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OCCIDE AZOTH

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OCCIDE

AZOTH

L’un

le point gris

l’horizon couchant,

l’accouchement de l’œuvre,

l’Occident, est un soleil qui tombe,

l’automne mourant de son illusoire été,

l’oiseau multiplié dans ses miroirs d’écailles,

le serpent qui abandonne ses plumes imaginaires,

la boucle qui nait et le centre qui sait

parmi les présents d’autres temps

reconnaître le visage de l’autre,

et soi dans la ville interne

l’œil de l’image close

le mot de la fin

au début

seul

Éditions Le Mat, 2018

∞ 4 ∞

Vider le creuset. Même l’amour est une drogue à

accoutumance. Refaire la formule après l’avoir oubliée : seule

manière de réitérer l’extase. Chaque fois, profitez de l’ébullition descendante pour

laver mieux le creuset. Le vider encore puis, lorsqu’il sera du cristal le plus

limpide, celui qu’on appelle diamant, réitérer la formule jusqu’à l’étoile.

Un bon cuisinier ne repart jamais vraiment du départ, les bons sucs sont dans l’argile : les autres ingrédients sont partout à portée de main, à tous les coins de rue.

Pas besoin d’aliments nobles, juste d’une bonne marmite.

∞ 5 ∞

Rien n’est écrit, ou peut-être que tout l’est. Il y a encore mille manières de réinventer l’âme-

sœur, ou l’âme-frère. Je ne choisis pas ma voie, c’est elle qui me choisit, ou

bien l’inverse. S’il y a un creux en nous, c’est que l’âme-sœur est en

nous, et qu’elle y sera éternellement. Le messager n’est pas le message : tous les joyaux du

monde sont dans nos cœurs, infinis. C’est en regardant les étoiles qu’on entend l’univers

immortel, et pourtant chaque étoile mourra, et elle renaîtra encore.

Ce lien qui nous lie aux comètes, il peut bien se briser, la comète ne disparait pas, ni nous-mêmes.

Ces lumières qui nous apparaissent, fugaces, peuvent bien s’évader, elles ne s’éteignent pas.

Ombre et clarté, jour et nuit, sont le jeu des paupières, non de l’âme-monde.

A l’éveil, est-ce que le rêve s’achève, ou est-ce qu’il commence ?

Que faisons-nous donc dans ce pays lointain et souvent retrouvé qu’on appelle le sommeil ?

Comment pourrions-nous comprendre cette phrase qui jamais ne se ferme et que l’on nomme soi ?

L’amour est en perpétuelle expansion, comme l’univers, c’est ainsi qu’il nous écartèle vers notre prochaine grandeur, grandeur toujours trop mince pour l’innombrable.

∞ 6 ∞

Je suis encore vivant, je n’ai pas disparu, ni le monde ni toi non plus.

Le corps nous sépare mais l’âme nous rejoint pour toujours.

Le temps cruel qui torture nos voyages, nos passages, n’est qu’une dimension parmi les dimensions illimitées.

Ta tristesse fait un gouffre plus profond que mon pas de côté.

Je voudrais t’en dire plus que l’amère ronde des hommes et des choses. Je voudrais te dire l’océan et la procession rituelle des galaxies heureuses. Mais je ne peux parler des sentiments, car les mots et les gestes ne gardent de leur flamme qu’une plate photographie : image immobile du mouvement pur.

Ce que je voulais te dire, en réalité tu le feras.

∞ 7 ∞

Le langage trahit. Les discours trop droits

cachent la faiblesse de leurs assises. Convention sur les moyens dans l’argumentation, détours entendus, architecture froide de la domination. Le parler cherche à faire ce qu’il ne peut pas : transmettre. Lorsque j’écoute, je n’entends que le reflet de ta bouche sur mon lac. Ce qui est émis enfante autre : ce qui est reçu. La langue poétique rend faveur à cette inexplicable torsion. Il y a entre les mots le silence d’une image ; et entre l’image la brèche d’une vision plus profonde. Image sans forme ni ligne, écho sourd d’un chant infini. Présence immédiate de la libération et un medium miroir qui cache et se cache. Les émotions transitent par des trains insensibles. Quelle formule divine s’évoquent les acides aminés et les neurones ? Lobe frontal et froid par lequel naissent associations et correspondances de nos plus pures chaleurs. Lorsque la glace donne feu, nos —273 degrés font une mythologie de quadrillages et de lacunes. Le langage cherche aussi à s’abandonner aux explosions de ses millions d’espaces plutôt qu’au flux répétés d’expériences scientifico-linguistiques incon-trôlables. Mot, mot, mot : c’est trois puissance l’infini de significations. Le signe, c’est bien encore la mèche d’un rêve interne.

Lorsque l’homme exégète, il me semble qu’il construit des poutres de sable pour charpenter un toit du même sable fuyant. On voudrait calculer le volume d’un puits sans fond, au lieu de simplement

∞ 8 ∞

s’y mirer. On voudrait encercler la réalité totale d’une rivière qui prend sa source au soleil et descend vers l’océan.

Le langage trahit. La seule dignité du traître est de s’annoncer. Ou plutôt c’est une armée d’hommes où chacun sait que chacun est un traître en attente de la révélation de sa traîtrise, qui sait qu’il a trahi mais ne sait pas encore comment. Le message trahit la parole, la parole trahit sa parole. Ou peut-être que les deux entretiennent l’incompréhension qui les indéfinit, c’est-à-dire qui les libère, qui fait une âme sans frontière d’un corps sans espace.

La hiérarchie de la valeur est une chimère. Il n’y a pas d’énoncé plus ou moins clair. Il n’y a que la foi d’une parole qui nous fait croire valoir plus. Chaque acte, sans valeur première, chaque mouvement sans repère, ce n’est qu’un jugement arbitraire qui nous fait sentir qu’il est une avance ou un recul. Nos buts sont certainement à la fois leurs causes, leurs moyens et leur processus. Un pas, c’est en même temps la terre qui bouge, un sol qui tire, un pied qui pousse, un corps qui tombe et un œil immobile dans un véhicule qui roule —— un œil qui roule dans un véhicule immobile.

Le langage ne trahit pas, nous le trahissons, à vouloir lui dicter un sens.

∞ 9 ∞

L’art est masturbation, dans le sens noble du

terme : narcissisme des sens, des sept sens : ouïe, goût, vue, odorat, esprit, toucher et existence. Il cherche à faire jouir l’ensemble de l’être, depuis son corps jusqu’à sa pensée et même sa conscience, ses émotions, sa mémoire et sa vie.

Par l’œuvre d’art, l’artiste recherche l’expression unique de tout lui-même, un double, qu’il doit créer pour pouvoir ressentir l’émotion transformante de se reconnaître entier dans son œuvre, d’y voir tout son être, dans sa stabilité et son mouvement, dans son plein et son vide, dans ses contradictions, dans ses erreurs, ses victoires et ses vices et dans ses rêves. Il cherche, il rate, mais il ne peut pas faire semblant d’être parvenu, et ce n’est pas une question de savoir ce que signifie parvenir, mais de parvenir, d’avoir l’entier sentiment de parvenir, car c’est le vrai soi, celui qui implique l’inconscient, le secret, qui veut s’y reconnaître.

L’art est masturbation car elle cherche le plaisir de soi, et ce plaisir n’est pas solitaire. Il est grouillant d’expériences, de savoir, de visages et de gestes, symbole de la vie, unique et sincère, de l’être qui vit. L’œuvre s’approche de l’artiste, l’artiste s’approche de son œuvre par une marche tâtonnante vers l’embrassade. Il se doit de la livrer, elle le dicte en retour, car cette œuvre, il ne la choisit pas vraiment, c’est elle qui le choisit et s’impose à lui comme nécessité. L’artiste n’a l’espace que de ses moyens

∞ 10 ∞

pour l’enfanter et s’enfanter ainsi lui-même. C’est un accouchement dont la grossesse n’a pas été voulue, mais qui est venue inévitable.

Et un grand cri de holà quand l’artiste fait acte de création, c’est-à-dire d’affirmation de l’unique, car cela déplaît à Moloch le grand dévoreur d’âmes qui bâtit l’empire du normal, de la morale et de la loi ! Parce que Moloch a décidé que la seule manière de respecter l’autre était de s’éteindre soi : l’art est rangé dans l’ombre péjorative du narcissisme —— il peut encore se draper de folie pour éviter les lances. L’artiste tente de se vivre, de devenir soi unique en étant créateur d’unique. Son égoïsme a une autre teneur. Il comprend la voie du narcissisme : la beauté de l’autre en soi, il la contemple, l’aime et donne à sa parole sa bouche. Ici ce sont des mots qui s’inscrivent, ce sont des mots qui me font. Tous ceux qui savent jouir savent ce dont je parle. L’art est un moyen de contempler son univers, de le sentir et de le modeler. Jouir c’est jouer, c’est rire par tous les pores de l’être et toutes les œuvres de sa vie.

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L’amour est un regard, un regard qui semble

nous dire qui nous sommes. Mais c’est encore nous qui disons ce que dit ce regard, nous intuitionnons son sens, en vérité nous l’imaginons, nous y mettons, sans possibilité de mensonge, l’image qui nous vient. A mesure que s’embellit l’image de l’autre, notre propre image s’embellit. Nous nous sentons beaux par le bel œil qui nous aime.

Ce qui tue les amoureux, c’est lorsque cette contemplation immédiate révèle son medium : le miroir ; car nous préjugeons de tout miroir qu’il est une illusion, une fausseté, un leurre. Le mécanisme est perçu, et je ne m’explique pas que les mécanismes nous désenchantent. Car le miroir est l’amour lui-même, en réalité c’est l’extériorité de l’autre qui est une illusion : l’autre, pour nous, il ne vivra jamais qu’en nous. Voilà comment meurent les amoureux, extériorisant l’image de leur propre beauté, la déposant au sein d’un autre corps inaccessible, celle-ci tout à coup ne leur appartient plus, et elle s’échappe.

Ce qui nous plait tant dans la sensation d’aimer, non dans le concept mais dans la passion qui nous emporte et nous délivre, c’est bien notre propre expansion. Reconnaissant le miroir, on reconnait l’illusion de notre grandeur et on la jette, pourquoi conserve-t-on cependant l’illusion de notre petitesse ?

L’amour nous emporte et nous délivre, il nous libère par la servitude de l’identification : on trouve

∞ 12 ∞

dans l’être aimé un autre rapport à soi-même. Mais prenant pour support cet autre, trop fixe ou trop mouvant, et perdant tout à coup, par un seul geste, une seule arythmie, la parfaite réflexion des danses, se révèle à nouveau l’autre auquel on ne peut s’identifier ; on y perd l’exacte figure à la fois complémentaire et complète de soi, cette divinité sans faille que chérissait l’amoureux.

L’amour, c’est le paradoxe de l’autre qui semble à la fois la copie du soi tout entier ; et le complémentaire, possédant ce qui parait manquer en soi, ce qui n’est pas soi. Le soi et le non-soi se rejoignent. Non-soi qui semble être un soi caché, un soi tu et qui parle enfin ! Soi qui semble enfin accompli ! Mais cette totalité se risque à l’éternel par l’immobile, alors que la vie déploie l’éternel dans le mouvement et la transformation perpétuelle.

C’est le caractère de temps et de mémoire de l’existence qui tue les amoureux : à un moment synchrone la différence surgit, elle est perçue, elle fissure entre deux images, entre l’image passée et l’image présente, entre toi et moi, entre toi hier et moi maintenant, entre nous et nous d’avant. Le sexe, acte sans temps ni mémoire, pur présent éternel et mouvant, annihile cette séparation. Le coït est le corps de l’amour. Il est la sensation d’être deux en un, et aussi absolument tout : l’unique dans sa multiplicité. Seule la sensation est capable de cette correspondance de soi et de l’autre et du tout, la pensée qui différencie en est incapable.

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L’amour universel, c’est faire de chaque relation un coït, l’échange immédiat de sensations et la création commune du plaisir de chacun. Cette relation sexualisée au monde est antimorale ! car dans l’acte vécu, spontané, immédiat, qui fusionne l’émission et la réception, le donner et le recevoir, l’homme et la femme ; le présent est instantanément rendu à l’oubli, à la vanité du passé. Il n’y a ni souvenir ni distance dans faire l’amour ; le corps, la parole et la pensée s’entremêlent et fusionnent hors temps et hors espace, et l’acte prend la non-forme d’un flux sans direction, d’un geste sans recul et sans mémoire, devenant ainsi injusticiable.

Lorsque Marx disait que l’homme ne peut plus

se réaliser que dans l’acte révolutionnaire, c’est que celui-ci devient nécessaire : non pas voulu. Le capital acculant l’homme à la misère et à la mort, ce dernier n’a pas à souhaiter la subversion, il y est contraint. La misère l’y oblige. Ainsi le vol devient par exemple pour lui une nécessité, un besoin, et non plus l’effet d’une envie ou d’une jalousie. Ce qui l’empêche de survivre, ce qui le nie et nie son existence, il ne peut que le nier ou alors se nier lui-même. Il n’a pas à le vouloir, moralement ou idéologiquement, il y est poussé par la force des choses.

Il n’y a donc pas à se demander quel serait l’acte révolutionnaire efficace, ni à le pré-théoriser, à le projeter ; car l’acte révolutionnaire est un acte qui se

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fait obligatoire pour que l’homme qui le réalise puisse survivre. Il n’a donc ni de justification préalable, ni d’autre cause ni d’autre but que la nécessité. Il est nécessaire à l’être : le monde lui-même le force. Ce n’est pas tant que l’homme ne peut se réaliser que dans l’acte révolutionnaire, c’est que peu à peu il ne peut plus le faire que par lui. Il n’y pas qu’une seule porte, mais toutes les autres lentement se ferment.

L’acte révolutionnaire n’a pas pour but l’émancipation, mais la survie ; pas même la vie mais son préalable. Le sacrifice de soi au combat est donc l’acte réactionnaire par excellence car il contredit le sens du combat : vivre. Mourir pour des idées, ce n’est donc pas même être assassiné par le système collectif, c’est se suicider sur son ordre. Mourir n’est pas un acte révolutionnaire, il en est l’antithèse, il est l’échec de l’acte révolutionnaire destiné à vivre, obligeant par la nécessité de vivre.

Chacun demande comment l’un ou l’autre ou

soi peut servir le collectif. Mais c’est inverser le sens, car le collectif a été créé pour servir l’homme. Si le collectif dessert l’homme, il est heureux de le fuir autant que de le combattre ; et peut-être même est-il plus conséquent de faire les deux : c’est-à-dire de combattre seul, à des milliards de seuls, plutôt qu’à un seul milliard.

La force de l’hideux Etat est de nous avoir fait naître en son sein. Ses dons n’ont pas été acceptés, ils

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ont été obligés : société sans contrat social et sans résiliation. Cela ressemble à une mère qui, après avoir fait naître et nourri ses enfants, leur réclame une éternelle servitude et qu’ils prennent sur eux la responsabilité de ce qu’elle a décidé.

Ce que le collectif a fait, nul n’est tenu de l’entretenir, nul n’est tenu d’en avoir dette… Aucune solidarité n’est due sans avoir été choisie.

Les servants entretiennent la servitude, ils lui offrent leur force et se dédouanent d’en avoir la responsabilité. Ce sont eux pourtant les bourreaux qui forment le bras de la puissance. Ils se justifient de n’être que les moyens et de ne pas décider des buts. Mais ils ont bien décidé de servir ! Et servir un collectif, même de résistance, c’est aussi et encore servir la servitude. On en revient à servir le collectif au lieu d’être servi par lui.

Par un étrange sentiment de culpabilité sociale, l’Etat parvient parfois à réintégrer ses adversaires, en disant : luttez, mais en moi, par moi, en face de moi, changez les choses de l’intérieur de, ou par rapport à ma machine ! Et le résistant offre finalement ou ses forces ou sa responsabilité, ou les deux, au pouvoir qu’il souhaite changer. Don’t hate the player, hate the game !

Tout collectif qui ne sert pas les individus, que celui-ci lutte contre les pouvoirs en place ou non, qu’il ait le pouvoir des individus comme objectif ou non, si ce collectif ne réalise pas le service des individus directement, sensiblement et présentement, n’est

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qu’un nouveau mécanisme d’oppression. Dès qu’il demande à ses membres de le servir, il devient aussitôt l’ennemi ; dès qu’il sert chacun de ses membres, il les émancipe. Voilà pourquoi la collectivisation des outils est révolutionnaire et le parti politique réactionnaire. L’avenir doit servir au présent et non l’inverse. Je préfère donc l’individu à son œuvre, et le membre au collectif.

Pour ce qui est des autres, eux seuls peuvent avoir pouvoir sur eux-mêmes, ils peuvent reprendre leur pouvoir, ils ne peuvent pas le recevoir. Ainsi je ne veux pas de pouvoir sur l’autre, car ce serait me faire responsable de lui. Je veux mieux rester libre, de tout ce que je peux, obligé de rien, responsable devant aucune morale, aucun autre, aucun groupe, aucune humanité, responsable uniquement devant moi-même.

Chacun est responsable de ses meurtres et, au premier chef, du meurtre accepté de soi-même pour la cause collective —— d’autant que la cause collective sert trop souvent de justification à ces suicides et assassinats, elle sert au déni de la responsabilité personnelle de ses choix, comme si agir pour quelqu’un ou quelque chose d’autre suffisait à bénir l’action, comme si agir pour quelqu’un d’autre c’est l’autre qui le faisait par nous. Le dévouement, la dévotion, peut servir du meilleur ou du pire ; elle a déjà la lâcheté de s’en remettre à autre chose. Mais s’identifier à un groupe ou une cause, ce n’est encore qu’une illusion, c’est une tentative d’être dépossédé,

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d’être conduit par une machine qui en conduira aussi d’autres, une machine sans nom et sans visage. L’individu disparaît de l’équation, et il en est heureux, il s’évite ainsi tout jugement et toute responsabilité de lui-même : il croit les éviter par un « c’est nous qui me l’a demandé », mais ça reste lui qui l’a fait.

Chacun est donc responsable de ses meurtres et, au premier chef, du meurtre accepté de soi-même. Et je ne fais ici qu’enlever le discours qui sert à rebattre les cartes du pouvoir, de la culpabilité et de la responsabilité : l’illusion des chaînes. Ce que tu fais, tu as décidé de le faire, parce que depuis toujours tu es libre, que tu le nies ou non.

Conscience : science du coin où nous sommes,

science du point de vue, science de la perspective. Ou alors science de l’avec, science de ce qui lie ; la conscience a ainsi toujours un peu de l’aspect religieux, s’intéressant aux liaisons, associations des parties. Conscience de soi : perspective de soi ou bien science de l’avec soi-même. Regard porté sur les reflets internes et la manière dont se meuvent les objets du monde au sein de leur réalité accessible : vision d’eux.

Un peintre joue avec son œil et ce que son œil peut voir. Il ne joue pas avec les couleurs invisibles qu’il veut rendre, il les traduit dans les termes de ce qu’il pense être la vision commune.

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Nos manières d’expliquer, de discourir, transitent de systèmes nerveux en systèmes nerveux. Avec ce que nous voulons transmettre passe aussi, clandestinement, une certaine idée de comment nous croyons pouvoir le faire. Les manières d’organiser les choses et nos perceptions, s’échangent et se colonisent. Nos rêves s’entre-moulent. Les couleurs, les notes, les formes, les gestes, les mots en contiennent la discrète architecture. Certains discours qui se voudraient créateurs se contentent de redisposer les choses, ils rétablissent de nouvelles liaisons entre elles, et le font avec la langue entendue, la syntaxe habituelle et dominante, avec les définitions en cours, avec le découpage collectif et les bouts de papier offerts sur la table.

Or les matières premières, les éléments du discours, on en sous-entend l’existence, on en affirme la dureté, on en néglige le flou, on en exagère l’évidence, on en postule la communauté de sens et le caractère de fait et d’univocité, jamais remis en cause, par facilité et par nécessité. Ils restent immunisés sous la toile des idées et des phrases qui ont besoin de leurs formes pour se concrétiser. La parole est ainsi dépendante des mots, et ces derniers conservent leur forme jusque dans notre œil, ils soutiennent un penchant répété à construire des structures semblables, ils imposent leurs ciseaux et leurs patrons et un découpage du réel, ils les imposent avec autorité, subrepticement, comme supérieurs dans la négociation ; car si le sens a besoin d’eux pour

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s’exprimer, les mots eux n’ont pas besoin d’avoir du sens pour dire quelque chose : l’asymétrie du pouvoir va jusque dans l’atome.

A vrai dire, nous pouvons bâtir une infinité de maisons différentes avec l’exigence des murs, des pièces, des plafonds et des toits ; à vrai dire nous pouvons aussi bâtir des infinités de maisons sans l’exigence mentale préalable des murs, des pièces, des plafonds et des toits. Il y a une résistance plus profonde que la redisposition ; elle va de l’indéfinition acide à la redéfinition ; elle se libère des schémas, des limites habituelles, des envergures standards, des règles du jeu communicatoire, de la feuille A4, du cadastre des formes simples, libérée du paradigme.

Le déconstructionniste est trop bien organisé, il colle aux matériaux, y arrête sa folie déstructurante, par peur d’atteindre le chaos, il s’arrête à démonter l’architecture, sans réenvisager la courbe des briques. Il reconstruit avec les mêmes cubes ; pas étonnant qu’on en ressente la familiarité de l’ancien empire, en filigranes sous les dorures. Le résistant, lui, va au bout, il détruit : se dégageant de l’outil enfermant des poutres, des tasseaux, des parpaings, des vitres et des boulons. La table rase, aussi inquiétante qu’elle soit, ne rase jamais le monde, elle n’est pas vide de perceptions, au contraire elle cherche à en délivrer les associations préétablies pour en imaginer de nouvelles, jusqu’à la base même des éléments.

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Il est deux sortes d’infini : l’infinité de quantité, celui-là nous est inaccessible, nous ne pouvons entasser l’infini, nous ne pouvons élargir nos frontières jusqu’à leur disparition ; puis il y a l’infini de possible, lequel nous pose d’un bond dans l’indéfini et ouvre le décloisonnement des parois sur l’horizon. Il faut agresser la propension au stable —— regard fermé, mort oculaire —— et réitérer le chaos —— regard ouvert, vie naissante. Je parle du détachement de toute catégorie, mais aussi de tout élément de base, fondation dans le chaos qui explose le réel, l’agrandit et libère ses forces de possibilité : j’appelle cela naissance.

Ainsi je lutte non pour la réorganisation des éléments du monde, mais pour leur destruction. Fin du monde qui n’est que fin d’un monde. Nul besoin alors de brûler telle ou telle chose, d’en sauvegarder telle ou telle autre, mais envie d’effacer le quadrillage et les repères sur l’œil. Ecrire dans un espace neuf. S’extraire des justifications exigées, par lesquelles le paradigme ramène tout à son plan, telle une force de gravitation. C’est apprendre à voler. Ne pas se calquer sur les causes et la grammaire imposées par le paradigme commun, mais celles proposés par le paradigme à venir : lequel n’est pas dissemblable de tous les paradigmes possibles.

Frédéric a engagé la destruction du monde commun par la fondation du monde individuel. Désormais qu’il est vu que le monde commun y sauvegarde ses bases, j’engage la destruction du

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monde pour la libération de tous les mondes. J’œuvre contre la cristallisation de l’unique sous les coups d’un autre ; j’œuvre pour la multiplicité et l’émergence de tous les autres.

Défaveur à la pyramide de l’angle, à la prison de la perspective ; faveur au cercle sans circonférence qu’on appelle univers. J’oppose au collectif (cet amas comptable des uns) la multiplication mathématique des infinis : pandivinu : tout, divin et nu. L’ennemi est en nous le mauvais œil.

Je ne t’ai pas fait mal. Tu as eu mal, et tu as lié

cette sensation à ce que je t’ai fait. On pense qu’il est des règles absolues dans

l’homme qu’il devrait approcher, on pense qu’il est une forme d’existence et de comportement qui est supérieure aux autres, on pense que nous faisons des choix et que ces choix ont des causes et des buts que l’on peut connaître, ou au moins dire, à titre de justification, on pense que ce qu’on fait doit avoir justification. Mais ce qu’on fait, on le fait sans en connaître ni les causes ni les buts. Ils restent injustifiés. Mais puisqu’ils ont été, c’est qu’ils étaient nécessaires. Il n’y a rien d’autre que le hasard et la nécessité, sauf que le hasard lui-même n’est qu’une nécessité qu’il ne nous a pas encore été nécessaire de formuler, une nécessité négligeable, considérée à tort comme secondaire, subordonnée, mais une nécessité quand même.

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Il est douloureux et difficile de se dire que tel crime a été nécessaire. Et pourtant puisqu’il a été, il a été nécessaire, à quoi ? peut-être le saurons-nous un jour, peut-être ne le saurons-nous jamais. Peut-être nous ferons-nous une raison ; parmi tant d’autres encore valables. On juge l’acte au prisme de qui nous sommes, mais qui nous sommes n’est encore qu’une incomplétude changeante, le texte d’une loi qui n’a de cesse de se contredire et de se modifier.

Alors je ne sais pas ce que je fais, je n’en sais qu’une partie infime avec laquelle j’arrange une raison infime. Je sais que ce que je fais a des causes de moi encore inconnues et que cela me mène quelque part que je ne connais pas encore. Je me juge à la lueur hypothétique des demains possibles plutôt qu’à l’obscurité de mes jugements actuels, pour ne pas les cristalliser, et, en finalité, pour m’empêcher tout jugement. Le seul point fixe est le changement.

J’accepte tout ce que je fais comme quelque chose qui m’arrive, et tout ce qui m’arrive, je l’accepte pour ce qu’il va me montrer. Il n’y a pas que moi seul, et pourtant il n’y a aucun autre.

A l’époque actuelle, c’est déjà la révolution. Au

sens original du terme, retour sur soi-même. Face aux apories trop flagrantes de son matérialisme positiviste, la civilisation s’engage vers la spiritualité. Et si elle abandonne bien quelques-unes de ses vérités secondaires, elle semble parvenir à conserver sa

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destinée première : la fondation de l’absolu supérieur. Elle tente à coups d’hypocrisie et de nouveaux discours de conserver sa syntaxe et son but : la soumission de l’homme aux hommes, la domination par l’altruisme.

A travers la spiritualité, elle redirige cette nécessaire et visible sensation de soi, l’égoïsme, vers le mortel détachement de soi, le respect de l’autre plutôt que le respect de soi, vers la morale somme toute ! vers le stable existant plutôt que l’inconnu en naissance. Elle réaffirme la hiérarchie des anges du bien et du mal et l’univocité du monde : elle accepte la multiplicité tant qu’elle se dirige vers un faisceau unique —— le bien —— et l’égoïsme tant qu’il se dirige vers le respect de l’autre ou la mise en respect de l’autre —— la soumission ou la domination. A aucun moment la spiritualité occidentale actuelle ne parle de pouvoir, mais seulement de pouvoir accepter de ne pas pouvoir —— c’est-à-dire la servitude. Et cette servitude se soumet à un nouveau dieu, plus hindouiste, plus casté, qui n’honore la différence qu’en affirmant son inexistence, qui accepte la vie que comme équivalence et équanimité de la mort de soi, qui étouffe l’être sous l’ambition des autres ou l’humilité de soi.

Avec l’ego, elle repousse aussi le soi vers le néant : en réalité il ne reste plus que le nous. Elle pose un bien supérieur : l’équivalent par le zéro est ce bien supérieur, vivre et n’être que pour et par les autres. Elle dit que l’originalité du soi n’est rien quant

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au nous qui nous compose, que notre singularité n’est qu’une spécialisation, et qu’on peut alors choisir : être le maillon heureux d’une grande chaîne tournée vers le bien —— ou mieux le reflet complet du nous —— mais jamais, ô grand jamais !, ce centre qui fait le monde.

La révolution spirituelle actuelle réaffirme sa soumission à Dieu. Moi je dis que je suis Dieu. Elle dit de suivre Dieu, je dis de l’être.

Ils ont tout pardonné sauf ce diable qui ne pardonne pas.

• La connaissance de soi, c’est la connaissance du

chaos. Chaos : point catastrophique où toutes les couleurs se joignent en un gris trop dense et frémissant. L’instant juste avant l’amour. Le serpent qui menace en couvant l’œuf. Le guerrier attend, dans la concentration extrême de tous ses sens, dans la tension extrême de toutes les cordes de l’être, le moment où il lancera sa flèche dans l’œil du serpent. Il sait déjà que ce moment apparaîtra juste avant la rupture de son arc —— son âme —— juste avant l’éclosion que le serpent attend, lui aussi, pour se jeter sur le nouveau-né, l’à-peine-né —— le commencement du monde.

••

Avant d’écrire, c’est le gris plat de l’espace ; puis tout à coup la foudre, la naissance du temps qui l’organise et est toujours sur le point de le dévorer

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jusqu’au néant. C’est bien le trou gris central autour duquel tournent toutes les galaxies et qui risque à chaque instant de l’aspirer entièrement. C’est la nécessité de naître hors de l’immuable, et d’y tenir les chevaux de la mort qui s’extraient du con : démêler le blé de l’ivraie, qui sont liés, détacher la naissance de ce qu’elle est aussi : la mort. En jaillit la vie, le point devenu cercle et le cercle devenu ligne illusoirement vraie.

Et dès lors, dès lors que l’acte de créer a été créé, qu’il a été initié et qu’il émerge dans le déroulement des actes, il n’y a plus qu’à s’arracher à ce qui est déjà, s’en arracher continuellement. Dès que le temps est né, tout change et demande à changer, à s’inscrire. Le chaos devenu forme demande plus de formes et de déformations, tirant vers ce but qui est harmonie de l’harmonieux et du disharmonieux, s’extrayant de l’harmonie déjà existante, vers une autre et surtout celle qui contient toutes les harmonies.

Mais l’atteinte se dérobe d’elle-même. On raconte que lorsque la main paraît tenir un objet, en réalité, elle ne le touche pas, il se crée une zone qui les écarte et où transite, seule, la force. Impossibilité de réalisation absolue du désir par laquelle se maintient —— le désir ! C’est le maintien du chaos dans les choses qui leur impose perpétuellement de se déformer, ne pouvant se figer dans l’imperfection d’un ordre. C’est ce qui fait de tout achèvement une mort, de toute œuvre finie une œuvre morte, un

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« déjà », une recherche de l’intemporel que le temps ne peut accepter qu’un seul instant. Conquête de l’espace. Découverte de l’infini dans l’espace et le temps. L’univers recréé, le chaos accompli, achevé pendant un instant. Le faire et le fait sont tous les deux aussi insuffisants.

L’enfer naît d’un enfant qui pleure sans être entendu

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Le gris bouillonnait. Le noir était trop plein de

blanc. Le blanc a surgi rose et rouge. Le jaune cachait du marron, le bleu du violet. Le vert noircissait déjà, dans l’ombre. Le rouge annonça le gris et le violet du noir. Le bleu était dans l’orange, il disparut dans le gris, mais tint promesse de venir avec sa nuit d’étoiles et du feu pour le bouillon.

Peindre les forces invisibles qui nous traversent, physique de la conscience qui ne nécessite aucune métaphysique. Métaphysique : c’est le terme péjoratif par lequel on relègue l’immatériel dans le domaine de l’au-delà, quand il est pleinement ici-bas. On fait ainsi de l’inconnu une terre barbare et sans intelligence, a priori. La peinture, en ce domaine d’exploration de l’immatériel, est majeure, car elle a montré la qualité palpable, tactile, manuelle et pleinement physique de l’immatériel.

La science ne s’est intéressée à la conscience que comme conscience de soi ; en éthologie elle a cherché chez les singes la reconnaissance de leurs visages. Mais la conscience originale de l’homme n’est pas celle-ci, elle est la conscience du temps et du changement, conscience de ce qui est perçu sensiblement comme révolu. C’est la disjonction du passé, du présent et de l’avenir, mémoire et anticipation en tant qu’organes physiques de l’homme. Ces catégories se résolvent, pour tenir, dans le sentiment de l’éternité et le sentiment de l’instant.

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Notre paradis contient son envers : l’enfer de la répétition : répétition qui fait émerger à la sensibilité la facette douloureuse de l’immuable. Curieux d’entendre qu’en mathématiques le raisonnement par récurrence fut la première intuition—démonstration de l’infini ; et le point mathématique en géométrie la correspondance intellectuelle de la sensation de l’instant, fugace, sans consistance, et pourtant plein —— quelque chose déjà de l’infiniment petit, de l’infinitésimal.

Le nombre des correspondances des sciences anciennes à la science expérimentale est croissant. La lumière et la force restent les deux grandes sources de mouvement vital de l’univers. On découvre un complexe nerveux, à la puissance comparable au cerveau, dans le ventre de l’homme : second chakra, chakra du désir vital, désir du reptile oublié. Une aura ondulatoire de tout corps, de toute matière : corps de lumière et influences étheriques des planètes de notre système solaire et du soleil qui maintient leur état de température. Anesthésie par hypnose : force de l’inconscient et du rêve. Pouvoir associatif dans le lobe frontal où réside la mémoire et où se fait la jonction de la conscience et de l’inconscient : le jeu des poètes et le lieu des révélations religieuses, ce qui relie toutes les parties du tout. Fonctionnement illusoire du cerveau : il baigne dans une soupe de substances hallucinogènes à la source des neurotransmissions, comme la drogue originale de l’espèce. Le temps est devenu relatif : folie est

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fondement dès lors qu’il n’y a plus de causes ni de conséquences. Le big bang ne cesse de faire exploser cet univers en expansion ; il n’a pas lieu : il a lieu toujours. Se superposent des univers parallèles comme une société de consciences. Si l’on s’en tient aux fractales, je suis effectivement Dieu, non-mesurable, au point du cercle où se joint l’infiniment grand —— mauvaise dénomination —— et l’infiniment petit, c’est-à-dire au centre. Il est des dimensions fractionnaires dont on ne s’extrait pas et qui restent hors d’atteinte : comment pourrions-nous nous mouvoir et sculpter dans les trois dimensions si nous n’en avions plus de trois ? Et si nous ne parvenons que partiellement à nous mouvoir dans le temps, peut-être en avons-nous moins de quatre ? Et si nous avions 3,14... dimensions ? π c’est plus que trois et moins que quatre, et déjà l’infini. Une hypothèse, c’est déjà une vérité : toujours en lacune comme un surplus d’unité. Le zéro, c’est déjà un chiffre. Zéro, c’est toujours un peu plus. L’univers en cylindre, qu’est-ce d’autre que nos intestins ? Et ce firmament d’étoiles, n’est-ce pas notre corps tout entier ?

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Le un par le Quatrième Le Temps unifie l’Espace

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La poésie est la modulation d’un code, le langage dévertébré, ce qui dans la machine danse.

La pellicule a tué le vrai cinéma : la poésie, c’est-

à-dire l’art conjoint de l’image et du son. La poésie, et l’art en général, est la recherche

de l’amour de soi par la transfiguration du monde.

L’artiste cherche à découvrir sa beauté par la beauté de sa modulation du monde, son œuvre, dont la propriété n’est pas claire, car elle appartient aussi au monde, mais elle semble lui montrer que le monde a partagé la totalité de sa beauté.

Parvenant à inscrire, au bout de chemins et d’affres incalculables, la beauté que lui a fait vivre le monde, l’artiste gagne son amour propre et une beauté qui semble tenir à la fois de lui-même et du monde, de leur rencontre unifiée dans l’œuvre. Le monde semble lui murmurer : « Bravo ! et merci de m’avoir rendu si beau ! », et à l’artiste de répondre : « Je ne sais pas ce que j’ai fait, c’est à toi que je le dois, mais je l’ai fait, tu m’as ainsi choisi. » Ce que met l’artiste en jeu, à l’initiale de chaque œuvre —— publique ou non —— c’est son amour propre. Il ne cherche pas reconnaissance sociale, mais mondiale, universelle. L’œuvre publique, ce n’est qu’un instant du monde rendu au monde, l’artiste n’y est plus artiste, mais personne. Ainsi, le temps passant, le

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monde et l’artiste changeants, ce dernier ne daignera plus regarder son œuvre que comme la photographie intouchable d’une antique passion : avec déni, compassion distante ou l’indifférence du regret.

L’arrêt du chaos, c’est l’arrêt de

l’enchainement des choses, l’arrêt des « et ». L’ordre commence par l’exclusion.

La poésie, c’est le son, l’image et le symbole utilisés pour sublimer et condenser la sensibilité, pour l’évaporer et l’inscrire. Un rituel de naissance par le feu.

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La porte est ouverte, le nouveau monde rit La libellule vole à la libre nouvelle Ce n’est pas qu’elle mais la chambre qui fuit Par des rêves obtus et d’immenses margelles Réjouis-toi donc de l’inconnu crie ! Hallelujah créé ! une autre langue de Babel ! Et des tonnes et des tonnes de fruits exquis Pour autant d’au-revoirs éternels

Exploration des mondes supplémentaires Défiguration des toiles Les épices déséquilibrent leur sourire Depuis la moquerie jusqu’à l’amour —— l’étoile

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Nos discours ont des fréquences. La vie est une

musique, dans le sens absolu du terme, mêlant structure (à la recherche d’harmonie), devenir (dans le rythme), et mélodie (dans l’évènement). Ce ne sont pas les mains qui jouent en musique, c’est l’oreille : ou plutôt l’oreille trouve sa main, tout comme en peinture l’œil touche.

L’homme cherche à palper l’évanescent, à voir et revoir le miracle de l’invisible, à retrouver la sensation synesthétique par laquelle un sens abonde vers tous les autres. Il en cherche inlassablement la recette, et la trouve, et la perd, et gâte son plat jusqu’à la colère, ou s’en délecte jusqu’à la joie. Toutes nos expériences visent l’incorporation des bons réflexes. Le mode réflexe est de la réflexion devenue spontanée. Le bon geste finit par devenir automatique. On voudrait par réflexe se frayer un chemin naturel et facile dans le tumulte des choses.

La musique est à la limite de l’intérieur et de l’extérieur, elle exige la force juste entre le lâcher-prise et l’étude retenue, entre l’improvisation et la recette, elle ouvre d’un déséquilibre mesuré les vannes de l’écoute et de l’expression. Se laisser impressionner et imposer son expression.

Les désirs projetés se dérobent chaque fois à notre emprise : on s’en approche mais on les touche rarement tel que notre volonté nous les a représentés. Nous sommes contraints à les transfigurer par l’imaginaire, à en penser et en sentir d’autres formes

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qui les indéfiniront suffisamment pour qu’ils puissent se satisfaire de la réalité, dans laquelle ils émergent si différents de nos prévisions. Ainsi seulement imaginons-nous en quoi notre désir projeté a été réalisé : par ce mensonge si étrangement vrai, ce qui est finalement réalisé est bien ce que nous imaginons avoir voulu.

Ce sont des chemins d’alternatives qui nous détournent des murs. Lorsqu’il faut changer de cap, il est bon d’avoir appris à manier les étoiles et à sentir les vents.

La boussole de l’intellect nous risque à l’ennui de tourner en rond sans jamais oser l’inconnu, elle veut savoir ce qui va être goûté avant de le goûter ; l’intuition nous risque à l’épuisement de la confrontation irréfléchie des mêmes murs ; à leur équilibre, à leur rythme juste, la pensée et l’intuition n’ont de cesse de se risquer pour comprendre plus, et de comprendre plus pour se risquer mieux.

L’homme apprend à naviguer même yeux fermés, même les bras liés ; un jour il se guidera à l’oreille dans le silence, il explorera au goût les saveurs du monde. Quand la musique sera l’affaire de tous les sens.

L’acte sexuel a cette particularité de faire

intervenir conjointement tous les sens du corps et de l’esprit. Il est le lieu d’apprentissage de la synesthésie.

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L’intellect pèse, soupèse, masque, mais il ne tranche pas, il n’est pas voué à le faire, il ne saurait juger ; il ne saurait donc décider du mieux, du plus désirable de la paix ou de la guerre. La décision est de l’ordre de l’inconscient, de l’intuition ; elle a toujours la forme de la foi : certitude fondée sur un inexplicable ressenti, ressenti qui pousse un salutaire déséquilibre. Trouver l’équilibre entre l’équilibre et le déséquilibre : la conscience entre la pensée et l’action, entre la balance plate du juge et la foi oblique du guerrier.

Reprendre la route, ce n’est pas rejoindre

l’ancien lieu de camp. Les paradis s’effacent, ils ne seront pas retrouvés. C’est comme les drogues, on s’épuise à rechercher la première extase. Inventer de nouveaux moyens, avec les moyens du bord, et les yeux alertes sur le présent qui m’entoure. D’abord dévêtir l’instant d’avant, laisser paraître les chemins insoupçonnés ; oublier les trajets et reprendre l’orientation depuis l’ici : poser un nouvel orient, un nouvel est. Le passé comme poids, c’est la retenue qui nous plombe ! C’est le même message qui inlassablement parvient. Je m’arrache donc au poids de l’écho qui n’a de sens que pour plonger dans l’océan. Le temps est aux airs libres, comme toujours, chaque saison ne dure que quatre à six heures par jour.

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C’est un homme qui a désappris à bercer sa solitude. Il est écrasé par la hiérarchie des gravités, par l’ordre des importances. Au dos de l’homme moderne, il y a l’exigence de quitter cet ici et ce maintenant dont la mort est assurée, il y a œuvrer en bon médecin, tenter jusqu’à trouver le remède, agréable et salvateur : le sacrifice de soi est refusé. Il y a rouvrir toutes les portes unes à unes, et choisir le beau couloir plutôt que la belle annonce ; se laisser couler dans la rose rivière.

Ce ne sont encore que des mots virtuels, inscrits sur le tapis ou lus dans la chambre, mais leur indication ne peut être plus nette. Nos possibilités d’immobile sont aussi profondément infinies que celles de notre mouvement. Et l’inscription des méthodes s’effacent vers un jeu sans règles.

Dans la ville cybernétique, tous les lieux

rappellent à d’autres lieux. Les visages rappellent le sien propre et le tête-à-tête du juge et de l’esclave. Chaque coin de rue dessine un choix contraint. Ici, il n’y a pas un seul chemin de traverse. Les parcs, les arbres, les enfants, semblent n’être que des survivances, des traces qui déjà s’effacent balayées par les grues. On obtient la vie pour quelques centimes, on la perd au même prix. Le seul déni du silence est un bruit. Et dans le silence placardé de deux fenêtres, la mélodie des feuilles au vent laisse place au souffle mécanique d’un ventilateur. Les balades sont

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fractales : les mêmes places sous d’autres noms, réitération incessante du code binaire. Des vers de bus courent derrière l’horaire. On ne bèche pas un champ de béton. Tout est bêché, déjà. Tout rappelle notre inutilité fondamentale, interchangeable et légalement désœuvrée. Ce sont des portes trop closes et des rues trop ouvertes : mélange de murs et de gouffres. La ville est une multiplication de villages, un eczéma de civilités. Où donc retrouver le rapport au nécessaire qui s’appelle nature ? La culture, c’est bien l’amas de superflu, un superflu qui étouffe le besoin, un spectacle sans rencontre. Des idées noires parce que le noir a tout pris, il gobe instantanément toutes les tentatives de blanc. Dans les réverbères, ce sont des flammes de pure incandescence, des flammes sans brûlure et sans mouvement ; des néons d’un blanc trop fade qu’il en est obscur. Ici, le blanc est froid, le noir est mort, et le sommeil sans rêve, la vie sans feu.

ERRANCE DANS LA VILLE EN FUITE Ce sont des peuples qui tombent et des hommes

qui s’accrochent. Ils dansent leur partition. Sur les pavés ils frottent. Quelques pièces rouges coulent au bas des fontaines ; c’est le prix pauvre de l’amour et de ses espérances. Le bus tourne, la fumée monte, les lampadaires s’allument en grésillant, un verre éclate le sol : quelle chance ! c’est du verre blanc, et c’est le jour du solstice.

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Les cafés grondent, entassés sur la place comme les tables qui chauffent en attendant —— une parole ou bien l’oubli des heures et le sable d’un lit certain. Que faire des pieds ? Que faire des mains ? Que faire d’hier ? Les laisser aux chiens qui courent.

Les enfants s’amusent à désapprendre les possibles. Mais bientôt vient la procession folle des adorateurs de l’ennui. Ils gémissent, ils crient ! Ils pleurent et vomissent et rient. Ils assassinent le temps, du moins c’est ce qu’ils disent, car demain…

Plus rien n’a de but frérot ! Nous verrons bien… Dans une foire, un ascète respire la fin comme tout le monde. Bonheur spirales opiomanes. Cela ne leur prendra que quelques décennies à tout casser.

2017. Ca fait se dire que les années sont courtes en fin de compte. Et qu’un pas suivant l’autre on peut rétrécir toutes les mesures. Comme faire de l’autostop, descendre à l’arrêt où les rivières se rejoignent en direction du sud.

Ou alors rentrer à la maison par les petites rues. La gare ferme et les trottoirs s’endorment sous

des paupières tortueuses. Le grand minuit ne sonne pas. Le chat s’évade par un sombre buisson et je cherche encore le quai du départ entre les enseignes violettes. Les clochards ont juste de quoi s’acheter du sang neuf. C’est Noël, ou sur une plage du savon et une serviette, ou en prison un jet d’eau, à l’hôpital une lingette —— les fesses rondes d’un bébé qu’on change à jamais.

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Il attend la cloche, lui aussi, et que la porte s’ouvre. Tout est bien ficelé à huit heures pétantes dans un parking du boulevard.

J’étais fait pour chanter, mais plus rien ne me le dit. Je préfère regarder les sardines et planter la tente, tous les soirs, dans un nouveau quartier et éviter les passants curieux comme on ne se souvient plus du bon air. Désormais les rideaux se lèvent derrière les vitres et de loin on tire sur les mauvais peintres, chevalet bancal, les pinceaux pleutres. Dans les yeux, les poutres sont devenues du métal, tandis que les pneus brûlent au coin des chambres.

Sur le périphérique, il y a un homme qui flâne avec un sac en plastique. Il a les mains creuses et le teint glissant. Mais bon, avec tout ce qu’il a fait, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir gagné sa vie.

Le Grand Pardon approche. C’est un enfant qui s’est fait soldat et s’est blessé.

L’arme au poing, il tremble ; sans raison, car il n’y a plus personne. Seulement la jungle qui chuchote inarticulé.

Le froid est aux cîmes. Ceux qui sont montés au

pic redescendent à la hâte.

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ETOILE DU SOIR Ici, les arbres ne parlent plus. Ils sont fatigués

comme les hommes que le bruit gris de la ville assiège, et sont contraints de contracter leurs nerfs pour tenir le voile de leur surdité. Le seul silence qu’ils obtiennent est au cloître de baies vitrées —— silence si blanc qu’il se remplit de paroles, d’images et de gestes sans but ni direction, trouvant dans l’écho des murs de quoi faire renaître leur incessant tourbillon de fumée et d’oubli.

Peut-être n’est-ce pas que la ville et son vacarme chaos, peut-être ai-je trop bien appris à vivre et ai omis d’apprendre à mourir. Mourir c’est l’art par excellence, c’est le sens même de toute une vie. En fuyant l’une, on fuit l’autre.

Les coureurs, le long des quais, ont fait de leur mouvement une nécessité salutaire ; l’immobilité est réglée sur la fréquence des tramways ; le sommeil devient l’affaissement d’une viande et le rêve l’inquiétant soubresaut d’une chair inerte.

La ville éblouit ses enfants de lumières fortes, pour qu’ils oublient leur soleil disparu, et qu’au détour des immeubles froids ils avaient un désir plus haut que l’au-delà.

MENDIANTS

Il y a un délire joyeux que personne d’autre ne peut vaincre. Il y a des libertés qui n’attendent pas d’autres hommes libres !

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DIEU LE PERE Les choses ne sont pas plus compliquées que

l’amas noueux de notre lâcheté. On ne doit rien à personne, sauf peut-être à nos parents, mais cette dette est payée, nous les avons suffisamment écoutés et déjà trop entendus. Va vivre ton rêve, grand pèlerin ! Détache tous ces liens que tu as tissés avec l’angoisse commune. Il n’y a pas d’angoisse existentielle. On ne cherche qu’à se dédouaner d’agir tel qu’on le sent, et les questions insolubles sont des meilleurs sédatifs.

PROGRAMME

La libération ? Définitivement non. C’est une lubie d’esclave qui ne veut juste pas quitter ses chaînes. Je suis déjà absolument libre. Le programme, c’est plutôt le développement de toutes les capacités physiques, mentales et sociales. Exploration des possibilités inenvisagées. Atteinte de tous les buts par tous les moyens qui me conviennent. Dénuement total d’espérances infondées ; croyance certaine de ma toute-puissance ; acceptation heureuse des évènements insoupçonnés, c’est-à-dire de tous les évènements. Les araignées ne m’auront plus pour un temps. Vérifier tous les savoirs qui m’intéressent : ne faire confiance à personne d’autre qu’à soi-même. Un minimum de lecture, ne plus lire que pour la rêverie, juger du bonheur d’un texte non à sa sournoise structure mais à sa capacité de poésie : aux nouvelles associations originales qui germent à l’esprit. Ne plus

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incorporer, ne plus comprendre, mais résonner. Plus d’empathie mais de l’amour. Prendre chaque chose comme la frappe d’un gong, rien qu’un instant suffit. Rétablir toutes les distinctions et les interdits. Res individua, res intima et res intus : chose indivisible, chose intime et la chose dedans. Je fonde mon pays.

ALCHIMIE

Le père est mort, le fils est né. Le fils est mort, il n’a désormais plus besoin de guide. Il fait ses recettes de tête. A l’automne, c’est l’or des feuilles qui coule par les gouffres vers les mondes extérieurs.

IMAGE LE FILS EST NE

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Combien de fois faut-il que le soleil tombe encore ?

Et qu’il fasse paraître sa lumière pour mieux me montrer sa mort ?

A travers les cercles j’ai passé déjà et tant mieux dans d’autres langues oubliées

Qu’est-ce donc que ce destin où le début et la fin sont liés ?

Certitude et compassion se tiennent la chique presque sans remords

J’entends tes souffles et tes pleurs, et ma voix contre ton corps

Suant des pas infertiles et des horizons plats Et ton visage, Sybille, que je le veuille :

il est là !

Mêle la foi à l’amour sans les ternir d’espoir

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Alors seulement tu découvriras ton art

SINGULIER Nous avons tant parlé des hommes, savons-nous

encore qui il est : l’homme, au singulier. Toute cette grande affaire de collectivité politique n’était encore qu’une manière de désigner des coupables. Nous avons un monde si grand sous le cœur, c’est à peine si nos yeux peuvent encore voir ce qu’est une couleur pure dans nos reflets intérieurs. Encore je m’assois à une nouvelle place, encore là. La terre, la boue, qui ne coule pas vraiment, qui colle, sans qu’on puisse la prendre. La boue, comme un arc-en-ciel sur une aquarelle brouillée ; et la torture d’un homme qui deux fois veut encore se faire prisme. Aucun pessimisme dans le soir qui tombe, ni dans l’automne qui vient. C’est la mélancolie des astres avec la certitude qu’aucune mélodie n’est préférable, aucun point n’est repère, et que l’infini lui-même ne dure qu’un temps. Singulier, c’est le nom du clown qui singe Dieu et en est presque devenu croyant. Il est beau de voler parmi les galaxies, cela n’abolit pas les volcans.

EXISTENCE Quelque chose cloche entre la manière d’être et

l’envie d’être. Théâtre du décalage. Les drogues poussent à d’autres univers qui ne sont jamais celui que nous avions pensé avant. Les instants

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s’enchaînent avec une brisure qui clôt et une répétition qui tue.

Je parle de ma vie bourgeoise : je parle de ce faux rêve non réalisé. Pourtant je suis inutile, comme tout le monde ! Et je ne suis pas obligé de le comprendre —— seulement je l’ai compris. L’existence, c’est mon histoire. Cela veut dire que quand j’ai mal enfin j’avance, et quand je jouis enfin je vis.

BOURGEOIS Le singe dans l’homme. Le vrai ennemi : celui

qui n’existe pas. La justification. La lâcheté de celui qui sait sans changer. Le petit regard qui tue temporairement. Le faux combat facile : dehors : l’autre. Soi qui y va vers l’astre avec la fierté nauséeuse d’être soi plutôt que quelqu’un. Monde de sept milliards de quelqu’uns, avant recensement. Les chats rient de nos chaussures de plomb. Je parle en nous de l’homme en cavale. Le pire visage. Même lui, saura-t-on l’aimer ? Et pourquoi ?

MIROIR Mon écriture fait confiance à ses soubresauts,

convulsions. Ecrire c’est oublier, publier c’est enfin ne jamais être lu : rituel de protection. Je l’aime, c’est déjà l’aveu d’un encore, en vérité ce n’est qu’une manière de te rencontrer pour toujours, comme toute présence. Ce n’est qu’avoir vu. Depuis combien de temps avais-je vu ? Drôle de question. Les caravanes

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s’amènent, elles sont déjà ici à l’horizon. Tes volutes ont déjà dansé pour d’autres dieux, en tout cas pour moi : je ne t’aurais pas reconnu : te cachais-tu alors ou mens-tu maintenant ? C’est un livre qu’on relie avec des fils en spirales. Ta nature m’impressionne. Les absolus sont dans l’image, toi tu es le concret qui les porte. A qui la faveur ? C’est juste l’instant de relier ce qui a été écrit hier avec ce qui est lu aujourd’hui —— ou autre chose.

TRANSATLANTIQUE Les plus beaux discours ont lieu dans nos têtes.

Les plus beaux gestes ont été des rêves. On devrait prendre tous les affirmatifs comme des conditionnels, et tous les conditionnels comme des abandons. Je dis, on dit, rien que pour se délester de mensonges. Le guide cache la voix du fort en nous —— fort ce n’est pas être brutal, c’est ne pas se laisser marcher sur nos pas. Un pied devant l’autre et la certitude du marcheur sans étoile : celui qui sait qu’explorer est déjà une étoile dans la main, et le ciel sous les pieds. Nous avons des escaliers de couleurs, et il faudra bien marquer les bruns. Manger la purée, c’est pourquoi je n’en veux ni aux mères ni aux pères : ils ont eu leur dose. J’en veux à « ne pas essayer ». Change de vie, ô frère, chante pour changer le monde. Ne fait que cela : chante !

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PRISON Les écoles ont toujours été des prisons, mais

désormais elles ne se le cachent plus : portails, caméras, identification. La sécurité est la raison virtuelle d’un auto-enfermement volontaire. Partout les névrosés s’enferment dans leur appartement —— on ne compte plus le nombre des schizophrènes paranoïaques considérés comme des gens honnêtes ou des voisins vigilants.

Etre enfermé, ce n’est pas seulement ne plus pouvoir sortir, ce peut aussi être ne plus rien laisser entrer : ce n’est qu’un taux de porosité trop faible. Le terrorisme atteint son but avoué : la terreur —— les prises d’otages ne sont qu’un prétexte ou un signal : le but réel est cette terreur qui fait que les otages s’enferment eux-mêmes de leur plein gré. Quand la sécurité sert à augmenter la peur, les oiseaux rejoignent leurs cages ; bientôt ils en perdront leurs ailes.

MAGIE Que les instants se suivent. Que les émotions

sortent. Que la parole s’échappe et que le désir s’envole vers mon étoile. Tout comme les pas s’obligent, les erreurs me portent. Souffrant les appâts tristes, au bout des roues d’angoisse, les trappes s’ouvrent sur des horizons d’aube. Que les graines germent en temps voulu, endormies sous la morte couette des feuilles caduques, qu’elles s’éveillent patientes après le gel, impatientes avant le feu de juin.

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Que restent nouées les cordes vertébrales sur le dos des falaises, que se délestent celles que le sol a déjà lu ; et que nos mains se joignent à des prières sans heures au sommeil du jour, au feignant rituel d’un repos en fête dans les bras insensés des arbres dansants. Que chaque dieu soit homme et chaque homme un homme dont le destin se rit de présager l’avenir. Que la vie se livre par des pages insues à la sueur blanche de mots étrangers ; et l’oiseau se baigne à la fontaine surprise sous le regard terne des indolents devins.

Je ne veux pas savoir ce que demain préserve mais que je goûte au bonheur qu’il me serve ses plats. Pour l’amour du chef, capitaine, je lui laisse la barre et l’étoile et savoure nos joies lorsqu’il crie « Terre ! Terre à l’horizon ! »

GRAND JEU Chaque occasion est propice. Chaque

expérience contient son noyau. Chaque rencontre signifie déjà l’échange de clés. Que tu le perçoives ou non, chaque souffle de vent te propose ce que tu cherches. Il suffirait d’une facette pour boire dans chaque ennui la joie d’une vie pleine. Les vérités s’obtiennent telle une plante, il suffit de tendre la main ; elles transitent dans l’atmosphère égalisant les sources. Tout sentiment fait un signal. A la racine des émotions jouent des personnages maladroits qu’il nous convient d’éduquer —— on n’éduque pas sans écouter ni comprendre. Un capitaine heureux tient

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son équipage avec respect. Mais à creuser on prend goût à creuser —— attention de ne pas confondre le trésor et la pelle.

LOUP SOLITAIRE Il gagnera tous ses combats sauf le dernier et en

mourra. Il ne connaîtra donc pas de petite défaite. Tous les obstacles qu’il rencontre le rendent plus fort et plus hargneux, les vents contraires attisent son courage. Il attaque la montagne en solitaire et trouve au gré de son chemin les lunes certaines et sa nourriture sous un rayon solaire et son repos sur une louve imaginaire allongée dans les herbes hautes. Il respire l’air des instants dans la contemplation de ses propres yeux sur les horizons colorés. Chacun de ses pas scintille le germe supplémentaire des colonnes de son temple de sommeil ou la cour forteresse d’un combat nécessaire. Ses souffles s’ordonnent à la lueur androgyne d’un souvenir prochain ou d’un but oublié —— sexe encore indéterminé entre la chaleur douce d’un rein accueillant ou la confrontation mortelle au bâton d’un maître. Sous tout tapis de cendre, il trouve son eau ; sous tout buisson d’épines un fruit nouveau. Et lorsque la pluie crachine, il en profite pour laver son cœur des caillots secs que le soleil a enfoui dans la colère de ses nerfs enregistreurs. Il réécoute les bandes au crépuscule aléatoire et à la rosée du matin mêle ses désirs d’une harmonie naissante, aplat d’un tableau dont il laisse au monde-frère le choix de la mélodie. Même le lieu de ses maladies est devenu la

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terre sacrée d’un oracle. Loup ne refuse pas l’amitié, seulement il en repousse le désir avide de compter les secondes et d’en remémorer toujours l’infinie profondeur des foudres —— que l’amour coure à travers des chaînes victorieuses vers une mort libérée. Tous les feux ont pour odeur la consomption de leurs flammes, ainsi inscrivent-ils le poids léger des étincelles sous la peau humide : l’affaissement des braises est le signe du contentement de leur joie à avoir obtenu une maison plus sûre au centre diffus d’une eau tiède. Loup gagnera tous ses combats sauf le dernier et y mourra ; ainsi ne presse-t-il pas son miel ni n’attarde-t-il son calme aux peurs immobiles d’un enfer sans plan. Il guide sa cartographie aux indices des constellations labyrinthes. Loup savoure les méandres de son destin comme un voyage dans la voute céleste. Loup nage dans l’éternité vers le continent majesté de son dernier combat.

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J’ai vu des voyageurs en cage et des prisonniers volants.

PEUR Les mauvaises pensées sont des vampires plus

puissants qu’aucun marabout. Le diable est à l’intérieur, c’est lui qui fait croire que la douleur et le mal viennent d’en-dehors. La peur nous tient dès que nous mettons la source du mal en un être extérieur, elle en devient invincible. Le mal le plus profond, c’est le soupçon du mal et l’insincère déni de la peur : peur qui, bien que toujours infondée, parvient ainsi à exister.

LYRE Comme si la libération d’un mal ne le poussait

qu’autre part. Mais je ne peux pas le poursuivre autre part. Comme s’il ne pouvait qu’être confiné, démêlé en dedans pour être encore noué en face. C’est la lyre qui chante pleureuse pour le salut du monde. C’est l’amertume d’un effleurement jamais atteint. Dans le repos, tout bruit devient tonitruant, et par la connaissance du bien et du mal, la vision trop limpide du mal ne peut plus qu’exiger l’humble réconciliation des pôles et leur pardon total, vertigineux.

GUERRE Mon amour, mon hirondelle, tu es partie dans

l’infini parmi les atomes qui bêlent une langue antipode et me laissent bras ballants sillonner les

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galaxies du cœur et les déserts sans soif, sans plus de désir que d’autres sables, dans le bégaiement des dieux qui font trébucher toutes les tables et tous les lits odieux se plient au décret d’un journal qu’un inconnu publie au calme d’une cave sûre avec pour demain déjà mes croissants et mes chaussures, et mes batailles irrésolues sous son doigt dactylographe, indifférant mes heures à sa plume relâche et me poignardant le sang par des canaux sans issues, entre les gondoles des passants qui font semblant d’être sans tâches, parmi ces meurtres invoulus.

MISE EN CAUSE La réalisation, c’est la réalisation réitérée,

l’habitude de la transformation, l’œuvre de soi. Pour l’artiste existentiel, la confiance ne suffit pas bien qu’elle soit nécessaire ; il y faut aussi le préalable de connaissance qui n’indique pas la voie univoque, la meilleure —— ce meilleur est rendu à la foi —— mais qui permet la multitude des vérités partielles. Ce démembrement mental qu’est le doute devient ainsi l’occasion d’une nouvelle découverte : première transmutation des éléments. Vient alors la compréhension que les êtres contradictoires, les pensées, les éléments inassimilables qui nous composent ne profitent pas du parti-pris, mais du jeu serein de leur équilibre et de leur destin rendu. Il y a un profond respect pour leurs voix. On leur remet alors l’intention, déposée vers le futur, et l’action, bien moins que d’être le scénario cruel d’un déterminisme

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auquel on s’identifie, devient la perception éternelle d’un oracle. Le passé éclaire le présent, le futur éclaire la passé —— cause finale qui nous montre le but de l’œuvre, cause que nous trouverons dans l’avenir.

Le peintre se guide donc intuitivement vers l’œuvre qu’il découvrira achevée ; et l’achèvement sera paradoxalement une naissance bien plus qu’une fin. Toutes les fins s’élancent alors comme le désir vers des possibilités inconnues. Le voyage n’est qu’illusoirement planifié, il se dévoile présent, conjurant les déceptions et les douleurs, dans la marmite de l’incompréhensible que seulement on goûte un peu plus, avec le plaisir d’une terre abandonnée et d’une terre nouvelle, d’un plat aux délices jusqu’alors inaperçus.

SAVOIR La connaissance n’a rien à voir avec la vérité. La

vérité est inatteignable car elle est contradictoire, paradoxale, multiple et une. Le savoir, les connaissances, sont le foisonnement du réel, une multiplication des yeux. Sensibilité accrue de la plume qui vole, de l’oiseau qui l’a perdue, du bitume qui la reçoit, du mur qui la frôle et de nos mille existences qui la contemplent, s’y inspirent, l’écoutent et l’ignorent. Je sais que je ne sais rien car je sais déjà tout, mais je ne veux pas tout voir : j’entends la vague et ses innombrables gouttes : je garde la vague et la goutte.

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AUBENAS Les lieux ont des âmes qui imprègnent le sourire

des gens —— teinture qui colle aux objets et aux murs puis se diffuse d’un clic. Une affiche de spectacle fait écho à un rêve adolescent, un visage en rappelle un autre bienveillant ; et déjà l’amour entrouvre une porte sans avoir été demandé. Rien ne semble plus pouvoir empêcher le lait de couler, si ce n’est le temps et sa sauvegarde patiente, sa lente berceuse. La terre ne dicte plus que de divaguer sur son corps vers la promesse du sein. Les paroles sont libres comme un oiseau qui plane. La vie nouvelle est à deux doigts du joyau, orage grondant par-delà les collines, souffle d’un automne en route.

LOGEMENT Déjà toujours c’est l’ancrage des bulots sur les

rochers. L’univers se réduit à un cercle d’horizon, une perspective, une chaîne et un lieu : c’est un élagage du temps qui ne réduit pas la masse de sève.

En recherche de logement, j’ambitionne déjà le voyage ; en voyage, je poursuis la découverte d’un antre. Les objets nous attachent, on voudrait les sauvegarder, les sécuriser comme nos enfants, mêler à leur envie notre dépendance. Logement qui nous tient bouclier face à l’absurde angoisse de la mendicité et la solitude. Et pourtant c’est chez soi qu’on a fait l’expérience du plus seul seul.

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ALCOOL

Par Saturne, par la mélancolie qui vient,

par les pensées en ronde qui salent nos fiertés d’embruns

par nos je-t-aimes en vain qui font la claque au temps qui tourne

et les pas d’aujourd’hui comme tuant les pas d’hier

on tue encore pour un rien, on tue pour de nouvelles sphères

et pour tous les mondes-frères qui s’impatientent dans nos reins

ne regarde pas l’arrière, non, ne regarde que le vent qui roule

comme les airs du sud parmi les ciels d’hiver

sur ta mort incomprise et tes plaintes grises et saoules

à la tristesse heureuse des saisons impossibles

et sur la toile l’étoile, la seule, celle qui te guide

de routes en astres mineurs aux joies de villages-étapes

de rencontres en pleurs et de rires accrochés aux sœurs

qui se déchirent sur ton corps

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leurs plus beaux seins de lumière �

je suis la pierre blonde, la pierre lisse aux heures fécondes,

et le malheur sans cerne qui frappe sourd à l’homme fort

aux portes de ta forteresse, ce sont des sorcières et des anges

qui ne se changent que par l’écho de la misère que tu portes

et ton sourire salaud mêlé au salam des lierres

qui montent aux créneaux de ta Tolède éphémère

ont des chants bien amers pour ton éternité de plume

ah tu verras et tu sauras avec la lune au soleil

la vérité du cycle, et le grain d’ombre qui l’émerveille

au gré des abeilles sans ruche et des fleurs sans sommeil

la tape amicale d’un enfant dans le plomb rêche des mots d’adultes

et la fièvre pâle d’une biche devant son faon qui s’éjacule

ferme la boucle perdue d’un équateur sans solstice

∞ 58 ∞

j’ai vu ton nom sur les statues des siècles d’histoire sans vice

et la fine part des justes qu’à table le destin rassemble

autour d’un festin en miettes pour papa qui part en guerre

vers des continents de sang et ma jalousie sans but

les cartes posées aux marins, ces cartes de désirs obsèques

fraient un chemin pour mon âme vers les monastères aztèques

où le sacrifice aura pour mon aura des flèches sûres

et des sirops d’étincelles pour les nuages en fête

∞ 59 ∞

là où le bleu et le jaune sont des noirs et blancs corrompus

là où le pain se ronge avec des faims d’absolus

le roi se reconnaît au creux d’une femme oubliée

dans le miracle sous ses pieds d’un oracle en silence

dont la balance est rouillée et le juge un danseur

qui pardonne et tout pardonne, jusqu’aux royaumes de folie

jusqu’aux blessures des flammes qui ont empourpré son lit

et rétablissant l’atmosphère par une pluie aux yeux d’erreurs

le paradis des montagnes se joigne aux vallées d’enfer

dans le petit amour des grandes fins qui naissent

� �

∞ 60 ∞

Ô mon frère, je parle à toi mon frère, toi et ton sexe d’homme

toi et ton cœur d’albâtre, ta tête et tes humeurs acides

toi qui avance sans toit autre que des bras avides

à la recherche d’un pays sans frontière et sans nom

où cacher le cordon de ta mère solitude

et les lanières de cuir de tes plus puissants démons

un désert comme une ville pour une douleur anonyme

et les crimes qu’on oublie qu’en s’en tatouant la peau

à la faveur de nos rides où mémoire rajeunit son dos

je te retrouve aux insomnies brûlant tes derniers papillons

surprenant sous les cendres toutes les couleurs du paon

que tes savants inflexibles avaient décrétés déchus

et tes choix et tes lois et tes doigts tremblants qui bèguent

raides immobiles

∞ 61 ∞

sur la terre de ta bouche dure je les entends, je les comprends et sous mon aile rampante

je m’agrandis au lien que nos mains frêles ont aperçu

� � �

Depuis ces mots d’escalade que je remonterai demain

après une longue balade sur mon fauteuil incendié

par des rêves de foie malade et des mensonges dévoilés

à ce piètre personnage poète rouge que ses vers tuent

et qui bordé au rivage se drogue de songes en foule

Depuis ces mots d’escalade qui se jettent et puis s’éboulent

ô toi mon frère tu es le même avec la différence des rimes

et on voudrait qu’on s’en tienne à décalculer des primes

infirmement pour la gloire que nos ventres effritent

juste pour le meilleur cri de nos armes incroyantes

∞ 62 ∞

Ô je t’en prie lâchons les roues ! laissons nos agathodaïmon ! et nos clous gras de théorèmes!

Laissons-les aux vagues qui s’invitent

sur nos barques sans rames pour nous baiser les joues !

Laissons-les

comme une lampe clame ta distance évanouie

� � � �

Je compte les Mexique et les yogi qui s’évaporent

à la dérive des ports au vol des pigeons attentifs

dans la pupille cerclée de cent mille récifs

qui tirent vers leurs lames les premières clés d’abandon

et la mer assiégée recroqueville son île

écumant l’horizon jusqu’au béton masqué des geôles

c’est drôle comme partout un parent creuse nos valises

et l’époque familiale

∞ 63 ∞

chante à nos oreilles basses une marée de rentre donc dès que l’étranger te lasse

au prix d’une chambre close coquille perlée de fantasmes

les fantômes s’éloignent vers les drapeaux criblés d’Eden

entre nos dents qui grincent l’hymne des terres promises

la promesse pliée au coin de nos draps trop propres

sur la chaise qui martèle des cauchemars de prison

comme les ondes frétillent parmi la boue des poissons

l’arbre-traversée brille sur les furieux miroirs

et sur le rideau dressé de nos noms incomplets

qui endorment sur la table leurs nœuds chargés de plaies

des rivières de mescaline aux hallucinations de prière

multiplient les paupières taillées de diamants fiançailles

qu’un cœur riche, les paumes pauvres,

suinte de pommes interdites

� � � � � ∞ 64 ∞

A la mort qui nous singe sous les plats de valets en rut

au cocaïnomane qui retrace ses luttes

au président qui tient des azalées d’horreur

et des sujets au crible, diable d’avarice!

et moi j’ai si honte d’écrire encore

et d’être ici-bas parmi les armatures

fuis ! fuis ! ce caleçon qu’on t’apporte au prénom de qui tu es

qui tu es, c’est qui tuer ! et le monde entier sera morte

mais les fleurs, les forêts, et les tapis qui s’exclament

pour une révolution romantique ils la feront !

sans eux, sans les antennes, avec le jus des alcooliques

avec les rêveurs jamais entendus qui crament leurs cigarettes

les poumons nus d’espérance un silence sur la mélancolie des heures et nous ! juste nous !

qu’est-ce que cela veut dire ?

∞ 65 ∞

oh nous faisons encore semblant d’avoir essayé la force

le vinaigre est coriace, l’écorce d’affiche

et les résultats soignés d’une faiblesse prudente

� � � � � �

On nous confie un joyau trop large pour sa boite

nos planètes s’y disputent la loi de nos boyaux de plâtre

un peuple d’appétits moléculaires dresse une clameur démocratique

un bruit, une rumeur, qu’exégètent les sages au temple

ils l’unissent d’une voix au chapitre le peintre mélange ses huiles

c’est ainsi que toutes nos eaux se mêlent à une rivière tranquille

balbutiant leurs égos parmi nos monts d’inavouable

� � � �

� � �

∞ 66 ∞

Battement de souvenirs et de visions

tu as ta part, la quantité importe peu lorsqu’on est en haut des montagnes il est bon de savoir y prendre place

et lécher sur la vue de quoi se redonner faim

le lit violet des aubes jouées étale à midi son bûcher

comme au réveil l’herbe inouïe des communiants sous le clocher

les gens, on les appelle les gens,

toutes ces fourmis qui vivent en couche dans la paresse de nos ennuis et l’alpiniste horizontal

s’écorche aux rochers d’envies muettes que la marée pose sur la table

les genoux foncés de bleu se mêlent aux algues épouses

et inscrit au fond de l’os une autre phrase à déchiffrer

cicatrice au corps d’énigme parmi la galaxie des grottes

que nos doigts en coin fouillent

avec la frénésie d’aimer

∞ 67 ∞

le plan des vols d’hirondelles et des avenirs chassés

s’écarte à chaque coup de pelle de chaque bouche embrassée

glissant sur les lèvres bruines de victoires en défaites

l’anneau qui s’enroule sans fin sa muse au poète

et rend ce qui lui appartient cette danse jamais refaite

où il ballade errant le défilé des planètes

� � � � � � � �

ne le prends pas mal lorsque mes talons s’inquiètent

c’est le noir de mon orgueil mimant des décisions en plainte

lorsqu’aux jardins imprévus tu as déjà cueilli mon deuil prête-moi ton œil, le mien est bercé de rescousse

je m’en remets à tes fils parmi les épines douces

sur ces chemins indélébiles

∞ 68 ∞

aux boussoles qui tanguent au camp des armées en berne et du général s’évade

la neige a endormi le rire au cou des jeunes fleurs

et le printemps fait des siècles parmi les hivers sans grain

le sang manque au blé des siestes il déborde au temps du vin

je me rassure aux épaules que la terre fonde aux tropiques

sur la conjonction des pôles eux-mêmes leur enfant héroïque et quand les jours s’allongent au bal de défis en rage

je bois à toute fontaine jusqu’à la cigüe des plus-soif

jusqu’au lâché des oiseaux aux quatre galops de l’espace

pour paralléliser l’antienne de l’ombre qui la dépasse

et que l’orage s’invite sur mes oreillers d’images

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∞ 69 ∞

Un certain sel a établi mon centre, que même les marais les plus rêches ne parviennent pas à dissoudre

je lave à la rivière chaque matin cette pierre

limpide et brillante par laquelle je prisme l’habitude à la conquête des terres brûlées et infertiles

j’écoute sans entendre je me résous sans me joindre

aux officiers du doute qui obscurcissent ma campagne

dans la multiplication des couches et leurs couloirs insoupçonnés

vers ma folie de tyran ou ma divinité d’empereur et dans les courbes de leurs vices

je rencontre le nombril vertueux où arrimer ma flotte

comme un bon roi sait reconnaitre la valeur de ses mutins

et dans le déluge du soir la grève blanchie du matin

mon prêtre alexandrin je l’autorise

à embaumer mon glaive

∞ 70 ∞

de sa théorie de linceul et dans le charbon consumé de toutes mes vies en cendre

surgit le diamant miraculé de ma couronne pâle

mes ambitions sans orgueil mon amour inconcupiscent

et ma passion innocentée d’une allégresse rouge

je rends sa robe d’opale et une prière impératrice

aux immortels à l’Olympe qui siègent au conseil de mes lampes

et à la magistère inclinaison de leurs aiguilles providentielles

� � � � � � � � � �

Ô tant les scènes ont changé elles qui devançaient mon arc

leurs violons m’accrochent la chair et vengent nos jeux simulacres

peut-être on se confiait trop et négligeaient nos outres

nous autres à lorgner les devins sur les tarots de pailles en poutres

désormais je ne sais plus comment atteindre l’or mais sur ma route

∞ 71 ∞

je dédie aux buissons

les pas sans cibles qui s’ajoutent et sous les osselets qui apaisent le fracas des orchestres

j’entends sourdre le murmure des végétations célestes

ondulant en secret le plan de leurs infimes gestes

et le message indécent de mes continents futurs

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Le lion est assagi, le loup tient sa pépite entre ses dents où s’effile

le goût des proies discrétes trop de langues et trop de bile ont gâté ses crocs en guêtres

à quoi bon il se dit si ces plaisirs font menottes

autant laisser aux ascètes le choix de choisir leurs pommades

la sienne il l’a en lui le livre que la nuit parcoure

et aux remèdes amicaux aux maladies des saints

il n’en prendra que ce que le destin lui prouve

∞ 72 ∞

ses pairs diront de lui que dans les vents solitaires

il s’est trahi les anges et la faveur des familles

qu’il n’écoute plus et qu’il ne veut plus rien entendre

sans voir qu’aux vœux des corbeaux il écoute d’autres mésanges

seul dans la forêt transie à voyager sous l’humus

seul ? il ne comprend plus ce mot

gangréné de contraires seul, ils disent, pour lui : c’est mondialement étreint

de paroles par milliards qui fourmillent parmi l’écrin

de verre en bulles éclatant sous le bruit

dans le coulis d’un ruisseau aux larmes de présage

ô larmes salées du loup prophétisant l’océan

ô promesse, baiser sur les joues,

tissée de mensonges semblablement il joue au danger des rires à croire

que l’univers se dénoue

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dans les plis de son histoire. Les heures crawlent dans les douleurs devenues des soies en paille

Je compte sur le dos des songes les points au go des cauchemars

� � � � � � � � � � � �

Grand parmi les grands nos cafés fument sur l’aurore

les alizées tirent nos voiles au-dessus des mers sans fond

c’est un cadeau qu’on nous prête —— la vie ——

comme un violon au violoniste sans bois ni sou

ou l’illusion d’un commandement avec un orgueil d’officier

hermine blanche à garder blanche parmi la boue des tranchées

un long silence remerciement et puis la scène où l’on joue

à l’éternité de feu de nos entrailles glacées

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Où sont les dauphins que l’automne conspire ? Qui a posé ses lèvres sur le bleu de mes spires ?

Que n’empêche l’âme grave de pêcher l’aube aride et à l’étoile déserte d’étaler son remède à la rosée fine et rare son atome de sève et d’un mot, d’une poussière, d’un cil, d’une graine faire un rêve étincelle

d’une goutte d’eau brève un ruisseau, d’une stèle un globe et un océan d’un sel.

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Il est temps d’abattre le dragon des mélancolies

sourdes Et de laisser au passé la lourdeur de ses boucles. Nos avenirs ne sont point là, dans l’attente lasse de

nos réponses. Il se tient toujours à un pas, dans la légèreté

j’avance, Dans l’assurance d’un suis autre que ce que les

miroirs me lestent. Trop de paroles et de gestes voudraient que je

fonde ma foi Dans la solidaire des pestes,

la communion de pieds froids. Alors je m’en vais vers mes mondes amants.

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∞ 76 ∞

Il faut s’évader de cette atmosphère létale et

trouver la terre lointaine du pays inconnu parmi les innombrables comptoirs communopotes, cénocratiques, qui diffusent leur chape publique sur nos vies solitaires. Le bon mot serait sociocratie —— où nous ne faisons plus que nourrir l’insatiable Moloch de nos œuvres communes.

Pars plutôt chercher un lieu où divulguer ton espace, et décroche tous ces noms qui demandent ta peau, n’exige plus de nouvelles, n’en donne plus, ne laisse pas les lierres entroncer tes jambes et garde en lumière surtout tes mains qui s’étendent. La société, c’est d’abord la frontière de ceux qu’on aime —— guerre tribale entre les tribuns, et des butins de tribunes ou de tribunaux. On compense la paix de l’esclave d’une guerre de maîtres. Il n’est pas nécessaire de tuer le maître pour s’affranchir, mais il est nécessaire de s’affranchir pour tuer le maître.

Ah ! tu verras que nous ne parlons jamais que pour nous-mêmes, et ne faisons jamais que pour nous-mêmes, quoiqu’on en dise. Ce n’est pas un problème d’intention, mais de compréhension : notre distance est évanouissante, notre similitude s’éternise lentement. En quittant les reflets, tous les visages deviennent le visage, mon visage, notre visage, et tout ce qu’on voit à mille visages. Il n’est pas sûr que nous ayons plus de choix dans nos perspectives, plus de liberté dans nos décisions, que nous n’en avons dans

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nos actions. Mais ce qui est pensé enfin peut être, et ce qui est peut enfin être pensé.

Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons conjurer toute réalité par le choix d’une autre sans mensonge. Il faut aimer sa vision : faire l’image : imaginer. C’est dans nos yeux fermés, rêveurs, que nait l’infinité des fleurs. Ta voie est unique, il n’y a que toi qui puisses remercier tes chevaux de t’avoir égaré sans t’avoir perdu.

Tu devais te trouver autre part.

� � � Notre communication est trop imprévisible. Ma

propre unité est incertaine, elle est presque illusoire, hallucinatoire ou fantomatique : comment donc m’unifierais-je à toi ?

Cela n’empêche pas de lancer à tout vent ce qui traverse nos âmes ; jouer au Verseau : verses ses jarres, disperser ses cailloux —— qui sait s’il n’y trainait pas une graine pour d’autres sols ?

Je cherche à rétablir ma connaissance du rêve : partage-t-on vraiment autre chose que des incompréhensions fertiles ?

C’est rassurant, nos mondes ne se joindront pas : nous ne nous avalerons pas. La parole, il y a celle qui exprime, mais que veut-elle dire celle qui ne veut plus que communiquer ? Quelle réaction attend-elle ? Quelle manipulation ourdit-elle ? Quelle est cette

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voix qu’on appelle tout le monde, la plupart ou même nous deux ?

Des esprits, des idées, des ombres ont l’air de prédéterminer notre écoute, elles se collent sur les choses avant même que ces dernières s’expriment, elles trament toujours une conformité non à l’émetteur mais au récepteur : une infinie distance va de la bouche à l’oreille. Qu’est-ce qui nous assure que nos idées communes nous soient vraiment communes ? Qu’entends-tu par ce mot ? Et dans ta réponse d’autres mots ne nous renvoient-ils pas encore à l’interminable analyse de nos hypothétiques ententes ?

Je crois que nous sommes voués à rester différents, et en cela n’est aucun défaut si ce n’est l’idéal —— idéal qui servait initialement de justification et qui désormais voudrait se poser en but. Il y a l’ajout d’une tristesse entre suivre l’étoile du nord et désirer l’atteindre. Notre communication n’est pas même une utopie à approcher ; au sens banal elle est la répétition d’une phrase entendue ; au sens noble elle s’apparente à l’expérience mystique d’une révélation comme la preuve tangible d’un dieu unique. Je parle mais je ne communique pas : la parole est un rituel d’étrangeté. Elle n’unit pas, elle repousse, elle s’éloigne, elle scinde. Elle peut seulement espérer évoquer à l’auditeur quelque chose que son soi-disant auteur ne souhaitait pas dire. Elle peut évoquer une proximité hologramme, ou imiter un jeu de tennis : nous sommes les raquettes, la parole est la balle et

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nous ne touchons jamais l’autre. Nous n’avons pas de terre commune, un filet nous sépare. Seule la balle transite, indépendante. Elle peut évoquer, c’est-à-dire lancer une autre voix hors de la voix qui porte ; c’est-à-dire que la parole est un être plus indépendant qu’on ne le croit. C’est-à-dire que la pensée verbale est aussi loin que le reste du monde ; c’est-à-dire que nous avons sur elle autant d’influence que sur les couleurs du couchant ; elle n’en est pas moins admirable. Ce que nous ne sommes pas se dénue de savoir et de jugement —— et ce que nous sommes, nous le connaissons trop pour le juger décemment. Deux aveugles croient tomber d’accord sur ce qu’ils entendent par « la couleur ». Deux inconnus croient tomber d’accord sur qui ils sont.

� � �

La flèche monte oblique vers le ciel. La croix du corps nous attache à la terre. Deux choses en tête nous tourmentent, à moins qu’elles ne prennent qu’un seul corps. Alors le centre devient

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aussi le cercle, comme dans l’œil ce qui est vu ne se distingue pas de ce qui voit.

Ce qui est contenu est dehors. Ce qui nous entoure est dedans.

� � �

Si l’esprit domine l’âme avec sagesse, l’âme

guide le corps avec amour, et le corps les sert tous deux avec plaisir.

� � � En vérité, je te le dis, cher disciple, tu as

depuis longtemps atteint ton paradis, mais ce sont les bateaux au port qui te font remémorer l’enfer : oublie les fantômes de ta naissance ; rejoins les fleurs proches ; dans le lointain quitte l’horizon pour le rayon des aigles.

� � �

La lumière est au bout de toutes les couleurs.

L’œuvre doit être engloutie, elle le sera, et l’enfant libéré sera un homme et une femme. Au fond, tout au fond, gît une pierre qui ne perd pas confiance à mesure qu’elle s’évapore en poussière pour enfin reformer sa glace. Sache que la lumière ne disparaît pas lorsqu’elle meurt. La bougie tient dans le souvenir d’une étoile. Tu auras donc sur ton chemin l’invincible foi que souffle la vie : la

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garantie éternelle du cercle qu’un jour un cœur a dessiné dans l’univers. Ne te cache plus, ô œil de la félicité qui régit tout destin. Je sais que ton sourire est sans faille, simple et sincère, il chante au-delà de toute atteinte, dans l’absolue certitude des possibles —— dans la stabilité suprême de ce qui advient. Venu, tu l’es déjà, sans bémol : plein. Akonaï sampatere. Tu bénis les actes.

EXPATRIATION J’ai vu les domaines bleus où les mélancolies

se battent. J’ai vu les lendemains noircis de regrets prêts à défenestrer leur ronde de plomb. J’ai vu les atomes rougir comme le fer au creuset d’une épaule obtenue ou offerte. J’ai vu l’aube jaune multiplier les poumons au bout de nuits sans étoiles. J’ai vu des mythes violets assassiner le soleil à son pic et sacrifier l’été pour faire naître de nouvelles saisons. J’ai vu les toges blanches s’éblouir à l’éternité des néons. J’ai vu les cendres vertes sur les joues d’un enfant protégé des venins par ses rires bleus et jaunes. J’ai vu l’orange amère des paradis impatients. J’ai vu le bruit turquoise des algues qui montent.

Que verrais-je encore entre les doigts de l’arc-en-ciel ? Quelle patrie m’appelle ? Quelle couleur se prépare ? Et dans les questions qui pleuvent, où est l’abri pour mon art ?

—— L’abri ? Ou bien une maison sans toit ! Une terre sans parcelles !

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—— Et l’ange qui brille sur ma toile alors ? Je ne peux pas me résoudre à peindre sur ses ailes… Et les autres qui me tournent autour et me parlent ma langue interdite, ne reconnaissent-ils donc pas le tombeau qui m’habite ? Pourquoi proposent-ils le vin à l’heure de ma cigüe ?

—— Mmmh… Sûrement ils chantent à ton cœur des mélodies pour plus tard et le souffle-douleur que tes violons accordent. Et de leur salive claire ils démembrent tes corps, sans que tu le remarque. Laisse faire, ta folie est sage, ta sagesse a peur. Là où tes fontaines se joignent, c’est encore ici parmi les mouches mortes et les odeurs d’égouts. On ne force ni l’envie ni le goût ; on ne remplit le pot qu’une fois le dernier verre bu. Bois la lie, elle te rendra la source.

—— D’accord, j’entends ton silence. Si la graine est vide, c’est que le vide est propice. Dans le bain des colères et le drap des détresses, que je me laisse couler. A la santé des confiances sans promesses ! A la beauté du temps profond où tous les avenirs s’éloignent ! Au présent qui s’esseule dans la force du sel !

LA SCIE ET LE FREIN La faim qui creuse le ventre et le plat auquel on

ne doit pas toucher, pour des raisons de politesse, de bienséance, ce qu’on appelle respect, au détriment du respect de soi. Je parle des formalités qui nous engluent. Quelque chose de supplémentaire est

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attendue avant d’obtenir l’objet d’un désir : une politesse, une feinte, un jeu de mauvais acteur, qui s’évertue avec peine à enrober ses actions d’idéal.

Ainsi on donne, on aime, gracieusement, charitablement, on y met la forme, on travaillerait presque pour quelque chose de plus grand, et lorsqu’on dit « plus grand », on entend « plus beau ». On s’y croirait dans cette triste romance un héros déchu qui meurt déjà au profit de statues à venir. Soif de statuts, poses de mannequins —— photographies mensongères retouchées d’auréoles et de sainteté. On exige de nous et de nous-mêmes une histoire jalouse, quelques paragraphes bien racontés plutôt que quelques instants vécus. Il y a dans la société des hommes, dans leur simple côtoiement, de quoi nous effacer tout net sous un visage et un nom.

Dans le cas général, l’homme qui nous fait du bien se borne à réparer au pansement les failles de notre personnalité mondaine. Petit démon au sourire d’ange, qui se plait aux compliments et à remettre d’autres machines en marche. Il n’est peut-être pas si heureux d’avoir confiance dans le chemin qu’on nous a pavé vers le tombeau commun. On continue donc à se flatter de nos cases si spéciales —— en l’espèce —— on trouvera bien notre rêve si unique dans le catalogue des marges.

Les bienheureux se plaisent à l’épuisement, l’ascète s’assoit dans un coin, quelques fous prêchent, des révoltés se jettent sur les pierres, les autres meurent en marche. Dire encore, dire toujours,

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expliquer, réexpliquer ce que l’on veut, pourquoi, comment, à des oreilles assourdies par leur besoin de formes et d’emplettes. La force s’épuise ainsi à ne pas dire directement « je veux ceci ! », elle passe par l’infinité conventionnelle des faux-semblants, gâchant la simplicité d’un désir sous la digne apparence du pur.

DÉSORMAIS JE TOURNE MES YEUX VERS

L’INTÉRIEUR, NON VERS LE CŒUR MAIS CE CERVEAU

FONCTION-MACHINE DE PRODUCTION D’IMAGES-MOTS.

• J’écris avec application, tant d’application, mon

implication est concernée, et mon dévoilement est un effeuillage prude : dévoilement à moi-même qui peut-être s’inquiète de ce qu’il va découvrir, un visage trop affreux ou une imprécation trop lourde, trop exigente. Je refuse l’avis des yeux des autres non par peur d’être flatté ou honteux, mais parce qu’il me détourne de mon œil. Toute cette prudence a de l’orgueil ; et cet ascétisme point trop monastique, cette retenue jaugée de grand maître-d’œuvre, d’artiste acéré, de funambule, traine son ombre de petit prédicateur, de nonne médiocre, d’officiant qui pèse ses mots pour ne point blasphémer. C’est un bouddha rayonnant aux allures de communiante. Gautama était un ambitieux prêchant l’humilité ; le Christ un fils de l’Homme qui voulait bien qu’on l’appelle Dieu —— avec exclusion tacite du nominant,

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quoiqu’il en dise : on ne peut pas faire semblant d’oublier la bêtise. C’est un désert de sable qu’on voudrait remuer ; en vain !

J’écris avec application comme on retient un cheval fou, comme on contient la folie qui nous pend. Dionysos, Pan, et le mal qu’on fait —— on entend les rires d’enfants moqueurs et satisfaits à la suite de notre danse démente. Chaînes ouvertes qui se reclaquent sur nos corps jugés pas même coupables ni responsables, mais sources, origines, participants. Le blasphème, l’insulte, est l’unique solution : obtention volontaire d’un résultat voulu et qui, s’il ne l’était pas, resterait inéluctable.

J’écris avec application pour garder les plis qui dérangent ma chute, pour repousser à plus tard la connaissance de moi-même —— vers la mort ? ——, poursuivi et poursuivant s’accordent à réduire la distance sans jamais l’effacer. Il y d’autres moi qui notent, qui notent tout, ce qui a été écrit, ce qui a été pensé, ce qui a été évité et tu ; ils mesurent à des mesures incalculablement tangibles. Ce sont les greffiers ou les anges, Michel terrassant son dragon ; Michel terrassant son mystère, le Mystère, un mystère, une…

Comment garder l’œil sur le producteur ? Parler et s’écouter parlant ? Dire et garder l’œil sur qui dit ? Voilà peut-être pourquoi j’écris avec application : pour démasquer l’écrivant, par un jeu subtil où je le laisse faire puis, au détour d’un mot, le cerne, l’interpelle, le confronte. Je sais qu’il n’est pas moi car

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moi n’est rien. Lui, qui est-il ? Où est-il ? Moi n’est rien, rien est le principal, le principe, le prince qui soupçonne ses sujets de l’utiliser plutôt qu’il ne les utilise, avec raison. Comment ne pas s’engouffrer dans les objets qui nous mènent : la bouffe, la drogue, le sexe, chier et dormir. Y a-t-il seulement un sol ? ou le ciel n’et-il qu’un autre gouffre un peu, disons, spécial… Une grande mer aux carrefours plus intransigeants que les villes capitales. On y suit une anguille puis y passe une autre, on se débat des transversales.

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Suivant cette nouvelle anguille, j’y comprendrais

presque ceux qui se laissent aux coins tranquilles, immuables, morts. Ils ont trouvé de quoi se donner l’ambition de ne rien faire : travailler et fonder une famille. L’ambition de conserver et de se conserver dans le vide. D’autres comme moi ont des ambitions grandiloquentes, mais en somme c’est pareil, rien que des œuvres destinées au blanc du temps, et des justifications, des pansements d’existence, des mensonges auxquels on croit par peur de ne pas croire, par peur de voir. Certains ont dit que ces perspectives étaient trop désespérantes —— c’est faux ! —— c’est qu’ils ne veulent pas voir, ni plus grand, ni plus petit, sans déplacement, sans dérèglement, ni horizontal, ni vertical, ni voir l’évanescente réalité de l’espoir, que ce soit face aux siècles ou à l’instant, que ce soit face à l’univers ou à l’atome.

Nos dérèglements s’inscrivent, coriaces, douloureux et salutaires, comme le jeu indéchiffrable des astres. Faire confiance dès lors, à qui ? Il faut bien le dire : à ce qui nous joue et nous tue. Myriades d’insectes heureux dans le champ d’un autre élevage.

Et puis les évènements s’ensuivent, les cordes font des rappels, les amours se prélassent, se lassent et puis s’accrochent. Il y a un son d’abandon qui persiste ; la solitude et la rencontre : les deux ne sont jamais atteints. Et chacun suit son aube triste en sachant qu’il est vain, tout aussi vain d’être heureux,

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tout aussi égaré dans le vin. Ce sont mille crochets qui ne veulent pas s’évanouir, et ainsi dès que je ne m’applique plus, je finis, j’achève, par peur d’atteindre le bout, comme pour laisser quelques grains à la même envie, demain.

• La coupure, c’est l’instant d’un choix. Demain

est juste après. Nos doigts fébriles ne veulent pas marteler, ils se soumettent au diktat, au décret administratif de l’absolu. Mais l’absolu se gagne par mutinerie. Ne te laisse pas faire, grand pèlerin, les dieux ont décidé d’assaillir ton étoile, mais tu as avec toi la pierre du monde !

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• Ce texte sera délibérément incohérent comme une flute sous les embruns lunaires. Il vaut mieux se faire passer pour idiot et avoir les flancs sans creux,

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arborer la couronne du cancre qui autorise à toutes les réponses, que de s’engager dans la promesse d’un dire-vrai dont l’existence ne se soupçonne que par ouï-dire ou dans la totalité d’une unité masturbatoire. A celui qui cherche l’écoulement fluvial, il est d’abord nécessaire d’égarer les murs magiques de la règle, brouiller les pistes du comportement attendu et de celui interdit. Il est des objets qui soutiennent en amis temporaires —— utilise tout ! en faveur d’un but inconnu ! bats le tremplin ! Et s’ils te demandent pourquoi, dis-leur juste pour voir. Les leçons de notre histoire sont trop fugaces pour être conservées ; nos erreurs trop discrètes pour ne pas être retentées. Arrêter pour mieux répondre. Ne jamais continuer. Dérégler encore jusqu’à ce que le régulateur devienne lui-même dément. C’est peut-être là la seule leçon de l’école.

• C’est la révolte enfin ! C’est la mise en cause de toutes les tutelles ! Les agents de l’Etat —— du Père —— sont des plus en plus nombreux : ils n’ont même plus besoin d’être fonctionnaires. Par des aumônes et des aides aux appâts lissés, ils attrapent leurs chiens. Les mécènes chariteux ont de la viande et des affamés. Et ainsi pousse dans l’esprit l’arbre de luttes accessoires et la prolifération des canons. Pour qu’on aime l’assassin, il s’est lui-même coupé la jambe. C’est la révolte parce que l’Europe incube depuis trop longtemps une suffocation des jours. Même le Tibet a dû réveiller ses ascètes, ses renversés. Un yang cataclysmique se prépare à sauver le yin des flammes

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de la disparition. Le chaos est en route : il est contenu d’une force qui se force, il est contraint à l’explosion. Toutes nos institutions font mine, dans l’homme, de gagner contre le cancer qui les ronge ; elles serrent les biceps pour montrer le large volume de leurs fondations. Mais l’inconscient ne se dupe pas d’apparences et il avance, liquide, parmi les engrenages en ruine. Sous la peinture, on sait des murs de papier véreux. Ce propos n’a pas besoin de démonstration, il est une intuition qui plane dans toutes les viscères.

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• Le néant. Le nulle part. Nul aphorisme à

penser. C’est par la force et l’intrusion que nous volons les pas prochains. Réitérer l’extase. Nous sommes tous des drogués. Quand je dis extase, je dis être hors, être en dehors de soi et du monde : la cataracte des chemins retours. Pas de pitié pour soi-même : la cruauté, c’est le prix du scandale. Scandale de l’être qui tient mystérieusement de quoi fonder les regrets, ou bien la haine. Haine du prochain et du lecteur. Haine du semblable. Haine parce que quelques racines de mon mal, tu les portes. On dira que chacun porte sa croix, je dis que certains nous la posent dessus, et ils sont anonymes. Ne te préserve pas d’envisager encore la manière dont tu t’es fait soldat de l’époque, camarade ! Cette fois je ne te lâcherai pas à la faveur des romantismes ; j’irai te chercher dans ton confort et tes mesquins cris du cœur, te mettre la gueule dans tes contrats et tes comptabilités collaborantes. Oh tu sais si bien dire que cela est dur pour t’affaisser si voluptueusement. Quand tu t’offusques d’attentats, moi je ris pour le comique, car ces suicidés n’ont pas ton intellect, mais ils ont la foi sincère , celle-là même qu’impudemment tu t’arranges. Alors continue de crier dans les grandes guerres —— dans la tienne, tu t’es fait si petit.

• Après la révolte, c’est la colère ! Toi tu sais s’il y a une suite à ces mots, moi je ne sais pas. Sûrement je vais mourir bientôt, et peu m’importe, car je suis définitivement éternel. Je ne veux donc pas mieux,

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rien de mieux, juste ça, et la légende de mon aura sur les tables d’émeraude.

• L’Europe enfant regarde avec des yeux

d’assassin. Sait-elle qu’en se vouant au jugement elle a donné son esprit au transit des magies noires ? Je te donne un secret : le mercure, c’est le mouvement, l’écoulement du métal, c’est-à-dire du plus dur : c’est brouiller la piste de la continuité, égarer le contrôle comme le fait la côte de Bretagne par des soubresauts infimes, d’incalculables changements de cap. C’est ainsi qu’en observant de bien près la peau, on remarque ses fripures qui signifient l’absence de frontière. C’est par le banal et l’or vil, la pierre rejetée, la pierre la plus rugueuse et informe qu’on obtient le trait le plus long, la ligne qui de Pythagore à Pollock s’avance vers l’univers. Le tabac croit tuer mais est-ce de l’eau et de l’air qui font un tuberculeux ? Le simple se multiplie vers le complexe, se multiplie le complexe vers le simple. Ainsi de la loi nait le chaos, de l’anarchie naît l’eau pure. Ce qui seul peut te corroder, c’est le point fixe ; ce qui seul peut te soutenir, c’est l’instable. Avec toi ma lune qui ne m’entend pas, s’apprendra l’alchimie, elle commence par une destruction et finit par la mise en place. La

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place n’est qu’un détail, le mouvement, le mercure, est la clé. Roi mendiant. La place n’est qu’un détail, le mouvement, le mercure, est seul. L’hermétisme est le langage source car il fixe mais ne se fixe pas. Je voudrais te faire l’amour dans un autre temps. Les chevaux s’abandonnent à leur plaie, ils auront le plaisir des blessures, ils ont eu la douleur des pansements, depuis toujours. Je te le dis, écoute bien ce mot unique, depuis toujours. Cette magie noire, c’est le retour des magies blanches. Dans l’œuf, les poules n’ont de cesse de pondre. Tu as déjà eu droit à l’éclosion qui s’appelle MORT. Le tronc tient sur ses feuilles, comme chacun sait. Est-ce que la lumière parcoure ou est-ce que les … parcourent la lumière ? Dans la réalité + l’illusion. Sauvegarde tes doutes de l’intelligible, il est trop clair pour ne pas mentir par omission. Avec la foi vient la manipulation, à moins qu’elle ne croie en elle.

• Les agents interpellent, menottes en main, la

source —— elle qui suce toutes les rivières du … UN

MUR ! Quelqu’un ou quelque chose est entré dans le cercle et il comprend. C’est ainsi que déjà il confine et qu’il veut presser mes doigts. Ecoute sans tarder : la mort est un leurre qui intervient à chaque poussée. Tu vis éternellement et sans clause de caducité. Je suis démasqué à l’instant, je dois feindre la banalité, je

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pose les sacs, car je suis un voleur qui sait. Fais ainsi : l’occasion sera de nouveau propice au renversement. Au gris, joue blanc sur noir. Je +.

• Les hordes cascadent de prophéties nouvelles et de prochaines désespérances. Que le pays fasse fête des arrivants ! Tes seins plats ont la vertu des grandes plaines ! Il me fallait justement un homme pour ma femme ! Le peuple est en liesse, l’avenir a son pain drapé d’hymnes. La futilité est au cœur du train : nul besoin d’être écouté pour chanter.

• C’est en des combats spectraux, fluidiques, pour la maîtrise du corps et de ses poids, que les démons-enfants et les anges-pères se confrontent à travers les mondes invisibles qui sont ceux de la vraie matière. Leur terrain de combat, c’est nous, et l’enjeu est l’emprise. L’homme est à l’exact mi-chemin de la matière invisible et de l’esprit qui est vide. Empoisonné entre ces deux sphères, il ne peut qu’en soupçonner les plans.

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• Le poison, c’est l’ubiquité du monde. Il y a toujours une rue qui passe sur nos lits, un avion qui ternit nos rivières, et la perspective d’autre chose nous caille l’eau de la bouche. L’enfer se favorise au dicton et aux solutions anciennes. Le poison, il faut le boire à pleines bouteilles ou alors mieux vaut le cracher entièrement. Dans des cafés d’après-guerre, quelques sages avaient décidé la destruction complète des usines, des appartements, des clôtures et des phrases. Un jour nous en reviendrons au cri, avec le bonheur de comprendre enfin la nature divorcée. Mais il nous est préalablement nécessaire de nous concentrer sur l’insistance de la dérive, Aguirre !, pour voir clairement qui nous avons voulu être : cet être suintant de sabres et de napalm, tuant les mères à coups de massue et de drogues intolérables, de mescaline frelatée, bâtissant l’empire des sens comme un chien baveux, d’une épilepsie torve dirigée vers l’utile laideur.

Au jeu des ruines architecturales, nous DEVONS GAGNER.

Si la peau de l’homme nous

en avons dessiné la boue pesteuse, alors il nous faudra bien avaler le commandement de notre déchéance LIBRE.

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Nous finirons par envisager l’oblique persistance de nos bonnes intentions.

Et atteindre finalement

l’envers de notre decorum. Où sont donc passées nos flûtes, nos théories de

bacchantes, et les castagnettes des mariages animistes ?

C’est toujours par les armes que l’amour nous a

tenu, parce qu’il nous donnait plus d’armes, ou parce qu’il nous donnait le cœur de nous y soumettre.

Le prendre ou s’y prendre.

• J’avance tranquillement parmi les violettes de mon aube sépulcrale.

• La guerre, c’est le jeu par lequel on exporte à peu de frais. La guerre est toujours interne, elle signifie l’annulation des forces vitales, par la confrontation intérieure, et leur incapacité à retenir à l’intérieur des frontières le sang, c’est-à-dire le support de la richesse des globules. Dans l’homme cette richesse, c’est l’infinité des hommes qui le composent matériellement : les cellules. Où se situe alors la survie, dans le noyau ou la périphérie ? Il semble qu’il n’y ait pas d’exclusion, mais identité : le cœur est la peau. D’où vient que A = B ne ressemble pas tant à B = A ? L’identique et le dissemblable, c’est une guerre sans fin d’inclusion et d’absorption, une guerre affamée, qui ne peut obtenir la paix que par une

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inclusion totale, réciproque, stable, continuelle, identique, constante ; un tableau qui sans cesse modifierait sans cesse les formes de son éternité et de la parfaite cohésion du monde. Ce serait le même tableau, exactement le même, et pourtant à chaque instant différent, à la manière dont pensées et visions divaguent en le contemplant et se contemplent elles-mêmes par lui. Accomplir, compléter.

• Tout au bout de l’abysse, il y a un chien nommé eidolon et une porte appelée anaklasie. Le messager est suant de la course ; ici, le souffle est rare. La porte, il ne peut s’en approcher sans risquer à se faire mordre. Le chien, il ne peut le détacher sans passer la porte. Il n’a pas le droit de retourner ses talons, et il le fera pourtant, de l’autre côté, après l’épreuve de la rage. Il faut des quantités insurmontables d’écrou-lement pour apprendre à surmonter le sol. Savoir laisser les couteaux glisser entre les muscles ; les aiguilles calent.

• La liberté commence par un détachement presque fou. Il a deux domaines de folie : la vie entière, pleine, totale, blanc pur ; ou le dépassement des opposés vivant/mort ; ou bien les deux. A l’Ouest, aux Amériques, le détachement signifie la plongée dans le monde du rêve, c’est-à-dire du vrai et du vivant, comprenant que le plat ne peut être mangé sans épices. A l’Est, on le nomme tantra, tao. C’est l’alchimie du souffre et du mercure. Mais on découvre aussi plus tard les méthodes de l’obtention du sel, c’est-à-dire de l’os, le sédiment

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résiduel et incommensurable de l’Esprit, la poussière inattaquable, que l’on nomme nirvandva, extraction de la maya, atman, ce qui en nous n’est pas soumis au Temps, à la vie et à la mort. Le sel, c’est l’inverse du souffre et du mercure : le neutre et le polarisé, 4 ou 3.

Alors c’est bien plus qu’un chaos qui est au cœur de la science réelle, bien plus qu’une béatitude du non-agir, une méditation ou une contemplation : c’est aussi le rêve qui sourd et appelle depuis les tréfonds de l’ordre cauchemardesque européen. C’est une oscillation qui flue et reflue du désordre mental au désordre des sens, jusqu’à l’apparition toujours surprise de la pierre d’achoppement, et la fondation d’une nouvelle structure temporaire.

Temporaire, cela veut dire temporelle, mécanique de l’illusion par laquelle la mort prépare son œuvre dans la discrétion des grands chantiers de la libération, dynamite posée au creux des parpaings pour le jour où la page sera remplie, la terre couverte, et qu’elle demandera à la mort de bien vouloir la faire revivre et ressusciter son devenir. Horloge liquide, métal hurlant qui soudain cristallise son flocon à l’effleurement de l’amour fou.

Dans le jeu vivant, c’est la spirale qui indique la rotation triangulaire des trois mouvements : centrifuge, centripète, et rotatif. Le différentiel du différentiel, la dérivée seconde, l’accélération, est stable ; mais elle est dorénavant contrainte par l’échelle et c’est de l’éloignement fractal à ce centre inexistant, et pourtant perçu, de la spirale, que

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s’attache dès lors l’artiste. Le zoom et le dézoom n’offrent plus de nuanciation, celle-ci ne peut plus désormais couler que du déplacement du centre hors du centre absolu. La perceptibilité de l’expansion devient alors le rapport de l’éloignement du centre au centre absolu, d’avec l’éloignement du bord infini de la spirale au centre absolu. Le centre absolu disparaissant dans l’équation, on peut dire que le rapport se résume à la distance de l’œil solaire avec la main terrestre.

Ainsi entre-t-on dans le deuxième monde, le monde invisible, qui réinstaure un jeu de distance hors-temps : existence par le rêve, l’actualité et le souvenir. Ici, ce sont les plans mêmes qui se déplacent. Après avoir obtenu l’éternité, c’est de l’infinité, c’est-à-dire du dépassement de la fonction-espace qu’il est question. J’en suis à ce point du voyage dans l’ubiquité. La figure est désormais le flocon qui, contrairement à la spirale, multiplie ses centres, fractalement. C’est l’explosion de l’espace en une infinité d’espaces relativement situés mais absolument insituables. C’est la résorption du cercle en un point central contenant une infinité de points distincts, résorption du cercle et du centre. La constellation joignant l’Un et le Multiple. Alors le voyage implique bien d’arriver quelque part, mais non plus de quitter quelque part.

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Et encore je frôlais du doigt le sable des grèves

et le tremblement infime de mon crâne rampait Sous les ombres infâmes et leur charrue,

assailli de leur soc, Le cri de mon âme rompait, et se brisait le roc

sous le sol ferme des rêves. Des grues brassaient d’un rire panique et boueux

leurs flûtes infirmes toutes les couleurs du paon ;

Ces eaux-claires, ces eaux vives dont mon souffle dépend.

Démembré par le sang et les flammes de cette musique sans trêve,

Dévoré par ce sifflet en brame, ces démons, ces mouches et ce vacarme dément,

Je succombais au drame et au gouffre attiré comme un aimant

Dans le filet suant des lunes qui jamais ne s’achèvent,

Acheminé tel un bœuf aux cornes rouges

Et encore les formes de ces potentialités

ne sont que l’approximation de leurs substances.

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vers la lueur brune d’un ultime sacrement Et la promesse unie de la nuit qui se lave,

de la lave qui tombe, et de la tombe qui s’élève.

APRÈS LES GESTICULATIONS DE L’AGONISANT LE REPOS EST DANS LA MORT

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La mort est la brisure du mythe, l’heure où

l’oracle ne révèle pas, mais se réalise. L’acte et la

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parole inscrits sur le devenir. C’est l’impossible existence de la fin, cette fin qui retourne au commencement. C’est un homme qui tourne sur un cercle et puis cesse de regarder la tangente et aperçois la véritable figure de sa courbe, figée.

La mort et la vie sont dans un non-rapport ; en tant que contraires, ils s’excluent, mais dans la réalité existentielle ils entretiennent une relation limite où chacune est l’aboutissement de l’autre. Ce qui signifie qu’à l’apothéose, au summum de la vie intervient sa réalité inverse : c’est ce qu’on a pu appeler la vie brûlante, celle qui, trop vivante, ressemble à la consomption des saints. Mais nous l’avons aussi à l’autre bout, dans la froide agonie du vécu, elle pointe cette limite, au creux de la réclusion volontaire et du vide où nous retrouvons cette extrémité de la mort vivante. On imagine une compensation de la vie par la mort, mais c’est bien plutôt une confusion des contraires dans la totalisation de l’une ou de l’autre. La vie complète est une pleine mort, la mort complète est une vie pleine. Un peu comme la page trop blanche est déjà noire de mots possibles, et la page noire de lettres une page redevenue blanche et vide, impossible.

On voit bien pourtant, dans l’esprit, que le vide complet ne s’atteint pas, pas plus que la totale profusion de la pensée. On voit bien : les termes du déséquilibre sont encore un fois dans l’œil, il faut y conserver la juste tension du blanc et du noir pour

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apercevoir au travers de chacun d’eux l’infinitésimal damier qui soutient le monde.

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Le tout est néant. Presque autre chose. Un et deux sont dits. Les lettres, les phrases, les masques de fumée blanche. Poésie de tabac. Signaux indiens des collines de l’âme. Envouté par ses propres gouffres, le serpent traverse des largeurs interdites : le pays maudit des hontes oubliées. Un vieil ami, un vieux monde comme une vague ensevelie d’alcool. Le guide a glissé hors des plans. Au centre de l’errance : ici seulement.

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LA MEMOIRE ET LA TERRE

Ô mon destin est donc là, qui ne distingue plus les monts des vallées, ni lui-même de son œuvre,

ni lui-même de l’air qui l’entoure et mon corps, ni le soleil de son œil, ni la lune des jours.

N’en sortira-t-il donc pas, de ce jeu d’un berceau de mémoire répétant la prémonition de sa propre fausse couche, un vieillard ? Une valise et un voyage retour-simple, je l’enterre et il m’enterre pour détacher son âme

de cette ressemblance à peine échouée.

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Tous les opposés ont une tendance à se résorber. Toute fleur devient loup, tout loup devient fée.

Acceptant l’état du mal, certaines natures refusent de porter leurs coups.

La patience, mère de toute vertu, n’ose plus enfanter, la roue s’impatiente.

Nous sommes de ces cailloux qui sur la grève attendent la marée,

et restent sourds à l’érosion des vents.

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AU PAYS DES VOYAGEURS ECHOUES Le fond de l’air est rouge Comme sur tes joues vient s’évanouir le froid Comme sur le jour le soleil pose ses doigts Comme sur la terre le vent et l’herbe bougent Sur ton corps nu s’étend ma joie

et le chant long d’une fièvre sage.

Un peu plus loin derrière l’orage Nos deux corbeaux jettent leurs plumes noircies Et s’envolent d’une seule colombe dans l’éclaircie S’ouvre l’orange au matin des cœurs en cage Après l’automne on cueille

—— ô blanche prophétie —— comme l’enfant le fruit des alkékenges

Et dans les rêves j’entends s’émouvoir les anges Quand sur tes lèvres un mot, moins, rien qu’un soupir frémit Quand dans le ciel ta peau parle une langue amie Les étoiles perdues parmi les choses enfin s’arrangent Et puis éclot la rose de notre paradis permis

et puis le désir bleu de nos caresses changées en songe

Ce sont des songes que font les ventres meurtris et qui les rongent

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Chaque nuit, ils les portent le long de leur dos courbé Lorsqu’ils sourient, à peine ils ouvrent leur porte, de peur de s’embourber Cruel souvenir dans lequel les destins amoureux les plongent Mais un soir, il le faut bien, et c’est bouche bée

qu’ils redécouvrent le geste simple de quelqu’un qui sauve

Ô éternels orphelins voguant sur leur barque mauve Quel penchant vous incline au noir complet

ou au blanc plein ? Comment l’oiseau, lui, aucun ni ne le retient ? Aucune promesse pour enfermer ni la chaleur d’un sein ni refuser l’alcôve Et les tendresses colorées, et ces dessins

adorés qu’on offre à l’évanouissement du givre

Comme on goûte au parfum d’autres vies entre les couvertures d’un livre Comme on jouit à l’éclat de penser une nouvelle envie Comme on se laisse déchoir au vin sans soupçonner qu’une lumière l’enivre C’est tout d’inconnu, et ravi,

qu’aujourd’hui je rejoins ta rive.

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LE SECRET ET LA RENCONTRE Dans cette rencontre, je me rends compte que

c’est un inextinguible désir d’être aimé que tu caresses et satisfais, parce que j’en ai honte. Dans le spectacle sincère que je fais de moi-même, je te dévoile ma beauté, parce qu’elle est la seule chose que je souhaite te transmettre. Je garde secret, sans vraiment le vouloir, mes horribles facettes et les erreurs et cette errance égoïste que je poursuis vaniteusement. Parce que nous restons l’un à l’autre des inconnus. C’est un jeu d’apparences et de confessions par lequel nous construisons une autre toile avec le même fil de ce qui nous constitue. La page blanche que m’offre ton oreille qui écoute est l’occasion pour moi de raconter

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une autre histoire. Ce n’est pas un mensonge, ce n’est pas changer les évènements, mais l’ordre des mots par lesquels ils s’imbriquent. Et je redécouvre en même temps que toi une autre perspective, un autre moi, et d’autres possibles. Comment deux solitudes s’apprennent ? Voici toujours ce que je ne comprends pas de l’amour. Nos yeux peuvent bien en contempler d’autres, ils ne peuvent pas se contempler eux-mêmes. Et le plus inconnu de nous deux, c’est toujours soi.

EXPERIENCE ET CONNAISSANCE Ô lion de fou, chien protecteur, serviteur de la

vie et de la mort, Buddha de pierre, tu m’as dit et j’ai entendu que l’amour est le guide à suivre et le plaisir la source qui l’enfante et l’accompagne, cette mère qu’on quitte comme la patrie d’un berceau pour la sœur des voyages. Ô mon frère, j’ai compris que le sensible on l’écoute avant d’y goûter, et qu’une main caresse la nuit mieux pour l’apaiser. J’oublie donc

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l’expérience par laquelle se ferment les portes du savoir et, dans la rivière, je coule vers ton destin chargé de trésors à naître et qui naîtront sans précédents comme ce monde qui a légué ses plans à un avenir hors d’atteinte. Ce sont des découvertes passées qu’il faut laisser à l’empire des illusions. C’est à la manière d’un enfant, blanc de méthodes et de certitudes, que je dois désormais rencontrer ce qu’il me semble à tort avoir déjà vécu. Les souvenirs ne sont que des visions, des rêves, messages lacunaires, des lunes pleines à l’envers caché et qui le resteront, car leurs jeux ne sont pas ceux de répétitions semblables mais des millions de reflets qui miroitent dans l’ombre cette correspondance nacrée qu’a chaque chose avec toutes. Je dessine donc la même phrase, le même mantra, et ce ne sont pourtant jamais les mêmes mots qui s’inscrivent. Ou plutôt les formes, il n’y a que moi qui leur refuse d’être uniques et de fleurir la constellation nouvelle de leur sucre improbable. Je rejoins donc les vagues et celle-ci vers un continent inconnu parmi les étoiles fixes. Quelle merveilleuse conjonction des planètes ! : qu’on appelle aujourd’hui, et toi. Toi, tu ne rentres ni dans les cages, ni dans les cases d’antiques révélations. Il faut donc laisser s’inventer les rituels. Je saurai demain, le temps d’un instant fugace, entre deux flashs évanouis, disparus comme dispersés parmi nos doigts aveugles. Lorsque je dis que je ne comprends pas, tu dis que je n’entends plus, et nous avons tous les deux raison. L’expérience n’amène aucun savoir,

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aucun mouvement, aucun mercure, l’expérience est à ras-bord, et ce sont les vases vides qu’on remplit. La connaissance, la seule, dort au nombril de l’ignorance. Tu me la souffleras demain, elle que je savais déjà, petite bougie, et elle disparaîtra alors et je l’oublierai parmi les sables du jour étendu.

L’ESPOIR

On aurait voulu chanter l’espoir. Mais l’espoir est une porte lointaine, qui recule sans cesse comme l’horizon, une lettre morte qui nous parvient par bribes comme des dents qui tombent. Il est un portrait de photomaton qu’on traine dans le portefeuille, un projet, un dossier, une raison, un papelard qu’on garde au chaud sous la veste pour justifier sa peur.

L’espoir est toujours d’époque, aujourd’hui il est républicain. Il agite ses drapeaux bien tranquilles à la bougie d’un palais royal en rénovation. Les travaux durent.

A l’heure des machines kilométriques, il n’a pas le temps d’être honnête, il court, voyageur aux fascinations adultères.

L’espoir, c’est de la merde. Comme le Père Noël, on s’en rend compte quand on le voit de visu. On ne parvient à lui serrer la pince que lorsqu’il est déjà déçu. C’est lui qui emballe les bombes et les cancers dans du papier doré. Nous sommes ses cobayes. Ca a commencé à Stockholm et ça gangrène, maintenant tout le monde aime les

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séquestrateurs. Il a son flingue sur nos tempes et ses électrodes serrées sur nos joies, mais il parle bien. On s’y croirait presque à Miami avec un Cuba libre ! On trinque aux révolutions sous des médailles vertes qui veulent dire « quatrième ». Quatrième c’est de la merde aussi ! c’est hors-podium. C’est la tape sur l’épaule d’un attardé et cette phrase d’assassin poli : essaie encore. L’espoir c’est médiocre. Premier c’est vaniteux. Moi j’aurais voulu être second ou bien dernier. C’est l’humilité ou la gloire par le bas, vrai et touchant comme mon amour.

L’espoir, c’est la confiance moins les moyens, c’est un délire de cocaïnomane : ça se contente des marchepieds et des approbations. C’est le rêve discount, la vie en low-cost ; l’American Dream d’aujourd’hui, il se produit comme les allumettes, en Chine. La Ford Mustang de l’an 2ooo, elle a beau avoir sa carrosserie en plaqué or, à l’intérieur c’est du plastoc. Et l’espoir ça le fait rire, parce qu’il nous vend des chapeaux et qu’on les gobe, nous les cowboys qui s’coup-d’canifent pour une bière forte dans la zone.

L’espoir, tu parles ! Autant chercher une forêt encore vierge sur la planète ! Les forêts, et les bêtes, on en a fait nos putes. Voilà ! Et l’espoir c’est le logo qui dit qu’à chaque pute morte on en plante trois. Pis la prostitution c’est pas si mal finalement, ça gagne vite ! Y’a qu’à s’inscrire, on vous appelle, et hop, un petit billet, pour quelque part, loto gagnant. Un con de gagnant pour cent millions de débiles.

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Et tout ça, c’est l’espoir. Hope & co. Son public cible, c’est les gamins, et comme il y a plus un seul adulte, ça se permet des envies de cosmonaute. Oh oui tu seras cosmonaute mon fils ! on sera tous cosmonautes, et on ira sur la lune, nous aussi, sauf que la lune ce sera devenu une déchetterie, et on fera le tri. C’est déjà ça. Mon père il est jamais allé sur la lune, pis il sera probablement pas au courant que la lune aussi on en aura fait une pute, alors il sera fier de moi et il mourra tranquille, serein, heureux de sa progéniture, et je m’occuperai de lui quand on enverra sa carcasse en fusée-corbillard sur la lune, au recyclage.

C’est comme la physique nucléaire l’espoir, on te le filera en grande pompe le diplôme, quand il faudra bouffer l’uranium.

L’espoir, c’est ces décors en carton qu’on met au fond des théâtres pour cacher les balayeurs. Ca représente une île paradisiaque, de l’eau pure et des indiens tous sourires.

Et y’a encore quelques acharnées qu’ont pas compris et qui l’exigent leur île. Mais ils ont pas compris qu’elle a coulé cette île, et cette eau elle est pleine de cyanure maintenant, et que les indiens ils jouent aux dés avec leur cirrhose dans un tripot de la capitale, à deux pas de chez eux. Ils ont pas compris, mais surtout ils veulent pas comprendre. Ils disent que c’est trop triste tout ça, mais c’est pas triste ! Ce qui est triste, c’est qu’ils pensent toujours à autre chose et qu’ils verront peut-être jamais le monde tel

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qu’il est, et il est crasse mais il est beau, seulement faut pas passer son œil à le comparer à des licornes. Y’a jamais eu rien d’autre que ce qu’il y a. Toutes ces sociétés et ces faux rêves, c’est des conneries. Tant qu’elles sont pas là, c’est que des idées, c’est que de l’espoir, et l’espoir c’est de la merde. Qu’est-ce que tu vas faire avec des idées ? Si t’as que des idées, t’es foutu.

L’espoir, oublie ! Y’en a pas ! C’est des foutaises, des histoires qu’on raconte aux p’tits pour les torturer. Ben qu’est-ce que t’as ? Voilà, qu’est-ce que tu vis ? Qu’est ce que tu sens ? Qu’est-ce que tu tiens ? Qu’est-ce que tu touches ? Qu’est-ce que t’en dis ? De ce que tu manges, de ce que tu vois, de ces tours, de ces fesses, des réverbères, et de ta plante sous le pied ? Chie, roule, baise, recale-toi sur l’atmosphère. Y’a pas d’eau pure, c’est tout, ni ici ni là-bas. Déçu ? C’est normal, c’est passager, c’est l’espoir qui s’en va, la maladie qui s’achève. Après tu verras, tu verras tout ! t’auras tout ! direct ! sans file d’attente ! Seulement t’auras rien d’autre que ce qui est là : enfin tu seras de retour. Tu pourras tout faire ce que tu pourras, et tu feras tout ce que tu feras. Enfin t’auras retrouvé ton monde, et tu lui feras l’amour, à ses yeux de biche, ses petits seins et ses grosses verrues. Mais pour ça faut pas chercher quelqu’un d’autre, faut pas d’espoir, faut déshabiller ta gueule, sauter du bateau destination nulle part et apprendre à nager vers l’océan.

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LE MOUVEMENT Le corps, la parole et la pensée, c’est le rêve, la

musique et la danse. L’homme apprend les mouvements de son âme tout le long d’une vie tel un enfant qui sur la plage manie son cerf-volant. A travers les vents, il dessine ses arabesques sur le ciel, poussant plus haut l’altitude des grandes lumières et plus bas l’émotion de raser le fil de l’eau, nourrissant ses dangers de prodiges, pour la beauté du geste.

C’est ainsi que naît la ressemblance de l’homme à l’oiseau, l’homme animal qui bat des ailes dans l’existence et dont l’atmosphère est d’une autre nature, éthérée, dans l’horloge terrestre et le cadran infini des étoiles qui en déploient l’espace. Les heures sont des pas ou des brasses et les rencontres le paysage d’une contemplation qui s’offre et nous élargit comme cet éclair qui jusqu’aux quatre horizons repoussent notre vue pour embrasser un instant toute la terre sacrée. On caresse les perles quelques secondes avant qu’elles ne coulent. La porte étroite, c’est l’éphémère qui éternellement retient son entrebâillure. Entre les persiennes du temps, c’est plutôt la lumière qui nous observe et nous suit.

Nous devrions donc bien nous contenter de la vie, avec ses feux qui crépitent et dévorent les termes de leur agonie, et les fumées d’ossements qui s’allongent comme les reliques de nos chapelles en ruine. Il y a une enfance qui ne s’essouffle pas, elle entretient sous l’écorce du savoir les bombes bourgeonnantes de l’émerveillement. Ce ne sont pas

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les sapins intransigeants qui me servent de modèle mais ces plantes qui fleurissent aux deux saisons et savent brûler au soleil et s’éteindre au froid.

Si nos alliances ont changé, c’est que nos guerres avancent. La seule guerre c’est l’amour qui conquiert dans les champs de sa désolation la victoire de sa renaissance et la tristesse au lever des drapeaux. L’œuvre achevée signe sur nos cœurs le prix de l’ennui et le soir y installe les siècles d’empires insignifiants. Atteignant la paix, le royaume sème sa révolte.

Encore, le mouvement se modifie, néces-sairement, et la répétition se masque dans la danse. Oublier pour mieux se souvenir. Sur ton corps, il y a ces haies qu’il faut tomber et ces forêts qu’on plante, on y reviendra après mille balades en couper le bois, comme on pleure en voyage errant vers de nouvelles joies, émeraude scintillante taillée jusqu’au fil et puis l’atome, coupé en deux, s’ouvre et de l’œuf jaillit le rire des supernovas.

Alors je me suis trompé encore, et j’ai eu raison de la faire, pour donner à l’échec ce trône qui lui est dû. Il n’y a pas de roi sans reine et pas de reine sans régicide. Sur le visage du bonheur, des photographies s’immolent ; sur celui de la détresse, la page blanchit pour qu’un utérus s’imagine. L’embryon accouche ses formes en miroir sur un désert de sel. Ô mouvement, mère, pourquoi nous pousses-tu au monde si c’est pour nous garder sur ton sein ? Comment veux-tu que je quitte ton corps si tu le

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retiens ? Comment pourrais-je y rester si je ne peux le rejoindre ? Il ne me reste plus qu’à danser.

UNE PRIERE

Dans l’infinité j’ai posé ma toile et ma tête, je ne le savais pas. Il m’a fallu connaître l’impossible pour le retrouver dans ton iris amante. C’est la leçon que m’ont donné d’autres univers intolérables. Etait-ce l’acide ou devrait-on dire la chambre des dieux, là où l’air est trop léger pour gonfler nos poumons et l’eau trop sèche pour même toucher la langue ? J’ai aperçu la maille des fils qui composent nos tissus. Alors nous sommes les dieux protecteurs d’une mission secrète, démembrée d’objectifs intermédiaires, telles les pierres du pharaon, chats dans les tombeaux maudits, à l’ignorance élue.

Je voudrais te parler de ce destin que personne d’autre n’écrit, ce destin dont tu découvres les pages, toi l’écrivain de ton égarement tu en obtiendras le livre complet avec la surprise d’en avoir été simultanément le lecteur et l’auteur.

Es-tu au centre du monde ou reposes-tu sur lui ? En es-tu l’œil ou l’atlas ? Quelque part dans tes cheveux qui s’évadent, je vois ma vie prendre d’autres courses et je la suis parce qu’elle ne trahit ses prétendants que par amour.

Nous avons partagé à travers les millénaires des chaleurs animales le long de forêts inquiètes et nous voici enfin, paon et faon, rejoints par la même espèce dans les caresses de l’astre.

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J’avais cru un matin pouvoir t’embrasser et je t’ai simplement reconnue. Solitaire tristesse de nos membres inaccessibles ; il faudra donc accepter la joie d’être sans limite parmi les miroirs.

Au pied de l’arbre, je me demande si

ce ne sont pas au contraire

mes pieds qui volent et ma tête

qui creuse.

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L’APPROFONDISSEMENT Qu’est-ce donc qui nous a rencontrés ? Et

qu’est-ce donc qui maintenant nous sépare ? Je crois que c’est le secret et la honte. Il faut avoir tout fait, tout tenté, et surtout tout dit de ce qui est ressenti pour être sûr de n’avoir pas fait d’erreur. Tout cela n’est pas grave, il n’y a pas de raison d’en cacher l’inexistante culpabilité, si ce n’est pour conserver le mensonge de nous-mêmes. La meilleure médecine, c’est simplement l’autre. Certains s’allongent au dos d’un psychanalyste pour tout déballer de l’être qu’ils renferment. Je préfère le faire de face et dans la chaleur de tes bras. Il est un médicament que trop peu de médecins utilisent : c’est l’amour d’où seul surgit la certitude d’une guérison. Il y a en moi une vie qui est complète et sans faux-semblants, celle-ci exige d’apparaître en plein jour. La force, seul l’obtient celui qui s’est déjà présenté sans armure. Mais s’il ne l’a pas fait, il suffira d’une fissure pour que sa faiblesse l’étourdisse. C’est d’une maison sans murs que l’homme a besoin. L’ombre l’été, les arbres la lui donnent. Tu sais désormais que je te confierai tout pour que nos deux lumières se joignent et nous apercevrons alors pour chacun et pour nous la vasteté de nos continents communs. Ainsi on communique non pour se fondre dans le dessin étriqué d’un nous illusoire mais pour reconnaître le monde infini que l’on partage.

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LES MARIONNETTISTES J’attache quelques fils tendres autour de ton

corps, quelques paroles sur ta bouche et quelques pensées dans tes yeux, observant à la surface de nos deux marmites les odeurs et les fumées qui désormais gravitent. Tes émotions m’énumèrent toutes les ombres que j’ai voulu cracher, à la faveur d’autres époques irrésolues et qui trainent sous les couvertures et les bâches que l’habitude m’a fait oublier. Alors je les détache, assuré par ta lune en conseil, je me confie à tes intuitions et par ta main je découvre quelques-unes de mes peaux, quelques routes et quelques chemins que je n’ai jamais gravis, quelques postures dont je n’ai jamais gouté la douleur ou le repos. Nous recommençons ainsi, nourrissant le feu de bois et de pierres que, trop viles ou trop nobles, trop honteuses ou sacrées, nous conservions en secret dans l’utérus, alourdis du refus de les enfanter et de nous laisser guider par leurs vérités légères, encerclés que nous sommes par des regrets d’antiquaires.

Nous prenons dans les cales des respirations d’explorateurs, digérant nos merveilles pour mieux saliver nos faims, et puis nous remmaillons nos fils d’une danse exceptionnelle comme des cocons pour naître.

La part de l’autre se réduit jusqu’au centre du cœur. Le fruit ramène au noyau, pendant les nuits, la chaleur des rayons solaire. Conjonction comme les deux astres qui s’approchent et s’éloignent, jusqu’à l’heure où la terre est le seul lien qui les sépare.

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Nous apprenons à nourrir l’eau et à nourrir le feu aux deux coins de la pièce, avant d’élever les vapeurs dans l’air. A force de faire danser nos marionnettes, bientôt, nous serons tous les deux des hommes et des femmes, avec d’autres fils à jouer. Je t’attendrai de l’autre côté du miroir.

L’ENNEMI

Il faut bien reconnaître son ennemi : source de la force. Mais cet ennemi ne peut ni être soi-même ni quelqu’un d’autre. Alors c’est par nécessité, et non par réalité, que nous fragmentons notre être, que nous le décomposons. Et voici la multiplicité des formes et son besoin. Et puis une étrange nostalgie et une étrange faim qui nous tiennent et nous poussent à la recherche des formes que nous croyons retrouver, par un mensonge fait à nous-mêmes. Car nous ne retrouvons pas. L’éternel retour, c’est celui de notre cécité, de notre aveuglement volontaire. Imaginant sans cesse, ainsi devenons-nous imaginaires. C’est donc bien le rêve, le grand rêve qu’on appelle vie. Et nos abandons, nos capitulations sont des espoirs déçus par les faits, une fermeture de notre œil. C’est alors qu’il faut ouvrir les fenêtres aux vents nouveaux de notre imagination, vers un pays où ce qui nous a semblé mort est immortel, temporairement peut-être, le temps juste de verser notre songe jusqu’à la dernière goutte. Et d’autres jarres pleines dans d’autres continents infinis.

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Seul

à la fin

le mot initial

l’image de l’œil clos

dans la ville interne de soi

reconnaît le visage du peintre

parmi les autres présents du Temps

la boucle qui meurt et le centre qui oublie

les plumes qui abandonnent leur serpent imaginaire

les écailles multipliées dans leur reflet d’oiseau

l’été qui nait de son illusoire automne

l’Occident est une lune montante

l’achèvement de l’œuvre

l’horizon levant

le ciel noir

l’un

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Impression Le Mat

à Lyon le 15 février 2018

dépôt légal : février 2018

ISBN : 979-10-92537-19-2

Prix public : 4€