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Lacan et Merleau-Ponty : dialogue et divergence Alfredo Zenoni Lacan introduit 1 dans la psychiatrie française, avec sa thèse de doctorat 2 , une nouveauté dans le fait de suivre et d’accueillir dans les plus petits détails, la parole des patients pour en extraire une orientation de traitement. Cette innovation est toute inspirée par la psychiatrie allemande, de matrice phénoménologique et en particulier par Karl Jaspers. Comme celui ci, Lacan se sert de la grande distinction faite par Dilthey entre sciences de la nature et science de l’esprit. Différenciant rapports de causalité et rapports de compréhension, il met en oeuvre une clinique dont il démontre à la fois les conséquences pratiques et la portée objective. Elle permet d’isoler des entités cliniques qui autrement échapperaient à l’observation. Ce qui est déterminant dans la clinique psychiatrique, comme dans l’expérience humaine en général, c’est le sens que les faits et les événements ont pour un individu ou pour un groupe. Ce qui compte c’est la manière dont ils sont vécus et compris, ce qui suppose que leur sens ne soit pas déjà là, mais qu’il dépend des sujets qui les vivent. Le sujet donne un sens à un fait là où comme effet d’une cause il n’en a pas. Dans les choses humaines les phénomènes ont un sens, qui n’est pas l’effet d’une cause, mais celui donné par un sujet. Le sens versus la cause De sa thèse jusqu’aux années de l’après-guerre, Lacan développe sa recherche, désormais engagée dans la psychanalyse, en s’appuyant toujours sur cette opposition entre cause et sens. À cette époque, Lacan construit une clinique basée sur la thèse que la folie, comme phénomène humain, n’est pas réductible à une causalité physique, mais est toute vécue dans le registre du sens. C’est à partir des significations que le sujet attribue aux événements de sa vie, que le diagnostic doit être formulé et non pas à partir d’une supposée causalité organique. Par cette prise de position, Lacan est beaucoup plus proche de la phénoménologie et donc des positions de son ami philosophe, Merleau-Ponty, que de son collègue psychiatre Henri Ey. Lacan se réfère à plusieurs reprises explicitement à la Phénoménologie de la perception, pour objecter aux positions organicistes de Henri Ey en psychiatrie. Au niveau de la perception, par exemple, Lacan fait remarquer que ce qui est perçu du monde dans lequel nous nous déplaçons, dont nous nous servons, n’est pas séparable du sujet c’est-à-dire d’une perspective, d’une disposition du corps qui confère au perçu, le sens qui en est constitutif. Un passage des Écrits développe explicitement la thèse suivante : dans la perception, c’est l’expérience vécue qui doit être présupposée à toute analyse réflexive effectuée par la suite et une illusion visuelle s’impose avant que le sujet observe la figure, élément par élément et la corrige 3 . Le monde perçu ne se pose pas là devant moi comme un objet qui existerait tel qu’un géomètre pourrait en décrire les dimensions et les qualités indépendamment de ma perception. Il se configure selon une certaine perspective, un certain sens, indiscernables de ma présence corporelle. 1 Intervention à la journée « Lacan e il suo tempo », organisée par l’Istituto freudiano, Rome, 21 janvier 2012. 2 Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975. 3 Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 179.

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Lacan et Merleau-Ponty : dialogue et divergence

Alfredo Zenoni

Lacan introduit1 dans la psychiatrie française, avec sa thèse de doctorat2, une nouveauté dans le fait de suivre et d’accueillir dans les plus petits détails, la parole des patients pour en extraire une orientation de traitement. Cette innovation est toute inspirée par la psychiatrie allemande, de matrice phénoménologique et en particulier par Karl Jaspers. Comme celui ci, Lacan se sert de la grande distinction faite par Dilthey entre sciences de la nature et science de l’esprit. Différenciant rapports de causalité et rapports de compréhension, il met en oeuvre une clinique dont il démontre à la fois les conséquences pratiques et la portée objective. Elle permet d’isoler des entités cliniques qui autrement échapperaient à l’observation. Ce qui est déterminant dans la clinique psychiatrique, comme dans l’expérience humaine en général, c’est le sens que les faits et les événements ont pour un individu ou pour un groupe. Ce qui compte c’est la manière dont ils sont vécus et compris, ce qui suppose que leur sens ne soit pas déjà là, mais qu’il dépend des sujets qui les vivent. Le sujet donne un sens à un fait là où comme effet d’une cause il n’en a pas. Dans les choses humaines les phénomènes ont un sens, qui n’est pas l’effet d’une cause, mais celui donné par un sujet. Le sens versus la cause De sa thèse jusqu’aux années de l’après-guerre, Lacan développe sa recherche, désormais engagée dans la psychanalyse, en s’appuyant toujours sur cette opposition entre cause et sens. À cette époque, Lacan construit une clinique basée sur la thèse que la folie, comme phénomène humain, n’est pas réductible à une causalité physique, mais est toute vécue dans le registre du sens. C’est à partir des significations que le sujet attribue aux événements de sa vie, que le diagnostic doit être formulé et non pas à partir d’une supposée causalité organique. Par cette prise de position, Lacan est beaucoup plus proche de la phénoménologie et donc des positions de son ami philosophe, Merleau-Ponty, que de son collègue psychiatre Henri Ey. Lacan se réfère à plusieurs reprises explicitement à la Phénoménologie de la perception, pour objecter aux positions organicistes de Henri Ey en psychiatrie. Au niveau de la perception, par exemple, Lacan fait remarquer que ce qui est perçu du monde dans lequel nous nous déplaçons, dont nous nous servons, n’est pas séparable du sujet c’est-à-dire d’une perspective, d’une disposition du corps qui confère au perçu, le sens qui en est constitutif. Un passage des Écrits développe explicitement la thèse suivante : dans la perception, c’est l’expérience vécue qui doit être présupposée à toute analyse réflexive effectuée par la suite et une illusion visuelle s’impose avant que le sujet observe la figure, élément par élément et la corrige3. Le monde perçu ne se pose pas là devant moi comme un objet qui existerait tel qu’un géomètre pourrait en décrire les dimensions et les qualités indépendamment de ma perception. Il se configure selon une certaine perspective, un certain sens, indiscernables de ma présence corporelle.

1 Intervention à la journée « Lacan e il suo tempo », organisée par l’Istituto freudiano, Rome, 21 janvier 2012. 2 Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975. 3 Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 179.

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Toute la première partie du travail de Lacan a permis de situer pleinement la psychanalyse dans ce vaste mouvement de promotion des Geistwissenschaften dans leur indépendance et leur logique propre, distincte de celle des Naturwissenschaften. Et en cela Lacan est sur la même longueur d’onde que Merleau-Ponty, là où ne l’oublions pas, pour Freud la psychanalyse était toute entière inscrite du côté des sciences de la nature. Et quelque chose de cette perspective « phénoménologique » se maintient dans les premiers séminaires chaque fois qu’il s’agit d’opposer à la perspective causaliste d’un phénomène, le sens qu’il prend pour un sujet. Ainsi dans le Séminaire Les psychoses, Lacan évoque cette petite séquence de l’enfant qui reçoit un coup et qui se demande : « c’est une caresse ou c’est une gifle ? ». Si on lui répond que c’est une claque, il pleure ; si on lui répond que c’est une caresse, il est enchanté.4 C’est un exemple situé dans la perspective phénoménologique du sens. De son côté, Merleau-Ponty manifeste un intérêt pour la notion psychanalytique d’inconscient en ce qu’elle constitue une contribution majeure au niveau primordial de l’intentionnalité, en deçà de l’attitude consciente et réflexive, que la phénoménologie a remis au jour. Il pense s’accorder avec la psychanalyse pour affirmer que la conscience et le moi, non seulement n’épuisent pas l’intentionnalité, mais constituent comme une « superstructure tardive », secondaire et dérivée, au regard d’un vécu préréflexif, d’un être-au-monde profondément inséparable de la trame charnelle qui le relie aux choses et aux autres. D’une part, Merleau-Ponty reconnaît à Freud – tout en critiquant son langage causaliste – d’avoir pu isoler la logique « d’implication ou de promiscuité » qui opère à ce niveau primordial, qu’il appellera ensuite : la chair, source d’un symbolisme naturel, d’une mythicité et d’un onirisme au travers desquels nos relations avec les choses et les autres sont vécues5. Cet inconscient, nous le verrons, a très peu à voir avec l’inconscient dont Lacan va mettre en lumière la spécificité freudienne. D’autre part, Merleau-Ponty est sensible aux critiques lacaniennes de cette promotion du moi de la psychanalyse d’outre-océan, en tant que le moi non seulement s’avère n’être qu’une formation secondaire, mais surtout être un principe de méconnaissance et d’aliénation. L’inconscient Et puis, le grand tournant se produit chez Lacan, dont il dit lui-même dans le texte qui en est le manifeste : « L’instance de la lettre », qu’il s’y était pris un peu trop tard pour l’effectuer, tournant qui en est d’abord un par rapport à lui-même. L’amitié entre Merleau-Ponty et Lacan continue inentamée tout comme leur dialogue. Mais la divergence est désormais patente, même si Lacan ne manquera pas d’évoquer un rapprochement de la part de Merleau-Ponty à son propre champ, à partir des dernières notes publiées sous le titre de Le visible et l’invisible. Dans le cours du séminaire sur Le moi et la technique psychanalytique, en 1955, Lacan avait déjà formulé une critique, suite à une conférence de Merleau-Ponty, sur ce qu’il avait appelé le gestaltisme fondamental de sa philosophie, à savoir sa perspective foncièrement unitaire, se construisant par totalités successives, où tout se tient, tout s’enveloppe, et dont la notion de bonne forme fournit le pivot. Une orientation fort différente de celle d’un Freud qui met surtout au centre de l’être humain la notion d’un conflit essentiel. Mais c’est surtout avec le texte « L’instance de la lettre » que s’effectue la coupure décisive. Lacan prend désormais au sérieux, c’est-à-dire tire les conséquences du fait que la pratique de l’analyse est une pratique de parole. Elle n’est pas une pratique de prise de conscience, mais de mise en mots. Or, dans une perspective régie par la donation du sens, la dimension de la parole apparaît être tout à fait secondaire, voire superflue, et n’être qu’une manière

4 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 14-15. 5 Merleau Ponty M., Résumés de cours, Collège de France, 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968, p. 69-71.

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d’exprimer un sens qui peut très bien se passer de mots. Le sujet du sens peut être un sujet sans parler. En effet, percevoir, penser, être-au-monde sont le fait d’une présence, pour la phénoménologie, qui antécède le langage. Pour soutenir que la psychanalyse est une pratique de parole, il s’agit de considérer la parole comme ayant une consistance propre, en tant qu’elle est inséparable de son articulation linguistique ; il s’agit de prendre la parole dans sa littéralité. Le sujet n’est sujet de la parole que s’il est sujet du signifiant6. Si on prête l’oreille à la forme signifiante du dire, à l’articulation même des mots plutôt qu’au sens que le sujet est censé exprimer à travers eux, une autre pensée, un autre vouloir dire, peuvent s’y entendre ou s’y lire. Dans l’énoncé : « quiconque dira que le roi d’Angleterre est un con aura affaire à moi », la lettre de ce que je veux dire, à savoir que je condamne cette injure, dit précisément ce que je condamne. Lorsque la lettre dit, allusivement, autre chose que le sens énoncé, dit autre chose ou le contraire de ce que le sujet voulait dire (lapsus), évoque un autre nom de peintre à la place de celui dont il essaie de se souvenir, c’est d’un autre sujet que le sujet qui s’exprime dont il s’agit ; lorsque la lettre est équivoque, parce qu’on prononce de la même façon deux mots écrits différemment, lorsque cette dimension du signe qui relève de sa matérialité langagière, indépendamment du sens que le sujet lui donne, est isolée, c’est à un sujet tout aussi parlé que parlant, c’est à un sujet divisé que nous avons affaire. Cet accent mis sur le signifiant – en tant que le signifiant « je ne dirais pas seulement se distingue par ses lois, mais prévaut sur le signifié à quoi il les impose »7– Merleau-Ponty le refuse, au nom du fait qu’il lui paraît privilégier un aspect du langage qui est fait de « phénomènes de déchet ». Or, c’est précisément cet accent mis sur la littéralité de la parole, sur ce qui dans ses phénomènes marginaux peut se lire, qui distingue l’inconscient proprement freudien, comme résultat d’une pratique de déchiffrage comparable, selon les mots de Freud, à celle des hiéroglyphes égyptiens, de toute notion d’un inconscient primordial, de toute idée d’une intentionnalité archaïque, originaire d’avant le langage. L’inconscient freudien est une pensée, un vouloir dire qui tiennent tout entiers à l’articulation même des mots, sans le sujet. Ici s’opère la coupure radicale qui éloigne désormais la psychanalyse, rénovée par Lacan, de tout voisinage avec la phénoménologie ou l’herméneutique. Le sens n’apparaît plus comme le corrélat d’une intentionnalité, mais comme l’effet d’une cause qui n’est pas d’ordre subjectif. Il apparaît dépendre d’un état du signifiant, de ses connexions objectives, et ne plus être ce que le sujet comprend, la manière dont il vit ou sent les choses. Pour la phénoménologie, donner du sens est justement ce par quoi le sujet échappe au déterminisme de la relation de cause à effet et manifeste la liberté et le caractère constituant de la subjectivité. Au contraire, la considération du signifiant comme produisant le signifié introduit la notion d’une causalité et d’un déterminisme dans le domaine même du sens et, par là même, dans la subjectivité. La grande distinction diltheyenne entre « sciences de la nature » et « sciences de l’esprit » s’en trouve subvertie. Il ne s’agit pas, avec l’inconscient, telle qu’une pratique de la parole dans des conditions bien spécifiques en fait l’hypothèse, d’un vécu plus archaïque que le langage, d’une expérience plus primitive que la pensée, mais d’une pensée parfaitement articulée et qui m’échappe. Il s’agit d’un savoir sur moi-même que je ne savais pas que je savais. Il s’agit, pour parler comme Freud, d’une « représentation inconsciente », qui est pour Merleau-Ponty, jusqu’à la

6Cf. Miller J-A., L’orientation lacanienne, « Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçons du 2 et 9 décembre 1987, inédit. 7 Lacan J., Intervention sur l’exposé de Claude Levi-Strauss, Bulletin de la Société française de philosophie, n°1956 50 3, Paris, Vrin, 1956.

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fin, l’exemple même du type de notions qu’il n’y a pas lieu de retenir du freudisme8. La différence des conceptions de l’inconscient est désormais nette, comme elle apparaîtra dans plusieurs occasions de discussion publique, à la Société française de philosophie, en 1957, ou au colloque de Bonneval de 1960. Pour Merleau-Ponty, le symbolisme primordial, comme définition de l’inconscient, reprise à Politzer, ne peut se retrouver dans le langage proprement dit. Car, l’ouverture à l’être n’est pas linguistique. Merleau-Ponty ne parvient pas à sortir d’une conception génétiste du langage, comme émergeant d’un fond naturel, originaire, silencieux des relations perceptives que notre corps entretient avec les autres et avec les choses. Merleau-Ponty ne peut concevoir, ni accepter l’autonomie de la dimension du symbolique, sa préexistence logique à tout développement, sa discontinuité par rapport à tout imaginaire préalable. Or, ce n’est pas parce que l’être parlant est doté d’un fond inconscient d’expressivité naturelle (« lieu natal de la parole ») qu’il parle, mais c’est parce qu’il parle qu’une part de lui-même lui échappe, qu’il a un inconscient. L’inconscient n’est pas le fond et la condition du langage, mais le langage est la condition de l’inconscient, comme Lacan sera amené à le préciser à l’encontre de ses élèves, Laplanche et Leclaire. Un autre corps Corrélativement, la notion de corps qui se reconfigure dans un deuxième temps de l’enseignement de Lacan n’a plus grand chose à voir avec le corps de la phénoménologie. Le corps est abordé par la phénoménologie dans une visée de réunification fondatrice de ce que Descartes nous avait appris à distinguer artificiellement : le corps, conçu comme une machine expliquée « par figure et mouvement » d’une part, et l’âme, siège de la pensée et de la conscience d’autre part. La phénoménologie recouvre leur profonde unité en mettant au jour l’engagement du corps dans tous les registres de l’intentionnalité. Par la redécouverte de cette compénétration des moments de l’expérience qui ne sont qu’artificiellement séparés entre eux, comme la perception et la pensée, l’émotion et la signification, le vécu et la logique, la phénoménologie s’est inscrite farouchement en faux contre tout dualisme de l’âme et du corps ainsi que contre toute abstraction. Or, observe Lacan, il existe, certes, tout un ordre d’expériences parfaitement valables qui soulignent l’engagement de la totalité de la présence corporelle dans toute perception. Expériences qui montrent, par exemple, qu’« il n’y a pas que les yeux qui soient nécessaires pour voir, mais que nos réactions sont différentes selon que notre peau baigne ou non dans une certaine atmosphère de couleur »9. Mais ce n’est pas à ce corps-là que la clinique psychanalytique a à faire, mais au corps que les phénomènes de la névrose et de la psychose présentifient. Les phénomènes cliniques que la phénoménologie évoque sont eux généralement empruntés à la neurologie. Le corps dont il s’agit en psychanalyse est le corps d’un être qui parle et de ce fait même, voit son fonctionnement organique profondément altéré et transformé par cette incidence du langage. Le corps est changé du fait d’être engagé « dans la dialectique signifiante ». Ses besoins « naturels » sont abolis pour donner lieu à un désir dont la cause est de l’ordre d’une perte, la perte d’une part de vivant, la perte de ce qui « de moi-même est le plus moi-même »10 comme le dit Lacan, « et qui est de moi coupé ». Là où la phénoménologie s’arrête à la description de ces empiétements foisonnants entre les différents registres de la perception et de l’expérience corporelle, qui s’enrichissent mutuellement, l’analyse montre plutôt que, dans chacun de ces registres, quelque chose du corps chaque fois s’en détache créant un manque auquel aucun signifiant et aucune image ne correspondent. Alors que pour la phénoménologie le corps est

8 Cf., Merleau-Ponty M., Préface à l’ouvrage de A. Hesnard, L’œuvre et l’esprit de Freud et son importance dans le monde moderne, Paris, Payot, 1960. 9 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 254. 10 Ibid., p. 258.

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comme toujours en excès par rapport à lui-même, pour la psychanalyse le corps est toujours manquant. Cette partie de soi qui manque, cette « livre de chair » sacrifiée est ce que Freud a appelé « objet perdu », objet du désir au sens d’en être la cause. L’« objet transitionnel » de l’enfant, découvert par Winnicott, en est comme l’emblème, la trace. La spécificité humaine d’un développement de l’enfant, dont la clinique montre qu’il porte d’emblée la marque de sa condition langagière, échappe à Merleau-Ponty. Le langage : son émergence et son apprentissage ne sont pas ignorés par la phénoménologie mais il sont abordés en tant que moment ou aspect du développement. Et non comme caractérisant dés le départ la spécificité de ce dernier. Car le langage est déjà là, dans le « pré-verbal », comme verbal de l’Autre, pour dénaturer la portée et l’expression des besoins élémentaires du petit d’homme, en les inscrivant dans le registre de la réponse à une demande. Ici aussi, Merleau-Ponty est embarrassé par sa perspective génétique. Son commentaire des textes freudiens sur la sexualité infantile est traversé par la question : comment est-il possible que ce qui se développe plus tard, comme la sexualité (et comme le langage), soit là dès le départ ? Malgré une divergence radicale, Merleau-Ponty maintiendra toujours un intérêt pour le freudisme et en particulier pour le freudisme tel qu’il s’élaborait dans les travaux de Jacques Lacan, auxquels il fait allusion dans sa Préface au livre de Hesnard, L’œuvre et l’esprit de Freud et son importance pour le monde moderne. 11 La vision et le regard Finalement, et paradoxalement, c’est dans des domaines plus éloignées de ce dont la psychanalyse s’occupe, c’est-à-dire ne traitant pas de l’inconscient, de la libido, du développement de l’enfant, que les travaux de Merleau-Ponty semblent manifester un certain voisinage avec l’enseignement de Lacan post « Instance de la lettre ». Ses recherches sur la fonction de la lumière dans la vision, sur la peinture et sur une notion d’invisible inhérente à la vision, notamment dans les derniers ouvrages, donnent à Lacan l’impression qu’une articulation aurait pu se faire avec les siennes. C’est ainsi qu’au moment où sort l’ouvrage posthume de Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Lacan peut appuyer son analyse de la pulsion dans le champ scopique, dans le Séminaire XI, sur ce que le philosophe avait pu avancer, dans la Phénoménologie de la perception, concernant la fonction de la lumière dans la vision. Merleau-Ponty y développe l’idée d’une certaine antécédence de l’éclairage par rapport à ma vision, en tant que c’est l’éclairage qui conduit mon regard et me fait voir l’objet. Ce qui l’amenait à dire que l’éclairage est comme voyant déjà lui-même l’objet avant que je ne le voie et que donc la vision est déjà, en quelque sorte, présente dans le spectacle du monde avant moi. Le monde se voit déjà lui-même préalablement à ma vision, et quand je regarde, au fond, « je perçois d’après la lumière, comme nous pensons d’après autrui » dit Merleau-Ponty12. Il introduit par là, à l’occasion de ces analyses, une forme d’antécédence de l’Autre, une forme d’Autre antérieur au sujet, qui n’est pas très éloignée de ce que Lacan avancera lui-même avec la notion de lieu de l’Autre. Merleau-Ponty s’arrête là, à ce surgissement de ma vision, à partir de cette auto-scopie du monde, de cette « voyure » préalable, comme Lacan l’appelle. Il ne va pas jusqu’à y situer, en tout cas à mettre en relief, ce qui fait que moi-même non seulement je vois, mais je fais partie du spectacle. C’est-à-dire que je suis aussi regardé, non par moi-même (comme il dit), mais par le spectacle lui-même, par la lumière, par un regard situé dans l’Autre, qui peut à l’occasion, se localiser, se matérialiser, dans un reflet, une opacité, un bruit. C’est le regard en

11 Cf. Merleau-Ponty M., Préface à l’ouvrage de A. Hesnard, op.cit. 12Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 358.

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tant qu’extrait de la vision, « objet perdu »,13 et qui est ailleurs que là où je vois : « schize » du voyant et du regardé qui répercute, au lieu d’un accord et d’un échange avec le spectacle du monde, la division du sujet. Et, cependant, Lacan n’est pas loin de penser que certaines des notes dans Le visible et l’invisible, et notamment celle qui concerne le retournement en doigt de gant – pour autant qu’il semble y apparaître que la conscience, dans son illusion de se voir se voir, trouve son fondement dans la structure retournée du regard – certaines de ces notes donc laissent apercevoir qu’il se serait peut-être dirigé « vers cette dimension nouvelle de la méditation sur le sujet que l’analyse nous permet, à nous, de tracer »14. Lacan avait l’idée qu’une forme de topologie était en passe de s’introduire dans la perspective de Merleau-Ponty, impliquant alors l’incidence du signifiant dans le champ de la perception. Et déjà dans son article d’hommage, publié à l’occasion de sa mort, Lacan relevait que quand il traitait de peinture, Merleau-Ponty c’était ailleurs qu’au champ de la perception qu’il s’avançait15. Il aurait peut-être « été amené à passer dans mon champ », dit Lacan, mais pour ajouter aussitôt qu’il n’en était pas sûr16. Ce sont, au fond, les derniers mots de Lacan dans son débat avec Merleau-Ponty, dans un rapport amical qui sera resté inchangé jusqu’à la fin, et dont la mort sera liée au souvenir des seules larmes qu’on lui aurait vu verser à l’occasion d’un deuil.

13 Cf. Miller J-A., développé dans son Cours, repris en partie dans : « La logique du perçu », Cahier de l’ACF VLB, n°5, 1995. 14 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p.78. 15Cf., Lacan J., « Maurice Merleau-Ponty », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 175-184. 16 J. Lacan, Le Séminaire, livre XI, op. cit.

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« Jouis avec la femme que tu aimes »

Dominique Rousseau

Il s’agit du verset 9 du chapitre 9 de l’Ecclésiaste, un livre saint de l’ancien testament. Lacan s’y est intéressé à deux reprises : dans le Séminaire D’un Autre à l’autre, livre XVI, leçon du 13 novembre 196817 et dans le Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, livre XVIII, leçon du 16 juin 197118. Jouissance, femme, amour

« […] il faut que vous lisiez dans l’Ecclésiaste les mots suivants – Jouis tant que tu es, jouis, dit l’auteur, énigmatique comme vous savez, de ce texte étonnant, Jouis avec la femme que tu aimes. »19 Lacan le commente ainsi : « C’est le comble du paradoxe, parce que c’est justement de l’aimer que vient l’obstacle. »20 Ce qui intéresse Lacan, donc, c’est le rapport entre la jouissance et l’amour sur fond du rapport entre un homme et une femme.

La notion de jouissance dans l’Ecclésiaste21 De « jouir », il n’est question que de cela dans Qohéleth (Ec 9, 8-10) : « Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs, et que l’huile ne manque pas sur ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t’a donnée sous le soleil, pendant tous tes jours futiles ; car c’est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil. Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le ; car il n’y a ni activité, ni raison, ni connaissance, ni sagesse dans le séjour des morts, où tu vas ». Dans le texte grec de l’ekklesiastes de la LXX, il n’est pas tellement question d’un homme qui jouit mais plutôt d’un homme qui tient à euphrainen (se réjouir en grec), à la euphrosune (réjouissance en grec), ce verbe et ce substantif étant fréquemment employés. Pourtant cette « réjouissance » se teinte bientôt de ce caractère d’impossible que Lacan évoque au sujet d’un « jouir aux ordres »22 du surmoi. « Mais on touche alors très vite aux limites, voire aux contradictions de l’euphrosune. Elle ne dépasse pas le champ des activités humaines (voir 2, 10 ; 3, 22) et en conséquence elle coexiste avec le « tourment » (mokhtos en grec/amal en hébreu) par lequel l’Ecclésiaste définit d’emblée l’existence humaine (1, 3). Ainsi trouve-t-on deux fois la même expression : « Mon cœur s’est réjoui dans tout le tourment que j’ai enduré. » (2, 10 ; parallèle en 5, 18 dans la version grecque)23.

17 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 25. 18 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Le Seuil, 2006, p. 178. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Nous essayerons d’adopter l’orthographe Qohéleth (ou l’Ecclésiaste) dans un contexte de références chrétiennes, Kohélet pour les références judaïques, l’Ecclésiaste pour la traduction grecque de la LXX (du grec ekklesiastes). 22 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 178. « Ce que dit le surmoi, c’est – Jouis ! Tel est l’ordre, l’ordre impossible à satisfaire, et qui est comme tel à l’origine de tout ce qui s’élabore sous le terme de conscience morale, si paradoxal que cela puisse vous paraître. » 23 La bible d’Alexandrie, LXX, tome 18, « l’Ecclésiaste », traduction du grec de la Septante, introduction et notes par Françoise Vinel, Éditions du Cerf, 2002, p. 77.

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Il y a donc, dans ce livre, poursuit Françoise Vinel, « cette interrogation sur le bonheur [qui] explique que l’Ecclésiaste n’ait de cesse de définir ce qui est bon. On compte en effet quarante-cinq emplois de l’adjectif agathos (bon en grec, LXX) »24. Et ce qui est « bon » ne se laisse pas confondre avec le plaisir, Qohéleth préférant le deuil à la fête et la colère au rire (Ec 7, 2). Partons de l’idée que la question qui ouvre Qohéleth : « Quel avantage l’être humain retire-t-il de tout le travail qu’il fait sous le soleil ? » (Ec 1, 3) serait une déclinaison d’un « Comment faire pour jouir ? » Réponse de la tradition rabbinique au « Comment jouir ? » de Qohéleth La réponse est donnée en Ec 12, 13 : « Écoutons la conclusion de tout discours : Crains Dieu et observe ses commandements. C’est là tout l’humain ». Si l’humain « concentre ses efforts vers la Tora qui fut avant le soleil », il en retirera avantage, dit l’école de Rabbi Yanaï25. Étudier et appliquer la Loi : telle est la réponse. C’est un ordre. Nous y reviendrons. Comment passe-t-on d’une telle question à une telle réponse, il faut revenir au livre I des Rois, à l’histoire du roi Salomon supposé être l’auteur de Qohéleth26. En effet, Salomon n’est pas un roi classique : il ne demande ni la gloire ni la richesse, mais la sagesse, c’est-à-dire « le niveau le plus profond de la connaissance de la Tora », écrit le rabbin Scherman27. Celui qui a « le cœur attentif » (1 Rois 3, 12) aux commandements divins a pour « mission » de les accomplir. Jouir en obéissant aux commandements : mission impossible répond Lacan, tout au moins en ce qui concerne la femme aimée. Un problème de traduction « Jouis avec la femme que tu aimes » : ce verset oppose l’amour – du côté de l’Autre comme « trésor de signifiants », au-delà de l’imaginaire narcissique de la « tromperie de l’amour »28 – et la jouissance – du côté du corps, de ce qui ne se laisse pas « civiliser » par le langage. Comment aimer tout en jouissant ? Comment jouir tout en aimant ?

Cela pose un premier problème de traduction – et non des moindres – du verbe « jouir ». Lacan ne cite pas la source dont il se sert. Celle qui s’en rapproche le plus est la traduction de Louis Segond29 : « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes. » Un décalage est introduit puisqu’il ne s’agit pas dans cette version de « jouir de la femme » directement, mais de « jouir de la vie avec la femme » aimée. Notons que Lacan choisit deux traductions : « Jouis de la femme que tu aimes. »30 ou « Jouis avec la femme que tu aimes. »31 La préposition « de » semble accentuer l’immédiateté mais aussi peut-être l’impératif de jouissance avec la femme aimée alors que la préposition « avec » pourrait au contraire en souligner un aspect plus indirect et peut-être moins impérieux.

24 Ibid., p. 78. 25 Cité dans La Bible commentée, « introduction », traduction et commentaires fondés sur les sources talmudiques, midrashiques et rabbiniques, Artscroll Tanach Series, Éditions Colbo, Paris, 1990, p. XVII. 26 L’hébreu utilisé pour ce livre est constellé de mots d’origine araméenne et grecque, beaucoup plus tardifs que l’époque du roi Salomon. 27 La Bible commentée, op., cit. p. XX. 28 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 241 : « En tant que mirage spéculaire, l’amour a essence de tromperie. » 29 Segond L., traducteur de la bible directement de l’hébreu et du grec qui fait référence au sein de l’Église Réformée de France. Nous nous servons ici de la dernière édition de La nouvelle Bible Segond, Société biblique Française, 2002. 30 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 25. 31 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 178.

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Citons d’autres traductions, par exemple, celle de l’École Biblique de Jérusalem32 : « Prends la vie avec la femme que tu aimes. » ; celle de la Bible grecque33 : « Vois la vie avec la femme que tu as aimée. » ; celle d’Alphonse Maillot34 : « Émerveilles-toi de vivre avec la femme que tu aimes ». Compte tenu de l’érudition théologique d’un Lacan, on ne peut supposer qu’il n’ait pas choisi une traduction en particulier, vis-à-vis d’un livre saint auquel il fait référence dans son séminaire sur une période de presque dix ans35. L’interprétation la plus littérale possible de l’hébreu donne36 : « Vois/des vivants/avec la femme que tu aimes/tous les jours des vivants de ta vanité. » Grammaticalement il n’est pas certain que « des vivants » soit le complément d’objet direct de « vois ». Le mot « vanité » (évoquant le célèbre « Vanité des vanités » qui scande tout le texte) signifie « buée », ou, comme le précise d’ailleurs Lacan, « vent, haleine, nuée, chose qui s’efface »37. Le verbe « voir » est très présent dans l’Ecclésiaste, ce que confirme largement la version grecque de la LXX. Nous pouvons donc tenter un rapprochement entre « jouir » et « voir » en évoquant « une jouissance à voir ». Que ce soit « la vie » ou « la femme que tu aimes» (puisqu’il n’est pas assuré grammaticalement que « la vie » soit le complément d’objet direct du verbe « vois »), qu’il s’agisse de la « voir », de la « prendre » ou de s’en « émerveiller », ce serait d’en jouir par la vue dont il serait question : « Tout ce que mes yeux ont réclamé, je ne les en ai pas privés. » dit l’Ecclésiaste (Ec 2, 10) après avoir précisé que « l’œil n’est pas rassasié de voir » (Ec 1,8). « Voir » = eîdon, katasképtesthai, epiblépein, ekzetein. Pour devenir sage, il faut acquérir le savoir. Pour acquérir le savoir, il faut observer la réalité, c’est-à-dire la voir : dans l’Ecclésiaste de la LXX, « Toute une série de verbes insiste sur la phase d’observation », écrit F. Vinel38 : « eîdon, “j’ai vu ”, est employé plus de trente fois mais aussi katasképtesthai39 (1, 13 ; 2, 3 ; 7, 25), epiblépein (2, 11-12)et ekzetein40 (1, 13) ; c’est la réalité toute entière qui est examinée, comme l’atteste l’expression “sous le soleil” souvent accolée au verbe “voir”». Que nous dit le célèbre dictionnaire Bailly41 à propos de ces verbes grecs ? Eîdon, verbe voir à la première personne du singulier ici correspond à un passé composé ou encore à un présent

32 Éditions du Cerf, Paris, 1973. 33 La Bible d’Alexandrie, LXX, tome 18, « l’Ecclésiaste », op. cit., p. 156. 34 Maillot A., Qohéleth ou l’Ecclésiaste ou La contestation, Éditions Les Bergers et les Mages, 1971. 35 a) Lacan J., Séminaire L’Angoisse, livre X, Paris, Le Seuil, 2004 : à la fin de la leçon du 19 décembre 1962 traitant « Des demandes du Dieu des Juifs » selon l’intitulé de Jacques-Alain Miller. b) Ibid. : milieu de la leçon du 3 juillet 1963 où Lacan explore le rapport entre le Tout est vanité de l’Ecclésiaste et l’objet a. c) Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit. : ce sont les derniers mots de la leçon inaugurale de cette année-là, 1968-69, le 13 novembre, qui commentent le verset ecclésiastique « Jouis de la femme que tu aimes. » d) Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit. : Lacan reprend la question de la jouissance avec la femme aimée que prône l’Ecclésiaste en la reliant à l’impératif de jouissance surmoïque Jouis ! issu du « Père originel » de Totem et Tabou s’adonnant à « la jouissance pure », leçon du 16 juin 1971. e) Séminaire …Ou pire, op. cit. : « La sagesse […], c’est le savoir de jouissance », leçon du 10 mai 1972, p. 169. 36 J’ai demandé à un animateur biblique régional de l’Église Réformée de France, spécialiste de l’hébreu, d’interpréter le plus littéralement possible le début du verset 9. 37 Lacan J., Le Séminaire, livre X, l’Angoisse, op. cit., p. 381-382. 38 La bible d’Alexandrie, LXX, tome 18, l’Ecclésiaste, op. cit., p. 81. 39 1, 13 : « et j’ai adonné mon cœur à chercher et à observer dans la sagesse tout ce qui existe sous le ciel… » ; 2, 3 : « J’ai examiné si mon cœur attirerait vers le vin ma chair – et mon cœur m’a mené sur le chemin de la sagesse – et s’il se rendait maître de la réjouissance, jusqu’à ce que je voie ce qu’est le bien pour les fils de l’homme… » ; 7, 25 : « J’ai circulé, moi et mon cœur, pour connaître, examiner et chercher sagesse et suffrage, et pour connaître la déraison de l’impie, son tumulte et son fourvoiement. » 40 1, 13 : « et j’ai adonné mon cœur à chercher et à observer dans la sagesse tout ce qui existe sous le ciel… ». 41 Bailly A., Dictionnaire grec-français, Hachette.

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marquant une généralité. Le verbe katasképtesthai signifie « examiner avec soin ». Epiblépein s’il renvoie à « jeter les yeux sur », « observer » chez Platon, Aristote… Sophocle y ajoute un affect d’envie, soit : « observer avec envie ». Quant à ekzetein, cela signifie « examiner à fond, rechercher de manière approfondie, interroger… ». Le regard est donc partout présent dans ces verbes à divers titres : concret, abstrait, incluant l’affect (le regard envieux, présence d’une certaine jouissance de jalousie) ou au contraire repoussant l’affect (du côté d’une connaissance objective, examinatrice, approfondissant, recherchant, questionnant, plutôt « nettoyée de toute jouissance »). La sagesse : la Torah Rappelons-nous tout d’abord que Salomon est le roi qui a reçu de Dieu lui-même la sagesse (1 Rois 3, 5-9). « […] celui qui détient la sagesse, possède tout », dit le grand Midrach42. Donc, la demande de sagesse a pour point d’horizon un « tout » : tout examiner, tout observer, tout rechercher, c’est-à-dire un tout voir en somme. La sagesse est un regard sans reste, qui voit le visible et l’invisible. Obtenir de Dieu la sagesse, c’est atteindre « le niveau le plus profond de la connaissance de la Tora » : c’est tout voir par le dévoilement que permet la sagesse. Tout ce qui arrive dans une vie, quelles qu’en soient les épreuves, est une manifestation de la volonté divine, dit le rabbin Scherman. À son avis, Salomon a « sa manière à lui d’établir le royaume de Dieu en lui-même et en Israël [qui] consistait à sanctifier tous les aspects d’un mode de vie luxueux. […] il prouvait que la sainteté pouvait se greffer sur toute pratique apparemment hédoniste […] »43. La mystique : « Jouis de Dieu que tu aimes » C’est une thèse dans laquelle la sanctification est le mode qui permettrait de joindre « la chair » et « le verbe » issu de Dieu – c’est-à-dire de jouir en aimant – : « l’Ecclésiaste est un vieux roi qui ne voyait pas la contradiction entre être le roi de la sagesse et posséder un harem », dit Lacan44. Lacan, lui, la voit cette contradiction – que résoudrait la sainteté – puisqu’il commente le verset : « Jouis de la femme que tu aimes. » en disant que c’est « le comble du paradoxe puisque c’est justement de l’aimer que vient l’obstacle »45. Ce qui ne signifie pas pour autant que Lacan n’envisage pas une solution possible de la sainteté comme mode de jouir si elle est entendue du côté de la mystique. À propos des mystiques, « le plus souvent des femmes », les hommes « éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà » [du phallus], dit Lacan dans son Séminaire Encore. Le problème, c’est d’articuler cette jouissance à l’Autre du signifiant, ici Dieu, car « Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est seulement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien. » « Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien. » concernerait « une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine »46. « Jouis de Dieu que tu aimes » serait le paradoxe, l’impasse et le mode de jouir des mystiques. Mais Qohélet n’est pas du tout un mystique, même si pour le rabbin Scherman « Salomon a atteint la sainteté à travers le plaisir ». Il donne plutôt l’idée d’un homme fondamentalement ancré dans le signifiant connaissant parfaitement la Loi : le trésor du signifiant de la Torah. La Torah est ce que Dieu a enseigné à Moïse : c’est la parole divine qui permet de tout voir, de « voir la vie » justement, selon la traduction du verset 9, 9 de la Bible Segond. Ce qui

42 Midrach Kohélet Raba, cité dans La Bible commentée, op. cit., p. XVIII. 43 La Bible commentée, op. cit., p. XXV. 44 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 25. 45 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p.178. 46 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 71.

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permet de conjoindre « le vivant de la vie » – la jouissance – et les mots de Dieu. D’où la fin de Qohéleth, après avoir tout vu, examiné, observé… : « Crains Dieu et garde ses commandements. C’est là tout l’humain. » (Ec 12, 13). C’est un impératif sur lequel nous allons revenir. Le désir scopique C’est dans son Séminaire l’Angoisse que Lacan évoque le plus l’Ecclésiaste. Et pour cause : « Qohélet, écrit A. Maillot47, entend, à la “lumière” [si l’on peut dire] de ce qu’il voit de la société, de la vieillesse et de la mort, démystifier, contester toutes les consolidations, toutes les recettes de bonheur avec lesquelles l’homme se rassure.» C’est un projet qui n’est pas sans angoisse. « Le désir scopique » […], dit Lacan dans le Séminaire, livre X, est « celui où l’objet a est le plus masqué et où, de ce fait, le sujet est le plus sécurisé quant à l’angoisse »48. Avec la notion de « désir », nous rentrons dans la dimension du manque, c’est-à-dire aussi de l’amour. Ainsi, l’illusion spéculaire se met-elle en fonction : je vais chercher dans « la vie », chez « la femme que tu aimes », une image, calquée sur l’image spéculaire i(a), avec laquelle je me vois complet, sans reste. Or, il y a une perte dans le sens où quelque chose de moi n’entre pas dans « la bonne forme » de l’image du miroir. Ce reste, c’est le regard « en tant qu’objet a, [qui] peut venir à symboliser le manque central exprimé dans le phénomène de la castration »49. La conséquence, c’est que le désir, ça n’est pas tant à l’illusion de satisfaction que lui donne son objet visuel qu’il est attaché, mais à l’objet qui le cause, c’est-à-dire à ce « reste » qui « ne colle pas » avec l’image pleine et finie qu’il demande, c’est-à-dire avec ce qu’il aime. Ce qui fait jouir, ce n’est pas ce que l’on aime Or, la thèse de Lacan, ce serait, semble-t-il, que ce qui fait jouir, ce n’est pas ce que l’on aime : jouir de la femme aimée est « le comble du paradoxe parce que c’est justement de l’aimer que vient l’obstacle »50, dit-il. Puisqu’il est question de jouir d’une femme aimée dans l’Ecclésiaste, on peut reprendre ce que dit Lacan du grain de beauté. Le « grain de beauté » est une tache dans une image, qui, plus que je ne la regarde, me regarde : « C’est parce que ça me regarde qu’il m’attire si paradoxalement, quelque fois à plus juste titre que le regard de ma partenaire, car ce regard me reflète et, pour autant qu’il me reflète, il n’est que mon reflet, buée imaginaire. », dit Lacan, reprenant au passage, le mot de Qohélet, havel terme hébreu signifiant « buée » dans « havel havalim hakol havel » (« buée des buées, tout est buée », si l’on veut, autre traduction possible du « vanitas vanitatum et omnia vanitas » latin). Ce que dit Lacan, dans son commentaire de Ec 9, 9, c’est que l’amour constitue un obstacle à la jouissance. Parce que ce qui dans le monde des vivants cause le désir tout autant que l’angoisse, ça n’est pas l’amour du bon, du beau, du juste, ce sont « les taches noires » du mauvais, de la laideur et de l’injustice que Qohélet voit partout régner dans le monde. L’on peut supposer que c’est à cette cause du désir – qui taraude Qohéleth – à laquelle il ne peut avoir accès s’il prétend jouir des images closes et finies que procure l’amour. Mais l’on pense aussi à l’aphorisme lacanien sur l’amour : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. »51 Qohélet pense qu’il va pouvoir jouir de la femme, de la vie, avec de l’amour. Qohélet part de l’amour, s’appuie sur l’amour, pour viser le jouir. Mais ce n’est pas ce que dit Lacan avec son aphorisme. Pour Lacan, il semble que l’amour

47 Maillot A. et Caquot A., Qohélet ou l’Ecclésiaste ou la Contestation, op. cit. 48 Lacan J., Le Séminaire, livre X, l’Angoisse, op. cit., p. 376. 49 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.70. 50 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 178. 51 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 209.

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dont il parle ici parte de la jouissance, en tient compte, consent à la connaître, pas seulement comme une donnée du monde extérieur à laquelle mon désir – qui ne vise que l’amour du beau, du bon, du juste – serait étranger mais comme cause de mon désir, cause à la fois certes extérieure mais aussi intime de mon désir. En m’appuyant sur un certain savoir concernant cette cause occulte, opaque, inadmissible, « extime », je peux faire en sorte, par le truchement de l’amour dont je consens à me faire dupe, à m’introduire au désir, c’est-à-dire à manquer, à en passer par la castration… plutôt que de vouloir soit l’éviter comme dans la névrose, soit la rejeter, comme dans la psychose. Les femmes Pour ce qui est des femmes, Qohélet écrit qu’il ne s’en est pas privé : « […] j’ai acquis des chanteurs et des chanteuses, et, délice des hommes, beaucoup de femmes » (Ec 2, 8). Qohélet, bien qu’il se dise « fils de David, roi à Jérusalem » (Ec 1, 1), n’est pas Salomon, pour de solides raisons historiques, exégétiques et linguistiques. Cela ne doit pas nous empêcher d’aller lire Le premier livre des Rois qui nous renseigne sur les rapports de Salomon avec les femmes. « Salomon s’allia par mariage avec le pharaon, le roi d’Égypte. Il prit pour femme la fille du pharaon et il l’amena dans la ville de David […] » (1 Rois 3, 1). Tous les objets visés narcissiquement par le désir sont ainsi atteints. Mais l’objet cause du désir, celui qui concerne la jouissance et l’angoisse, pas du tout. Le voici donc qui se manifeste, par les femmes justement : « Mais le roi Salomon avait aimé beaucoup de femmes étrangères, outre la fille du pharaon : des Moabites, des Ammonites, des Hittites, venant des nations au sujet desquelles le Seigneur avait dit aux Israélites : Vous n’irez pas chez eux et ils ne viendront pas chez vous ; ils inclineraient à coup sûr votre cœur vers leurs dieux. C’est à eux que Salomon s’attacha, entraîné par l’amour. Il eut sept cents princesses pour femmes et trois cents concubines ; […] Il agissait ainsi pour toutes ses femmes étrangères qui offraient de l’encens et des sacrifices à leurs dieux » (1 Rois 11, 1-8). De sorte que nous pouvons donner raison à Lacan et dire : Salomon ne jouit pas avec la femme qu’il « aime », la fille de pharaon, celle qui n’est qu’une image royale spéculaire pour devenir le semblable de pharaon. Salomon jouit avec « l’étrangère », avec « l’horreur ». La suite de ces « femmes étrangères » à laquelle Qohéleth fait allusion (Ec 2, 8) s’inscrit non du côté téléologique du désir mais du côté causal. Cela a un effet haineux vis-à-vis de la femme sur notre auteur : « Or j’ai trouvé plus amer que la mort : la femme […] » (Ec 9, 26). Si « Le moi-plaisir originel […] veut s’introjecter tout le bon et jeter hors lui tout le mauvais. » écrit Freud, « Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique à lui-même. »52, poursuit-il. Comme le fait remarquer le commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung, « […] il y a donc une opération d’expulsion […] sans laquelle l’opération d’introjection n’aurait de sens. »53 Donc, cet Austossung, cette expulsion hors du moi, la haine, est première, avant l’amour – introjection. Elle concerne un objet « mauvais » d’abord intime, identique au moi. Cet objet, c’est l’objet cause du racisme dont la misogynie est une déclinaison. Ce « plus amer que la mort » que Qohélet localise dans la femme, c’est une partie de lui-même.

Ordre et jouissance

Surmoi « Jouis de la femme que tu aimes. » ou « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes. » C’est un impératif, c’est-à-dire un ordre. La seconde topique de l’appareil psychique selon Freud comprend un donneur d’ordres : le surmoi. 52 Freud S., « La négation », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 137. 53 Lacan J., Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 884.

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Dans ce « surmoi », il y a un double aspect, un aspect d’ordre et un aspect de contre-ordre. C’est-à-dire, comme le précise Freud, que « Sa relation au moi ne s’épuise pas dans le précepte : tu dois être ainsi (comme le père), elle comprend aussi l’interdiction : tu n’as pas le droit d’être ainsi (comme le père), c’est-à-dire tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait ; certaines choses lui restent réservées. »54 De quoi est fait le surmoi ? C’est « un résidu des premiers choix d’objet du ça » : autrement dit, il est jouissance ; mais c’est aussi « une formation réactionnelle énergique contre eux »55. Dans le surmoi, il y a donc tout à la fois du Jouis ! et du Jouis pas ! Le concept de « formation réactionnelle » comporte l’idée qu’elle n’est en réalité qu’une modalité de jouissance dérivée de la jouissance originelle « réservée » au père. Le Jouis pas ! n’est qu’un autre mode de jouir. Qu’est-ce que ces « certaines choses qui lui sont réservées », au père ? Ce sont les objets de jouissance, « les premiers choix d’objets du ça » et notamment, en tant que le surmoi est classiquement défini comme héritier du complexe d’Œdipe, une femme : la mère. Si nous remplaçons le mot « femme » par le mot « mère » dans le verset de l’Ecclésiaste retenu par Lacan (Ec 9, 9), cela donne : « Jouis de la mère que tu aimes. » De sorte qu’apparaît une façon de comprendre ce que veut dire Lacan en nous affirmant que « c’est justement de l’aimer que vient l’obstacle »56. Car s’il est interdit de jouir de la mère, « réservée » au père, il n’est pas interdit de l’aimer. C’est même un commandement que de l’honorer. L’amour peut donc s’entendre ici comme « formation réactionnelle » à la jouissance. On retrouve alors la « psychologie de la vie amoureuse » où « un courant tendre » du côté de l’amour se sépare trop radicalement d’un « courant sensuel » du côté de la jouissance dans le symptôme de l’impuissance sexuelle psychique57. Jouis ! Freud fait le portrait du Père dans Totem et tabou : le père est celui qui jouit sans être entravé par la castration. Lacan le dit : « Quelle est l’essence du surmoi ? […] Quelle est l’ordonnance du surmoi ? Elle s’origine précisément de ce Père originel, plus que mythique, de cet appel comme tel à la jouissance pure, c’est-à-dire aussi à la non-castration. »58 Que dit le Père oedipien ? « Tu ne peux pas jouir de la mère, jouir à la source même de la jouissance, jouir de « pure jouissance ». Car cela, ça m’est réservé ». Et que dit ce Père à la fin de l’Œdipe ? « Il dit ce que dit le surmoi », affirme Lacan, et « Ce que dit le surmoi, c’est – Jouis ! » Et en effet, Qohéleth ne dit que ça : jouir de la vie comme d’un don de Dieu le Père. Le problème, explique Lacan, c’est que l’amour constitue un obstacle à la jouissance. Au fond, que nous dit Qohélet ? Jouir, y’a pas moyen ! Le grand roi Salomon, lui qui a tout pour jouir, la richesse, la puissance et la gloire, l’égal de Pharaon dont il épouse une fille, à jouir, il n’y parvient pas. Il va alors prendre en mariage et avoir pour concubines « beaucoup de femmes “étrangères” ». En cela, « il n’observa pas ce que le Seigneur lui avait ordonné » (1 Rois 11, 10). Il transgresse mais atteint-il pour autant la jouissance en passant outre l’interdit divin ? La transgression suffit-elle à la jouissance ? Ce n’est donc ni en obéissant ni en transgressant l’ordre du Père que la jouissance réclamée par le surmoi est atteinte : « Tel est l’ordre, l’ordre impossible à satisfaire […] »59. Et, ajoute Lacan, c’est justement dans cet échec à jouir que se trouve « l’origine de tout ce qui s’élabore sous le terme de conscience morale »60. La morale s’érige sur Jouis ! C’est le paradoxe.

54 Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 246-247. 55 Ibid., p. 246. 56 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 178. 57 Freud S., « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 56-57. 58 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 177-178. 59 Ibid., p. 178. 60 Ibid.

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C’est aussi pour cette raison que Lacan dit de l’Ecclésisate-Salomon que ce sont « les paroles d’un vieux roi qui ne voyait pas de contradiction entre être le roi de la sagesse et posséder un harem »61 : loi et désir, c’est la même chose. Le mythe oedipien – qu’on peut ramener à la loi divine – est là pour recouvrir l’impossible jouissance à obtenir que la voix du surmoi exige. Alors si l’on écarte la loi divine comme ce qui vient régenter et masquer le rapport de l’homme à la femme, en termes de désir et d’interdit du désir, cela « laisse dans son entière primitivité la jouissance entre l’homme et la femme »62. Pourquoi, selon Lacan, y a-t-il un obstacle à jouir de la femme que l’on aime ? Cela doit dépendre de ce que l’on entend par « amour » et quelle idée on se fait des femmes. Les versets 25 à 29 du chapitre 7 sont éloquents sur ce que pense Qohéleth des femmes dont le goût lui paraît « plus amer que la mort » (Ec 7, 26). La Torah n’est pas « sous le soleil » mais « avant le soleil » Le verset « Jouis de la femme que tu aimes. » comporte donc un impératif de jouissance. Quelle fonction serait remplie par l’impératif dans la relation entre les trois termes jouissance, amour, femme ? Rappelons-nous d’abord que, bien que le texte, dans sa globalité, ne soit pas rédigé à l’impératif, il n’en reste pas moins que, s’ouvrant sur l’expression « Paroles de… » (Ec 1, 1), le principal commentateur de la Bible et du Talmud, Chemolo Ben Yits’hak dit « Rachi » (1040-1105), affirme que nous sommes invités à lire des « paroles de réprimande et d’admonition »63. La dimension morale – dont Lacan nous dit qu’elle s’enracine paradoxalement dans le Jouis ! surmoïque – est partout présente sous deux formes inverses : - « à l’envers de la morale» car Qohélet est un homme qui n’a « refusé aucune joie à [son] cœur » (Ec 2,10) ; - « à l’endroit de la morale » : « Quel avantage l’être humain retire-t-il de tout le travail qu’il fait sous le soleil ? » et « Crains Dieu et observe ses commandements ». D’après les Sages du Midrach, ces versets (1, 3) et (12, 13) qui ouvrent et ferment le livre, ont empêché qu’il soit « enterré », c’est-à-dire qu’il soit rejeté comme « livre saint ». La manière dont l’École de Rabbi Yanaï interprète le verset d’introduction est instructif du point de vue du rapport morale/jouissance : « C’est seulement [s’il cherche le profit dans ce qui est] sous le soleil qu’il n’en a point [de gain], [mais s’il concentre ses efforts vers la Tora qui fut] avant le soleil, il en a [un profit] » (Chabat 30b)64. La Torah n’est rien d’autre que la loi. La loi est présentée ici comme ce qui ne fait pas partie de l’ensemble « sous le soleil ». Pour jouir, il faut donc se trouver dans l’exception d’un « avant le soleil » qui permet une sortie d’impasse : celle de jouir conformément à la loi. Salomon serait celui qui aurait eu tous les moyens de satisfaire ses désirs et qui n’y serait pas arrivé tant qu’il n’aurait pas joui selon la loi. Le verset conclusif apporte la délivrance : « Crains Dieu et garde ses commandements » (Ec 12, 13) où l’on jouit selon la loi dont la formule lacanienne du surmoi Jouis ! est la « concrétion ». Dans cette perspective, on apprend ce qu’est le surmoi : une injonction verbale transcendante positionnée en dehors des « menus » objets de jouissance de ce monde qui permettrait d’atteindre enfin à la jouissance pure. Aussi le Rabbin Scherman exhorte-t-il l’homme à jouir : « Vanité des vanités, nous crie Kohélet. Homme ! Adam ! Comment oses-tu gâcher ton potentiel illimité en le confinant dans des limites imposées par ton triste soleil ? Élève-toi au-dessus de lui ! Ta vie appartient à la Tora ! »65

61 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 25. 62 Ibid. 63 La Bible commentée, op. cit., p. 50. 64 Ibid., p. XLII. 65 Ibid., p. XLVII.

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Loi et destruction de la loi L’Ecclésiaste, comme le montre le livre du pasteur A. Maillot66, est un livre « souvent au vitriol », « une polémique constante, une contestation permanente d’hommes ou de pensées »67. Qohéleth veut « démystifier, contester toutes les consolations, toutes les recettes de bonheur avec lesquelles l’homme se rassure », « refuse de croire à toutes les valeurs, les doctrines, les idoles, les hochets auxquels les hommes vouent leur confiance », « s’attaque avec une énergie farouche à toutes ces valeurs, ainsi qu’à “l’hybris” des hommes qui oublient, avec autant d’entêtement que Qohéleth se met à le leur rappeler, qu’ils sont des “courants d’air” allusion au “havel” hébreu = buée, nuée, haleine…], et rien que cela ». Voilà donc pour ce qui est de la destruction de la loi. Voici maintenant comment la loi est tout autant maintenue : « Il ne restait à Qohéleth qu’à nier la dernière des « valeurs » : Dieu… Et il aurait été l’un des hommes les plus négateurs de son temps. Il ne l’a pas fait. »68 Il ne l’a pas fait puisqu’il affirme à la fin de son livre : « Crains Dieu et garde ses commandements ». À la lumière de ce qui précède, on peut avoir l’idée que le ressort de l’affect de crainte qui fait « garder ses commandements » indique assez bien la tendance inverse, à savoir : nier Dieu. Donc, affirmation et négation de la loi tout en même temps. « Férocité » surmoïque des commandements face à la négation possible de Dieu. Toutefois, il nous faudrait examiner de plus près la notion de « crainte » de Dieu du point de vue théologique car elle n’est pas seulement coercitive puisque l’aspect rétributif de la « crainte » par le respect et la sagesse, domine largement69. En quoi « Jouis de la femme que tu aimes » est une loi et une destruction de cette même loi ? Quelle loi ? Lacan nous l’a précisée : la seule loi du surmoi qui vaille, Jouis ! Commander de jouir de la femme aimée contient la négation de ce commandement dans la mesure où l’amour fait obstacle à la jouissance. C’est impossible à satisfaire, dit Lacan70. Si l’amour, bien qu’enraciné dans le narcissisme, est du côté du signifiant, du côté du sens, du côté du langage, du côté du manque d’une part, et que d’autre part, la jouissance est justement hors sens, hors langage, hors loi, hors désir manquant, on ne voit effectivement pas comment une parole qui donne l’ordre de jouir, une parole qui dise Jouis !, puisse être satisfaite. Logique de l’Un, logique de l’Autre Or, l’amour, qu’est-ce donc ? Sinon être deux. Or, la jouissance, qu’est-ce donc ? Sinon être seul. La jouissance concerne le non-rapport sexuel, c’est-à-dire l’Un-tout-seul. L’amour, au contraire, recouvre la croyance au rapport sexuel. « Jouis de la femme que tu aimes » est un ordre impossible à satisfaire parce que « l’autisme » de la jouissance exclut le « deux » impliqué dans l’amour. Entre l’amour et la jouissance, n’y aurait-il pas la place pour la jouissance féminine dans la mesure où elle relèverait à la fois de la logique de l’Autre et de la logique de l’Un ?

Un don de Dieu Le verset « Jouis de la femme que tu aimes » s’inscrit dans un contexte d’oblativité comme « don de Dieu ». En effet, il s’agit de jouir de la vie, de la femme comme d’un don de Dieu (voir Ec 9, 7-9).

66 Maillot A., Qohéleth ou l’Ecclésiaste ou La contestation, op. cit. 67 Ibid., introduction. 68 Ibid. 69 Cf. Von Rad G., Israël et la sagesse, Labor & Fides, Librairie protestante, Genève Paris, 1971, p. 81 à 90. 70 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 178.

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Pour le professeur Jacques Ellul71, il existe un « agrément de Dieu », c’est-à-dire un Autre qui autorise gratuitement, par pur amour et par avance les oeuvres du sujet. La permission étant accordée par cet Autre, le sujet se trouverait déchargé de la question de la « loi rigoriste » à laquelle il a affaire. Au fond, l’Autre étant d’accord pour que le sujet jouisse, celui-ci peut le faire en toute « indépendance » et en toute « liberté ». La logique étant que, par l’amour gratuit de Dieu, le pardon étant accordé avant même la faute, le sujet s’en trouve libéré. Le sujet peut se mettre « en fête ». Il peut jouir puisqu’il a la garantie de l’Autre divin. C’est « l’invitation » que fait Dieu à l’homme. Et s’il n’y répond pas, il sera mis à la porte. Tant pis pour lui : « Car beaucoup seront appelés, mais peu seront choisis. » De sorte qu’il y a l’idée d’un don réciproque : Dieu donne sans condition et l’homme se décharge de son péché puisqu’il est pardonné d’emblée. C’est une position protestante : seule la grâce divine, la volonté de Dieu peut décider du salut des âmes. Les œuvres et le libre-arbitre sont réduits à la portion congrue. Surtout si l’on pense au fait que l’existence humaine est définitivement entachée de la faute originelle d’Adam et donc en état de péché permanent. Cette « fête » dont il est question ici qui permettrait que l’homme puisse jouir parce qu’il aime Dieu qui l’aime, cet « appel » – pour ne pas dire cet ordre : « Jouis de la vie avec Dieu que tu aimes », pourrait-on formuler – , n’est-ce pas là encore un « ordre impossible à satisfaire » ? Car ce qui est impliqué par l’idée de Dieu tout puissant qui seul décide du salut ou non de l’âme de chaque homme, c’est tout de même un Autre menaçant qui veut sa castration. Alors « faire la fête » dans ces conditions, ça a tout de même des limites vite atteintes pour certains… névrosés obsessionnels par exemple. À moins d’entrevoir que cet Autre lui aussi est castré. C’est peut-être ce que Qohéleth à la fois donne comme aperçu et referme tout en même temps par son commandement final : « crains Dieu et garde ses commandements ». Le commandement « Jouis de la femme que tu aimes » comporte en lui-même une certaine annulation du désir puisqu’il y est question d’un Autre (ici la femme et non Dieu) dont il faudrait jouir (et pour cela échapper à la castration) tout en l’aimant, c’est-à-dire dans un rapport – l’amour – où il est question de castration. Il y aurait donc comme une sommation d’un plus (+), le jouir avec un moins (–), l’amour qui s’égale à un zéro (0) soit l’annulation du désir. Cela donne une certaine dimension à cet Autre, la femme. Une dimension de non-castration, de hors phallus, et donc de menace potentielle de sa volonté de jouissance. Dieu et la femme se retrouvent : cette jouissance de l’Autre féminin concerne « une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine »72. Ra’aH (voir) et YaRaH (craindre) Cette menace de l’Autre non-castré se retrouve dans la « crainte de Dieu ». Mais que recouvre exactement cette notion dans Qohéleth ? « Il [Qohéleth] se veut rigoureusement concret, réaliste, il a fixé son champ sur ce que l’on peut “voir” de la vie humaine. »73, écrit le Professeur Ellul, qui ajoute « le fait que ce soit radical et pourtant tolérable implique qu’il y ait une autre dimension »… qui concerne la crainte de Dieu justement.

71 Ellul J., La raison d’être, méditation sur l’Ecclésiaste, Sagesses, Le Seuil, Paris, 1987, p. 295-296. « Dieu agrée tes œuvres et maintenant te voilà libre et indépendant pour les faire ! Tu peux faire un choix par toi-même et non te plier à une loi rigoriste… Car c’est toi qui es agréé, reçu, pardonné, aimé, et tes œuvres le sont, non pour leur réalité, mais parce qu’elles viennent de toi. Et tu dois, même dans les difficultés de la vie, même avec les dures constatations de Qohéleth, te vêtir de vêtements blancs, parfumer ta tête… Comment alors ne pas évoquer la parabole du festin, où le seul qui soit jeté dehors est celui qui n’a pas mis l’habit de fête. C’est-à-dire celui qui n’a pas reconnu que cette invitation était un don. Tout est don de Dieu, comme tout est grâce. Voilà la vraie fête. Un don ». 72 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 71. 73 Ellul J., La raison d’être, méditation sur l’Ecclésiaste, op. cit., p. 296.

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Les nombreuses occurrences du verbe « voir » dans l’Ecclésiaste ont été évoquées. Il faut savoir qu’en hébreu, le verbe « voir » présente une consonance avec le verbe « craindre » (respecter) : « voir » = Ra’aH et « craindre » = YaRaH Si l’inconscient est « structuré comme un langage », si au travers des formations de l’inconscient ne cessent de se présenter des « jeux de lettres », alors on peut présumer que dans le « voir » – Ra’ah (et il y a bien l’idée de la jouissance d’un homme qui a « tout vu » ce qu’il était possible de voir « sous le soleil » dans l’Ecclésiaste), il y a peut-être une limite à ce « tout » qui se nomme YaRaH – « crainte ». « La crainte de Dieu, yire’ath ashem », m’écrit le rabbin x, c’est un ensemble qui englobe la crainte de déplaire à Dieu, la peur de la désobéissance, le respect et, finalement l’injonction à agir. « Crains Dieu et observe Ses commandements. Sinon, on serait dans des déclarations de foi théoriques, platoniques. » C’est une conception essentiellement coercitive de la crainte qui est explicitée ici.

« Plus amère que la mort, la femme »

Le Professeur Claude Riveline74 caractérise les trois formes du commandement dans la Torah : interdiction (michpatim), commémoration (edot), rituel (h’oukim). De quel côté situerons-nous le verset retenu par Lacan : « Jouis de la femme que tu aimes » ? Ce n’est ni le rappel d’un événement biblique du passé (edot) ni l’observance d’un rite concernant la femme aimée. Est-ce une interdiction ? Quelle en serait la formulation ? « Ne jouis pas de la femme que tu n’aimes pas » ? Quelle pensée maintiendrait cette parole de Qohéleth dans le refoulement ? Qu’il y serait justement question de jouir de la femme qui n’est pas aimée ? Car c’est bien ce que la psychologie de la vie amoureuse masculine75 donne à penser dans sa pathologie de l’impuissance sexuelle : que l’impuissant ne peut que jouir de la femme rabaissée, voire haïe, celle que Qohéleth juge « plus amère que la mort » (Ec 7, 26). Qohéleth est en quête de sagesse, c’est-à-dire en quête d’un sens de l’existence humaine eu égard à l’existence de Dieu. Après une série de maximes et de réflexions tirées de son expérience (Ec 7, 1-10)76, il n’y parvient pas : « Tout cela, je l’ai mis à l’épreuve par la sagesse. J’ai dit : “j’aurai la sagesse”, Mais elle reste loin de moi. » (Ec 7, 23-24). Qu’est-ce que cela veut dire que de chercher un savoir sur le sens de l’existence ? Cela peut être rabattu sur la question de savoir comment faire pour jouir de la vie – la sagesse, « c’est le savoir de la jouissance »77. Nous retrouvons-là non seulement la première partie du début du verset 9 chapitre 7 dans la traduction Segond : « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes » mais également la traduction que retient Lacan : « Jouis de la femme que tu aimes. » En effet, dans cette quête de sagesse, Qohéleth « trébuche » sur la femme : « Je me suis appliqué à savoir, à explorer et à chercher la sagesse et la raison, à savoir que la méchanceté est stupide, et la folie démente. » (Ec 7, 25). Jusque-là, tout va bien : Qohéleth est parvenu à débrouiller « la sagesse et la raison » d’un côté, de l’autre « la méchanceté » et « la folie ». Ce qui n’a pas été une mince affaire dans la mesure où la justice peut conduire à la mort et la méchanceté à de longs jours : « Il y a tel juste qui disparaît par sa justice, et tel méchant qui prolonge son existence par sa méchanceté » (Ec 7, 15). Tout peut donc se présenter à l’envers. Il faut du discernement. Il faut mettre de l’ordre, distinguer, différencier, démêler. Mais justement, nous dit Qohéleth, quelque chose résiste à

74 Riveline C., La Laïcité dépassée, commentaires sur Kohélet , Association Consistoriale Israélite de Paris, département Torah et Société. 75 Freud S., La Vie sexuelle, op. cit. 76 « Mieux vaut un nom que de l’huile parfumée, – et le jour de la mort que le jour de la naissance », etc. 77 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, Paris, Le Seuil, 2011, p. 169.

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l’ordre, n’entre pas dans la répartition sagesse/méchanceté, raison/folie – au fond, dans le battement signifiant de l’ordre symbolique. Quelque chose, ou plutôt quelqu’un, puisqu’il s’agit de la femme, n’entre pas dans la dialectique du sens et de l’insensé dont la garantie est donnée par l’existence de l’Autre divin, le Père : « […] J’ai trouvé un homme entre mille ; Mais une femme entre elles toutes, Je ne l’ai pas trouvée. Voilà seulement ce que j’ai trouvé : C’est que Dieu a fait les humains droits (la plupart des autres traductions, y compris La Septante, disent “l’homme” et non “les humains”) ; mais eux ont cherché bien des subtilités. » (Ec 7, 26-29). Qohéleth n’a pas de mots assez durs pour nommer ce qu’il ne peut nommer . Il y entre une pointe haine. J. Ellul affirme que ce verset concerne la femme dans une modalité de son être : seulement quand elle est un piège, elle est plus amère que la mort. « […] ce n’est pas la femme en soi qui est piège […] il [Qohéleth] nous déclare qu’il n’a jamais rencontré une véritable femme […], c’est-à-dire la femme telle que Dieu l’a créée, emplissant son être vrai de femme »78. Toujours d’après le professeur J. Ellul, « Qohéleth travaille avec la genèse sous les yeux »79. Il en veut pour preuve les versets 7 à 12 du chapitre 4. On citera surtout Ec 4, 9-12 : « Deux valent mieux qu’un parce qu’ils ont un bon salaire pour leur travail. Car, Si l’un tombe, L’autre relève son compagnon ; Mais quel malheur pour celui Qui est seul et qui tombe, Sans avoir un autre pour le relever ! De même, Si deux se couchent ensemble, Ils ont chaud ; Mais celui qui est seul, Comment se réchauffera t-il ? Si quelqu’un peut maîtriser Un homme seul, Deux peuvent lui résister ; La corde à trois brins, Ne se rompt pas vite. » La fonction de l’amour Pour J. Ellul, le « deux » renvoie à l’homme et à la femme. En tous les cas, à un couple. De sorte que la référence aux passages célèbres du premier livre de l’Ancien Testament est pour lui évidente : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je lui ferai une aide qui sera son vis-à-vis » (Gn 2, 18). « L’homme dit : “Voici cette fois celle qui est os de mes os, et chair de ma chair !” » (Gn 2, 23). « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. » (Gn 2, 24). Si J. Ellul met en regard les versets 7 à 12 du chapitre 4 à propos du « Mieux vaut être à deux que seul » et ceux concernant l’abomination de la femme « plus amère que la mort » (Ec 7, 26-29), c’est d’abord en raison de « la structure même de [la] pensée [de Qohéleth] telle qu’elle se dévoile, à savoir la position des contrastes, l’ironie et le paradoxe constants ». C’est le point qu’Ellul développe tout au long de ses « méditations sur l’Ecclésiaste » car pour lui la sagesse consiste dans le paradoxe. À cet égard, il dialectise le texte misogyne (Ec 7, 26-29) avec le texte sur le couple (Ec 4, 7-12). C’est une thèse qui questionne le rapport de l’homme avec la femme et qui d’une certaine manière recoupe celle de Lacan si l’on place « la femme plus amère que la mort » (Ec 7, 26) du côté de la jouissance et la femme du « deux valent mieux qu’un » (Ec 4, 9) du côté de l’amour à l’égard de la femme. Pourquoi, encore une fois, n’est-il donc pas possible de jouir de la femme que l’on aime ? L’amour suppose « deux » : le deux du rapport sexuel. Or, le rapport sexuel n’est pas « inscriptible »80 dans le langage soit « comme inscription effective de ce qui serait le rapport sexuel en tant qu’il mettrait en rapport les deux pôles, les deux termes qui s’intituleraient de l’homme et de la femme, en tant que cet homme et cette femme sont des sexes respectivement spécifiés du masculin et du féminin chez qui, chez quoi ? chez un être qui parle, autrement dit, qui, habitant le langage, se trouve en tirer cet usage qui est celui de la parole »81.

78 Ellul J., La Raison d’être : Méditation sur l’Ecclésiaste, op. cit., p. 228. 79 Ibid. 80 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 132. 81 Ibid.

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Si le langage est insuffisant pour inscrire le rapport sexuel, il existe une suppléance : « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »82 La fonction de l’amour est donc ici clairement établie : il sert à « recouvrir » le rapport sexuel qui n’existe pas. L’amour demande « encore » de l’amour parce que « c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour »83. Tandis que la jouissance, elle, ne part pas du tout de cette béance du rapport sexuel dans l’Autre du langage. Et en ce sens, « la jouissance, c’est ce qui ne sert à rien »84. « Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est l’impératif de jouissance – Jouis ! »85 La jouissance n’est donc pas issue d’un « rapport » comme l’amour. L’amour est une « tromperie » : « Il se situe dans le champ institué au niveau de la référence du plaisir, de ce seul signifiant nécessaire à introduire une perspective centrée sur le point idéal, grand I, quelque part placé dans l’Autre, d’où l’Autre me voit, sous la forme où il me plait d’être vu. »86 L’amour est une illusion spéculaire dans laquelle « Aimer, c’est essentiellement, vouloir être aimé. »87 Or, si j’aime, c’est « parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi – l’objet petit a, je te mutile. »88 Sous l’image de l’autre, sous « l’habit », il y a le corps « qui n’est peut-être que ce reste que j’appelle l’objet a »89, dit Lacan. C’est ça qui est visé par la jouissance : « jouir d’un corps quand il n’y a plus d’habits » 90. Ce qui fait donc que pour jouir, l’amour doit se retirer, l’amour fait obstacle à la jouissance : « La jouissance de l’Autre, de l’Autre avec un grand A, du corps de l’Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’amour. »91

« Jouis ! est corrélat de la castration »92

Mais aimer la femme dont on veut jouir constitue aussi un obstacle à la jouissance parce qu’un homme et une femme ne jouissent pas de la même manière. Il y a une différence de nature entre la jouissance de l’homme toute phallique et la jouissance d’une femme pas-toute phallique. Si l’homme n’arrive pas à jouir complètement d’une femme [castration], c’est parce que « ce dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe »93. Les presque « mille e tre ! »94 princesses et concubines de Qohélet n’en viennent pas à bout. Précisément parce qu’il n’y a pas de « bout » à la jouissance de l’Autre féminin qui « ne se promeut que de l’infinitude »95. L’injonction de son surmoi – Jouis ! Jouis de « Tout ce que mes yeux ont réclamé », de la femme que tu aimes, n’est en réalité que la résultante de sa castration… qui lui rend la jouissance de l’Autre féminin plus amer que la mort. Car la mort, elle, serait un point d’arrêt à cette jouissance féminine qui lui file entre les doigts, lui le roi le plus puissant et le plus sage. « L’être vrai » féminin, comme le dit J. Ellul, renvoie à l’infini de la jouissance non phallique. Alors plutôt que de trouver la femme pas-toute « plus amère que la mort », l’éthique de psychanalyse propose un devoir d’intérêt pour sa position : « que l’amour soit impossible, et 82 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 44. 83 Ibid., p. 11. 84 Ibid., p. 10. 85 Ibid. 86 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 241. 87 Ibid., p. 228. 88 Ibid. p. 241. 89 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 12. 90 Ibid. 91 Ibid., p. 11. 92 Ibid., p. 13. 93 Ibid. 94 Ibid., p. 14. 95 Ibid.

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que le rapport sexuel s’abîme dans le non-sens, […] ne diminue en rien l’intérêt que nous devons avoir pour l’Autre »,96 dit Lacan. Comment, dans cette impasse, l’amour peut-il s’instaurer entre les deux sexes ? Lacan nous en donne les deux conditions : - « L’amour […] ne peut se poser que dans cet au-delà où, d’abord, il renonce à son objet » ; - « C’est là aussi ce qui nous permet de comprendre que tout abri où puisse s’instituer une relation vivable, tempérée, d’un sexe à l’autre nécessite l’intervention – c’est l’enseignement de la psychanalyse – de ce médium qui est la métaphore paternelle. »97 La première condition s’exprime dans Qohéleth par la maxime : « Vanitas vanitatum et omnia vanitas. » ; la seconde par celle qui quasiment clôt le texte : « Crains Dieu et observe ses commandements. »

96 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, cité dans Semblants et sinthome, VII

e congrès de l’association mondiale de psychanalyse, Paris, Scilicet, collection rue Huysmans, 2010, p. 43. 97 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 247.