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“Harcèlement moral” et conditions de travail LAURENCE HUCHET CENTRE ESTA développement & emploi Dév Dév eloppements eloppements Numéro 26 - avril 2001 Sommaire Le harcèlement moral au travail LAURENCE HUCHET Harcèlement et citoyenneté au travail COMPTE RENDU DU COLLOQUE DU 30 NOVEMBRE 2000 CENTRE ESTA DÉVELOPPEMENT & E MPLOI AVRIL 2001

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“Harcèlementmoral”et conditions de travailLAURENCE HUCHET

CENTRE ESTA

développement & emploi

DévDéveloppementseloppementsNuméro 26 - avril 2001

SommaireLe harcèlement moral au travailLAURENCE HUCHET

Harcèlement et citoyenneté au travailCOMPTE RENDU DU COLLOQUEDU 30 NOVEMBRE 2000CENTRE ESTA

DÉVELOPPEMENT & EMPLOI

AVRIL 2001

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Numéro 26 - avril 2001

e Centre ESTA (Centre d’études psycho-sociologiques de travaux de rechercheappliquée) a pris l’heureuse initiative d’organiser, en novembre 2000, un colloqueintitulé “Harcèlement moral et citoyenneté au travail”.

Sans être formellement co-organisateur de ce colloque, Développement & Emploi alargement informé ses adhérents et a participé à son animation.

Il nous a paru important de consacrer un numéro de notre revue à ce thème difficile,douloureux, parfois polémique. Ce numéro reprend, pour l’essentiel, les enseignementsclés du colloque de novembre 2000.

Nous avons repris, en outre, un article de Laurence Huchet, rédigé avant ce colloque, quisitue parfaitement, de notre point de vue, l’essentiel des données, des définitions et desquestions à se poser.

Nous avons par ailleurs pris la responsabilité de ne pas donner le même titre au colloqueet à notre numéro de revue. Le point de vue de Développement & Emploi est que ce sont moins les comportements pathologiques de quelques “petits chefs”, réels mais marginaux, que le durcissement et la dégradation des conditions de travail qui sont lacause profonde de ce phénomène multiforme.

Comme tous les thèmes traités au sein de la revue Développements, ce sujet noussemble devoir encore rester en débat.

Nous espérons que cette publication y contribuera.

LA RÉDACTION

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Développements

e phénomène est-il réelle-ment nouveau, est-ilconjoncturel, est-ce le signed’une évolution ou s’agit-il

d’une prise de conscience tardivede réalités qu’il faudrait replacerdans la longue suite des pressions,oppressions et évictions exercées àl’encontre des travailleurs ?Le harcèlement ne date pas d’au-jourd’hui, il est même une figureclassique du travail, parmi toutes lesformes de pression, pression phy-sique, pression psychique, pressionsociale et pression économiqueexercée sur ceux qui travaillent.Depuis l’Antiquité, le harcèlementfait partie des prérogatives dumaître vis-à-vis de l’esclave, du sei-gneur vis-à-vis des serfs, du compa-gnon vis-à-vis des apprentis, dupatron vis-à-vis de ses salariés, dupetit chef vis-à-vis des ouvriers, ducadre vis-à-vis de ses subordonnés,etc. C’est une figure constante durapport au travail. Le terme de har-cèlement vient de herceler, de herser,torturer. Harceler quelqu’unsignifie le soumettre à de conti-nuelles pressions, sollicitations.Bien que le harcèlement moral nesoit pas un phénomène récent, cen’est qu’à partir des années 90qu’on a pu constater une augmen-tation des cas dans différents pays.En Suède, on utilise le terme demobbing qui peut être traduit paropprimer, attaquer, agresser quel-

qu’un, se ruer sur quelqu’un. EnGrande Bretagne, l’oppression de lapart d’un supérieur est appelée bul-lying, en Allemagne bossing. Leterme de bullying, qui signifiegénéralement l’oppression de lapart d’un plus faible, peut aussi êtreutilisé pour le harcèlement morald’un collègue plus faible par uncollègue plus fort. Aux États-Unis,le terme de employee abuse désignetout ce qui est en rapport avec leharcèlement moral et la terreurpsychique. Au Portugal, c’est leterme de psychoterreur qui estemployé.Il est donc intéressant dans un premier temps de définir le harcèle-ment moral au travail, puis de com-prendre les mécanismes en jeu duharcèlement psychologique, etenfin de se rendre compte quecelui-ci n’est pas un phénomèneisolé, épisodique, ponctuel et accidentel, mais le résultat d’une convergence de plusieurstendances qui affectent le cœurmême de l’organisation du travail,car non seulement elles portent lesgermes de la violence, mais ellesprovoquent aussi l’effritement desrapports sociaux de travail.Le mode du travail est décrit sur le mode moral. En utilisant des termes de “victimes”,“pervers” ou “bourreau”, le conflit dutravail est placé dans le domaine dumoral (Davezies, 2000).

Qu’est-ce que le harcèlement moral au travail ?Une première définition du harcè-lement au travail a été élaborée parBrodsky (1976) pour qui le harcèle-ment moral consiste en des tenta-tives répétées et persistantes d’unepersonne pour tourmenter, briser larésistance, frustrer ou obtenir uneréaction d’une autre. C’est un trai-tement qui, avec persistance, pro-voque, met de la pression, effraie,intimide ou incommode une autrepersonne. Le système du trauma-tisme est inscrit dans les symp-tômes, révélateurs de l’influence etde l’intentionnalité du “tortionnaire”(Soares, 1999). Le harcèlementmoral est une entreprise de maltrai-tance psychologique fréquente etinsidieuse se traduisant par des actespervers de violence cachée, dont lavictime subit les dégâts destructeurscomparables à ceux des névrosespost-traumatiques ou de guerre(Crocq, 1994).La recherche sur le harcèlementpsychologique a été reprise etdéveloppée par Heinz Leymann(1996) qui définit “le concept de mob-bing [comme] l’enchaînement, sur uneassez longue période, de propos etd’agissements hostiles exprimés oumanifestés par une ou plusieurs per-sonnes envers une tierce personne (lacible). Par extension, le terme s’appliqueaussi aux relations entre les agresseurs etleur victime”. Cette définition meten évidence les aspects spécifiquesdu mobbing et établit une distinc-tion entre le mobbing et certainesautres formes de communicationd’hostilité. L’auteur a aussi proposéune typologie des agissementsconstitutifs du harcèlement psycho-

“Mobbing” en Suède, “bullying” en Grande-Bretagne… Le harcèlement moral ne date pas d’aujourd’hui et il n’est paslimité à la France. Comment le définir, le distinguer de l’abus de pouvoir et des conflits entre salariés ? Quels sont les mécanismes en jeu et les facteurs qui le favorisent ? Laurence Huchet dresse un état des lieux sur ce sujet d’actualité.

Le harcèlement moral au travail

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logique en cinq groupes : il s’agitd’agissements visant à empêcher lavictime de s’exprimer, à l’isoler, à ladéconsidérer auprès de ses col-lègues, à discréditer la victime dansson travail et à compromettre sasanté.Récemment, Marie-France Hiri-goyen (1998) a défini le harcèle-ment moral dans l’entreprisecomme “toute conduite abusive semanifestant notamment par des com-portements, des paroles, des actes, desgestes, des écrits unilatéraux, de natureà porter atteinte à la personnalité, à ladignité ou à l’intégrité physique oupsychique d’une personne et mettre enpéril son emploi ou à dégrader le climatde travail”. Pour Michèle Drida(1999), qui dirige “Mots pourMaux au Travail” à Strasbourg, “leharcèlement est une souffrance infligéesur le lieu de travail de façon durable,répétitive et/ou systématique par uneou des personnes à une autre personnepar tous moyens relatifs aux relations, àl’organisation, aux contenus et auxconditions de travail en les détournantde leur finalité manifestant ainsi uneintention consciente ou inconsciente denuire, voire de détruire”.Le harcèlement moral se distinguedu conflit habituel entre salariéspar sa durée et par son caractèrerépétitif. Deux aspects que l’onretrouve dans la dernière définitionsont importants : ce sont le détour-nement de la finalité de l’organisa-tion du travail et l’intentionconsciente ou inconsciente. Il peutêtre distingué trois cas différents,par exemple, qui n’appelleront pasles mêmes réponses : le premier estune relation pathologique entredeux individus qui se seraientexprimés de la même manière dansune famille par exemple. Dans l’es-

pèce, elle est d’un ressort incons-cient et il y a détournement de lafinalité de l’organisation du travailpour harceler la victime. Ledeuxième exemple, le harcèlementmoral ressenti par un salarié est lesymptôme grave d’un dysfonction-nement de l’organisation du travailgénérateur de stress. Dans ce cas, sicette situation est en partie incons-ciente pour les protagonistes, il n’ya pas volonté de nuire. Par contre,troisième cas, si c’est une stratégiedélibérée de l’employeur, il y aintention consciente et volonté denuire.

Quels sont les mécanismesen jeu dans le harcèlementmoral ?Le harcèlement moral est donc unetechnique de destruction visant demanière délibérée la décompensa-tion du sujet afin d’obtenir sa red-dition émotionnelle à des finséconomiques dans l’organisation dutravail ou à des fins de jouissancepersonnelle. Il est intéressant d’étudier le traumatisme commeprocédé pour comprendre lesmécanismes du harcèlement, maisaussi la torture, de définir ce quesont l’abus de pouvoir et la mani-pulation perverse, ainsi que la rela-tion à l’autorité, la relationd’emprise.Le traumatisme est systématique-ment utilisé dans les rites d’initia-tion des sociétés traditionnelles àdes fins de transformation et derenaissance de l’individu, tous cesmécanismes sont culturellementdéterminés. Le développement del’individu est conçu en terme demétamorphoses radicales induitespar des “spécialistes” à l’aide de

techniques élaborées. Dans cessociétés, le traumatisme n’est plusun malheur, mais un levier detransformation et de renaissance del’individu. L’induction du trauma-tisme fracture le sujet et fabriqueun nouvel être humain, un autreculturellement conforme. L’initiéayant traversé les étapes, parfoisviolentes, de l’initiation en sorttotalement modifié, l’initiationengendre un nouvel être, un autre.Les traumatismes des rituels d’ini-tiation impliquent la société qui lesexerce dans son ensemble. Il estdistingué quatre temps dans lerituel initiatique So chez les Bétidu Cameroun : un temps de miseen valeur des propriétés de l’iden-tité initiale, un deuxième temps,celui de la “déconstruction”, qui apour but de briser littéralementcette identité initiale, précédem-ment mise en valeur, un troisièmetemps, celui de la reconstructionet, enfin, un quatrième temps, celuide l’accueil dans le grand groupe, lareconnaissance publique du statutd’initié (Houseman, 1986). Lecycle d’initiation est un cycle com-plet nécessitant toutes ces phasespour être efficace. Les processus detransformation dépendent del’agencement des différentes phasesentre elles et de la spécificité trau-matique de certaines actionsaccomplies par les initiés (Zadje,1998). L’utilisation systématiqued’injonctions contradictoiresmodifie le rapport du sujet au réel,le but étant la désafiliation de lacommunauté d’appartenance, lecollectif de travail (Grenier-Pezé,2000).La torture est une technique dedestruction visant de manière déli-bérée à la modification et souvent,

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aussi, à la dévitalisation de l’être despersonnes. Pour atteindre ses fins,elle utilise le traumatisme demanière privilégiée et a doncacquis une certaine maîtrise desprocessus mis en jeu. L’intentiondu tortionnaire est de transformersa victime en un être dépourvu depensée et de volonté autonomeafin de disposer d’elle entièrement,de la placer sous sa totale influence.Les mécanismes utilisés passent parl’induction systématique de situa-tions de non-sens, laissant le tra-vailleur dans un questionnementsans réponse sur la signification dece qu’il est en train de vivre. Lesactes sont de nature aléatoireempêchant ainsi toute maîtriseintellectuelle de ce qui est vécu.L’instauration délibérée d’un ordrebinaire, source de paradoxe et deconfusion mentale, est mise enœuvre dans les processus initia-tiques et dans la torture. D’unepart, l’organisation délibérée detraumatisme de nature intellec-tuelle. La déconstruction identitairen’a rien à voir avec l’affect, mais lefaçonnage d’un être au travers del’action sur des mécanismes depensée. Les initiés en cours d’affi-liation, tout comme les personnestorturées, sont soumis à un trauma-tisme intellectuel, à un traumatismedu non-sens. L’anticipation estimpossible, toute recherche du sensest bloquée.Tout n’est qu’action, ettout est prévu pour faire barrage àla pensée. Ces deux groupes d’indi-vidus (tortionnaires en formationet victimes de torture) sont soumisà des ordres absurdes, illogiques,grotesques, imprévus qu’il leur fautexécuter sans rien comprendre.Leur comportement est dicté parune source interne, les obligeant à

réprimer toute pensée personnelle.D’autre part, la transmission trau-matique de la déconstruction iden-titaire. La déconstruction del’identité initiale est une phase par-ticulière dans le processus affiliatifdu futur tortionnaire. Les ordres,injonctions, remarques sont alorsinévitablement intériorisés, commeen témoigne la présence ultérieurechez certains torturés d’un véri-table syndrome d’influence, et chezle tortionnaire qui a été initié, unattachement sans faille à l’instruc-teur le plus dur. L’ambiguïté, c’est-à-dire la coexistence d’une choseet de son contraire, est activementet délibérément utilisée (Sironi,1999). On retrouve dans le harcèle-ment cette ambiguïté par les ordrescontradictoires et les injonctionsparadoxales.Il est, aussi, observé deux phéno-mènes dans cette hostilité psycho-logique sur le lieu de travail, cesont l’abus de pouvoir et la mani-pulation perverse.

La propension à la soumissionDans l’abus de pouvoir, l’agressionest claire. C’est le besoin dedominer qui peut être un style demanagement. Mais l’abus de pou-voir n’est pas dirigé spécifiquementcontre un individu. Il s’agit seule-ment d’écraser plus faible que soi.Dans les entreprises, il peut se trans-mettre en cascade, de la plus hautehiérarchie jusqu’au petit chef.L’abus de pouvoir des chefs a tou-jours existé, mais actuellement il estsouvent camouflé. Les dirigeantsparlent d’autonomie et d’espritd’initiative à leur salariés, mais n’enexigent pas moins soumission et

obéissance. Les salariés marchentparce qu’ils sont obsédés par desmenaces sur la survie de l’entre-prise, par la perspective de licencie-ment, et par le rappel incessant deleur responsabilité, donc de leurculpabilité éventuelle.En ce qui concerne les manœuvresperverses, quand un individu per-vers entre dans un groupe, il séduittoujours les membres du groupe lesplus dociles, les soudant dans unecritique commune de la personneisolée. Chaque individu n’a paspour autant perdu tout sens moral,mais, dépendant d’un individudépourvu de scrupules, ils perdenttout sens critique (Hirigoyen,1998).Les règles de conscience de chaqueindividu sont issues d’une matricede relations autoritaires. La morale,aussi bien que l’obéissance destruc-trice, procède de l’autorité. Pourune personne qui accomplit unacte immoral au bénéfice de l’au-torité, il en existe une autre quirefuse de se soumettre. Le pro-blème de l’autorité est compliqué.Nombreux sont ceux qui obéis-sent, quelles que soient la véhé-mence des plaintes de la victime, sasouffrance manifeste. Un tel com-portement a été constaté à mainteset maintes reprises au cours del’enquête de Milgram, psychoso-ciologue américain, ainsi que dansplusieurs universités où l’expé-rience est reproduite. C’est cettepropension extrême des adultes à lasoumission quasi inconditionnelleaux ordres de l’autorité quiconstitue la découverte majeure decette étude. “Des gens ordinaires,dépourvus de toute hostilité, peuvent,en s’acquittant simplement de leurtâche, devenir les agents d’un atroce

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Développements

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processus de destruction.” En outre,même lorsqu’il ne leur est pluspossible d’ignorer les effets funestesde leur activité professionnelle, sil’autorité leur demande d’agir àl’encontre des normes fondamen-tales de la morale, rares sont ceuxqui possèdent les ressources inté-rieures nécessaires pour lui résister.Toute une gamme d’inhibitionss’oppose à une éventuelle révolteet parvient à maintenir chacun auposte qui lui a été assigné (Mil-gram, 1974).Cela conduit à une banalisationsociale du mal. Il y a en effet desindividus qui ont besoin d’uneautorité supérieure pour parvenir àun certain équilibre. Les perversrécupèrent à leur profit cette doci-lité et l’utilisent pour infliger lasouffrance aux autres. AlbertoEiguer (1996) tente de définir cequ’est un pervers :“les individus per-vers narcissiques sont ceux qui, sousl’influence de leur soi grandiose,essaient de créer un lien avec undeuxième individu, en s’attaquant toutparticulièrement à l’intégrité narcissiquede l’autre afin de le désarmer. Ils s’at-taquent aussi à l’amour de soi, à laconfiance en soi, à l’autoestime et à lacroyance en soi de l’autre. En mêmetemps, ils cherchent, d’une certainemanière, à faire croire que le lien dedépendance de l’autre envers eux estirremplaçable et que c’est l’autre qui lesollicite”. Le but d’un individu per-vers est d’accéder au pouvoir ou des’y maintenir par n’importe quelmoyen ou bien encore de masquersa propre incompétence. Pour cela,il lui faut se débarrasser de qui-conque constituerait un obstacle àson ascension ou serait trop lucidesur ses façons de faire. On ne secontente pas d’attaquer quelqu’un

qui est fragilisé, comme c’est le casdans l’abus de pouvoir, mais oncrée la fragilité afin d’empêcherl’autre de se défendre.Le registre du harcèlement est celuide l’incorporation dans le but dedétruire. L’emprise n’existe quedans le champ relationnel : c’estdans la domination intellectuelleou morale, l’ascendant ou l’in-fluence d’un individu sur l’autre. Lavictime est prise dans une toiled’araignée, tenue à disposition,ligotée psychologiquement. Ellen’a pas conscience qu’il y a euinfraction. Dans la relation d’em-prise, il s’agit toujours et très élec-tivement d’une atteinte portée àl’autre en tant que sujet désirantqui, comme tel, est caractérisé parsa singularité, par sa spécificitépropre. Ainsi ce qui est visé, c’esttoujours le désir de l’autre dans lamesure même où il est foncière-ment étranger, échappant, de par sanature, à toute saisie possible.L’emprise traduit donc une ten-dance très fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui,c’est-à-dire à la réduction de toutealtérité, de toute différence, à l’abo-lition de toute spécificité ; la viséeest de ramener l’autre à la fonctionet au statut d’objet entièrementassimilable (Dorey, 1981).

L’apport de la psychodynamique du travailL’analyse psychodynamique du tra-vail a pour objet l’étude des rela-tions entre plaisir et souffrance autravail, d’une part, l’organisation dutravail de l’autre. Il est défini plu-sieurs concepts dont notammentcelui du réel du travail, de l’identité

au travail – reconnaissance etappartenance –, des stratégies etidéologies défensives, de coopéra-tion. La psychodynamique permetune nouvelle approche du harcèle-ment moral.La description du mobbing oucelles plus stéréotypées du harcèle-ment moral, relancent une question récurrente en psychopa-thologie, celle du statut du réel.Cette question qui avait donnélieu à un grand débat suite aunombre considérable de trauma-tismes lors de la première guerremondiale (Barrois, 1988) prendune nouvelle tournure aujourd’huidans le monde du travail. Les chocstraumatisants infligent aux indi-vidus des blessures psychiques etces traumatismes sont mal connus,voire ignorés. Les victimes dumobbing ont particulièrement dumal à discerner dans ce qu’ellesvivent ce qui pourrait venir del’extérieur. Toute une rationalisa-tion psychologisante domineactuellement dans l’appréhensiondes relations sociales et contribue àla mise en sommeil du discerne-ment.Le discours managérial dans tousles secteurs renvoie constammentchaque individu à lui-même, à samotivation, son implication sub-jective, ses compétences et plussouvent encore à ses manques eten dernière instance à sa culpabi-lité. Il escamote la réalité du travailconcret, sa finalité parfois, lesconditions précises et lescontraintes de réalisation. En fai-sant place à la réalité de l’agressionvécue, les multiples attributions dela cause des événements aux per-sonnalités des victimes sont écar-tées. Cette mise à l’écart de

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Développements

théories de la personnalité est trèsimportante et Heinz Leymann yrevient à plusieurs reprises, dès ledébut de son ouvrage et dans toutun développement sur la fonctionde ces théories pour l’agresseurcomme pour l’entourage : sedédouaner en stigmatisant la vic-time. Les nombreux cas présentésmontrent combien les comporte-ments observés d’un individu vic-time de mobbing ne sont pas desdonnées préexistantes qui seraientattachées à la personne, qui tien-draient à un défaut de caractère ouà un travers mental.Ces comportements sont desconstructions défensives indivi-duelles, qui répondent à une agression même s’ils alimententtoutes sortes d’interprétations etlégitiment a posteriori l’hostilité del’agresseur. Bien sûr et c’est bien cequi trompe en premier abord, lesréactions de la victime sont singu-lières et renvoient à sa personnalité,mais ce ne sont que des réactions àune agression sournoise – maisréelle – qu’il importe d’identifier etde reconnaître. Il peut être mis ensimilitude le concept d’idéologiedéfensive de métier (Dejours,1993). “Tant que les comportementsinsécures – voire de défi – des salariésexposés aux risques étaient attribuésuniquement à leurs manques (deconnaissance, de conscience, de disci-pline, etc.), l’identification du caractèreinconscient et défensif des stratégiesmises en œuvre par les groupes de salariés déjoue l’enkystement de laréflexion sur les manques des opérateurset permet d’accéder à d’autres réalités :leur savoir-faire, leurs procédures infor-melles de sécurité, leur prudence,les modes du travailler ensemble etautres règles de métier” (Cru, 1999).

Les enjeux identitaires du travail

Comment comprendre l’efficacitédu harcèlement moral, s’il n’est pastenu compte des enjeux identi-taires liés à la situation de travail ?“La plupart des sujets espèrent avoirl’occasion, grâce au travail d’obtenir unereconnaissance de leur valeur. Quand lechoix d’un métier est conforme auxbesoins psychosomatiques du sujet,quand les modalités d’exercice de ce tra-vail permettent le libre jeu du fonction-nement mental et du montagepulsionnel spécifique qui le caractérise,alors le travail est un opérateur centralde santé et permet de maintenir au jourle jour une homéostasie durable”. Il estattendu, en contrepartie de lacontribution qui est apportée par tous à l’organisation du travail, une rétribution, pas simplement un salaire, mais unecontribution fondamentalement denature symbolique que l’on appellela reconnaissance. Cette reconnais-sance, la psychodynamique du tra-vail en a décrit la structuration etles figures au travers du jugementd’utilité porté sur le travail par lessupérieurs hiérarchiques, les subor-donnés, les clients et du jugementde beauté porté sur le travail par lespairs, les collègues, les membres dela communauté d’appartenance.Faute d’obtenir cette reconnais-sance, le sujet en situation de travailpeut basculer dans une souffranceaiguë. Au travail, la reconnaissanceporte sur le faire, l’identité est doncinséparable des gestes techniqueseffectués par le sujet et les gestes demétier ne sont pas que des enchaî-nements biomécaniques, efficaceset opératoires. Ils sont des actesd’expression de la posture psy-

chique et sociale adressés à autrui, àla communauté d’appartenance.Les gestes de métier sont unesource fondamentale de stabilisa-tion de l’économie psychosoma-tique et rendre leur exécutionaléatoire, paradoxale, humiliante,gestes après gestes, jour après jour,dans une situation de traumatismevont entraîner une désorganisationcognitive, sensori-motrice, men-tale, identitaire majeure. L’efficacitédu harcèlement moral, sa toxicitérepose donc sur l’atteinte du gestede travail. En touchant aux gestesde métier, on atteint directement lapersonne dans son identité et l’at-taque va porter sur les liens entre lesujet et le réel (Pezé, 2000). Lessituations de menace, d’injustices,où le rapport authentique au réelest remis en cause sans que le tra-vailleur puisse le mettre en partageavec autrui, du fait de l’isolementdont il est objet, sont dangereusespour la santé mentale. “Laconstruction de l’identité dans lechamp social n’implique pas seule-ment la relation avec autrui maisaussi au réel. L’identité est insépa-rable des actes techniques effectuéspar le sujet.Au travail, la reconnais-sance obtenue dans le registre dufaire est rapatriée dans le registre del’être”. La remise en cause descompétences et de la contributionpersonnelle au travail déstabilisetoute la dynamique de la recon-naissance et attente à l’identité quele travailleur construit dans lechamp social. Le fait d’altérer lefonctionnement cognitif, par lebiais d’injonctions paradoxales,saborde rapidement les compé-tences et les savoir-faire, socles de lareconnaissance du travail accompli(Grenier-Pezé, 2000).

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L’organisation du travailen questionLe phénomène du harcèlementmoral a pu se multiplier car le tissusocial s’est désagrégé : l’absence desyndicat ou d’autres structures deréunion a favorisé l’individualisa-tion. De plus, la mobilité géogra-phique et professionnelle affaiblitles liens entre les gens et a laissé lechamp libre à des comportementspervers. Les objectifs de l’entrepriseétaient partagés par les salariés et lesvagues successives de fusions, derestructurations ont modifié lacompréhension que les employésavaient de la gestion de l’entrepriseet la pression de la hiérarchie n’estplus perçue comme légitime(Davezies, 2000).Se pourrait-il que le harcèlementmoral soit la contrepartie devenuepossible, voire obligée, d’un fonc-tionnement social impliquant lacompétition sauvage, l’évolutiondes techniques de management,l’évolution des rapports au collectif,la banalisation du mal dans lessociétés néolibérales. ChristopheDejours (1998) analyse qu’“à l’heurede la précarisation de l’emploi, dudégraissage massif des effectifs, descadres, déjà soumis à une pression maxi-male, sont chargés d’accomplir le « saleboulot » : faire craquer un salarié pourqu’il parte sans avoir à le licencier,mettre au placard les anciens pour pro-mouvoir la nouvelle politique de l’entre-prise… Or, par terreur inconsciented’être eux-mêmes exclus du système,certains dérapent en s’y attelant avecbeaucoup (trop ?) de zèle.”De nombreux salariés sont doncamenés à exécuter des ordres qu’ilsréprouvent, ce qui génèrent chezeux, une souffrance éthique

majeure vis-à-vis de l’idéal de soi,d’abord, vis-à-vis de la culpabilitéde faire du mal à autrui, ensuite.Pour conjurer le risque d’effondre-ment, la plupart de ces sujetsconstruisent de fortes défenses quiengourdissent la conscience morale.Force est de constater que la mani-pulation délibérée de la menace etdu chantage est désormais érigée enméthode de management pourdéstabiliser, pousser à l’erreur, per-mettre le licenciement pour fauteou pousser à la démission. Etchacun, dans un tel système, estengagé au titre de victime ou debourreau. La précarité a entraînél’intensification du travail, neutra-lisé la mobilisation collective,généré le silence.Heinz Leymann met aussi en causel’organisation du travail et le mana-gement, ou plus exactement, cequ’il nomme leurs déficiences ouleurs défaillances : “S’il est vrai quetous les agissements du mobbing ont uncaractère personnel ou se personnalisentrapidement, j’insiste sur le fait (et j’yreviendrai) qu’ils procèdent de défi-ciences organisationnelles et des tensionsqui résultent de celles-ci. Le mobbing estbeaucoup plus un phénomène résultantdes conditions de travail qu’un champde règlement des conflits personnels.” Ilajoute que “les sources essentielles dumobbing se situent dans :1. l’organisation du travail ;2. la conception des tâches ;3. l’animation et la direction des exécu-tants.

Toute défaillance dans l’un des troisdomaines entraîne (…) des effets biolo-giques de stress chez les travailleurs (…)mine les forces et les structures socialesd’un groupe de travail (…)”. L’entre-prise présente un terrain pathogène

favorisant de façon “consciente ouinconsciente” l’utilisation du harcèle-ment moral à travers l’organisationmise en place, la division du travail,le management exercé, etc. Ainsi leharcèlement moral est un outil auservice du management, utilisépour augmenter la productivité,maintenir des cadres sous pres-sion… ou gérer le sureffectif (licen-ciement collectif ou individuel).

Trois types de mobbingTrois grands types de mobbingpeuvent être distingués empirique-ment en fonction du mode d’impli-cation des acteurs qui offre ou nonles possibilités d’une interventionparticipative.Un management ouvertementimpliqué dans la désorganisation dulien social, où la direction pour fairepasser son projet, programme elle-même la déstructuration du col-lectif de travail et fourni un terrainà la prolifération des pressions indi-vidualisées. C’est le cas notammentdans le cadre de restructuration, de“flexibilités” qui induisent une dif-ficulté à établir des relations deconfiance entre ouvriers, mais aussidans le cadre de réduction d’effec-tifs sans licenciement où “les aidesau départ” ne sont pas suffisammentattractives et où la pression hiérar-chique pour inciter à la démissionpeut aller jusqu’à la persécution. Ceharcèlement est validé, en connais-sance de cause, par les supérieurs decelui qui est l’agresseur, celui quifait le harcèlement, et il estorchestré et organisé. Des cadressont formés au “hoping” : tech-niques de harcèlement avec l’aidede cabinet spécialisé où sont asso-ciés des psychologues, des socio-

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Développements

logues, des gestionnaires et souventd’anciens militaires.Dans le cas d’un managementambivalent, la position de la direc-tion n’est pas sans ambiguïté. Elledéplore, voire elle condamne, lespersécutions en tant qu’abus maisdans le même temps, elle imposedes choix de gestion et en particu-lier de gestion de personnel quifavorisent la recrudescence dumobbing (autonomie avec moyensréduits, management par objectifspour des salariés peu habitués à lanégociation, individualisation descentres de profits). Parfois même,l’ambiguïté est distribuée entredirecteurs de différents niveaux hié-rarchiques.La persécution entre collègues : casoù les collègues sont moteurs del’isolement, de la relégation de lavictime. Leymann parle de mob-bing horizontal. Quelle est la fonc-tion du mobbing dans ladynamique du groupe persécuteur ?Ce type de harcèlement se retrouvedans la division sexuelle du travail.Leymann cite le cas “des hommesexerçant un métier féminin” ou defemme exerçant un métierd’homme dans un collectifd’hommes.

D’autres facteurs peuventfavoriser des conduitesde harcèlementLe non-sensLe non-sens du travail : travailler n’aplus de sens, non seulement, parceque le travail n’offre plus la pro-messe du bonheur que rendait pos-sible la reconnaissance, mais parcequ’il n’assure même plus la sécurité.“Quand il y a cette épée de Damoclèsau-dessus de sa tête, il n’y a plus jamais

de temps libre, plus jamais de tempslibre dans les temps libres et dans lestemps de travail, il y a toujours cetteactivité mentale, la peur de perdre sontravail et on fait quelquefois, un surin-vestissement, parfois inutile d’ailleurs,pour essayer de garantir sa situation”.

La pathologieLa pathologie de la surcharge detravail peut paraître étonnante àune époque où il est mis en place laréduction du temps de travail etmême annoncé la fin du travail. Il aété prédit que le progrès techniquelibérerait l’homme, que lesmachines feraient tout à sa place ; enréalité, se développent des patholo-gies comme le karôshi, ces mortssubites de jeunes Japonais de vingt-cinq à quarante ans, sans antécédentcardiovasculaire, ni facteur derisque, mais qui travaillent plus desoixante-dix heures par semaine.

L’intensification du travailUn autre facteur important estnotamment l’intensification du tra-vail. Des expériences qui ont étéfaites dans les années 60-70 par unchercheur, Kalsbeck, sur la doubletâche : des sujets passaient des testspsychologiques et parallèlement onleur demandait de répondre à cer-tains signaux lumineux ou sonores.L’intérêt de ces expériences est demontrer, d’une part, que si les indi-vidus peuvent effectivement menerplusieurs tâches simultanément, ilsemble qu’ils n’en contrôlentqu’une seule : ce qui veut direqu’actuellement dans le travail, il estdemandé d’assumer plusieurs tâchessimultanément, de passer de l’une àl’autre, ce qui génère des inatten-tions, des erreurs, et en tout état decause, une sélection des informa-

tions totalement arbitraire. La massed’informations est trop importantepour être digérée et nécessairementdes choix sont faits. On ne laisse pasforcément tomber celles qui sontles moins importantes pour l’entre-prise et même pour soi-mêmed’ailleurs.

L’incertitudeUn autre point intéressant est l’in-certitude et très souvent l’ambi-guïté des rôles. Quand on parle dequalité et de flexibilité, cela signifiequ’on demande aux gens la qualitéet des délais très courts ce qui estabsolument incompatible ; il leur estdemandé de travailler en équipe etde se débrouiller avec les objectifs,cela s’appelle donner de l’auto-nomie aux gens, leur confier desresponsabilités et cela est présentécomme une façon d’enrichir leurtravail. Aujourd’hui, même l’ou-vrier non qualifié doit être polyva-lent, autonome et faire du zérodéfaut. (Kahn-Allaire, 2000).Les exigences, en effet, sont de plusen plus dures à tous les niveaux. Onfait des heures supplémentaires, nonpayées, on tolère que son collèguesoit maltraité, etc. Mais on a aussipeur de ne pas être à la hauteur, dene pas être digne de la confianceaccordée par la hiérarchie.Tout ceciamène à “la dégradation délibéréedes conditions de travail” définitionretenue par le groupe communistepour la proposition de loi relativeau harcèlement moral au travail.Christophe Dejours (2000) pensequ’il serait utile d’introduire unautre terme pour désigner un har-cèlement mis en œuvre commetechnique au service de l’agir stra-tégique dans les rapports sociaux autravail. Il propose le terme de désta-

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bilisation stratégique ou déstabilisa-tion systématique. Pourquoi désta-bilisation stratégique ? Parce que letravail précisément, d’un point devue de la clinique du travail, n’estpas une occupation comme lesautres, il est organisé. La déstabilisa-tion systématique est un dispositif.Il fait ressortir son articulation à laprécarisation des emplois, aux tech-niques d’évaluation individualisée, àla communication interne et à l’ef-facement des traces des actions illi-cites, au management par objectif,aux centres de résultats, à laconcurrence interne entre les ser-vices et entre les personnes, auxtechniques de certification de qua-lité totale et d’auto-contrôle. C’estle fait d’une initiative individuellemais à condition que celle-ci soitvalidée dans le cadre des nouvellesformes de domination dans le tra-vail ou encore de soumission despersonnes. Si on analyse de plusprès l’organisation de la dite désta-bilisation stratégique, on constatequ’elle passe effectivement par lechoix d’une victime. Il n’est pasdicté, dans le travail, par des mobilespsychoaffectifs de l’agresseur et desa victime : la victime est choisieparce qu’elle pourrait servird’exemple. La déstabilisation systé-matique vise aussi et peut-être etmême surtout les tiers, les témoins.La vocation de la déstabilisationsystématique est l’intimidation destiers, des témoins, des collègues, duservice, de l’atelier. Intimidationet/ou instauration de la peur, il estimportant de préciser que cettetechnique est efficace : avec uneseule victime, il est possible de sus-citer la peur, le silence, la soumis-sion chez beaucoup d’autressalariés. Il s’en suit que les consé-

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Développements

quences d’un harcèlement dans letravail ne sont pas uniquement desconséquences psychologiques indi-viduelles du côté de la victime, cesont aussi des conséquences psy-chologiques et sociales sur les autressalariés.

Le harcèlement moral :une prise de conscience?Le harcèlement moral ne pro-voque-t-il une prise de consciencequi fait émerger des solidarités nou-velles et des mobilisations efficaces ?La question de la vulnérabilité estinvoquée au sujet des victimes deharcèlement, on la retrouve commejustification lorsqu’il s’agit de pres-surer ou d’éliminer les salariés poursauver l’entreprise menacée par lamondialisation.“Ne faut-il pas alorsposer la question des transferts devulnérabilité opérés au détrimentdes plus faibles et d’un possible par-

tage de vulnérabilité mieux équi-libré ?” Cette question renvoie à lanotion de protection. À qui revientla mission de protéger ? Est-ce àl’individu lui-même qu’il appar-tient de le faire ou à la collectivité ?Est-ce la mission du juge, du règle-ment, de groupes de défense ? Est-ce une question de consensus et deconscience collective ou n’est-cepossible que sous la menace desanctions ? Faut-il criminaliser leharcèlement moral ?La désagrégation du tissu social,notamment des structures syndi-cales et sociales n’est-il pas le refletdu déficit culturel des solidarités detous ordres ?Il se pose aussi la question du tempsoù doit s’exercer la protection,entre prévention et réparation.Faut-il combattre le phénomène àla racine ou se contenter decondamner les coupables et d’in-demniser les victimes ? (Monroy,

2000). La difficulté est d’apporter lapreuve du harcèlement. La préven-tion serait une des solutions àmettre en place dans l’entreprise,par l’intermédiaire du Comitéd’Hygiène, de Sécurité et desConditions de Travail.Il est bien entendu qu’il fautcondamner les comportements per-vers et dangereux d’un individu oud’une entreprise, mais la questiondu harcèlement moral au travailpermet de mettre en place desgroupes de réflexion interdiscipli-naires et de reconstruire ce liensocial. Est-ce la juxtaposition d’in-térêts individuels ou une réflexionsociale et politique dans la considé-ration de l’autre et du souci du biencommun?

LAURENCE HUCHET

(juin 2000)Laurence HUCHET est étudiante

en psychologie du travail au CNAM.

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e colloque “Harcèlement etcitoyenneté au travail” du 30novembre 2000 dans leslocaux du Ministère de l’Em-

ploi et de la Solidarité s’est tenu “àguichets fermés” : malgré uneextension vidéo, il a fallu refuserbon nombre de demandes d’ins-cription.Pour Annie-Charlotte Giust, direc-trice du centre ESTA, qui accueille

les participants, cela révèle “l’inquié-tude et l’impatience qui règnent autourde cette question”.

À l’intention d’un public de profes-sionnels (DRH, syndicalistes,juristes, médecins, psychiatres, psy-chanalystes) et de chercheurs ouétudiants, elle précise les idées-forces qui ont guidé la réflexionautour de ce colloque :1. la volonté d’aborder le harcèle-ment moral dans sa dimension ins-titutionnelle ; car, si le phénomène aété défini par une approche cli-nique et médiatisé à partir de seseffets subjectifs et inter-subjectifs,les souffrances qu’il engendre doi-vent aussi être abordées sous l’angledu rapport qu’il entretient avec lesrelations professionnelles et lesconditions de travail ;2. dans une société qui a fait choixde la démocratie, le fait que le har-cèlement moral débouche le plussouvent sur des solutions d’exclu-

sion du harcelé (invalidité, licencie-ment) oblige à s’interroger, notam-ment sur le sort juridique à réserverà de telles pratiques ;3. à côté des initiatives visant à protéger la victime et réparer lepréjudice qu’elle subit, qui sontvitales pour elles, il importe decomprendre les processus à l’œuvrepour contribuer au diagnostic deces phénomènes et penser desactions possibles de prévention etd’intervention dans les organisa-tions.Des avancées significatives dans cesdirections supposent du débatpublic, de l’échange entre praticienset entre toutes les personnes impli-quées et concernées par ces réalités.Telle est la visée de cette journée.En outre, ce colloque représenteune première étape réflexive d’unerecherche-action engagée auprès deDRH, de syndicalistes et de per-sonnes ayant vécu des situations deharcèlement.

Harcèlement et citoyenneté au travailDes professionnels, psychologues, psychosociologues, psychiatres, juristes, médecins et inspecteursdu travail, se sont rencontrés et mobilisés à partir de pratiques et d’interventions auprès depersonnes souffrant au travail. Le projet d’organiser un colloque(1) s’est imposé dans un deuxièmetemps afin de développer une réflexion pluridisciplinaire élargie à d’autres professionnels.Cette démarche doit également permettre de reformuler, en tenant compte du contexte socio-professionnel, l’expression de souffrances psychiques et de maltraitances nouvellement désignées par le terme fortement médiatisé de harcèlement moral.Les partenaires de ce colloque sont : le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité,Développements & Emploi, le Centre ESTA (Centre d’Etudes Psycho-sociologiques et Travaux de Recherche Appliquée).Ce document synthétise les réflexions et la pluralité des positions exprimées par les intervenantssur la question du harcèlement moral au travail : pratiques cliniques ou juridiques, conceptionssociales et psychosociales, engagement syndical ou management des entreprises. Il suit la dynamique des débats qui a été voulue par les organisateurs puis engagée par les intervenants de la journée. Il reprend le plus fidèlement possible les propos tenus et le sens accordé aux contributions.

L

(1). Le comité d’organisation du colloque comprend : Jean-loup ARNAUD, Magistrat,Paris. Guilaine CARRARD-BLAZY,Conseiller juridique, Paris. Laurence COHEN,Psychiatre, Praticien Hospitalier, Paris. Jean-Claude DAUTHEL, Ingénieur en RessourcesHumaines, Paris. Marie-France FLORAND,Docteur en Psychologie Sociale, Paris. GinetteFRANCEQUIN, Psychologue, Maître deConférence, Paris. Annie Charlotte GIUST,Psychosociologue, Directrice du Centre ESTA,Paris. Laurence HUCHET, Étudiante en psychologie du travail, Paris.Vincent VIEILLE,Directeur Adjoint du travail, Créteil.

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Développements

Au yeux du régulateur des débatsde la matinée,Dominique Thierry,observateur de “cette étrange cellule desociété” qu’est l’entreprise depuis delongues années à son poste dedélégué général de l’AssociationDéveloppement & Emploi, le harcèle-ment moral, “vieux comme lemonde”, apparaît aujourd’hui sousun éclairage particulier en raison dudurcissement des conditions de tra-vail au cours des années récentes.Quel est le lien entre ce phéno-mène et des comportements indivi-duels de nature perverse etpsychotique, qu’il juge “évidemmentinqualifiables, inacceptables” ? Quelsens donner, en regard, aux mots“citoyenneté au travail”, alors que –dans l’entreprise – les règles desubordination et de pouvoir hiérar-chique instituent un régime de rap-ports sociaux différents de ceux quiprésident à la démocratie dans lasociété civile ?

Cerner le harcèlementmoralIl revenait à Jean Marimbert,Directeur des Relations du Travailau Ministère de l’Emploi et de laSolidarité, de dresser les contoursde la problématique telle qu’elle estperçue par le Ministère et de des-siner les perspectives selon les-quelles elle peut être abordée.Premier constat, le phénomène duharcèlement moral est indiscutable,comme en témoignent la facilité etla rapidité avec lesquelles les ser-vices déconcentrés du Ministère luiont adressé, à sa demande, dès l’été1999, leurs témoignages, analyses etpropositions. La préoccupation estévidente, et elle s’accompagne d’unsouci de discernement, face à un

phénomène vu comme complexeet multiforme, tant par les inspec-teurs du travail que par les méde-cins du travail.

Une première typologieDe l’ensemble de ces contributions,une typologie a été tirée, qui dis-tingue :• le harcèlement institutionnel, quis’intègre dans le mode de gestionde l’entreprise,• le harcèlement stratégique, qui apour objectif délibéré de pousser àla démission certains salariés,• le harcèlement pervers, lorsqueprospèrent “à l’abri du silence généra-lisé des acteurs”, des comportementsindividuels non maîtrisés.Il est difficile de faire la part entre larévélation d’un phénomène ancienet son développement, car l’amélio-ration de la conjoncture écono-mique, associée à l’impact du livrede M.-F. Hirigoyen, a pu jouer enfaveur d’une amplification de saperception. Il n’en reste pas moinsdes tendances lourdes dans l’évolu-tion des entreprises et des rapportsde travail qui créent “un terreau favo-rable au développement de pratiques deharcèlement.”

Les champs d’action envisageablesFace à un sujet qui est encore en“phase d’exploration”, le Ministère adéterminé plusieurs champs d’ac-tions envisageables :1. la définition du harcèlementmoral et / ou professionnel, préa-lable à la détermination de toutrégime juridique : une premièredéfinition est donnée par la propo-sition de loi du groupe communisteà l’Assemblée nationale ; la directiveeuropéenne du 29/01/2000 sur lalutte contre les discriminations dans

le domaine ethnique ou racial offreégalement des éléments qui peu-vent guider l’approche (notionsd’atteinte à la dignité, de créationd’une “environnement intimidant, hos-tile, dégradant, humiliant ou offen-sant”) ;2. les enjeux de santé au travail : leseffets du harcèlement sont abordésaujourd’hui “de manière artisanale”,alors qu’il faudrait “faire progresserune prise en charge plus collective” ens’appuyant par exemple sur l’obli-gation de prévention (art. L 230-2du code du travail) ou en renfor-çant, par la formation, la capacité duCHSCT à agir – là où il existe – surles questions de santé au travail, ouencore en favorisant l’action substi-tutive des syndicats ;3. la consolidation des outils deprotection directe des salariésconcernés et des témoins : la miseen place de Numéros Verts en estun, l’avis d’inaptitude un autre, àcondition de réfléchir à son utilisa-tion car il n’est pas la panacée, maisplutôt “un aveu d’échec de toute laprévention” ;4. les outils de répression et desanction des pratiques de harcèle-ment : le droit disciplinaire, d’abord,par lequel le chef d’entreprise peutet doit sanctionner les agissementsindividuels pervers ; mais il convientégalement d’exploiter l’arsenalpénal d’ores et déjà disponible sansattendre l’issue du débat sur la créa-tion d’une incrimination spéci-fique ;5. les formes de réparation ; troispistes différentes sont à explorer :• les réparations civiles, sur la basede la responsabilité pour faute (art.1134 CC) et notamment pour exé-cution de mauvaise foi du contratde travail, ainsi que la question de la

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nullité de plein droit de la rupturedu contrat de travail et la requalifi-cation de la démission en licencie-ment ;• l’assimilation de certaines consé-quences du harcèlement à un acci-dent de travail (en cas de suicide dusalariés notamment) ;• la prise en compte des effets duharcèlement sur la santé au titre desmaladies professionnelles.

Engager une réflexion plurielleC’est en droite ligne avec lademande de l’administration cen-trale évoquée par Jean Marimbertque les services de l’inspection dutravail d’Ile-de-France ont faitappel au service spécialisé dansl’appui méthodologique que dirigeDominique Doppia à la DRTEFPIle-de-France pour engager une“réflexion plurielle” sur le phéno-mène du harcèlement moral. Ils’agit d’apporter une contribution àla construction de réponses auxplaintes nombreuses que recueillentles inspecteurs du travail.Pour avoir un regard extérieurcroisé avec les remontées internes,la DRTEFP a, à l’issue d’un appeld’offres, retenu le Centre ESTApour une recherche-action dontl’objectif déterminé est de dégagerdes moyens de prévention du har-cèlement moral. Cette étude est,dans une première phase explora-toire, conduite auprès d’acteursinstitutionnels de l’entrepriseconcernés (DRH et syndicalistes)et auprès de personnes ayant été enbute à des pratiques de harcèle-ment. Outre une contribution audébat, les enseignements de cettepremière étape serviront àconstruire un dispositif d’étudesusceptible de dégager les condi-

tions d’une “action collective et pré-ventive en entreprise”.

Quantifier le phénomènePeut-on préciser la réalité de ce quiest indéniablement un fait social parune approche quantitative ? Oui, etcela a été entrepris à une dimensioneuropéenne par la Fondation deDublin.Dans la deuxième table ronde,Raymond-Pierre Bodin, sondirecteur général, commente lesrésultats de la troisième enquête surles conditions de travail en Europeréalisée par la Fondation. 23 500salariés ont été interrogés, dans 15pays.Aujourd’hui, 9 % des salariés, soit13 millions de personnes, déclarentfaire l’objet d’intimidation ou deharcèlement moral (ces notionsétant distinguées des violences phy-siques).

Des différences sont à noter :• par sexe : 10 % des femmes, 8 %des hommes ;• par pays : Finlande 15 %, Grande-Bretagne et Pays-Bas 14 %, Suède12 %, Belgique 11 %, France etEspagne 5 %, Italie et Portugal4 %… Les pays où le taux s’établit àplus de 10 % sont ceux où le débata eu lieu et où des dispositifs degestion sont mis en œuvre ;• selon le statut d’emploi, lesemplois précaires étant les plusexposés.Les facteurs explicatifs : intensifica-tion du travail, réduction des effec-tifs, pression de la demande externe,responsabilisation accrue, autono-misation plus virtuelle que réelle…Les résultats de l’enquête euro-péenne recoupent tout ce qui vaêtre dit à ce propos au fil des diffé-

rentes interventions. La corrélationavec le stress et l’absentéisme sonttrès fortes.

Le traitement juridiquedu harcèlement moralUne des premières questions endébat est le sort à réserver, sur leplan juridique, au harcèlementmoral : la notion, en tant que telle,ne fait pas encore, au moment ducolloque, l’objet d’une qualificationspécifique, comme le harcèlementsexuel. Un débat public s’est déjàdéveloppé, opposant les partisansd’un traitement législatif d’un phé-nomène inédit dans son ampleur,sinon totalement dans sa nature, etceux qui estiment que l’arsenaljuridique existant (code civil, codedu travail, code pénal) permet dedégager des solutions adaptées auxdifférents cas de harcèlement ren-contrés en pratique.Dans les échanges relatifs au traite-ment juridique du harcèlementmoral dans les diverses séquences ducolloque, l’idée dominante, qui aparu faire consensus, a été que leregistre juridique était essentiel,d’abord pour la réparation à laquellea droit toute victime, ensuite pour lasanction du ou des harceleurs, enfinpour prévenir le phénomène en luiconférant une visibilité sociale. Infine, une loi a été jugée utile pourcompléter ce qui existe déjà sanspour autant le périmer.

Comment défendre les personnesharcelées ?Rachel Saada, dans la premièretable ronde, a témoigné de sa pra-tique d’avocate spécialisée en droitdu travail. Le contentieux lié auharcèlement moral connaît un

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Développements

développement qui oblige les prati-ciens du droit à travailler avecd’autres partenaires (syndicalistes,CHSCT, médecins traitants, méde-cins du travail,médecins-conseils dela Sécurité sociale…), ce qui estrelativement nouveau pour eux, et àmodifier leur façon de raisonner.En effet, “la contestation du licencie-ment absorbe plus de 90 % du conten-tieux du droit du travail”. Il faut doncpasser du “contentieux de la rupturedu contrat de travail” à un conten-tieux de “la mauvaise exécution ducontrat”.Première difficulté, les rôles sontinversés, car c’est l’employeur quid’ordinaire reproche au salarié lamauvaise exécution du contrat.Dans le cas du harcèlement moral,et notamment lorsqu’il y a stratégied’éviction pour éviter d’avoir àprononcer le licenciement, l’avocatva demander au conseil des pru-d’hommes :• soit de prendre acte de la rupturedu contrat de travail et de la requa-lifier en licenciement,• soit de prononcer la rupture auxtorts de l’employeur.Deuxième difficulté, la diversité desrègles de droit sur lesquelles lademande peut être juridiquementfondée (cette diversité a été parti-culièrement bien explicitée par l’ar-ticle de Paul Bouaziz paru dans len° de mai 2000 de Droit ouvrier).Le premier travail consiste à repérerles violations au droit du travail quiont pu être commises, ce quiengendre souvent une incompré-hension de la part du client, carl’avocat recherche les moyens lesplus efficaces, qui ne sont pas forcé-ment en phase avec le vécu duclient, ni les plus réparateurs sym-boliquement.

Parmi les moyens les plus fréquem-ment utilisés, Rachel Saada cite :• l’obligation d’exécution loyale ducontrat (art. 1134 du code civil)qui, renversement “tout à fait sympa-thique”, concerne cette fois l’em-ployeur, et non le salarié ;• l’obligation générale de sécuritéqui pèse sur l’employeur (art. L230-2 du code du travail), moyennon encore retenu par les conseilsde prud’hommes ;• l’obligation de respecter les droitsde personnes et les libertés indivi-duelles et collectives (art. L 120-2du code du travail), dispositionrécente (1992) qui permet “l’entréeen scène” du salarié citoyen.Les dossiers de harcèlement moralsont difficiles pour plusieurs rai-sons :• l’attitude de la justice qui entenddifficilement la parole de la victimeet lui oppose la question despreuves ;• le problème de “survie économique”que rencontre à plusieurs titres lesalarié : manque à gagner lié auxarrêts de travail, notamment pourceux, encore très nombreux, quin’entrent pas dans le champ d’uneconvention collective ; préjudice decarrière ; incertitude sur la prise encharge par les ASSEDIC, puis-qu’elle est conditionnée par larequalification en licenciement dela rupture du contrat ;• la nécessité pour l’avocat, s’il veutêtre pleinement efficace, de main-tenir une distance pour se préserverde la détresse de son client ;• l’incertitude sur les choix straté-giques opérés dans la conduite dudossier dans un domaine encoreimparfaitement balisé.Mais, conclut Rachel Saada, “ce sontdes dossiers riches, qui (…) nous ren-

dent plus intelligents parce qu’ils nousobligent à réfléchir sur notre travail, parceque nous devons agir pour la premièrefois, vraiment pour la première fois, encollaboration avec de nombreux acteursde la sphère du travail ou de la vie”.De nouvelles perspectives s’ouvrent,par exemple à partir de l’interven-tion des CHSCT sur la dangerositéde certaines formes de managementpour la santé des salariés “et cela, c’estcomplètement nouveau !”

La proposition de loi du PCFsur le harcèlement moralGeorges Hage, député (PCF) duNord, est l’auteur, au nom de songroupe, d’une proposition de loi envue de lutter contre le harcèlementmoral au travail. Dans son interven-tion, il argumente la nécessité d’unelégislation nouvelle qui s’imposedevant une réalité “pourtant patente :les brimades, insultes, mises à l’index etautres comportements de ce type quiconstituent des atteintes intolérables à ladignité, à l’intégrité des salariés, tendentà transformer l’entreprise en zone denon-droit.”Le harcèlement moral est pour luiun scandale et “malheur à celui parqui vient le scandale !”.Mais il n’arien d’un épiphénomène etGeorges Hage le juge “inséparabledu combat pour la pleine citoyenneté dechacun sur son lieu de travail”. Eneffet, il ne s’agit pas uniquement del’action de quelques individus per-vers, ou de la réaction de salariés“quelque peu paranoïaques” mais biensouvent de pratiques délibérées éri-gées “parfois en mode de gestion dupersonnel ”.Sa conviction de l’urgence qu’il y aà légiférer se fonde sur la multipli-cation des cas et il déplore le manquede réaction du gouvernement qui

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tarde à inscrire à l’ordre du jour del’Assemblée l’examen de la proposi-tion qu’il a déposée. Il se réserved’ailleurs d’intervenir sous formed’amendements au projet de loirelatif à la modernisation sociale,dontl’examen est prévu en janvier 2001.Les objectifs visés par le texte sont :• une approche globale de la ques-tion permettant “de traduire sur leterrain juridique un phénomène auxmultiples facettes”, ce qui a été réalisépar un travail pluridisciplinaire pourson élaboration,• l’efficacité juridique du dispositif,d’où une définition englobante : “ladégradation délibérée des conditions detravail” se rattachant à une notiondéjà efficiente en droit du travail,• l’institution, dans un but de pré-vention, de moyens visant à révéleret faire cesser les pratiques de har-cèlement,• un régime de sanctions efficaces :la nullité de plein droit de la rup-ture du contrat de travail sur le plancivil et la sanction pénale du harce-leur, celle-ci étant cependant“limitée aux seuls cas où le harcèlementmoral atteint une intensité telle qu’ilconstitue une véritable atteinte à ladignité humaine”.Georges Hage conclut sur la nécessitéde soutenir les personnes harcelées,ceà quoi des initiatives telles que ce col-loque contribuent utilement.

Faut-il légiférer ?Les moyens juridiques actuellementdisponibles ne sont-ils pas des pis-aller en l’absence d’une loi spéci-fique ? À cette question, RachelSaada répond qu’en tant que parti-cipante au collectif de rédaction dela proposition de loi défendue parGeorges Hage, elle est bien évidem-ment favorable à une intervention

législative, mais que l’éventualitéd’une loi ne dispense par d’utiliserde façon inédite l’arsenal juridiqued’ores et déjà disponible.La loi ne peut qu’aider à répondreà la grande demande des salariés ;elle facilitera aussi la recherche desolutions concrètes, par exemple lareconnaissance comme maladieprofessionnelle des troubles engen-drés par le harcèlement moral, cequi n’est pas possible aujourd’huien l’état des textes.Philippe Ravisy, avocat, qui adhèreà cette façon de “revisiter de manièretransversale” l’arsenal juridique exis-tant, juge néanmoins indispensablel’intervention de la loi en matièrepénale où le juge est tenu à uneinterprétation restrictive pour qua-lifier les infractions. L’absence detexte rend difficile, par exemple, letraitement des dossiers consécutifs àun suicide de salarié, ce qui hélasarrive.Pour Paul Bouaziz, par contre, “il ya danger de donner une caractérisationpénale à un phénomène social” ;comme cela est le cas avec le harcè-lement sexuel, la présomption d’in-nocence risque de jouer en faveurdu harceleur : “Il faut, avec beaucoupde précaution, manipuler des conceptsnouveaux”.Marie-France Hirigoyen, de soncôté, se félicite “qu’on ne se soit pasprécipités pour légiférer trop vite” carelle voit un risque d’utilisation abu-sive du concept nouveau qu’est leharcèlement moral sous l’effet de saforte médiatisation.Les débats de la seconde table rondemontreront que les positions de laCFDT et de la CGT présentent surce point précis des divergences sen-sibles.Selon Jean-Paul Peulet, secrétaire

confédéral, la CFDT réserve encoresa position sur l’utilité ou nond’une loi : elle considère que ledébat a provoqué une formidablemise en mouvement qui permet de“revisiter le concept de subordination”.Si loi il doit y avoir, elle ne doit passe limiter à la pénalisation. D’autresvoies sont à explorer, notammentcelle de la médiation dans les rela-tions sociales.La CGT, par la voix de SergeDufour, animateur confédéral del’activité “Travail”, soutient ferme-ment la nécessité d’une loi sur leharcèlement moral. Certes, tout unarsenal juridique est disponiblemais il est bon que la représentationnationale pose les limites en lamatière. Pour la CGT, la questionde la réparation est primordiale àplusieurs titres ; pour la victimed’abord, mais aussi en raison de soncaractère préventif : “donc on est pourdes condamnations pénales, on est pourune pleine réparation intégrale et on estpour que ça coûte le plus cher possible !(…) et là, on est devant un choix desociété, ce n’est pas simplement unequestion technique.”

Autre question juridique délicatesoulevée par Paul Bouaziz, celle del’inaptitude qui peut être pro-noncée par le médecin du travail :souvent très mal vécue, elle aggravela situation de la victime, alors quel’inaptitude n’est pas de son faitmais provient de la faute de l’em-ployeur. Les avis des médecins dutravail souvent “trop elliptiques”,selon Rachel Saada, gagneraient àêtre motivés de façon détaillée encas de harcèlement moral, pour quecette mesure, souvent indispensableà la protection de la santé du har-celé, ne le pénalise pas pour autant.

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Développements

La dimension institutionnelle

Les logiques paradoxales du managementPour Jean-Pierre Le Goff, socio-logue au laboratoire G. Friedman(Paris I, CNRS), le harcèlement autravail n’est pas réductible à unerelation entre deux individus, entreun pervers et sa victime, non pasparce que ce genre de situationn’existe pas, mais parce qu’il fautdépasser cette dimension psycholo-gique et intersubjective pour resti-tuer le phénomène du harcèlementà la fois dans les logiques para-doxales du management moderneet dans les conditions sociales histo-riques actuelles.En effet, en abordant le harcèlementau travail uniquement sous l’anglepsychologique, on risque de passersous silence les conditions de travailet les logiques managériales qui ren-dent possible un tel phénomène,ainsi que d’enfermer la personneharcelée dans une position dedénonciation et un statut de vic-time. On peut craindre égalementque le notion de harcèlement intro-duise la suspicion généralisée dansles relations de travail avec son cor-tège de phénomènes de bouc émis-saire ou de lynchage tels qu’ils serépandent dans les médias.Pour Jean-Pierre Le Goff, le succèsde cette notion est symptomatiqued’un nouvel air du temps marquépar le développement de la psycho-logisation dans l’abord des pro-blèmes sociaux. Elle est liée à unenouvelle conjoncture sociale histo-rique marquée par l’érosion du collectif, de la référence institution-nelle et de la référence au tiers, cequi fait qu’on toucherait à un phé-

nomène social plus large quidéborde l’entreprise.En ce qui concerne le managementmoderne, il existe certes, selon Jean-Pierre Le Goff, des abus d’autorité,des brimades et des humiliations quigénèrent la peur et l’obligation desoumission, mais il y a surtout desméthodes plus douces et plus insi-dieuses, qui sont déstabilisantes pourles salariés et qui constituent desfacteurs-clés de destruction desidentités individuelles et collectives.Il évoque trois points précis :• le discours de la modernisation :discours de fuite en avant danslequel les évolutions sont présentéesdans une logique sacrificielle de lasurvie et de l’urgence, soumettantles salariés à un pure logique adap-tative, sans que ces derniers puissentse représenter le sens et les moda-lités de la modernisation invoquée ;discours de la rupture, destiné àremettre en cause de façon radicaleles façons de travailler, les coopéra-tions dans les collectifs de travailconsidérées comme obsolètes ;logique de table rase dans laquelle lemot révolution fait son entrée(révolution technologique, révolu-tion du droit du travail etc.). Cetteremise en cause permanente, ainsique l’appel à la mobilisation géné-rale engendre un univers de pres-sion, d’exigence et de contraintesans contrepartie dans les domainesde l’amélioration des conditions detravail et du développement del’identité au travail ;• le modèle de l’individu au travail :l’autonomie, évaluée comme unecompétence, y est affirmée de façonparadoxale dans la mesure où lessalariés sont sommés de se sou-mettre à une norme de bon com-portement qui apparaît comme

totalement contradictoire avec savisée. La responsabilité, associée àun modèle de performance totale,met les professionnels en positionde “s’appliquer à eux-mêmes les nou-velles normes de management et de sesentir responsables de leurs bonnes oumauvaises applications”. Il y a là, sou-ligne Jean-Pierre Le Goff, quelquechose de pervers par l’inversion desrôles et des responsabilités, ainsi quedans la façon de faire circuler desinjonctions paradoxales ;• la nouvelle figure du pouvoir : leschoix et les décisions de ceux quidirigent sont présentés comme depurs constats ou issus d’audits quiles dispensent d’avoir à engager leurresponsabilité. Dans un simulacre deconcertation et de participation, lepouvoir se fait ainsi , selon la for-mule de Claude Lefort “invisibledans le même temps où il continue demanipuler le sort de ceux qu’il dirige encoulisse”. C’est un peu comme si lesdirigeants disaient : “Écoutez, je suisle pouvoir mais je ne suis pas vraiment lepouvoir, parce que bien sûr je dirige mais,vous savez, je gère surtout, car je fais aumieux avec mes décisions et mes choixqui d’ailleurs ne sont pas tout à fait lesmiens, c’est moi sans être moi, car ce sontaussi les vôtres, car mes décisions reposentsur un constat neutre et objectif des évo-lutions qui tient compte de la demandesociale, donc de vos opinions etc.”.Ordre productif qui peut devenirmanipulateur et qui consiste à faireintérioriser des normes et descontraintes, derrière lesquelles juste-ment le pouvoir s’efface, laissantpeser sur les salariés tout le poidsd’une responsabilité qui en bonnepart ne leur incombe pas.Mais la question est loin d’êtresimple car, à cette défausse de la res-ponsabilité dirigeante, répond en

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miroir l’attitude de certains subor-donnés qui consiste à soupçonnerd’emblée tout pouvoir ou toutehiérarchie d’être nécessairementanimée d’une volonté de domina-tion. De telle sorte qu’on peut seretrouver aujourd’hui dans unesituation de “passe-passe des respon-sabilités”, chacun se renvoyant laballe. Dans ce contexte, les rapportssociaux peuvent dégénérer en rap-ports interindividuels, en un face àface sans distanciation, sans possibi-lité de régulation ni de référence àune instance tierce qui permettraitdes dégagements salutaires.Cette situation dépasse le simplecontexte des entreprises. Elletémoigne d’un monde dans lequelles dirigeants et les institutions ontde plus en plus de mal à assumerleurs choix et leurs décisions, ce quiproduit un délitement des collectifset une déstabilisation des rapportssociaux devant lesquels les individusappellent des repères que dans lemême temps ils soupçonnent.Il s’agit, pour Jean-Pierre Le Goff,d’une nouvelle donne sociale histo-rique marquée à la fois par l’indivi-dualisme et par une criseinstitutionnelle qui affaiblit ladimension du collectif. C’est dansce nouvel imaginaire social dedésinstitutionnalisation qu’il fautsituer le phénomène du harcèle-ment au travail.

L’approche de la prévention par l’organisation du travailDamien Cru, chargé de mission(Association Régionale pourl’Amélioration des Conditions deTravail d’Ile-de-France) observeque ce qui fonctionne est d’accom-pagner la victime. Pour passer dusoutien et de la réparation à la pré-

vention le “saut” sera difficile. En lamatière, lire le harcèlement moralsous l’optique d’approches déjàconnues des praticiens de l’organi-sation du travail peut aider laréflexion.

Quels sont les obstacles les plushabituellement rencontrés pourconstruire une politique de préven-tion (contre l’alcoolisme, les acci-dents du travail, les maladiesprofessionnelles…)?

• Premier obstacle, l’habitude estd’imputer “la faute à quelqu’un”.• Deuxième obstacle, devant laquestion : “De quoi s’agit-il dans cetaccident ?” des “rationalisations enva-hissantes” débordent leur champ devalidité et vont bloquer la réflexionen l’accaparant.Damien Cru cite en exemple lapublication de Michel Llory :“L’accident de Challenger 20 ansaprès”. L’auteur y montre que l’ex-plication technique est facile àidentifier (la dureté des joints)mais qu’il faut aussi analyser l’or-ganisation dans laquelle les mana-gers ont décidé le départ deChallenger, contre l’avis de ceuxqui assuraient que les conditionsclimatiques étaient trop défavo-rables. Cet éclairage permet dedéceler un signe symptomatique :lors du débat, l’ingénieur opposéau lancement est sommé d’aban-donner sa casquette d’ingénieurpour prendre celle de gestionnaire.On connaît le résultat et on voiten même temps sur quel point dif-ficile s’introduirait la prévention :elle devrait interroger non seule-ment les explications techniques,mais aussi un fonctionnementmanagérial.

Autre exemple : dans les années 70,la décision de parler de l’alcoolismeseulement en termes de maladieétait censée libérer la parole pourdes discussions sur le lieu de travail.En réalité, c’était aussi empêcherd’interroger le phénomène plusavant : comment est perçu l’alcooldans le milieu de travail ? Pourquoil’alcoolisme a-t-il atteint des pro-portions inquiétantes ? À quoi cesymptôme est-il référé concernantles conditions du travail : violence,peur, ennui … ?Pour le harcèlement, le livre deMarie-France Hirigoyen, par sonsuccès, a éclairé l’explication psy-chologique. Il ne faudrait pas qu’ilbloque la réflexion sur le caractèreorganisationnel du harcèlement.Ainsi, en matière d’accidents dutravail, ne faut-il pas seulement étu-dier l’accident : “il faut connaîtreaussi le travail”. Comment les chosesse passent-elles quand tout va bien ?Que se passe-t-il lorsque se multi-plient aléas et détériorations ?Quelles régulations aident-elles àéviter que les brimades et les vio-lences ne prennent de trop fortesproportions ? Et quelles pratiquesdans la forme du travail empê-chent-elles ces régulations de fonc-tionner ?• Troisième obstacle d’importance,imaginer qu’une fois bien identifiésune cause, un risque, un dommage,on passe “automatiquement” à la pré-vention : une enquête de l’IN-SERM sur l’asthme professionnel amontré que là où le phénomène aété bien identifié et expliqué, cerepérage n’a, le plus souvent, donnélieu à aucune mesure appropriée.En conséquence, concernant leharcèlement, dès le commence-ment d’une action, soit de répara-

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tion en justice, soit pour le fairecesser, il faut introduire aussi uneréflexion sur la prévention. L’expé-rience montre que si on ne l’en-gage pas dès le début, on ne peut lefaire ensuite.La loi de 1898 sur les accidents dutravail, qui reconnaît comme tels lesaccidents dès lors qu’ils ont lieudans le temps ou sur le lieu du tra-vail a, d’un côté, produit des avan-cées sociales. Mais, du côté de laprévention, elle a bloqué larecherche.• Quatrième obstacle : la tendanceactuelle à “classer les organisations,comme des choses”, en bonnes orga-nisations et en organisations patho-gènes. C’est empêcher de voir quel’organisation du travail opère “dansun rapport social”. Pour le com-prendre, il faut interroger la placede chacun dans la division du tra-vail, y compris celle de l’interve-nant extérieur (le chargé de missionde l’ARACT en l’occurence) :quelle place lui est confiée par laloi, par sa mission? À quelle place lemettent ses interlocuteurs ? Qu’est-ce qui lui est demandé? Qu’est-ceque chacun adresse aux autres ?

Damien Cru conclut sur une invi-tation à ce type de travail pour laprévention du harcèlement moral.Car, dès le moment où les faitssont qualifiés comme tels, uneréflexion doit être entreprise afinde déterminer le périmètre perti-nent pour le recueil des faits et desinterprétations, ce qui doit être faitde façon pluridisciplinaire etdemande un “apprentissage de travailen commun” sur le thème desconditions du travail.“Faisons circuler les projets et les propo-sitions de travail en commun”.

Les dimensions subjectives et intersubjectivesViolence et pouvoirLe point de vue psychanalytique estapporté par un texte de DanielSibony, psychanalyste, lu en séancepar Laurence Cohen.Pour Daniel Sibony, ce que l’onnomme en général harcèlement,c’est l’accrochage entre deux symp-tômes dont l’un serait pervers ausens de pousser l’autre à sa limitepour le voir s’effondrer. Dans cecas, de deux choses l’une :• ou bien le pervers rencontre sonpartenaire et le couplage donne unerelation de type sado-masochiste, cequi peut angoisser l’entourage. Lesconseils que l’on donne semblentalors assez dérisoires, sauf lorsqu’ilsrecommandent la rupture pure etsimple ; encore faut-il que l’un desdeux protagonistes soit en mesurede l’assumer ;• ou bien ce symptôme “accroche uneproie névrotique banale” et c’estl’épreuve de force ou le compromis;alors les bons conseils relèvent plutôtde la gestion que d’autre chose.La plupart des textes sur le harcèle-ment érigent en posture maîtressele montage pervers, oubliant aupassage que pour qu’un tel mon-tage existe, il faut être deux ; ce quine veut pas dire que les deuxconsentent, mais qu’ils sont prisdans une situation qui les dépasse.Or le harcèlement peut être dégagéde la seule perversion. Car c’est “lechoc entre deux symptômes” voireentre “deux cadres narcissiques” qui,pour un sujet donné, peut devenirharcelant au quotidien. Parfois laseule présence de l’autre, nousconfrontant – même en silence – à

nos manques, est harcelante. Enmême temps, c’est une épreuve qui– pour beaucoup – peut constituerune mutation féconde ; elle devientbrutale quand la rencontre estimpossible ou la mutation éludée.Essayant de poser la question sur unplan plus théorique, Daniel Sibonys’interroge : “Est-ce à dire que la violence dans nos sociétés, forcément har-celante puisque répétitive, est essentielle-ment perverse ? Que se serait-il passépour que le symptôme pervers déferledans nos sociétés sur un mode massifqui l’emporterait sur tout autre ?”.L’auteur ne souscrit pas à cettehypothèse. C’est pourquoi il déve-loppe l’idée de “l’entre-deux narcis-sique” car les gens, bien souvent,déclenchent une angoisse agressivedès lors que leur cadrage estmenacé ou qu’ils le croient tel, nonpour piéger l’autre ou le détruire,mais le plus souvent pour l’éloi-gner. Ainsi, faire du montage per-vers un cas général risque desusciter un autre montage contre-pervers laissant entendre qu’il yaurait une gestion harmonieuse desrapports sociaux sans violence etsans heurt qui, en fait, ne laisseraitplace qu’à des rapports perverssilencieux.Daniel Sibony préfère, quant à lui,mettre l’accent sur les symptômesqui sont plutôt des appels à la ren-contre. Chacun évoluant avec sa“quincaillerie de symptômes”, il y asouvent des accrochages et c’est lepouvoir de penser, de comprendre,d’interpréter autrement la ren-contre qui distingue les tenants del’impasse et ceux du passage.Car “l’institution est déjà en elle-mêmeune certaine charge de violence parcequ’elle comporte certaines règles de fonc-tionnement, certains silences”. Si elle

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Développements

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est suffisamment vivante, elle estcapable de supporter les chocs desindividus (l’inverse signifieraitqu’elle ne supporte que des indi-vidus réduits à l’état d’objet). À cesmêmes individus, qui désirent tra-vailler sans renoncer à leur dimen-sion de sujet libre, de signifier àl’institution harcelante non pas :“On m’a fait mal”, mais : “Cecontexte m’empêche de donner toutemon énergie et c’est dommage”, et sicela est inaudible, d’aller voirailleurs. Tous les bons conseils serésument à cela et le livre deMarie-France Hirigoyen va dans cesens : “Partir dans de bonnes conditions(…) avec peut être le risque d’avoir unecarte de victime.”

Aider la victime à se reconstruirePaul Brétécher, psychiatre, psycha-nalyste, soigne des personnes qui“s’emparent du mot” de harcèlementmoral pour qualifier la maltraitancequ’elles subissent au travail. De sapratique d’accompagnement théra-peutique, il a dégagé un certainnombre de caractéristiques “morpho-logiques” de ce type de situations.Parmi celles-ci, le déni de la situa-tion de conflit lui paraît essentielle :les éléments d’une mise en scène dela conflictualité se dérobent. La per-sonne émet certes un discours, mais“d’une manière qui est trop affective,trop émotive, trop parano” sans trouveren face ni destinataire ni référent.Car l’écoute fait défaut, et les éléments de réalité sont difficiles àétablir. Une telle situation d’incom-préhension, où l’individu seretrouve seul face au collectif,conduit à quelque chose de compa-rable à ce que Erwin Gofman qua-lifie de folie de position.“Cela veut dire qu’il n’y a pas eu de

collègue pour comprendre ce qui se pas-sait, il n’y a pas eu de camarade syn-dical pour recueillir la parole qui s’estposée sous forme de plainte et cela veutdire qu’il n’y a pas eu de supérieur, nonplus, pour penser que cette situation étaitanormale…”Face à la confusion qui en résulte, lapriorité est de “trouver en recours destiers” pour ouvrir un espace où laconflictualité puisse se déployer, lesdifférents acteurs se situer, les faitsêtre identifiés.Cet “arrimage à des tiers” opéré, quipermet de traiter ce qui est del’ordre de l’intersubjectivité, il fauttenir compte d’un autre “pan deconflictualité” dont relève ce qui estde l’ordre de l’intrapsychique. Il esten effet difficile d’aider la personneà sortir de sa position de victime età entrer dans le travail qui lui per-mettra d’opérer les réaménage-ments nécessaires de son économiepsychique. Ainsi, obtenir réparationpeut l’ancrer dans l’idée qu’elle a euraison et “donc de trouver une sorte dejubilation d’avoir été une victime.” Letravail thérapeutique individuelaide la personne à se “désencombrer”des éléments de culpabilité, à éviterde se figer dans des comportementsqui risquent de conduire à la répé-tition.Après le temps de la protesta-tion vient donc le temps duchangement.Pour penser la prévention du har-cèlement moral, Paul Brétéchersuggère de regarder les difficultésd’insertion des personnes handica-pées et de tirer, par analogie, desenseignements des difficultésqu’elles rencontrent et des solutionsqu’elles trouvent : “Pour compenserun handicap, il faut forcément trouverune solution originale qui n’est valableque pour soi-même”. Ainsi, pour

donner sens à l’expression des sala-riés au travail “je crois qu’on est obligéforcément de tenir compte de la singula-rité de tout un chacun. On en est encoreloin, mais sait-on jamais ?”.

De l’individu au systèmeLe harcèlement moral est un phé-nomène qui, dans sa complexité,risque de conduire à l’amalgame dephénomènes hétérogènes. Cepen-dant, l’opposition entre aspectsindividuels et aspects collectifs serévèle plutôt stérile. Porter atten-tion aux processus intersubjectifsn’interdit pas de regarder la manièredont ils s’inscrivent dans deslogiques institutionnelles et com-ment les uns et les autres s’alimen-tent mutuellement.De son expérience d’intervenantedans des entreprises et des institu-tions du secteur non marchand,Florence Giust-Desprairies, psy-chosociologue, maître de confé-rences à Paris VIII, tire des élémentsde réflexion qui permettent demieux comprendre la genèse et ledéveloppement de certaines formesde violence au travail, et ainsid’éclairer les conditions produc-trices de situations de harcèlement.Elle constate l’accroissement de lademande, émanant des profession-nels concernés eux-mêmes, degroupes d’analyse des pratiques.Mais, paradoxalement, l’investisse-ment positif dont témoigne lademande s’accompagne d’un refusde tout véritable travail d’analysequi se traduit par une attaque enrègle des fonctions de l’intervenant.La domination d’une logique éco-nomique et d’une gestion quantita-tive produit une violencespécifique, caractérisée par :• une perte de sens, accompagnée

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Développements

d’une soumission formelle à la pro-duction de résultats ;• une grande fatigue ;• des discours marqués par un clivage entre la plainte et la dénon-ciation du système, d’un côté, et sadéfense au nom du réalisme, del’autre, dans une logique qu’onpourrait qualifier de “sacrificielle” ;• une inscription dans l’urgence“qui annule et attaque le travail de lapensée et conduit à la quasi-exclusivitédes logiques opératoires”.Il est étonnant de constater que ceslogiques destructives se déclinentdans les mêmes termes aux diffé-rents niveaux hiérarchiques :chacun se plaint de la pression hié-rarchique en amont et la répercutepar une emprise en aval sur sessubordonnés.Florence Giust-Desprairies n’a pasdétecté de personnes spécifique-ment harcelantes, mais plutôt l’effetdestructeur d’un système (la gestionquantitative d’une mission qualita-tive) où “chacun se fait, à son insu, lerelais de cette destructivité tout en en étant la victime.” Elle pose l’hypothèse que les conduites desoumission et d’instrumentalisationpeuvent produire des effets de har-cèlement, conséquence “d’une sortede pacte pervers qui opère silencieuse-ment” ; en effet, la situation est mar-quée par le déni “d’une violenceimpossible à reconnaître dans sa doublepolarité, (…) celle d’une violence subieet celle d’une violence exercée.”Dans un tel contexte, les groupesd’analyse se présentent, pour lesprofessionnels qui les composent,comme une scène sociale déplacée,un lieu “de mise en acte à la fois d’uneviolence indicible et d’un sentimentd’insignifiance”. Cette violence estadressée à l’intervenant “sur le mode

de la négation de sa place et de sa fonc-tion”. Florence Giust-Desprairiesl’analyse comme “une résistance à cequi fait symptôme dans l’institution(…) pour tenter de retrouver une cer-taine cohérence”.Elle y voit une ouverture vers untravail élaboratif, une nouvelle cir-culation intersubjective qui “petit àpetit, permet de penser, de trouver durepérage, de remettre du sens”.Mais, si le système devient harcelant,il “ne marche pas tout seul”. Les indi-vidus se font eux-mêmes les acteursde ces phénomènes de destructivité.

Les stratégies internes à l’entrepriseTraiter du harcèlement moral sanss’attacher à comprendre commentl’appréhendent les différents acteursinstitutionnels de l’entreprise laisse-rait un pan essentiel hors du champde la réflexion, car “c’est à l’intérieurde l’entreprise, en grande partie, que sejouera la solution des différents pro-blèmes que nous avons pu évoquer”,remarque Vincent Vieille, direc-teur adjoint à la DDTEFP du Val-de-Marne, en ouvrant la secondetable ronde. C’est pourquoi celle-cidonne la parole à des personnes queleurs fonctions placent dans desrôles différents, et parfois antago-nistes, dans l’entreprise.Leurs points de vue croisés vien-nent confirmer l’ampleur et lacomplexité du phénomène maisaussi témoigner de la façon dont ilss’efforcent, de leurs positions res-pectives, de dégager des espacespour le traiter.

Acteurs syndicauxSelon Jean-Paul Peulet, secrétaireconfédéral CFDT, la médiatisation

récente du harcèlement moral arendu visible un phénomène pré-existant, les syndicalistes le saventbien, puisqu’une étude de la CFDTa montré que nombre d’entre eux“luttaient déjà contre le harcèlement à lafaçon de M. Jourdain (…) c’était lecombat pour le respect, c’était le combatpour la dignité au travail, c’était la luttecontre les discriminations, voilà les motsqui servaient de point de repère !”Des conflits emblématiques commele combat des OS du Joint françaisen 91 ou la lutte des ouvrières deMaryflo signent la réémergence desquestions de conditions de travail etd’organisation du travail.Jean-Paul Peulet en situe la causedans la récente “mutation du travailvers l’emploi” (développement de laprécarité et de la mobilité, de lamixité, tertiarisation) sous la pres-sion des années de crise et du chô-mage. Jusqu’à une date récente, lesquestions de santé au travail et deconditions de travail étaient diffi-ciles à faire prendre en compte dansl’action syndicale en raison de laprégnance des problèmes d’emploi.Depuis trois ans, la situationévolue : les problèmes de l’amiante,des troubles musculo-squelettiques,et maintenant du harcèlementtémoignent d’une réémergence depréoccupations liées aux conditionsde travail.Sur le harcèlement moral propre-ment dit, la demande des salariésétant très forte, une clarifications’impose : à partir de la focalisationsur les agissements de pervers, lanotion est devenue un “mot valise”qui amalgame toutes sortes desituations.La CFDT a donc conduit uneexploration qui a permis dedégager trois types de situations

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relevant du harcèlement moral :• le management par le stress, érigéen politique d’entreprise,• la déficience de management, casle plus fréquent de personnes qui seretrouvent managers sans formationet qui “bricolent des référents”,• le harcèlement horizontal, entrepersonnes de même niveau hiérar-chique, au sein d’une équipe, quitémoigne d’une déficience de l’es-prit citoyen.L’action syndicale a d’ores et déjàpermis d’obtenir certaines décisionsde justice et notamment la recon-naissance du droit de retrait, plusdifficile à mettre en œuvre indivi-duellement que collectivement.La simple présence de déléguéssyndicaux dans une entreprise esten soi une prévention “qui s’exerceau quotidien”.Ce champ d’intervention requiertd’abord une formation, mais aussiune clarification des rôles, le syndi-caliste ne devant pas se substituer authérapeute, par exemple, maisapprendre à travailler avec lui.

Serge Dufour, animateur confé-déral de l’activité “Travail” à laCGT, plutôt que de parler du har-cèlement moral en tant que tel, pré-fère le situer sous l’éclairage plusvaste des conditions de travail qui sedégradent sous l’effet de la transfor-mation du travail ; les difficultés querencontrent les salariés s’aggravent,tous les indicateurs le confirment.Sous l’effet de la concurrenceaccrue et de la mondialisation, de lagénéralisation de l’économie demarché, la subjectivité est mobiliséeet c’est la “sphère psychique qui setrouve attaquée”. Sous des formesdifférentes, “il y a probablement uneradicalisation et une brutalité plus forte

de la relation de travail”.La santé au travail est un enjeumajeur et, dans sa réflexion sur lesujet, la CGT met en avant la ques-tion de la prévention.Un vaste travail interne conduit enl’an 2000 a permis de poser un dia-gnostic des difficultés les plus fré-quemment rencontrées. De cepalmarès négatif ressortent :• l’isolement dans le commerce etla distribution,• l’épuisement professionnel dansles hôpitaux et les secteurs sociaux,• l’hypersollicitation et le harcèle-ment moral dans les administra-tions, et notamment la fonctionpublique territoriale.Plus largement, apparaissent leseffets d’un régime de l’injonctioncontradictoire (entre citoyenneté etsubordination, ou entre quantitatifet qualitatif), l’augmentation descontraintes de temps, les effets per-vers de la qualité normalisée.Face à ces tendances, les militantsde la CGT expriment le besoin dereconstruire du collectif, à partird’un “temps d’action qui est un tempsde déculpabilisation par la socialisationde la parole”.À partir de là pourront être penséesdes stratégies de résistance à cesnouvelles contraintes et au pouvoirdiffus dont elles émanent.Selon Serge Dufour, c’est le rôle dusyndicaliste de dénoncer la chapede silence qui règne dans l’universdu travail : le non-dit de la diffé-rence entre travail prescrit et travailréel, qui enferme le salarié dans laculpabilité du défaut, le non-dit del’objectif primordial qui est celuidu profit.Pour aider ses militants à détecterles formes d’organisation du travailpathogènes, la CGT a analysé

quatre repères qui signent lesbonnes formes d’organisation :1. des conditions de travail respec-tant l’intégrité physique, mentale etsociale des salariés,2. l’existence de marges demanœuvre (notamment de temps)pour réduire la “dichotomie de plusen plus forte entre travail prescrit et travail réel”,3. la possibilité de donner un sensau travail,4. la reconnaissance.La CGT va d’ailleurs organiser les 6 et 7 juin 2001 un colloque(1) sur lethème : “Harcèlement et modes demanagement”.

Un dirigeantCertes, le rôle de Jean-PhilippeBrinet, directeur général debanque, n’est pas le plus facile àtenir dans cette enceinte. Il le faiten donnant un éclairage différentsur des questions déjà évoquées aucours de la journée, qui est celuid’un dirigeant d’entreprise.Il reconnaît que le travail a beau-coup changé, parce que le monde achangé, et qu’il faut prendre encompte ces changements, qui s’imposent aux chefs d’entrepriseégalement : durcissement de laconcurrence et des exigences desclients (qui pour la plupart sont dessalariés), puissance de contrôle desmoyens informatiques, concentra-tions d’entreprise…Ce mouvement, qui va se pour-suivre et s’accélérer, rend difficiletoute prévision à long et même àmoyen terme et engendre deuxconséquences : “l’augmentation de laproductivité et l’augmentation de lacompétitivité”.

(1) Contact 01 48 18 83 25

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À ceux qui assimilent le pouvoir dedirection et d’organisation du chefd’entreprise à un pouvoir absolu,Jean-Philippe Brinet répond : res-ponsabilité des résultats, “impératifsfinanciers incontournables”, obligationd’améliorer en permanence la qua-lité. Et il reconnaît qu’il en résulteune exigence accrue vis-à-vis dessalariés.Ce niveau d’exigence peut-il êtreassimilé à un harcèlement moral ? Ilne le pense pas : “Tant qu’il n’y a pasde malveillance (…), moi je prétendsqu’il n’y a pas de harcèlement.”Mais ce contexte est “facilitateur deharcèlement moral”, parce qu’il exa-cerbe les tendances perverses decertaines personnalités, parce qu’ilfragilise certains salariés en diffi-culté. Il voit deux facteurs d’espoirdans la situation : les mentalités dejeunes qui les rendent moins sen-sibles, et la perspective de baissedurable du chômage.Face au harcèlement, le chef d’en-treprise doit être “intraitable” surdeux points majeurs :• le traitement des cas individuelsqui lui remontent soit par la hiérar-chie, soit par les délégués du per-sonnel : “il doit intervenir, il ne doitpas se défausser”, séparer les protago-nistes et sévir ;• le refus des méthodes de manage-ment manipulatoires.En conclusion, Jean-PhilippeBrinet rappelle qu’il est, à ses yeux,une souffrance plus forte que lasouffrance au travail, qui est celleliée au chômage et que les attitudesdans l’entreprise ne sont que lereflet des attitudes dans la société.

Une DRHAprès un parcours de psychologueclinicienne dans le secteur social,

Charlotte Duda est aujourd’huiDRH d’une entreprise de hautetechnologie, Stream International.Elle a accompli ce virage à 360° car“c’était l’occasion inespérée de com-prendre, d’aller de l’autre côté dumiroir”, avec l’espoir qu’il était pos-sible d’agir de l’intérieur de l’entre-prise.Deux choses l’ont d’entrée de jeusurprise :• le nombre de cas pathologiques(alcoolisme, consommation de psy-chotropes…) “dans des proportionsque je n’imaginais pas” ;• la rupture “violente” entre lemonde du travail et la subjectivité.Comparant le métier de DRH à unexercice quotidien de funambu-lisme, Charlotte Duda définit sontravail, passionnant mais épuisant,comme “la tentative de trouver cettevoie étroite qui permet d’inventer dessolutions de contournement pour ouvrirla brèche de la parole de l’autre”.Charlotte Duda a eu récemment àgérer un cas particulièrement net deharcèlement moral, exercé par lemanager d’un client sur une équipeintervenant dans cette entreprise.Ellea été alertée, non par des plaintes,mais par le changement récurrent dumanagement de proximité de cetteéquipe et, après enquête, a constatéqu’un des managers, du côté duclient, exerçait une pression et unharcèlement intolérables.Elle a d’abord libéré la parole dessalariés concernés en faisant cir-culer le livre de Marie-France Hiri-goyen ; elle a réussi à surmonter laréticence de sa propre direction àintervenir (car il n’était pas ques-tion de perdre le client) en bâtissantune argumentation juridiqueautour du délit de marchandage.En gérant ce cas difficile, Charlotte

Duda a utilisé l’atout que lui donnela “batterie conceptuelle” qu’elle tientde son expérience antérieure. Maisla conscience plus aiguë qu’elle entire ne lui simplifie certainementpas la tâche au quotidien.Derrière le harcèlement moral, lecolloque pose la question fondamen-tale de la place du sujet dans l’entre-prise : “la place de l’individu désirant,comme on dirait dans le jargon, mais jepense que ce n’est pas un jargon”. Etc’est là un vrai débat de société.

Raymond-Pierre Bodin, directeurgénéral de la Fondation de Dublin,témoigne également de sa propreexpérience de DRH, dont laconception s’éloigne de celle déve-loppée par Charlotte Duda : plusaxé sur la vie collective, il l’entenddavantage comme une fonction “depouvoir et de management”. C’est, àson avis, l’approche collective quipermettra “de dépasser une individua-lisation médicalisée, voire psychiatriséede la chose” et de contribuer àrésorber le phénomène.

Un médecin du travailQuel est le rôle du médecin du tra-vail face au harcèlement moral ?S’appuyant sur sa pratique, Chris-tian Jayet, psychiatre, médecin dutravail répond : “au minimum, selever, prendre position et avertir”.Certes, la demande individuelle dela personne en souffrance quis’adresse au médecin du travail doitêtre entendue, et soutenue parl’écoute, le conseil, la prescriptionéventuelle d’un arrêt de travail.Mais, sauf à prendre le risque des’enfermer dans une résonance aveccette souffrance, le médecin du tra-vail doit prendre en compte toutesles dimensions du problème. Il va

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alors ressentir, devant la diversitédes points de vue et des rationalisa-tions, “un état de confusion assezgrand”, dont il lui faut sortir en tra-vaillant avec d’autres.Il va rencontrer de nombreuses dif-ficultés, et notamment celle deconserver sa légitimité dans ladurée, pour pouvoir conserver laconfiance qui lui est nécessairepour exercer dans l’entreprise. Orles résistances souvent très vives, leslogiques d’acteurs, les représenta-tions défensives, les tentatives pourbanaliser la situation vont compli-quer la tâche.Le harcèlement moral est souventexercé dans des situations de travailparticulières, que Christian Jayetqualifie de “clés de voûte”, où laconcentration des contraintes faitdéraper les individus (par exempleceux qui sont en charge de protégerles niveaux supérieurs).“Face à cela (…) on ne peut pas faireautrement que de socialiser cettedemande”. C’est-à-dire, solution queChristian Jayet juge préférable autraitement avec la hiérarchie directe,la porter dans le débat public “maisavec élégance”.Le médecin du travail doit aussiporter les tensions qui tiennent auxdifférences de temporalité entre lavictime et l’entreprise, qui n’a pas lamême urgence à traiter le problème.Il se heurte parfois à une véritable“chape de silence”, plus dans lescontextes masculins que chez lesfemmes, où la parole circule plusfacilement.Cette socialisation du problème faitrentrer le médecin du travail dans lejeu social interne, avec le risqued’instrumentalisation à des fins stra-tégiques, par les syndicats parexemple.

C. Jayet souligne l’utilité derecourir à des interventions exté-rieures, comme des enquêtes quiexplorent “la dynamique des relationsintersubjectives en lien avec l’activité detravail”. Alors l’intelligibilité de lasituation s’accroît et “à ce moment-là, on s’aperçoit que, de façon chaquefois très stupéfiante, les relations au travail se réaménagent doucement”. Lesdécisions liées à la prise en comptedes responsabilités en sont facilitées.Dans le contexte de travail actuel,qui remet en cause les personnes,l’estime de soi est plus que jamais“prévalante”. Aussi le médecin dutravail a-t-il la lourde charge d’as-surer l’aide individuelle tout entenant, en permanence, cettedimension collective.

De la dénonciation à l’action et à la préventionAvec le harcèlement moral,sommes-nous en présence d’un faitsocial ? Indiscutablement oui. L’in-tense médiatisation qui lui a étédonnée à la suite de la parution dulivre de Marie-France Hirigoyenen témoigne. Mais elle comported’abord le risque, que dénonceMarie-France Hirigoyen elle-même, d’une utilisation abusive dece qui est apparu comme unconcept nouveau.Aussi est-il important de bien poserla signification des termesemployés. Dans l’attente d’unedéfinition opératoire, ce à quoi lesjuristes s’emploient, il faut parallè-lement dénouer les amalgames troptentants. Il est donc important dedire ce que le harcèlement moraln’est pas. Marie-France Hirigoyenprécise que le harcèlement suppose

l’intentionnalité malveillante de lapart de son auteur. Il doit être dis-tingué du stress, du conflit ou desdifficultés relationnelles. Il s’adresseà une personne qui est visée spéci-fiquement.La médiatisation a égalementinduit, remarque-t-elle, une focali-sation sur les victimes, qui rendnécessaire aujourd’hui “de passerd’une analyse individuelle à la néces-saire analyse pluridisciplinaire (…)pour repositionner ce phénomène dans letravail”.Mais le danger est bien présent devoir le concept récupéré par desspécialistes “qui chacun le tirent à leursystème de pensée”.

Au fil des débats, il est vite apparuvain d’opposer les aspects indivi-duels, essentiellement psycholo-giques, du phénomène à sesdimensions organisationnelle ousociologique.Ces dimensions sont complémen-taires et, comme le remarque Jean-Pierre Le Goff, en rester à ladimension subjective n’aide pas àcomprendre le phénomène dans sadimension sociale. Cette propulsionsur le devant de la scène des conflitsinterpersonnels est l’effet, selon lui,d’une forme “d’affaissement institu-tionnel” qui fait que les affects, lespulsions, se déchargent beaucoupplus facilement.Le clivage entre individuel et collectif sera qualifié par BlaiseOllivier, sociologue, psychanalyste,de “sorte de schizophrénie contempo-raine” qui fait oublier, dans l’entre-prise, que la raison d’être du travailest “de produire un résultat et de pro-duire quelqu’un”.L’interrogation éthique serad’ailleurs au cœur de l’intervention

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Développements

de Jean-Baptiste de Foucault, ins-pecteur général des Finances, prési-dent de l’association Démocratie etSpiritualité, pour qui le harcèle-ment moral interroge non seule-ment la nature du travail et sestransformations récentes mais aussile développement économique et,bien au-delà, le contrat social lui-même : “C’est quand même la ques-tion du système de valeurs qui estderrière tout ceci” et notamment laquestion de “l’utilitarisme et de sesrapports avec, notre vision de l’hommeet de la société”. Le harcèlementmoral est là lorsque l’utilitarismeest poussé à son point extrême.

Comme le dira Ginette France-quin, maître de conférences auCNAM, en introduisant les débatsde la première table ronde, l’entre-prise est le lieu naturel, évident, del’action contre le harcèlementmoral, parce qu’il y sévit, certes,mais aussi parce que peuvent y êtremis en relation tous les acteurs : lessalariés eux-mêmes, les syndicalistes,le CHSCT, les médecins du travail,infirmières et assistantes sociales,sans oublier les managers, voire ladirection de l’entreprise.Car, si tous s’accordent à reconnaîtrela nécessité de soutenir les victimesde pratiques de harcèlement et lecaractère indispensable des inter-ventions des spécialistes de l’assis-tance psychologique et juridique, lecolloque débouche sur un autrepoint de consensus : la nécessité toutaussi évidente de travailler à recons-truire du collectif et à traiter le har-cèlement moral dans sa dimensionsociale et institutionnelle.De la salle, Liliane Rousseau, direc-teur de l’emploi du groupe Vivendi,exprimera très clairement ce point

de vue : elle s’inquiète de voir semettre en place “un monde d’entre-prise extrêmement violent” en relationavec la montée de l’individualismequ’elle constate notamment chezles jeunes. La possibilité d’unerégulation suppose la constructiond’un contre-pouvoir syndical fort,avec qui il soit possible de faireautre chose que de “discutailler surl’augmentation de Madame Michu”. Ilest indispensable de trouver dessolutions collectives pour traiter “laracine du mal”, les travailleurssociaux ne pouvant que soigner lessymptômes.Marie-France Hirigoyen s’éton-nera cependant qu’il ait falluattendre 17 heures pour entendre lemot de médiation, qui est certaine-ment une des voies les plus utiles àexplorer. Elle a constaté en effetque “quand on arrive à la pénalisa-tion, sur le plan psychique, il est troptard”.

Il peut être riche d’enseignementsde regarder ce que font d’autrespays en la matière.Ainsi le harcèle-ment moral est-il abordé différem-ment dans les pays queRaymond-Pierre Bodin qualifie dematures (taux de syndicalisationélevé, culture collective de la vie enentreprise, réglementation adaptée) :dans ces pays (globalement les paysde l’Europe du Nord), on trouvemajoritairement un mode de traite-ment “désyndicalisé et individualisé”,avec des conseillers ad-hoc, généra-lement co-désignés par les syndicatset la direction, les taux de solutionétant très satisfaisants.Ginette Francequin fait aussi réfé-rence au modèle québécois, où lesvictimes de harcèlement sont prisesen charge par des salariés de l’en-

treprise spécialement formés par lessyndicats aux pratiques d’écoute etau soutien.La France n’en est pas là : certes, desassociations existent qui, en dehorsde l’entreprise, accueillent et aidentles victimes ; soit elles sont dédiéesau harcèlement, soit elles traitentplus largement des souffrances autravail (une liste en a été diffusée aucolloque). Aussi utiles soient-elles,on ne peut en rester là.L’analogie développée par DamienCru avec la prévention de l’alcoo-lisme ou les accidents de travailpermet d’éclairer les processusd’action par lesquels il serait pos-sible d’avancer en responsabilisantles différents acteurs le plus enamont possible, sans s’enfermerdans la psychologisation en ce quiconcerne les victimes, et la seuleculpabilisation des auteurs des pra-tiques harcelantes.Selon Dominique Thierry, il fautdonc traiter le phénomène sur troisregistres : “le registre de la régulationsociale, le registre du management et leregistre de la médiation”.Ainsi sera-t-il possible, commel’ont appelé de leurs vœux beau-coup d’intervenants, chacun avecses propres mots, de rompre la ten-dance au développement de rela-tions purement utilitaires dansl’entreprise et de réintroduire ladimension humaine dans le travailpour attaquer à la racine un malunanimement jugé inacceptable.

CE TEXTE A ÉTÉ ÉTABLI PAR

ANNIE-CHARLOTTE GIUST ET

CLAUDINE SUPIOT, DU CENTRE ESTA.

Les actes du colloque sont disponibles au Centre ESTA, 10 rue Péclet, 75015 Paris.

Tél. : 01.40.43.17.70.Email : [email protected]

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