noyaux traumatiques primaires de alberto konichekis

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1 Alberto Konicheckis Noyaux traumatiques primaires Colloque Abêbe, Rio, mai 2008 1. Théorie du traumatisme et trauma primaires Le modèle freudien du traumatisme, inspiré par l’organisation bi-phasique de la sexualité humaine, structuré par le scénario œdipien, peut être complété, prolongé et enrichi par d’autres modalités de trauma qu’il convient de qualifier de précoces. Ils se caractérisent essentiellement par la prééminence de processus psychiques dépourvus de représentations et où les sujets et les objets psychiques ne sont pas tout à fait constitués. A partir de ces expériences précoces, il risque de se former ce que j’ai appelé un noyau traumatique précoce. D’une manière schématique et générale, on peut considérer que tout traumatisme relève du point de vue économique : un excès d’excitation par rapport auquel le psychisme se trouve dans l’impossibilité de répondre d’une manière adéquate. Le trauma résulte d’exigences quantitatives intenses qui excèdent les qualités élaboratives de la personne. Tout traumatisme concerne un fonctionnement précoce, dans ce sens où quelque chose se produit trop tôt par rapport aux possibilités psychiques ou physiologiques de son expérimentation. Toutefois, les enfants, les adolescents ou les adultes disposent de moyens de représentation et de symbolisation nettement plus importants que les bébés pour qualifier les excitations, et en particulier les fantasmes. L’univers fantasmatique autorise une grande plasticité grâce aux nombreuses combinaisons possibles des destins pulsionnels : renversement en son contraire, retournement sur la personne propre, sublimation, le tout ordonné par des processus aussi complexes que le refoulement. L’organisation représentationnelle, objectale et fantasmatique n’est pas encore dominante dans le psychisme des bébés. Ils ont à faire aux objets, représentations, et fantasmes des personnes de leur environnement, mais pas encore aux leurs. Ils possèdent des capacités de formation des symboles, certes, mais elles s’avèrent trop limitées pour juguler les excès d’excitations. Il ressent d’abord l’intensité de l’expérience psychique plutôt que sa représentation. Il reconnaît la mélodie plus que les paroles. Il décomposé la qualité des représentations environnantes pour la convertir en quantité assimilable par son psychisme. Le bébé écarte de lui ces parties de son expérience psychique qu’il ne parvient pas à intégrer. Risquent de se produire alors des formes primaires de clivage. Prenons l’exemple d’un petit trauma quotidien, extrait d’une observation de Robin, bébé de trois mois. Au moment du change, il est allongé et sa mère manipule et nettoie la bas de son corps, gestes de soin que visiblement il ressent comme agressifs. Son attention et son investissement psychiques se portent alors vers le haut, plus précisément vers la figure d’un ours peinte sur l’armoire de la salle de bain. Se crée ainsi une sorte de clivage entre le haut du corps, en éveil, attaché à l’ours peint sur l’armoire, et le bas, désinvesti et donc déconnecté de la personne de l’enfant. Une partie du corps et de l’expérience personnelle est coupée, retranchée du reste de la personne. Le bas du corps n’a pas encore acquis pour Robin un sens genitalisé. La castration ne constitue pas encore le cœur de ses angoisses fantasmatiques. Pour la subjectivité du tout

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Theorie du trauma et traumatisme primaires de Alberto Konichekis, un article de son langage au colloque de 2008 a Rio

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Page 1: Noyaux traumatiques primaires de Alberto Konichekis

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Alberto Konicheckis

Noyaux traumatiques primaires Colloque Abêbe, Rio, mai 2008

1. Théorie du traumatisme et trauma primaires Le modèle freudien du traumatisme, inspiré par l’organisation bi-phasique de la

sexualité humaine, structuré par le scénario œdipien, peut être complété, prolongé et enrichi par d’autres modalités de trauma qu’il convient de qualifier de précoces. Ils se caractérisent essentiellement par la prééminence de processus psychiques dépourvus de représentations et où les sujets et les objets psychiques ne sont pas tout à fait constitués. A partir de ces expériences précoces, il risque de se former ce que j’ai appelé un noyau traumatique précoce.

D’une manière schématique et générale, on peut considérer que tout traumatisme relève du point de vue économique : un excès d’excitation par rapport auquel le psychisme se trouve dans l’impossibilité de répondre d’une manière adéquate. Le trauma résulte d’exigences quantitatives intenses qui excèdent les qualités élaboratives de la personne. Tout traumatisme concerne un fonctionnement précoce, dans ce sens où quelque chose se produit trop tôt par rapport aux possibilités psychiques ou physiologiques de son expérimentation.

Toutefois, les enfants, les adolescents ou les adultes disposent de moyens de représentation et de symbolisation nettement plus importants que les bébés pour qualifier les excitations, et en particulier les fantasmes. L’univers fantasmatique autorise une grande plasticité grâce aux nombreuses combinaisons possibles des destins pulsionnels : renversement en son contraire, retournement sur la personne propre, sublimation, le tout ordonné par des processus aussi complexes que le refoulement.

L’organisation représentationnelle, objectale et fantasmatique n’est pas encore dominante dans le psychisme des bébés. Ils ont à faire aux objets, représentations, et fantasmes des personnes de leur environnement, mais pas encore aux leurs. Ils possèdent des capacités de formation des symboles, certes, mais elles s’avèrent trop limitées pour juguler les excès d’excitations. Il ressent d’abord l’intensité de l’expérience psychique plutôt que sa représentation. Il reconnaît la mélodie plus que les paroles. Il décomposé la qualité des représentations environnantes pour la convertir en quantité assimilable par son psychisme.

Le bébé écarte de lui ces parties de son expérience psychique qu’il ne parvient pas à intégrer. Risquent de se produire alors des formes primaires de clivage. Prenons l’exemple d’un petit trauma quotidien, extrait d’une observation de Robin, bébé de trois mois. Au moment du change, il est allongé et sa mère manipule et nettoie la bas de son corps, gestes de soin que visiblement il ressent comme agressifs. Son attention et son investissement psychiques se portent alors vers le haut, plus précisément vers la figure d’un ours peinte sur l’armoire de la salle de bain. Se crée ainsi une sorte de clivage entre le haut du corps, en éveil, attaché à l’ours peint sur l’armoire, et le bas, désinvesti et donc déconnecté de la personne de l’enfant. Une partie du corps et de l’expérience personnelle est coupée, retranchée du reste de la personne.

Le bas du corps n’a pas encore acquis pour Robin un sens genitalisé. La castration ne constitue pas encore le cœur de ses angoisses fantasmatiques. Pour la subjectivité du tout

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jeune enfant, l’enjeu essentiel consiste à établir un sentiment de continuité à exister. L’angoisse signal chez lui se déclenche devant la situation où il éprouve un danger d’ordre vital, d’être ou de ne pas être en vie, ce que Winnicott regroupa dans le terme générique d’agonies primitives.

Probablement, la mère dépose des empreintes de ses propres refoulements dans le soin qu’elle prodigue aux zones génitales de son enfant. Dans un texte précédent (Konicheckis, 2002), et par le terme d’embryon de sens, j’ai essaye de montrer comment ces traces, sensorielles, suivant la nature du clivage, pourront ou non être réinvesties ultérieurement par les fantasmes, et en conséquence, être intégrées ou non dans le psychisme.

2. Symbolisations corporelles et noyaux traumatiques primaires Chez le tout jeune enfant, il existe des possibilités précoces de modifier ces mini

traumas grâce à des symbolisations à travers des expériences corporelles. Le corps se donne comme le lieu privilégié des premières symbolisations, susceptibles

de maintenir et contenir les investissements. Il permet aux expériences psychiques les plus rudimentaires de littéralement prendre corps, s’incarner. Chez le tout jeune enfant, la subjectivité se forme sur la base des liens entre le soma et la psyché. Le fonctionnement corporel donne forme et imprime une certaine modalité d’être au psychisme, lequel, à son tour, utilise les images biologiques pour ses transformations. Ces symbolisations corporelles apportent une médiation à l’immédiateté des quantum d’excitation et évitent au moi d’être subjugué par les débordements pulsionnels.

A partir d’une riche expérience clinique auprès d’enfants autistes et d’observations de bébés, Haag (1990) évoque le phénomène de « corporéation » (p. 10), où les perceptions et les sensations corporelles comme par exemple le mamelon dans la bouche, le contact cutané du dos avec un objet extérieur ou celui du sommet de la tête avec la paroi du berceau, se constituent en représentations qui apportent les ébauches du sentiment de soi.

Le domaine psycho-moteur des expériences psychiques se situe dans un lieu intermédiaire dans le spectre qui s’étend entre le quantitatif de l’excitation et le qualitatif de la représentation. Il suffit de constater la valeur apaisante que peut avoir le bercement pour le bébé. L’institut Emmi Pickler de Budapest a apporté une attention toute particulière à la motricité des enfants. Comme le signalent Tardos et David (1991) dans leur recherche à partir d’observations d’enfants accueillis à la pouponnière de Loczy, par sa motricité, l’enfant règle les différentes expériences auxquelles il est soumis. Elles postulent un mode de penser corporel, où, par l’intermédiaire des modifications de postures, l’enfant enrichit ses propres possibilités développementales. Dans cette pouponnière, des soins et des attentions particuliers sont apportés aux enfants pour leur permettre d’exercer librement leur activité corporelle.

Le mouvement corporel se déploie comme un fil qui rassemble les excitations éparses et diffuses. Son trajet, qui est aussi un pro-jet dans l’espace, extériorise et dessine les premiers contours du self. L’identification à ses propres mouvements favorise les premiers sentiments identitaires personnels. Le mouvement ajoute une dimension temporelle supplémentaire à l’expérience dans la mesure où la simultanéité spatiale des excitations peut se déployer dans la succession des moments. Le mouvement comporte le berceau de la représentation de l’objet.

Ces différentes modalités de symbolisation sont analogiques plutôt que codifiées. Elles sont sensorielles, perceptibles, et motrices avant d’être mentales. Elles sont aussi de nature personnelle, et donc, difficilement transmissibles et partageables.

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Les échecs de ces symbolisations primaires risquent d’entraîner différents troubles psychopathologiques comme des mouvements désordonnés, les états d’excitation maniaque, les stéréotypies ou la recherche d’objets-sensations décrits par Tustin (1992). Dans son texte, « Mécanismes de défense pathologiques au cours de la petite enfance », S. Freiberg (1993), reprend des éléments de la théorie du traumatisme présentés par Freud pour dégager certains processus psychiques typiques chez le bébé où les manifestations corporelles apparaissent au premier plan : évitement de tout contact, réactions de gel, mouvements désordonnés et auto agressions.

A partir de ces différentes caractéristiques des traumas précoces, on peut envisager un

fonctionnement psychique particulier, constitué par un noyau traumatique précoce, différent sur ces points justement à celui des dysfonctionnements des névroses traumatiques et de l’organisation bi-phasique de la sexualité.

Faute de pouvoir être symbolisée, une partie somatique et sensorielle de l’expérience personnelle de souffrance primaire est exclue, retranchée, amputée de la personne, pour former une sorte de noyau difficile à incorporer et encore plus à introjecter. La personne n’a pas accès à des expériences subjectives qui se détachent et s’éloignent d’elle. Se produisent alors des formes primaires de dépression (Racker, 1957), des appauvrissements, des diminutions, des douleurs suite à la perte non pas d’objets du monde extérieur, mais aux possibilités et potentialités propres au self.

Le traumatisme ne se développe pas à partir d’un événement extérieur, mais d’un mode de fonctionnement autochtone particulier, car le noyau traumatique, enfermé sur lui même, sollicite des investissements et des contre investissements permanents pour se maintenir écarté. Les capacités élaboratives de la psyché s’affaiblissent considérablement. Le noyau traumatique négative les possibilités de symbolisation en maintenant l’appareil psychique tout entier occupé à préserver cette organisation qui lui assure le sentiment de se maintenir en vie. L’accumulation traumatique provient de ce manque de disponibilité croissante de l’appareil psychique à transformer ses expériences personnelles.

Les noyaux traumatiques primaires, qui se développent en dehors des possibilités introjectives du psychisme, forment des points d’attrait pour de nouvelles expériences de souffrance à exclure. Ce point de fixation, noir et aveugle, qui mine et diminue le self rappelle le refoulement originaire dont parle Freud, si ce n’est justement que dans ces noyaux traumatiques primaires le refoulement ne peut pas être mis en jeu. Leur caractère primaire provient du type de processus qu’ils mettent en œuvre : des clivages, dénis, aliénations, forclusion et non pas tellement du refoulement qui requiert des formes psychiques structurées par des objets et des représentations.

3. L’objet et les taches aveugles précoces. Les aspects à la fois quantitatifs et absolus des traumas précoces, rendent cette

modalité de fonctionnement particulièrement invalidante, car les dépressions primaires empêchent chez l’enfant la projection de leurs motions internes sur les objets de leur environnement. Il ne peut pas utiliser l’objet, et cette difficulté à s’ouvrir à la relation à l’autre comporte une de conséquences majeures de cette forme primaire de dépression. Chez le tout jeune enfant, l’objet extérieur n’existe pas seulement sous une forme fantasmatique. Le jeune enfant a impérativement besoin d’une action extérieure pour soulager ses états de détresse et pour moduler les afflux incessants d’excitation, ce qu’il a été convenu de nommer la fonction parexcitante. Pour l’enfant, l’objet, probablement peu différencié de ses propres besoins,

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existe sous une forme sensorielle plutôt que représentationnelle. Le bébé différencie peu ses propres besoins de l’objet et de la sensation qu’il produit.

Cette présence sensorielle et effective de l’objet est une condition nécessaire pour la formation des représentations précoces. On peut observer chez tout bébé un fait courant : il est tenu dans les bras après une tétée, agréable et harmonieuse. Son corps se détend. Il s’affaisse sur le sein de sa mère et s’endort paisiblement. Un sourire béat atteste d’un sentiment entier de satisfaction. Sa mimique, et certains signes facilement perceptibles, nous permettent de noter que par son activité onirique, il revit une expérience émotionnelle semblable à celle qu’il vient de partager avec sa mère. La mère dépose alors délicatement le bébé dans son berceau qui se trouve dans la même pièce où s’est déroulée la tétée. Au bout de quelques instants, il se réveille. En lui parlant doucement, la mère le reprend dans ses bras. Il cesse aussitôt de pleurer. La mère s’assoit, lui donne à nouveau le sein, le bébé se détend et s’endort aussitôt et recommence son activité onirique.

Cette courte séquence d’observation montre comment, dans l’intersubjectivité précoce, il semble difficile d’opposer définitivement la représentation à l’objet ou le mot à la chose. Les représentations psychiques, comme celles du rêve, se forment en continuité, en complémentarité, et non pas en opposition, avec l’expérience sensorielle partagée avec l’objet. L’autre n’est pas un pur objet absent ou de substitution symbolique. En absence de cette expérience d’un lien sensoriel, vivant et réel, toute élaboration fantasmatique et représentationnelle, devient impossible.

La complémentarité entre la sensorialité et la formation de représentations contient également des potentialités pathologiques. Le ressenti sensoriel de l’objet apporte au bébé la sensation d’une continuité dans l’autre qui lui assure en même temps un sentiment vital d’exister. Les discontinuités alors sont éprouvées non pas comme des séparations - pour qu’il y ait séparation encore faut-il que l’enfant reconnaisse l’objet - mais comme des déchirures de sa propre personne. Il n’est pas étonnant de constater alors l’apparition de modalités imitatives et mimétiques d’identification par lesquelles l’enfant tente de réduire toute différence entre lui et les objets de son environnement.

La proximité affective entre l’enfant et les adultes de son entourage, doublée par ces formes primaires d’identification, posent en permanence des problèmes identitaires, de subjectivation et de personnalisation. Les formations représentationnelles chez l’enfant lui permettent de s’extraire des limbes de l’indifférenciation, entre son self et l’autre, entre le soma et la psyché, entre le dehors et le dedans, entre l’amour et la haine, pour créer peu à peu ses propres contours. Seulement alors peuvent se développer les fantasmes qui offrent à l’enfant des nouvelles libertés par rapport à la concrètude contraignante de l’objet.

Les liens entre le bébé et son entourage comportent une formation psychique co-créée

et soutenue par des identifications intersubjectives complémentaires. F. Guignard (1996) a évoqué la création de taches aveugles dans la relation transfert-contre-transfert à partir de l’organisation sexuelle infantile. Or, on peut s’interroger s’il n’y a pas lieu de déceler des taches aveugles formées à partir de blessures et souffrances liées à des organisations narcissiques primaires, où il serait difficile d’évoquer la perte d’un objet signifiant, car pour l’enfant, cet objet n’a probablement pas encore pris ni place ni forme, et ce, en raison justement de la précocité du trauma.

Je souhaiterais évoque une situation qui met en œuvre le travail du réseau, qui est celle de Lorie et Emma, jumelles d’un peu plus d’un mois, accueillies en urgence dans un service de néonatalogie dans un état grave de déshydratation nous permet de préciser cette interrogation. Au cours de la grossesse, la maman sut que l’une des deux filles, Lorie, était trisomique. La question d’une interruption thérapeutique s’est alors posée. Mais, comme il

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n’est pas possible de reconnaître in utéro lequel des enfants est trisomique, l’opération n’a finalement pas été effectuée.

Après la naissance, la maman a tenu à les allaiter. Toutefois, elle a tardé plus d’un mois pour se rendre compte qu’elles ne prenaient pas de poids. Au moment de l’hospitalisation, Emma a à peine repris le poids de sa naissance, un peu plus de deux kilos, et Lorie, trisomique, a perdu la moitié de son poids de la naissance qu’elle n’a pas du tout récupérer. Lorie se nourrit peu, et ne profite pratiquement pas. Elle commence à avoir des mouvements stéréotypés. Dans l’unité on observe que, pour les nourrir, la maman passe un temps relativement long avec Emma, mais nettement plus court avec Lorie, qui par ailleurs refuse ce lien rapproché. D’une manière très précoce s’est établie une sorte de désinvestissement réciproque. A l’absence d’attention psychique de la part de la mère répond un évitement du contact de la part du jeune enfant.

J’ai eu l’occasion d’observer Lorie lorsqu’elle se trouvait dans une salle de soins intensifs. C’était juste après la visite médicale. Elle était extrêmement maigre, avec des fils collés à son thorax et des tuyaux accrochés au nez et d’autres pendaient de sa bouche. Toute son attention était fixée sur un point lumineux du plafond, en haut vers sa gauche. Je me suis placé à environ un mètre et demi d’elle en essayant de rester à la portée de son champ de vision. Elle était très maigre et désincarnée.

Souvent, les jeunes bébés en couveuse, extrêmement sensibles, attrapent par le regard la présence de l’autre, et, par des gestes de la bouche, montrent qu’ils l’assimilent, le prennent en eux, même si ce type de lien ne dure pas trop longtemps. Une forme de reconnaissance de l’autre se produit rapidement. Or, du moment où Lorie m’a perçu, elle fit un énorme effort, contorsionna l’ensemble de son corps, se détourna de moi, et s’accrocha - de la même manière que je l’ai trouvé, c’est à dire immobile et atone - sur un point lumineux, à sa droite, à l’autre extrémité du plafond.

Dans les circonstances de soins intensifs, inévitablement agressives, et donc traumatisantes, il est difficile de tirer des conclusions définitives. Mais lors de mon observation, Lorie a semblé reproduire un évitement actif du contact. Elle a transféré dans la rencontre avec moi une sorte de tache aveugle relationnelle, où il lui est plus important de retrouver un point inanimé du plafond que la présence d’un autre, à qui elle puisse se lier.

Le sujet et l’objet se forment simultanément. Le sentiment d’existence de l’objet donne en retour un sentiment d’existence au self. La création de représentations de soi peut ainsi être des objets support d’identification pour l’autre, l’objet. Or, à l’origine, la tache aveugle était Lorie même dans le regard de sa mère, qui l’hallucinait négativement, la déniait et faisait en sorte qu’elle n’existait pas. Par le jeu d’identifications réciproques en miroir, Lorie finit par éviter le contact comme elle même s’est sentie évitée par l’investissement primaire de sa mère. Il en résulte une fermeture de toute relation à un autre, objet vivant. La situation particulièrement précoce de Lorie et de sa mère permet d’avancer l’hypothèse que lors des tous premiers liens entre la mère et l’enfant, y compris in utéro, peuvent être décelées des différences que la science médicale n’est pas encore capable de réaliser.

Lorie, Emma et leur mère sont restés hospitalisées dans le service de pédiatrie néonatale pendant trois semaines environ. La mère a renoncé à poursuivre l’alimentation au sein. Elle a été accompagnée et soutenue par l’ensemble de l’équipe, et, peu à peu, Lorie et Emma reprirent une courbe pondérale de croissance normale. Elles ont profité de l’alimentation autant que leur mère s’est nourrie de relations humaines avec des personnes de l’équipe soignante. Au cours de l’hospitalisation, des suivis thérapeutiques multidisciplinaires ont été mis en place en collaboration avec la PMI et les équipes du CAMSP de la ville où elles habitent qui ont commencé à leur rendre visite à l’hôpital et ont continué à les rencontrer après leur séjour conjoint à l’hôpital.

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Bibliographie : Fraiberg S., Mécanismes de défense pathologiques au cours de la petite enfance. In

Devenir, Vol. 5, N° 1, 1993. Guignard F., Au vif de l’infantile. Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1996. Haag G., Corps et liens. 3ème. Colloque G.E.C.P. Aix en Provence, G.E.C.P., 1990. Konicheckis A., Des sens aux sens, sensorialité et signification. In Boubli M. et

Konicheckis A. (éd.) Clinique psychanalytique de la sensorialité. Paris, Dunod, 2002. Racker H., Contribution to the Problem of Psychopathological Stratification. Int. J. of

Psa., XXXVIII, 1957. Tardos A. et David M., De la valeur de l’activité libre du bébé dans l’élaboration du

self. Devenir, 1991, 4, 9-33. Tustin F., Autisme et protection (1990). Paris, Seuil, 1992.