ogilvie, bertrand. lacan - la formation du concept de sujet

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P H I L O S O P H I E S  LACAN   LA FORMATION   DU CONCEPT DE SUJET  1932 1949  ) PAR BERTRAND OGILVIE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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  • P H I L O S O P H I E S

    LACAN LA FORMATION

    DU CONCEPT DE SUJET (1932-1949)

    P A R B E R T R A N D O G I L V I E

    P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

  • PHILOSOPHIES

    Collection dirige par Franoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre

    Pierre Macherey et Yves Vargas

    ISBN 2 13 042118 0 ISSN 0766-1398

    Dpt lgal 1'* dition : 1987, aot 3e dition : 1993, dcembre Presses Universitaires de France, 1987 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

  • Sommaire

    5 Biographie

    7 Introduction

    10 1 / L'objectivit du subjectif : la voie troite du point de vue de la personneDe la conscience la personne : un parcours philosophique et clinique, 10Une science de la personnalit est inventer, 14

    Lanimal humain et son comportement social, 18De la conscience linconscient : la conscience estun phnomne, 23La question du sens, 27La rintroduction du sujet, 31Le dsir encombrant, 35Le risque structuraliste, 41Des repres historiques, 44

    51 2 / Une rvolution dans l'anthropologie La tendance concrte, 55Le vritable paralllisme : Spinoza, 62Le milieu humain, 66Lacquis et linn, 70La thorie des trois causes, 77La double question, 85Individu et sujet : la vie et la mort, 92

    96 3 / Le stade du miroir Une priode de latence?, 96 La mystrieuse origine, 100

    120 Conclusion

    127 Bibliographie

  • 4 / Lacan, la formation du concept de sujet

    ABRVIATIONS

    Les rfrences aux textes de Lacan sont ici indiques dans le cours du texte :

    Les Ecrits, dsormais E, suivi en chiffres arabes du numro de la page dans ldition de 1966 (par exemple E, 93).

    Le Sminaire, dsormais S suivi en chiffres romains de lindication du volume et en chiffres arabes du numro de la page (par exemple S XI, 123).

    La Thse, De la psychose..., dsormais T suivi en chiffres arabes du numro de la page dans ldition de 1975 (par exemple T, 343).

    Larticle, Les complexes familiaux... , dsormais F suivi du numro de la page en chiffres arabes (par exemple F, 38).

    Les autres textes de Lacan cits seront prciss au fur et mesure.

  • Biographie

    1901 Naissance Paris.1919 Termine ses tudes au collge Stanislas. Pense faire sa

    mdecine depuis 1916. Lit Spinoza, sintresse au dadasme, aux thories viennoises et aux ides de Charles Maurras, quil rencontre.

    1920 Etudes de mdecine.1926 Spcialisation en psychiatrie Sainte-Anne avec Henri Claude

    (Clinique des Maladies mentales et de lEncphale). Publie divers articles en collaboration.

    1928 Entre pour un an linfirmerie spciale des alins de la prfecture de police, sous la direction de Clrambault.

    1930 Rencontre les surralistes (Crevel, Breton). Conversation avec Dali sur la paranoa.

    1932 Soutient sa thse de mdecine. Commence une analyse avec Rudolf Lwenstein.

    1933 Dbut du sminaire de Kojve.1934 Adhre la Socit psychanalytique de Paris (spp). Mariage

    avec Marie-Louise Blondin, sur de son ami Sylvain Blondin, chirurgien des hpitaux. Trois enfants natront de ce mariage en 1934, 1939 et 1940.

    1936 Nomm mdecin des hpitaux psychiatriques, continue voir des malades Sainte-Anne, installe un cabinet priv. Se rend pour la premire fois un congrs de lAssociation psychanalytique internationale (ipa), Marienbad : communication brve, interrompue par le prsident (Jones), sur le stade du miroir ; le texte en est perdu.

    1938 Elu membre titulaire de la spp. Interrompt aussitt son analyse avec Lwenstein.

    1939 Rencontre Sylvia Mackls-Bataille (spare de Georges Bataille depuis 1933). Mobilis.

    1941 Naissance de Judith Bataille, fille de Sylvia et de Jacques Lacan. Il se spare de Marie-Louise Blondin. Revenu Paris, il conserve quelque temps ses activits Sainte-Anne, puis se replie sur sa clientle prive. Ncrit plus. Soccupe dobtenir des papiers pour des amis juifs.

    1942 Sinstalle au 5, rue de Lille, dans un appartement quil occupera jusqu sa mort.

    1947 Voyage Londres.1949 Nouveaux statuts de la spp (rglement rdig par Lacan).1951 Vice-prsident de la spp. Rorganisation interne. Premiers

    sminaires privs dans son appartement.1953 Scission de la spp. Fondation de la Socit franaise de

    Psychanalyse (sfp), anime par Lagache et Lacan reprsentant deux tendances antagoniques. Discours de Rome (cf. Ecrits,

  • 6 / Lacan, la formation du concept de sujet

    p. 237 et s.) qui fait figure de manifeste. Mariage avec Sylvia Mackls. A partir de 1953 jusquen 1963, le sminaire devient public et se droule dans un amphithtre de lhpital Sainte- Anne, prt par Jean Delay.

    1963 Lacan est radi de la liste des didacticiens de la sfp et de Iipa. Le sminaire quitte Sainte-Anne et, sur linvitation de Louis Althusser, sinstalle lEcole normale suprieure de la rue dUlm. A linitiative de Fernand Braudel, il est rattach lEcole pratique des Hautes Etudes. Lacan passe un accord ddition avec Franois Wahl au Seuil.

    1964 Lacan fonde PEcole freudienne de Paris (efp).1969 La salle de lENS-Ulm lui est retire par le directeur de lEcole,

    Robert Flacelire. Le sminaire migre la Facult de Droit du Panthon.

    1980 Dernier sminaire. Dissolution de Iefp. Fondation de la Cause freudienne.

    1981 LEcole de la Cause freudienne (ecf) prend la suite de la Cause. Lacan meurt le 9 septembre.

  • Introduction

    Lacan est souvent prsent comme le lecteur et continuateur de Freud. Dans un esprit beaucoup plus proche du travail scientifique que de la polmique philosophique, il serait parti dun acquis thorique et pratique quil aurait port un peu plus loin en dplaant et rectifiant des concepts au gr de ses dcouvertes, poursuivant le travail du fondateur de la psychanalyse. Cette prsentation, au niveau de gnralit o elle se situe, nest peut-tre pas inexacte; mais elle napprend rien sur le travail rel et sur les cheminements certainement plus tortueux des laborations laca- niennes.

    Si lon examine, en procdant de manire plus historique, son parcours, il apparat au contraire que Jacques Lacan, mdecin psychiatre franais de formation traditionnelle, commence par se poser une srie de questions thoriques nouvelles non pas partir de la psychanalyse, mais partir de la psychiatrie elle-mme, ainsi que de la philosophie. Ce sont ces questions qui lamnent trs vite chercher et trouver dans luvre de Freud, alors mal connue en elle-mme, et qui nest pour lui quune thorie privilgie, ou exemplaire, parmi dautres, des lments de dveloppements. Son rapport la psychanalyse est dabord latral, et mme si lon peut montrer que cest cet cart qui lui permet de conserver finalement les aspects les plus dcisifs de la dcouverte freudienne, il nen reste pas moins que tout son travail ultrieur restera marqu par une problmatique et un style de questions qui en diffrent.

    Cest pourquoi lexpos qui suit sengage dans une double direction. Dune part, il tente de restituer lhistoire de ce cheminement. Dautre part, mais seulement comme

  • 8 / Lacan, la formation du concept de sujet

    en filigrane, car cette question mriterait un dveloppement part entire, il pose quelques jalons concernant la signification, pour la philosophie, de cette thorie. On peut trouver plusieurs raisons de faire courir cette interrogation tout au long de cette enqute. De manire gnrale, elle peut apparatre propos de toute thorie qui traite dun objet ou dun concept recoupant le champ philosophique (ici, le sujet, mais ce peut tre le langage, ou la matire). Mais si lon croit, avec Foucault, la place dterminante de la mdecine dans larchitecture densemble des sciences humaines , et si lon pense que, plus quune autre, elle est proche de la disposition anthropologique qui les soutient toutes 1, limportance de cette interrogation saccentue. Plus particulirement enfin dans le cas de Lacan, elle simpose la fois parce que celui-ci se rfre explicitement des concepts ou des auteurs philosophiques quil dsigne comme des points de dpart, des appuis obligs ou des indices, et parce que la psychanalyse, analysant lenjeu fondamental de certaines thses caractristiques, peut amener rviser linterprtation des positions philosophiques qui les soutiennent.

    Prcisons donc immdiatement quil ne saurait tre question de donner ici un avis philosophique sur la psychanalyse en gnral et sur luvre de Lacan en particulier. Lide de donner un avis sur quelque chose est dj peu philosophique en elle-mme, et lon se demande de plus de quel droit la philosophie statuerait sur la psychanalyse : comme toute discipline constitue, celle-ci se passe, de fait, de ces points de vue extrieurs. Il est beaucoup plus intressant de la laisser poser ses propres questions : elle rencontre en effet parfois des problmes qui prsentent une ressemblance frappante avec ceux des philosophes. Comment les rsout-elle ?

    1. M. Foucault, Naissance de la clinique, puf, 1963, p. 201.

  • Introduction / 9

    Sur la question du sujet, ou du moi, des philosophes ont spcul : Hegel ou Kant, Descartes ou Spinoza, Pascal se sont opposs ou rencontrs sur le problme de sa nature, de son statut, de ses pouvoirs ou de ses limites, de limportance quil convient de lui accorder. Cette question revient avec une insistance et une nettet particulires. Or Lacan, avec des moyens spcifiques, la repense nouveaux frais. Il est difficile de lignorer, mme si lon ne sintresse pas au mtier danalyste.

    Ce mtier dailleurs napparatra pas au premier plan, et lon sera peut-tre surpris de ne pas reconnatre dans les pages qui suivent ce Lacan auquel la rumeur a donn son profil caractristique de grand manipulateur du langage et de linconscient. Si lon na pas tudi en effet les textes tardifs, ceux de la clbrit, cest parce que la lecture de la Thse de mdecine et des travaux qui en dpendent directement sest impose comme dcisive pour deux raisons : elle clairait le contexte thorique dans lequel Lacan effectuait certains choix et permettait de leur rendre leur signification historique; dautre part, ces travaux, loin dtre seulement universitaires, contenaient dj les lments essentiels de la problmatique venir, au point de pouvoir tre considrs la fois comme une voie daccs luvre et comme une cl de lecture. Cette uvre ne sort donc pas du nant, et corrlativement son destin nest pas miraculeux.

    Enfin, et peut-tre surtout, ce moment o se posait la question didentifier sans rductionnisme un ordre mental, la causalit psychique dans sa particularit, mettait en scne dune manire particulirement claire des enjeux philosophiques qui se trouvent navoir pas encore vieilli.

  • Lobjectivit du subjectif : la voie troite du point de vue

    de la personne

    1

    De la conscience la personne : un parcours philosophique et clinique

    La haine du moi chez Pascal, la description du calvaire de la conscience de soi chez Hegel ont t des machines de guerre contre les prrogatives du moi narcissique obnubil par ses pouvoirs. Elles ont fait valoir dfinitivement que ce qui rend compte du sujet lexcde largement.

    Mais faire entrer le psychisme de lindividu sous les dterminations de lesprit scientifique ncessite dautres remaniements. Les contestations philosophiques du sujet ne concernent en rien le sujet de la psychologie, et les dterminations de celui-ci ne dcrivent daucune faon la nature du sujet transcendantal. Cest entre les deux, et en rcusant cette opposition, quil allait revenir la psychanalyse, dabord sous la forme dune psychologie concrte, de poser le problme du transcendantal sur le terrain de la psychologie.

    Il fallait pour cela les mutations institutionnelles dcrites par Foucault dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique. Il fallait que les troubles et les souffrances du moi deviennent lobjet dun regard thrapeutique. Dans la clinique, grce Bichat, cette visibilit du vivant sest rvle dans le spectacle de son cadavre, cest--dire dans un devenir-corps, une incarnation dans un organisme, de lindividu. Dans la psychanalyse o il sagit de comprendre

  • L'objectivit du subjectif / 11

    comment un corps va se trouver entran dans la logique dun comportement dlirant, le point de vue est oppos.

    La clart de la mort dans laquelle baigne dsormais le corps vivant institue son tour la nuit de son discours : cette acuit enfin trouve du regard mdical prpare les conditions de la surdit de la mdecine la parole du fou. Sa spcificit nest pas encore pensable, elle est mme interdite et rduite autre chose. Il est facile sans doute, mais nanmoins frappant, de remarquer que Bichat disqualifie une attitude laquelle prcisment Freud et Lacan reviendront : la prise de note au chevet du malade. Il ne sagit assurment pas de la mme pratique, mais on ne peut sempcher de remarquer encore que la mort est la garantie du silence du malade, llimination de son discours interminable sur son propre mal, qui nest pour le mdecin quun bruit parasite.

    O avez-vous mal? lui demande-t-il, et non pas Quavez- vous?1, attendant de lui non pas une parole porteuse de sens, mais le pur cri, rponse ractive dclenche par la pression stimulus (et si jappuie ici...?). Parole dont pourtant G. Can- guilhem a montr que, mme dans le domaine purement physiologique, elle garde une valeur de vrit dcale : le malade nest pas savant sur son mal, mais il est sachant dune certaine manire; il sait ce que ce mal lui interdit de faire par rapport ses normes propres. Selon la plaisanterie traditionnelle chez les urologues, celui qui se plaint davoir mal aux reins ne souffre prcisment daucune affection propre ces organes mais plutt dun trouble musculaire complexe. Plaisanterie trop facile, car par l le malade indique avant tout le registre des performances quil ne se sent plus en mesure daccomplir et exprime donc bien la vrit phnomnale de son affection 2.

    1. Foucault, Naissance de la clinique, p. xiv.2. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, puf, 1979,

    p. 32-51.

  • 12 / Lacan, la formation du concept de sujet

    Cette reprise en compte du discours est videmment lessentiel de la dmarche analytique. Exclut-elle, par un retour en arrire, ce privilge accord par Bichat la mort? Il restera sans doute dcisif pour notre culture que le premier discours scientifique tenu par elle sur lindividu ait d passer par ce moment de la mort. Cest que lhomme occidental na pu se constituer ses propres yeux comme objet de science, il ne sest pris lintrieur de son langage et ne sest donn en lui et par lui une existence discursive quen rfrence sa propre destruction : de lexprience de la Draison sont nes toutes les psychologies et la possibilit mme de la psychologie; des cadavres ouverts de Bichat lhomme freudien, un rapport obstin la mort prescrit luniversel son visage singulier w1.

    En insistant sur le lien entre le langage et la mort, Foucault est ici au plus proche de ce que dvelopperont peu peu les diffrentes tapes de la thorie lacanienne. Cest lentrecroisement de cette prcarit individuelle et de luniversalit du discours, non seulement qui sen saisit, mais surtout auquel elle donne lieu, que Lacan va prendre pour objet, sinterrogeant plutt sur ses effets structurants dans la formation du sujet que sur les conditions historiques et pistmologiques de son mergence.

    Aussi, l o Foucault voit une singularit occidentale, Lacan verrait plutt une caractristique propre lordre humain en gnral : laccession au discours est en rapport direct avec la perte et la castration, quelle relaye sur un autre terrain. La

    |l lettre tue (Paul), le mot tue la chose (Kojve-Hegel), en lui confrant il est vrai la dimension infinie de son exploitation symbolique : mais le sujet en perd irrmdiablement ce rapport direct aux choses qui fait la simplicit mcanique de la vie simplement organique ou vgtative, et senrichit dune dimension irrductible toute approche exclusivement organiciste. Sil y a singularit occidentale, en revanche, cest prcisment dans la naissance dun type de discours qui vient relayer en la'thmatisarrt-4a signification gnrale de tout discours :

    'dtre un rapport la mort.La psychanalyse se Ueturne donc du cadavre mais non

    1. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 200-201.

  • L'objectivit du subjectif / 13

    pour loublier : elle retrouve la mort hantant les fantasmes du vivant pour lequel tre n lui signifie dj quil doit mourir. Certes la draison, par rapport au psychisme, joue le rle de la mort par rapport au vivant en bonne sant; cest dans la draison (la nvrose et la psychose) que peuvent tre rendues visibles les caractristiques spcifiques du psychisme normal ou ordinaire, puisque ces formations pathologiques lui sont coex- tensives, homognes. Mais ce rapport nest pas aussi simple et symtrique. La mort elle-mme, comme ce corrlat de la naissance sexue, est reprise entirement en compte par la psychanalyse, mais dune autre manire; elle nest plus seulement ce ngatif qui fait ressortir un positif, ou ce caractre coextensif qui souligne ce quil accompagne. Elle est cette prcarit essentielle et originaire qui joue un rle dcisif dans la constitution du sujet et le sous-tend dun bout lautre, comme un fil rouge, sous la forme de la pulsion de mort. Valeur gntique donc, et plus seulement pistmologique. S

    On peut donc dire que lentreprise freudienne et celle de Lacan, indpendamment dabord, puis sous la forme dune reprise et dune relecture, sont entirement solidaires de cette fondation de la clinique qui les a permises en cartant dfinitivement toute psychologie des profondeurs. Mais cette solidarit est complexe : elle ne se dveloppe compltement que par une remise en cause et une contestation de ce privilge du regard sur un organisme au profit de lcoute dune situation qui excde les limites physiques de lindividu.

    Comme Bichat part dune vision nouvelle du cadavre,^7 (cet objet quon dissque dans une perspective thrapeutique au lieu dt^le relguer peureusement la morgue ou de lej cantonner ; lamphithtre, dans une fonction purement' didactique) pour accder une comprhension du vivant, Lacan rencontre le sujet dj gar et install depuis un certain temps entre les murs de lasile* objet dune attention spciale. La mort na plus le sens dune nigme mtaphysique, elle nest que cadavre offert lexamen : mais cest le sens de la vie qui en sort. La folie

  • 14 / Lacan, la formation du concept de sujet

    de mme, dpouille de son mystre et de sa maldiction, est ramene ltat pathologique de la parole dlirante. Mais ce dlire reste incomprhensible pour un regard organiciste. Pour quen sorte la comprhension de ce qui anime le sujet parlant, non pas le sujet fictif de la prsence soi cher aux philosophes de la conscience, mais le sujet actif de la revendication , celui qui dit je , moi , dans les interstices de ses questions balbutiantes, cette subjectivit sans intriorit w1 qui se manifeste seulement par linsistance encore nigmatique de ses exigences, sages ou folles, de ses comportements, rptitifs ou dviants, et laquelle le jeune Lacan va prter une oreille attentive, il faut inventer quelques concepts qui autorisent un type dattention particulier rendant visible son tour une autre spcificit. Cest lobjectif de la Thse de mdecine du jeune psychiatre que de sefforcer, en 1932, au moyen de divers dplacements et tentatives de conceptualisations, de poser ce problme, dj prsent dans le champ philosophique, sur un autre terrain.

    Une science de la personnalit est inventer

    La Thse de doctorat en mdecine de 1932, De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit, constitue cet autre terrain. La notion de personnalit qui sy trouve au premier plan est trs vite coupe par Lacan de son origine phnomnologique : elle est rinscrite dans un champ dintelligibilit qui recouvre le systme des relations humaines en tant que des significations subjectives y sont luvre de manire privilgie et spcifique, au dtriment dun ordre de dtermination physiologique exclusif. Cest cette condition que les phnomnes pathologiques

    1. G. Canguilhem, Le cerveau et la pense, Prospective et sant, n 14, t 1980, publication du murs.

  • L'objectivit du subjectif / 15

    auxquels la psychiatrie a affaire y trouvent leur place et leur sens.

    Cet ordre dans lequel simpose toute tude psychoclinique la ralit de la personnalit dans ses structures objectives apparat sous la domination dune gense sociale de la personnalit (T, 42). Celle-ci se ralise sous la triple forme d un dveloppement biographique , cest--dire dun enchanement typique de ractions qui donnent leur unit volutive lintgration des vnements dterminants de la vie du sujet, vcu par lui sur un mode qui lui est propre; dune conception de soi-mme , caractrisant la structure et lvolution de ses attitudes et transparaissant dans une certaine image idale du moi ; et enfin dune certaine tension des relations sociales , cest--dire de sa situation vitale dans la socit, de sa position et de ses ractions par rapport son milieu, quil vit sous la forme de la valeur reprsentative dont il se sent affect vis--vis dautrui (T, 42).

    Toutes ces structures ont comme caractristique dtre clairement lisibles , ce qui signifie quelles transparaissent travers les reprsentations qui nen sont pas pour autant la simple cl ou lexpression toute thorise. Au contraire. Lisible , ici, mme si Lacan fait preuve dun certain optimisme qui contraste avec linaccessibilit de linconscient qui nest pas encore son propos, signifie : susceptible dtre dchiffr sans faire appel autre chose qu lui-mme ( un autre ordre de dtermination, par exemple organique) ; la lisibilit est lindice dune homognit et dune spcificit, non dune facilit.

    Pour dfinir la personnalit, il va donc falloir parvenir une diffrenciation claire... entre ce qui est subjectivement prouv et... ce qui peut tre objectivement constat (T, 36). Cette distinction introduit-elle lide de deux types de ralits diffrents? Elle porte au contraire sur la signification quil faut donner une seule et mme ralit.

  • 16 / Lacan, la formation du concept de sujet

    La personnalit se manifeste indiscutablement travers une srie de sentiments, de reprsentations, dactions et de discours qui les dsignent. Quon ne puisse prjuger de leur signification (et donc de leur vrit) nenlve rien leur prsence. Assurment, daucunes donnes immdiates on ne peut dduire lexistence objective de lacte volontaire et de lacte de libert morale. De plus, ds quil sagit de connaissance scientifique, le dterminisme est une condition a priori et rend une telle existence contradictoire avec son tude. Mais il reste expliquer lexistence phnomnologique de ces fonctions intentionnelles : savoir par exemple, que le sujet dise je, croie agir, promette et affirme (T, 39).

    On voit que le principe du dterminisme, raffirm avec insistance tout au long de la Thse (T, 72, 252, 314, 328) ne conduit pas du tout Lacan considrer comme sans valeur o sans ralit ce qui semble lui chapper, mais au contraire rechercher le type de dterminisme adapt ce qui se prsente justement comme lui chappant. Lindtermin ici nest pas le contraire du dtermin mais la manifestation phnomnale de lune des allures particulirement complexes du dtermin.

    Plac dans une situation inverse de celle de Spinoza dont les adversaires sont les tenants de la libert (au sens du libre arbitre individuel), Lacan raisonne en fait de la mme manire rencontre des psychiatres organicistes : le principe du dterminisme ne doit pas conduire affirmer lirralit de tout ce qui se prsente sous la forme de sa ngation. Lerreur nest pas un pur nant, elle est une ralit incomplte quil convient de remettre sa place. Si lindividu se croit libre cest quil est inconscient des causes qui le dterminent : non seulement cela nenlve rien lexistence de cette croyance, mais cela lexplique dautant mieux. Alors que Spinoza, dans le contexte de la pense classique, insiste sur le caractre illusoire de

  • L'objectivit du subjectif / 17

    cette libert, Lacan insiste au contraire sur lexistence et les mcanismes de cette illusion, pour dautres raisons conjoncturelles. Mais leurs positions se rejoignent.

    Faire comprendre donc que la personnalit na aucune raison de rester lapanage des spiritualistes et qutre matrialiste ce nest pas la rejeter dans les oubliettes mais en rechercher le dterminisme propre, tel est le premier objectif de la Thse : Rien de plus positif que notre problme : cest minemment un problme de faits, puisque cest un problme dordre de faits ou, pour mieux dire, un problme de topique causale (T, 14).

    Or, tel est toujours le problme du cas psychiatrique : o commence, o finit ce que lexamen doit prendre en compte? La position de Lacan est ici trs tranche : le principe est de commencer par ne plus choisir. Cest la seule manire dchapper ces matrialistes vulgaires qui croient tre quittes de la projection subjective en se crispant sur la recherche scientiste dune trace corporelle de la maladie psychique.

    Le prjug hyper-objectiviste runit chaque fois les organicistes et les psychologues qui veulent se dmarquer de toute psychologie au sens vulgaire, cest--dire projec- tive. Stendant plus longuement sur cet amalgame, Lacan crit : Au reste, qui mrite le plus le reproche de tomber dans la psychologie? Est-ce lobservateur soucieux de comprhension qui napprcie les troubles mentaux subjectifs, plus ou moins vhmentement accuss par le malade, quen fonction de tout le comportement objectif dont ils ne sont que les piphnomnes ? Ou bien ne serait-ce pas plutt le soi-disant organiciste? Nous voyons en effet celui-ci traiter les hallucinations, les troubles subtils des sentiments intellectuels, les auto-reprsentations aperceptives et les interprtations elles-mmes, comme sil sagissait de phnomnes indpendants de la conduite et de la conscience du sujet qui les prouve, et inconscient

  • 18 / Lacan, la formation du concept de sujet

    de son erreur, faire de ces vnements des objets en soi (T, 310). Lorganiciste chosifie la catgorie psychologique sans la remettre en cause; il fait dun sentiment une chose au lieu den comprendre le sens . Cette assez belle analyse de la fixation psychologiste ngative qui caractrise finalement tout autant celui qui ne veut voir quun corps et celui qui ne prte attention qu des tats desprit dtachs de tout contexte, montre comment les catgories de la psychiatrie, toutes tendances confondues, sont des hypostases des catgories trs empiriques de psychologie immdiate, cest--dire des sentiments que le sujet prouve : ce mouvement est objectiv dans lorganicisme. Au lieu 'de faire subir lhallucination, par exemple, cette conversion caractristique qui, de croyance subjective, la fait passer au statut de fait objectif et significatif de cette croyance, sa prsence comprendre dans le sujet, lorganiciste croit lannuler en la rduisant une lsion (quil espre trouver mais qui nexplique rien) : en fait, il la maintient et la consacre dans sa prsence mystrieuse. Insuffisamment psychologue, le psychiatre abandonne le malade la psychologie en sintressant autre chose qu la ralit spcifique du trouble auquel il est confront : le corps du dlit (T, 310), expression travers laquelle Lacan laisse entendre, sans dvelopper, que la raison profonde en est la finalit moralisante et rpressive, policire, de la psychiatrie qui se dissimule derrire lobjectif affich dune connaissance objective.

    L'animal humain et son comportement social

    Prenons lexemple du cas autour duquel slabore la Thse : celui dAime.

    Parmi une quarantaine de cas que Lacan tudie lpoque, celui de la malade quil baptise, pour les besoins de la publi

  • L'objectivit du subjectif / 19

    cation, Aime, est privilgi pour deux raisons, lune dordre quantitatif, lautre dordre qualitatif. Il a pu lobserver presque quotidiennement pendant un an et demi, sest entretenu longuement avec les principaux membres de sa famille, est all jusqu rencontrer ses amis et lire les romans qui lont marque. Il a galement en main ses nombreux crits littraires, qui jalonnent lvolution de son dlire, et quil analyse en dtail dans son tude. Ce cas lui semble par ailleurs illustrer de manire particulirement claire et dmonstrative lensemble des thses soutenues dans son travail.

    La prsentation du cas, et son explication ont lallure dun roman. Tout commence par une tentative dassassinat au couteau perptre par une jeune femme sur la personne dune actrice trs en vue des annes trente, un soir lentre du thtre. Le mobile en est, selon la malade, la perscution quelle subit depuis de nombreuses annes de la part de lactrice ainsi que de lun de ses amis, un acadmicien clbre auprs duquel elle a dj, quelque temps auparavant, accompli quelques dmarches peu explicites. De cette perscution elle veut pour preuve le fait que celui-ci dvoile soi-disant sa vie prive dans plusieurs passages de ses livres.

    Aime a trente-huit ans, elle est employe de bureau, et bien que marie et mre dun enfant, elle vit depuis six ans seule Paris, occupant de manire professionnellement trs satisfaisante un poste quelle a demand pour sloigner de son mari qui travaille dans la rgion parisienne et lve donc seul son fils. Elle a dj bnfici dune priode de cong pour troubles mentaux, et depuis son installation dans la capitale, elle occupe tout son temps libre tudier dans des bibliothques, passe des examens, crit. Elle envoie frquemment ses productions au prince de Galles, lgard duquel elle nourrit une passion amoureuse associe des proccupations sociales et politiques. Depuis la naissance de son enfant, la crainte quon ne veuille le lui prendre pour le tuer est lun des thmes centraux de son dlire, qui la conduit reprer autour delle toute une chane de perscuteurs dont lactrice est le dernier maillon. Ajoutons pour finir, on en verra limportance, linstallation son foyer, huit mois aprs son mariage, dune sur ane veuve et sans enfants, venue explicitement la dcharger

  • 20 / Lacan, la formation du concept de sujet

    de ce dont elle est suppose ne pas pouvoir soccuper : son mnage et son enfant. A la suite de lenvahissement progressif de cette sur dans les relations familiales, nat le grief, retrouv plus tard mais imput dautres, de ce quon lui ravit son enfant.

    On voit les premires questions qui viennent lesprit : quel niveau peut-on reprer les causes de ce dlire? Pourquoi prend-il ce tour singulier? pourquoi se ralise-t-il dans cet acte final, si loign de son point de dpart et dans lequel Lacan nhsite pas voir une sorte de gurison ? (ds son internement la malade cesse de dlirer et retrouve par la suite une vie quasi normale, mme si elle nest pas exempte de bizarreries)1.

    Le meilleur moyen de mettre fin aux spculations abstraites de la psychologie pour atteindre ce niveau concret o la personnalit connat son vritable dveloppement, nest pas dignorer mais de prendre en compte ce quelle laisse voir de vrai mme si ce vrai nest pas l o elle le croit.

    Pour nous, nous ne craindrons pas de nous confier certains rapports de comprhension, sils nous permettent de saisir un phnomne mental comme la psychose paranoaque, qui se prsente comme un tout, positif et organis, et non comme une succession de phnomnes mentaux lmentaires issus de troubles dissociatifs (T, 310). Jusquici Lacan rpte ce que lon savait dj; mais le rapprochement quil fait alors opre un tournant brusque et au premier abord surprenant : Nous prendrons dabord toutes les garanties dune observation objective en exigeant, pour reconnatre ces rapports de comprhension dans un comportement donn, des signes trs extrioriss, trs typiques, trs globaux. Nous nhsiterons pas faire ces signes si objectifs que le schma sen puisse confondre avec ceux-l mmes quon applique ltude du comportement animal (T, 311).

    La rupture avec la phnomnologie est consomme (T, 313). Le sens spcifiquement humain des comporte

    1. Cf. E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Seuil, 1986, t. II, p. 127-136.

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    ments humains ne se rvle jamais aussi clairement que dans leur rapprochement avec les comportements animaux : cette analogie ne va pas dans le sens dun nouveau rductionnisme, mais elle indique un ordre de phnomnes parmi lesquels les phnomnes humains ont la place dune configuration particulire, ou dune modification spciale, comme dirait Auguste Comte. Cette perspective qui sappuie sur une thorie du milieu conduit par exemple une redfinition du dsir saisi dans sa totalit : Nous dfinirons par exemple le dsir par un certain cycle de comportement. Il se caractrise par de certaines oscillations organiques gnrales, dites affectives, par une agitation motrice qui, selon les cas, est plus ou moins dirige, par certains fantasmes enfin, dont lintentionalit objective sera, selon les cas, plus ou moins adquate; quand une exprience vitale donne, active ou subie, a dtermin lquilibre affectif, le repos moteur et lvanouissement des fantasmes reprsentatifs, nous disons par dfinition que le dsir a t assouvi et que cette exprience tait la fin et lobjet du dsir (T, 311).

    La tonalit particulire de ce passage est, proprement parler, surraliste , au sens mme o Breton a dfini le surralisme comme approfondissement du rel par sa saisie plus rigoureuse et plus complte travers des rapprochements inhabituels. Le lger comique qui sen dgage provient de cette tranget associe un gain de pertinence. Cest en effet partir de laffirmation ritre par sa malade de la ncessit de sa punition et du constat de sa gurison peu de temps aprs son incarcration que Lacan est amen reconnatre dans ce parcours la nature de son dsir et le cycle de sa satisfaction. Il ne sera pas difficile alors, en se demandant sur quoi porte cette punition, dexaminer dans sa totalit lhistoire de la malade et dy dcouvrir cette sur ane qui la supplante depuis toujours et dont Aime refoule la haine profonde quelle

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    prouve son gard. Par un processus d identification itrative (T, 296) qui dplace de plus en plus loin de son objet premier linvestissement affectif qui le concerne seul, cette haine se reporte finalement sur une actrice connue, tout fait trangre la malade mais non la ligne sinueuse de ses associations mentales successives. Aussi quand Aime la frappe, un soir, lentre du thtre, dune manire qui ne peut quchouer dans la tentative homicide, cest sans doute cette haine ancienne qui sexprime, mais cest beaucoup plus profondment le dsir den tre punie qui trouve son accomplissement, dans ce geste dont la porte est tout entire contenue non dans son impact offensif mais dans les consquences rpressives quil appelle automatiquement, tant donn le contexte social dans lequel il seffectue. Ainsi la psychose ne peut tre comprise, dans ses formes deffectuation. que par le contexte social qui lui donne sa signification, et dans sa cause, par le conflit vital dont ce type dorganisation sociale particulier quest la famille dispose les termes selon leur tension originale.

    La psychose de notre malade se prsente en effet essentiellement comme un cycle de comportement; inexplicables isolment, tous les pisodes de son dveloppement sordonnent naturellement par rapport ce cycle. Force nous a t dadmettre que ce cycle et ses piphnomnes sorganisaient en fait selon la dfinition objective que nous venons de donner du dsir et de son assouvissement. Cet assouvissement o se reconnat la fin du dsir, nous lavons vu conditionn par une exprience certes complexe, mais essentiellement sociale dans son origine, son exercice et son sens. Dans cette exprience le facteur dterminant de la fin du cycle nous a paru tre ce qui a t subi par le sujet, la sanction de lvnement, que sa valeur spcifiquement sociale ne permet pas de dsigner dun autre terme que de celui de punition (T, 311-312).

    Solution qui, faisant entrer le social (linstitution carcrale) dans le champ de lanalyse psychiatrique, renvoie dos

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    dos le psychologue de la conscience claire et le physiologue rducteur de la conscience, pour promouvoir ce qui se prsente dabord sous la forme de lombre porte du social sur la dtermination du comportement individuel : linconscient.

    De la conscience l'inconscient : la conscience est un phnomne

    Peu nous importe que les fantasmes aient t conformes ou non limage de cet objet, autrement dit que le dsir ait t conscient ou inconscient. Le concept mme dinconscient rpond cette dtermination purement objective de la fin du dsir. Cest une telle cl comprhensive que nous avons applique au cas de la malade Aime, et qui, plus que toute autre conception thorique, nous a paru rpondre la ralit du phnomne de la psychose, lequel doit tre entendu comme la psychose prise dans sa totalit, et non dans tels ou tels accidents quon peut en abstraire (T, 311).

    La psychose prise dans sa totalit , cest le phnomne morbide saisi comme drglement socialis dune conduite vitale de lorganisme humain en tant que sa dimension est essentiellement sociale (cf. Le dlire est lquivalent intentionnel dune pulsion agressive insuffisamment socialise , T, 334). Un tel point de vue sur la ralit est rendu possible par cette attitude de comprhension dont on voit maintenant loriginalit. Le terme relation de comprhension dsigne le fait quune conduite humaine ou un phnomne de conscience soit dtermin par la place quil occupe dans un rseau de nature sociale, par rapport auquel lensemble des relations physiologiques, dont il est videmment dpendant mais aussi par rapport auquel il est relativement autonome, dtermine un ordre de ralit diffrent puisquil nest pas spcifiquement hu

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    main. Comprendre cest replacer un phnomne psychique son niveau propre, humain, sa place dans ce systme dont le psychiatre fait aussi partie et auquel il a donc un accs immdiat, de principe, mme si le travail de reconstitution de la chane causale reste faire : de mme que la possession dune langue installe de plain-pied dans la lecture possible de sa littrature, mme si cette lecture nest qu venir. Si Lacan avait lu Saussure, il pourrait dire ici que ce nest justement pas le sens des phnomnes psychiques que le psychologue de la personnalit analyse, mais leur valeur1.

    Pour approcher le problme difficile que nous nous posons dans ce chapitre, efforons-nous de jeter sur le cas que nous tudions un regard aussi direct, aussi nu, aussi objectif que possible. Nous observons la conduite dun organisme vivant : et cet organisme est dun tre humain. En tant quorganisme il prsente des ractions vitales totales, qui, quoi quil en soit de leurs mcanismes intimes, ont un caractre dirig vers lharmonie de lensemble; en tant qutre humain, une proportion considrable de ces ractions prennent leur sens en fonction du milieu social qui joue dans le dveloppement de lanimal homme un rle primordial (T, 247).

    A partir de cette approche du sens , comme fonctionnalit, ou caractre fonctionnel, les termes de conscience et d intentionalit ne peuvent prendre quun sens nouveau par rapport celui quils ont traditionnellement. Conscience , intentionalit dsignent cette attitude vitale typique de ltre humain qui consiste ne pas seulement se soumettre des dterminations extrieures mais les reprendre dans un ordre de la reprsentation qui est celui du langage et des comportements qui en sont les corollaires (Lacan dira plus tard le symbolique ) qui

    1. Cf. F. Gadet, Saussure, une science de la langue, PUF, 1987, coll. Philosophies .

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    constitue un autre ordre tout aussi dtermin que le prcdent mais diffremment : appelons-le 1 idologie . La formule : Les phnomnes de la personnalit sont conscients et comme tels rvlent un caractre intentionnel signifie donc : les phnomnes de la personnalit sont spcifiquement humains, cest--dire non dploys dans la dimension unique dun automatisme instinctuel, mais dans la dimension plurielle dun comportement doubl dune reprsentation, et en tant que tels, ils prennent sens et fonctionnent dans un systme social soumis des lois spcifiques.

    On peut rapprocher cette position de celle que soutient Hegel, prcisment quand il dcrit dans les Principes de la philosophie du droit lexistence humaine comme essentiellement sociale (cest--dire dans son vocabulaire, dploye dans un Etat et donc dtermine au triple niveau dune nature, dune socit et dun Etat)1. Le niveau de la socit civile bourgeoise, rgne par excellence des rapports sociaux, des reprsentations et des opinions, est celui de la conscience de soi dont le systme complet darticulation entre ses diverses figures possibles est ralis dans la Phnomnologie de l'esprit. Ce rapprochement est clairant dans la mesure o il permet de comprendre ce que peut tre en ralit le contenu dun tel systme conscient, ou plutt : caractris par la conscience et par lintentionalit. La lecture de la Phnomnologie de l'esprit rvle justement que l o il y a de la conscience et de lintentionalit (du dsir, dit Hegel) nous sommes dans le rgne dune phnomnalit qui dsigne toujours, sans sen rendre compte, autre chose quelle- mme (lEsprit, cest--dire la totalit du rel en tant quil est rationnel, dveloppement effectif); cest ce qui permet de dfinir la conscience comme une structure de mconnaissance irrmdiable, irrmdiable dans son erreur comme dans sa prsence.

    Cest par un raisonnement semblable que Lacan, dans la

    1. Cf. J.-P. Lefebvre et P. Macherey, Hegel, la socit, puf, 1984, coll. Philosophies .

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    Thse, peut soutenir le privilge dune conscience comme caractre distinctif de ltre dans lequel des dterminismes inconscients sont luvre. La conscience nest plus la qualit du sujet, elle est le trait reconnaissable de lobjet, dont la comprhension est la mthode dapproche adquate. Ces fonctions vitales sociales, que caractrisent, aux yeux de la communaut humaine, de directes relations de comprhension, et qui dans la reprsentation du sujet sont polarises entre lidal subjectif du moi et le jugement social dautrui, ce sont celles-l mmes que nous avons dfinies comme fonction de la personnalit. Pour une part importante, les phnomnes de la personnalit sont conscients et, comme phnomnes conscients, rvlent un caractre intentionnel. Mis part un certain nombre dtats dailleurs discuts, tout phnomne de conscience en effet a un sens dans lune des deux portes que la langue donne ce terme : de signification et dorientation (T, 247).

    Il nest donc pas tonnant que la dmarche freudienne soit prsente comme cette mthode, si profondment comprhensive, au sens o nous entendons ce terme (T, 323). En effet, il nest pas jusqu des conduites inconscientes et des ractions organiques qui, la lumire de ces recherches, ne soient rvles comme videmment pourvues dun sens psychognique (conduites organises inconscientes; fuite dans la maladie avec son double caractre dauto-punition et de moyen de pression sociale; symptmes somatiques des nvroses). Cette mthode dinterprtation dont la fcondit objective sest rvle dans des champs tendus de la pathologie, deviendrait-elle inefficace au seuil du domaine des psychoses? (T, 248). Tout au long de son analyse Lacan est amen de plus en plus rduire la part quaccordent, lactivit proprement rationnelle du sujet, les psychognistes et, bien plus encore, par un paradoxe dont ils sont inconscients, les organi- cistes (T, 211). La Thse fait donc accomplir la notion de la comprhension le chemin qui va de la conscience et de lintentionalit phnomnologique linconscient

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    freudien. Mais ce dplacement nest possible que dans la mesure o il est command par un projet fondamental qui accomplit, dune certaine manire, un trajet inverse.

    La question du sens -(ieJsr '-O rC

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    donner son allure particulire toute luvre de Lacan, indissolublement technique et philosophique, puisquelle nlabore jamais de concepts destins la conduite des cures et la comprhension de ce qui sy passe, sans dgager en mme temps les rpercussions de ces labora- tions dans le champ philosophique. Lacan est dautant plus amen le faire quil va plus volontiers chercher chez des auteurs philosophiques le vocabulaire dont il a besoin, comme il est manifeste dj dans la Thse, quitte en faire un usage trs personnel.

    Cette attitude pistmologique se double dune interrogation historique sur les conditions de possibilit de sa propre laboration conceptuelle. Cest ici que Lacan est le plus original. Il commence par faire remarquer que lobjet quil cherche se donner a dj t frapp dinterdit et quil a suscit une opposition entre deux courants de pense. Les intentions conscientes sont ds longtemps lobjet de la critique convergente des physiciens et des moralistes, qui en ont montr tout le caractre illusoire. Cest l la raison principale du doute mthodique que la science a jet sur le sens de tous les phnomnes psychologiques. Mais, pour illusoire quil soit, ce sens, non plus quaucun phnomne, nest sans loi (T, 24). Ce postulat dune rationalit de lillusoire, mme sil nest pas nouveau dans lhistoire de la philosophie, fait loriginalit de Lacan lpoque o il le raffirme, et mme jusqu aujourdhui : car cette raffirmation a comme caractristique dtre radicalement non rductionniste, et de reprendre en compte le problme de lillusoire au niveau de son propre discours, cest--dire jusque dans ses prtentions et son vocabulaire : celui du sens . Cest le mrite de cette discipline nouvelle quest la psychanalyse de nous avoir appris connatre ces lois, savoir celles qui dfinissent le rapport entre le sens subjectif dun phnomne de conscience et dun phnomne objectif auquel il rpond : ce rapport est

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    toujours dtermin. Par la connaissance de ces lois, on a pu rendre ainsi leur valeur objective, mme ces phnomnes de conscience quon avait pris le parti si peu scientifique de mpriser tels les rves dont la richesse de sens, pourtant frappante, tait considre comme purement imaginaire, ou encore ces actes manqus dont lefficacit, pourtant vidente, tait considre comme dpourvue de sens (T, 248).

    Ces remarques, trs clairement formules en 1932, permettent de caractriser prcisment cette position doctrinale, ce point de vue (T, 307) que Lacan revendique dans sa Thse, si on les confronte par exemple un texte plus tardif de Michel Foucault, issu lui-mme dune intuition de Jean Cavaills qui porte un jugement rtrospectif sur la situation de la philosophie franaise. En 1984, dans un article consacr luvre de G. Can- guilhem, Foucault crit : Sans mconnatre les clivages qui ont pu pendant ces dernires annes et depuis la fin de la guerre, opposer marxistes et non-marxistes, freudiens et non-freudiens, spcialistes dune discipline et philosophes, universitaires et non- universitaires, thoriciens et politiques, il me semble bien quon pourrait retrouver une autre ligne de partage qui traverse toutes ces oppositions. Cest celle qui spare une philosophie de lexprience, du sens, du sujet, et une philosophie du savoir, de la rationalit et du concept. Dun ct, une filiation qui est celle de Sartre et de Merleau-Ponty; et puis une autre qui est celle de Cavaills, de Bachelard, de Koyr et de Canguilhem. Sans doute, ce clivage vient de loin et on pourrait en faire remonter la trace travers le xix' sicle : Bergson et Poincar, Lachelier et Couturat, Maine de Biran et Comte. Et en tout cas, il tait ce point constitu au xxe sicle que cest travers lui que la phnomnologie a t reue en France o1.

    Si Foucault avait voulu poursuivre le reprage de cette ligne de partage en aval, il aurait sans doute rang Lacan

    I. Revue de Mtaphysique et de Morale, 90e anne, n 1, janvier- mars 1985, p. 4.

  • 30 / Lacan, la formation du concept de sujet

    et lui-mme du ct des philosophies du concept et non des philosophies du sens, et ceci juste titre. Toutefois, dans le cas de Lacan, les choses sont plus compliques. Car on ne trouve pas dans la Thse une position rationaliste rcusant les thmes des philosophies de lexprience, du sens et du sujet, mais une entreprise qui consiste au contraire les reprendre comme objets dexamen. La position de Lacan, loin dtre conciliatrice, introduit dans lopposition bien installe ( ce point constitue ) entre ces deux filiations, un dsquilibre radical puisquelle fait de lune le champ dinvestigation privilgi de lautre. Il tait de mise jusque-l davoir choisir : ou bien le sujet sinterrogeait sur le sens et sen dcouvrait le fondateur, dune manire ou dune autre, ou bien, dans un autre registre conceptuel et lexical, on laborait un modle de rationalit qui situait lindividu sa place dans un systme (par exemple la sociologie de Comte) et lon analysait les procdures dun savoir qui ne se fondait sur aucune activit subjective.

    Or, si Lacan choisit effectivement (il se dit matrialiste et dterministe), cette position ne saccompagne pas des thmes et attitudes qui lui sont rattachs habituellement, mais de ceux de la position adverse. Il entreprend dans sa Thse une conceptualisation rationnelle , un savoir de lexprience, du sens et du sujet , pour reprendre les mots de Foucault, non plus dans le cadre dune opposition ou dun paralllisme, mais dans la perspective dun dcalage et dune hirarchie.

    Risquons un autre rapprochement : loriginalit de Lacan ici est trs proche de celle de Hegel ; lui aussi tait parti du mouvement de linterrogation de la conscience sur elle-mme, quil avait pris soin de suivre de bout en bout, avec la patience ncessaire, pour montrer comment ce mouvement dbouchait de lui-mme sur une tout autre dimension : celle dune Logique qui rcusait tout privilge

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    de la conscience. On sait comment cette dmarche subtile na longtemps t comprise en France que sous la forme dune opposition entre un Hegel tragique et un Hegel logiciste, au gr des commentaires et des traductions. Cette ambigut, cette mme confusion rgnent encore pour les mmes raisons dans les interprtations de luvre de Lacan.

    La rintroduction du sujet

    Pourtant, un tel mode dinterroger le champ de lexprience (S XI, 16) est une constante dans luvre de Lacan. On peut prendre deux exemples, lun de 1953, lautre de 1964. Dans son premier Sminaire publi, Lacan reprend cette mme question des rapports entre lordre de la science et celui des illusions du sujet. Ce sujet (tant honni), sa mise en place par Freud et Lacan comme objet dune connaissance rigoureuse et exprimentale passe par le fait quils lont, pourrait-on dire, remis sa place en lui tant ses prtentions. Il nest pas le dessus du panier (E, 797). Au lieu de se dtourner de lui vers un anonymat, cest en regardant de plus prs quon a vu quil tait autre chose que ce quil croyait ou prtendait tre. Mais ce nest pas fini. De mme quon a pris le sujet au srieux pour dcouvrir que son srieux ntait pas o il croyait, il va falloir sintresser de plus prs ses prtentions, justement parce quelles sont ses prtentions. Les illusions nont pas moins de consistance et dintrt que les vrits, disait dj Spinoza. Les prtentions du sujet ne peuvent tre traites que si lon sy intresse, cest--dire si lon rintroduit leur prsence et leurs problmes dans lordre des intrts et des interrogations. Ce point va donner lieu de nouvelles formules ambigus, destines tre mal reues des philosophes de la structure : de nouvelles provocations de

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    P habile Lacan, qui tient montrer que les opinions du peuple sont saines , condition de les penser autrement. Lide est la suivante : Freud rintroduit dans le champ de la rationalit le problme du sens : Il ne suffit pas de faire de lhistoire, de lhistoire de la pense, et de dire que Freud est apparu en un sicle scientiste. Avec La science des rves en effet, quelque chose dune essence diffrente, dune densit psychologique concrte est rintroduit, savoir le sens. Du point de vue scientiste, Freud parut rejoindre alors la pense la plus archaque lire quelque chose dans les rves. Il revient ensuite lexplication causale. Mais quand on interprte un rve, on est toujours en plein dans le sens. Ce qui est en question, cest la subjectivit du sujet, dans ses dsirs, son rapport au milieu, aux autres, la vie mme. Notre tche ici est de rintroduire le registre du sens, registre quil faut lui-mme rintgrer son niveau propre (S I, 24). La problmatique na pas chang, le vocabulaire peine. On retrouve cette ide fondamentale dun double dplacement : dune part, la reprise dune question vacue, rejete par lvolution de lesprit scientifique, alors quelle lui appartient de plein droit et quil ny a aucune raison de la laisser en pture dautres types dinvestigation, mais dautre part, la dtermination dune spcificit qui vite toute intgration rductionniste, cest--dire en fait manque.

    Pour souligner les particularits de ce niveau propre du sens, Lacan entre dans le dtail des configurations apparemment futiles qui le caractrisent : Brucke, Ludwig, Helmoltz, Du Bois-Reymond avaient constitu une sorte de foi jure tout se ramne des forces physiques, celles de lattraction et de la rpulsion. Quand on se donne ces prmisses, il ny a aucune raison den sortir. Si Freud en est sorti, cest quil sen est donn dautres. Il a os attacher de limportance ce qui lui arrivait lui, aux antinomies de son enfance, ses troubles nvro

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    tiques, ses rves. Cest par l que Freud est pour nous tous un homme plac comme chacun au milieu de toutes les contingences la mort, la femme, le pre (S I, 8). Puis, fidle ses habitudes, Lacan double lnonc de ce programme dune brve rflexion pistmologique : Il en va de la psychanalyse comme de lart du bon cuisinier qui sait bien dcouper lanimal, dtacher larticulation avec la moindre rsistance. On sait quil y a pour chaque structure un mode de conceptualisation qui lui est propre. Mais comme on entre par l dans la voie des complications, on prfre sen tenir la notion moniste dune dduction du monde. Ainsi_on_sgare. N faut bien saper- cevoir que ce nest pas avec le couteau que nous diss- quons mais avec des concepts. Les concepts ont leur ordre de ralit original. Ils ne surgissent pas de lexprience humaine sinon ils seraient bien faits. Les premires dnominations surgissent des mots mmes, ce sont des instruments pour dliner les choses. Toute science reste donc longtemps dans la nuit, emptre dans le langage (S I, 8). Lacan veut dire que, de mme que le physicien a sans cesse dans le cours de son travail affaire 1 usage commun de la langue et de lchange, dont il sloigne par un travail sans cesse recommenc, de mme le psychologue qui sintresse la personnalit de son patient est confront ce que lusage commun lui offre comme nomination des phnomnes observs (intentions, dsirs, hallucinations, etc.) propos desquels il nest que trop facile de dvelopper des spculations, simples dmarquages des donnes immdiates de la conscience . A ce mauvais langage , la conceptualisation effective de la subjectivit, de son sens, doit faire obstacle. Sloigner du mauvais langage, cest arracher le sujet et son sens au systme de vocabulaire qui rgle son insertion dans la filiation qui le revendique habituellement et laquelle le scientisme le laisse, pour le saisir dun tout autre point

    B. OGILVIE - 2

  • 34 / Lacan, /a formation du concept de sujet

    de vue, celui du concept, dans la perspective dune concep- tualit non scientiste (moniste), mais diversifie et spcifique.

    Considrons maintenant la notion du sujet. Quand on lintroduit, on sintroduit soi-mme. Lhomme qui vous parle est un homme comme les autres il se sert du mauvais langage. Soi-mme est donc en cause. Ainsi, ds lorigine, Freud sait quil ne fera de progrs dans lanalyse des nvroses que sil sanalyse (S I, 8). Ce retournement sur soi, inhabituel dans le cadre dune psychologie scientiste, ntait pas encore au programme de la Thse : en 1932 il tait question daccorder de limportance aux troubles du sujet et au sens quil leur donnait, mais ctait le sujet malade seulement qui tait en question. En 1953, la psychanalyse est devenue la rfrence principale et cest le thrapeute qui est aussi en cause. Mais ce ne peut tre videmment dans le cadre encore fruste dune comprhension du sens : on ne se confie plus au bon vouloir et la perspicacit dun mdecin, aussi averti soit-il, mais un dispositif particulier, aux lois originales qui chappent, comme une machine, linitiative des parties en prsence. Limportance croissante attribue aujourdhui au contre- transfert signifie quon reconnat ce fait que, dans lanalyse, il ny a pas seulement le patient. On est deux et pas que deux. Phnomnologiquement, la situation analytique est une structure, cest--dire que par elle seulement certains phnomnes sont isolables, sparables. Cest une autre structure, celle de la subjectivit, qui donne aux hommes cette ide quils sont eux-mmes comprhensibles (S I, 9). Mais ce ramnagement ne modifie pas la ligne fondamentale dune conceptualisation de la structure : Etre nvros peut donc servir devenir bon psychanalyste, et au dpart cela a servi Freud. Mais comme M. Jourdain avec sa prose, nous faisons du sens, du contresens, du non-sens. Encore fallait-il y dcouvrir les lignes de structure. (...) Freud a introduit le dterminisme propre cette structure.

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    De l lambigut que lon retrouve partout dans son uvre. Par exemple (...) lego est dune part comme un uf vide, diffrenci la surface par le contact du monde de la perception, mais il est aussi, chaque fois que nous le rencontrons, celui qui dit non ou moi, je, qui dit on, qui parle des autres, qui sexprime dans diffrents registres , (S I, 9), cest--dire qui soffre dans lexprience comme cartel entre cette subjectivit qui sorigine en elle-mme et sautonomise, et la structure objective de son tre de sujet dans laquelle la conscience claire est lpiphnomne typique dune obscurit radicale soi-mme.

    Lintroduction dun ordre de dtermination dans lexistence humaine dans le domaine du sens sappelle la raison. La dcouverte de Freud, cest la redcouverte, sur un terrain en friche, de la raison (S I, 10).

    La rintroduction du sens, du sujet souffrant de ses fantasmes, dans le champ de la rationalit, cest lultime (cest--dire la dernire en date) transgression de lancien interdit aristotlicien selon lequel il ne peut y avoir de science de lindividuel.

    Le dsir encombrant

    Mais cette dcouverte dun nouveau continent , celui du sujet, reste en 1964 aussi ambigu , pour reprendre ce terme, quen 1932. Si Freud avait construit linairement dans la perspective dun progrs continu le champ^te=aa, science, Lacan, pour viter un mal entendu .(svertue, rester sur un fil, une voie troite, montrer qtte-eette entreprise ctoie des abmes quelle ne peut mconnatre, ne serait-ce que parce quelle peut tre et est effectivement lobjet de dtournement, dinterprtation pouvant la ramener en arrire, dans la double ornire du clivage dcrit prcdemment (S XI, 26).

  • 36 / Lacan, la formation du concept de sujet

    Lopposition entre lexplication et la comprhension peut en effet se prsenter sous une autre forme : Il y a dans le champ de la recherche dite scientifique, deux domaines que lon peut parfaitement reconnatre, celui o lon cherche et celui o lon trouve. Aprs avoir marqu sa prfrence pour la formule de Picasso : Je ne cherche pas, je trouve et soulign une affinit profonde entre la recherche et le registre religieux ( il sy dit couramment tu ne me chercherais pas si tu ne mavais dj trouv le dj trouv est toujours derrire mais frapp par quelque chose de lordre de loubli. Nest-ce pas ainsi une recherche complaisante, indfinie, qui souvre alors? ) (S XI, 12), Lacan indique lcueil qui guette linterprtation analytique : Si la recherche, en cette occasion, nous intresse, cest par ce qui, de ce dbat, stablit au niveau de ce qui se nomme, de nos jours, les sciences humaines. En effet, on y voit comme surgir sous les pas de quiconque trouve, ce que jappellerai la revendication hermneutique [...]. Or, cette hermneutique, nous autres analystes y sommes intresss par ce que la voie de dveloppement de la signification que se propose lhermneutique se confond, dans bien des esprits, avec ce que lanalyse appelle interprtation. Il se trouve que, si cette interprtation nest pas du tout concevoir dans le mme sens que ladite hermneutique, lhermneutique, elle, sen favorise assez volontiers (S XI, 12-13). Et donc pour cerner son originalit dentreprise explicative qui sachve dans une cause au dtriment dune recherche indfinie toujours plus ou moins mystique, Lacan, cest dans lair du temps, pose la question de la scientificit : Donc pour autoriser la psychanalyse sappeler une science, nous exigerons un peu plus [que le statut quivoque de recherche au sens du cnrs]. Ce qui spcifie une science cest davoir un objet (S XI, 13).

    Cet objet nous ramne notre problme et son quivoque que Lacan formule ici en ces termes : lobjet de la

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    psychanalyse est le sujet, non pas pris comme objet en face dun observateur neutre mais comme ne pouvant faire lobjet dun travail que dans un rapport, une structure dans laquelle lanalyste est partie prenante. En dautres termes, le psychanalyste, dans son effort de comprhension du sujet qui lui parle, dcouvre que ses interprtations, sil ny prend pas garde, sont toujours profondment marques par sa propre subjectivit. Le dcalage hirarchique, facteur d objectivit , quon sattend trouver dans une observation prtention scientifique, entre le sujet et lobjet, est ici totalement absent : un sujet est confront un autre sujet et entrevoit en lui des problmes qui sont loin de le laisser neutre ou indiffrent. Son propre dsir , cest--dire le systme de ses attitudes et de ses options inconscientes, de ses dispositions desprit, pourrait-on dire, doit donc tre analys. On na pas lhabitude dans les sciences de se soucier des intentions ou de ltat desprit de lexprimentateur : il est impossible ici den faire abstraction.

    Lobjet de la psychanalyse suscite donc aussitt la question : Quel est le dsir de lanalyste? (S XI, 14). Or, la rationalit de cette question ne va pas de soi : en effet, ce qui distingue prcisment lalchimie, par exemple, de la chimie et montre quaprs tout elle nest pas une science , cest quelque chose mes yeux de dcisif, que la puret de lme de loprateur tait comme telle et de faon dnomme un lment essentiel en laffaire (S XI, 14).

    Lacan semble vouloir nous dire que la psychanalyse a pour destin, de par son objet, de poser les questions et les problmes les plus quivoques et les plus ambigus et ne pas les rgler en reculant devant les difficults mais en les accentuant. Rgler le problme, cest donc lutter contre lobscurantisme qui guette, comme le souligne le prire dinsrer des Ecrits (1966) : Il faut avoir lu ce

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    recueil, et dans son long, pour y sentir que sy poursuit un seul dbat, toujours le mme, et qui, dt-il paratre dater, se reconnat pour tre le dbat des Lumires. Cest quil est un domaine o laurore mme tarde : celui qui va dun prjug dont ne se dbarrasse pas la psychopathologie la fausse vidence dont le moi se fait titre parader de lexistence. Lobscur y passe pour objet et fleurit de lobscurantisme qui y retrouve ses valeurs. Nulle surprise donc quon rsiste l mme la dcouverte de Freud, terme qui se rallonge ici dune amphibologie : la dcouverte de Freud par Jacques Lacan. Jouant sur les mots, Lacan sous-entend ce que nous avons essay de montrer : savoir quil cherche dgager la porte de la dcouverte freudienne en cherchant les points dappui qui lui permettent dcarter ce qui tend systmatiquement la recouvrir, du fait de sa position intenable qui menace toujours de verser au scientisme ou lobscurantisme. Dans la Thse, ces points dappui se situent du ct dune anthropologie que lon va examiner de plus prs. Aprs guerre cest la linguistique qui les fournit. Le lecteur apprendra ce qui sy dmontre : linconscient relve du logique pur autrement dit du signifiant (S XI, 23).

    Or, si nous poursuivons la lecture du dbut du sminaire de 1964, nous voyons au cours de lanalyse rapide de ce nouvel appui rapparatre le mme problme, qui nous avait arrt dans la Thse, des rapports entre le sujet et la structure qui lentoure et le saisit. Ce qui va nous permettre de faire ressortir le mouvement qui va du rglement rationaliste de la question du sujet son approfondissement, de la structure du signifiant qui lui confre le statut dune ralit accessible (dite quantifiable dans la Thse, qualifiable ici), la caractrisation de linconscient comme cet inaccessible commandant les configurations particulires que prend cette structure au niveau du sujet.

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    La majorit de cette assemble a quelques notions de ce que jai avanc ceci linconscient est structur comme un langage qui se rapporte un champ qui nous est aujourdhui beaucoup plus accessible quau temps de Freud. Je lillustrerai par quelque chose qui est matrialis sur un plan assurment scientifique, par ce champ quexplore, structure, labore, Claude Lvi-Strauss, et quil a pingl du titre de Pense sauvage. Avant toute exprience, avant toute dduction individuelle, avant mme que sy inscrivent les expriences collectives qui ne sont rapportables quaux besoins sociaux, quelque chose organise ce champ, en inscrit les lignes de force initiales. Cest la fonction [...] classifica- toire primaire. Ds avant que des relations stablissent qui soient proprement humaines, dj certains rapports sont dtermins (S XI, 24).

    Lacan dispose, aprs guerre, par lintermdiaire de luvre de Lvi-Strauss, de lide dune antriorit et dune prsence dterminante dune culture comme systme de classification, combinatoire qui prlve dans la nature des lments empiriques de manire les disposer dans une seconde nature qui assigne aux individus venir leur place et leur fonction. Cest par et dans le langage que cette laboration a lieu et la linguistique donne, partir de luvre de Saussure, les lois de fonctionnement de ces systmes.

    De nos jours, au temps historique o nous sommes de formation dune science, que lon peut bien qualifier dhumaine, mais quil faut bien distinguer de toute psycho-sociologie, savoir la linguistique, dont le modle est le jeu combinatoire oprant dans sa spontanit, tout seul, dune faon pr-subjective, cest cette structure qui donne son statut linconscient. Cest elle en tout cas qui nous assure quil y a sur le thme de linconscient quelque chose de qualifiable, daccessible, et dobjectivable (S XI, 24).

    Que linconscient se donne travers un jeu linguistique comme le rve qui en est lune des modalits principales

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    ( la voie royale ), Freud lavait dj tabli en se passant de loutil linguistique alors manquant. Celui-ci permet dapprofondir sa dcouverte, de souligner sa validit profonde, un point peut-tre insouponn par Freud lui- mme. Telle est lassise rationnelle qui limine toute conception de linconscient comme force obscure et mystrieuse Il ne suffit certes pas de dire que linconscient est un concept dynamique, puisque cest substituer lordre du mystre le plus courant un mystre le plus particulier la force a sert en gnral dsigner un lieu dopacit (S XI, 24). Mais cette assise rationaliste entrant bien, comme on va le voir, dans le cadre de ce quon a pu appeler un certain structuralisme , qui nest peut-tre quun nouveau mcanisme, ne suffit justement pas Lacan. Approfondissant la question du sujet pour cerner au plus prs sa spcificit propre, il insiste sur le problme du dsir de lanalyste, thme de rflexion qui le rejette, dit-il, dans les parages dune attitude pr-scientifique (lalchimiste au cur pur). Il sattire donc invitablement, par le jeu de ballottement qui caractrise sa position depuis la Thse, la question de son ventuel psychologisme, cest--dire de son idalisme.

    M. Tort. Quand vous rapportez la psychanalyse au dsir de Freud, et au dsir de lhystrique, ne pourrait-on vous accuser de psychologisme? (S XI, 17). Cette question nave de lavocat du diable souligne une fois de plus la nature profondment mine du terrain sur lequel savance Lacan. Le thme du dsir du sujet trane derrire lui une filiation, une thmatique, qui lui colle la peau. Lacan rpond nouveau en associant ce qui est habituellement dissoci : il y a un en-de de P objectivit qui est encore de lobjectif, bien que sa seule dnomination possible (le subjectif) prte indfiniment confusion. La rfrence au dsir de Freud nest pas une rfrence psychologique. La rfrence au dsir de lhystrique nest pas une rfrence psychologique. Jai pos la question suivante le fonctionnement de la Pense sauvage, mis par Lvi-Strauss

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    la base des statuts de la socit, est un inconscient, mais suffit-il loger linconscient comme tel ? et sil y parvient loge-t-il linconscient freudien? [...] Cest aussi du dsir comme objet quil sagit chez Freud (S XI, 17).

    Ce dont la linguistique nous dbarrasse, cest de la subjectivit originelle motrice et autonome; mais elle laisse en suspens, ou plutt suscite la question de la subjectivit produite, tardive et dpendante : la subjectivit sujette , dont Lvi-Strauss dcrit parfaitement le milieu , les conditions de possibilit, mais non la production et la nature. Une telle question en effet na rien de psychologique, elle est neuve. Mais le fait que loeuvre de Freud puisse tre rinscrite dans le champ de la psychologie montre que le retour Freud consiste bien dcouvrir cette question neuve et irrductible. Toutefois, contrairement tout ce quune vulgate structuraliste a voulu croire, le risque de lenfouissement existe au sein mme du champ o Lacan trouve ses appuis. Do les distinctions rptes quil nonce rencontre dune certaine image simpliste quon pourrait se faire de son projet : Mais quand jincite les psychanalystes ne point ignorer ce terrain qui leur donne un solide appui pour leur laboration, est-ce dire que je pense tenir les concepts introduits historiquement par Freud sous le terme dinconscient? Eh bien non! Je ne le pense pas. Linconscient, concept freudien, est autre chose, que je voudrais essayer de vous faire saisir aujourdhui (S XI, 24).

    Le risque structuraliste

    Ds quil sagit d autre chose , on pense trop vite par couple, dune manire alternative : Ou bien... ou bien. Linconscient freudien se saisit par le biais dune rflexion sur le langage, mais il est autre chose :

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    sil nest pas une fonction dans une structure, que peut-il tre dautre, sinon une puissance spirituelle, ou une ralit organique? Ainsi raisonne la pense alternative. Et cest sans doute cette dimension tout autre, cette autre scne qui aura t la moins comprise chez Lacan, mme de la part de ceux qui le rangeaient leur ct.

    Parmi eux Foucault lui-mme, qui, poursuivant dans un autre texte ses classifications, crit : Limportance de Lacan vient de ce quil a montr comment, travers le discours du malade et les symptmes de sa nvrose, ce sont les structures, le systme mme du langage et non pas le sujet qui parlent... avant toute existence humaine, il y aurait dj un savoir, un systme que nous redcouvrons... Quest-ce que cest que ce systme anonyme sans sujet, quest-ce qui pense? Le sujet a explos (voyez la littrature moderne). Cest la dcouverte du il y a. Il y a un on m1.

    Foucault ici se fait le vulgarisateur dun certain structuralisme. Rapportant la pense de Lacan, il lui fait dire, la lettre, le contraire de ce quelle dit. Voulant faire ressortir limportance dun ordre de dtermination structurale et anonyme dans lexistence humaine, il lui impute deux consquences, celle dune vacuation du sujet et celle dune conception de lindividu comme nud dans un rseau, comme pur carrefour dinfluences : prcisment, ce lieu dune succession de sensations de dsirs et dimages que Lacan critiquait ds le dbut de sa Thse. Certes, Foucault vise ici le mme sujet libre que la psychanalyse a dfait dans ses prtentions et ses privilges. Mais, liminant la question du sujet par la mme occasion, il jette le bb avec leau du bain et tombe sous le coup de toute largumentation de la Thse. Mettre de la pense anonyme la place de Dieu nous dbarrasse de Dieu mais pas de la place. Or, cest prcisment cette place qui est repenser quand on veut, comme Lacan, ngliger ce trop mcanique partage entre sens et concept dont Foucault ne conteste pas la validit.

    1. Michel Foucault, Entretien, dans La quinzaine littraire, 15 mai 1966.

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    Disons quici la confusion provient de cette porte trop vaste, sociologique , accorde aux concepts lacaniens. Les considrer en dehors de lexercice de leur fonction, de leur objet, oblige les mconnatre et les travestir. La pense dune poque nest effectivement pas la somme des penses de sujets . Lhistoire est bien un procs sans sujet : mais le sujet, lui, nest pas un procs sans sujet.

    A la suite de la confrence de Foucault sur Qu'est-ce qu'un auteur?, Lacan est lui-mme intervenu dune manire claire sur la ncessit de cette rectification : Je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il nest nulle part question dans le champ vaguement dtermin par cette tiquette, de la ngation du sujet. Il sagit de la dpendance du sujet, ce qui est extrmement diffrent; et tout particulirement au niveau du retour Freud, de la dpendance du sujet par rapport quelque chose de vraiment lmentaire, et que nous avons tent disoler sous le terme de signifiant *. Sans anticiper sur la question de la dpendance on peut simplement faire remarquer que le thme dune ngation du sujet qui revient si souvent dans les commentaires propos des travaux de cette priode ne peut concerner Lacan : ce serait lui retirer lobjet mme de ses rflexions qui nest pas le sujet tout court mais sa rintroduction. Ce qui a pu tre pris pour ngation du sujet, cest en fait la ngation dune certaine ide du sujet. Mais cette confusion, fort comprhensible, est dpourvue de fondement, car Lacan ne substitue pas un sujet un autre mais travaille prcisment sur le rapport entre le sujet vrai qui est le sujet de linconscient (E, 372) et la reprsentation errone bien quinvitable quil se fait de lui-mme : le sujet au sens courant, populaire et mtaphysique .

    Quelle est la structure du sujet qui parvienne rendre compte de cette mconnaissance constitutive ? On sent bien quil est plus simple de ne voir dans le champ ouvert

    1. M. Foucault, Quest-ce quun auteur? , Confrence la Socit franaise de Philosophie, le 22 fvrier 1969. Republie dans Littoral, n 9, juin 1983, p. 3-32. Lintervention de Lacan se trouve p. 31.

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    par cette question rien dhabituel et donc rien dacceptable : cette confusion nest donc pas innocente.

    Des repres historiques

    A la fin dun article sur La psychologie de 1850 1950 , crit en 1954, Foucault signalait les impasses de cette discipline en ces termes : Le dpassement de la psychologie se fait vers une anthropologie qui tend une analyse de lexistence humaine dans ses structures fondamentales. Se rfrant Binswanger, il insistait sur la ncessit de ressaisir lhomme comme existence dans le monde , et de lapprhender dans la libert fondamentale dune existence qui chappe de plein droit la causalit psychologique . Cette envole philosophique, assez traditionnelle, ne lempchait pas de remarquer plus finement : Mais linterrogation fondamentale demeure. Nous avions montr en dbutant que la psychologie scientifique est ne de contradictions que lhomme rencontre dans sa pratique; et que dautre part tout le dveloppement de cette science a constitu en un lent abandon du positivisme qui lalignait lorigine sur les sciences de la nature. En effet, Foucault avait prcdemment analys la dcouverte du sens partir de Dilthey, dont il voyait lapothose dans Freud qui confre un statut objectif la signification . Dans cette mesure on peut dpasser lopposition du subjectif et de lobjectif, celle de lindividu et de la socit. Une tude objective des significations est devenue possible '.

    Mais comme il reprait, de manire assez clectique, la ralisation de cette tude, aussi bien dans le behaviorisme, la psychologie de la forme, luvre de Wallon que la phnomnologie,il ne pouvait sempcher de conclure : Cet abandon (du positivisme) et lanalyse nouvelle des significations objectives ont-ils pu rsoudre les contradictions qui lont motive? Il ne semble pas puisque dans les formes actuelles de la psychologie

    1. Tableau de la philosophie contemporaine, sous la direction de A. Weber et D. Huisman, Fischbacher, 1957, p. 599.

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    on retrouve ces contradictions sous laspect dune ambigut que lon dcrit comme coextensive lexistence humaine. Ni leffort vers la dtermination dune causalit statistique, ni la rflexion anthropologique sur lexistence ne peuvent les dpasser rellement : tout au plus peuvent-ils les esquiver, cest--dire les retrouver finalement transposes et travesties. En effet, toutes les analyses de significations objectives se situent entre les deux temps dune opposition : totalit ou lment; gense intelligible ou volution biologique; performance actuelle ou aptitude permanente et implicite; manifestations expressives momentanes ou constance dun caractre latent; institution sociale ou conduites individuelles : thmes contradictoires dont la distance constitue la dimension propre de la psychologie. Mais appartient-il la psychologie de les dpasser, ou doit-elle se contenter de les dcrire, comme les formes empiriques, concrtes, objectives dune ambigut qui est la marque du destin de lhomme ?

    Ces remarques, qui sachevaient sur un appel revenir ce quil y a de plus humain dans lhomme, lhistoire , constituent finalement la liste des questions que Lacan entreprenait de traiter dans sa Thse de 1932. On a vu quil les rsolvait en contestant la validit de ces fausses oppositions. Sa perspective est en effet tout fait trangre la logique de ce dveloppement problmatique que Foucault analysait dans lhistoire de la psychologie. Si lon voulait linscrire dans une filiation, cest sans doute dans celle dAuguste Comte inventant la sociologie quil serait le moins dpays. A ceci prs quil sempresserait dajouter un chapitre au systme de classification des sciences, considrant que la nature de lesprit humain ne se saisit pas seulement dans le dveloppement de ses productions scientifiques mais aussi, dune autre manire et sous dautres aspects, dans cet ordre de phnomnes pathologiques ou apparemment futiles que Comte a cart mais que Freud a retenu. Chercher leur mode de rationalit propre est un mot dordre comtien. Et si Comte a exclu de la science la psychologie, cest quil ne lentendait quau sens de lintrospection, sans poser la question dune personnalit objectivement identifiable au niveau de la logique personnelle de ses comportements et de ses discours.

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    Cette atypie caractristique du jeune Lacan explique quen 1932 personne parmi les spcialistes nait prt attention ses positions et quen 1954 Foucault ait pu traiter son sujet sans mme mentionner la Thse, dont il ignorait sans doute lexistence.

    Pourtant, ce sont typiquement les exigences (et les thmes) de la Thse que lon retrouvait en 1947 dans une confrence de G. Canguilhem intitule Le vivant et son milieu. Formules propos de la biologie, elles saccordaient immdiatement aux textes de Lacan, dans la mesure mme o celui-ci intgre la perspective freudienne dans lensemble des sciences naturelles, plus particulirement des sciences de la vie dont elle constitue, pour reprendre encore une fois Auguste Comte, une modification ou une spcification. Le milieu propre des hommes nest pas situ dans le milieu universel comme un contenu dans un contenant. Un centre ne se rsout pas dans son environnement. Un vivant ne se rduit pas un carrefour dinfluences. Do linsuffisance de toute biologie qui, par soumission complte lesprit des sciences physico-chimiques, voudrait liminer de son domaine toute considration de sens. Un sens du point de vue biologique et psychologique, cest une apprhension de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin cest, pour qui lprouve et le vit, un systme de rfrences irrductible et par l absolu n1. Ici aussi la question du sens tait rintroduite une place qui nest ni mtaphysique ni phnomnologique : cest le programme de Lacan lui-mme qui tait nonc (que Canguilhem le confie une philosophie pistmo- logique et que Lacan le reprenne par la psychanalyse est secondaire). Cela na rien dtonnant de la part de quelquun qui affirme, dun point de vue scientiste et mme matrialiste , cest--dire en cherchant donner cette perspective le caractre consquent quelle na pas toujours, que la naissance, le devenir et les progrs de la science... doivent tre compris comme une sorte dentreprise assez aventureuse de la vie *. La science est un fait dans le monde en mme temps quune vision du monde et cette analyse de linclusion dans son

    1. G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, 1971, p. 154.2. Ihid., p. 153.

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    exprience de ce vivant savant quest le biologiste x ne le rapproche pas du problme de lalchimiste au cur pur mais de lanalyste dont le dsir est en question.

    Lexprimentation nest pas un pur spectacle mais une structure (au moins) deux termes, dont le fonctionnement approximatif est la fois invitable et artificiel . Lobjectivit qui sen dgage ne peut tre que le rsultat dune dialectique, dune rectification sans fin. Elle nest jamais une simple transcription du rel. Ce type dobjectivit particulier, dont Lacan dans sa Thse utilise le concept pour faire une place la psychanalyse, ne constitue finalement pas sa spcificit, voire mme la limitation caractristique, qui justifierait son ostracisme. Bachelard^ Canguilhem ont au contraire montr que cest lobjectivite mme des sciences et que ce dont elle se diffrencie cest bien plutt dune ide philosophique de lobjectivit. La rintroduc- tion de la question du sens ne peut donc porter simplement sur lmergence dun objet nouveau, mais elle bouleverse galement en retour la conception gnrale de la science, Ploigne dune pistmologie raliste et fait apparatre son caractre constituant, que Lacan aussi repre, tout autant dans lactivit de la science que dans celle du sujet ordinaire, et donc a fortiori dans lactivit de la science du sujet ordinaire, ou pathologique.

    Dans la Thse, Lacan propose un autre historique du problme, qui fait ressortir cette ide. Ce nest hlas pas un truisme de le rappeler, la psychiatrie tant la mdecine du psychique, a pour objet les ractions totales de ltre humain, cest--dire au premier plan, les ractions de la personnalit. Or, nous croyons lavoir dmontr, il ny a pas dinformations suffisantes sur ce plan sinon par une tude aussi exhaustive que possible de la vie du sujet. Nanmoins, la distance qui spare lobservation psychiatrique de lobservation mdicale courante nest pas telle quelle explique les vingt-trois sicles qui sparent Hippocrate, le pre de la mdecine, dEsquirol, o nous verrions volontiers le partre de la psychiatrie. La saine mthode de lobservation psychiatrique tait dj connue en effet dHippo- crate et de son cole (T, 266).

    1. Ibid., p. 39.

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    On peut comprendre, partir de ce passage, la signification et la valeur des emprunts que Lacan fera auprs de divers courants philosophiques, apparemment loigns de toute proccupation scientifique. Il suffit en effet de se reporter lanalyse du rle du vitalisme dans lvolution de la biologie, ralise par Canguilhem : de mme que cest par ladoption dune position vitaliste que sest affirme toute biologie soucieuse de son indpendance lgard des ambitions annexionnistes des sciences de la matire *, de mme Lacan recherche, chez les phnomnologues, par exemple, le moyen de lutter contre le rductionnisme des sciences physico-chimiques, sans pour autant scarter de leurs exigences, qui sont en mme temps les siennes. On peut trouver la confirmation de cette hypothse dans la rfrence Hippocrate, prsent par Lacan comme le fondateur dune mthode mdicale aussitt oublie et dont la redcouverte commanderait la rvolution ncessaire en psychiatrie. Canguilhem en effet a montr que la tradition vitaliste se rclamait toujours dHippocrate, et que, ce titre, elle est plus constitue par un esprit que par une doctrine : ce nest pas une thorie parmi dautres, mais un type dexigence non rduc- tionniste, un style dinterrogation qui repose la question de la mthode et de lindividu sur fond desprit scientifique. Analogiquement, cet esprit claire la position lacanienne.

    Laveuglement sculaire qui a suivi ne nous semble imputable qu la domination changeante, mais continue, de prjugs philosophiques. Ayant domin quinze sicles avec Galien, ces prjugs sont maintenus remarquablement par la psychologie atomistique de Y Encyclopdie, renforcs encore par la raction comtiste qui exclut la psychologie de la science, et restent non moins florissants chez la plupart des psychiatres contemporains, quils soient psychologues ou soi-disant organicistes. Le principal de ces prjugs est que la raction psychologique noffre pas ltude dintrt en elle-mme, parce quelle est un phnomne complexe. Or, ceci nest vrai que par rapport aux mcanismes physico-chimiques et vitaux que cette raction fait jouer, mais faux sur le plan qui lui est propre. Il est en effet un plan

    1. G. Canguilhem, Aspects du vitalisme, dans La connaissance de la vie, op. cit., p. 83-100.

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    que nous avons essay de dfinir, et o la raction psychologique a la valeur de toute raction vitale : elle est simple par sa direction et par sa signification (T, 266).

    Ce qui importe ici ce sont les arguments qui tentent dexpliquer P aveuglement du mdecin aux ractions de la personnalit : cest des philosophies quil impute cette responsabilit et cest une saine pratique clinique quil accorde au contraire le privilge dun regard juste. Ce serait mal connatre Lacan que de voir ici une opposition de la thorie et de la pratique. Il oppose au contraire une thorie raliste et ontologisante, strile dans ses observations, et une thorie constituant son objet et permettant seule une pratique effective : la simplicit de la raction psychologique propre au plan psychognique, ayant la dignit dun objet part entire, est clairement prsente comme le rsultat dun regard et dun intrt ( par rapport ), et non comme une caractristique ontologique. Ces fonctions vitales napparaissent, ne sautent aux yeux que si lon sabstient justement de les dcom- poscr en des lment^ qui, pour tre leur matire, ne concernent pourtant pas le niveau o elles sont pertinentes : ce ne sont pas des molcules que les hommes mangent, mais des plats prpars selon des rituels dont luvre de Lvi-Strauss a suffisamment montr quils avaient eux aussi une signification et une direction . Paraphrasons Lacan : ces principes de saine observation qui ont fait leur preuve dans le domaine de lanthropologie devraient-ils cesser dtre appliqus au seuil du domaine des faits psychiques dans lequel Freud a pourtant montr toute leur efficacit? Cet argument ne peut que rester lettre morte pour tous ces contemporains qui croient suppler, dans lobservation des phnomnes, aux principes dobjectivit, par des affirmations gratuites sur leur matrialit (T, 336). Mais cest parce quici nous touchons un domaine o il nest pas possible que les faits soient reconnus aussitt quidentifis et pris en compte aussitt que reconnus. Une rsistance particulire soppose la formation dun tel regard et rend la tche difficile. Quand Lacan voque les circonstances historiques favorables grce auxquelles lobservation du psychisme humain, non pas de ses facults abstraites, mais de ses ractions concrtes, nous est nouveau permise ,

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    il pense Freud sans doute, qui a donn les moyens de sentir dans ce que Comte nglige, cette insistance de ce qui cogne la vitre , comme dit Andr Breton. Mais cest peut- tre aussi la prsence et luvre de ce dernier qui donnent, dans le mouvement surraliste, une nouvelle existence cet ordre de ralit, ou de surralit, qui acquiert dautant plus de valeur dtre explicitement li des proccupations pratiques. Quoi quil en soit, les uns et les autres, et peut-tre pour des raisons voisines, mettent jour un domaine qui ne demande qu retourner do il vient, cest--dire tre oubli (S XI, 26).

    Aussi, de ces deux oprations thoriques, de ces deux dplacements qui consistent ouvrir un continent nouveau et lui appliquer un mode de conceptualisatio