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N U M É R O 1 4 4 V O L U M E 3 2 0 0 6 Que sont-ils devenus ? LES RÉFUGIÉS HONGROIS, 50 ANS PLUS TARD ÉDITORIAL D’ ANGELINA JOLIE , AMBASSADRICE DE BONNE VOLONTÉ DE L’UNHCR

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Page 1: NUMÉRO 144 • V OLUME 3 • 2006 Que devenus?sont-ils · enduré une succession de purges virulentes. La remise en cause de Staline par Nikita Khrouchtchev en février 1956 avait

N U M É R O 1 4 4 • V O L U M E 3 • 2 0 0 6

Quesont-ilsdevenus ?

LES RÉFUGIÉS HONGROIS, 50 ANSPLUS TARD

ÉDITORIAL D’ANGELINA JOLIE , AMBASSADRICE DE BONNE VOLONTÉ DE L’UNHCR

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La dernière semaine d’octobre 1956 fut l’une des plusspectaculaires de la seconde moitié du XX

e siècle. Elle vitnaître deux crises entièrement distinctes qui eurent des

conséquences majeures et durables non seulement sur la suite dela guerre froide et les relations entre les deux superpuissancesémergeantes, mais également sur l’évolution des Nations Unies.

Le 23 octobre, une rencontre secrète de trois jours réunit lesGouvernements britannique, français et israélien à Sèvres, prèsde Paris : des bouleversements d’une importance capitale pour leMoyen-Orient en résultèrent, dont l’impact se fait encore sentiraujourd’hui. Au même moment, un groupe d’étudiants eningénierie décida d’organiser unemanifestation à Budapest, la capitalehongroise, pour protester contre lasituation prévalant, non dans leurpays, mais en Pologne.

Des informations circulaient àBudapest sur les troubles survenusdans plusieurs autres Etats satellites del’empire soviétique : des émeutes enAllemagne, des vagues demécontentement à Prague et surtout,en juin, une importante révolte dans laville de Poznan, en Pologne, répriméepar l’armée.

Les étudiants de Budapest avaiententendu parler de l’extension destroubles en Pologne et décidé demanifester leur soutien. L’informationse propagea rapidement à travers toutela ville et les gens commencèrent àsortir de leurs magasins, de leurs usineset de leurs maisons pour se joindre à lamarche.

Par certains égards, la Révolutionhongroise de 1956 a commencé paraccident, même si les tensions allaient croissantes depuis unmoment. Au cours des dix années passées sous le joug communiste,le pays avait immensément souffert sur le plan économique etenduré une succession de purges virulentes. La remise en cause deStaline par Nikita Khrouchtchev en février 1956 avait fait renaîtrel’espoir à travers toute l’Europe centrale et une gigantesquemanifestation aux accents ouvertement anti-communistes s’étaittenue à Budapest, quelques semaines auparavant.

Alors que la journée du 23 octobre avançait, des dizaines demilliers de personnes envahirent les rues et la manifestation initialese transforma rapidement en une révolte généralisée contre lerégime et ses maîtres du Kremlin.

Douze jours plus tard, le 4 novembre, les chars soviétiquesentraient dans Budapest. La ville subit plusieurs jours debombardements massifs et de batailles de rue et les Hongrois

entamèrent leur fuite vers l’Autriche voisine, au rythme deplusieurs milliers par jour. Lorsque les frontières furent finalementfermées, environ 180000 réfugiés hongrois avaient ainsi gagnél’Autriche et 20 000 la Yougoslavie.

Dans les jours qui suivirent le début de cet exode, une opérationhors du commun vit le jour en Autriche, non seulement pourprendre en charge les réfugiés, mais également pour organiser leursortie du pays, presque aussi vite qu’ils y arrivaient. Au total, 180 000personnes quittèrent l’Autriche et la Yougoslavie pour êtreréinstallées dans quelque 37 pays, dont près de 100000 en moins dedix semaines. Ce qui fut accompli à l’époque par les Autrichiens, les

agences humanitaires et les paysde réinstallation est vraimentremarquable.

L’insurrection de 1956 et sesconséquences façonnèrentégalement la manière dont lesorganisations humanitaires,l’UNHCR en tête, allaientrépondre aux crises de réfugiéslors des décennies à venir. Cetépisode a laissé une empreinteindélibile sur le droitinternational des réfugiés et surles politiques y afférentes.

Mais les personnes les plusprofondément marquées par cetévénement furent, bienévidemment, les Hongrois eux-mêmes —ceux qui restèrent aussibien que ceux qui prirent lechemin de l’exil. Pourcommémorer le 50

e anniversairede la Révolution de 1956, le magazineRéfugiés s’est entretenu avec septréfugiés qui ont été réinstallés dans

divers pays fort éloignés de leur Hongrie natale.La diversité de leurs profils est frappante: l’un figure parmi les

plus grands noms de l’industrie informatique, l’autre est unmécanicien à la retraite. Mais tous, à leur manière, ont passé les 50dernières années à œuvrer pour faire de leur nouvelle existence unsuccès, balayant l’idée selon laquelle les réfugiés sont un « fardeau»pour leurs pays d’accueil.

L’ambassadrice de bonne volonté de l’UNHCR, Angelina Jolie,souligne, dans l’article qu’elle publie dans le présent numéro, quecinquante ans ne représentent «qu’un laps de temps insignifiant àl’échelle de l’humanité. » En ce qui concerne les réfugiés, ce demi-siècle a été marqué par d’importants accomplissements.Malheureusement, comme nous le rappelle la crise hongroise, unecertaine dose de spontanéité, d’altruisme et de générosité d’âmesemble avoir disparu en chemin.

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LA MANIFESTATION SUR LA PLACE BEM À BUDAPEST,LE 23 OCTOBRE 1956,

A CHANGÉ LE COURS DE L’HISTOIRE.

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Le 50e anniversaire de l ’insurrection HONGROISE

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3R É F U G I É S

RédacteurRupert Colville

Edition françaiseCécile Pouilly

Ont contribuéAndrea Szobolits, Ariane Rummery, BryanDeschamp, Catherine-Lune Grayson, Ivor Jackson, Klára Szentirmay,Martine Pochon, Melita Sunjic, Rika Hakozaki, Sylvana Whyte, Tarek AbouChabake, Terri Murphy, Tim Irwin et lepersonnel de l’UNHCR dans le monde

Secrétariat de rédactionManuela Raffoni

IconographieSuzy Hopper, Anne Kellner

DesignVincent Winter Associés, Paris

ProductionFrançoise Jaccoud

DistributionJohn O’Connor, Frédéric Tissot

Gravure photosAloha Scan— Genève

Cartes géographiquesUnité de cartographie de l’UNHCR

Documents historiquesArchives de l’UNHCR

RÉFUGIÉS est publié par le Service del’information et des relations avec les médias duHaut Commissariat des Nations Unies pour lesréfugiés. Les opinions exprimées par les auteursne sont pas nécessairement partagées parl’UNHCR. La terminologie et les cartes utiliséesn’impliquent en aucune façon une quelconqueprise de position ou de reconnaissance de la partde l’UNHCR quant au statut juridique d’unterritoire ou de ses autorités.

RÉFUGIÉS se réserve le droit d’apporter desmodifications à tous les articles avantpublication. Les photographies avec la mention«UNHCR» peuvent être librement reproduites,à condition d’en mentionner la source(l’UNHCR et le photographe). Lesphotographies avec copyright © n’appartiennentpas à l’UNHCR et ne peuvent reproduites sansl’autorisation de l’agence créditée.

Les versions française et anglaise sontimprimées en Italie par AMILCARE PIZZIS.p.A., Milan.

Tirage : 114 000 exemplaires en anglais, français, espagnol et italien.

ISSN 0252-791 X

Photo de couverture:Cette jeune Hongroise a perdu ses parentspendant leur fuite vers l’Autriche en novembre 1956.© BETTMANN/CORBIS/AUT•1956

Dos de couverture:Des jeunes réfugiés hongrois.En partant du haut et de la gauche :IOM/HAT0085 ; PHOTOS DE L’ UNHCR 103, 102, 92, 99, 80.

UNHCRCase postale 25001211 Genève 2, Suissewww.unhcr.fr

4La Révolution hongroise de 1956 et le flot deréfugiés qui a suivi ont suscité un élanextraordinaire qui a bénéficié à des générationsd’exilés.

Cinquante ans aprèsÀ l’occasion du 50

e anniversaire de la révolution, septanciens réfugiés hongrois racontent leurs parcoursdans des endroits aussi variés que Wellington, Tokyo,San Francisco et Bogota.

R É S O U D R E L A C R I S ED E S R É F U G I É S24 À L ’ É C H E L L E M O N D I A L EAngelina Jolie souligne la nécessité d’éviter les erreurs du passé, d’adopter des politiques pluspertinentes et d’investir davantage dans les régionsdont sont originaires les réfugiés.

A D H É R E Z ÀL ’ É Q U I P E D ’ I N T E R V E N T I O N27 D ’ U R G E N C E D E L ’ U N H C RAngelina Jolie devient le premier membre adhérentde l’Equipe d’intervention d’urgence de l’UNHCR, etvous invite à rallier ses rangs.

28 L E R Ê V E L I B É R I E NLa reconstruction du Libéria ne passe pas seulementpar la rénovation complète des infrastructures maispar une refonte de la société libérienne elle-même.

E N C O U V E R T U R E

4Sept anciens réfugiéshongrois témoignentde ce que fut la première

opération moderne desecours de réfugiés.

24Après avoirrencontré desréfugiés dans

plus de 20 pays,l’ambassadrice de bonnevolonté de l’UNHCR donneson point de vue dans unéditorial spécial.

28En dépit d’énormesobstacles, lesLibériens luttent pour

un avenir meilleur.

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P A R R U P E R T C O L V I L L E

Le soir du 23 octobre 1956 — premierjour de la Révolution hongroise — le Par-lement, le siège de radio Budapest etd’autres bâtiments clefs furent tousencerclés ou occupés. La foule fut viséepar des tirs, sans doute le fait de la po-

lice secrète. Quelques actes symboliques firent encoremonter la tension d’un cran, en particulier le ren-versement d’une gigantesque statue de Staline et l’ap-parition de drapeaux hongrois exhibant un trou à laplace du marteau et de la faucille.

« Cette vision m’a coupé le souffle », écrit dans son

autobiographie Andrew Grove, un Hongrois devenu unréfugié en 1956 et ultérieurement le co-fondateur du géant informatique Intel (voir l’interview en page 12). « Ces drapeaux avaient été définitivement altérés. Cet acte était sans équivoque et semblait destiné à provoquerune réaction d’une sorte ou d’une autre… Il m’a semblé que nous avions franchi le point de non-retour. »

Pendant quelques jours, beaucoup de Hongrois jugè-rent la situation prometteuse: des pans entiers de l’arméehongroise avaient rejoint la rébellion ou rendu les armes;la police secrète, objet de toutes les haines, était au pied dumur (beaucoup de ses agents furent recherchés et lynchés)et le 29 octobre, l’extraordinaire nouvelle tomba: l’arméesoviétique quitterait la Hongrie le lendemain.

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DISTRAITS PAR LA GUERREMais, ce même jour, l’attention de la commu -

nauté internationale fut brusquement détournée par lanouvelle de l’invasion du Sinaï par les Israéliens et de leurcourse vers le canal de Suez, conformément à l’accordsecret scellé, cinq jours auparavant, avec les Britanniqueset les Français à Sèvres.

La guerre froide venait d’engendrer deux crises en l’es-pace d’une semaine. Craignant que la guerre ne s’étende,les Etats-Unis refusèrent de soutenir le Royaume-Uni, laFrance et Israël. Sans doute encouragé par l’imbroglio danslequel étaient empêtrées les puissances occidentales auMoyen-Orient, les dirigeants soviétiques annulèrent surle champ leur décision de se retirer de Hongrie.

LE RETOUR DES SOVIÉTIQUESLes tanks soviétiques revinrent à Budapest

le 4 novembre, soit 12 jours après que la manifestationne se transforme en révolution.

Des centaines de bâtiments furent sévèrement endom-magés ou détruits au cours de la semaine qui suivit. Lescombattants hongrois offrirent une résistance farouchemais sans issue. Le nombre de personnes mortes lors deces événements reste inconnu; il est sans doute supérieurau chiffre officiel de 2500 tués. Des milliers de Hongroisfurent également arrêtés ou disparurent, des centainesfurent exécutés.

Un élément joua en faveur des réfugiés qui commencè-rent alors à affluer vers l’Autriche : le monde extérieur

À gauche :le 3 novembre 1956,deux crisesinternationalesmajeures et uneélectionprésidentielle auxEtats-unis ont fait la une des journaux.Le lendemain, l’arméerouge rentrait dansBudapest.

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decoeur”OU COMMENT

LA CRISE HONGROISEA TRANSFORMÉ LA QUESTION

DES RÉFUGIÉS

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éprouvait une grandecompassion à leurégard. Il s’agissait de lapremière crise ma jeureà être relayée par latélévision, les journauxet même les écrans de

cinéma. Et les gens étaient choqués par ce qui se passait àBudapest et par le spectacle de ces silhouettes éreintées,avançant péniblement dans la neige vers la frontière.

Un sentiment de culpabilité régnait. Les Hongroiss’étaient révoltés; ils avaient entendu les encouragementset les applaudissements qui leur étaient adressés sur lesradios occidentales comme Radio Free Europe, Voice ofAmerica et BBC. Beaucoup avaient cru que l’Ouest s’étaitengagé à leur venir en aide.

Cette aide vint en effet, mais seulement une fois qu’ilsfurent devenus des réfugiés.

L’ENTRAIDEC’ é ta i t c o m m e s i u n ba r r ag e v e na i t d e

rompre. Au cours de la dernière semaine d’octobre, seuleune poignée de personnes franchit la frontière avec l’Autriche mais, le week-end suivant, du 4 au 6 novembre,ce furent 10 000 autres personnes qui arrivèrent. Ce chif -fre atteint les 36 000 le 16 novembre et 113 000 finnovembre. Avec les 50 000 personnes supplémentaires du mois de décembre, près de 164 000 individus quittèrentle territoire hongrois en l’espace de neuf semaines. Auprintemps, pratiquement tout mouvement avait cessé. Au total, 180000 personnes s’étaient réfugiées en Autricheet 20000 en Yougoslavie.

Des classes entières — voire des écoles — franchirentainsi la frontière, alors placée sous une surveillancerelâchée. Des étudiants, des enseignants, des docteurs, des athlètes renommés, des architectes, des agriculteurs,tous prirent le chemin de l’Autriche —pour l’essentiel dansla région du Burgenland, près de la ville d’Eisenstadt. Onévoque même le cas d’un cheminot qui aurait quitté

Budapest à bord de son train et l’aurait conduit sanss’arrêter jusqu’à la frontière. Des hommes, des femmes etdes enfants traversaient des marais, des canaux, des forêtset des champs recouverts de neige en tentant d’éviterpatrouilles et faisceaux lumineux.

Robert Quinlan était arrivé à Vienne 20 mois aupa -ravant alors qu’il n’était encore qu’étudiant. Cet Amé -ricain de 29 ans ne perdit pas son temps au cours de sapremière année passée à l’étranger. Il rencontra unepianiste anglaise et l’épousa. Il fut aussi le témoin durenouveau autrichien en mai 1955, suite au traité depaix qui rendit au pays son indépendance après dixannées d’occupation par les quatre puissances alliéesvictorieuses. Ce traité entra en vigueur en juillet 1955 etles dernières troupes d’occupation se retirèrent enoctobre, une année avant la Révolution hongroise.

La Vienne de l’après-guerre poursuivait sa lenteconvalescence. Les bâtiments bombardés attendaientd’être remis en état et il régnait encore un peu de cetteatmosphère interlope et intrigante, si habilement évoquéedans le célèbre film « Le Troisième homme».

« A l’époque, une bonne bouteille de scotch pouvaitencore arranger bien des choses », raconte Robert Quin-lan, en évoquant le souvenir d’un officier soviétique qui se laissait facilement convaincre par de tels arguments.

Le jeune homme se vit offrir un emploi par une ONGaméricaine, the National Catholic Welfare Conference(NCWC), qui prit plus tard le nom de Catholic Relief Services. La NCWC coopérait avec l’agence des NationsUnies pour les réfugiés — qui ne comptait encore que cinq années d’existence — pour faciliter l’intégration de certains réfugiés encore présents. L’organisationœuvrait aussi pour réinstaller les réfugiés à l’étranger,achevant un important programme qui avait permis d’offrir un nouveau pays à plus d’un million de réfugiésentre 1941 et fin 1951.

Lorsque la Révolution hongroise se déclencha, RobertQuinlan se trouvait à Salzbourg pour s’occuper de 150 individus d’ethnie allemande originaires de Yougoslavie —

En partant du haut,dans le sens desaiguilles d’unemontre : une statuede Staline décapitéele premier jour dusoulèvement ;l’interrogatoire d’unjeune homme de 16ans arrêté alors qu’iltentait de s’enfuir enAutriche ; desréfugiés se fontcharrier sur un canalséparant la Hongriede l’Autriche.

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quelques-uns des millions de Volksdeutsche contraints de fuir l’Europe centrale à la fin de la guerre. Le délai quilui était imparti pour résoudre l’ensemble des dossiersavait été fixé à la fin de l’année, la réinstallation étant souvent un processus aussi lent que minutieux. Mais teln’est pas toujours le cas, comme allait bientôt le découvrirRobert Quinlan.

Lorsque les tanks entrèrent dans Budapest le 4novembre, le monde réagit rapidement, en dépit de la crise de Suez qui lui disputait la vedette à la une desjournaux. Certes, la communauté internationale n’étaitpas prête à intervenir en Hongrie, mais elle étaitdisposée, comme les faits allaient le prouver, à semobiliser amplement pour les Hongrois, une fois quitté le territoire national.

L’un des principaux acteurs de cette épopée fut OskarHelmer, le Ministre de l’intérieur autrichien de l’époque.Le 4 novembre, il envoya un câble urgent aux sièges del’UNHCR et du Comité intergouvernemental pour lesmigrations européennes (CIME) pour demander une aidefinancière et des garanties concernant le départ rapidehors d’Autriche de la plupart des réfugiés.

LA RÉPONSE SE MET EN PLACEA Vienne, un comité fut immédiatement

établi. Il incluait Oskar Helmer et son équipe ainsi quel’UNHCR, le CIME, la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge (LSCR) et plusieurs ONGlocales et internationales. La LSCRserait en première ligne pour l’assis-tance et aiderait le CIME pour l’enre -gistrement, la documentation et letransport des réfugiés hors d’Au-triche. L’UNHCR s’occuperait desquestions juridiques et relatives à laprotection ainsi que de l’intégrationdes personnes restées en Autriche.

Oskar Helmer souhaitait également que l’UNHCRoccupe le rôle de coordinateur général —de chef de file enquelque sorte— un rôle qui fut ultérieurement entérinépar l’Assemblée générale, laquelle adopta plusieurs réso-lutions importantes au cours des jours et des semaines quisuivirent. (Le Conseil de sécurité était, au contraire, para-lysé à la fois sur le front hongrois et sur l’affaire de Suez,en raison des intérêts divergents de ses membres.)

A première vue, l’UNHCR n’était pas dans la positionla plus favorable pour s’occuper de pareille tâche. D’unepart, l’agence avait été établie à titre temporaire, son man-dat devant arriver à expiration en 1958. D’autre part, ellen’avait pas de Haut Commissaire. En juillet, le premieroccupant du poste, Gerritt van Heuven Goedhart, étaitdécédé d’une crise cardiaque au cours d’une partie de tennis et son remplaçant, Auguste Lindt, ne fut élu qu’endécembre. Par chance, le Haut Commissaire adjoint, James Read, et le reste de l’équipe dirigeante avaient toutà fait les capacités de relever le défi qui leur était imposé.

Il s’agissait du premier effort de secours moderne et,après un début chaotique qui ne surprendra personne, ilse déroula sans à-coups, une performance vraimentremarquable étant donné les circonstances. Du point devue des bailleurs de fonds et de nombreux historiens, lestrois agences chapeautant les secours et la plupart desONG qui collaborèrent avec elles réalisèrent une perfor-mance hors normes.

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Des gardes-frontièreautrichiens, desvillageois et desvolontaires ont aidédes dizaines demilliers de Hongroisqui tentaient de seréfugier en Autriche.Au fil du temps, lescontrôles auxfrontières ont étérenforcés et lespasseurs ont joué unrôle de plus en plusimportant dansl’organisation desdéparts.

Il s’agissait de la PREMIEREgrandeope’ration de secours concernant desre’fugie’s. Les regles n’e’taient donc PASENCOREclairement e’tablies.

Il s’agissait de la PREMIEREgrandeope’ration de secours concernant desre’fugie’s. Les regles n’e’taient donc PASENCOREclairement e’tablies.

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Les réfugiés qui arrivaient à la frontière étaient pris encharge par des villageois ou par les autorités autrichiennes.Ils étaient ensuite rapidement transférés dans des centrespour être enregistrés, puis dans des camps, des hôtels oudans des hébergements privés. Les ONG, y compris lesbranches autrichiennes de la Croix-Rouge et de Caritas,leur venaient en aide tout au long de ce processus.

Les agences dépêchèrent sur place du personnel venude toute la planète. De nombreux employés furent aussirecrutés localement. D’après Robert Quinlan, qui fut lui-même rapidement transféré de Salzbourg à Vienne,plusieurs facteurs facilitèrent la tâche des Autrichiens etdes agences humanitaires : des installations nombreuseset adéquates étaient disponibles —tous les camps et toutesles baraques laissés vides par les forces d’occupation américaines, britanniques, françaises et soviétiques parties peu auparavant ; le volume de personnel qualifiédisponible sur le marché local et pratiquant le hongrois;et les réseaux déjà existants d’agences d’aide disposantd’une expérience dans les domaines de la réinstallation etde l’intégration.

Ainsi, les conditions indispensables à la mise en œuvreefficace de l’effort de secours étaient-elles réunies.

Il s’agissait toutefois de la première grande opération de

secours concernant des réfugiés. Les règles n’étaient doncpas encore clairement établies.

L’UNHCR disposait-il du mandat nécessaire pour s’occuper des réfugiés ? Oui, répondirent les Autrichiens.L’UNHCR approuva et les autres Etats firent de même,sans trop de discussions. L’article 6B du Statut del’UNHCR semblait tout à fait correspondre à la situa-tion. Mais, d’après la Convention de 1951, les réfugiésn’étaient-ils pas uniquement le produit d’événements antérieurs à 1951? Et chaque cas ne nécessitait-il pas unexamen individuel?

INNOVERLe responsable des services

juridiques de l’UNHCR, Paul Weis —dépeint par le Haut CommissaireAuguste Lindt comme « sans doute lemeilleur expert en droit des réfugiésau monde » —développa un argumen-taire pour satisfaire au critère légal dedate limite inclus dans la définitiondu réfugié établie par la Convention.

En NEUF SEMAINES,le chiffre record de 92950personnesre’installe’es hors d’AUTRICHEpar bateau, bus, train et avion, fut atteint.

En NEUF SEMAINES,le chiffre record de 92950personnesre’installe’es hors d’AUTRICHEpar bateau, bus, train et avion, fut atteint.

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En haut : le premierbateau transportantdes réfugiés hongroisaux Etats-Unis arriveà Brooklyn, NewYork, en janvier 1957.À droite : un réfugiésalue des amis quiquittent l’Autrichepour se rendre dansleur nouveau pays.L’UNHCR avaitdemandé aux pays deréinstallation detenir compte desréfugiés malades ethandicapés.

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En haut : des réfugiéshongrois à bord d’un train attendentde quitter Osijek (ex-Yougoslavie), en 1957, tandis qu’àVienne un autregroupe (ci-dessus)monte à bord d’un bus pour serendre en Suisse.

Par ailleurs, le Statut de l’UNHCR servit de base pourdécider qu’un groupe arrivant en masse, à l’instar des Hon-grois, pouvait être reconnu comme réfugié prima facie.Cette évolution a été capitale pour le droit internationaldes réfugiés et sa mise en application; elle a bénéficié à desdizaines de millions de réfugiés depuis.

Entre-temps, au lieu de s’éterniser sur le débat portantsur le mandat et sur les questions de définition, tout lemonde, en Autriche puis en Yougoslavie, s’attela à la tâche,pour fournir, dans toute la mesure du possible, assistanceet options de réinstallation aux réfugiés hongrois.

L’historienne Louise Holborn décrit en ces termes ledébut de cette opération massive de réinstallation urgente:« Le 7 novembre, la Croix-Rouge française envoya àVienne un avion rempli de matériel médical qui ramenaensuite des réfugiés en France. Des groupes privés britan-niques, puis des compagnies aériennes commerciales,affrétèrent, de leur propre initiative et à leurs frais, desavions entre la Grande-Bretagne et l’Autriche pour laCroix-Rouge britannique. A la date du 14 décembre, ilsétaient ainsi parvenus à transporter 7 500 réfugiés auRoyaume-Uni. Le 8 novembre, le premier train spécial

venu de Suisse emmena 400 réfugiés. Et, au cours desjours suivants, des bus venus de Suède ainsi que des trainsen provenance de Belgique et des Pays-Bas ramenèrentdes réfugiés dans ces pays. » L’argent et le matériel desecours affluaient, eux aussi, à un rythme soutenu.

Le 28 novembre, neuf pays européens avaient déjà reçu21669 réfugiés. Le 31 décembre, le chiffre record de 92950personnes transférées hors d’Autriche avait été atteint. A la fin de l’opération, près de 180 000 personnes sur les200 000 exilées en Autriche et en Yougoslavie étaient parties par bateau, train et avion vers 37 pays différents.

De nombreux Etats firent preuve de beaucoup de souplesse et de pragmatisme, remettant en cause oucontournant leurs propres règles d’immigration afin d’accepter le plus grand nombre possible de réfugiés. LeCanada, par exemple, ouvrit ses portes à quelque 38 000personnes grâce à un examen succinct des cas, et assouplitson interdiction des réinstallations hivernales. Ce paysaccueillit notamment l’ensemble du département fores-tier d’une université, soit près de 500 étudiants et leursprofesseurs, et les installa en Colombie britannique. Pourleur part, les Etats-Unis firent passer une loi spéciale permettant d’accepter des individus ne disposant que devisas temporaires afin d’éviter l’examen complet des dossiers, un processus long et officiel.

L’Australie leva ses restrictions sur les personnes âgéeset la Suède chercha activement à accueillir des cas de

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tuberculose. Plus tard, d’autres pays scandinaves et euro-péens acceptèrent également des personnes souffrant decette maladie ou d’autres problèmes de santé (un groupeconnu sous le terme de « noyau incompressible » et qui, entemps normal, est très difficile à réinstaller). Venir en aideà cette catégorie particulière de réfugiés fut l’une des priorités d’Auguste Lindt lorsqu’il fut nommé Haut Commissaire.

Cette dynamique eut quelques moments de faiblesse.Aussi bien Oskar Helmer qu’Auguste Lindt durent parfois faire pression sur les Etats lorsqu’ils sentirent que le sentiment d’urgence s’essoufflait. Donner l’asile, dit à l’époque Oskar Helmer, n’était pas simplement une obligation; c’était « une affaire de cœur ».

LA FERMETURE DES CAMPSDe son côté, Auguste Lindt était déterminé

à ce que les Hongrois ne finissent pas comme ces dizainesde milliers de réfugiés de l’après-guerre si difficiles àréinstaller et qui dépérissaient dans des camps éparpillésà travers toute l’Europe. Dans un entretien encore jamaispublié qu’Auguste Lindt accorda à l’UNHCR en 1998, soitdeux années avant sa mort, l’ancien Haut Commissairedéclara que l’une de ses principales frustrations étaient ces « terribles camps de “vieux réfugiés.” Je savais qu’ilsexistaient mais c’était terrible de voir jusqu’à troisgénérations de réfugiés vivre encore dans ces camps et

de penser que ces adultes et ces enfants n’avaient jamaismené une existence normale. » Plus tard, il déclara auxgouvernements : « Il faut vider ces camps! »

L’une de ses plus belles réussites fut sans doute qu’audébut des années 60, aucun Hongrois ne se trouvait plusdans ces camps. Soit ils avaient été réinstallés (180000),soit ils avaient été intégrés en Autriche (7900 environ) eten Yougoslavie (675), soit ils étaient rentrés sur une basevolontaire (11273).

DERRIÈRE LE RIDEAU DE FERAuguste Lindt n’avait pas ménagé ses efforts

pour garantir que ces rapatriements soient, dans chaquecas, réellement volontaires. Au cours de ce processus, ilsympathisa avec Tito —qui avait pris la décision, particu-lièrement courageuse pour un dirigeant communiste,d’accepter des Hongrois qui avaient fui l’interventionsoviétique— lors d’une réunion secrète sur une île yougo-slave en 1957.

Les conditions dans les camps en Yougoslavie étaientbien pires qu’en Autriche. Auguste Lindt avait étéparticulièrement choqué par l’un des camps que Titol’avait envoyé visiter. « La plupart des réfugiés le long del’Adriatique vivaient dans d’assez bonnes conditions, dansdes anciens hôtels. Mais, pour Gerovo, il en allait toutautrement. Cet endroit était situé dans les montagnes, dans un vieux camp qui avait servi aux Allemands —

Source principale : Rapport intérimairede l’UNHCR à l’Assemblée générale, 14septembre 1959* Mars 1958, chiffres extraits de LouiseHolborn, « Refugees: A Problem of OurTime », p. 414-5.+ Dans d’autres ouvrages, le chiffre totalde 38 000 est utilisé pour le Canada etde 15000 pour l’Australie. Des milliers de réfugiés poursuivirent leur exil dans un second pays de réinstallation,quittant en général l’Europe pour rejoindre l’Amérique du Nord.

RÉINSTALLATION DE HONGROIS HORS D’AUTRICHE ET DE YOUGOSL AVIE ,

OCTOBRE 1956 - JU IN 1959

Canada 27 280 +États-Unis 40 650Cuba 5 *Rép. dominicaine 580Argentine 1 020Brésil 1 660Chili 270Colombie 220Costa Rica 30Équateur 1 *Nicaragua 4 *Paraguay 7 *Uruguay 37 *Venezuela 780Australie 11 680 +Nouvelle-Zélande 1 090Fédération deRhodésie-Nyasaland 60Union sud-africaine 1 330Israël 2 060Chypre 2 *Turquie 510Autriche 410Belgique 5 850Danemark 1 380France 12 690Allemagne 15 470Islande 50Irlande 540Italie 4 090Luxembourg 240Pays-Bas 3 650Norvège 1 590Portugal 4 *Espagne 19 *Suède 7 290Suisse 12 870Royaume-Uni 20 990

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PAYS -BAS

BELGIQUE

ITALIEÉTATS -UNIS TURQUIE

CHYPREISRAËL

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LUXEMBOURGALLEMAGNE

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RÉP. DOMINICAINECUBA

COSTA RICA

UNIONSUD-AFRICAINE

FÉDÉRATION DERHODÉSIE-NYASAL AND

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VENEZUEL A

BRÉSIL

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complètement isolé… » Les réfugiés étaient extrêmementfrustrés et se plaignirent auprès d’Auguste Lindt d’êtretraités comme des prisonniers. « C’était vraiment un camphorrible », se souvient-il. Il parvint néanmoins à obtenirque les règles en vigueur soient assouplies et que lesréfugiés soient au moins autorisés à sortir du camp.

Mais les progrès étaient rapides dans le domaine de laréinstallation et l’UNHCR pu annoncer, dès janvier 1958,que le problème des réfugiés hongrois en Yougoslavie avaitété entièrement « résolu ».

Auguste Lindt visita à nouveau Gerovo : « J’avais étéinvité par le gouvernement à assister au départ des der-niers réfugiés hongrois. C’était extraordinaire. Tout lemonde chantait ; les hommes sifflaient ; les femmes, pour la première fois depuis des mois, avaient fait friserleurs cheveux. Ce fut une expérience fantastique, incroya-blement joyeuse. »

Auguste Lindt parvint aussià rallier à sa cause le nouveaurégime hongrois qui acceptapresque toutes les conditionsqu’il proposa pour les rapatrie-ments. En 1963, le Gouverne-ment hongrois ordonna uneamnistie qui permit à tous lesréfugiés hongrois de revenirchez eux et de voir leurs

proches, dont ils avaient été séparés pendant plus de septans.

L’UNHCR sortit très renforcé de la crise des réfugiéshongrois, de même que le régime international de pro tection des réfugiés. La notion de réfugié prima faciefut une nouvelle fois utilisée peu de temps après pour les200000 Algériens qui fuyaient vers la Tunisie et le Maroc.Elle devint l’un des fondements de nombreuses opérationsun peu partout dans le monde au cours des décenniessuivantes. L’opération hongroise permit également d’établir un certain nombre de standards opérationnelsencore en vigueur aujourd’hui, notamment dans ledomaine essentiel de la coordination des secours.

« C’était surprenant », raconte Robert Quinlan —quijoua, lui aussi, un rôle non négligeable, en dirigeant uneéquipe de 44 personnes chargée de traiter les cas destinésà la réinstallation dans une salle de bal d’un palace vien-nois. « Ce fut l’un des plus grands exemples de partage desresponsabilités. Le secret de l’opération hongroise, c’est lasolidarité et la coopération. »

Auguste Lindt fut particulièrement satisfait de consta-ter combien cette crise avait sensibilisé le reste du mondeà la question du système de protection des réfugiés, au lieude le confiner au seul continent européen. « J’ai comprisque ce serait positif pour les Nations Unies », dit-il en 1998,à l’âge de 93 ans, « et [le Secrétaire général Dag] Ham-marskjöld fut d’accord avec moi pour que nous sortions del’Europe —parce qu’il pouvait y avoir des réfugiés n’im-porte où et que le Haut Commissariat s’en occuperait… Cefut une étape importante. » �

Serait-ce le visa tant attendu ? C’estl’été 1958 et cettefamille hongroisetrès photogéniqueattend des nouvellesde sa réinstallation.

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12 R É F U G I É S

Fils unique d’un couple juif qui dirigeait

une entreprise de produits laitiers, Andrew Grove est né sous le patronyme d’András Gróf

en 1936 à Budapest.En 1942, alors que la Seconde Guerre mondiale s’in-

tensifie à travers toute l’Europe, son père est incorporédans l’armée et envoyé sur le front russe. L’année sui-vante, Andrew Grove et sa mère Maria partent se ca-cher à la campagne et recourent à une fausse identitéserbe pour survivre.

Après la guerre et la « libération » de la Hongrie parl’Union soviétique, la vie continue à être difficile et lesjuifs à souffrir de discriminations. Le père d’AndrewGrove, rentré vivant mais très affaibli des camps de tra-vail à la fin de la guerre, est suspecté de sympathiesbourgeoises par les Communistes au pouvoir.

Le 23 octobre 1956, le jeune homme —qui est alors âgéde 20 ans et étudie la chimie— rejoint ses camarades declasse pour manifester sa solidarité avec les Polonais. Dansson autobiographie intitulée « Swimming Across», il ra-conte : « Après des années de marches maussades et si-lencieuses pour le 1er mai, ces grandes manifestations spon-tanées avaient quelque chose de magique. Je n’arrêtais pasde regarder autour de moi, entièrement absorbé par cequi se passait, épris du sentiment que j’étais en plein rêve.»

L’enthousiasme initial tourne rapidement à l’inquié-tude puis à la peur, lorsque l’armée soviétique reprendBudapest par la force en novembre. « C’était dangereuxde figurer parmi les espèces à abattre à Budapest après

D’importantes crises de réfugiés, en particulier cellessurvenues il y a longtemps, sont souvent décrites à coup destatistiques peu évocatrices : 200 000 réfugiés hongrois, dont180 000 réinstallés dans 37 pays.

Mais, au juste, qui étaient ces gens et que sont-ils devenus ?L’histoire ne s’arrête pas une fois le réfugié descendu du bateau ettransformé en un dossier anonyme.

Pour commémorer le 50e anniversaire de la Révolutionhongroise, le magazine RÉFUGIÉS a décidé de retrouver quelques-uns des Hongrois qui ont été dispersés aux quatre coins de laplanète il y a un demi-siècle pour les interroger sur leur expérienceet découvrir ce qui leur était arrivé.

Même si l’un d’eux nous a confié que « les Hongrois n’aiment pasles voyages », nous avons pu en localiser sur chaque continent.

Ont-ils trouvé une « solution durable », comme le veutl’expression consentie ? La réponse, du moins pour les septpersonnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus, est sanséquivoque : oui. Toutes ont, de manière d’ailleurs très disparate, fait

de leurs vies une réussite… à la pointe de l’agriculture biologique auCanada ou en réparant des voitures en Colombie, en auteur àsuccès en Suisse ou comme rédacteur en chef en Autriche, entravaillant dans l’informatique à Wellington ou en dirigeant uneentreprise internationale au cœur de la Silicon Valley.

Mais l’élément le plus frappant de leur expérience de réfugiédatant de 1956 tient peut-être aux similitudes qui existent avec lasituation des personnes contraintes, à notre époque encore, defuir et qui sont, elles aussi, confrontées à la voracité destrafiquants, à la séparation des familles, à la perte des documentsd’identité, à une aventure à la fois effrayante et fascinante pour lesenfants (plusieurs des personnes interrogées ont par exempleexpliqué qu’elles n’avaient jamais vu de banane avant d’arriver enAutriche), à la peine physique, au sentiment de perte — et à lafantastique épreuve de commencer une nouvelle vie, dans uneautre langue et dans un pays inconnu.

70 ANS, CO-FONDATEUR DE LASOCIÉTÉ INFORMATIQUE INTEL,

SAN FRANCISCO, ÉTATS-UNIS

ANDREWGROVEANDREWGROVE

San FranciscoQuébec Neuchâtel Vienne

Tokyo

Wellington

Bogota

UNHCR / SATELLITE IMAGEMAP © 1996-2004 PLANETARY VISIONS

50ans apres-

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la révolution », a-t-ilconfié au magazine.

« Depuis dix ans,des choses horriblesse passaient et la peurde disparaître à bordd’un camion étaitomniprésente. Il étaitdevenu évident queje devais m’en aller.»

Alors que les ar-restations se poursui-vent, il prend le trainavec un ami en di-rection de la frontièreautrichienne, évitantles contrôles policierset payant un passeurpour qu’il leur in-dique le chemin. « Jemarchais dans le noir,à travers les champs,et j’étais terrifié àl’idée de ne jamais re-venir», dit-il. A sonarrivée en Autriche,

il n’a, en tout et pour tout, que les deux couches de vê-tements qu’il porte pour se protéger du froid, son sacd’étudiant et l’équivalent de 20 dollars.

Depuis l’Autriche, il est envoyé en Allemagne partrain, puis aux Etats-Unis, sous le parrainage de l’Inter-national Rescue Committee, l’une des principales ONGaméricaines à participer au programme de réinstallationau côté de l’UNHCR, de la Croix-Rouge et du Comitéintergouvernemental pour les migrations européennes.«C’était le pays où il fallait aller, le pays de l’avenir. »

Dans son autobiographie, il raconte avoir brusque-ment pris conscience de l’énormité de tout ce qu’il avaitaccompli lorsque le vieux bateau de transport de troupessur lequel il voyageait est passé devant les fameuses Fa-laises blanches de Douvres : « La portée de ce qui se dé-roulait m’est apparue soudain: quitter la Hongrie pourla première fois, découvrir l’Angleterre. Chacun de cesévénements aurait été impensable quelques semainesauparavant. Et maintenant ils se succédaient à un rythmerapide. J’étais bouleversé. »

Après un long périple sur l’Atlantique par une mé-téo difficile, Andrew Grove arrive à New York en jan-vier 1957. Il est d’abord hébergé dans un ancien camp deprisonniers de guerre du New Jersey, puis accueilli pardes proches.

En dépit des inévitables difficultés auxquelles il a étéconfronté, l’obstacle de la languefigurant en tête de liste, le jeunehomme a le sentiment d’avoirété immédiatement adopté parson nouveau pays. « Je n’étais pasjugé en fonction de ma nationa-lité, ça me faisait du bien. »

Bien qu’il ne soit jamais re-tourné en Hongrie, AndrewGrove se souvient encore de cequi lui a manqué le plus aprèssa fuite : son « environnement le

plus immédiat », sa ville, son lycée et ses amis de l’opéra,les bistrots et l’espresso à la hongroise.

Mais le pire était sans doute d’avoir laissé ses parentsderrière lui. D’ailleurs, l’une de ses motivations princi-pales au cours de ses premières années aux Etats-Unisva être de trouver le moyen et l’argent nécessaires pourles faire venir. En 1962, soit une année avant qu’il n’ob-tienne son doctorat en ingénierie chimique auprès del’Université de Californie à Berkeley, il réussit à les fairesortir de Hongrie. Son père travaille comme employé debureau et sa mère dans un magasin en Californie.

Après l’université, Andrew Grove rejoint FairchildSemiconductor — une entreprise pionnière dans le do-maine des circuits intégrés. En 1968, lui et deux ancienscollègues créent leur propre compagnie, Intel, qui va de-venir l’une des entreprises les plus puis-santes et les plus couronnées de succèsde l’ère de l’informatique. Initialementen charge des opérations, Andrew Groveoccupe ensuite les postes de président duconseil d’administration, président de l’en-treprise, directeur général du géant dumicroprocesseur et, tout dernièrement,conseiller spécial de l’entreprise. Il écritégalement plusieurs livres et devient l’undes principaux théoriciens et enseignantsde la gestion d’entreprise aux Etats-Unis.

« Traverser la frontière ne m’a pasrendu plus intelligent », dit-il. Il semblenéanmoins convaincu que s’il était restéen Hongrie, il lui aurait été quasimentimpossible d’atteindre le succès qu’il a ren-contré sur le sol américain. Au mieux,dit-il, il serait devenu un chimiste ac-compli. « J’ai eu la chance de pouvoir partir et de pouvoirvivre dans un pays qui m’a accepté et m’a donné la pos-sibilité de réussir et de cons trui re une entreprise tech-nologique de premier ordre.»

Cinquante ans après la Révolution hongroise, An-drew Grove a expliqué à Réfugiés combien il était dé-moralisé par ces «générations et générations contraintesde mener les mêmes combats. » Il trouve déprimant lespectacle de ces vagues de réfugiés et de personnes dé-placées à travers le monde, qui lui évoquent des « mul-titudes de Hongrois, se répètant à l’infini. »

Pourtant, l’histoire de la vie de l’un d’entre eux, An-drás Gróf, peut inspirer les réfugiés et les immigrantsdu monde entier. Elle constitue un antidote puissant àl’opinion fort répandue selon laquelle les réfugiés sontun lourd fardeau pour les sociétés qui les accueillent.

– Lilli Tnaib

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À gauche : AndrewGrove et ses parentsen Hongrie, uneannée avant larévolution.Ci-dessous : AndrewGrove a récemmentquitté ses fonctionsde Président de lasociété Intel.

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Klára Schéda avait 19 ans lorsqu’elle est

arrivée en Autriche avec son fiancé Paul Szen-tirmay, le soir de Noël 1956. Aujourd’hui âgée de

69 ans, elle vit avec son deuxième mari à Wellington, enNouvelle-Zélande.

Dans un anglais teinté d’un fort accent hongrois, ellese souvient du jour où leur bateau est entré dans le portde Wellington. C’était un dimanche. Elle était enceinte

de quatre mois et ils venaient d’achever un périplede cinq semaines débuté aux Pays-Bas. Le canal deSuez étant toujours fermé à cause de la crise auMoyen-Orient, leur voyage s’était prolongé et ilsavaient dû transiter par le Canal de Panama.

« En Nouvelle-Zélande, il ne se passe jamais rienle dimanche. Absolument rien.» Et certainementpas un débarquement de réfugiés. « Nous sommesdonc restés dans le port à observer Wellington pen-dant un jour et demi. C’était une journée magni-fique. Ça ressemblait à une carte postale. Le seul

fait d’être là nous donnait l’impression d’être dans unlivre d’histoire.»

Pour Klára, ce moment est l’épilogue heureux de la

première période de sa nouvelle viede réfugié. Il marque aussi le débutd’une phase plus difficile, au cours delaquelle Paul et elle vont devoir lutterpour s’établir sur une terre très éloi-gnée de la Hongrie.

Ils s’étaient rencontrés trois ans au-paravant à Vác, ville située à environ35 kilomètres au nord de Budapest. Aumoment du soulèvement, Paul Szen-tirmay avait activement participé àl’organisation des rassemblements. « Ily avait de nombreuses statues de Sta-line près de Vác. Nous les avons abat-tues et détruites. De fait, lorsqu’ils ontécrasé la révolution le 4 novembre, lenom de Paul figurait sur une listenoire.»

Les deux jeunes gens sont partisjuste avant Noël. « A ce moment-là,ils fermaient à nouveau la frontière.Nous nous sommes donc habillés

comme pour une promenade. J’ai emmené mon mou-choir favori, mon poème préféré et un sac. En tout etpour tout. »

Ils ont pris un passeur : «Paul a donné tout l’argentque nous avions sur nous et son appareil photo. Pour ceprix, il nous a fait passer la frontière. On entendait leschiens et des tirs mais nous avons pu franchir la lignede démarcation. »

En Autriche, ils sont placés dans une auberge de jeu-nesse de Graz, où Klára apprend qu’ils vont devoir vivredans des lieux séparés car ils ne sont pas mariés.

« Je leur ai dit : “Je suis la fiancée de Paul,” mais ilsont répondu : “C’est bien, mais nous ne reconnaissonspas ce lien.” Ils ont tout de même été très gentils — ils serendaient compte que je disais la vérité — et ils nous ontapporté des bagues. Je me suis mariée à Graz. Ils nousont même offert une lune de miel de deux semainesdans un magnifique hôtel. »

Ils voulaient aller aux Etats-Unis, où se trouvait l’unde leurs parents éloignés, mais les lois de la nature —etla politique de réinstallation américaine— en décidèrentautrement. « J’étais jeune et naïve. Je suis tombée enceintequand nous étions à Graz. Et les Américains ne voulaientpas d’une personne mariée et enceinte. Il nous restaitl’Afrique du sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. »

« En Afrique du sud, nous ont-ils dit, Paul aurait àcommander des Noirs avec des fusils ; Paul aurait lesarmes et les Noirs feraient le travail— ça ne le tentaitpas trop. Puis, il y a eu l’Australie. Ils nous ont dit quec’était plein de serpents et de bestioles. Cette fois, c’étaità mon tour d’être réticente! »

« La Nouvelle-Zélande, nous ont-ils expliqué, était unbeau pays, bénéficiant d’un climatéternellement printanier. Nous lesavons crus et nous sommes donc ve-nus en Nouvelle-Zélande. » Leur ont-ils menti sur la météo? « Tout à fait!Peut-être que dans certains endroitsle printemps dure toute l’année, maiscertainement pas à Wellington! »

Et en effet, peu après leur arri-vée, la pluie a commencé à tomber.

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69 ANS, CONSEILLÈREÀ LA RETRAITE, WELLINGTON,

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« Il a plu pendant neuf semaines. Je n’exagère pas. J’étaistellement déprimée que j’en pleurais. J’ai détesté cet endroit. »

Paul a d’abord trouvé un emploi dans une usine debière. Klára a, elle, travaillé dans une fabrique de bou-tons jusque peu avant la naissance de sa fille (elle aussiprénommée Klára), « neuf mois et dix jours après notremariage à Graz ».

« C’était terrible d’être enceinte et d’avoir votre premier enfant à l’hôpital, sans parler la langue, sansque votre mère soit là pour vous tenir la main. J’avais si peur.»

Même si Klára éprouve beaucoup de gratitude enversla Nouvelle-Zélande, l’accueil que lui a initialement ré-servé la population n’était guère encourageant : « Ils n’ai-maient pas les étrangers. La première phrase que j’ai ap-prise en anglais, c’était “Sales étrangers!” Je vous assure.Je n’arrivais pas à m’exprimer. Il me fallait tout le tempsregarder dans le dictionnaire. Ils nous détestaient. »

Klára a donné naissance à sa deuxième fille en 1959.Partiellement en raison de sa situation familiale, elle avaitpris beaucoup de retard dans l’apprentissage de l’anglais.«J’avais 21 ans, deux bébés et je ne parlais pas la langue.C’était vraiment terrible. » Les premières années furentdifficiles, mais, peu à peu, les choses commencèrent às’améliorer. Ils quittèrent l’auberge de jeunesse pour unemaison de six pièces qui leur permit de prendre plu-sieurs de leurs compatriotes en pension. « Je m’occupaisde leur linge, de la cuisine, du repassage et du nettoyage.Je ne veux pas qu’on me prenne en pitié mais, sans ma-chine à laver, ça faisait beaucoup, avec deux enfants etles couches à laver. Nous n’avions même pas d’eauchaude!»

Elle a finalement réussi à apprendre l’anglais grâce àune Russe qui parlait sept langues (mais pas le Hon-grois). Elles sont restées amies jusqu’à ce jour. Une autremotivation lui est venue de sa passion pour la lecture,qui a rapidement épuisé les quelques livres en hongroisdisponibles sur place.

Paul est devenu libraire et Klára a rejoint une entre-prise de prospection de marché. Pendant sept ans, elle agrimpé les échelons jusqu’à devenir gestionnaire de don-nées informatiques — à une époque où peu de gens avaientdéjà vu un ordinateur. A la quarantaine, après neuf an-nées chez IBM, « j’ai décidé que j’en avais assez des chiffreset des machines. » Après une courte pause, elle a débutéune nouvelle carrière de conseillère pour les alcooliqueset les drogués.

Paul et elle se sont séparés à la fin des années 70 maissont restés bons amis jusqu’à sa mort. Il est devenu lepremier Consul hongrois de l’ère post-communiste, posteauquel lui a succédé leur fille Klára. En cette qualité, elleparticipe activement à l’organisation des célébrations en-tourant le 50

e anniversaire de la révolution qui devaitaboutir à sa conception dans une auberge de jeunesse deGraz. La jeune Klára dirige également un journal bi-lingue hongrois/anglais.

« Je m’occupe de la rubrique culinaire », commente samère.

Elle vit dans la maison qu’elle et Paul ont construitesur un terrain (ou une « section ») acquis avec l’aide del’Etat. « Elle se trouve dans un quartier ancien de Wel-lington. Nous avons un petit cours d’eau à l’arrière. C’estcomme dans un rêve! Je vis ici depuis 1962 et je suiscertaine que je ne la quitterai qu’entre quatre planches.J’adore cet endroit, je l’adore!” – Rupert Colville

15R É F U G I É S

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Sur la page degauche, en haut :Klára and PaulSzentirmay pendantleur voyage vers laNouvelle-Zélande.Un couple deHollandais, qui setrouvait sur lebateau, leur avaitprêté des costumesde bain.Sur la page degauche, en bas : Kláraen train de nourrirdes oiseaux dans sonjardin à Wellington.

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Sur la page dedroite : FerenczGábor, un desmanifestants dusoulèvement de1956, dans sa maisonà Bogota.

l’ Italie en passant par l’Autriche. Il ne connaît rien de cepays qui va devenir le sien jusqu’à la fin de ses jours.

« Avant mon arrivée, je n’avais jamais entendu parlerde la Colombie », se souvient-il aujourd’hui, installé danssa petite maison des quartiers sud de Bogota. « Lorsqu’onm’a demandé si je voulais vivre en Equateur, au Vene-zuela, au Brésil ou en Colombie, j’ai trouvé que ce nom,Colombie, sonnait bien et je me suis dit qu’il devait fairechaud là-bas. Ils m’ont aussi proposé d’aller au Canadamais ça ne me plaisait pas à cause du froid. Les hiversen Hongrie étaient très, très rudes. »

Cadet d’une fratrie de trois, Ferencz Gábor vivait avecle reste de sa famille dans la petite ville de Gyor, nonloin de la frontière autrichienne. Lors du soulèvementhongrois qui débuta en octobre 1956, le jeune homme —qui appartenait au mouvement de la jeunesse local — participa aux manifestations contre le régime commu-niste, et notamment à celle qui eut lieu devant le siègede la police secrète à Gyor.

Début novembre, la révolution s’était étendue à l’ensemble du territoire national. Jusqu’à ce jour, FerenczGábor se souvient des scènes de violence contre les manifestants ; il les décrit comme les pires moments deson existence.

« Les soldats ont ouvert le feu, puis ils nous ont pour-chassés avec des bâtons, raconte-t-il. Il y avait du sangpartout et beaucoup de personnes blessées, y compris des

69 ANS,MÉCANICIEN À LA RETRAITE,

BOGOTA, COLOMBIE

En décembre 1957, lorsqu’il débarque dans

la capitale colombienne, Ferencz Gábor a toutjuste 21 ans. Son arrivée à Bogota marque la fin

d’une odyssée d’une année qui l’a conduit de la Hongrie à

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où il est arrivé en décembre 1957. Il se rappelle encorede son premier jour à Bogota.

« Nous étions dix familles et deux célibataires arrivésde Hongrie, dit-il. Le bus nous a déposés au coin de la8e et de la 9e rues. J’étais surpris, car il ne faisait pas aussichaud que je l’avais imaginé. Mais, il faisait moins froidqu’en Hongrie. La première chose que j’ai faite a été dechercher un emploi. Ce n’était pas facile car je ne par-lais pas l’espagnol, mais je me débrouillais en italien. Ilscomprenaient ce que je disais, mais moi je ne les com-prenais pas. »

Grâce à sa formation en mécanique, il a trouvé dutravail dans des garages et des usines. Il a même dirigé

Des réfugiésréinstallés enNouvelle-Zélandeécoutent l’un deleurs compatriotesinterpréter un air deviolon dans un clubde Wellington, à lafin des années 50.

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jeunes filles et des femmes enceintes. Je les ai aidéescomme j’ai pu. Mais, ensuite, ils se sont lancés à ma pour-suite. Je me suis caché avec un ami et j’ai quitté la villevers trois heures du matin car je savais qu’ils étaient àma recherche. »

Au départ, Ferencz se réfugie dans un petit villagedu côté autrichien de la frontière. Il séjourne dans uncamp de fortune avec d’autres Hongrois. Quelques se-maines plus tard, il est transféré à Vienne, puis en Ita-lie. Il vit à Rome pendant une année. Il garde un trèsbon souvenir de cette période italienne et éprouve unegrande fierté d’avoir été reçu, avec d’autres réfugiés hon-grois, par le Pape Pie XII.

« Il nous a accordé sa bénédiction et nous a remerciéspour notre courage », explique-t-il.

Au total, dix pays d’Amérique latine ont offert l’hos-pitalité à des réfugiés hongrois, le nombre de personnesaccueillies variant de plus de 1 000 pour le Brésil et l’Ar-gentine à un seul et unique réfugié pour l’Equateur.

Ferencz Gábor raconte comment il s’est vu offrir uneplace pour l’Australie et pour le Canada. Il a préféré de-venir l’un des 220 Hongrois accueillis par la Colombie,

son propre atelier de répara-tion de voitures pendant untemps. Sa vie en Colombie n’apas toujours été facile, dit-il.Certains jours, on ne servaitqu’un repas à table. Il y a deuxans, l’UNHCR — qui vient enaide à plusieurs Hongrois âgésvivant en Colombie — a faitdon d’une machine à coudreà sa femme. Elle confectionnedésormais des habits qu’ellecommercialise.

Mais les difficultés finan-cières ne sont pas l’aspect leplus pénible de sa vie d’exilé.Un demi-siècle s’est écoulé,mais l’angoisse d’avoir perdutout lien avec sa patrie et safamille résonne encore en lui.

« Ma mère est presquemorte de chagrin quand je suisparti, dit Ferencz. J’étais le plusjeune. Elle a disparu dix ansaprès mon arrivée en Colom-bie et mes frères m’en ren-dent responsable. Ils disent queje lui ai brisé le cœur. L’un demes compagnons de voyage

est rentré au pays quelques années après la révolutionet ils l’ont tué. Quelques années plus tard, mon père estmort lui aussi et puis, en 1982, mon frère aîné est dé-cédé dans une prison communiste. »

Ferencz Gábor n’est jamais retourné en Hongrie de-puis qu’a débuté son exil, il y a cinquante ans. Et il n’ajamais revu sa famille. Marié à une Colombienne, Ro-salba Silva, il a une fille qui vit à Cali et il est deux foisgrand-père. Il consacre désormais tout son temps à sa fa-

mille.« Mon pays me manque

énormément, dit-il. Y re-tourner ?... Oui, peut-êtrepour une visite, j’aimeraisbien un jour. Pour y vivre ?Non. Je suis un vieux mon-sieur maintenant, j’ai presque70 ans. Ils m’ont bien accueilliici et j’en remercie le Ciel.C’est ici chez moi. »

— Gustavo Valdiviesoet Marie-Hélène Verney

’Ma mere est morte dix ans apres monarrive’e en COLOMBIE et mes freres

m’en rendent RESPONSABLE.Ils disent que je lui aiBRISE’ LE COEUR.

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Agota Kristof a 21 ans lorsque débute

l’insurrection hongroise. Elle vit à Këszeg, unepetite ville de province située à proximité de la

frontière autrichienne. Son mari, professeur d’histoire, serend à Budapest pour prendre part au soulèvement, tan-dis qu’elle reste pour s’occuper de leur petite fille âgée dequatre mois.

« C’était assez violent, surtout contre les Soviétiques,on scandait Go home !», se remémore-t-elle. Après le re-tour des Soviétiques, la situation se détériore encore : «Ily avait des tanks à tous les coins de rue… personne n’osaitsortir des maisons. »

Son mari est convoqué au siége du parti communisteavec deux collègues et sommé d’aider à rétablir la situa-tion. Leur refus leur vaut d’être arrêtés, puis relâchés,faute de place. L’un des trois amis finit par se suicider,en se jetant sous un train; l’autre est condamné à deuxans de prison.

Fin novembre, la petite famille se résout à la fuite.Après deux heures de marche en pleine forêt, ils fran-chissent la frontière autrichienne. Agota Kristof précise :« Ils étaient contents qu’on parte… nous, les brebis gal-leuses… Les Soviétiques [eux] s’en fichaient complète-ment… Le passeur les connaissait bien et les saoulait. »

Ce passeur, József, est un ami d’enfance. Ils lui confienttoutes leurs économies, comme la dizaine d’autres per-sonnes faisant partie de l’expédition. « Les gens qui quit-

taient la Hongrie laissaient toutleur argent à cet homme parceque ça ne valait rien en Autriche»,raconte Agota.

Découverts par un garde-fron-tière, ils sont conduits dans unpetit village autrichien où s’en-tassent les nouveaux arrivantshongrois. Très vite leur départ enbus pour Vienne est organisé. Ilssont hébergés dans une caserne,dormant sur «… des sacs depaillasse par terre… une vingtainede personnes dans la mêmepièce.» Ce premier contact avecl’étranger s’effectue dans le dé-nuement le plus total. N’ayantrien pu emporter à part du lingepour le bébé et quelques diction-naires, ils dépendent entièrementde l’aide extérieure.

La famille doit poursuivre sonpériple et entame une course ef-frénée pour trouver un nouveaupays d’accueil. Le 8 décembre 1956,ils foulent le sol helvétique, à bord

d’un train spécialement affrété pour les réfugiés hon-grois. Dans la nouvelle caserne qui leur sert de logement,la vie s’organise. Des industriels viennent régulièrementchercher de la main d’œuvre. Ceux qui veulent étudiersont dirigés vers Zurich, puis dispersés dans diversesvilles suisses. Pour Agota Kristof, ce sera Neuchâtel… etune nouvelle chance de pouvoir étudier qui s’envole. Lapremière fois, ce sont les chars soviétiques et la peur dela prison tenaillant son mari qui l’ont empêchée de fairesa rentrée à la faculté de lettres de Budapest.

La seconde fois, c’est son époux. « J’ai raté… l’uni versitéà cause de lui », affirme-t-elle. Il parle français et alle-mand et gère toutes les affaires de la famille. Il est sur-tout beaucoup plus âgé qu’elle et moins occupé par laprise en charge du nourrisson. L’exil ne fait que renfor-cer le déséquilibre au sein du couple.

Il s’inscrit en faculté de biologie, tandis qu’elle devientouvrière dans une usine d’horlogerie pour nourrir la famille. Malgré la nature pénible de son travail, Agotasourit en évoquant le souvenir de ses collègues : « Ilsétaient très, très accueillants. J’avais beaucoup de copines.»

Ayant appris quelques bribes de français avec elles,Agota obtient une bourse de la ville de Neuchâtel poursuivre des cours de langue. A l’usine, elle reprend le tra-vail d’écriture entrepris très jeune en Hongrie et prenddes notes, qu’elle recopie le soir.

Elle divorce, se remarie en 1963 avec un photographesuisse, a deux autres enfants. Mais cette nouvelle vie nela rend pas heureuse. Isolée à la campagne, sans moyende transport ni possibilité de travailler, l’auteure souffre,malgré la joie d’élever ses enfants.

Elle consacre de plus en plus de temps à sa passionlittéraire. « J’écrivais déjà beaucoup avant, là je me suismise à écrire pendant les soirées, quand les enfants dormaient… D’abord en hongrois. Puis, très lentement,j’ai commencé à écrire en français.»

Elle divorce à nouveau et sa carrière artistique prendde l’essor, avec la production de pièces de théâtre puis

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AGOTAKRISTOF

AGOTAKRISTOF

71 ANS,ÉCRIVAIN FRANCOPHONE,

NEUCHÂTEL, SUISSE

À gauche : AgotaKristof à Këszeg, enHongrie, à la fin desannées 40.En dessous : AgotaKristof est devenueune romancièrecélèbre lorsqu’elleavait unecinquantained’années.

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radiophoniques et, surtout, de la trilogie publiée entre1986 et 1991 et qui lui vaudra d’être mondialementconnue (Le Grand Cahier, La Preuve et Le TroisièmeMensonge.)

En 1968, elle rentre en Hongrie, pour la première fois.La situation est tendue; la Tchécoslovaquie vient d’êtreenvahie. « J’étais contente de voir ma parenté… mais jen’avais plus du tout envie de rester », dit-elle, avant departager ce terrible souvenir : « Je n’ai pas reconnu monfrère plus jeune.»

Cet exil façonne son travail d’écriture de multiples façons. Tout d’abord, en parsemant son parcours d’obs-tacles : « J’ai perdu environ 15 ans pour l’écriture», dit-elle.Ensuite, en influençant profondément les thèmes de sonœuvre et son style. La noirceur de sa prose, les scènesdures et crues qui parcourent ses textes sont « en grandepartie inspirées de faits réels. » Elles tiennent aussi à sanature profonde: « Même quand j’écrivais en hongrois,j’étais assez noire… c’était en moi déjà. La traversée de lafrontière, ça a aggravé tout. »

A l’époque, les suicides se multiplient au sein de lacommunauté réfugiée. Après l’exaltation du soulèvement,les exilés sont confrontés à l’effondrement de leurs rêveset à la monotonie du quotidien: « Il y avait quand mêmeune très grande solitude… et puis la langue… et puis letravail qu’on nous a offert… c’était très dur », invoquel’écrivain. Fidèle à son goût pour la sobriété, elle résume:«Si c’était pour ça, ça ne valait pas la peine… Je regret-terai toujours. J’aurais préféré rester. »

Malgré son immense succès littéraire et l’attributionde récompenses telles que le Prix du Livre Européen en1987, l’amertume demeure: « C’est venu trop tard... J’avais50 ans quand j’ai publié mon premier livre en français»,soit plus de trois décennies après qu’elle n’ait entreprisson travail d’écriture, en Hongrie, à l’âge de 13 ans.

— Cécile Pouilly

Frank Andrasi a quitté sa petite ville

natale de Baja, située à seulement 35 kilomètresde la frontière entre la Hongrie et la Yougosla-

vie, peu après les fêtes de Noël 1956. Il avait 8 ans.Bien qu’ aucun de ses deux parents n’ ait été un acti-

FRANKANDRASIFRANK

ANDRASI58 ANS, AGRICULTEUR BIO

ET CHEF D’ENTREPRISE,QUÉBEC, CANADA

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Me’me quand j’e’crivais enHONGROIS, j’e’tais assezNOIRE… c’e’tait en moi de’ja.La traverse’e de la frontiere,ca a AGGRAVE’ tout.

Me’me quand j’e’crivais enHONGROIS, j’e’tais assezNOIRE… c’e’tait en moi de’ja.La traverse’e de la frontiere,ca a AGGRAVE’ tout.’’

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viste politique, ils avaient pourtant des raisons de craindrereprésailles et autres conséquences néfastes de l’avancée

des troupes. « Ma mère étaitune agitatrice. J’ ai entendudire qu’ elle avait menacé des’ ouvrir les veines si on laforçait à porter le drapeaurouge le 1er mai. Pendant monenfance, je me souviens qu’ ily avait toujours l’ oncle ou lecousin de quelqu’ un qui avaitcritiqué le régime et qui avaitdisparu.»

Frank Andrasi garde unsouvenir très vivace de cettenuit au cours de laquelle ilsont traversé la frontière. «Onm’ a réveillé en pleine nuit.Un tracteur nous a trans-portés, avec nos deux grossesvalises dans la benne, puis ilnous a laissés au milieu denulle part. Mon père était li-vide. On m’ a dit de me tenirtranquille. La lune brillait etles champs étaient recouvertsde neige. J’ ai appris plus tardque nous avions traversé unchamp de mines qui séparaitla Hongrie et la Yougoslavie.»

Son père avait fait partiedu régiment qui avait poséles mines trois ans aupara-vant. « Il avait du mal às’orienter à cause de la neigeet des arbres qui étaient làavant, mais qui avaient dis-paru. J’ ai compris plus tardque ça avait été extrêmementstressant pour lui de devoiremmener sa famille à traversun champ de mines. »

Les Andrasi passent en-suite une année en Yougo-slavie, transférés par les au-torités de lieu en lieu,voyageant par train et par-fois même entassés dans descamions à bestiaux. Ils ne sa-

vent jamais vraiment pourquoi il leur faut déménager,ni où ils vont atterrir.

« Parfois, nous habitions dansdes endroits qui —rétrospective-ment — étaient magnifiques,comme les châteaux des contesde fée, se remémore-t-il. Bien en-tendu, il n’ y avait ni installationsanitaire, ni chauffage. D’ autresfois, nous étions logés dans desbaraquements de type militaire,ou dans des bâtiments peu so-lides et dépourvus de chauffage,au bord de superbes petits lacssur lesquels on pouvait faire des

ricochets sur un demi kilomètre. Pour moi, qui n’ étaisencore qu’ un petit garçon, ce fut une époque mémo-rable! »

Ses parents en gardent un souvenir beaucoup moinsplaisant.

« La nourriture posait vraiment problème. Je me rendscompte que ma mère, bien qu’ enceinte, et mon père par-tageaient leurs rations avec moi parce que j’ avais tout letemps faim. Ils ont vraiment souffert. Parfois, dans cesmagnifiques petits chalets, l’ espace entre le sol et la porteétait suffisant pour laisser passer un chat. Les vents quisoufflaient des collines nous causaient bien des tour-ments. Je me souviens de gardes tirant sur un loup quis’ était aventuré dans les couloirs d’ un des bâtiments. »

Sa mère tombe en dépression en novembre 1957, peuaprès la naissance de sa fille. « Nous étions convaincusqu’ elle naîtrait en Australie ;c’ était le nom qu’ ils avaientsans cesse sur les lèvres :“Australie, Australie.” Mais,elle est née quelque part surles bords du Danube — nielle, ni moi ne savons où pré-cisément—, ce grand fleuveeuropéen qui coulait aussiprès de leur ancienne mai-son à Baja.

Dans son souvenir, toutesles démarches s’ effectuaientauprès des autorités yougo-slaves, jamais avec les agences humanitaires. « Le plusfrustrant c’ était de ne pas pouvoir parler avec le per-sonnel des Nations Unies qui s’ occupait des réfugiés.»Et lorsqu’enfin, ils réussissent à évoquer les diverses op-tions possibles, « il ne restait plus aucune place pourl’Australie. Le Canada est alors devenu notre nouvelledestination. »

En décembre 1957, presque une année après leur arrivée en Yougoslavie, ils prennent le train pour l’ Italie, « où nous avons attendu que nos papiers soienten règle avant de monter à bord du bateau à vapeur.»Malgré les difficultés, le jeune Frank est en train de vivreses meilleures années.

La situation s’ améliore, une fois à bord du navire decroisière le Vulcania : « Ouah! La nourriture! La salle àmanger! Je n’ avais jamais connu un tel luxe de toute mavie. Je pouvais manger des glaces, et plein d’ autres choses.Dix jours en plein hiver sur l’ Atlantique nord… Je sup-pose qu’ il y a de meilleures périodes pour effectuer untel voyage, mais j’ étais absolument enchanté.»

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À gauche : FrankAndrasi, à l’âge desept ans et demi, lejour de sa premièrecommunion.Ci-dessous :Avec sa femme Mariaau Québec.

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La LUNE brillaitet les champs e’taient recouverts deNEIGE. J’ai appris plus tardque nous avions traverse’ unCHAMP DE MINES.

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La plupart des passagers étaient des émigrés italiens.« Ma femme, que j’ ai rencontrée presque dix ans plustard, a elle aussi fait la traversée sur ce bateau, mais sixmois avant ; c’ était une immigrée italienne. »

Après leur débarquement à Halifax, ils sontbrièvement hébergés par une famille puis démé -nagent dans un village isolé près d’ une grande usinesidérurgique. Un peu plus tard, ils s’ installent àMontréal, au Québec, et le chef de famille se lance à laquête d’ un travail. Les Andrasi commencent toutjuste à s’ acclimater à leur nouveau pays : « L’ un de messouvenirs c’ est que mon père s’ est rendu au travail àpied pendant un mois pour pouvoir m’ acheter le sacd’école rouge dont je rêvais. Il a économisé l’ argent duticket de bus et marché cinq kilomètres matin et soir.J’ étais très ému. »

A 19 ans, Frank Andrasi épouse Maria di Genova,sa cadette d’ une année. « J’ ai obtenu un diplôme enpsychologie et j’ ai été engagé à Montréal en tant quetravailleur social. Et puis, j’ ai perdu la boule et j’ aiacheté une ferme avec ma femme et quelques amis. Etnous sommes devenus les précurseurs de laproduction d’ aliments biologiques. »

Lorsqu’ il arrive dans la ferme, à Acton Vale, à quelque100 kilomètres à l’ est de Montréal, ses voisins lui offrentun accueil plutôt réservé; ils se méfient de ce jeune ré-fugié hongrois citadin, de sa femme, une immigrée ita-lienne, et de leurs techniques agricoles peu orthodoxes,fréquemment associées à cette époque aux hippies etautres végétariens. « Les habitants du coin sont restéslongtemps perplexes, jusqu’ à ce qu’ ils commencent à voirdes camions venir à la ferme et repartir chargés de pro-duits. Et le jour où je me suis acheté une plus belle voi-

ture que la leur, ils se sont dits : “Peut être que le bio, çan’ est pas si mal tout compte fait.” »

Depuis, l’ agriculture biologique a beaucoup évolué.D’ une certaine manière, Frank Andrasi et les autres pion-niers du secteur —dont son associé, John Herr, un autreréfugié hongrois— en ont établi les règles au fur et à me-sure que le besoin s’ en faisait sentir. « Le premier sys-tème de certification biologique a été créé dans ma salleà manger. Nous étions une dizaine, assis autour de latable, pour définir et écrire les standards qu’ utiliserait lagénération suivante.»

Outre les nombreuses années consacrées à la miseaux normes de l’ agriculture biologique, FrankAndrasi s’ est intéressé à d’ autres domaines ; il a établil’ une des premières entreprises de distribution deviande biologique au Canada. Une partie de sa fermeest aujourd’ hui consacrée à la culture d’ herbesmédicinales. Tout dernièrement, il s’ est même essayéà « l’ élevage de poulets casher. »

Il est convaincu que le changement de pays, delangue et de culture auquel sa femme et lui ont étéconfrontés les a profondément changés. Ils « nous ontpeut-être rendus plus sophistiqués — il nous a fallufaire davantage d’efforts que les habitants d’ ici pournous intégrer. »

« L’ ironie veut que nous engagions régulièrement lesnouvelles vagues d’ immigrés — pour la plupart origi-naires d’ Amérique centrale et d’Amérique du sud…Lorsque je leur dis : “ Moi aussi, j’ ai été un immigrant ! ”,ils disent “ Non ! ” et je leur réponds : “ Regardez vosenfants. Dans dix ans, vingt ans peut-être, vos enfantsauront des fermes comme celle-ci et engageront desimmigrés… mais ils s’ obstinent à ne pas me croire ! ” »

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58 ANS,RÉDACTEUR EN CHEF,VIENNE, AUTRICHE

En fait, nous voulions rester en Hongrie,

du moins jusqu’à ce que mon père découvre quemon frère était sur le point d’être arrêté. Alors

nous avons décidé de nous enfuir avec un voisin qui connais-sait bien la frontière. Nous sommes partis le 30 décembre1956. Nous sommes rendus en voiture jusqu’à un villageproche de la ligne de démarcation avec l’Autriche et nousavons franchi la frontière à pied, dans la nuit, le soir de lanouvelle année.

«Malheureusement nous nous sommes perdus et nousavons erré pendant des heures dans la neige et le froid.Enfin, nous avons aperçu des lumières et entendu deschiens qui aboyaient —toutes sortes d’aventures dont raf-folent les enfants. J’ai trouvé tout ça très amusant —mesparents sans doute beaucoup moins.

«J’ai marché sur un câble qui a déclenché une alarmedans une baraque de gardes-frontière un peu plus loin.Heureusement nous ne nous sommes pas faits prendre.Finalement, nous étions complètement perdus, alors nousnous sommes couchés près d’un silo et nous nous sommesendormis. Alors que le jour se levait, quelqu’un a bra-qué une torche sur nous. La lumière nous aveuglait. Parchance, c’était un membre de la patrouille autrichiennede gardes-frontière. C’est alors que nous avons réaliséque nous étions en Autriche.

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– Rupert Colville

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« Les adultes ont réussi à faire des petits boulots pen-dant la dernière période passée dans le camp de réfugiés.Nous avons reçu de l’aide, notamment un appartementgrâce aux efforts conjoints d’une organisation de secoursaméricaine et de Caritas Autriche. Nous avons aussibénéficié d’une aide financière — une petite somme.Après, il ne restait plus qu’à se mettre au travail.

«Peu après le Noël qui a suivi, au début dejanvier 1958, ils nous ont dit : “ Il devrait aller àl’école. Ce sera le moyen le plus rapide pourqu’il apprenne.”

«Je n’ai pas reçu de bulletin à la fin du pre-mier semestre. Mais, à la fin de l’année, j’ai reçuun bulletin normal —à l’exception de l’allemand,pour lequel il n’y avait pas de note. J’étais enCE2. Au CM 1, j’étais comme n’importe quelautre élève et je parlais déjà bien l’allemand.

développée mais les changements survenus enHongrie avaient largement surpassé mes attentes.

« La majorité des Autrichiens nous ont réservé unaccueil amical et ouvert. Mais, plus le nombre denationalités représentées à Vienne a augmenté, plusj’ai eu le sentiment que les Hongrois étaient mieux

A cette e’poque,les RE’FUGIE’S e’taient les BIENVENUS en Autriche.Sans aucune RESTRICTION.

«A cette époque, les réfugiés étaient les bienvenus enAutriche. Sans aucune restriction.

« Quand une personne arrivait, elle recevait quelquechose de chaud à manger et puis on l’emmenait auprèsdes autorités et ensuite à l’école du village. Elle étaitnourrie. Les informations la concernant étaient enre -gistrées et elle était transférée dans un des camps deréfugiés, là où il y avait de la place.

«Après quelques temps, une fois les démarches admi-nistratives terminées, vous obteniez ce passeport bleu, lepasseport Nansen — en accord avec la Convention desNations Unies sur les réfugiés — et vous étiez reconnucomme réfugié. Dans certains cas, cela ne prenait quetrois ou quatre jours. Dans d’autres, cela pouvait durerplusieurs semaines.

« A nous quatre — cinq en comptant notre voisin —nous n’avions que deux valises et un grand sac. C’est tout ce que nous avions pu emporter.

« Pendant ces premières années, les contacts avec laHongrie étaient plutôt rares. Mais, peu à peu, audébut des années 60, la situation s’est détendue. En1963, une amnistie a été décidée pour tous ceux dont le“ seul crime ” était d’avoir fui et qui, de l’avis duGouvernement hongrois, n’avait pas commis d’autreméfait.

« Sur le plan émotionnel, les choses étaientdifférentes. J’avais cru que lorsque je retourneraisdans mon pays j’éprouverais une certaine colère enrevoyant tout ça. Mais, en fait, j’ai ressenti une grandenostalgie et j’ai pleuré trois ou quatre fois. Je suis allévoir la maison où nous avions vécu et j’ai découvertque les choses avaient fait un bond en avant d’aumoins trois générations. En 1956, c’était un paysstalinien, très arriéré hormis son industrie lourde trèsdéveloppée. En comparaison, l’Autriche ressemblait àun paradis. En 1971, l’Autriche continuait à être plus

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L’apprentissage de la langue —comme c’était le casen Autriche en 1958pour ces jeunesHongrois — est unélément décisif pourune intégrationréussie des réfugiésdans leur pays d’asile.

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A cette e’poque,les RE’FUGIE’S e’taient les BIENVENUS en Autriche.Sans aucune RESTRICTION.

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Peter Frankl n’ avait que trois ans

lorsqu’ a débuté l’ insurrection hongroise. Il ne fait pas partie de ceux qui ont rapidement quitté

le pays. En fait, il n’ est devenu un réfugié que 23 ans plustard.

« Mon père et ma mère pensaient partir, se souvient-il. Mais, finalement, ils n’ en ont pas eu le courage; ilsavaient deux enfants en bas âge. Mon oncle est parti en1956 avec sa famille. Il est allé en Angleterre, où il aexercé la profession de dentiste. Son fils de 18 ans avaitparticipé à la révolution. Il y avait un risque qu’ il soitpris pour cible. »

En tant que juifs hongrois, les Frankl avaient déjàbeaucoup souffert avant 1956. « Ma mère faisait partie desrares rescapés d’ Auschwitz, dit-il. Ses parents et sa sœurétaient morts là-bas. »

Le père de Peter Frankl était le directeur d’ un grandhôpital. Mais, au moment de la naissance de son fils, ilfut démis de ses fonctions et envoyé pendant plusieursmois à l’ armée, accusé d’ avoir tenu des propos injurieuxà l’ encontre de l’ un des dirigeants du parti communiste.Il fut réhabilité ultérieurement, mais à un poste demoindre responsabilité, en tant que chef du départementde dermatologie.

A l’ âge de six ans, Peter Frankl a commencé à apprendre l’ allemand et le hongrois, marquant ainsi ledébut d’ une véritable fascination —mais aussi d’ un don—pour les langues, une passion qui l’ animera le reste deses jours. A l’ école, le russe était de rigueur, mais à l’ âgede 20 ans, il parlait aussi le hongrois, l’ allemand, le fran-çais, l’ anglais et s’ exprimait «assez bien en suédois et enpolonais. »

Le suédois est le fruit du hasard : « J’ avais 17 ans environ. En Hongrie, on pensait que la Suède était lepays le plus libre du monde. Et puis il y avait toutes cessuperbes blondes. C’ est venu sur le mode de la plaisan-terie, alors que je discutais avec un copain. Je lui ai ditque je voulais apprendre l’ espagnol et il m’ a répondu:“Pourquoi n’ apprends-tu pas plutôt le suédois?”»

Mais les langues ne sont qu’ un loisir. Il consacre sesétudes aux mathématiques. En 1975, à l’ âge de 22 ans, ilreçoit une bourse pour se rendre à Paris, où il séjournesept mois. Cette expérience élargit son horizon mais luidonne aussi le sentiment d’ être pris au piège. S’ il veutse rendre où que ce soit en dehors du territoire français,au Royaume-Uni par exemple pour rendre visite à sononcle, ou en Italie pour passer quelques jours lorsqu’ il

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53 ANS,MATHÉMATICIEN ET JONGLEUR,

TOKYO, JAPON

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traités et particulièrement appréciés. Moi qui suishongrois de naissance, j’ai été très bien accueilli enAutriche. C’est une chose qu’on ne peut pas dire pourtoutes les personnes d’origine étrangère.

« Donc, si une étude théorique existait sur la raisonpour laquelle les gens tolèrent ou pas les étrangersparfois… je pense que lorsque vous êtes vous-mêmedans une situation peu reluisante, vous êtesdavantage disposé à accepter un étranger, davantageque si vous pensez avoir beaucoup à perdre. End’autres termes, la prospérité agit comme un frein sur la politique d’asile.

« Je ne sais pas très bien comment je pourrais me

décrire. Différents termes peuvent convenir. Je suisune personne née hongroise et devenue autrichienne.Je suis un Viennois hongrois. Mais je ne suis pas unHongrois qui vit à Vienne. Et je ne suis pas non plusun ancien Hongrois qui serait aujourd’hui devenuautrichien.

« Je suis les deux à la fois. Donc, je ne me suisdavantage intégré qu’assimilé. »

– Interview par Roland Schoenbauer

Peter Martos travaille comme rédacteur en chef pourle quotidien autrichien Die Presse.

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rentre en Hongrie, il lui faut une lettre de son ambas-sade. Or, ils refusent de la lui délivrer.

A Paris, ses collègues mathématiciens, impressionnéspar son travail, lui proposent de l’ aider à rester, mais ilcraint que son père perde à nouveau son emploi s’ il nerentre pas en Hongrie.

Trois ans plus tard, son père a pris sa retraite et unenouvelle opportunité se présente. Le jeune chercheur estinvité à une conférence à Montréal et reçoit l’ autorisa-tion de s’ y rendre. Avec l’ aide de quelques amis rencon-trés lors de son séjour parisien, il vient en France, où ilobtient un poste au Centre National de la RechercheScientifique (CNRS).

Arrivé sur le sol français en 1979 avec un visa tou-riste, il demande l’ asile dans un poste de police. On luiconseille de se rendre dans les bureaux de l’ UNHCR àParis. Après trois mois d’ attente —« les trois mois les plusdifficiles de toute mon existence »– il reçoit le statut deréfugié. Même recruté par l’ une des plus prestigieusesinstitutions publiques de recherche, il lui est impossibled’ obtenir un permis de travail et de recevoir un salairetant qu’ il n’ a pas été reconnu comme réfugié.

Une fois cette procédure achevée, la vie de Peter Frankls’ améliore drastiquement. « Le mieux c’ était d’être libre.Je pouvais aller où je voulais. La seule chose qui leur im-portait [au CNRS] c’ était que vous fassiez vos rechercheset que vous publiiez quelques articles.»

Il commence à répondre aux invitations d’ universi-tés ou d’ instituts du monde entier. L’Angleterre, l’Alle-magne, le Canada, la Suède —où il peut mettre en pra-tique ses connaissances— et les Etats-Unis lui ouvrentleurs portes. Grâce à son passeport de réfugié, il peutvoyager assez aisément en Europe de l’ ouest et en Amé-rique du nord. Ailleurs, l’ obtention de visas s’ avère plusproblématique. « Pour l’ Inde, j’ ai dû attendre trois mois.Pour le Japon, il me fallait à chaque fois une lettre d’ in-vitation. » Ce n’ est que sept ans plus tard, une fois ac-quise la nationalité française, que ce problème de visaest finalement résolu.

Son goût pour les langues ne se dément pas. Un tra-vail de trois mois pour l’ Université de Tokyo en 1982 està l’ origine d’ un autre bouleversement dans l’ existence dece voyageur invétéré. Il part pour le Japon. «J’ ai aimé cepays parce que c’ est là que les gens se sont montrés leplus amicaux envers moi. A l’ époque, il y avait très peud’ Occidentaux au Japon et j’ étais considéré comme unesorte de curiosité locale. »

Il s’ y installe définitivement en 1988. Quatre ans plustard — parlant désormais couramment le japonais — Peter Frankl publie le récit de sa vie, « Notes of a Wan-dering Mathematician », qui sera vendu à quelque 50000exemplaires. Il fait alors de nombreuses apparitions surles plateaux télévisés et connaît unecertaine célébrité.

Une autre facette de ce person-nage plutôt inhabituel est son talentpour la jonglerie, une activité qui l’a intéressé dès son enfance et qu’ il adéveloppée au Japon.

Au départ, il jonglait dans la rue.Il a même fait campagne pour dé-fendre les artistes de rue japonais.Puis, il a intégré cette pratique dansses cours à l’ université. « Quand je

vois que les gens sont un peu fatigués, je prends quelquesobjets et je jongle pendant cinq minutes.»

Ses compétences en mathématiques, linguistique eten jonglerie ont fusionné un beau jour pour donner nais-sance à un programme éducatif télévisé, intitulé « Mathematica », que Peter Frankl a présenté de 1998 à2004.

« C’ était destiné aux enfants donc il y avait un peu dejonglerie et des éléments de divertissement intégrés auprogramme. Les mathématiques ne sont pas très vi-suelles, mais nous avons réussi à les faire aimer. »

Depuis la fin de l’ émission, il n’ est pas resté inactif :« Je donne des conférences dans tout le pays, sur toutessortes de sujets : comment étudier les maths, commentapprendre les langues, sur les droits de l’ homme aussi.»

Peter Frankl a complété sa collection de langues enapprenant l’ espagnol, le chinois et le coréen — onze languesau total. Il est aussi l’ auteur de 25 ouvrages.

Ce réfugié hongrois, ce migrant économique françaisinstallé au Japon vit, aujourd’ hui encore, dans une sorted’ agitation perpétuelle : « Je voyage toujours beaucoup ;récemment je me suis rendu au Gabon, au Myanmar,au Cambodge, au Laos... »

– Rupert Colville

À gauche : PeterFrankl dans les brasde sa mère, deux ansavant la Révolutionhongroise.Ci-dessus : PeterFrankl a pratiqué sonart de la jongleriedans les rues duJapon.

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Ce re’fugie’ HONGROIS, ceMIGRANT E’CONOMIQUEfrancais installe’ au Japon vit,aujourd’hui encore, dans une sorted’agitation perpe’tuelle.

Ce re’fugie’ HONGROIS, ceMIGRANT E’CONOMIQUEfrancais installe’ au Japon vit,aujourd’hui encore, dans une sorted’agitation perpe’tuelle.

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24 R É F U G I É S

P A R A N G E L I N A J O L I E

Il y a cinquante ans à peine

— un laps de temps insignifiant àl’échelle de l’humanité — l’Europecomptait plus de 40 millions de réfugiés et de déplacés. Ces déra -

cinés étaient le fruit de l’Allemagne hitlé-rienne, de l’Espagne franquiste, de l’Italie de Mus solini et, plus tard, du régime descolonels en Grèce et de la mainmise sovié-tique sur l’Europe centrale, notamment sur la Hongrie.

Aujourd’hui, tous ces pays sont membresde l’Union européenne et il paraît inconce-vable qu’ils puissent produire des réfugiés. Si inconcevable même que leurs citoyens s’offrent le luxe d’oublier à quoi peut ressem-bler la vie sous un régime dictatorial ou quel’on peut être torturé du fait de ses opinionspolitiques.

Aux Etats-Unis, il aura fallu l’assassinat deMartin Luther King pour que l’égalité racialedevienne réalité.

Un peu plus tôt cette année, le magazineRéfugiés (n° 142) a publié une photographiequi me paraît, par bien des aspects, résumercette amnésie qui semble avoir précipité auxoubliettes des milliers d’années de guerre, detyrannie et de répression. Cette imagemontre un couple en bikini et maillot debain, assis paisiblement sur des serviettes, en train de se faire bronzer sur une plage.Une autre personne fait partie du décor. Cet homme étendu sur le sable est noir, et ilest mort. Il s’agit d’un migrant, ou peut-êtred’un réfugié. Nous ne saurons jamais exacte-ment qui il était ni pourquoi son corps s’estéchoué sur cette plage. Le couple semble nepas s’en soucier.

Cette photo est triste. Triste d’abord pour cet anonyme dont la dépouille, commecelle de tant d’autres, a été rejetée par les eaux sur une plage de la Méditerranée. Tristeaussi pour ce couple, assis sous son parasol,crème solaire et glacière à portée de main, qui ne perçoit pas la terrible réalité qui setrouve seulement à quelques mètres de lui :la mort d’un fils, d’un frère, d’un être aimé,qui aurait tout aussi bien pu être vous ou moi,si nous étions nés en d’autres lieux et end’autres temps.

TROUVER LES MOYENS D’AGIRL’agence des Nations Unies pour

les réfugiés, organisation pour laquellej’œuvre en tant qu’ambassadrice de bonnevolonté, dispose d’un budget annuel d’envi-ron 1,2 milliard de dollars. Ce chiffre peutsembler énorme mais des dizaines d’entre-prises réalisent des profits bien supérieurschaque année. Or, l’UNHCR lutte en per-manence pour réunir ces fonds destinés à

aider et à protéger quelque 20 millions depersonnes dans le monde.

Au fur et à mesure, l’UNHCR estcontraint de réduire ses projets, ce qui affectedes populations parmi les plus défavoriséesde la planète. L’agence tente de préserver les programmes bénéficiant aux plus vul -nérables, ceux notamment qui concernent les femmes réfugiées, l’éducation ou la luttecontre le HIV/SIDA dans les camps de ré -

Angelina Jolievoyage avec ungroupe de réfugiéscongolaisfraîchement arrivéen Tanzanie.

Résoudre la crise à

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fugiés. Hélas, même ces initiatives vitalessont parfois directement frappées. Et elles lesont invariablement de manière indirecte :manque de personnel, manque d’opportunitépour étudier au-delà de l’école primaire, etparfois même manque de nourriture danscertains camps de réfugiés, en particulier enAfrique. Il est véritablement scandaleux que, dans un monde aussi riche que le nôtre,nous ne trouvions pas le moyen de nourrir

ces familles convenablement.Et pourtant, nous sommes scandalisés

lorsqu’ils ont l’audace de vouloir venir cheznous, en quête d’un avenir meilleur. En route,ils se déplacent avec des migrants écono-miques. Ils tombent aux mains de trafiquants,qui les poussent sur des bateaux surchargés,les cachent à l’arrière de conteneurs, ou leurdisent de marcher à travers des champs demines ou de gravir des barrières en fil de fer

barbelé en pleine nuit. Beaucoup périssent etsont enterrés de manière anonyme, commecet homme gisant sur une plage de la Médi-terranée.

Au cours des dix dernières années, plusde 7 000 cas de personnes décédées alorsqu’elles tentaient de gagner l’ Europe ont été réper toriés. Ce chiffre est sans aucundoute bien en deçà de la réalité. Nombreuxaussi sont ceux qui meurent en essayant de s’introduire aux Etats-Unis et en Austra-

lie. Mais nous n’y prêtons pas attention. Aucontraire, nous sommes frappés par l’audacedont ils font preuve. Comment osent-ils s’inviter à notre table? Comment osent-ilsvenir construire nos routes, nettoyer noshôpitaux et nos bureaux, laver la vaisselledans nos restaurants et faire les lits dans noshôtels?

Récemment, le Haut Commissaire desNations Unies pour les réfugiés AntónioGuterres a résumé cette situation en quel -ques mots. Il a expliqué que le statut parti -culier dont bénéficient les réfugiés — despersonnes fuyant les persécutions et laguerre — est remis en cause par la bataille qui s’est engagée sur les migrants écono-miques et la question de savoir si nous lesacceptons ou pas.

POURQUOI NOUS SOMMES ENTRAIN D’ÉCHOUER

Ceux d’entre nous qui restent bien

disposés à l’égard des réfugiés et sont choquésde les voir honnis, à des fins électorales oupour augmenter les tirages des journaux,

« Il est véritablementscandaleux que, dans un monde aussiriche que le nôtre, nousne trouvions pas le moyen de nourrir ces famillesconvenablement… »

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Cet article a été publié pour la première fois en 2006, dans le Global Agenda,

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sont en train d’échouer. Nous ne sommes pas favorables aux mouvements incontrôlésde personnes aux frontières, mais nous nesommes pas prêts à nous investir financiè -rement, politiquement, ni même émotion-nellement, dans la recherche de solutionsdans les régions dont elles sont originaires.Nous collons quelques sparadraps sur lesplaies les plus béantes, car leur vue nousindispose. Mais nous ne sommes pas prêts à

couvrir les coûts d’un traitement complet, nià investir massivement dans la prévention.

Bien entendu, les solutions ne sont pastoujours faciles à identifier et à mettre enœuvre. Mais, la façon dont l’Europe a évolué—une région dévastée par les deux conflits les plus meurtriers de la planète, aujourd’huidevenue un club dont les 25 membres nepeuvent même songer à entrer en conflit—devrait nous donner matière à réfléchir sur

les moyens de régler les problèmesdes réfugiés et de la migration àl’échelle mondiale.

D’AUTRES PLANSMARSHALL,

S’IL VOUS PLAÎTLes réfugiés sont l’expression

visible de notre incapacité à établird’autres plans Marshall, mais leursituation peut être réglée assez faci-lement. Pour cela, il faut davantagede ressources dans les régions où ils

se déplacent en premier lieu, de manière à cequ’ils les quittent uniquement par choix, etnon par nécessité. Il faut consacrer davantagede moyens aux pays qui ont repris le cheminde la paix. Les premières années représententune période aussi délicate que déterminante.Les réfugiés qui rentrent dans leur pays ontbesoin d’aide pour reconstruire leur exis-tence. Ils n’ont pas des besoins démesurés ; illeur faut juste de quoi pouvoir reprendre ledessus.

Les agences comme l’UNHCR ne de -vraient pas avoir à lutter pour réunir quel -ques dizaines de millions de dollars destinésà aider des nations anéanties, comme l’Ango -la, la Sierra Leone, le Libéria et le Sud-Soudan. La reconstruction rapide et efficaced’un pays qui a été ravagé par la guerre renforce la paix et peut générer des profitssurprenants en termes de stabilité régionaleet de prospérité économique. Ces avancéesprofitent à tous.

Au contraire, ignorer les conflits qui s’en-UN

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3« Nous avons le pouvoir et les moyens, aussi bien individuellement quecollectivement, de faire la différence. »

Ingouchie, 2003.

Cet automne, Angelina Jolie lance unenouvelle initiative pour soutenir l’Equiped’intervention d’urgence de l’UNHCR. Elleest la première à s’être inscrite en tant quemembre sympathisant de l’« EIU » — l’équipeest plus connue sous cette abréviation — etinvite tout le monde à en faire autant.

« J’ai eu le privilège de connaître plusieursemployés de l’UNHCR et de travailler aveceux dans certaines des régions les pluséloignées et inhospitalières du monde », adéclaré Angelina Jolie, qui s’est rendue dansplus de 20 pays, allant du Sri Lanka à la Sierra Leone, en tantqu’ambassadrice de bonne volonté de l’UNHCR. « Le dévouementet l’engagement de ces collègues dans leur travail pour aider lesréfugiés, jour après jour, est une source d’inspiration. »

Les personnes qui ont fui leur foyer sont démunies, affamées etvulnérables ; elles ont besoin d’être aidées rapidement. L’Equiped’intervention d’urgence de l’UNHCR est prête à être déployée àtout moment dans le monde pour intervenir en cas de crisesmajeures de réfugiés. En quelques heures, des avions peuvent êtrechargés d’articles de secours essentiels et les membres de l’EIUprêts à partir, forts d’une expertise qui peut sauver de nombreusesvies. Les membres de l’Equipe d’intervention d’urgence sontsouvent parmi les premiers acteurs présents sur le terrain —comme par exemple lors du tsunami et du tremblement de terre

au Pakistan, ou lors de grandes crises deréfugiés, comme au Rwanda et en Afghanistan.

IL EST VITALD’ÊTRE BIEN PRÉPARÉS

Les membres de l’Equipe d’interventiond’urgence doivent se mettre immédiatementau travail, souvent dans des circonstancesextrêmement stressantes et chaotiques. C’estpourquoi, lorsqu’ils s’inscrivent volontaire -ment dans les fichiers de l’EIU, ces membresdéjà expérimentés du personnel doivent

suivre pendant neuf jours une formation intensive pour acquérirdes compétences pratiques dans des domaines tels que laplanification et la gestion des camps, les télécommunications, laconduite de véhicules tout-terrain et les premiers secours. Ilsapprennent aussi à gérer de nombreux problèmes de sécurité, etnotamment la manière de se comporter en présence de groupesarmés ou de réagir sous la menace d’une arme, en cas dekidnapping ou de prise d’otage.

Cette formation, à laquelle participent environ 40 personnesprovenant des bureaux de l’UNHCR du monde entier, est organiséetrois fois par an. A son terme, les participants sont physiquementet mentalement prêts à affronter des situations parmi les plusdifficiles au monde.

Lors des deux dernières années, l’Equipe d’intervention

Et vous invite à faire de même.Angelina Jolie rejoint l’Équipe d’in

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le magazine de la réunion annuelle du Forum Economique Mondial.

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lisent peut produire des consé-quences aussi néfastes que fi -nancièrement désastreuses. Ilsuffit de penser à la Bosnie, auRwanda, à l’Afghanistan, oùdavantage d’investissements et une politique internationalepertinente dans les années 80 etau début des années 90 auraientpu changer le cours de l’histoirepour chacun d’entre nous. Ous-sama Ben Laden a profité denotre négligence en Afghanistan.Les choses semblent aujourd’huis’améliorer dans l’ensemble deces pays, mais à quel prix? Com-bien de millions de réfugiés aura-t-il fallu pour que nouscomprenions notre erreur? Sans oublier lesplus de deux millions de morts que comptentces trois pays…

Je me suis rendue dans certains d’entreeux ou dans des pays avoisinants, où se trou-vent la plupart des réfugiés. Cette expériencea été pour moi une immense leçon d’humi-lité, un réveil brutal et choquant. Elle m’a faitcomprendre que tous, moi y compris, nous

nous comportons comme ce couple installé à l’ombre de son parasol sur une plage, entrain d’admirer la mer.

Et pourtant, nous avons le pouvoir et lesmoyens, aussi bien individuellement que collectivement, de faire la différence. Je pense que nous voulons tous la même chose—un monde stable, une économie solide et la possibilité de progresser en tant qu’indivi-

dus et en tant que nations. Nous souhaitonsun avenir meilleur. Nous ne voulons pasrépéter les erreurs du passé.

Angelina Jolie, actrice mondialementconnue dont le travail a été récompensé par un Oscar et un Golden Globe, est ambassadrice de bonne volonté pourl’ UNHCR depuis 2001.

d’urgence a ainsi été déployée dans plus de 20 contextes,comme le Darfour, le Tchad, le Sri Lanka, le Pakistan, leTimor-Leste, la République démocratique du Congo et laprovince indonésienne d’Aceh, suite au désastre provoquépar le tsunami. Plus récemment, l’EIU de l’UNHCR estintervenue pour aider des centaines de milliers de Libanaisdéplacés dans leur pays et en Syrie.

Vous désirez soutenir les employés de l’UNHCR et vousassurer qu’ils disposent de la formation, des équipements etdes articles de secours adéquats ?

Dans ce cas, faites comme Angelina Jolie, qui a très viteaccordé son soutien à cette importante opération del’Equipe d’intervention d’urgence, en devenant son premiermembre sympathisant.

Vous pouvez aussi vous inscrire en ligne en cliquant sur lelien suivant : www.erteam.unhcr.org.

Vous contribuerez ainsi à apporter une aide rapide etessentielle aux réfugiés dont les communautés ont étédévastées par la guerre, les persécutions et les catastrophes.

tervention d’urgence de l’UNHCR

« Faites comme moi,soutenez activement l’Equipe d’intervention d’urgence »

— Angelina Jolie

Tchad, 2004.

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P A R A N N E T T E R E H R L

Lo r s q u’e n 2 0 0 2 , les rebelles duLURD (Libériens unis pour la ré -conciliation et la démocratie) ont

déferlé du comté de Lofa sur le village de Boi-wen, tel un ouragan ne laissant derrière luique mort et désolation, ses habitants ontdécidé que c’en était assez.

Au départ, les hommes de ce village situé dans le comté de Bomi, au sud-ouest,

ont pensé qu’il valait mieux se cacher dans laforêt, en attendant que ce déluge de jeunesdrogués réputés pour leur sauvagerien’achève son œuvre habituelle de destruc-tion, de pillage et de viol systématique.

Mais les villageois ont vite changé d’avislorsqu’ils ont compris qu’ ils ne pourraientempêcher la catastrophe sociale qui était surle point de s’abattre sur leur communauté.

Ils ont alors décidé d’envoyer les per-sonnes âgées, les femmes et les enfants dans

le camp de Wilson Corner. La plupart deshommes les ont suivis peu après, laissant surplace une poignée de braves chargés de sur-veiller les habitations et les champs à Boiwenet dans ses alentours.

Des dizaines de milliers de Libériens,apeurés à juste titre, ont quitté Monroviaentre 1999 et 2003 pour se réfugier dansl’un des 35 camps et sites spontanés dedéplacés internes apparus dans et autour de la capitale.

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Les Libériens espèrent laisser définitivement derrièreeux, sans pour autant l’oublier, le terrible souvenir desconflits passés, de l’anarchie et des atrocités perpétrées.

Le rêve libérien

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Beaucoup de ceux qui vivaient près d’une frontière ont essayé de sauver leur vieen traversant la jungle pour rejoindre laSierra Leone, la Guinée ou la Côte d’Ivoire —des pays qui, l’un après l’autre, ont égalementconnu des turpitudes domestiques liées, aumoins partiellement, à des dynamiquesrégionales complexes engendrées par l’effon-drement du Libéria.

Les autres, pour la plupart exaspérés par les allées et venues imposées par une

décennie de guerre civile – ont emporté ce qu’ils possédaient et sont partis plus loin,vers des pays plus stables, comme le Ghanaet le Nigéria.

UNE TERRE BÉNIE,UNE HISTOIRE BRÛLANTE

Vi s i t e r l e L i b é r i a ac t u e l e s t

une expérience qui suscite plus de questionsqu’elle n’apporte de réponses. Les images quis’offrent au voyageur sont souvent contra -

dictoires. Il découvre des forêts profondes et luxuriantes et un sol réputé pour sesrichesses, regorgeant de diamants, d’or, debois et de caoutchouc ; une nature si fécondequ’il suffit de planter une graine et de laregarder pousser.

« Ce pays est béni », dit un membre pa-kistanais des forces de maintien de la paixdes Nations Unies. « Ils ont la pluie et des solsfertiles. Ils ne devraient jamais avoir faim. Lanature est tellement généreuse ici, surtoutcomparée à la région sèche d’où je viens auPakistan. Nos agriculteurs doivent travaillertellement dur pour survivre. »

En effet, répondent, peu convaincus, lesLibériens. Notre pays est béni et pourtant…Ils font la liste des différences ethniques, évoquent la soif insatiable de pouvoir et d’argent qui a ravagé leur pays de manièrepresque ininterrompue depuis sa création,cent cinquante ans plus tôt, par d’anciens esclaves américains rentrés en 1822 sur la

GUINÉE

LIBÉRIA

CÔTE D’ IVOIRE

SIERRA LEONE Comté deLofa

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UNHCR / SATELLITE IMAGEMAP © 1996-2004 PLANETARY VISIONS

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À gauche : des rapatriés reconstruisent leurmaison dans le comté de Lofa, l’une desrégions les plus dévastées du Libéria.Ci-dessus : le camp de déplacés internes deMaimu, près de Monrovia. Le dernier camp aété fermé en mars 2006.

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Presque tous les bâtiments encore debout ont étépillés ; les mosquées ont été réduites en cendres et lesécoles avalées par la jungle.

terre de leurs ancêtres. Bien qu’anciens, lesproblèmes auxquels est confronté le pays ontatteint leur paroxysme de 1989 à 2003, lorsde trois guerres civiles terribles, rebaptiséespar les Libériens Première, Deuxième et Troisième Guerres mondiales.

Le comté de Lofa, situé à l’extrême norddu pays, près de la frontière avec la Guinéeet la Sierra Leone, était, à une époque, le gre-nier du Libéria. Pourtant, début 2005, et endépit de deux années de paix, ses plaies sontencore à vif. Chaque village a été détruit ;presque tous les bâtiments encore debout ontété pillés; les mosquées ont été réduites encendres et les écoles avalées par la jungle.

Plus au sud, les comtés de Gbarpolu,Bong, Bomi et Grand Cape Mount offrent un spectacle identique : puits abandonnés,places de marché pillées et plus du tiers de lapo pulation du Libéria — une populationessentiellement rurale — entassée dans descamps de déplacés, installée dans des bâti-ments publics vides dans le centre de Mon-rovia, ou survivant sur les plages et dans les

banlieues de la capitale, en attendant desjours meilleurs.

RÉTABLISSEMENT PROGRESSIFAujourd’hui, trois ans après la

signature de l’accord de paix à Accra et unan et demi après qu’Ellen Johnson Sirleaf ne soit devenue la première femme démo -cra tiquement élue à accéder à la Pré sidenced’un pays africain, le Libéria montre les pre-miers d’un rétablissement progressif.

L’an passé, le comté de Lofa a enregistréle retour de près de 45 000 réfugiés et 120000déplacés internes. Au total, quelque 74 000rapatriés ont choisi de regagner leur paysavec le soutien de l’UNHCR entre octobre2004, début de l’opération de rapatriement,et juillet 2006. A ces chiffres s’ajoutent envi-ron 200 000 personnes rentrées chez ellesspontanément et par leurs propres moyensdepuis 2003.

Ce mouvement de retour est perçu par lenouveau gouvernement, les donateurs, lesNations Unies et les autres organisations

comme une preuve évidente de la foi en l’avenir qui habite la population et ce, en dé -pit des problèmes et des énormes obstaclesqui restent à surmonter.

Un nouveau chapitre de l’histoire du Li-béria semble bel et bien avoir été ouvert. «Cedont nous avons besoin maintenant, ce sontdes emplois, des emplois, des emplois», ré-pète inlassablement la Présidente Ellen John-son Sirleaf à la communauté internationale.

Mais la tâche est immense. Les profondescicatrices laissées sur le tissu social ne serontcomplètement guéries qu’une fois le pays dé-finitivement débarrassé de ses vieux démons—un point sur lequel tous s’accordent.

Les efforts de reconstruction devront aller bien au delà de la simple rénovation des routes et des édifices publics; la sociétéelle-même doit être restructurée, en son fondement même. Les personnes qui ont traversé tant de souffrances, assisté à tantd’horreurs et de mutilations, doivent trouverle moyen de se réconcilier et de pardonnerafin de forger une nouvelle unité nationale.

Le personnel del’UNHCR évoque desproblèmes deprotection avec un jugelibérien dans untribunal de campagne.Le système judiciairenational a été détruitpar les 14 années deguerre civile.

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Aujourd’hui, une atmosphère nouvelle de confiancesemble régner, malgré les nombreux défisque cette nation ravagée par la guerre doit encorerelever.

UNE TÂCHE IMPRESSIONNANTEEN PERSPECTIVE

Environ 85% de la population est à

la recherche d’un emploi. Ce chiffre inclutdes milliers d’anciens combattants, dontbeaucoup souhaitent être réintégrés dans la société et dans leurs familles, bien qu’ilscontinuent d’inspirer, de manière très compréhensible, une grande méfiance à lapopulation.

Comme l’a démontré l’exemple de nom-breux autres pays dévastés, plusieurs ques-tions fondamentales doivent être régléessimultanément pour enclencher une dyna-mique favorable et la maintenir.

La Présidente Johnson Sirleaf a multipliéses déplacements à travers la planéte pourrecueillir des fonds et promouvoir le Libéria.Elle a également adopté une ligne dure surla question de la corruption, tout en essayantde tenir la promesse faite lors des élections derétablir l’électricité dans les principaux quar-tiers de Monrovia, après 17 longues annéesd’obscurité.

Entre-temps, la Commission « vérité etréconciliation », récemment créée, tented’appor ter un peu plus de lumière sur lesatrocités commises durant les guerres, eninvitant les Libériens à témoigner et à par -tager leurs griefs.

FERMETURE DES SITESLe 31 mars 2006, une étape importante

a été franchie : tous les camps abritant desdéplacés internes ont été officiellement fer-més, après que 321745 personnes aient reçul’aide de l’UNHCR pour rentrer dans leurscommunautés d’origine.

Les habitants de Boiwen ont, eux aussi,regagné leur foyer. C’est ensemble qu’ilsavaient fui et ensemble qu’ils ont quitté lecamp de Wilson Corner. En accord avec laliste des priorités établie par les villageoiseux-mêmes, l’UNHCR a reconstruit la hutteà palabres (une sorte de centre communau-taire), installé un puit et favorisé leur parti -cipation dans un projet agricole.

Les enfants de Boiwen vont de nouveau à l’école et, bien que les traces de la guerresoient encore visibles, la vie semble re -prendre son cours. Les limites de ce retour àla normale se précisent lorsqu’un grouped’enfants présente une pièce de théâtre à

l’occasion de la remise des diplômes. Ils ontdécidé d’évoquer l’une des préoccupations les plus pressantes de leur communauté : lesvols commis par certains de leurs compa-triotes qui dérobent, la nuit, le manioc culti -vé par les agriculteurs.

Comment devrait-on régler ce problèmedans un pays où la justice populaire est enco -re tolérée, et où la confiance dans les forces de police, de justice et en toute formed’autorité a disparu il y a fort longtemps et n’a pas encore été rétablie?

La troupe propose une solutionnovatrice : au lieu d’un lynchage expéditif,le voleur est amené devant le chef de laville, qui consulte à son tour les anciens etles parties impliquées. Finalement, il estcondamné à rembourser la famille spoliéeet à effectuer des travaux d’intérêt général.

La solution proposée semble annoncerun avenir prometteur mais, à Boiwen,comme dans des milliers d’autres villagesau Libéria, les forces locales de police nesont toujours pas en état de fonctionner etil n’existe aucun dispensaire à proximité duvillage. Dernièrement, le superintendant,c’est-à-dire la plus haute autorité locale ducomté de Bomi, a réclamé la constructionde dizaines d’écoles en arguant du fait queles enfants sont exposés à des risquesd’abus et de violences sexuels lorsqu’ilsdoivent se lever chaque matin à 4 heures30 et marcher pendant deux heures pourse rendre à l’école la plus proche.

PAS À PASMême si la population rurale du

Libéria est prête à participer à l’effort dereconstruction nationale, ses perspectiveséconomiques sur le long terme restent floues.Pour le moment, les opportunités de revenusont quasi inexistantes, à l’exception de petitscommerces effectués par des femmes, quidoivent marcher pendant des heures chaquejour pour vendre toutes les marchandises qui leur tombent sous la main.

Et pourtant, la plupart des Libérienssemblent avoir décidé de tenir tête à ceuxqui remettent en question l’optimisme quigagne peu à peu Monrovia et les cam -pagnes. Les habitants de la capitale, mêmeceux qui continuent à vivre dans desconditions difficiles au bord des plages,

font de leur mieux pour mettre en avantles réalisations accomplies par leur nou -veau gouvernement et pour s’armer depatience.

« Nous essayons, petit, petit », explique Thomas Kamara, un ancien réfugié deGuinée. Dans cette partie de l’Afrique del’ouest, cela veut dire que les choses pour -raient sans doute aller mieux, mais qu’ellespourraient également être bien pires.

« Il faudra beaucoup de temps pour reconstruire ce pays. Nous ne pouvons pasespérer trop de choses, trop vite », ajoute-t-il, en soulignant le fait que, malgré lesdifficultés auxquelles presque tout unchacun est confronté à titre personnel, lesLibériens en ont assez de la guerre. « J’aiété un réfugié pendant 13 ans. La meilleuredécision que j’ai prise l’an passé a été derentrer dans mon pays. Nous voulonsvivre en paix. »

De retour dans le comté de Lofa ainsique dans d’autres régions, les agriculteursont commencé les récoltes et les com mu -nautés locales œuvrent ensemble à laréhabilitation des écoles et des maisons.Les groupes de femmes s’occupent du petitcommerce. Les communautés s’entraidentau quotidien et vont de l’avant, plutôt quede ressasser les horreurs du passé.

Et, dans l’ensemble, une atmosphèrenouvelle de confiance semble régner, malgréles nombreux et importants défis que cettenation ravagée par la guerre va encore devoirrelever.

Cette confiance amène les Libériens àla conviction qu’un jour, ils auront une viemeilleure, qu’ils pourront disposer de l’eaupotable et de l’électricité, qu’ils auront dutravail, que leurs enfants iront dans desécoles toutes proches. L’espoir aussi quelorsqu’ils tomberont malades, ils serontsoignés par des professionnels qualifiésdans des installations médicales adéquates.

Ils veulent croire qu’il leur est possiblede vivre à nouveau ensemble dans la paixet de laisser définitivement derrière eux,sans pour autant l’oublier, le terriblesouvenir des conflits passés, de l’anarchieet des atrocités perpétrées.

Cela peut sembler n’être qu’un rêve loin-tain mais il existe désormais une véritablechance pour qu’il devienne réalité. �

Page 32: NUMÉRO 144 • V OLUME 3 • 2006 Que devenus?sont-ils · enduré une succession de purges virulentes. La remise en cause de Staline par Nikita Khrouchtchev en février 1956 avait