. J’étais encore trop jeune pour trouver l’amour au réveillon de janvier 1900. Je n’avais pas encore douze ans et les filles étaient toutes pour moi ces vilaines chipies qui troublaient de leurs cris stridents mes jeux si essentiels. Arrêtez donc de dessiner vos marelles sur nos terrains de football, rangez vos poupées de chiffon et regardez-nous taper sur le ballon. D’accord, c’est un peu extrême mais c’est sans doute celui que j’étais à cette époque, bien loin de vouloir séduire la gente féminine. Il y avait bien Lucie et Nathalie dans un coin de la salle de la Maison du Peuple ce soir-là mais il y avait aussi René et Jules, mes potes du quartier. Et c’est entre hommes que nous passerions d’un siècle à l’autre.

Premier janvier 1900. On y était. C’est un peu comme toutes les échéances qui vous semblent de prime abord inaccessibles. En 1895, quand on me parlait de 1900, ça m’avait l’air si lointain, j’avais l’impression qu’en 1900 on ferait le tour du monde en 80 jours, qu’on irait peut-être sur la lune ou qu’on explorerait vingt mille lieues sous les mers. C’était sans doute ma passion pour Jules Verne qui remontait à la surface. J’avais tout lu de lui en quelques mois seulement. Il m’avait emmené par la lecture aux confins du monde connu et bien au-delà. Et pour moi, 1900 c’était un peu les utopies de Jules Verne qui prendraient vie par la magie du siècle nouveau. Cet auteur hors du temps était ma seule évasion dans ce

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pays noir ponctué de terrils et de chassis à molette. Quand j’accompagnais mon père sur le carreau de la mine, je l’imaginais partir pour un voyage au centre de la terre. Il était cet explorateur s’aventurant dans les couloirs d’un volcan. Peut-être un jour allait-il traverser le globe et nous écrire d’une plage australienne. Avec René et Jules, l’année de nos douze ans, on regardait la lune en espérant qu’un jour l’homme y poserait le pied. Pendant ce temps, les filles, sans doute plus pragmatiques, donnaient le biberon à leurs poupées de chiffon.

Ces petites filles auraient sans doute une existence plus épanouie que celle de leurs prédécesseures. On assistait en effet à l’émancipation croissante des femmes dans la société. Depuis la fin du XIXème siècle les plus audacieuses, sur les traces de Georges Sand, vont même jusqu’à porter le pantalon, signe extérieur de leur affranchissement. Elles se mettent au sport, jusque-là réservé aux hommes. Elles ne votent pas encore mais ça ne saurait tarder, l’évolution est en marche !

L e s f e m m e s s’émancipent mais elles restent coquettes et le passe-temps favori des plus nanties reste sans nul doute le lèche-v i t r ine , occupa t ion compulsive des éternels insatisfaits que nous

sommes toutes et tous, femmes et hommes confondus. L’Innovation, inauguré en 1902, comme tout droit sorti des grands boulevards parisiens, s’imposera désormais à Charleroi comme le temple des envies bourgeoises. Parfums de grands créateurs, étoffes

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précieuses, mobilier comme il faut, on y trouverait les accessoires parfaits d’une réussite assumée. Il faut bien l’admettre, Charleroi est une ville magnifique, dont la franche opulence tranche avec le s i n i s t r e d é f i l é d e s corons tous pareils. Charleroi, où l’on peut déjà voir circuler les premières voitures et profiter d’un éclairage électrique de la voirie, est l’incarnation du succès industriel nourri du labeur des masses populaires. Les ouvriers y viennent faire leur marché comme en pélerinage, pour découvrir ce que l’ambition pourrait leur offrir, s’ils parvenaient à s’extirper de leur condition. Mais c’est bien là que le bât blesse car l’ascenseur social est trop souvent bloqué au rez-de-chaussée. Le rêve européen n’existe pas. Les plus aventuriers prendront donc le large, direction le Nouveau Monde, pour goûter s’ils le veulent au rêve américain. Pourquoi pas à Charleroi PA, en Pennsylvanie, une cité où se côtoient des émigrés belges, français et allemands, surnommée “The Magic City” pour sa croissance fulgurante depuis sa création en 1890. Une des premières villes américaines à accueillir un cinéma, en 1905. L’Europe des ambitieux se réinvente un avenir de l’autre côté de l’Atlantique.

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Mon grand frère François vient d’avoir un garçon, Alphonse. Il est né le 21 juin 1904. C’est déjà son cinquième enfant, dont une petite fille tragiquement décédée à l’âge de trois ans. Une chose est sûre, ce fieffé bagarreur aura apporté sa contribution à la nation ! C’est sans doute sa manière d’extérioriser positivement toute l’énergie qui bouillonne en lui. Ceci dit, je dois dire que la paternité l’a assagi ces dernières années, on ne le croise plus aussi souvent couvert d’ecchymoses au lendemain d’une soirée arrosée. Je ris encore de le voir maladroit avec ce nouveau-né vacillant dans ses bras. Il n’en était pas à son coup d’essai mais les gestes de tendresse n’étaient pas son fort.

Quelques jours après la naissance d’Alphonse, mes parents m’ont emmené pour la première fois à la capitale, Bruxelles. J’avais seize ans. Et si Charleroi me paraissait auparavant être le summum du luxe en ce bas monde, je fus stupéfait par les fastes de Bruxelles. L’immense place Debrouckère flanquée du somptueux hôtel Métropole, la Maison du Peuple de Victor Horta, un chef d’oeuvre A r t N o u v e a u . L e P a r c d u C i n q u a n t e n a i r e , monumental , une ode à la réussite de n o t r e p a y s . J’imagine que ces endroits ont du bien changer depuis lors

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mais j’ose croire qu’ils ont conservé la splendeur dont je fus le témoin ce jour-là. Imaginez quel fut pour moi le grand écart d’une visite à Bruxelles, quittant le matin la promiscuité de notre maison étriquée de Lodelinsart pour me retrouver flânant le midi de boulevard en boulevard. Certes je retournerais le soir à l’étroitesse de mes habitudes mais je garderais de cette escapade l’envie d’y échapper. Charleroi n’était plus mon ultime référence, j’avais connu Bruxelles. Et ce n’était qu’un début.

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Printemps 1905

Mon ami Jules m’a proposé de l’accompagner ce samedi au Cirque des Variétés de la place du M a n è g e . N o u s a v o n s p r i s l’habitude d’assister quelques fois par an à des spectacles soit à l’Eden-théâtre, notre lieu de prédilection pour les pièces comiques en wallon, soit au Cirque des Variétés, l’endroit incontournable de la ville où l’on croise de superbes danseuses à l’entrée des artistes et de non moins jolies spectatrices dans les travées du foyer. Comme nous n’avons pas le sou, on s’arrange pour se faufiler dans la cohue à l’ouverture des portes et on se cache au dernier balcon, loin des regards. Quelques mètres plus à

gauche, nous entendons souffler deux bourgeoises un peu grosses prises au piège de leur corset trop serré. Leurs maris bouffis tripotent nerveusement leurs montres à gousset comme pour faire comprendre à ces dames que l’opérette est un supplice auquel ils ne consentent que par devoir conjugal. C’est aussi leur manière d’annoncer que demain ils iront au football. Entre hommes. Au programme ce samedi une revue légère aux accents exotiques sur une musique orientale, sans prétention. Les décors de carton pâte sont censés évoquer un palais de Constantinople. Et avec

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un peu d’imagination, portés par la musique, on se laisse flotter vers de lointains rivages. Quand tombe le rideau de l’entracte, nous nous glissons dans un bar cossu pour accoster d’élégantes demoiselles, bien vite rappelées à l’ordre par leur sinistre chaperon lorsqu’elles se laissent aller à trop de familiarités. C’est donc bredouilles que nous regagnons les strapontins usés du paradis tandis que reprend notre échappée belle aux origines du safran. Espiègles du haut de nos dix-sept ans, nous aurons encore bien d’autres occasions de voler un baiser en des lieux sans doute plus favorables à l’expression débridée de la séduction, en d’autres termes là où d’envahissants parents ne troubleraient pas nos jeux d’adolescents.

Au terme du spectacle, accompagnés dans le dos par une lune blafarde, nous prenons sifflotant le chemin du retour à travers de longues rues silencieuses, rendues glissantes par la cendre des usines que la pluie charrie en torrents de gadoue sur les trottoirs en pente qui mènent aux faubourgs. Arrivés à Lodelinsart, nous prenons congé l’un de l’autre en riant encore des chaperons irrités, des bourgeoises suffoquantes et de leur maris agacés. Etions-nous donc les seuls à prendre un vrai plaisir à nous gausser des autres dans ces soirées mondaines ? Nous y retournerions bientôt ne fût-ce que par envie de recroiser tous ces joyeux spécimens. Cela valait bien le détour.

Il était déjà presque minuit et j’allais pousser la porte de la maison quand j’entendis s’approcher au loin un accordéoniste. Etrange sensation que ces notes lancinantes qui brisaient sous une pluie battante le silence d’une rue endormie. Je vis le musicien s’arrêter à quelques dizaines de mètres de moi, cerné par un halo de lune. Il me sembla surpris d’avoir croisé la route d’un spectateur attardé. Je me mis à applaudir, brisant moi aussi le mutisme de la nuit. L’artiste me remercia d’un mouvement de la main et puis il

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disparut au détour d’une ruelle. Je restai encore de longues minutes immobile sur le pas de la porte, comme envoûté par cette douce apparition. Ces quelques notes furent à jamais gravées sur le rouleau de cire de mes souvenirs et le phonographe de ma mémoire me les rejoua souvent dans les années qui suivirent.

Quand vous en serez au temps des cerisesSi vous avez peur des chagrins d'amour

Évitez les belles !Moi qui ne crains pas les peines cruellesJe ne vivrai pas sans souffrir un jour...

Quand vous en serez au temps des cerisesVous aurez aussi des peines d'amour !

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Automne 1906

Du côté de Victor, les préparatifs pour une émigration définitive s’accélèrent. Il accumule les heures supplémentaires jusqu’au bord de l’épuisement tandis que Marie, son épouse, “fait les ménages” dans les beaux quartiers. Ils auront bientôt épargné suffisamment d’argent pour plier bagages. Afin d’assurer tant que faire se peut la réussite de leur entreprise, Victor a décidé de partir en éclaireur au mois d’août 1907. En effet, il a beau parler d’Amérique à tous les repas, il n’est jamais allé plus loin qu’Ostende ou La Panne, à de rares occasions. Prendre la mer vers le Nouveau Monde, c’est donc bien plus qu’un simple voyage, c’est un saut vers l’inconnu, un désir intense enrobé d’angoisse. Cela fait maintenant plus de dix ans que j’entends Victor me vanter les mérites de l’Amérique mais ces dernières semaines, je le perçois fébrile, sans doute influencé par mon père et ma mère pour qui sécurité rime avec stabilité. Ne rien changer, au risque de perdre ce que l’on a gagné. Ne rien désirer, au risque d’échouer. Les capitaines d’industrie, au-delà des soubresauts de la lutte ouvrière, ont réussi avec malice à glisser l’ouvrier dans la camisole d’une illusoire sécurité. Et rares sont ceux qui osent briser les chaînes du destin. Nous vivons dans un monde fait d’institutions de dressage. L’Ecole, qui fait de nous des citoyens modèles, l’Eglise, qui nous prépare au jugement dernier et l’Armée, qui forge en nous le sentiment supérieur du devoir patriotique, au service du Roi, emblème de la Nation. Victor ne pouvait être aventurier que par opposition à l’ordre établi. Il avait été des premiers syndicalistes, on l’avait vu adolescent déjà se joindre aux verriers lors de leur soulèvement à Roux en mars 1886, soldé par un bain de sang. Je n’étais pas encore né. Il y a quelques mois, quand j’évoquais avec Victor ma crainte d’être enrôlé au service militaire, il me disait :

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“ Tu voudrais te battre ? Qui a envie de se battre ? Et pour qui ? Les patrons ? Les généraux ? Vois ce qu’ils ont fait aux ouvriers qui se sont soulevés à Roux. L’armée a tiré dans la foule. Dix-neuf de nos frères y ont laissé la vie. Et tu voudrais que je prenne les armes pour la Patrie ? Plutôt crever ailleurs, d’une mort que j’aurai choisie.”

Comme je l’avais fait il y a quelques années, je l’accompagnai à Anvers en août 1907. Son fils Victor et son épouse Marie étaient aussi de la partie. Nous l’avons laissé de bonne heure sur le pas de la porte du bâtiment en briques rouges de la Red Star Line. Il devait obligatoirement y prendre une douche, faire désinfecter ses vêtements, ses bagages et subir quelques examens médicaux avant d’être accepté à bord du Zeeland. La compagnie soumettait les passagers à ces formalités non par humanité mais simplement pour éviter de devoir supporter les frais d’un éventuel rapatriement. Quelques heures plus tard, alors que nous attendions en retrait sur le Rijnkaai, je le vis de loin gravir lentement les marches de l’escalier

mobile siglé en lettres rouges et or du nom de la compagnie. Il se retourna v e r s l e q u a i p o u r accrocher notre regard. Et dans ses yeux embués je pus lire la joie d’un homme qui enfin allait prendre en mains les rênes de son destin.

Le bateau fut bientôt prêt à partir. Nous agitions des mouchoirs tandis que les passagers criaient en retour un étrange mélange d’adieux et d’aurevoirs. Pour certains c’était le dernier regard échangé, une sorte de mort avant l’heure, juste adoucie par l’espoir

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d’une vie meilleure pour l’être cher que l’on ne verrait plus. Les lettres et cartes postales seraient désormais l’unique trait d’union pour ces familles décomposées. Et c’est précisément une lettre que nous reçûmes de Victor quelques semaines plus tard.

“Ma chère épouse, mes tendres enfants, ma famille que j’aime tant. Je suis arrivé à New York le 13 août, après un voyage de dix jours. Je ne voudrais pas vous mentir, ce ne fut pas une partie de plaisir. Alors que les riches passagers de première et seconde classe festoyaient aux ponts supérieurs, nous étions entassés le jour sur le pont, la nuit dans des quartiers à la limite de l’insalubrité. J’ai passé le plus clair de mon temps la tête par-dessus la rambarde du navire, prêt à vomir dans l’océan les restes de nos maigres repas. Parfois on nous jetait quelques fruits depuis un salon de thé. J’ai mangé quelques pommes, une banane aussi. Mais hormis ces desserts inattendus, je ne garderai pas un grand souvenir de la cuisine du Zeeland. Enfin, je m’égare, je n’ai pas pris le large pour profiter des joies d’une croisière. Ma plus grande crainte durant cette traversée fut de tomber malade, car si nous n’étions pas en parfaite santé à l’arrivée, nous étions susceptibles de prendre le chemin du retour sans jamais mettre le pied à New York City. Fort heureusement, j’ai une bonne constitution et hormis le mal de mer, je n’eus à souffrir d’aucune autre affection.

Vous n’imaginez pas le sentiment qui s’empara de moi lorsque je vis dans la brume matinale poindre la main levée de la Statue de la Liberté. Nous étions tous dressés sur le pont, jouant des coudes pour avoir une meilleure vue. Si j’avais eu les moyens de m’offrir un appareil photographique, j’aurais à coup sûr immortalisé cet instant magique. J’y étais, enfin. Après toutes ces années d’efforts mon rêve d’Amérique prenait corps dans cette grande dame aux

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reflets cuivrés. J’aurais tant voulu que vous soyiez à mes côtés, nous aurions essuyé ensemble nos larmes de joie. Au fond de moi je sais que vous aussi, un jour, vous connaîtrez l’intense bonheur de mettre le pied au pays de la liberté.

Quelques dizaines de minutes plus tard, nous débarquions à Ellis Island. C’était l’instant de vérité. Une horde de gens éreintés se pressaient aux portes de ce qui n’était en somme qu’un immense centre de triage, entre élus et refoulés. Nous étions comme des animaux apeurés que l’arche de Noé aurait débarqués en lieu sûr au terme du grand déluge. Dans une immense pièce où nous étions sans doute des centaines à attendre patiemment notre tour, on me posa quelques questions d’usage sur base des informations recueillies dans le manifeste de la compagnie. On m’interrogea notamment sur mes moyens de subsistance. Ce ne fut pas simple d’épeler mon nom et je ne peux garantir qu’il ait été correctement orthographié pour la postérité. Mais qu’importe ce nom dans un

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pays où je ne suis encore personne, où tout est à construire, y compris mon identité.

Ensuite on m’examina des pieds à la tête. Je vis le docteur s’attarder sur mes paupières. “ Non, ne me dites p a s q u e j ’ a i u n trachome, ne me renvoyez pas à Anvers pour quelques pustules”, me dis-je tandis qu’il auscultait mes deux yeux. Il recula, me montra une

porte et me dit simplement “OK, you can go”. J’étais autorisé à poursuivre mon voyage pour New York. Ce ne fut pas le cas pour tous les passagers. J’ai vu des familles déchirées par le renvoi à Anvers pour des raisons sanitaires qui d’un père qui même d’un enfant. Je n’ose imaginer quelle eût été ma réaction si l’on m’avait indiqué le chemin du retour. Je crois que dans un accès de désespoir j’aurais pu sauter du bateau avant qu’il ne quitte la baie de New York.

Si la statue de la Liberté avait eu sur moi l’effet d’une délivrance, que dire donc de mon sentiment lorsque j’aperçus les immeubles de Manhattan en route vers le terminal ferroviaire de New Jersey ? Je me sentis soudain si petit, confronté à cet univers de bâtiments surdimensionnés. Il était clair qu’un pays capable de telles constructions ne pouvait qu’être mu par des forces titanesques. Tout ici est différent. Les sons, les odeurs, les saveurs,... il me faudrait l’espace d’un livre pour vous décrire ce que mes cinq sens peinent encore à appréhender. Je vous en parlerai davantage à mon retour. Sachez simplement que le voyage en train de New York à

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Pana dans l’Illinois, via Chicago, s’est passé sans encombres. Je suis arrivé sur place le 15 août. Jean Baptiste Bouvier, qui ici se fait appeler “John”, m’attendait sur le quai de la gare. La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans un café de la ville haute à Charleroi, en octobre 1901, quelques semaines avant son départ. Il avait bien changé Jean Baptiste, on l’appellera John. A peine six ans passés en Illinois et déjà il parlait américain comme un yankee. Impressionnant... je baragouinais à peine quelques mots, juste assez pour exprimer la soif ou la faim, l’accord ou son contraire, tandis que John jonglait avec les expressions locales avec l’aisance d’un “native speaker”. Heureusement qu’il était là pour me guider à travers les méandres de l’administration. Car si l’Amérique reste l’eldorado, elle n’en est pas moins un pays de formulaires, tous plus complexes les uns que les autres. Nous pourrons remercier John de nous avoir ouvert les portes du rêve américain. Ceci dit, ne croyez pas que mon séjour aux Etats-Unis est de tout repos. J’ai d’ores et déjà goûté au travail qui m’attendra ici dès notre déménagement. Une mine de charbon comme celles que nous avons à Charleroi mais un salaire autrement plus attractif. On m’a confirmé que je gagnerais l’équivalent de 2500 francs belges par an et qu’on nous mettrait à disposition un logement, alors que chez nous j’en gagne tout au plus mille, sans aucun avantage. Sans parler du fait qu’ici, je pourrai faire des économies et, qui sait, changer de vie au fil des opportunités. John, par exemple, en est à son troisième employeur et il compte lancer sa propre affaire d’ici un an ou deux. A l’écouter des heures durant, j’ai découvert le sens du mot “ambition”. Vous comprenez désormais pourquoi j’ai décidé de tout larguer pour m’installer en Illinois. Je vais encore passer deux ou trois semaines à Pana avec John pour préparer au mieux notre déménagement. Je vous écrirai sans doute peu avant mon retour. Je vous embrasse, affectueusement, votre Victor.”

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Quand il revint au pays début octobre, il se mit immédiatement à préparer le grand départ, celui dont il ne reviendrait pas. On s’était donné rendez-vous dans notre estaminet favori et après quelques banalités sur les derniers ragots de Lodelinsart, la conversation prit tout naturellement le chemin de l’Amérique. Victor était remonté comme jamais : - Quoi, Camille, tu n’as pas encore pris ta décision ? Mais qu’est-ce qui te retient ici ? As-tu oublié que l’année prochaine tu devras te soumettre au tirage au sort et peut-être perdre vingt mois de ta vie sous les drapeaux ? Nous, en tout cas, c’est décidé, on part en décembre, le 28, juste après Noël. L’année prochaine on fêtera ça aux Etats-Unis. On ne sait pas encore comment ça se passera là-bas, on devra trouver notre place, c’est sûr, faudra sans doute donner des coudes, se prendre quelques raclées, mais au final, ça ne pourra pas être pire qu’ici. J’en ai vraiment marre de ce pays qui n’a que la misère à offrir pour tout avenir. Là-bas, je gagnerai près de trois fois plus pour le même boulot. Ca ne sera pas de tout repos, certes, mais au moins ça en vaudra la chandelle. Et en plus, le charbonnage met à notre disposition une petite maison qu’on pourra lui racheter, si tout va bien, après quelques années. L’Amérique, Camille, c’est le pays de tous les possibles, ce n’est pas juste un rêve qu’on te vend sur des cartes postales, c’est la vie comme tu ne l’auras jamais ici, dans ce bourbier qu’on voudrait t’imposer comme la Patrie à défendre. Je rigole quand je lis que la Belgique est une puissance économique. Pas pour tout le monde, Camille, pas pour tout le monde. Pas pour moi ni pour toi en tout cas.

On part sans Gustave et Victor, on les laisse dans la famille à Anderlues, le temps de préparer le terrain. Ils nous rejoindront sans doute mais pas tout de suite. J’espère que tu te joindras à eux, quand tu auras fini ton service militaire, si tu as la malchance de tirer le

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mauvais numéro. Mais quelle perte de temps... tu es si vif et tu as tant à faire. Pourquoi te voler vingt mois de ta jeunesse pour te préparer à la guerre ? Les Américains, leur guerre, ils l’ont déjà eue et ne sont pas prêts de s’y remettre, crois-moi, ils ont compris la leçon. Ils ont tellement perdu d’hommes qu’ils ont du venir en chercher ici. Chez nous, on a la nostalgie de Napoléon, on se dit qu’il aurait bien fait de triompher à Waterloo, ça nous aurait évité les Hollandais. Mais on a hérité d’un roi aux origines allemandes parce que les Anglais ne voulaient pas d’un Français, tandis que la Prusse n’a qu’une envie, nous passer dessus pour faire la fête aux parigots, à qui ils ont déjà piqué l’Alsace et la Lorraine. D’un jour à l’autre, crois-moi, ça va pêter et ça fera l’affaire des généraux qui bouillonnent d’impatience de jouer à la guerre avec leurs petits soldats. Tu te battras prétendument pour des idées, ils te sacrifieront pour protéger leurs intérêts, qui survivront à ton insignifant sacrifice. Quitte l’Europe, n’entends-tu pas le bruit des bottes qui frappent le pavé ?

Victor et Marie embarquèrent sur le Vaderland à Anvers le samedi 28 décembre 1907. Ce ne fut pas simple de leur dire au-revoir ce jour-là car nous ne savions pas si nous les reverrions un jour ou si leur départ prendrait, comme c’était leur volonté, la forme

d’un adieu. Leur voyage ressembla en tous points au premier périple de Victor, quelques mois plus tôt. C’est en couple c e t t e f o i s q u ’ i l s découvrirent dans le brouillard la silhouette féminine de la Liberté, au matin du 7 janvier

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1908. Quelques jours plus tard, ils s’installèrent à Coffeen, dans l’Illinois. Depuis lors, je n’ai plus eu beaucoup de nouvelles de Victor, sauf parfois via son fils, au hasard de nos virées nocturnes. Je me dis qu’il doit être heureux, sinon il serait déjà revenu. Je l’imagine en beaux habits du dimanche, Marie sous le bras, arpentant une rue commerçante de Saint Louis, dans le Missouri tout proche. On dit la ville en pleine effervescence, depuis qu’elle a accueilli la même année une exposition universelle et les jeux olympiques. C’était en 1904.

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Depuis le départ de Victor et Marie, j’ai rejoint le carreau de la mine, tout comme mon père, tout comme mes frères. Nos enfants auront sans doute la même destinée si les veines de la terre nous donnent encore du charbon à débiter pour les générations à venir. Plus de cent soixante mille personnes, hommes et femmes, travaillent aujourd’hui dans les charbonnages. Malgré les grèves qui se succèdent, l’industrie tourne à plein régime. Dans d’autres familles c’est la verrerie qui occupe les hommes, dans d’autres encore l’acier. Et puis il y a tous les métiers qui dépendent de près ou de loin de ces trois industries. On produit sans cesse davantage. Je me demande parfois comment le monde peut engloutir tout ce qui sort du Pays noir. Il faut croire que l’appétit vient en mangeant. Mais, paradoxalement, rien n’évolue vraiment. Comment faire des projets quand on n’a pas le sou ? Comment pouvoir changer de vie quand le travail vous occupe du matin au soir six jours sur sept à plusieurs centaines de mètres de la surface ? N’aurais-je pas aussi du fuir cette existence sans issue ? Espérer un jour lui échapper en traversant l’océan ? Est-il déjà trop tard ? Je ne peux m’y résoudre tant que vibre en moi l’espoir de la jeunesse.

A défaut d’ambition, la mine m’aura donné l’amour. Le premier mars 1908, quinze jours avant mon vingtième anniversaire, j’ai rencontré Louise, une jeune femme allemande

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originaire de Breslau, à la lampisterie du charbonnage. C’est là qu’elle travaille. Elle distribue les lampes aux mineurs, contre un jeton. J’étais encore un peu saoul de la veille le premier jour où nos regards se sont croisés. Je n’ai pas du faire bonne impression. Mais, bon, malgré tout, elle m’a souri, en se masquant le visage comme pour me faire comprendre que mon haleine n’était pas de toute première fraîcheur. Louise parle français avec un petit accent germanique qui n’est pas pour me déplaire. Elle roule les “r” et laisse filer quelques voyelles, mais qu’elle est belle Louise, oh oui qu’elle est belle !

On boit trop... trop souvent. Et pas de la bière, non. Du genièvre. Bien frappé. J’en avale cul-sec trois ou quatre godets d’affilée. J’en ai pris l’habitude, chaque soir, de retour du boulot. Le vieux Anatole m’a appris qu’il y avait un cabaret pour trente habitants dans la région. Tu ne peux pas les éviter, la tentation tous les cinquante mètres. Le genièvre, c’est la béquille du mineur. Comment veux-tu résister à l’appel de ses vapeurs quand tu te tues à la tâche dix heures par jour, six jours sur sept, huit cent mètres sous terre. Je me réveille chaque matin à quatre heures, été comme hiver. Louise me prépare une jatte de café fort, avec une petite goutte, pour partir du bon pied. Elle glisse dans ma besace deux tartines au saindoux, pour le midi. Et vers seize heures, quand je reviens, fourbu, toussant, crachant des glaires et souvent râleur, Louise m’attend, dans son tablier rouge et blanc, sur le pas de la porte.

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Sa première réaction est toujours de pousser un soupir, soulagée de me voir revenir. Depuis notre rencontre, elle a perdu ses ongles, qu’elle ronge d’angoisse à longueur de journée. Elle attend que la bête de somme que je suis de jour redevienne l’homme qu’elle a appris à aimer quand vient le soir. Elle m’a préparé un bon bain

chaud dans une bassine au fond de la cuisine. J’ai le dos brisé par ma longue journée de labeur, je me tords de douleur. Louise me savonne et me masse les épaules avec précaution. Le mal s’estompe, je redeviens moi-même. Je t rempe encore quelques minutes, jusqu’à ce que l’eau soit f roide. El le est noire comme de l’encre, grasse et collante, elle pue la suie. Je fais glisser la bassine sur les carreaux de la cuisine et la vide dans la cour, entre nos deux bandes de potager.

Le voisin gueule encore sur sa femme. Il doit avoir trop bu et elle, pas assez. La table est dressée, le souper est servi, gras mais frugal. On mange sans rien dire. Parfois ça gueule aussi chez nous, c’est les risques de la gnôle. Je termine par une petite goutte, comme j’ai commencé. Ivre de sommeil, je me hisse à l’étage. Il est temps de fermer l’oeil. Et demain... rebelote.

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16 mars 1908

En guise de cadeau pour mon vingtième anniversaire, j’ai reçu ce matin une convocation m’invitant à me présenter dans un mois à la maison communale pour participer au tirage au sort en vue de déterminer le prochain contingent de miliciens. Malheureusement je ne suis pas encore marié, ni soutien de famille ni dément, ni invalide, ni même curé et je ne pourrai donc pas échapper à cette formalité. Nous verrons bien ce que le tournoir me réserve. Angoissé par la perspective du service militaire, je prends malgré tout la route du carreau, un peu plus tard que d’habitude. J’ai glissé une bouteille de peket sous mon bleu de travail. On fêtera mes vingt ans au fond du puits à la pause de minuit. Avec dix-neuf camarades. Nos vingt lampes seront autant de bougies. Nous trinquerons ainsi pour conjurer le sort. Souhaitez-moi bonne chance, j’ai trop à faire de ma vie que pour passer vingt mois à l’ombre d’une caserne.

Milice nationaleTirage au sort – Avertissement

L’Administration Communale de Lodelinsartinvite le sieur Camille Tubiermontà se présenter le samedi 18 avril 1908 à 13 heuresà l’hôtel de Villeà Charleroi.

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Voici venu le jour de la conscription. Le garde-champêtre nous a tous réunis sur la grand place de Lodelinsart. Accompagnés de nos familles, nous allons partir en procession vers l’hôtel de ville de Charleroi où est organisé le tirage au sort annuel. Nous avons tous revêtu nos plus beaux habits pour la circonstance : une casquette de satinette noire, un sarrau bleu foncé et un foulard rouge à pois blancs. Le mayeur, ceint de son écharpe tricolore, et ses échevins, en costume du dimanche, se joignent au cortège qui s’ébranle lentement à travers les rues de l’entité, tambours en tête. Nous mettrons près de trois quart d’heures pour arriver à destination au son de la fanfare. Le calme revenu, nous pénétrons dans la grande salle où nous attend le préposé au tirage, assisté de témoins attestant du bon déroulement des opérations. Nous avons rendez-vous avec notre destin. Le préposé nous appelle, un par un, pour nous inviter à pêcher au hasard dans le tournoir une cossette contenant un petit billet soigneusement roulé, portant un numéro en chiffres gras, de couleur noire. La chance pour certains, la poisse pour les autres. L’ami Jules passe avant moi, il remue les cossettes, hésite puis choisit celle qui lui paraît la plus inoffensive. Il déplie le billet et crie haut et fort : “cent quatre-vingt-neuf”. Les cris de l’assistance relaient l’information tel l’écho d’une victoire, jusque sur le parvis de la maison communale. J’entends alors sa famille et ses amis chanter leur joie dans les bistros de la place. Jules avait tiré le gros lot, un bon numéro. Il n’irait pas servir sous les drapeaux. Ce soir pour lui le peket coulerait à flot dans les troquets de Lodelinsart.

C’est mon tour, je m’avance. Ma main tremblote, j’ai les jambes en coton, de grosses gouttes sur le front. Plus moyen de reculer, dans moins d’une minute je serai fixé sur mon sort. Camille, courage... fais le bon choix ! Celle-là ? Non... Celle-ci ? Je ne la sens pas. Allez, assez tardé, le préposé me foudroye du regard. Impossible de fuir, il me faut bien choisir. Ma main, cette innocente,

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plonge dans le tournoir et me ramène sa prise. J’ouvre la cossette et déplie le billet. Je crie, la gorge sèche : “cent dix-sept”. C’est f o u t u . J ’ a i t i r é u n mauvais. Je sors la tête basse du salon communal, descends les escaliers appuyé à la rampe. Je n’ai pas envie d’aller plus loin mais à quoi bon cacher la triste vérité à mes proches

amis, à ma famille aussi. “Et alors ?” me demandent-ils d’une seule et même voix. “J’en ai pris pour vingt mois”. Mon père, résigné, me serre dans ses bras, et me frappe dans le dos de sa lourde paluche, comme pour que passe le mal dont je suis accablé. Ma mère, qui espérait encore que j’échappe à mon sort, demanda à mon oncle d’un voix courroucée : “Camille ne souffre-t-il d’aucun mal qu’on admette comme cause de réforme ?” Malheureusement pour elle j’étais on ne peut plus apte au service militaire. Les cierges qu’elle avait offerts à la Vierge pendant de longs mois et les incantations magiques qu’elle avait prononcées tout au long de notre périple n’avaient pas eu l’effet escompté. Je ne serais pas réformé. Je tentai de la rassurer, comme un fils se doit de le faire : “Allons, mère, reprends-toi, ce n’est pas si grave au fond. Vingt mois, ce n’est pas si long, pas même deux ans. Ce n’est qu’un mauvais sort, je ne suis pas encore mort !” Nous n’allions pas nous apitoyer plus longtemps sur cette triste nouvelle. J’invitai toute la famille au cabaret d’en face pour une tournée générale. Santé Bonheur !

Bien avant notre retour à Lodelinsart, dans un état avancé d’ébriété, toute la ville connaissait déjà l’issue du tirage, malheureux pour les uns, miraculeux pour d’autres. En effet, le père de Jules avait emporté à Charleroi ses pigeons voyageurs et au terme de la

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cérémonie, alors que nous étions tous attablés au Café du Midi à célébrer “bons” et “mauvais” à l’unisson, il attacha aux pattes de ses bêtes à plumes copie des numéros en regard de nos noms, assortie d’une mention B ou M, sans autre commentaire. Les fidèles messagers regagnèrent alors leur pigeonnier où un guetteur attendait la nouvelle. Après avoir dépouillé les missives, il enfourcha son vélo pour aller crier les résultats aux quatre coins de la ville. La fête battait déjà son plein dans les familles des heureux candidats tandis que celles des tombés tiraient une salle mine, encore plus défaite que celle des malheureux dont on pleurait le sort. J’évitai le traquenard des troquets du quartier et montai me coucher pour m’enfuir dans les rêves d’une vie sans armée.

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Quelques jours plus tard, je pris le train à Charleroi en direction de Namur puis d’Arlon où je serais caserné dans les rangs du 10ème de ligne. Pendant vingt mois j’ai mis ma vie entre parenthèses. Je n’ai jamais été attiré par les

armes, pas même pour me défendre. J’ai toujours estimé que la violence était le propre des lâches. Certes j’ai eu ma période “soldats de plomb” mais très vite je leur ai préféré des jeux moins guerriers. Je n’étais pas de ceux qui jouaient aux cowboys et aux indiens, je n’ai jamais reçu de pistolet à la Saint-Nicolas. Et me voilà contraint d’astiquer un fusil et de cirer mes bottes pour satisfaire les exigences d’un sergent braillard. Tout cela sur fond de matins sonnés au clairon et de tours de garde aussi chorégraphiés qu’inutiles. Victor avait raison. Mais on n’échappe pas au service militaire, sous peine de finir sa pénitence en prison pour cause de désertion.

Et que dire des discussions insipides qui animaient nos chambrées ? Entre conscrits aigris, on aurait dit le mur des lamentations. Mais quelles sont les conversations qui nous rendent heureux ? Souvent quand on se retrouve entre amis et qu’on refait le monde, on ne peut s’empêcher de maugréer sur les tourments de

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l’existence, les méfaits des uns, les errances des autres. Mais la joie, la vraie, on ne l’obtient pas du partage de ses souffrances mais d’une commune réjouissance. J’aimerais tant ne plus entendre le grondement sourd des voix plaintives, j’aimerais tant que la parole soit donnée à celles et ceux qui ont du bonheur à revendre. Laissons aux tristes sires leurs sombres discussions. Causons donc à l’envi des plaisirs de la vie ! Je suis sorti de la caserne juste à temps pour fêter Noël en famille, le 20 décembre 1909. Avec mon baluchon, quand je suis arrivé à la gare du Sud de Charleroi, j’avais l’étrange impression de n’avoir rien vécu. Je crois que j’ai eu l’envie immédiate de rattraper le temps perdu et j’ai donc parcouru les quatre kilomètres qui me séparaient de chez moi au pas de course. A peine avais-je poussé la porte de la maison que je me suis précipité vers Louise, me suis mis à genoux et l’ai demandée en mariage. Emue, troublée et assurément prise de court, elle accepta sur le champ, criant son “oui” à tout le voisinage. Et nous décidâmes que la cérémonie n’attendrait pas l’été. Je n’avais plus de temps à perdre, il me fallait vivre deux jours par vingt-quatre heures. J’imagine qu’il en est ainsi de tous les condamnés au terme de leur peine, fût-elle légitime.

Ce fut une fête magnifique, le 26 mars 1910 fut une journée resplendissante. Louise l’était tout autant dans sa robe vaporeuse et délicate, que la brise printanière soulevait par instants, révélant discrètement le galbe exquis de ses jambes interminables.

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Qu’elle était belle ma tendre Louise, belle et heureuse de surcroît. Ma plus grande satisfaction au crépuscule de ma vie sera d’avoir offert du bonheur à ceux qui me sont proches. J’espère que j’y serai souvent parvenu. J’ai savouré chaque instant de cette journée magique, j’ai souvent pleuré car je suis vite ému. Si je fais le bilan de mon premier quart de siècle, je crois avoir plus pleuré de bonheur que de tristesse. Etrange réaction que ces larmes sans peine qu’on ne peut retenir et qui font tant de bien.

Choisir de partager le reste de mon existence avec une seule et même personne est sans doute la décision la plus importante qu’il m’ait été donné de prendre, même si vous l’aurez lu, elle fut fort impulsive. Chaque matin, quand je vois Louise écarquiller ses yeux verts de gris sur l’aube d’une nouvelle journée, je me réjouis de lui avoir dit oui pour la vie. Même si nos points de vue sont parfois différents, nous regardons dans la même direction, optimistes par nature, avides de petits bonheurs comme de grandes aventures.

Les parents de Louise ainsi qu’une poignée d’amis d’enfance avaient fait le voyage de Breslau. Une cinquantaine de personnes se retrouvèrent au terme des cérémonies dans une modeste salle paroissiale que mes collègues avaient gracieusement fleurie pour la circonstance. Notre mariage célébra de bien belle façon la fraternité des nations qu’on retrouvait du fond à la surface dans toutes les mines de la région. D’une table à l’autre, on passait du français à l’allemand, du polonais à l’italien, toutes les langues et leurs accents fusionnaient dans un joyeux brouhaha de voix qui sonnaient bon la joie des jours heureux. De ces jours dont on voudrait qu’ils ne finissent jamais.

Ma vie changea du tout au tout après ces noces précipitées. Le fêtard invétéré que j’étais eut l’immense plaisir de découvrir que

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l’amour est le plus doux des élixirs et que l’ivresse qu’il procure n’a pour effet secondaire que l’envie d’y goûter davantage. Quelle saine addiction que l’amour véritable, qui tel un buisson ardent brûle sans cesse mais jamais ne se consume. Louise m’a insufflé l’envie de l’aimer jusqu'à mon dernier souffle, dans la moindre de mes respirations. Elle est cette force qui me pousse en avant, la gravité insoupçonnée qui pose mes pas sur le chemin du bonheur. Le magnétisme des sentiments transcende les distances que nous impose la séparation de nos tâches, moi au fond, elle à la surface. La lampe que chaque jour elle me confie porte dans sa flamme aux courbes dansantes toute l’intensité de nos douces étreintes.

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De nos nuits sans sommeil naquit en janvier 1911 une adorable petite fille prénommée Augustine. Rien mieux que son sourire ne pouvait refléter ce qu’était notre vie en cette année magique. Notre trio incarnait la joie que le plus subtil des dictionnaires jamais n’aurait pu décrire. Et nous n’étions pas les seuls à vivre une année hors du commun.

Toute la région se préparait à un événement d’envergure. Le 29 avril s’ouvrit à Charleroi l’Exposition Internationale qui rassembla des centaines de milliers de visiteurs dans une célébration sans précédent des arts et de l’industrie. Ce fut aussi l’année où l’école industrielle provinciale devint l’Université du Travail. Quel projet fabuleux que cette école portée par Paul Pastur. Grâce à elle, nombreux sont les fils d’ouvriers qui peuvent aujourd’hui accéder à des postes de techniciens dans l’industrie florissante de notre région. J’avoue envier certains de mes amis qui ont pris le chemin de la connaissance alors que je répète inlassablement les mêmes gestes au

fond d’une galerie sans issue. Mais en cette belle année 1911, nous partageons tous le succès de nos efforts, ouvriers de la base et techniciens du progrès. Je serais curieux de savoir où toute cette énergie nous conduira, j’aimerais vivre

jusqu’à la fin du XXème siècle pour voir Charleroi briller de mille

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feux au firmament de sa puissance. Si déjà aujourd’hui notre région est dans le peloton de tête des nations, qu’en sera-t-il dans quelques décennies ? Quelle excitation, palpable au détour du moindre boulevard d’une ville en pleine ébullition, électrifiée au propre comme au figuré. Je m’enivre du bruit puissant des machines qui rugissent dans nos usines, je m’extasie devant la majesté des cathédrales industrielles que nous bâtissons dans la périphérie. Nous en sommes tous un peu les artisans et malgré l’âpreté de nos vies souterraines, en cet été 1911 nous savourons sans modération les fruits de l’abondance.

Aurais-je été trop enthousiaste, ébloui par les artifices de la propagande ? Les lendemains de fête sont parfois le terrain de sombres désillusions et ce fut le sentiment qui s’empara de moi quand se refermèrent les portes de cette grande kermesse industrielle. Après la guindaille générale, c’était le temps d’une franche gueule de bois. Les promesses que les patrons avaient formulées dans l’euphorie du moment furent rangées dans le placard aux utopies et nous dûmes nous résoudre à reprendre le chemin de la mine comme les bagnards que nous avions toujours été, notre misère parfois adoucie par quelques aménagements cosmétiques concédés par des patrons plus soucieux de l’ordre public, garant de la stabilité de leurs affaires, que du véritable bien-être de la force ouvrière. Il me restait la joie du foyer, l’amour de Louise et le sourire d’Augustine. Et l’espoir. Cet espoir qui fait vivre, bien au-delà du cliché de la phrase consacrée. Nous avions l’espoir de transporter notre triple bonheur dans une contrée où l’euphorie n’était pas que de circonstance. Et c’est alors que se rappela à notre bon souvenir mon frère d’Amérique. Cela faisait plusieurs mois que je n’avais plus eu de contact avec Victor. Je lui avais bien envoyé une carte postale de l’Exposition Internationale, où trônait en vedette une magnifique machine électrique des ACEC mais il ne m’avait pas à

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l’époque répondu, sans doute peu désireux d’opposer à mon enthousiasme béat la rude réalité de son rêve américain. Car tout n’était pas rose au pays de l’herbe plus verte. Il lui avait fallu du temps pour s’imposer en terrain inconnu. Mais aujourd’hui il était reconnu pour la qualité de son travail et avait déjà reçu trois promotions depuis son entrée en fonction. Il gravissait peu à peu les échelons qui le ramenaient à la surface de l’exploitation. Encore un an ou deux et il serait définitivement sorti du trou, décrochant ses galons de chef d’équipe sur le carreau de la mine. Il vivait à plein régime l’ascension sociale que travail et ambition autorisaient en Amérique. Pas chez nous.

C’est donc au lendemain des célébrations qui auraient dû en théorie sceller pour de bon mon union avec la mère patrie que je décidai avec ma charmante épouse d’entamer les démarches pour partir à mon tour à la conquête de nouveaux horizons. Nous en avions assez des promesses non tenues. Il était temps pour nous de briser les chaînes invisibles qui nous retenaient ici par habitude plus que par conviction. Partir, avec pour objectif de ne plus revenir, n’était pas une mince affaire. Nous n’avions évidemment pas le moindre sou de côté et il nous faudrait nous serrer la ceinture pendant de longs mois pour accumuler dizaine par dizaine la somme nécessaire à notre traversée. Nous étions trois et même avec l’intervention éventuelle du patron pour lequel je travaillerais une fois arrivé en Illinois il me faudrait sans doute accumuler pas moins de 400 francs pour la seule traversée, sans compter le train jusqu’à Anvers puis le train de New York à Coffeen, où je rejoindrais Victor. J’avais en tête un minimum de 750 francs. A l’époque j’en gagnais moins de cent par mois, même en laissant tomber certains jours de congé. Louise gagnait un peu plus de la moitié. Notre projet était de réunir vingt francs par mois au prix de grands efforts. Si la Providence était de la partie, nous pourrions larguer les amarres à

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l’automne 1914. Nous avions d’emblée fixé une date, le 26 septembre, un samedi. Nous espérions que l’été indien nous préserverait des affres d’une traversée hivernale comme celle qui avait emmené mon frère et son épouse à New York en décembre 1907. Le simple fait d’avoir initié ce projet rendit instantanément notre quotidien supportable. Nous sommes bien peu de choses, fragiles de corps et d’esprit. Mais ce même esprit qui parfois se perd dans la morosité des idées noires est capable d’amener notre corps aux exploits les plus fous, par la simple force de la volonté. Victor me l’avait dit à plusieurs reprises : l’Amérique appartient à ceux qui la méritent. Et j’avais bien l’intention de lui prouver que j’étais à la hauteur ! Mes collègues m’avaient déjà vu transfiguré au lendemain de mon mariage, ils me virent à présent transformé par l’impérieux besoin de financer mes ambitions.

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Augustine vient de faire ses premiers pas. Quelle émotion de la voir se dresser sur ses deux petites jambes qui manquent encore un peu d’assurance mais qui la portent fièrement, de chaise en chaise, autour de la table de la salle à manger. A cet instant elle est encore bien loin de pouvoir imaginer l’avenir que sa maman et moi lui préparons. Quand elle aura notre âge, ce sera une jeune femme épanouie à l’accent anglais irréprochable qui n’aura de l’Europe que le souvenir de quelques cartes postales et l’écho des journaux. Elle mènera sans doute une vie bien différente de la nôtre. Elle aussi aura ses défis, ses envies, ses projets. Peut-être qu’elle reprendra la route, vers d’autres cieux, peut-être qu’elle s’installera non loin de chez nous avec son mari, ses enfants. Peut-être viendront-ils nous voir le dimanche midi. Mais pour l’heure elle titube, elle tombe, se redresse, elle a encore tout à apprendre. Pour elle, tout est encore possible, aucune voie n’est tracée, aucune destinée. Il lui reste à tremper la plume de son expérience dans l’encrier du temps pour écrire pas à pas le roman de sa vie.

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16 avril 1912

Quelle horreur... plus de quinze cents personnes sont mortes ou portées disparues après le naufrage hier d’un paquebot de la White Star Line qui effectuait son voyage inaugural entre Southampton et New York City. Il était le plus grand navire jamais construit. Le luxe qu’il offrait à ses passagers était sans commune mesure avec le récit que Victor m’avait fait de son voyage transatlantique, en rien une croisière d’agrément. Le Titanic, ce géant des mers, proposait notamment une piscine, plusieurs bibliothèques, un gymnase, une série impressionnante de restaurants haut de gamme et des cabines au summum du faste maritime. Il n’atteindra jamais les côtes américaines, heurtant un iceberg au large de Terre Neuve. Hormis ses riches passagers, le Titanic transportait également des centaines d’émigrants dont la plupart périrent dans la catastrophe, le navire ne disposant pas de suffisamment de canots de sauvetage pour tous ses passagers.

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Août 1912

Il y a quelques jours j’ai eu l’occasion de lire dans le Journal de Charleroi la lettre de Jules Destrée au Roi à propos de la question nationale. La missive part sur des notes positives mais vite elle s’égare en de sombres récriminations, comme si le Flamand était l’ennemi du Wallon. Elle s’achève heureusement sur une note d’espoir où l’auteur s’exprime en faveur d’une entente cordiale entre deux peuples que tout séparerait mais que l’intérêt commun se doit de réunir. Une conclusion qui je l’espère inspirera nos politiques trop souvent affairés à de mesquins débats. A l’heure où le tonnerre des nationalismes gronde à travers toute l’Europe et que certains redoutent une guerre des races, j’aimerais défendre l’idée qu’il nous faut développer de façon créative un art du vivre ensemble dans un équilibre aussi subtil que fragile. Quelle stupidité que de voir Wallons et Flamands s’invectiver pour des raisons linguistiques alors qu’ils ont ce privilège de pouvoir, par un hasard de l’histoire, aller d’une culture à l’autre sans devoir traverser de frontière. La Belgique est une Europe en miniature et à ce titre je suis fier d’être belge. Si seulement nous pouvions passer outre nos différences, nous nourrir de la diversité et construire ensemble l’exemple d’un monde meilleur. On donnerait alors un sens à l’accident historique que l’on appelle Belgique. Mais la mesquinerie alimente les conversations et les discussions font boire et la bière apaise les tensions jusqu’au moment où elle provoque des bagarres, qui alimentent les discussions, qui font boire et boire encore. Entre deux beuveries, quand la sobriété est suffisante, on accepte des

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compromis, vite remis en question. Dans un pays où la politique se joue dans l’arrière salle des bistrots, il ne faut pas s’étonner qu’on entretienne la polémique pour assurer le débit des boissons.

Augustine, qui n’a pas encore deux ans, est bien loin de s’imaginer ce qui se trame dans le monde des grands. Entourée de l’amour de ses parents, comment pourrait-elle se douter que l’homme est son pire ennemi, qu’il est son propre prédateur ? Comment la préserver des désillusions qui l’attendent, de la déception qu’elle éprouvera à l’égard de ses semblables ? Pourquoi sommes-nous la pire des espèces ? Combien d’anges se transforment en démons ? Combien d’enfants joyeux finissent vieillards aigris ? Comment le genre humain, capable des plus grands exploits, ne peut-il pas concentrer toute son énergie dans des oeuvres positives ? Pourquoi sommes-nous contraints de devoir accepter l’inéluctable perversion de l’innocence ? Si j’en avais eu les moyens, je serais parti avec ma famille là où l’humanité n’aurait sur nous aucune emprise, où nous serions comme seuls au monde, des enfants éternels. A défaut de cette utopie, nous traverserions bientôt l’océan pour aller y chercher un avenir meilleur, une vie que nous allions enfin construire et non subir.

Victor, le fils cadet de mon frère Victor, nous précéderait. Il s’apprêtait déjà à rejoindre ses parents en Amérique. Son départ était prévu en automne. Vous comprendrez que la tragédie du Titanic quelques mois plus tôt l’avait quelque peu refroidi mais l’appel du large fut au final plus fort que cette angoisse au demeurant bien légitime. Victor vint nous rendre visite la veille de son départ, le 25 octobre 1912. Il arriva sans encombres le 5 novembre à Ellis Island et rejoignit rapidement ses parents à Coffeen, dans l’Illinois. Comme son père quelques années plus tôt, il resta fort discret sur sa vie américaine, ne nous envoyant que rarement de courtes lettres ou

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de jolies cartes postales. En mars 1913, je reçus de sa part dans une enveloppe une affiche soigneusement pliée, aux couleurs éclatantes, où figuraient dans deux cartouches aux contours ouvragés les visages de deux Américains dégarnis, J.A. Bailey et P.T. Barnum. On pouvait aussi y lire “Greatest Show on Earth”. De l’autre côté, Victor m’écrivait d’un trait enthousiaste : “Mon cher Camille, samedi dernier, invité par un couple d’amis, j’ai eu le privilège d’assister à un spectacle sans nul autre pareil, dans la banlieue de St Louis. Des éléphants, des girafes, des tigres, des lions, des centaines d’animaux, acrobates, clowns, cracheurs de feu. Jamais tu ne verras de tel spectacle en Europe. Il s’agit du cirque Barnum & Bailey qui voyage de ville en ville à bord d’un train qui s’étire sur près de deux kilomètres. C’est le plus grand show au monde ! Quelle démesure, l’Amérique, dans toute sa splendeur.” Barnum & Bailey, deux hommes hors normes, deux magiciens de l’émotion. Deux noms que j’associerais désormais à ma terre promise. Je glissai avec précaution l’enveloppe de Victor dans la poche intérieure de mon veston afin de pouvoir contempler dans mes instants de déprime l’affiche qu’elle recelait, pour me rappeler l’objectif de tous mes sacrifices. Il ne me restait que deux ans d’économies à accumuler. Deux années de longues journées de labeur et de courtes nuits agitées par le roulis de mes rêves transatlantiques. Deux ans, seulement.

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Août 1913

Depuis 1909, il était prévu qu’un fils par famille soit obligé de servir sous les drapeaux mais il semble que ce ne soit pas assez pour notre souverain, le roi Albert, qui vient d’instaurer le service militaire obligatoire pour tous. Tous les jeunes hommes de ce pays sont donc désormais des soldats en puissance dès leur vingtième anniversaire. Est-ce bien là le destin que la nation doit offrir à sa jeunesse ? L’Europe s’arme de toutes parts et je crains le pire pour les mois à venir. Les généraux se frottent les mains de voir autant de bras dociles s’ajouter à l’arsenal de leurs sombres desseins. On peut cependant se réjouir du fait que depuis 1909, pauvres et riches sont égaux face à l’adversité du service sous les armes. Auparavant, les nantis malchanceux d’avoir été tirés au sort le jour de la conscription pouvaient s’acheter un remplaçant, souvent un pauvre bougre qui monnayait pour mille francs jusqu’à deux années de son temps. Aujourd’hui, nul ne peut échapper au son du clairon. Si d’aventure la guerre se déclare, nous sacrifierons donc sur l’autel de l’honneur toute une génération à l’appel du canon.

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La guerre à laquelle nul ne songe encore vraiment chez nous gronde déjà dans les Balkans où les alliances se font et se défont dans d’intenses luttes territoriales. Au terme de la seconde guerre balkanique, en plein été 1913, la Russie prend ses distances vis à vis de la Bulgarie et la Serbie reste sa seule alliée dans la région. La tension y est désormais à son comble, chaque étincelle pouvant allumer le feu d’un conflit généralisé.

C’est dans cette vile atmosphère de poudrière que le sud-est de l’Europe s’apprête à célébrer Noël en 1913, dans une trêve sans joie synonyme pour certains d’un ultime répit. Pendant ce temps, plus à l’ouest, on festoye comme si de rien n’était. Tant que le bruit des canons reste imperceptible, nul ne craint qu’ils puissent un jour venir briser la quiétude d’une bien belle époque.

L’année 1914 s’ouvre d’ailleurs sous les meilleurs auspices. On vient enfin de retrouver la Joconde. Il y a trois ans, elle avait été subtilisée au Louvre par un Italien qui voulait la ramener à Florence. Quelle infamie ! La France avait perdu son sourire légendaire, le Louvre sa pièce m a î t r e s s e . Q u e l m e i l l e u r commencement pouvait-on espérer pour cette année que le retour sur sa cimaise de la jolie florentine ?

Dans un tout autre rayon, chez nous, deux juristes, Paul Otlet et Henri La Fontaine, prix Nobel de la Paix en 1913, ont initié dès 1910 un projet humaniste exceptionnel dont l’objectif est de

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promouvoir la paix par la connaissance universelle, pour “tuer la guerre et mettre à mort le bellicisme”. J’avoue ne pas comprendre tous les détails de leur grande vision mais ils partent du principe que le partage du savoir est la meilleure manière d’éviter les conflits armés, une conviction qui m’inspire plus que jamais en ces temps tourmentés. Si seulement un tel projet pouvait s’imposer comme la référence des puissants de ce monde et les ouvrir aux joies du partage, bien plus intenses que celles de l’égocentrisme. Si seulement l’Allemagne, tout comme d’autres empires aux velléités coloniales, comprenait que le monde n’est pas une collection de territoires à conquérir mais un inaliénable héritage collectif qu’il convient, ensemble, de préserver. Si seulement l’idéologie nombriliste des nationalistes s’effaçait au profit d’un sentiment universel... on peut rêver.

Ma femme, Louise, me parlait peu de l’Allemagne impériale. Elle faisait partie de ces milliers de Germains qui avaient pris le chemin de la France et de la Belgique depuis le début du siècle. Au départ, apparemment, pour diffuser par monts et par vaux la grande culture allemande. Mais certains, comme Louise, s’étaient pris au jeu de leur pays d’accueil et n’avaient plus la prétention d’être les fers de lance de leur mère patrie. D’autres, par contre, collectaient patiemment toutes sortes d’informations susceptibles d’être utiles lorsque la Grande Allemagne se sentirait trop à l’étroit outre-Rhin. Pudiquement ils se disaient sympathisants. En réalité, ils espionnaient nos moindres faits et gestes. Parfois j’en parlais à Louise, qui haussait les épaules. “Que veux-tu, Camille, les empires ont la vie dure...” me disait-elle en souriant. Certains “amis” me trouvaient naïf de croire en l’amour d’une boche. Je les rayais alors de mes fréquentations. Et je dois dire qu’au printemps 1914, les croix s’accumulèrent dans le cimetière de mes amitiés. Louise et moi étions de plus en plus isolés dans notre tolérance. Les nations

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étaient plus viriles que jamais, la bave au bec, débordant d’agressivité. Elles se cherchaient un exutoire. A l’étroit dans leurs frontières nationales, elles se disputaient des territoires d’outre-mer sur l’échiquier des colonies. La guerre semblait être l’issue idéale pour briser l’ennui d’une paix trop longue, libérer la fougue des états-majors et crever l’abcès des conflits larvés. Une opportunité à saisir.

“l’équilibre européen”, affiche de propagande allemande, 1914

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29 juin 1914.

Ce matin, j’aperçois dans le journal de Charleroi, en haut à droite de la première page, une dépêche de quatre lignes : l’Archiduc héritier Ferdinand d ’ A u t r i c h e e t s a f e m m e assassinés.

Sarajevo, 28 juin. - Pendant une promenade en voiture, dans les rues de la ville, un individu a tiré d e s c o u p s d e p i s t o l e t s u r l’archiduc héritier Ferdinand d’Autriche et sa femme. Tous deux ont été tués.

Plus bas je découvre une nouvelle qui semble aux yeux du journal revêtir un peu plus d’importance : une riche Américaine meurt le soir de ses noces. Elle était venue à Paris pour se marier avec un avocat. Ils avaient prononcé leurs voeux à la mairie du 1er arrondissement avant de déjeuner à la rue St Honoré. Puis, un peu incommodée, la mariée était partie se coucher sans dîner. A deux heures du matin, son époux la retrouvait froide et rigide, asphyxiée par une remontée gastrique, sans doute aggravée par le fait qu’elle avait bu plus qu’à son habitude. La dame avait vidé seule une bouteille de champagne avant de piquer un somme. Paix à son âme.

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Et puis il y avait aussi ce grand article sur Voltaire, franc-maçon à qui l’on avait en son temps refusé des obsèques religieuses. Une polémique qui faisait encore la une des journaux plus de cent trente-cinq ans après sa mort. Ne pouvait-on pas laisser reposer en paix le cadavre d’un philosophe ?

Sous la dépêche de Sarajevo, on parlait de Jeanne d’Arc, qui ne serait pas morte sur un bûcher, comme le veut la légende, mais dans son lit, mère de famille, après avoir donné le jour à deux fils. N’est-il pas plus glorieux d’aimer et de donner la vie que de mourir au milieu des flammes, sacrifiée, pucelle de surcroît ?

La mort semblait omniprésente sur cette page de journal. La riche Américaine, Mme Stewart, Jeanne d’Arc, Voltaire, l’héritier d’Autriche-Hongrie et sa femme mais aussi une douzaine de personnes à Chicago, frappées par la canicule et quatorze autres en Espagne, dans l’explosion de la chaudière d’une filature. La mort gagnait du terrain, sournoisement, sans crier gare. On aurait pu illustrer cette Une d’une grande faucheuse, en filigrane.

Je repensai alors à la courte dépêche qui en haut de la page faisait figure d’anecdote. Elle me rappela ces paroles de Bismarck qui à la fin du siècle dernier déclarait que si une guerre générale devait éclater en Europe, ce serait du fait d’un incident stupide dans les Balkans.

La mort symbolique d’un couple d’aristocrates héritiers d’un empire en perdition serait-elle l’étincelle qui allumerait le feu d’une guerre en sursis depuis des décennies. Je ne sais quoi penser, l’image de ces amants tragiquement tombés m’inspire une vision on ne peut plus funeste. Je vois des explosions, des soldats

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déchiquetés, des hordes de civils qui fuient leurs villes en ruines. Je vois le sang qui coule, des mères et des épouses qui pleurent la mort d’un homme. Je vois l’apocalypse et je tombe à genoux, là, sur cette place gorgée de soleil, au milieu des cris d’enfants et des carioles des marchands. Une petite fille s’approche et me prend par la main. C’est Augustine, ma fille, trois ans et demi depuis samedi. Elle me tend sa poupée et je me dis qu’au fond ce n’était qu’un cauchemar, que le temps effacera toutes ces idées noires. Si on ne la veut pas, nous n’aurons pas la guerre. Elle ne peut s’imposer sans notre volonté. Le temps est magnifique, allons nous balader.

Les seigneurs de la guerre se réjouirent sans doute de la mort de François-Ferdinand, le prétexte idéal pour partir en campagne sous le couvert d’une saine vengeance. Le vieil empereur d’Autriche, fort du soutien de son allié allemand, fourbissait ses armes en vue d’écraser l’assassine Serbie. Nous assistions impuissants au ballet des nations. Cependant j’ai du mal à comprendre pourquoi on craint le pire... Le Kaiser n’est-il pas le cousin du tsar Nicolas II et du roi Georges V ? Le Roi des Belges n’est-il pas proche par alliance de ces deux grandes puissances ? N’est-on pas protégé de la guerre par l’étroite filiation de nos souverains ? Veulent-ils d’une querelle familiale aux conséquences incontrôlables ? Il reste les Français, c’est vrai, ils sont en République et donc déliés de toute parenté dans la généalogie du pouvoir. Pour qui bat donc leur coeur ? Si ce n’est pour eux-mêmes. Feu Napoléon n’est-il pas l’empereur qui les anime encore quand bien même Poincaré prétend les diriger ? L’impéralisme est à la nation ce que l’orgueil est à l’homme, source de tous les maux.

Par le jeu des alliances et parce que, sous les souverains, il y a des généraux avides de combats, l’Europe est sur le point de s’embraser. L’Autriche vient de poser un ultimatum à la Serbie suite

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à l’attentat de Sarajevo. Et bien que les Serbes aient répondu dans l’ensemble favorablement à la requête de Vienne, l’assaut déjà se prépare, fruit d’un projet depuis longtemps fomenté. Qui donc a intérêt à ce qu’une guerre éclate ? En Allemagne en tout cas, le parti militaire se réjouit d’enfin pouvoir croiser le fer avec la France et la Russie, dans une vision pangermaniste.

En novembre 1913 déjà le Kaiser prévenait notre Roi Albert de l’imminence d’une guerre avec la France même si, selon lui, c’est à la France que reviendrait l’initiative de l’agression. Les Allemands étaient convaincus de leur victoire, au nom de leur supériorité d’inspiration divine. Personnellement, je me suis toujours attendu à ce que ça explose un jour ou l’autre entre ces deux nations. Jamais ne s’était refermée la plaie ouverte par la guerre franco-prussienne de 1870. Il fallait qu’elles percent l’abcès. La France, à cet instant, est en ébullition. Elle s’enthousiasme pour l’ultime revanche au son de “Vive l’Alsace et la Lorraine ! A bas l’Allemagne !”. Seuls les partisans de Jaurès appellent au sang froid, à la modération, à ne pas céder aux “impressions subites qui naissent de la peur”. Mais que peuvent-ils contre la déraison d’une haine viscérale ?

En ce qui nous concerne, observerons-nous au balcon les grandes manoeuvres dans la plus stricte neutralité ? Si nous avons un ministre de la guerre, c’est donc qu’elle est une affaire d’Etat et qu’il faut la gérer comme le sont la justice, les finances, les affaires étrangères ou même les colonies. Nous aurions pu avoir un simple ministère dédié à la défense mais une telle étiquette ne suffit sans doute pas à garantir la paix. “Si tu veux la paix, prépare la guerre” dit-on communément depuis l’époque romaine. En dignes héritiers de cet empire déchu, nous la préparons donc, bercés de l’illusion qu’elle préservera la paix. Mais pourrons-nous faire face quand sonnera l’heure de la résistance ? Notre ministre de la guerre est à ce

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propos rassurant même si nous attendons toujours l’artillerie lourde commandée chez Krupp qui, curieusement, ne nous l’a pas livrée. Voudraient-ils nous priver d’une légitime défense en prévision de l’assaut ?

En cette fin juillet l’Europe toute entière se mobilise. Les troupes rejoignent les casernes et se préparent à l’affrontement. Qui frappera le premier ?

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31 juillet 1914. La première victime du conflit fut Jaurès en personne, assassiné à 21h40 par Raoul Villain au restaurant du Croissant, rue Montmartre à Paris. Villain le bien nommé qui considérait Jaurès le pacifiste comme un ennemi de la patrie. Jaurès mort, plus rien ne pouvait arrêter l’effroyable engrenage qui tous nous plongerait dans l’enfer de la guerre.

Je retenais mon souffle.

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, les cloches des villes et villages sonnèrent à tue-tête pour annoncer à tous l’inéluctable événement, que je me refusais pourtant à admettre. J’avais l’esprit ailleurs, bien loin des bruits de bottes et claquements de talons. J’allumai une bougie sur ma table de nuit pour contempler une fois encore une carte postale que mon frère Victor m’avait envoyée il y a six ans, juste après son arrivée à New York. Je l’avais récemment glissée dans un cadre de bois verni, muni d’un petit pied, pour qu’elle trône à mon chevet telle l’icône d’une vie nouvelle. Assises sur le quai, une femme élégante et sa ravissante petite fille regardaient un magnifique paquebot qui arrivait au port : “Red Star Line : Antwerp - New York”. New York, l’Amérique. Enfin. Je m’endormis ce soir-là le coeur léger, en dépit du tocsin qui déchirait la nuit de son sinistre timbre.

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Je ne travaillais pas le matin du samedi premier août. C’est Louise qui vint me réveiller, le visage blême.

- Camille, je viens de voir cette affiche placardée sur le mur, au coin de la rue. Une communication officielle, à toute la population...

- Et ? Que dit-elle ? C’est à propos de cette “mobilisation” ? Ne t’inquiète pas... ce n’est rien, juste une procédure, “au cas où”. Dis-moi, as-tu reçu ce matin nos billets pour New York ? Je suis passé au bureau de la Red Star Line la semaine dernière à la rue Léopold, ils m’ont dit que ça ne devait plus tarder, que c’était une question de jours... et j’ai reçu un télégramme de Victor, il nous a trouvé une chambre pas loin de chez lui, chez des amis français, une petite maison, rien d’exceptionnel mais c’est un début.

- Camille, réveille-toi ! Il est écrit que les miliciens des classes 1908 à 1912 sont appelés à se rendre séance tenante à leur caserne, sans même attendre leur ordre de rappel. Si ce n’est pas encore la guerre, il est quand même inscrit en lettres grasses “mobilisation générale” sur cette affiche qui sue encore la colle. J’avais juste envie de l’arracher... La femme du voisin, qui sait que je suis allemande, m’a craché au visage en me traitant d’espionne, de sale boche, de chienne de prussienne. Hier encore, elle gardait Augustine quand j’allais au marché... Que nous arrive-t-il ? Rassure-moi, cette “mobilisation”, c’est juste “au cas où” ?

- Oui, c’est juste au cas où, pour montrer qu’on existe, qu’on est vigilants. Qui voudrait faire la guerre en plein été ? Les riches sont en vacances, les officiers ont d’autres chats à fouetter. Tiens, hier j’ai lu dans le journal qu’un lieutenant-colonel de mon régiment se prélassait sur une chaise longue à Ostende entre deux parties de

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golf. Il y avait même une jolie caricature, il avait l’air de prendre du bon temps dans son maillot à rayures. Sa femme avait un chapeau énorme à l a r g e s b o r d s , u n v é r i t a b l e p a r a s o l . Ce n’est pas le moment de penser à la guerre. L e s s o i r é e s s o n t douces, les matins

radieux, cela fait longtemps que je n’ai pas vu pareil été. Il y a un bal samedi à Jumet. J’ai trop envie d’y être et de retrouver les copains. On travaille six jours sur sept, certes, mais le bal du samedi, c’est sacré ! Et dans moins de deux mois, nous serons en Amérique. La vie est dure, ma Louise, mais que la vie est belle ! La guerre, allons donc, pour qui ? Pour quoi ?

Que raconte cette affiche au fond ? Que je dois rejoindre la caserne, c’est ça ? La semaine prochaine ? Ce serait l’idéal, ça me laisserait un peu de temps. J’ai tellement de choses prévues dans les jours à venir. La fête foraine commence samedi à la ville haute. On a prévu d’y aller avec Ghislain et Emile, tu les connais, mais oui bien sûr tu les connais, ils étaient à notre mariage, les deux joyeux drilles qui dansaient sur les tables au petit matin. C’est des as du tir à pipe, ils font mouche à tous les coups. On ira faire quelques parties pour ramener des babioles aux enfants. Tu préfères que je gagne un ours ou une poupée pour Augustine ? Dis-moi...

- Camille, s’il te plaît, REVEILLE-TOI. L’Allemagne frappe à vos portes. N’as-tu pas entendu le tocsin qui battait le rappel ? L’Allemagne, oui, mon Allemagne... J’ai honte aujourd’hui d’avoir

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du sang teuton, de voir que mon Vaterland vous appelle à la guerre. Dire que c’est ma patrie qui t’arrache à moi. Mon pays qui me prend mon mari. Mais comment est-ce possible ? Ne sommes-nous pas l’exemple parfait de la Kultur, de la civilisation occidentale ? A quoi bon cette sauvagerie ?

- Je ne sais pas Louise, je ne sais pas. Tu sais, moi, la Belgique, ça fait un petit temps que j’en ai perdu le fil. Et l’Allemagne, je n’en connais que toi. Et je n’ai pas envie de te faire la guerre, meine Liebe.

- Et votre Roi, n’est-il pas le confident du Kaiser ? Ne peuvent-ils pas se parler dans leurs bureaux dorés ? Est-il déjà trop tard ? Sur l’affiche du coin de la rue, il est juste dit que tu dois rejoindre Namur immédiatement. Sans plus. Et après ? Je ne veux pas y penser, pas maintenant...

- N’y pense pas. Je vais aller voir à Namur ce qu’ils veulent de moi. Ensuite, on verra. Ne précipitons pas les choses, tu veux bien ?

- Oui... d’accord... je m’emporte, sans doute... les femmes, tu sais, elles voient le mal partout... Veux-tu que je t’aide à préparer ton sac ? J’ai encore un peu de fromage et quelques tartines de pain blanc si tu veux, je peux les emballer dans du papier journal, tu les mangeras en route... Camille, jure-moi que tu reviendras bientôt !

- Mais oui Louise, c’est juste une manoeuvre, un rappel temporaire, ce n’est pas la première fois et sans doute pas la dernière. La Belgique est un pays neutre, nous ne ferons pas la guerre. Tu m’accompagnes avec Augustine à la gare du Sud ? Il fait beau, ça vous fera une promenade.

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- D’accord, mais ne lui dis pas pourquoi tu pars, je trouverai quelque chose à lui raconter. A trois ans, la guerre, ça ne veut rien dire.

- Mais ce n’est pas la guerre Louise, il n’y aura pas de guerre. Ne t’inquiète pas. De toute façon je serai vite de retour, n’oublie pas que le 26 septembre à seize heures, on prend le bateau à Anvers pour New York. Notre nouvelle vie va bientôt commencer. Oh, j’ai trop hâte d’y être, de voir du pays. A nous l’aventure !

Moins d’une heure plus tard nous étions sur le quai de la gare. Je me mis à chercher l’officier qui devait nous attribuer une place dans l’un des trains réquisitionnés pour le transport vers Namur. A peine l’avais-je trouvé qu’il me signala que nous étions sur le point de partir. - Louise, le départ est imminent. Viens, vite, par ici, que je t’embrasse. Et Augustine ? Que fait-elle sur ce banc là-bas ? Appelle-la, vite, on siffle déjà, le train va partir.

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Les embrassades furent brèves mais intenses. Louise et Augustine se blottirent toutes deux contre moi et, accroupi sur le quai, je les serrai aussi fort que mes bras le pouvaient. Je voulais que nos corps gardent le souvenir de cette tendre étreinte si jamais le destin décidait qu’elle fusse la dernière. Je montai dans le train, le pied lourd, l’âme en peine. Et le coeur déchiré, j’agitai un mouchoir que Louise m’avait glissé furtivement dans le creux de main. Aux portes et aux fenêtres du wagon pendaient des bouquets de fleur, comme autant de couronnes mortuaires arrimées à un long sarcophage. Le convoi s’ébranla, puis j’essuyai mes larmes avant d’entonner malgré moi des chants de patriote, emporté par la liesse de mes compagnons d’arme. A défaut d’être heureux, nous étions exaltés. Et la mort dans tout ça, y pensions-nous déjà ? Comme le disait Napoléon Bonaparte : “La mort n'est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c'est mourir tous les jours.” Tombés au champ d’honneur, nous serions immortels dans la gloire éternelle. Nous

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étions les élus d’une cause grande et noble. Il valait mieux y croire, comme on s’enivre d’opium, se bercer d’illusions quand nous n’étions, au fond, que de la chair à canon. Je venais de quitter sur le quai de la gare les vrais sens de ma vie et, malgré les rengaines, je refusais d’admettre celui du sacrifice. Je ne voulais pas mon nom au pied d’un monument. Non !

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C’est à la caserne Marie Henriette de Namur que notre régiment fut rassemblé afin de recevoir ses instructions. La foule des soldats était compacte, chacun veillait à son barda, cet ensemble trop lourd à porter d’équipements divers qu’on sort en temps de guerre. Jamais auparavant je n’avais éprouvé un tel sentiment d’anonymat. C’était sans doute la loi du genre quand les grands nombres font oublier qu’on existe pour soi autant que pour les a u t r e s . D ’ a u t r e s anonymes me pressaient à droite, à gauche, d e v a n t , d e r r i è r e . J ’évoluais sans me mouvoir, au bord de l’étouffement, suant des gouttes d’angoisse dans mon costume étriqué a u x r e l e n t s d e naphtaline. Qu’adviendrait-il de tous ces anonymes quand sonnerait le tocsin de l’invasion ? Combien serions-nous au jour des retrouvailles, pour célébrer l’armistice qui un jour mettrait un terme à ce qui n’aurait jamais du commencer ? Les survivants seront couverts de médailles, ils défileront dans cette cour ou dans une autre, la main à la tempe, le béret bien serré. Les veuves des moins chanceux se mêleront aux fières épouses des anciens combattants. Et on saluera la mémoire de ceux qui auront donné leur vie pour l’idéologie sacro-sainte que l’on nomme Patrie, ce compromis de l’histoire qu’il y a lieu de défendre car nous en sommes tous légataires obligés.

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La Patrie, l’a-t-on déjà un jour vraiment définie ? Qui pourrait vraiment en cerner les contours ? Je ne parle pas des frontières qu’on dessine sur un planisphère au gré des traités, mais bien des raisons qui font qu’une Patrie s’arrête là et qu’une autre commence ici. N’est-elle pas finalement le meilleur des prétextes pour en venir aux armes quand les puissants s’ennuient de leurs duels à huis clos ? Ne sommes-nous pas dans cette cour les pions d’un jeu d’échecs à l’échelle universelle ? Dont nos officiers seraient les cavaliers, nos généraux les fous, nos cantonnements les tours tandis que le roi, flanqué de sa dame docile, observe la manoeuvre, dans l’attente

d’une décision de l’histoire. Qui retient le sort des pions d’un jeu d’échecs ? Ils ouvrent les hostilités, vont au feu pour écarter les lignes pour finir à la morgue des anonymes. C’est la nation qui gagne ou qui perd, peu

importe la destinée des sacrifiés. Pour justifier ces pertes, on vous parlera de solidarité, de collectivité, d’une cause supérieure aux accents d’éternité, qui dépasse de loin l’affligeante misère de nos vies en sursis. On se battra pour demain puisqu’aujourd’hui ne vaut plus la peine qu’on s’en réjouisse. La guerre se nourrit souvent de nostalgie dans une violente négation du présent, justifiée par l’espoir que l’avenir restaure le passé qu’on aurait sans doute pu s’abstenir de détruire, si le présent n’avait pas été aussi peu clairvoyant. La guerre, c’est l’aveuglement collectif, la pire invention d’une humanité qui ne mérite pas son rang. Elle n’a pas encore commencé mais je la hais déjà.

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Au lendemain de notre arrivée, le matin du 2 août, voici qu’arrive sur le coup de huit heures le Colonel Verbist, le commandant moustachu de notre 10ème de ligne. Il se fraye un passage au milieu des troupiers tandis que sa suite dégage un vieux chariot de campagne vermoulu pour en faire une estrade de fortune. Il appelle au silence la foule fébrile. Il est temps à présent d’haranguer l’assemblée.

“Chers officiers, chers soldats, L’ennemi est à nos portes, il tenterait à présent de nous soudoyer par d’innommables procédés, comme si la Belgique pouvait lui servir de corridor pour prendre à revers nos alliés français. Comment pourrions-nous accepter d’être lâches au nom de notre neutralité ? Comment pourrions-nous laisser l’Allemagne souiller nos terres pour porter la terreur par delà nos frontières ? Jamais le Roi n’abaissera notre grande Patrie aux affres de l’infamie. Nous nous dresserons sur le chemin de ces barbares s’il le faut. L’heure est venue de faire votre devoir mes amis, nous avons rendez-vous avec l’histoire et je compte sur vous pour l’écrire en lettres d’or au nom du Roi, de la Loi et de la Liberté ! Prenez à présent vos positions. La Patrie vous appartient, faites-lui honneur. Grâce à vous, quoi qu’il arrive, nous vaincrons !”

Le colonel fut raccompagné à ses quartiers sous une salve d’applaudissements. Mission accomplie, les troupes étaient galvanisées, prêtes pour le combat. Nous savions à présent que les a r m e s q u e n o u s p o r t i o n s f e r a i e n t b i e n t ô t f e u s u r l’envahisseur, ce n’était plus qu’une question d’heures.

Nous avons été envoyés aux environs de Warisoulx pour y prendre notre premier cantonnement. On s’est arrêtés en face d’une

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grande maison bourgeoise en briques rouges, joliment ponctuées d’encadrements de pierre bleue. La solide demeure trônait fièrement à la pointe d’un carrefour d’où partaient cinq rues en étoile. L’endroit semblait idéal pour installer un poste de garde, bordé de quelques murets en gros moellons. On aurait dit les vestiges du soubassement d’une villa romaine ou d’une porte médiévale. La pérennité de ces pierres ancestrales, qui avaient si bien résisté à l’assaut du temps, m’inspirait en ces heures troubles un étrange sentiment de sécurité. Les officiers reçurent le gîte et le couvert chez les bourgeois de la grande maison de briques rouges. Pour les troupiers, le confort était plutôt spartiate, à l’ombre des murets. J’en aurais presque regretté la promiscuité du vaste dortoir de mes années de milice. La première nuit on a dormi au ras du sol sur nos couvertures, reins contre reins, la seconde on a négocié un peu de paille avec le fermier de la rue d’en face et on s’est façonné des litières. Côté cuisine, c’était tout aussi sommaire : une soupe grasse le midi agrémentée d’un quignon de pain, souvent sec comme la pierre, quelques pommes de terres le soir, grossièrement épluchées, accompagnées d’un peu de viande bouillie un jour sur deux, quand il y avait de quoi se ravitailler dans les parages. On a passé les premiers jours à astiquer nos fusils et leurs baïonnettes en prévision d’une attaque des Allemands. On s’inventait les combats à venir, qui se soldaient toujours par une victoire, rapide, glorieuse, à peine ternie par une poignée de blessés légers. Mon copain Marcel avait emporté un grand drapeau tricolore, qui devait bien faire deux mètres de long sur un mètre cinquante de haut. Il l’avait soigneusement plié dans sa besace, pour le hisser me disait-il sur la plus haute tour du premier village que nous reprendrions à l’ennemi. Les mauvaises langues du régiment suggéraient une fin plus funeste pour cette toile de procession. Marcel eut vite fait de clouer le bec de ces oiseaux de mauvaise augure. L’optimisme était de rigueur. Pour la plupart, nous avions un moral de fer et une saine volonté

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d’en découdre, avec la certitude de vaincre, au nom de la Justice, la seule, la Vraie. Laquelle ? Celle des hommes politiques en redingote ? Celle des empereurs, des rois et autres présidents ? Une vérité instrumentalisée dont je ne suis en somme que l’exécutant résigné.

Marcel emporta également un petit nécessaire d’aquarelle. Peintre naturaliste à ses heures, il aimait, tel un photographe, immortaliser les paysages qu’il traversait. C’était sa façon, disait-il, de combattre l’inexorable fuite du temps, en offrant aux instants les plus précieux la douce éternité que l’art confère aux scènes qu’il dépeint. J’apprendrais à travers son regard à apprécier les petites choses qui trop souvent m’échappaient, des perles éphémères de la rosée du matin aux reflets pourpres du crépuscule. Quelle gourmandise que de déguster la vie dans l’infinie saveur de ses moindres instants. Mais au vu de ce qui nous attendait, le tableau laissé à la postérité serait sans doute moins idyllique, meurtri d’inévitables cicatrices, lacéré par la haine, délavé par les larmes. C’est alors qu’on comprendrait l’intérêt de l’aquarelle, diluant dans un subtil lavis de nuances adoucies les violences que la peinture à l’huile aurait soulignées au couteau, sans la moindre indulgence.

En arrivant à la gare de Namur j’avais acheté une carte postale, une aquarelle justement, où l’on voyait la Sambre, fière mais docile, s’abandonner à la Meuse, tumultueuse, au pied d’une bienveillante citadelle. Je l’ai envoyée à Louise le deux août, avec ces quelques mots enflammés, au confluent de mes sombres pensées.

Ma chère et tendre,

Cela fait vingt-quatre heures que nous sommes arrivés en rase campagne à quelques kilomètres de Namur. On attend les

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instructions du commandement. Je n’ai pas lu les journaux, tu en sais donc plus que moi sur les intentions de nos voisins allemands. J’ai entendu dire qu’ils viennent de nous proposer un sale marché : laisser passer leurs troupes vers la France sans opposer aucune résistance, en échange de quoi ils s’engageraient à nous laisser tranquilles et nous offriraient quelques menus avantages. Non mais, pour qui se prennent-ils tes compatriotes ? La Belgique est un pays neutre, certes, mais ce n’est pas une raison pour nous manquer de respect. Notre territoire est sacré, notre Patrie l’est aussi ! Jamais nous ne laisserons les Allemands souiller nos terres. C’est une question d’HONNEUR !

Je me vois aujourd’hui contraint de détester le pays d’où tu viens, quelle horrible mission ! Donne-moi le courage de rester un homme en ces temps où l’Humanité s’efface. Deux jours seulement me séparent de notre dernier baiser et pourtant j’ai le sentiment qu’il s’agit d’une éternité. Espérons que le temps s’écoulera plus vite d’ici à nos retrouvailles. Tu me manques, énormément. Je t’aime, éperdument.

L’HONNEUR, que l’on écrivait en lettres capitales, ponctuait les discours des deux camps, raison suprême de leur affrontement. J’y faisais allusion dans ma correspondance par simple volonté de justifier mon départ précipité, comme si l’honneur ou d’autres intérêts supérieurs pouvaient apaiser la douleur de l’absence. C’était comme un mensonge érigé en principe mais je m’y accrochais sans trop de conviction pour tenter de trouver un sens à la souffrance. Tout cela n’était qu’un vaste malentendu, une incompréhension aux proportions inégalées. Combien de temps encore nous faudra-t-il pour arriver à nous comprendre sans recourir à la force ?

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Dans la journée du trois août, nous avons reçu des informations selon lesquelles l’ennemi avait violé notre territoire. Notre commandement a pris la décision de nous envoyer un peu plus au sud, avec pour mission de défendre l’intervalle Cognelée / Marchovelette et le couloir escarpé qui descendait jusqu’à la Meuse.

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A la tombée du jour, nous avons donc quitté Warisoulx et sommes passés à proximité du fort de Cognelée. J’appris que sa construction avait débuté, hasard de l’histoire, l’année de ma naissance, en 1888. La garnison était en train de dégager le champ de tir en détruisant les maisons qui entravaient la visibilité, empêchant l’artillerie de défendre correctement les ouvrages militaires. C’est comme si la guerre avait déjà commencé, avant même que les Allemands ne nous bombardent. Nous semions la désolation comme pour nous habituer aux ravages à venir, dans une ultime répétition de l’assaut. Les habitants des demeures saccagées regardaient leur maigre patrimoine partir en fumée tout en nous souhaitant la victoire. Quel étrange sentiment... Ils pleuraient leurs

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biens et nous acclamaient, triste paradoxe à la veille du combat. Nos camarades du 30ème de ligne s’étaient arrêtés à la ferme Ancion, près de l’église de Cognelée. Ils défendraient les abords immédiats du fort tandis que nous veillerions aux avant-postes, entre Maizeret et Marchovelette. Le dispositif était solide, l’ennemi ne passerait pas !

Nous avons marché pendant une bonne heure jusqu’à notre destination, sous un ciel étoilé. C’était magique. Jamais je n’avais vu autant d’étoiles. Mais c’est la lune qui m’a le plus impressionné. Elle semblait nous indiquer la route à suivre, d’abord vers l’est puis un peu plus vers le sud. Là-bas, plus bas, en direction de la Meuse. L’astre du soir nous a guidés jusqu’aux abords d’un champ de blé, au lieu dit “La Haie du Loup” où nous nous sommes installés pour bivouaquer. Par-delà les courbes de la forêt en contrebas on pouvait deviner les méandres du fleuve. J’ai passé ma première nuit sur place à chasser les moustiques. Quelle horreur ces insectes, ils vous pourrissent la vie, impossible de fermer l’oeil. J’ai dû donner

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quelques claques au passage à Maurice, qui tentait de roupiller à côté de moi.

Maurice était trois ans plus jeune que moi, quasi jour pour jour. Il était né dans une petite bourgade campagnarde au sud de Wavre. C’était un ouvrier agricole avant de partir à la guerre. Il avait vécu paisiblement les vingt-trois premières années de son existence dans la ferme familiale, lovée dans un écrin de verdure, sans jamais s’imaginer qu’un jour il se battrait dans les champs qui jusque-là avaient rythmé les saisons de sa vie. Il venait de se marier au début de l’été, à Emilie, une fille du village. Les deux tourtereaux séjournaient pour l’instant dans la ferme des parents de Maurice. Ils avaient le grand projet de créer leur propre exploitation, dans quelques mois. Maurice se posait beaucoup de questions mais curieusement aucune d’entre elles ne portait sur le conflit, ses raisons ou son issue. Il se demandait comment ses parents pourraient s’en sortir seuls à la ferme, il se demandait si sa mère pourrait assumer la traite d’une trentaine de vaches au petit matin, si Emilie n’oublierait pas de fermer la porte du poulailler pour éviter que les renards ne s’y introduisent. Il s’inquiétait de la canicule qui menaçait les récoltes, des traites à payer, du prix des céréales mais la guerre, Maurice semblait ne pas trop y penser. C’était sans doute la meilleure des choses à faire, ne pas trop y penser. Dormir, tant que nous le pouvions encore.

Nous avons été réveillés en sursaut, au matin du mardi quatre août, par le lieutenant. Les Allemands venaient officiellement de nous déclarer la guerre. Le cavalier Antoine Fonck, du 2e lancier, venait de perdre la vie à hauteur de Thimister, sur la route que l’ennemi empruntait dans sa course vers Liège. C’était la première victime belge du conflit. Les Prussiens avaient bien tenté de marchander leur passage à travers la Belgique pour gagner la France

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sans encombres mais nous avions refusé de voir violée notre neutralité et de nous ranger sur le bord de la route. Ce serait donc l’affrontement, désormais inévitable. Advienne que pourra ! Nous avons immédiatement entamé le creusement des tranchées aux alentours de notre grand-garde. Mineur de profession, j’étais dans mon élément au milieu des pioches, pelles et étançons. Ici cependant point de charbon, juste de la boue et des caillasses à n’en plus finir, remuées par brouettes entières pour creuser un dédale de boyaux à ciel ouvert. Au début ce n’était pas pour me déplaire, cette vie au grand air. Ca me changeait de la fosse, obscure, moite et suffocante. Après avoir reçu l’outillage distribué par le lieutenant, on a commencé à creuser la tranchée principale juste derrière le talus qui bordait la chaussée. Cette bosse naturelle nous offrait un magnifique parapet d’une cinquantaine de centimètres de haut. Il nous restait ensuite à couvrir d’une série d’obstacles toute la plaine en pente douce. Quelle entreprise ! Quelques troncs d’arbre pour barrer la route aux affûts de l’artillerie, des barbelés pour retarder la progression des fantassins, des fosses piégées dissimulées sous des branchages pour décourager les plus téméraires. Deux jours d’affilée à transformer ce plateau en gruyère de campagne. Dans la tranchée, on étayait l’ouvrage à l’aide de branchages et de troncs d’arbres grossièrement élagués. J’ai vu Marcel signer son oeuvre pour la postérité, comme le firent jadis les bâtisseurs de cathédrale. Marcel, le porte étendard, aimait donner du sens aux gestes les plus simples.

- Tu sais Camille, ce n’est pas pour rien qu’on est ici, tous ensemble, à creuser ces galeries. Notre mission dépasse de loin l’ordre de mobilisation. On est ici pour accomplir quelque chose de Grand, de Beau, on est des missionnaires du Bien. Dans quelques

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semaines, nous triompherons de l’adversité. Toi et moi nous serons des héros !

- Tu ne doutes jamais, Marcel, de la victoire finale ?

- Le jour où je commencerai à douter, je serai déjà mort. Puisse le Seigneur me préserver de la désillusion.

J’enviais souvent sa détermination aux accents messianiques. Drapé de son étendard, je l’imaginais fier orateur, captivant la foule au rythme de ses prophéties. Il n’était que soldat de deuxième classe mais il avait l’étoffe d’un général ou d’un cardinal. Le serait-il un jour ? Aurait-il, vraiment, son heure de gloire ? Si j’aspirais tout autant à la victoire, ma motivation, au fond, était bien plus personnelle, illustrée par les deux photos glissées au dos de ce carnet. Mon espoir avait pour noms Louise et Augustine, mes deux raisons de vivre. Je me voyais déjà revenir au bercail, j’avais envie de refermer cette parenthèse patriotique, de concrétiser nos rêves d’Amérique, j’espérais encore que la guerre finirait avant la fin août - gagnée ou perdue, peu importe - que les bateaux reprendraient le large et que le vingt-six septembre nous larguerions enfin les amarres pour le Nouveau Monde.

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On attendait les Allemands de pied ferme. A l’abri de nos gourbis on se raconte nos vies d’antan : l’âge tendre, l’amour de nos quinze ans, l’oisiveté des dimanches. On se rappelle les promesses qui fleurent bon la jeunesse, tous ces petits bonheurs qu’on négligeait alors, car futiles à nos yeux, en ce temps où nul ne chérissait la paix car nul n’avait connu la guerre. A vingt ans, on n’éprouve pas encore l’angoisse du temps qui passe et creuse les sillons qui ravinent le corps. Tout est encore possible, rien n’est encore écrit. C’est l’âge où tout se fait, se défait et revit. L’oeil malicieux, l’esprit vif, nous vivions nonchalants la chimère d’une fleur qui jamais ne se fane. La guerre donne aux bonheurs passés le goût sirupeux des parfums de l’enfance, qui puisaient leur saveur aux sources de l’insouciance.

Aujourd’hui le bonheur c’est boire quand on a soif, manger quand on a faim, une couverture quand vient le soir et le simple fait de vivre encore quand l’aube se lève sur cette morne plaine. Si la paix nous revient, nous serons comme extasiés par la quiétude du quotidien le plus anodin. Ce jour-là nous rêverons d’amnésie. Tout oublier, recommencer, comme si de rien n’était. Refermer au plus vite cette cruelle parenthèse dans le fil de nos vies.

Nos troupes défendaient avec courage la cité ardente mais les forts de Liège, au blindage dérisoire, capitulaient les uns après les autres, éventrés par la surpuissante artillerie prussienne. L’ennemi saluait nos actes de bravoure, aussi chevaleresques que criants d’impuissance face à la déferlante grise qui s’abattait sur nos terres.

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Nous pleurions la douleur de nos frères qui tentaient l’impossible au péril de leur vie. Nous aurions pu être à leurs côtés plutôt que d’espérer repousser ce qu’ils n’avaient pu empêcher. La menace se rapprochait, nous nous tenions prêts, fébriles mais décidés.

Dès le onze août, nos patrouilles actives au sud de la rive droite de la Meuse nous rapportèrent que les Prussiens se livraient à des pillages et semaient la terreur aux environs d’Assesse, fusillant arbitrairement des civils sous prétexte d’agressions ou d’actes d’espionnage. La rage de leur barbarie n’avait d’égal que leur orgueil surdimensionné, comme s’ils se sentaient mus par l’accomplissement d’une mission divine. Le moindre civil qui osait aller au devant du danger était interpellé et sommé de livrer de prétendus francs-tireurs, sous peine d’être fusillé sur le champ. S’ils s’avisaient de fuir leur vil accusateur, on leur tirait une balle dans le dos. Lâchement. On ne comptait plus les exécutions sommaires et les prises d’otages, les églises décapitées et les fermes éventrées. Brimades et menaces étaient le quotidien des villageois à la merci de cet ennemi sanguinaire. Dans leur progression, les Allemands dressaient entre leurs lignes et les nôtres un bouclier humain composé de civils glacés d’effroi, choisis au hasard dès la prise d’un village ou d’un hameau. Souvent le curé de la paroisse était sommé d’ouvrir le funeste cortège. Il arrivait que des civils, formant une colonne d’éclaireurs involontaires, soient ainsi baladés de village en village au gré du mouvement des troupes, ouvrant la route à l’artillerie. Injure suprême : on les obligeait à crier à l’unisson “Vive l’Empereur” pour se donner du courage. Otage impuissante, la population paya un lourd tribut aux premières heures de la guerre. Tant de drames personnels, tant d’histoires singulières que la mémoire devrait nous appeler à aborder au cas par cas. Combien de corps enterrés sans égards dans un jardin ou abandonnés au bord de la chaussée. Les Allemands semblaient avoir

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tiré un trait sur toute humanité. J’aurais voulu pouvoir secourir ces innocents alors que j’attendais patiemment de croiser le regard du premier fantassin qui s’aventurerait à l’orée du bois que j’avais en ligne de mire. Malheur à lui l’arbitraire victime qui tomberait pour la lâcheté de ses frères. Au fur et à mesure que les récits d’exactions nous parvenaient, un sentiment de haine absolue gagnait les rangs du régiment. Le doigt posé sur la détente, agenouillés dans le fossé, nous ruminions notre soif de vengeance.

Dans l’attente de l’ennemi, nous tapions les cartes sur une caisse de bière au fond de la tranchée, en observant parfois quelques animaux sauvages qui, traversant le champ, s’aventuraient à hauteur de notre boyau, sans doute attirés par l’odeur de la barbaque que nous faisions griller au bord du parapet. Je me souviens des courtes siestes du douze au dix-neuf août, peut-être parce que ce furent les derniers moments de calme avant la tempête, la dernière semaine avant l’orage. Je me souviens du goût des repas de chacune de ces journées . Le menu n’éta i t cer tes pas var ié mais le ravitaillement était encore efficace, l’arrière de nos lignes n’étant pas encore submergé par le chaos des blessés et la panique de la débandade.

Les journaux nous apprirent qu’au nord-est aussi les Allemands progressaient. Branchon, Perwez, Eghezée, villes et villages étaient pillés, saccagés, mis à feu et à sang par les uhlans suivis de l’infanterie. Ces soudards n’eurent même pas d’égard pour les plus belles demeures, qu’ils souillèrent à l’envi dans le plus grand

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mépris. Quand je pense q u e l ’ A l l e m a g n e impériale se présentait c o m m e l ’ e x e m p l e p a r f a i t d ’ u n e r a c e supérieure. Jamais je n ’ a i v u p a r e i l l e s brutalités, pareille injure à l’humanité. Ces brutes

épaisses détruisaient tout sur leur passage. Gratuitement, sans raison apparente, si ce n’est peut-être une volonté constante de semer la terreur pour régner par la peur. Leur pardonnera-t-on un jour d’avoir ainsi violé l’âme et le corps de nos frères et de nos soeurs ?

L’ennemi se rapprochait. Une vingtaine d’hommes, dont je faisais partie, fut envoyée un peu plus haut pour abattre des arbres qui gênaient le tir du fort de Marchovelette en direction de Vezin. Deux bucherons locaux nous prêtèrent main forte. Les troncs violemment couchés formaient autant d’obstacles qui ralentiraient l’ennemi s’il lui prenait l’envie de nous attaquer à la dérobée. A cet instant nous savions déjà que les forts de Liège étaient tous tombés sous la pression quasi exclusive de l’artillerie lourde, les fantassins ne faisant qu’occuper les territoires gagnés par la machine, mais nous imaginions encore un combat au corps à corps sur les hauteurs de Wartet, à l’ancienne, baïonnette contre baïonnette, épaule contre épaule, à la dure mais à la loyale. On s’attendait à livrer notre Waterloo, en espérant jouer à Wellington, n’en déplaise à nos camarades français. Mais nous allions bientôt découvrir les affres de la guerre moderne, les obus qui vous creusent des cratères et vous pulvérisent, les shrapnels, ces centaines de petits projectiles qui vous transpercent le corps avant même que l’obus porteur ne touche le

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sol. Nous avions encore une image romantique de la guerre, les champs de bataille parcourus de régiments en ordre serré, une discipline dans les mouvements, un certain sens de l’honneur. On se croyait encore au temps des guerres napoléoniennes. Les pantalons français, en tissu rouge vif, nous rappelaient cette époque où la victoire se gagnait au sabre et à la lance autant qu’au mousquet. On en riait d’ailleurs souvent de ces pantalons de Piou-piou, véritables cibles ambulantes. Heureusement que la boue leur offrait vite un peu de camouflage à ces fransquillons. Je n’ose imaginer combien de poilus sont déjà tombés du fait de leur falzar de parade. Les stratèges d’opérette qui dirigent la France de Poincaré souffrent sans doute de daltonisme, ou d’une envie irrépressible de transformer les poilus en drapeaux sur pattes. Patriotisme quand tu nous tiens... par le pantalon ! Triste Joffre qui, bouffi d’orgueil, reste sourd aux appels de ses conseillers. Il ne pourrait mieux s’y prendre pour mener ses troupes à l’abattoir. Droit devant ! Dinant subissait le feu nourri des batteries allemandes dès le 15 août. Andenne avait été le théâtre des pires exactions, rapportées par un flot incessant de réfugiés, dévastés par l’horreur dont ils avaient été témoins. L’exode s’intensifiait. Le bruit des bottes grondait aux portes de Namur, ultime verrou fortifié sur le chemin de la France.

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20 août 1914

Dès le matin, nous entendions les premières explosions au sud de notre cantonnement. Une section de notre régiment fut prise à partie sur la route de Hannut par une escouade de uhlans vers dix heures. Un combat court mais acharné s’ensuivit. Armés d’une mitrailleuse, nos gars purent repousser les cavaliers mais l’artillerie allemande, postée à Franc-Waret répliqua avec une rare violence. Nos premiers frères d’armes tombèrent ce jour-là sous le feu de l’ennemi. Vers midi, voilà qu’en contrebas j’apercevais les premiers uniformes gris montés à notre rencontre, depuis Vezin. Mais avant même que nous n’ayions pu ouvrir le feu, nous essuyions une première salve d’obus de 35. Sans discontinuer l’ennemi nous arrose de projectiles d’un calibre qui exclut toute résistance. Le bruit est assourdissant, la poussière que soulèvent les impacts nous enrobe d’un brouillard étouffant. Nous abandonnons le panorama idyllique de Wartet et reculons à contrecoeur à travers la forêt de Marche-les-Dames, couverts par quelques batteries éparses de 75, de vieilles pièces rafistolées à la va-vite. Les arbres sont en feu, les animaux pris de panique se mêlent au flux de l’exode des civils qui remontent tant bien que mal la route encaissée au fond du vallon boisé, en direction de Gelbressée.

Après avoir échappé comme par miracle à la grêle de feu des boches, nous venons nous repositionner aux abords de la route de Hannut, près du château de Boninne. Les Allemands sont à nos trousses, leur artillerie ne nous lâche pas et la nôtre est

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désespérément absente ! Mais que diable font-ils nos artilleurs ? Vont-il nous laisser crever sans opposer la moindre résistance ? Le village, juste derrière nous, est lui aussi soumis à un tir violent. La tour de l’église, éventrée sur toute sa hauteur, a été frappée de plusieurs obus. Elle s’écroulera sans doute à la prochaine salve. Nous nous terrons dans une tranchée en attendant que ça se calme. Le temps passe, une heure, puis deux et rien ne vient. Les Allemands tiennent leurs positions mais ne semblent pas décidés à progresser. Pas encore. Nous en profitons pour compter les absents, pour qui cette première retraite fut sans doute la dernière. Ils sont allongés dans un sous-bois et leur corps attendra parfois plusieurs semaines avant qu’on ne leur offre un semblant de sépulture. Nous avons perdu dix hommes dans cette course folle. Dix sacrifiés, dix prénoms, dix noms. Dix martyrs d’une cause paraît-il juste, qu’il nous faut à présent continuer à défendre sans nous apitoyer. Le véritable deuil attendra le décompte final. Serai-je de ceux qui compteront ou qui seront comptés, un survivant ou une statistique ?

Le 21 août, les Allemands commencèrent à pilonner le fort de Maizeret depuis Bonneville et Haltinne et le fort d’Andoy depuis les hauteurs de Wierde. La garnison des deux ouvrages répondit par des salves répétées d’obus, sans véritable impact, qui ne firent que renforcer la hargne des agresseurs, disposant d’une artillerie lourde résolument supérieure à la nôtre en nombre, en calibre et en portée. Cognelée et Marchovelette commencèrent aussi à subir la foudre de

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l’ennemi, posté entre Ville-en-Waret et Franc-Waret. Petit à petit l’étau se refermait sur nous par l’est et le sud.

Les Allemands s’acharnèrent sur Maizeret et Andoy toute la journée, n’interrompant que brièvement leur pilonnage pour repositionner leurs pièces d’artillerie, y compris leur fameuse Grosse Bertha, et repartir de plus belle. Les bourgades avoisinantes n’étaient plus que ruines, prises sous le feu croisé des deux camps. Les villageois qui n’avaient pas pu fuir les combats se réfugiaient dans les caves des maisons les moins exposées, dans l’attente d’une trêve. Certains passèrent une semaine sans voir la lumière du jour.

Le 22 août, appuyés par des renforts français, nous tentons d’attaquer les positions d’artillerie ennemie signalées à Wartet mais nous devons bien vite nous rendre à l’évidence que nous ne faisons pas le poids et qu’il est préférable de rebrousser chemin. Le combat est décidément bien inégal. Un ami de Jumet, artilleur de garnison, miraculeux rescapé du Fort du Diable, m’a rapporté l’enfer souterrain de ses deux journées d’impuissante résistance à Maizeret, prisonnier dans les profondeurs obscures d’une forteresse trop fragile. A l’écouter, j’avais presque l’impression d’être un privilégié dans mon rôle de défenseur des intervalles à ciel ouvert.

Dès les premières heures de l’assaut, mon camarade eut le souffle coupé par l’épaisse fumée grasse qui s’infiltrait à travers toutes les galeries de l’ouvrage. Le fort vibrait de toute sa masse à chaque impact d’obus dans le fossé du front de gorge. Les artilleurs se relayaient inlassablement pour donner la réplique aux salves allemandes. L’espace de quelques heures, aux premières lueurs du 22 août, suite à un message encourageant du commandement, sa garnison exténuée eut l’étrange impression d’avoir pu refouler l’ennemi. On annonçait le recul des Allemands et l’arrivée des

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renforts français et anglais. “Vive La Belgique, Vive le Commandant de Maizeret !” Dans une euphorie précipitée, on avait même planté le drapeau de la victoire au sommet du massif central. Répit de courte durée. L’ennemi prit l’étendard pour cible et affina de la sorte la justesse de ses tirs. Tant et si bien que la retraite annoncée se transforma en cruel retour de flammes, en débâcle absolue. Sous un déluge d’obus, les coupoles furent éventrées, le béton se fissura de toutes parts. Au soir du 22 août la troupe se fraya un passage vers l’extérieur au milieu des décombres et laissa le fort à l’abandon, le coeur serré.

A l’aube du 23 août, Maurice me réveille en sursaut. Le flan gauche de notre sous-secteur vient d’être percé par l’artillerie allemande, leurs fantassins s’approchent à grands pas. Maurice est le premier à se poster derrière le parapet de notre tranchée. Je lui promets de le rejoindre quelques minutes plus tard, juste le temps de m’approvisionner en cartouches au château tout proche, qui abrite notre arsenal de campagne. A peine suis-je sorti que j’entends tonner les canons. Un premier obus s’abat dans le champ entre le château et

la route. Une pluie d’éclats ricochent sur la façade derrière moi. L’impact nous enveloppe d’un épais nuage jaunâtre. Je peine à respirer. Je cours au secours de mon ami. Je trébuche, me relève e t t o m b e à n o u v e a u . Je perds pied, sans repères

dans la poussière. Dans le lointain, au bout de la drève, d’une voix rauque entrecoupée de quintes de toux, j’entends Maurice crier. Le nuage se dissipe et je devine sa silhouette qui s’agite.

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- Camille, ils sont là, ça frappe ! Reste aux abris. Attends que ça se calme. Camille... tu m’entends ? Tu es là ?

- Oui, tiens bon, j’arrive, j’ai les cartouches !

- Non, Camille, non, rest...

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C’est le trou noir, je reprends mes esprits dix minutes plus tard, le corps couvert de shrapnels, les mains lacérées, le visage cloué au sol. Maurice est couché lui aussi, la tête posée sur le parapet, la bouche grande ouverte, les bras comme levés au ciel, de part et d’autre de son visage figé par l’expression de ses dernières paroles. Je m’approche de lui. Hier encore on somnolait épaule contre épaule au fond de cette tranchée, cigarette au bec, en regardant les étoiles. Hier encore, il me parlait d’Emilie, de ses doigts de fée, de ses talents de cuisinière. Il m’invitait à venir manger chez eux, un dimanche, avant mon départ pour l’Amérique. J’allais me régaler. J’en salivais déjà ! Hier encore, Maurice vivait et faisait des projets. Aujourd’hui, en ce 23 août 1914, Maurice n’est plus. Plus de ce monde en tous les cas. Je perçois sa présence qui lentement s’évapore. Je croise une dernière fois son regard, ses yeux brillants, encore humides. Je pose mes mains tremblantes sur son visage, lui ferme les paupières. Dans le poing tétanisé de sa main droite j’aperçois un chapelet encore intact, ce modeste porte-bonheur qu’Emilie lui avait confié à son départ d’Hevillers, il y a trois semaines. Je le noue à son poignet, pour qu’il l’emporte dans son dernier voyage.

La brume matinale se lève par endroits. Deux camarades ont eu le même sort que Maurice. On s’y met à plusieurs pour les déplacer un peu plus loin, sur le bord de la route. Il ne fait plus bon traîner dans les parages, on est cernés de toutes parts. Sans trop tarder nous couchons nos trois amis au fond du bas-côté, les recouvrons d’un peu de terre et façonnons trois croix de bois avec des planches

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arrachées à la tranchée. Je grave trois prénoms à la pointe de ma baïonnette, noircie dans la cendre brûlante : Maurice, Jules et Auguste. Après la guerre, on leur offrira sans doute une stèle de granit ornée de feuilles d’or, trois lignes gravées sur une plaque de marbre, une messe chantée et même une médaille sur un coussin de soie. Il y a deux jours, Maurice ironisait sur ces croix de guerre posthumes. Plutôt que d’honorer d’innocentes victimes, n’aurait-il pas mieux valu renoncer à la guerre ? Quel était le sens d’une vie balayée en rase campagne ? L’ami Marcel s’insurgeait. Cette guerre, nous devions la faire. Nous allions la gagner, au prix sans doute de nombreux sacrifices. Mais la cause était juste ! Maurice préférait ne pas polémiquer. Au fond, il aimait bien Marcel, peu lui importait son patriotisme exacerbé. Maurice n’était pas un homme de conflits. Comme beaucoup, il était venu à la guerre sur invitation. Il n’avait que faire des honneurs du devoir. Son rêve à lui avait de beaux yeux noisette, des cheveux blonds, une fine silhouette et un sourire d’ange. Pour lui, la guerre n’était qu’une parenthèse. Marcel commença-t-il à douter ce matin-là de la glorieuse issue de son engagement ? Nul ne le saura jamais mais ce qu’il fit en cet instant de deuil restera gravé dans les mémoires. Il se fraya un passage jusqu’aux trois croix plantées dans la terre fraîche. Il sortit son précieux drapeau de sa besace, le déplia d’un geste vif et en couvrit les corps ensevelis de nos camarades. Pour maintenir la toile, il plaça soigneusement quatre pierres aux extrémités de l’étendard. Il fit ensuite un signe de croix, s’agenouilla les poings serrés et proclama à l’adresse des survivants : “Nos trois frères ne sont pas morts pour rien. Ils sont tombés au champ d’honneur !”

Dans les journaux on vous dit que sur le front on chante et on danse, que l’ennemi déjà recule, que la victoire est proche, que la guerre sera courte. C’est faux ! On souffre, on gémit, on pleure nos amis enterrés à la hâte et la guerre, déjà, s’éternise. Voilà la vraie

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réalité, celle qu’on cache aux mères et aux enfants pour leur éviter des larmes qui ne seront que plus amères quand un faire-part aux

larges bords noirs viendra briser l e u r s e s p o i r s i l l u s o i r e s . La presse ment comme le gouvernement, pour mieux nous fa i re ava le r l a p i lu le de l’absurdité, avec la gloire p o s t h u m e p o u r s u p r ê m e emballage. Tout ceci n’est qu’une grande comédie, une vaste mascarade où nous allons

parés de nos uniformes jouer la pièce que nous soufflent les fins stratèges, ordonnateurs lointains de cette danse macabre. Je hais ce masque belliqueux dont on m’affuble. Quand donc tombera le rideau du requiem ? L’aumônier du régiment s’approche du fossé où gisent nos amis et, à défaut d’avoir pu les bénir avant le grand départ, il les gratifie d’un bref discours où la foi, surréaliste palliatif de l’absurdité, tente d’apaiser les douleurs de l’absence.

- Derrière chacune de ces tombes, il y a un homme, un père, un frère, un ami. Il y a une famille qui pleure un être cher, une veuve, des orphelins. Un destin brisé, une vie fauchée. Mais rassurez-vous, la mort physique n’est qu’une étape, soyez sûrs mes frères que tous ces sacrifiés trouveront l’éternité dans le souvenir de notre descendance. Puisse le Seigneur apaiser vos souffrances.

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Après avoir salué solennellement nos compagnons d’armes, nous prenions la route de Namur, au pas de course, entre les lignes ennemies, pour nous réunir aux papeteries de Saint-Servais, que nous quittions vers 17 heures, direction Malonne. Nous apprenions que les forts de Marchovelette et Cognelée avaient capitulé dans la journée. Abattus par cette nouvelle qui confirmait l’ampleur de la débâcle, nous nous reposons quelques instants et poursuivons notre chemin durant toute la nuit vers Bois-de-Villers, Arbre puis Bioul, que nous atteignons le matin du 24, vers sept heures. Bien que la distance qui séparait Malonne de Bioul ne fût que de vingt-cinq kilomètres, il nous fallut près de dix heures pour la parcourir tant le chemin était encombré de véhicules de toutes sortes se disputant l’étroite voierie et d’engins abandonnés, qu’il fallait écarter pour laisser place à la troupe. Nous traversions sans doute le dernier couloir que n’occupait p a s l ’ e n n e m i . F r é q u e m m e n t n o u s vîmes éclater des obus à proximité du convoi, le feu embrasant les forêts a u x a l e n t o u r s . Heureusement, ce soir-là, la lune ne brillait plus et nous pûmes dès lors nous éclipser à la faveur d’une nuit d’encre, n’accusant qu’un nombre limité de victimes. J’appris que deux camarades avaient tenté de déserter pris de panique dans le couloir de la mort. Ils avaient été rattrapés et fusillés sur le champ. Pour l’exemple sans doute...

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Chienne de guerre qui sacrifie nos propres fils, dont le seul crime fut d’avoir voulu sauver leur peau sous une pluie de shrapnels. La rage me ronge mais la troupe m’entraîne.

A Bioul, la présence de l’ennemi nous obligea à faire halte pendant une petite heure, le temps d’envoyer des éclaireurs choisir la route à suivre. Nous profitons de cette pause pour baigner nos pieds endoloris dans un petit ruisseau, sans pouvoir pour autant profiter bien longtemps des joies de l’onde pure car l’ennemi nous poursuit. Précipitamment nous renfilons nos lourdes chaussures et poursuivons à un rythme soutenu. Une marche forcée nous conduisit vers Sosoye à travers le bois de Ronquière puis Rosée, Villers-Le-Gambon et Mariembourg. De Bonnine, que nous avions quitté le matin du 23 à Mariembourg, où nous parvenions au soir du 24, nous avions parcouru pas moins de quatre-vingt kilomètres en vingt-sept heures, sous une chaleur accablante. La dernière portion de notre retraite en territoire belge s’effectua en train, de Mariembourg à Couvin. Exténués, nous installions notre bivouac à proximité de la gare, attendant les ordres du commandement. Notre régiment n’était plus que l’ombre de lui-même. Nous n’avions plus été ravitaillés depuis plusieurs jours, survivant de pommes et de betteraves. Nous n’avions eu que peu de repos entre la défense de nos positions et nos tentatives de riposte. Notre marche forcée avait eu raison du peu de condition qu’il nous restait encore. Certains avaient fini pieds nus, d’autres en pantoufles de toile. Tous imploraient le ciel de les préserver d’une fin tragique.

Arrivés à Couvin, nous eûmes l’impression, bien qu’ayant battu en retraite, d’avoir remporté une victoire. Une victoire dans notre combat contre l’adversité ! Une victoire contre nous-mêmes, contre nos peurs et nos faiblesses. Quatre jours seulement après notre baptême du feu, nous étions fin prêts pour la guerre, fourbus mais

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endurc is , a igr i s mais résolus. Le 25 notre périple se poursuivit via Baileux, C u l - d e s - S a r t s p u i s Eteignières, en France, où nous allions passer la nuit. C’est à Cul-des-Sarts que nous avons reçu notre premier ravitail lement

depuis Namur. On s’est jetés sur le fourrier pour rafler notre ration. Quelques biscuits secs, du sel, du sucre, un peu de café, une poignée de riz, deux carotttes, un morceau de viande et une portion de saindoux, blanche et soyeuse à souhait. J’en avais l’eau à la bouche. Ce service de misère passait pour un festin en pareilles circonstances.

Je viens de recevoir une lettre de Louise, postée le 20 août en fin de journée, qui m’est arrivée comme par miracle au bénéfice de ce ravitaillement.

Camille, Mon Amour,

Depuis ta carte envoyée de Namur le deux août, je n’ai plus eu de nouvelles de toi. J’espère que tu vas bien, que tu manges à ta faim. J’espère surtout que tu liras cette lettre, qu’elle ne me reviendra pas... Je ne sais pas où tu es, l’angoisse me ronge un peu plus chaque jour. On m’a dit que tu faisais partie des troupes déployées aux abords de Namur. A l’heure où je t’écris, les Allemands s’approchent de Charleroi. Les rues sont désertes, les gardes civiques font le guet aux ponts de la ville, qui s’est muée en forteresse, comme à ses origines. Cela fait plusieurs jours qu’on

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nous annonce l’arrivée des Allemands. Ils semblent s’être heurtés à des renforts français qui tentent de les repousser au nord de la Sambre. Je ne reconnais pas mes frères. Cette soldatesque est une plaie, elle pille tout sur son passage. Lundi j’ai vu au marché des réfugiés affamés venus de Gembloux qui nous ont raconté les pires histoires. Mais rassure-toi, ils ne prendront rien chez nous ! J’ai fermé la porte à double tour, poussé une armoire en travers et je resterai à la cave avec Augustine s’ils s’aventurent jusqu’ici. J’ai des vivres pour plusieurs jours. Je prie pour qu’il ne t’arrive rien, que tu nous reviennes vite, qu’on reprenne notre vie, à trois, avec ou sans Amérique. J’ai juste envie de toi, de nous. Tu me manques tellement, mon Camille. J’ai honte de l’Allemagne tu sais... j’ai songé au pire mais ce serait égoïste. Augustine et toi êtes ma raison de vivre. Ecris vite ta réponse. Reviens plus vite encore. Je t’aime.

Ce soir, plus que j a m a i s , j ’ a i e n v i e d’accélérer le cours des choses, de faire un bond dans l’avenir, au-delà des t o u r m e n t s d u t e m p s présent. Je réponds à Louise, joignant à mon courrier une jolie carte

d’une bourgade si paisible, d’avant la déferlante. Couvin (Villégiature), le Rocher et l’Eglise.

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Mon Amour,

Comment peux-tu croire qu’un seul instant je ferais l’amalgame entre ma tendre Louise et les Prussiens en furie qui sont à nos trousses. Si telle est l’Allemagne, tu n’es plus allemande à mes yeux. Peu importe qui nous sommes tant que l’amour nous unit.

Je vais bien, physiquement s’entend... Nous avons défendu jusqu’au dernier moment les forts du Namurois et avons réussi à échapper à l’ennemi au prix d’une longue marche. Je profite de quelques minutes de repos pour répondre à ta lettre. J’ai la rage au ventre quand je lis que les Allemands, tes frères de sang, vont souiller notre ville comme bien d’autres avant elle. Tu sais que je suis d’une nature plutôt conciliante et que jamais je n’aurais cherché noise à quelqu’un, fût-il le pire des goujats. Mais depuis quelques jours la haine s’empare de moi et je n’ai qu’une envie : tuer ces scélérats. Les renvoyer chez eux, à coup de baïonnette. Pourquoi donc tes frères sont-ils devenus nos ennemis ? Oh, Louise, serais-je donc devenu le soldat que je redoutais d’être ? Ce n’est pas moi, je sais, mais c’est la guerre qui le veut.

Hier, dans un trou d’obus en contrebas d’une ferme abandonnée j’ai cueilli une poignée de pensées sauvages. Tu aurais dû les voir ces petites fleurs des champs, fièrement accrochées à la dernière touffe d’herbe épargnée par l’impact. Elles resplendissaient de vie. J’ai hésité avant de les arracher à la terre. D’ailleurs, j’en ai épargné quelques unes, pour que là, au moins, la

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vie continue. Je glisse quelques pétales dans l’enveloppe, protégés par ma lettre, à défaut de pouvoir te remettre ma cueillette en mains propres. J’espère qu’ils ne seront pas fanés au bout du voyage. Ces modestes pétales ne sont que l’avant-goût du superbe bouquet que je prépare pour nos retrouvailles. Je te couvrirai de fleurs dès mon retour. De roses, de lys, d’orchidées,

d’un florilège de senteurs auquel j’ajouterai le plus long des baisers. Nous reviendrons ici, peut-être, quand le parfum des fleurs sauvages aura dissipé la fumée des canons. La région est si belle, elle mérite mieux que la mitraille des champs de bataille. Le soleil, déjà, se couche à l’horizon. La guerre, elle, ne fait que commencer. J’espère juste voir le jour à nouveau se lever. Demain, après demain, ... jusqu'à ce que tout cela s'évapore. Enfin.

Louise, arrache-moi aux griffes du mal qui me ronge. Ecris-moi vite. Encore. Je t’aime.

Au matin du 26 direction Liart. Je suis passé par l’épicerie du village pour y acheter un peu de fromage. Et j’ai même pu m’offrir un quignon de pain chaud. De là un train nous conduisit à Rouen. Le 28 août nous fûmes cantonnés à Petit-Couronne, au sud-ouest de la ville. On en profita pour faire le bilan des pertes et compter les survivants. Nous étions plus de 4500 au départ en additionnant les 10ème et 30ème de ligne. Nous n’étions plus que 1200 à l’arrivée à Rouen. Les deux régiments furent alors fusionnés sous l’appellation 10ème de ligne. Les quatre jours qui suivirent furent mis à profit pour panser nos plaies et réparer le peu d’équipement qu’il nous restait en ordre de marche. Nous essayions de ne plus trop penser aux combats qui avaient vu tomber tant de nos frères. Je ne pouvais

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ceci dit m’empêcher de revoir Maurice, la gueule béante sur ce maudit parapet. Je ne pouvais m’empêcher de penser à Emilie, son épouse et à Louise aussi ainsi qu’à Augustine, ma chère et tendre petite fille. En ces moments de cruelle incertitude, l’angoisse de ne plus les revoir prenait soudainement le pas sur l’espoir des premiers jours. J’étais déjà si loin et ne savais où la guerre m’emmènerait ensuite. Devrions-nous reprendre le chemin du front ? Nous laisserait-on retrouver nos familles avant l’hiver ? Quel serait notre prochain champ de bataille ? Serait-il celui que l’on appelle pudiquement le champ d’honneur, cimetière à ciel ouvert des ambitions perdues. Nous eûmes bientôt réponse à la première question.

Le premier septembre, c’est l’heure de la rentrée des classes ! Direction le Havre. Nous y embarquons à bord du Mexico. Un magnifique paquebot que la Compagnie Générale Transatlantique destinait avant-guerre aux croisières vers Tampico. Il arborait fièrement une solide cheminée centrale flanquée de deux grands mâts. Le bateau, dans toute sa modernité, pouvait ainsi naviguer à voiles ou à vapeur. Nous n’irions pas au Mexique descendre une téquila et n’obliquerions pas vers New York pour un shot de bourbon. L’Amérique plus que jamais obsédait mes pensées comme pour leur offrir un semblant de perspectives. Cruelle épreuve pour le moral des troupes - et pour le mien en particulier - que d’aller à Zeebruges à bord du Mexico. On aurait pu, par courtoisie, le rebaptiser Anvers ou Charleroi ou bien... Zeebruges, tout simplement. Nous passerons deux nuits sur le pont, serrés comme des sardines, à scruter l’horizon en nous grattant les poux. Nous approchons prudemment de la côte belge, craignant à tout instant qu’un U-boat ne nous torpille. Au loin nous apercevons Etretat côté français, Hastings et Dungeness côté anglais. La brise du large rend l’air respirable malgré la promiscuité de la traversée, qui n’est pas

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sans déplaire à quelques rats qu’on voit se faufiler ça et là entre nos victuailles. Et si nous allions en Angleterre ? Que dirait l’état major d’une permission au pays du rosbif à la menthe ? D’un afternoon tea à Piccadilly ? Un orage aux airs de drache nationale rince nos espoirs d’escapade. Il faudra se contenter des frites sauce mayonnaise arrosées d’une bonne pils. Pas de quoi en faire un plat. Ah des frites, que ne donnerais-je pas pour des frites dorées et croustillantes, moi qui me nourris de patates à peine cuites et de betteraves crues depuis maintenant dix jours. Ma vie pour des frites, voilà donc un but digne du sacrifice ! Là-dessus nous nous donnons du courage au rythme du roulis avec une rasade de chansons à boire, à défaut de trinquer. Ce sera pour plus tard !

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3 septembre 1914.

Nous débarquons en Belgique. De nombreuses familles attendent notre arrivée sur le quai et nous interpellent à distance dès que les bateaux sont à portée de voix. Des centaines de noms sont proclamés dans l’espoir d’une réponse mais rares sont ceux qui répondront à l’appel. Je me souviendrai toujours du regard d’Emilie ce matin-là. Je n’eus pas besoin de lui apprendre la triste nouvelle, elle lisait dans mes yeux qu’il n’y avait plus d’espoir. Je tentai de la rattraper sur le quai pour la serrer dans mes bras, comme Maurice l’aurait fait s’il avait été là. Elle trébucha sur le pavé mouillé. Je saisis son bras pour retenir sa chute. Elle se retourna les yeux rougis, des larmes de sang perlant sur son visage, l’âme partagée entre tristesse et colère, les poings serrés par la rage. Pourquoi ? Pourquoi leur vie s’arrêtait-elle ce matin de septembre ? Au nom de quel idéal pouvait-on justifier pareille injustice ? Emilie aurait juste voulu pouvoir lui souffler un adieu avant qu’il ne tombe à Boninne. Nous restâmes enlacés de longues minutes, sans rien dire. Puis elle me prit par la main, pour m’offrir un café dans l’un des rares troquets encore ouverts aux abords du port.

Louise n’avait pas pu assister au débarquement, elle devait rester à Lodelinsart avec Augustine, les routes étaient bien trop dangereuses dans cette poudrière et le fait qu’elle était allemande n’arrangeait rien à la situation, que du contraire. C’était étrange. J’avais serré dans mes bras la femme d’un ami en pensant à la mienne, dont peut-être jamais je ne retrouverais l’étreinte. Je voulais

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la consoler, certes, mais je la regardais comme si j’avais dévoré des yeux ma tendre Louise. Emilie incarnait cette femme que la plupart d’entre nous gardaient au coeur pour seule raison de vivre. Ces femmes nous maintenaient en vie dans une guerre menée par des mâles pour des raisons masculines. Une guerre dopée à la testostérone, pourrie par l’orgueil et le sens de l’Honneur. Je pris la main d’Emilie, elle esquissa un sourire. Dans ce café à l’écart de la troupe, confronté à cette épouse endeuillée qui me rappelait le sens du vrai bonheur, j’ai pensé un instant abandonner le fusil et rejoindre Louise. Que se passerait-il si je n’étais pas rentré à Lodelinsart pour le vingt-six septembre ? Louise et Augustine parviendraient-elles seules à rejoindre le port d’Anvers ? Y aurait-il ce jour-là un bateau pour New York ? Foutre le camp. Tout laisser tomber, la Justice, la Patrie et l’Honneur. Etait-ce encore possible ? Cette pensée fugace fut brusquement balayée par le hurlement martial d’un porte-voix. C’était le commandant qui du haut d’une estrade battait le rappel des troupes. Je pris congé d’Emilie, non sans l’avoir embrassée sur la joue. Tendrement. Alors qu’elle allait quitter le café, je lui remis une note qu’elle me promit de poster à Louise dès qu’elle en aurait l’occasion. Elle était arrivée à Zeebruges le coeur empli d’espoir. Elle en repartit déchirée par la peine. Quelques jours plus tard j’appris au hasard d’une discussion avec un agent de liaison qu’elle s’était jetée sous une voiture allemande au centre de Bruxelles, une grenade à la main, causant la mort de deux officiers.

Dans la nuit du 3 au 4 septembre, le train nous emmène en direction de Hamme. En cours de route, nous faisons une halte en gare de Bruges pour nous ravitailler. Les autorités de la ville nous convient dans un vaste hangar transformé en immense cantine. On nous sert une drôle de soupe épaisse : viande, patates, un peu de lait, des poireaux, du vin, du lard et puis du riz aussi et quelques

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biscuits secs, pour lier la sauce. Un régal ! C’est si bon de simplement manger à table, comme il se doit. De prendre son temps pour mastiquer les aliments sans craindre qu’un obus ne vous déchire la mâchoire entre deux coups de fourchette. En temps de paix, tout ceci n’aurait eu qu’une banale valeur alimentaire. En pleine guerre, manger décemment faisait partie des plaisirs rares, de ces instants privilégiés qui nous raccrochent à la civilisation. Mais malgré la gourmande satisfaction d’avoir fait bonne chère, nous ne pouvions faire abstraction de nos amis disparus, de leurs rires qui n’animeraient plus cette tablée, de tous ces moments de ripaille que nous aurions encore voulu partager. Cela fait à présent un mois que la guerre a commencé et j’ai perdu dans les tranchées les dernières bribes de mon innocence. J’ai laissé sur les chemins du Namurois mes espoirs de jeunesse. L’infamie des combats aura eu raison de mes dernières illusions.

Le ventre plein, nous gagnons les abords de Kontich où nous passons quelques jours avant de rejoindre à nouveau le théâtre des opérations. Je mentirais en déclarant que brûlait en nos coeurs la flamme des grands jours. Nous allions au front à reculons, la frousse au corps. Le douze nous descendons un peu plus au sud, à Walem, de l’autre côté du Rupel. La pluie tombe en abondance, nous sommes trempés jusqu’aux os. J’ai l’impression qu’une certaine confusion s’empare du commandement qui nous balade de cantonnement en cantonnement, sans trop savoir si la menace s’estompe ou se précise. Au loin nous apercevons l’avant-poste des artilleurs ennemis. L’orage des bombardements gronde au nord de Bruxelles, tombée depuis plusieurs semaines. Nous marchons sans répit de village en village. Au matin du 13 septembre, on nous envoie vers Putte, trois heures plus à l’est. Ensuite nous obliquons vers Bonheiden, à quelques kilomètres de Malines. Nous sommes postés en position défensive dans l’attente d’un assaut allemand, qui

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ne vient pas. On nous rappelle alors à Kontich, où nous arrivons dans la nuit du douze au quatorze, après une marche de près de quarante-cinq kilomètres en moins de deux jours. Je ne sens plus mes jambes et n’ose même plus regarder l’état de mes pieds, couverts de cloques depuis l’éprouvante retraite de Namur. Les unités vont et viennent sur les voies de chemin de fer qui bordent la caserne. Les Allemands semblent se concentrer davantage sur leur invasion de la France, plus au sud. Les jours passent dans un calme relatif et nous espérons tenir, tout autour de la ville d’Anvers, le dernier bastion de notre chère Belgique.

Mais le dix-sept septembre, les choses se précipitent. Nous traversons l’Escaut et arrivons vers 17h à Basel. On nous dit d’abord de nous y installer mais un ordre contradictoire nous pousse plus à l’ouest, à Elversele, en périphérie de Temse. Le temps de préparer notre cantonnement, nous ne pouvons nous allonger que vers quatre heures du matin. Je ne dors pas, j’ai la main posée sur la poitrine, j’écoute battre mon coeur pour me convaincre que je suis toujours en vie dans ce décor de mort et de désolation. On nous annonce que l’ennemi veut en finir avec nous pour que nous ne puissions pas le prendre à revers dans son inexorable progression. Des uhlans et des cyclistes sont signalés à Baesrode, au nord de Termonde. “Nous allons payer notre audace sacrilège par l’anéantissement”, c’est la promesse que nous fait le Kaiser. A le croire, si nous avions laissé passer l’ennemi sans lui opposer de résistance, nous n’en serions pas là, à nous sacrifier pour sauver ce qu’il nous reste de Patrie, au milieu des ruines. Mais si nous l’avions laissé passer, nous aurait-il vraiment épargnés comme il le prétendait ? Comment aurions-nous pu faire confiance à l’aigle impériale qui tôt ou tard nous aurait écrasés dans sa soif rageuse de pouvoir. De toute façon, à quoi bon

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regretter ce que l’honneur nous a dicté. L’heure est au combat . On vient de fusiller un espion allemand à Termonde, la tension m o n t e . N o u s n o u s installons à hauteur de la Durme, un affluent de l’Escaut, le dix-huit au

m a t i n . L e d i x - n e u f , le 13ème de ligne nous relaie à cette position et, sous une pluie battante, nous reculons vers Saint-Nicolas. S’ensuit une nouvelle période de repos, une longue semaine d’attente, d’incertitude, de brefs espoirs vite balayés par la gueule déchirée des survivants d’avant-poste venus se réfugier derrière nos lignes après avoir vécu l’enfer de la mitraille. Visages déchiquetés, membres arrachés, je ne compte plus les hommes brisés qui défilent devant nous, entassés sans précaution sur des charrettes bancales. Ce spectacle morbide me glace le sang. Le monde se meurt et c’est l’homme qui le tue.

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Samedi 26 septembre 1914.

Il pleut. Le ciel est triste. Moi aussi. Je n’ai plus eu de nouvelles de Louise depuis le vingt-cinq août, il y a un mois. A-t-elle reçu les billets pour notre voyage transatlantique ? Pourra-t-on les échanger le moment venu ? Car aujourd’hui je me résous à l’évidence. Bien que plus proche d’Anvers que de Charleroi, je n’embarquerai pas pour New York à seize heures cet après-midi. Le bateau ne partira sans doute pas non plus, il a dû être réquisitionné pour l’effort de guerre. Mes rêves d’Amérique

attendront des jours meilleurs. J’espère que Louise n’est pas trop déçue que nous ne puissions pas partir, qu’Augustine se porte bien, qu’elles pensent à moi comme je pense à elles. J’espère aussi qu’on ne harcelle pas

trop ma tendre Louise sous l’odieux prétexte qu’elle soit née dans un pays qui nous est aujourd’hui hostile. Un jour sans doute nous y retournerons en amis dans cette patrie que l’actualité nous pousse à détester. Et tout cela nous paraîtra encore plus absurde. Je me demande si l’école a repris, si livres et cahiers garnissent les cartables, maintenant que les troupes allemandes se pressent plus au sud. J’aspire tout simplement à la normalité en ces temps tristement extraordinaires. Mais le rugissement du sergent-chef me rappelle à la brutale réalité. "Soldats, halte, au repos !".

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Le régiment s'arrête comme un seul homme. Nous prenons une courte pause dans la cour d’une grande caserne hollandaise aux murs de brique rouge, vestige d’un autre ennemi, mémoire d’autres combats. On nous distribue dans la précipitation quelques biscuits secs, une lampée d’eau tiède et une bouffée d’encouragements peu convaincants. La cour se vide, je sens souffler comme un vent chaud

aux relents de soufre. Ce sont les effluves fétides des obus qui pleuvent à d i x m i n u t e s d ' i c i . Mes yeux embués se mettent à piquer, des s u e u r s f r o i d e s m e parcourent l’échine au fur et à mesure que me gagne l ’angoisse de

l’affrontement. Nous avons pour ordre de défendre nos positions, d’attendre patiemment de répondre à l’agression. On m’a raconté que les Français, fougueux et revanchards, ne jurent que par l’attaque, baïonnette au canon. Droit devant, à la grâce de Dieu !

Mes souvenirs et mes espoirs sont tout ce qu’il me reste sur la route Termonde-Bruxelles en ce matin pluvieux de septembre. Mon présent n’a que peu d’importance, je le laisse filer comme une longue absence. Je l’aurai vité oublié. La drache s’intensifie, les pavés potelés de cette chaussée détrempée sont une véritable patinoire. Les habitants nous regardent passer, en silence, l’air

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hagard. Notre cohorte épuisée charrie de maigres fantassins aux godasses trouées, de petits affûts de canon tractés par des c h i e n s d é c h a r n é s e t quelques cyclistes aux bécanes tordues. Nous n’en menons pas large s o u s l ’ o b j e c t i f d e s photographes qui immortalisent notre procession. Nous arrivons à Saint-Gilles-Lez-Termonde. L’artillerie ennemie pilonne le quartier et nos lanciers ont essuyé des tirs à deux rues d’ici. Nous y sommes. Le lieutenant nous envoie vers Torrestraat. Je n’ai pas vu un Allemand dans le blanc des yeux durant ces deux mois, j’ai l’impression que ça ne devrait plus tarder. Je compte mes cartouches, graisse mon fusil. Le devoir m’appelle. J’y vais !

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Camille Tubiermontsoldat du 10ème de ligne

né à Lodelinsart le 16 mars 1888décédé à Saint-Gilles-Lez-Termonde le 26 septembre 1914

à l’âge de 26 ans, marié, père d’une petite fille

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