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Nouveaux conseils à ma fille(Édition revue) / J.-N. Bouilly

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Bouilly, Jean-Nicolas (1763-1842). Auteur du texte. Nouveauxconseils à ma fille (Édition revue) / J.-N. Bouilly. 1877.

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NOUVEAUX CONSEILS

A KA FILLE

i'o SÉRIE IN-12

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rilOPUlÛTÉ DES ÉDITEURS.

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J. N. BOUILLY

NOUVEAUX

PAR E. DU GHATENET.

LIMOGESEUGÈNE AKDANT ET Cl\ ÉDITEURS.

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NOUVEAUX CONSEILS

A MA FILLE

LA MANIE DES ROMANS.

Rien no se propage comme les ridicules.Il est rare qu'uue jeuue fille n'ait pas lesmanies de la personne qui dirige son édu-cation. Accoutumée à copier cette dernièrejusque dans les moindres détails, elle suitaveuglément le sentier qu'elle lui trace;cl, lorsque ce sentier s'écarte du cheminqui conduit au vrai bonheur, la jeune égarée

ne le retrouve que bien difficilement, elquelquefois n'y rentre de sa vie.

M. James, riche fabricant de dentelles,élait cité comme l'un des hommes les plusrccornmandables de la Flandre : il cm-

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6 NOUVEAUX CONSEILS

ployaità lui seul plus de cinq cents ouvriers,dont il ne cessait d'être le bienfaiteur. Sesriches produits se répandaient dans toulel'Europe, et son crédit se trouvait si géné-ralement établi, qu'il n'y avait point decomptoir connu dans les cinq parties duinonde où sa signature ne fût respectée.Cher à son pays, qui lui devait une partiede sa prospérité, il était devenu l'un des plusnotablesdeBruxelles, où la frauchise et la gé-nérosité qui le caractérisaient contribuaientencore à le faire chérir. Aussi, dès qu'iltraversait une rue, dès qu'il se montraitdans quelque lieu public, il entendait àtout moment répéter sur son passage :

« C'est le bon M. James, l'honneur et lemodèle des fabricants, le père des ouvriers,l'appui des malheureux... » Hommages lou-chants, doux salaire de l'homme de bien,quel rang, quelles prérogatives pourraientvous êlre préférés ?

M. James avait cinq enfants, deux gar-çons et trois filles. Charles et Victor secon-daient leur père dans ses immenses travaux;ils n'avaient d'autre ambition que de luisuccéder cl de se rendre comme lui digues

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A MA FILLE. 7

de l'estime générale. Cécile, Adèle cl Ben-jamine, élevées par la plus vertueuse desmères, étaient chargées de vaquer aux soinsdu ménage, à la tenue des livres, à tous lesdétails qu'exige sans cesse un commerceconsidérable. Cécile, active et laborieuse,valait à elle seule deux commis au cabinet ;

Adèle, attentive, soigneuse et prévenante,s'était chargée de l'administration intérieurede la maison; quant à Benjamine, dédai-gneuse, exigeante et romanesque, elle selaissait prévenir par tout ce qui l'entourait,se faisait servir par ses frères et soeurs, etcroyait les payer amplement de toutes leursbontés, soit par un sourire approbateur,soit par un regard de protection qui sem-blait dire : « Je suis contente de vous. »Comme elle était la dernière venue, ellefut dès sa naissance l'idole de ses parents :

chacun la gâtait avec délices, et semblaitla regarder comme formée d'un autre sang.Il est dans les familles nombreuses de cesêtres privilégiés qui réunissent toutes lesaffections, de ces Benjamines à qui l'on faitcroire qu'elles ont plus de droit que tousles autres, et qui souvent ne payent que

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par une indifférence coupable et la va-nité la plus ridicule tous les égards em-miellés dont on adula leur enfance.

Tandis qu'Adèle et Cécile s'occupaient,ainsi que leurs frères, des attributions qu'onleur avait confiées, Benjamine, mollementétendue sur un sofa, se hasardait tantôt ànouer un ruban sur un chapeau, tantôt àbroder une fleur au métier, ou bien sonchiffre couronné de roses sur un mouchoirde batiste ; mais elle aurait cru se compro-mettre s'il lui eût fallu, comme le faisaientses soeurs, assortir des pièces de dentelles,former les cases de papiers qui les renfer-ment, étiqueter chaque sorte et les rangerdans les cartons. Ses jolis doigts étaient tropdélicats pour se livrer à des occupationsvulgaires; son imagination s'élevait à unetrop grande hauteur pour qu'elle pût s'a-baisser à un travail purement mécanique.11 lui fallait des objets plus importants, etqui, disait-elle, exigeassent du génie* de laréflexion et du sentiment ; en un mot, elles'imaginait planer sur tout ce qui l'entou-rait, comme un cèdre superbe balance sacime au-dessus des insectes qui rampentsous son ombrage.

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A MA FILLE. 9

Cet esprit romanesque ne fit que s'accroî-tre par l'arrivée à Bruxelles d'une parentede M. James, qui depuis longtemps avaitformé le projet de visiter sa belle fabrique.Cette dame, veuve de M. de Lessence, quijadis avait occupé une place importante à la

cour, était un composé de qualités et deridicules. Fraîche encore et d'une apparencerobuste, elle avait ses jours de migraine, etse plaignait continuellement de maux denerfs; parlant sans cesse et d'une voixforte et sonore, elle s'interrompait quelque-fois par une toux sèche, et affectait la petitepoitrine; quoique d'un appétit dévorant etdormant dix heures de suite, elle criait àl'insomnie et se désolait de la faiblesse de

sou estomac; très-recherchée dans sa toi-lette, elle ne parlait qu'avec mépris descaprices de la mode ; mais sa bonté natu-relle s'étendait sur tout ce qui l'entourait :

plus d'une fois elle se réduisit au plus strictnécessaire pour consoler l'infortune, assis-ter l'indigence. Être estimée était son ambi-tion; être citée, sa passion dominante.Irréprochable dans sa conduite, elle fuyaitle grand monde et se livrait entièrement a

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;10 NOUVEAUX CONSEILS

la lecture des romans. Il n'en était,aucun,depuis Thèagèm çt GharyçUç, .traduit dugrec,jusqu'aux prpduçtions les.plus moder-

nes, qu'elle ne conuût et dont .elle ne fût enétat de réciter tel ou tel passage. Aussi sonimagination, remplie de tant d'incidents, derécits et de descriptions, se formait des chi-mères à chaque objet qui se présentait à savue. Apercevait-elle un vieux château, elle

se disait aussitôt : « C'est là qu'a gémi l'in-nocence opprimée; ces remparts, ces ponts-levis, annoncent qu'un preux a combattupour protéger l'innocence... » Découvrait-elle dans la campagne une humble chau-mière, elle s'imaginait quelle avait étél'asile de quelque proscrit célèbre, de quel-que guerrier malheureux. « Peut-être, s'é-criait-elle, est-ce là qu'Angélique amenasur un coursier son cher Médor, et qu'elleétancha le sang qui coulait de sa blessure

avec les longues tresses de ses beaux che-veux... » L'aspect d'une tour, d'une ruine,d'uue forêt, lajetait toujours daus une rêveriedélicieuse, et souvent ses yeux, fixés sur lesmonuments qu'avaient respectés plusieurssiècles, se mouillaientde douces.larmqs.

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A MA FILLE. 11

On présume aisément que cette manieromanesque, qui d'ailleurs était rachetée

par beaucoup d'esprit et le plus grand usagedu monde, fit une profonde impression SUT

Benjamine. Elle regardait madame oV,

Lesscnce 'comme une divinité que le cielprotecteur lui avait envoyée pour l'arracherà l'existence obscure où elle languissait chez

ses parents, et l'initier aux mystères quiseuls peuvent élever l'âme et l'orner de cesgrauds sentiments qui brillaient au tempsheureux do l'antique chevalerie. Rempliedo cette idée, la jeune enthousiaste ne ces-enit d'entourer d'égards, de soins caressants,celle qu'elle désirait prendre pour modèle,

et parvint à s'en faire cherii au point quenmdame de Lcssence conçut le projet del'adopter pour son élève cnerie. « VotreBenjamine, dit-elle un jour à M. et madameJames, réuuittout ce qu'il iaut pour devenir

nue femme très-distiuguée, et j'ai la certi-tudo qu'un séjour auprès de moi, dans !acapitale, achèverait de développer les raresdispositions que je remarque dans ecttocharmante personne. Je suis veuve et sauaeufauts, votre parente, votre amie, si voua

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voulez la confier à ma surveillance, à matendresse, j'ose vous promettre que bientôtellle sera citée dans tout Paris comme unange de perfection, et qu'elle pourra pré-tendre aux plus brillantes destinées. » Quoi-

que le bon M. James eût pour la plus jeunede ses filles un attachement inexprimable,l'idée de lui procurer un sort avantageux,la haute réputation de madame de Lessence,son bon coeur, la pureté de ses principe?,enfin le désir ardentqu'exprimait Benjaminede se former sous les auspices d'une femmeaussi célèbre et de marcher sur ses traces,tout détermina ce tendre père à se séparerde sa chère Benjamine. Au bout de quelquessemaines, madame de Lessence annonçason départ. M. et madame James formèrent

pour leur fille le trousseau le plus riche etle plus complet; ils lui donnèrent unebourse pleine d'or, invoquèrent pour celteenfant chérie les faveurs du ciel, et, mêlantleurs larmes à leurs bénédictions, ils laremirent entre les bras de madame de Les-cence, qui, tout aussi attendrie qu'eux,croyait voir dans cette scène touchautc ledépart de Pénélope ou celui de Virginie.

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Le jour même de leur arrivée à Paris,madame de Lessence dit à sa jeune parente :« Le nom que vous portez, et par lequelvotre digue père a voulu sans doute rappe-ler la tendresse du vieux Jacob pour soncher Benjamin, n'est pas heureusementassorti avec la dignité de vos traits et cetteteinte sentimentale qui en fait le premietcharme. Benjamine exprime, selon moi, lagentillesse de l'enfance, le tendre objet dela préférence paternelle ; mais il vous fautun nom plus analogue à votre nouvelleexistence, à la glorieuse carrière que je mepropose de vous faire parcourir. Et puis ceJames est bien court, bien sec. Il est parminous des convenances dont on ne peut s'é-carter; et vous sentez que, dans les réu-nions de nos chers initiés, où bientôt vousdevez paraître, on n'aurait de vous qu'uueidée mince et vulgaire en vous entendantannoncer : Benjamine James... Je vous pro-pose doue de vous nommer dès ce mo-ment... Rosemonde de Saint-James. — Oh!le charmant nom I s'écria la jeune élève enrépétant plusieurs fois de suite : Rosemon-de I... Rosemonde I... — C'est celui d'uue

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Vénitienne qui remplit l'Italie de ses mal-heurs ; vous connaîtrez bientôt cettehistoireintéressante. » Voilà donc notre heureuseBenjamine transformée tout-à-coup, an-noncée et désignée comme Rosemoude deSaint-James. Ce qu'avait prévu madamede Lessence arriva. Ce nom romanesque etidéal fixa l'attention sur sa jeune élève,la fit trouver aussi noble qu'intéressante,et lui procura plus d'hommages que n'eûtfait le simple nom de James, qui n'était quecelui du premier fabricant et du plus hon-nête homme de'toutela Flandre.

Benjamine, revêtue de ce surnom qui luiparaissait indispensable, eut à se formerdans do différentes choses non moins im-portantes pour se signaler dans le monde.

« Il faut, lui dit madame de Lessence, sivous voulez atteindre à cette haute réputa-tion de fr'nmc distinguée à laquelle il vouaest permis de prétendre, il faut, dis-je, quevous composiez d'abord votre maintien decette grâce expausive, de ce tendre abandonqui annoncent la quintessencedu sentiment.Il faut lever souvent vos grands yeux versle ciel, exhaler de temps en temps un sou-

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A MA FILLE. 1S

pir mystérieux, et rester le plus longtempspossible dans une rêverie mélancolique,d'où vous ne sortirez qu'avec distraction,et comme arrachée tout-à-coup à vos chè-res pensées. Il faut que votre mise soitd'un désordre très-recherché ; la tête tou-jours nue et ornée d'une simple fleur; vosbeaux cheveux blond9 tombant sur les épau-les, et couvrant la poitrine de deux gros flo-

cons bouclés qu'on appelle repentirs : ce der-nier article estde rigueur. Surtoutjamais de

rouge; et, si vous le pouvez, une teinte depâleur qui annonce l'excès du travail etl'irritabilité des nerfs. Pas le moindre chiffonni le plus simple indice d'une mode éphémè-

re; et toujours à la main un mouchoirblanc orné dans les coins de chiffres et dodevises, pour essuyer les pleurs que pro-duit la moindre émotion sur une âme tropsensible. Il faut aussi que vous puissiezchanter quelque romance plaintive, et quevous sachiez vous accompagnersurla harpe.La harpe, vous le savez, était l'intrumentdes bardes, par nous si révérés; et c'estencore celui que préfère toute femme bieniuepirée. Enfin, ma chère Rosemonde, sou-

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venez-vous que, pour être initiée aux mys-tères du sentiment et de la délicatesse, ondoit avoir ce que nous appelons le genreossianique, — Et qu'est-ce que le genreossianique, tendre amie? — C'est uue ins-piration vive et brillante qui, dirigeant no-tre intelligence vers la voûte céleste, nousfait dédaigner tout ce qui nous entoure surla terre, et nous élève par la pensée au-dessus des simples mortels. — Oh l bien,jevous promets d'êlre excellenteossianique;car, à Bruxelles, je me sentais au-dessusde toutes les personnes qui m'environ-naient. — Fort bien ! — Et, à l'exceptiondes chers auteurs de mes jours, malgré moije dédaignais tout le monde. — C'est par-fait. Nous commençons dès demain vospremières études, et, pour marcher avecordre, je vous donnerai à lire Clélie et leGrand Cyrus, de mademoiselle de Scudéri,Zaïde et la Princesse de Clèves, de madamede la Fayette, dont vous me ferez des ex-traits. Nous passerons ensuite aux CentNon les, de madame de Gomez, de là jevous lancerai dans Richardson, d'Arnaud,et enfin dans tous nos romanciers moder-

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A MA FILLE. 17

nés, qui chaque jour illustrent notre siècle

par leurs innombrableset miraculeusespro-ductions. » »

La nouvelle Rosemonde fut donc entouréede tous les héros,. de tous les preux quifigurent dans le monde romauesque; et,par la lecture de tous ces ouvrages, oùl'exagération bannit ordinairement le natu-rel, elle acheva d'exalter son imaginationet de se créer des fantômes. Tout sontemps, toutes ses facullés, ne pouvaientsuffire aux lectures qu'elle désirait faire,

aux notes qu'elle s'empressait de recueillir.Son enthousiasme l'égarait quelquefoisjusqu'à fatiguer sa mémoire de longs cha-pitres et de nombreux passages qu'elleretenait par coeur et qu'elle citait à toutmoment. Bientôt, enfin, elle fut en état delutter avec madame de Lessence, et se vitinitiée dans la secte des Inspirés, dontcette dernière était entourée, et qui por-taient la manie sentimentale jusqu'à sefaire désigner, dans leurs conciliabules,

sous les noms de Fingal, d'Oscar, deDermide, et de tous les héros chantés parOssiau.

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18 NOUVEAUX CONSEILS

Pendant deux ans que dura le cours docelle étude de haut genre, Benjamine écri-vit plusieurs lettres à ses parents; mais lestyle qu'elle employait était tellement sur-chargé de cilatious, si rempli de néologis-

mcs et de bouffissures, que souvent le bonM. James n'y pouvait rien comprendre. Ils'aperçut, mais trop tard, que madame deLessence, malgré tout son mérite, était lafemme du monde la moins propre à diriger

une jeune personne, et il se proposa defaire revenir promptement Benjamine au-près de lui. Il profila pour cela de l'occasionque lui offrait le mariage de ses deux fillesaînî- ;s, qui devaient épouser le même jour,l'une un jeune magistrat de Bruxelles, etl'autre un capitaine de vaisseau. Cet excel-lent père voulut aller lui-même chercher àParis sa fille chérie, pour qu'elle pût assis-ter aux fêles que ce double mariage devaitoccasionner.

Madame de Lessence, qui depuis plu-sieurs mois travaillait jour et nuit à termi-ner un roman qui devait l'immortaliser, neput êlre du voyage. Cet heureux incidentfut favorable au projeV de M. James, qui

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A MA FILLE. 19

comptait bien retenir à BruxellesBenjamine,à laquelle il faisait croire qu'elle revien-drait à Paris le plus tôt possible. Ce ne futpas néaumoins sans peine qu'il la fit con-sentir à se séparer de sa tendre amie; celle-ci, de sou côté, n'était pas moins désespéréede se voir enlever sa chère Rosemonde,qui déjà lui faisait tant d'honneur parmi lesinitiés ossianiques qui composaient sacour; mais il'fallut céder aux ordres rigou-reux d'un père qui n'avait d'autre genreque celui de la franchise et de la probité.Un malin que le ciel paraissait chargé desombres nuages, la digue élève de madamede Lessence, après avoir avec elle gémi,pleuré, invoqué le ciel, échangé des tressesde leurs cheveux, des anneaux, des brace-lets, des portraits, et s'être juré de seporter un attachement réciproque, jusqu'àce que leurs âmes se rejoignissent un jourparmi les ombres heureuses des êtres or-ganisés, Benjamine s'arracha des bras de

sa tendre amie, privée de l'usage de sessens, et fut transportée, au milieu d'uneattaque de nerfs et presque évanouie, dansla voilure de posle de M. James, qui profita

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20 NOUVEAUX CONSEILS

de cet abattement sympathique de Rose-monde pour la conduire à Bruxelles, où ellearriva le surlendemain.

La jeune voyageuse était dans le négligéle plus sentimental : une robe de basinblanc avait pour ceinture un largo tissu decheveux de sa diviue institutrice ; l'agrafeen était composée de deux écussons d'orportant leurs chiffres respectifs. Un fichuécossais, sur lequel on voyait encore em-preintes les dernières larmes de ce modèlodes femmes sensibles, était noué sur lapoitrine oppressée de sa chère élève; unvoile noir, rabattu sur sa figure, cachait ledésordre de ses cheveux, que sa douleurlui faisait négliger depuis son départ; sousune simple chaîne d'acier bronzé, emblè-me de deuil et de tristesse, pendait l'amplecollection d'anneaux d'or où se trouvaientgravés les noms des héros chaulés parOssian, et parmi lesquels il en était unque lui avait remis madame de Lessenceau moment de son départ, et qu'elle assu-rait avoir été porté par le grand Fingàl. Ceprécieux anneau avait la vertu spécifiquede jeler l'âme dans uun contemplation per-

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A MA FILLjg, 21

pétuelle et d'inspirer tout ce que le senti-ment a de plus tendre. Ce fut ainsi paréedes attributs et des talismans de l'amitié

que Rosemonde reparut au seiu de sa fa-mille, qui s'empressa de l'entourer et delui prodiguer les caresses les plus franches;mais, comme les épauchements de la naturen'ont point ces expressions recherchées,ces tours de phrase romanesques, qui seulspouvaientatteindre au coeurde la savante ini-tiée, elle neréponditau tendre empressementqu'on mettait à la revoir qu'avec ces égards

que commande la reconnaissance et ce tonde supérioritéqui craintde se compromettre.En vain sa mer*"*, ses deux frères et sessoeurs la pressaient dans leurs bras et lacomblaient d'éloges, de félicitations; le

nom de Benjamine, qu'ils répétaient à toutmoment, fatiguait ses oreilles délicates, etlui semblait une espèce de profanation. Elleentreprit donc de les habituer au surnomdélicieux que lui avait donné sa tendre amie,et leur annonça qu'elle désirait être appeléeRosemonde; elle n'osa pas ajouter de Saint-James, ce qui ne pouvait être adopté dansla famille nombreuse et dans la ville qui

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l'avait vue naître, mais elle ne réussit pasdans cette tentative. « Pourquoi donc, luidisait Charles, son frère aîné, voudrais-turenoncer au nom de Benjamine? N'est-cepas celui que tu reçus en naissant, quetu portas constamment parmi nous? — Ce

nom est pour tes soeurs si doux à pronon-cer 1 ajoutait Cécile. — Il signifié là pluschérie de la famille, disait Adèle. — Et laplus digue de l'être ! s'écriaVictor en l'em-brassant. — 0 ma chère Benjaminel luidisait à son tour sa vertueuse mère, tu nequitteras point un nom que j'ai choisi pourexprimer toute ma tendresse pour toi. —Que j'ai tant de plaisir à répéter, ajoutaM. James, et qui, lorsque j'aurai près decent ans, comme Jacob, me servira, j'es-père, à désigner aussi l'appui, le charrilé etla consolation de ma vieillesse » Cettedernière phrase, prononcée par cet excel-lent homme avec l'accent de l'amour pater-nel, parut à Benjamine avoir quelque chosed'ossianique, et mouilla ses yeux de douceslarmes. Elle renonça donc au' surnom sicharmant de Rosemonde, et se résigna,quoique à regret, à ne porter que celui deBenjamiue.

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Tous les ouvriers de la fabrique, rassem-blés à l'arrivée de la fille chérie de leurDienfaileur, s'empressèrent de venir luitémoigner le plaisir qu'ils avaient à larevoir. Cet hommage ne fut pas sans effetsur le coeur de Benjamine. Elle éprouvaitqu'à l'aspect des lares paternels on retrouveen quelque sorte les habitudes de l'enfance.Elle accueillit dono tous ces braves ouvriersaveo une affabilité qui fit tressaillir de joieM. James, et lui donna l'espoir de guérir safille de ses manies romanesques. Enfinparurent les deux gendres futurs, qui vin-rent à leur tour lui présenter leurs devoirs.Le jeune magistrat, fiancé de Cécile, hommed'esprit et de bon ton, lui fit un complimenttourné avec tant.de grâce, qu'elle en futétonnée; elle félicita sa soeur sur son choix,et trouva que sou futur mari avait dans lavoix et la physionomie quelque chose àxo$-

sianique qui lui faisait présager que sa soeuraînée serait la plus heureuse des femmes.Il n'en fut pas de même du capitaine devaisseau, fiancé de sa soeur cadette. Cebrave marin, joyeux, franc, et surtout peufait au jargon de la haute société, saisit

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brusquement une main de Benjamino, etlui dit : « Si vous êtes sûre du bonheur deCécile, moi je vous cautionne celui d'Adèle.En achevant ces mots, il serre fortementBenjamine dans ses bras et lui applique surchaque joue un gros baiser. « Dieu! s'écriecette dernière effrayée et prête à s'évanouir,j'ai cru que j'étais tombée au pouvoir d'uncruel Tartare, ou d'un pirate impitoyable.

— Qu'appelez-vous un pirate? ai-je l'aird'un écumeur de mer? triple canon I... —Ahl cessez, je vous prie; mes oreilles, mesnerfs, ne pourraient résister à ce langage :

on voit bien, monsieur le marin, que, danstous vos voyages, vous n'avez jamaisabordé dans le délicieux pays de Tendre,et vous auriez grand besoin des leçons del'immortel Seudèry. — Qu'est-ce que c'estque ça? Seudèry!... le pays de Tendre!...Je ne connais, moi, que le chemin de lagloire, et ne prends leçon que des Du-quesne, des Jean Bart et des puguay-Trouin. Je vois que ma belle- soeur et moinous ne sympathiserons pas ensemble :elle a l'air d'une héroïne de roman 1 Adèles'empressa de rompre celte conversation,

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que Benjamine trouvait si étrange; et lebon.M. Jamep, réprimant un éclat de rire,eût volontiers embrassé son gendre futurpour le remercier de cette leçon, un peu tropbrusque sans doute, mais dont l'effet pou-vait être salutaire.

Le double mariage avait été fixé au sur-lendemain de l'arrivée de Benjamine. Ellecrut devoir employer le peu de temps quirestait pour faire à sa soeur Adèle toutesses représentations sur les noeuds qu'elleallait former. « Comment, ma chère, peux-tu te décider à épouser un pareil homme?

— Par une raison toute simple : je l'aimeet j'en suis aimée. — Tu l'aimes, juste ciel l

mais c'est un anthropophage, un véritableloup de mer ! — C'est Un aiige avec moi.Si tu savais quelle bonté touchante, quelleâme généreuse quelle sensibilité, sontcachées sous cette apparente brusquerie I

Mon futur est estimé dans la marine, oùdéjà l'ont signalé plusieurs exploits fameux.Il ne prend une femrrië que pour en f .ire lacompagne et le bonheur'de sa vie. Sa for-tune est analogue à la mienne : il a déjàreiidu et rendra par la suite d'importants

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services à notre maison de commerce ; enun mot, il m'est cher, et je l'épouse. — Mais,dis-moi, pauvre Adèle, .as-tu bien étudié

son caractère, éprouvé ses sentiments?T'es-tu bien assurée qu'il existait entre vouscette divine sympathie saus laquelle lemariage n'est qu'un vil esclavage qui nodoit faire porter ses chaînes pesantes qu'àces esprits matériels, qu'à ces âmes épaisseset grossières sur lesquelles n'a jamais lui lemoindre rayon du sentiment? — Oh! jen'entends rien à toutes ces grandes phrases :

je fus engagée avec mon futur dès la pre-mière fois que nous nous vîmes.

— Dès la première fois 1

Celte conversation fut interrompue parM. James, qui vint les avertir qu'on lesattendait pour signer les deux contrats demariage. Benjamine apposa d'abord sa si-gnature au bas de l'acte qui unissait Cécileavec le jeune magistrat, sur lequel ellelaissa tomber un nouveau regard approba-teur ; mais, en signant celui d'Adèle et ducapitaine de vaisseau, sa main devinttremblante, ses yeux se levèrent au ciel, etplus d'une fois elle répéta tout bas : « Pau-vre victime ! » <

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Le lendemain matin, tous les ouvriersdo la fabrique se réunirent et vinrent ap-porter aux deux mariées des échantillonsde leurs travaux ; c'étaient deux robes dedentelle, où le goût le disputait à la ri-chesse. M. James avait voulu procurer àces braves gens cette jouissance si légitime,et tous formèrent le nombreux corlége quiaccompagna les époux à l'église. Benjamine

y parut, ornée de tousdes talismaus qu'elleavait apportés de Paris. La singularité de

son habillement attira sur elle tous les re-gards. Il était composé d'une tunique verttendre surchargée d'uue écharpe bleu deciel, parsemée d'étoiles d'or, et d'uneceinture écossaise ; sa tête était nue, et sescheveux, séparés eu deux parties égales,retombaient en grosses boucles sur sesépaules; on distinguait surtout les deuxrepentirs ondoyants et parfumés qui descen-daient sur sa poitrine. Son air et son maiu-tien étaient ceux d'une inspirée qui semblelire daus les astres les destinées du monde.Placée auprès d'Adèle au moment où elleallait prononcer le serment solenel, elle neput s'empêcher de l'arrêterpar le bras et de

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lui dire à demi-voix ; « Pauvre victime!il en est temps encore. » Mais celle-ci nelui répondit que par uu sourire, et jura lafoi de mariage avec ce calme que donne lacertitude du bonheur. Le capitaine, quiavait entendu l'apostrophe inconsidérée deBenjamine, fut au moment d'éclater; mais,retenu par M. James, qui ne pouvait s'em-pêcher de rire, il se contint, non saus beau-

coup de peine, et se promit bien de sevenger de l'inspirée. Pendant tout le repasde noces, il ne cessa d'appeler Adèlepau-vre victime ; il proposa à tous les ouvriersde la fabrique de boire à la santé de lapauvre victime; et, depuis ce jour, toutesles fois que son heureuse femme se félici-tait devant Benjamine des liens qui l'unis-saient au meilleur des hommes, il ne cessaitde répéter avec ironie, en regardant cettedernière : « Pauvre victime!... pauvre vic-time 1 »

La pauvre victime fut Benjamine, qui,plus tard, fut heureuse de terminer une vietoute triste et solitaire.

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L'ARBRE DE OATINAT.

Il est au château de Saint-Gratien, situédaus la belle vallée de Montmorency, unarbre planté de la main du maréchal deCatinat. Cest un marronnier, dont la gros-seur prodigieuse et les vastes rameaux for-ment un ombrage qui couvre presque dansson entier la cour d'honneur, au milieu delaquelle il s'élève avec majesté. Pour con-server ce monument, cher à tous les braveset à ceux qui se signalent par de grandsservices rendus à la patrie, on garnit avecle plus grand soin la naissance de chaquebranche de ce bel arbre avec des feuilles detôle, pour empêcher la pluie d'y pénétrer,et mettre son écorce à l'abri de toute at-teinte. Aussi, quoiqu'il ait déjà bravé larigueur de plus de cent hivers, paraît-ilencore dans la vigueur de la végétation :chaque printemps voit s'élever sa cime

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superbe, qui domine tous les arbrisseauxqui l'environnent, comme le grand homme,surnommé par les soldats français le Pèrela Pensée, dominait par sa sagesse et soncourage tous les guerriers que tant de foisil conduisit à la victoire.

Autour du pied de cet arbre révéré estun large banc de bois, sur lequel on lit ungrand nombre d'inscriptions et de nomschers à la France. Ce banc est le rendez-vous de tous les habitants du pays. Lesvieillards viennent dans l'hiver s'y réchauf-fer aux rayons du soleil, s'entretienuent

avec plaisir des combats fameux de Staf-farde et de Marseille, où Catinat se couvritde gloire et transmit son nom à la posté-rité. Daus les beaux jours, les enfants s'yrassemblent ; et, par la vivacité de leursjeux et la joie peinte sur leurs visages, ilsparaissent, sous cet ombrage tutélaire, ani-més des premières impressions de la valeur.Souvent aussi les amis fidèles y viennent,le matin, s'entretenir des vcrlus privéesqui caractérisaient Catinat, cité long-temps en amitié comme le modèle le plusparfait.

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Cette terre, aussiagréablepar son site et safertilité que célèbre par le souvenir du hé-ros dout elle faisait les délices, appartenait,il y a quelques années, à l'amiral Bruix,dont la mémoire, /honorée dans la marinefrançaise, n'est pas moins chère aux artset surtout à l'amitié... Il venait ordinaire-ment passer à Saint-Gratien tout le tempsqu'il pouvait dérober à ses importantesfonctions. Ce séjour délicieux, destiné sansdoute à devenir l'habitation des hommesdistingués par leur rang et leur caractère

affable, avait tant de charme pour l'a-miral, qu'il ne s'en absentait qu'à regret.11 habitait la chambre de Catinat, dontles croisées sont en face du bel arbreplanté par ce dernier ; il couchait dans lelit gothique où reposa si longtemps le ma-réchal; il se servait avec un plaisir religieuxde tous les meubles dont ce grand hommefaisait usage ; et, pour le rappeler entière-ment au souvenir des habitants do Saint-Gratien, il ne cessait de répandre des bien-faits, et d'attirer au château tous lesinfortunés qu'il s'empressait de secourir, àl'exemple du héros dont il se montrait ledigue successeur.

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L'amirai Bruix apprit un jour, par l'un de

ses jardiniers, que depuis quelque tempson voyait paraître, avant le lever du soleil,

aux portes du château, une jeune personnevoilée et simplement vêtue, accompagnéed'une vieille femme de chambre qui l'atten-dait dans les basses-cours : que seule, ellevenait s'asseoir sous l'arbre de Catinat ; etque là, se mettant à genoux, et tendant sesmains vers le ciel, elle semblait lui adresserla prière la plus fervente. L'amiral crutvoir dans cette découverte une aventureromanesque. Se faisant donc réveiller lelendemain par son valet de chambre avantles premiers rayons du jour, il se tient à lacroisée, regarde à travers la jalousie, etbientôt aperçoit l'inconnue voilée, quis'avance en effet jusqu'à l'arbre révéré, s'as-sied sur le banc, plongée daus une profonderêverie, puis tout-à-coup se lève et paraîtanimée de la plus vive inspiration. Il remar*que, en observateur habile, que les mouve-ments et la démarche de la suppliante,qui retourne quelques minutes après ver3la- femme qui l'attend, annoncent de lagrâce et de la jeunesse. Dès le lendemain,

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l'amiral se fait réveiller de nouveau, se meten sentinelle derrière une grande caissed'orangers, attend la pèlerine mystérieuse,qui, à la même heure, revient se prosternersous l'arbre, et prononce ces mots : « 0digne élève du grand Turenne ! je te vouel'ami de mon enfance, l'époux que mon-coeur a choisi : daigne, ô Catinat l de l'heu-reux séjour que tu habites, veiller sur moncher Frédéric; guide ses pas dans le che-min de la gloire, et fais que bientôt il re-vienne tresser avec des lauriers les chaînesde notre union. » A ces mots, l'inconnue selève, et, cueillant une feuille de l'arbre, ellela mouille de ses larmes, la dépose dansson sein, et s'éloigne en jetant encore plu-sieurs regards attendris sur le monu-ment, qu'elle paraît quitter à regret.

L'amiral Bruix, qui s'était avancé biendoucement jusqu'au pied de l'arbre, dontla grosseur le dérobait à la vue de la sup-pliante, avait entendu ce qu'elle avaitproféré avec tant d'expression : loin de voiren elle une aventurière, il ne douta plusque ce ne fût la prétendue de quelquebrave dont elle attendait le retour aveo

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impatience. Le son délicieux de sa voix,la noblesse de son maintien, et surtout lapureté de son langage, firent soupçonnerà l'amiral qu'elle était bien née et que sonéducation répondait à sa naissance. Il or-donne aussitôt à l'un de ses gens de lasuivre de loin et sans qu'elle puisse s'enapercevoir, de bien remarquer le cheminqu'elle pourra prendre, et enfin l'habitationoù elle se rendra. On ne tarda pas à venirl'instruire qu'elle avait pris, avec la femmede chambre qui l'accompagnait, le longdu parc de Saint-Gratien, et qu'elle étaitentrée par la petite porte d'un jardin quise trouvait sur les bords de l'étang deMontmorency. Dès le jour même, l'amiralprit toutes les informations nécessaires.Il découvrit que cette petite porte étaitcelle du jardin de madame de Vandeuil,

veuve d'un officier d'infanterie, laquelleavait une fille unique nommée Malhilde :

il sut que cette jeune personne avait étéélevée au village de Saint-Gratien avec lefils d'un frère d'armes de son père, nomméFrédéric de Saint-Elme, depuis deux ans àl'armée d'Italie, et qu'il devait épouser la

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jeune personne dès qu'il serait fait officier;il sut enfin que l'intéressante et fidèleMathilde, à qui une succession assez con-sidérable était échue depuis le départ deFrédéric, se trouvait recherchée par despartis avantageux ; mais que, rien ne pou-vant faire oublier la foi qu'elle avait jurée,elle avait refusétoutautre engagement ; il sutenfin que c'était cette même Mathildequi ve-nait chaque matin invoquer l'ombrede Cati-nat sous l'arbre où tant de fois elle avait faità son cher Frédéric le serment de n'appar-tenir qu'à lui.

« Puisque celte charmante personne, sedit l'amiral Bruix, invoque l'assistance etl'appui de celui que je me fais un devoirde remplacer dans cette vallée, je dois veil-ler sur Frédéric, et je prétends employertout mon crédit pour le faire avancerpromp-tement au rang qui doit assurer son bon-heur et celui de sa fidèle amie. »

Use renditdonc à Parispeu dejour3 après,alla s'informer lui-même au ministère dela guerre du régiment où servait Frédéricde Saint-Elme, et quel était le lieu de sarésidence. Il apprit qu'il était fourrier daus

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le 6° de dragons, qui faisait partie de laseconde division de l'armée d'Italie. Ilécrivit aussitôt au colonel de ce régiment,le pria de lui faire passer des renseigne-ments sur la conduite du jeune fourrier,réclama pour lui tout l'avancement qu'ilpourrait mériter, et termina sa lettre parl'invitation expresse de taire à Frédéric lenom de son protecteur. L'amiral ne tardapas à recevoir la réponse du colonel, quilui faisait l'éloge le plus complet de Saint-Elnie. Estimé de ses chefs, aimé de tousses camarades, il ne laissait échapper au-cune occasion de se signaler par un cou-rage d'autant plus remarquable qu'il étaitaccompagné de connaissances, profondesdaus la tactique militaire. Le colonel ter-minait en assurant à l'amiral Bruix queFrédéric serait fait maréchal des logis à lapremière promotion, et qu'il saisirait avecempressement l'occasion de le faire sous-lieutenant dès que les hasards de la guerreet l'ordre de la discipline le lui permet-traient. 11 lui donna en même temps saparole de ne point le nommer à son jeuneprotégé.

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M. de Bruix, enchanté de trouver dansFrédéric toutes les qualités d'un brave etd'un militaire instruit, se promit de nepas le perdre de vue un seul instant, et decontribuer à son avancement par tous lesmoyens qui seraient eu son pouvoir. Ilvoulut ensuite s'assurer des sentiments deMathilde, et se convaincre par lui-même de

sa constance. Il profita donc des nombreu-ses réunions qui se fevt pendant lc3 beauxjours dans la vallée de Montmorency pourétudier la conduite de celte jeune personne.Il s'aperçut d'abord qu'elle était peu sen-sible aux hommages dont elle était envi-ronnée, et crut remarquer que son âmen'était remplie que d'une seule pensée.L'abordant ensuite avec adresse et l'habi-tude qu'il avait du grand monde, il trouvacelle aimable urbanité qu'embellit la can-deur, ce ton plein de grâce et celte noble

assurance qui annoncentun caractère franc,

un esprit cultivé. Voulant continuer sesépreuves, il alla faire une visite de voisi-nage à madame de Vandeuil, qui le reçutavec tous les égards qu'on avait pour luidans la vallée. V flt tomber la conversation

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sur l'importance et la nécessité des noeudsdu mariage, peignit l'embarras où se trouveuue jeune personne très-recherchée pourformer un choix digne d'elle. Puis, s'adres-sant à Mathilde, il lui dit : « C'est commevous, Mademoiselle : pourrez-vous biendistinguer celui qui mérite le plus de l'em-porter sur ses rivaux? — Ohl réponditMathilde en laissant échapper un soupir, jene crains pas de me tromper; le vrai moyen,c'est de ne s'attacher qu'à celui que l'onconnaît dès l'enfance, et de ne jamais chan-ger, quelque brillants que soient les autresavantages qui se présentent. »

Cependant l'amiral, voulant poursuivreson projet, annonce à madame de Vaudeuilqu'il est chargé d'augmenter encore le nom-bre des prétendants à la main de son adora-ble fille, et qu'il vient la demander en mariage

pour un officier de marine, son parent,jeune homme de la plus haute espérance.

« Cette demande m'honore autaut qu'elle

me flatte, répondit madame de Vaudeuil;mais c'est à ma fille à répondre. — L'hon-

neur d'appartenir à un parent de M. l'amiral,ajouta Mathilde, serait sans doute pour moi

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le présage de l'union la plus heureuse;mais depuis longtemps mon coeur a fait unchoix. — Pourrais-je, sans indiscrétion,Mademoiselle, connaître celui qui s'entrouve honoré? — C'est le fils d'uu frèred'armes de feu mon mari, répondit madamede Vaudeuil, le jeune Frédéric de Saint-Elmc, en ce moment à l'armée. — Et sansdoute il y occupe un poste distingué? —Du tout, monsieur l'amiral, reprit Mathilde

avec le plus aimable sourire; mon illustreprétendu n'est qu'un fourrier de dragons.

•— Vous m'étonnez, Mademoiselle; avecautant d'attraits en partage et ics avantagesde la fortune... — Ces avantages ne mesont échus que depuis l'absence de Frédéric;ils n'ont pu changer mon coeur; cl, s'il fallait

renoncer à l'ami de mou enfance, à celui

que mon père a laut de fois nommé sonfils, j'aimerais mieux reprendre mon heu-reuse obscurité. — Cependant, Mademoi-selle, il faut un rang dans le monde. —Aussi, reprit madame de Vaudeuil, ne meeuis-je engagée à marier ma fille que lors-que Frédéric serait officier. — Je conçoisque, enflammé par l'espoir d'obtenir Made-

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moiselle, il doit fairedes prodiges devaleur;mais l'occasion de se signaler ne se pré-sente pas toujours, et peul-êlre sera-t-illongtemps encore...— Eh bien! monsieurl'amiral, j'attendrai. — Comment? toutaulre parti qui se présenterait ne pourraitvous faire changer de résolution?—Jugezà quel point elle est irrévocable, puisqu'elleme fait renoncer à l'alliance que vous dai-

gnez me proposer. — Jo vois, Mademoiselle,

que je n'ai plus qu'un voeu à faire, c'est de

vous voir bientôt unie au jeune brave quetout annonce être digue de vous. »

M. de Bruix, convaincu par cette épreuvede toute la constance de Mathilde, certainque les liens qui l'attachaient au jeune deSaiut-Elme étaient indissolubles, sollicitade nouveau le colonel de ce dernier d'accé-lérer son avancement. Il obtint d'abordqu'il fût fait maréchal des logis; cette nou-velle parvint à madame de Vaudeuil, àqui Frédéric adressait toutes ses lettres pourMathilde; celle-ci, daus l'ivresse de sa joie,

ne cessait de répéter : « 11 ne lui faut plusqu'un grade pour être mon époux... »

Madamo do Vandeuil lui proposa de profl-

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A MA FILLE.,

1er decette occasi onpourrendrelcur visite hl'amiral Bruix, et lui faire part de cet heu-reux événement. Elles étaient loiu de sedouter qu'il avait été préparé par cel excel-lent homme, qui leur fit l'accueil le plu»affable, et leur dit que, si le nouveaumaréchal des logis eût aussi bien servidans la marine que dans l'armée d'Italie,il aurait eu le plus grand plaisir à le fairemonterau grade qui devait combler toussesvoeux. Tout en conversant ainsi, l'amiralproposa à ces dames une promenade, et,les conduisant du côté de l'arbre de Catinat,il leur offrit de se reposer un instantsous son ombrage. Elles acceptèrent. « C'estici, dit madame de Vandeuil, que Frédéricet Malhilde, encore enfants, apprirent às'aimer. Leurs jeux innocents, leurs pen-chauls mutuels, leur amour, leurs ser-ments, tout est mou ouvrage. — Oui, dit àson lour Mathilde avec le plus louchantabandon, c'est sur ce batte, à cctlc placeque j'occupe, que Fïédéricme disait encore,le jour de son départ : « Je veux, pour êtredigne do vous, suivre l'exemple du hérosqui semble nous couvrir de son ombre

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42 NOUVEAUX CONSEILS

tutélaire. Ahl si dans mon absence vousportez quelquefois vos pas vers cet arhrcprotecteur, invoquez pour votre ami lea

restes du grand homme qu'il nous rappelle,'et, si j'ai le bonheur de faire quelque belleaction, venez l'en remercier, et dites-luibien qu'on ne pouvait moins attendre d'unenfant de la vallée, élevé sous l'arbre deCatinat. » L'amiral connut par ces mémora-bles paroles le motif secret du pèlerinage

que chaque matin Mathilde faisait à cecher monument; et, cachant toujours avecadresse qu'il était instruit de tout, il con-duisit madame et mademoiselle de Vaudeuildans le parc de Saint-Gratien, où Mathildetrouvait à chaque pas la trace el le souvenirdu lendrc compagnonde son enfance.

Plusieurs mois s'écoulèrent; la guerrerecommençantavec plus de fureur, Frédéric,obligé de suivre les différentes marches del'armée, fut assez longtemps saus écrire àmadame de Vaudeuil. Mathilde, accabléede ce cruel silence et tourmentée par les

nouveaux dangers qui menaçaient son ami,tomba dans une tristesse si profonde, quesa mère eu fut alarmée. Celle jeune per-

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sonne ne trouvait plus de consolation qu'en

se rendant tous les malins à l'arbre, où saprière devenait chaque jour plus longueet plus fervente. Enfin, un soir qu'ellelisait à sa mère un éloge du maréchal deCatinat, cl qu'elle se plaisait à trouver dansla jeunesse de ce grand homme une analo-gie parfaite avec colle de Frédéric, arrive

une lettre de ce dernier, dont elle reconnaîtl'écrilure. Madame de Vaudeuil l'ouvre entressaillant et lit ces mots : « Je vous écrisà la hâte sur le champ de bataille; la vic-toire des Français esl complète, et je viensd'être fait sous-lieulenanl... Peut-être sui-vraî-je de près celle lellre. 0 vous que dès

mon enfance j'appelai du doux nom demère, et vous, ma soeur, ma bien-année, machère Mathilde, me voilà doue enfin dignerie vous appartenir!

» FRÉDÉRIC DE SAINT-ELME. »

« Il est officier! s'écrie Mathilde respi-rant à peine; il est officier! répôte-t-elleavec délire à la vieille femme de chambreet à tous les domestiques qui l'entourent;

mes amis, nous le reverrons bientôt... Peut-

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NOUVEAUX GU.S^ILSêtre suivra-t-il de près sa lettre. — Brave clbou Frédéric! dit madame de'Vandeuil, quipartageait la joie de sa fille, je pourrai doncte nommer mon fils! Il faut, conlinua-l-elle, faire part de cet événement à l'amiral*,il nous a témoigné trop d'intérêt pour nepas le lui annoncer nous-mêmes. Il est troplard pour nous présenter au château; maisdemain, à l'heure de son déjeuner.., —Oui, maman, nous irons toutes les deux...et nous nous arrêterons un instant à l'arbrede Catinat. »

Madame de Vandeuil et sa fille se ren-dirent donc le lendemain chez M. de Bruix,qui feignit d'être surpris de cetle nouvellepromotion, qu'il avait sollicitée et dont il

venait d'être instruit à l'instant même paîle colonel.

<c Eh bienl Monsieur, lui ditMathilde, j'étais bien sûre que Frédéric netarderait pas à parvenir au grade d'officier.

— Il ne peut devoir un avancement aussirapide, répondit Bruix, qu'à son méritepersonnel et à plusieuics actions d'éclat

— Oh 1 qu'iî me larde de les lui faire racon-ter toutes! Mais comment se pourrail-ilqu'il suivît de près sa lettre? — C'est

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qu'apparemment, répondit Bruix avecintention, son colonel l'aura choisi pourl'officier d'ordonuancc chargé d'apporterà Paris la nouvelle do la victoire. — Ohll'aimable homme que ce colonel I — Ce n'estqu'une supposition, Mademoiselle; il nefaut pas trop vous livrer à celte douceidée... » Comme ils s'entretenaient ainsi,entre éperdue et hors d'haleine la vieillefemme de chambre de madame de Vandeuil,qui criait du bas de l'escalier : « Madame...Mademoiselle... il est arrivé! il est arrivé!...

—- Serait-il vrai ? s'écrie Mathilde dans laplus vive agitation. — Je l'ai vu, vous dis-je... il m'a permis de l'embrasser... Jecrois, Dieu me pardonne, qu'il est encoreplus beau garçon que lorsqu'il est parti.

— Courons, maman, courons ! — Mais at-Icudez-moi donc, ma fille. — Je doute, Ma-dame, lui dit en riant l'amiral, que vouspuissiez suivre Mademoiselle ; elle ne nousvoit plus, ne nous entend plus... Mais veuil-lez accepter mon bras; je partage votrejoie, et je brûle de connaître cet heureuxFrédéric. » Ils marchent donc sur les pasde Mathilde, qui, d'abord emportée par le

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46 NOUVEAUX CONSEILS

premier élan de son coeur, s'était pourtantarrêtée avec la femme de chambre à laporte du jardiu, réfléchissant que la pudeuret la bieuséanco ne lui permettaient dorevoir son prétendu qu'eu présence de samère; Cependant Frédéric, les apercevantde loin, accourt au-devant d'elles, pressedans ses bras madame de Vandeuil, et luidemande lapermissiond'embrasserMathide.L'cinoliou de celte dernière redouble aupoint qu'elle peut à peine se soutenir, et,s'appuyant sur le bras de M. de Bruix, ellelui dit en désignaut Frédéric avec une noblefierté : « Eh bien! monsieur l'amiral, êles-vous eucore surpris de ma constance? »A celle qualification, Frédéric s'avance avecrespect en disant : « Souffrez, monsieurl'amiral, que je me félicite d'avoir pourtémoiu du plus doux moment de ma viel'uu des premiers soutiens de la marinefrançaise. — Croyez, Monsieur, que, après

ces deux dames, personne n'éprouve à vousvoir ici plus de plaisir que moi. — En moinsde trois mois, répétait Malhilde avec ivres-se, eu moins de trois mois, de simple four-rier devenir sous-lieutcnaut! —Et pouvais-

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je trop me hâter de cueillir des laurierspour mériter le prix qui m'était réservé!Mais je dois moins ce litre honorable àquelques actions d'éclat, si communes chezles Français, qu'aux boutésde mon colonel,qui, sachant le motif qui me faisait désirerde revenir à Paris, a daigné me proposerau général en chef pour apporter les dépê-ches. Non, jamais on ne témoigna d'intérêtplus tendre, jamais on ne prodigua plus dosoins et d'encouragements; un père n'eûtpas fait plus pour son fils. — Je vois, sedit tout bas l'amiral, que mes lettres ontproduit leur effet. — Mais, ajouta madamede Vaudeuil, pouvons-nous espérer, cherFrédéric, vous conserver quelque tempsparmi nous? — Tout ce que j'ai pu obtenir,c'est un congé de deux mois. — C'est bien

peu, reprit Mathilde involontairement. —Raison de plus, dit M. de Bruix, pour ac-célérer le mariage de ce couple fidèle. —C'est le plus ardent de mes voeux, repritmadame de Vaudeuil, et je vais m'occupersans relâche des préparatifs de ce beaujour. Monsieur l'amiral ne nous refuserapas, j'espère, de l'honorer de sa présence?

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48 NOUVEAUX CONSEILS

— Madame, je m'en fais un devoir. — De-venu par vos bienfaits le père des habitantsde cette vallée, ajouta Mathilde du ton leplus pénétrant, daignez représenter celui

que j'ai perdu, en me conduisant à l'autel.Ne me refusez pas d'embellir le plus beaujour de ma vie. — J'accepte, dit l'amiralavec expression et lui baisant les mains;oui, Mathilde, je tâcherai do représentervotre respectable père. — Mais, avant tout,dit Frédéric, il faut que je demande uneaudience au miuistre de la guerre pourobtenir son consentement. — Il est de mesamis, dit l'amiral; quelques affaires parti-culières m'appellent également à Paris;arrivant d'aussi loin à franc étrier, vousdevez être accablé de fatigue; je vous offrede vous mener demain dans ma calèche etde vous conduiremoi-même dans le cabinetdu ministre. — Que je suis touché, monsieurl'amiral, de toutes vos bontés I — A demaindonc, à neuf heures précises. » A ces mots,Bruix se retire en jetant encore un regardd'intérêt sur ce couple charmant, dont ilétait ravi d'être le prolecteur inconnu.

Le lendemain il vint prendre Frédéric à

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A MA FILLE. 49

l'heure convenue et le conduisit à Parisdans sa voiture. Ils ne cessèrent pendanttoute la route de parler de Mathilde. Fré-déric ne put s'empêcher d'avouer qu'ilavait beaucoup souffert de la fortunesurvenue à son amie par le testament d'unparent éloigné, et qu'il avait craint que,n'ayant pour dot que son amour et sonépée... « Vous ne connaissez pas encore,lui dit Bruix, tout le prix du trésor qui vavous appartenir. Moi-même, ignoraut lesserments qui déjà vous unissaient, j'aivoulu, pendant voire absence, marier Ma-thilde à l'un de mes parents, dont le rangdans la marine égale l'opulence ; mais ellem'a répondu qu'il n'était aucun avantagequi pût lui faire oublier l'ami de son en-fance. — Oh ! reprit Frédéric, combien cedernier trait me rend heureux! et commentpourrais-je l'entourer de tout le bonheurqu'elle mérite! » Arrivés à Paris, ils serendirent auprès du ministre de la guerre,qui, sur l'assertion de l'amiral, accorda aujeune sous-lieutenant la permission d'é-pouser mademoiselle de Vaudeuil, et luiremit une somme de six mille francs,

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50 NOUVEAUX CONSEILS

comme uno récompense accordée auxactions d'éclat qui l'avaient signalé dausla dernière campagne. L'heureux Frédéric,en sortant do chez le ministre, court aus-sitôt les marchands et fait préparer unecorbeille de mariage où il réunit tout ceque la mode et le goût peuvent inventer;et, pour mieux surprendre sa chère Ma-thilde, il demanda à l'amiral la permissionde déposer celle corbeille au château deSaint-Gratien, jusqu'à la veille du jourqui serait fixé pour sou mariage. Madamede Vaudeuil, qui, de son côté, avait faitles préparatifs nécessaires, décida que celteunion serait célébrée le mardi suivant. Elle

y invita toute sa famille et les principauxhabitants de la vallée : elle voulut mêmeque tous les bons agriculteurs du villagede Saint-Gralieu partageassent la joie de cebeau jour, et fit à cet effet dresser dans sesjardins une longue lente, sous laquelledevaient avoir lieu le banquet de ces bra-.ves gens et la danse générale. Malhilde, quisecondailsa mère daus tous ces préparatifs,s'attendait à ne recevoir de Frédéric aucunprésent de luxe; mais quelle fut sa sur-

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priso, lorsque, la veille du mauage, elletrouva dans son appartement une corbeille.de satin blanc, sur laquelle étaient brodés

en or son chiffre et celui de sou époux !

Elle s'empresse de l'ouvrir, y trouve uncachemire blanc, un demi-voile d'Angle-terre, une parure de corail et un assortimentcomplet de tout ce qui compose la loilelle.Au fond était un petit écrin de maroquinrouge, garni de velours blanc, qui contenaitun collier composé de deux rangs de perlesfiues et d'un écussou d'émail, entouré debrillants, au milieu duquel était écrit enlettres d'or : Constance... Mathilde porteaussitôt celte corbeille à sa mère, et, trou-vant auprès d'elle Frédéric, lui adresse desreproches sérieux sur sa prodigalité. Ils'excuse en lui apprenant l'honorable ré-compense qu'il a reçue du minisire de laguerre, et dont il ne pouvait, disait—il, faire

un meilleur emploi. « Passe encore, répon-dit Mathilde, pour quelques chiffons degoût; mais un châle aussi riche! Frédéricpeut-il me traiter comme ces jeunes follesqui ne sç marient que pour avoir uu cache-mire? Et puis, des diamants... — Qut

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bl NOUVEAUX CONSEILS

voulez-vous dire? répondit Frédéric avecétonncment. — Eh l oui : ce collier dont ladevise heureuse n'avait pas besoin, pourm'êlre chère, do tous ces brillants qui l'en-tourent. — Ce présent n'est pas de moi :

j'avoue, saus rougir, qu'il eût outrepassémes faibles moyens. Il ne peut venir quede l'amiral Bruix, que j'avais mis daus maconfidence, et chez qui la corbeille estrestée depuis notre relour de Paris. »Comme il achevait ces mots, entre l'amiral,à qui Mathilde témoigne son étonuement etson embarras. « Ne m'avez-vous pas choisi,lui répondit cet homme aimable, pour repré-senter votrepèrel » "

Enfin luit le jour tant désiré : c'était aumilieu du mois de mai. Frédéric s'empressed'aller, avec les plus proches parents demadame de Vaudeuil, chercher au châteaul'amiral Bruix, qui se rend auprès de lamariée en grand uniforme et accompagnéde plusieurs enseignes de vaisseau qui sert,vaient sous ses ordres. Tous les villagesdes envions s'étaient réunis à l'église deSaint-Gratien; où Mathilde se rend, con-duite par l'amiral. Frédéric, en grande

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tenue, donne la main à madame de Van-deuil ; ils sont suivis d'un nombreux cortègede parenls, d'amis et de voisins. Le mariage

se célèbre au milieu de la satisfaction gé-nérale de tous les assistants; les nouveauxépoux sont reconduits chez eux, et reçoi-vent les félicitations de toutes lespersounesqui se trouvent sur leur passage. Après cesmutuels épanchemenls qu'inspire dans lesfamilles le premier moment d'une alliance,

on passe dans la salle où le banquet estpréparé, et l'on se met à table. Mathilde,placée entre l'amiral et son mari, trouvesous son couvert un paquet cacheté por-tant cette adresse : « A madame de Saiut-Elme. » Elle se hâle de l'ouvrir et lit cetécrit, en entier de la main du ministre de U

guerre :

« D'après le rapport qui nous a élé faitdes services honorables de Frédéric deSaint-Elme, sous-lieulenant au sixièmerégiment de dragous, et de plusieurs actionsremarquables qui annoncent en lui l'un desofficiers les plus distingués de son corps,nous prorogeons de quatre mois le congédélivré par son colonel, et lui accordons, à

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64 NOUVEAUX CONSULS

partir de ce jour, un semestre entier pourse reposer des fatigues de la dernière cam-pagne, et jouir, au sein de sa famille, dela récompense due au mérite et à la va-leur. »

Mathilde ne peut achever cet écrit sansla plus vive altération. Frédéric, non moinsému qu'elle, se lève et s'écrie avec l'élande la reconnaissance : « C'est encore unbienfait de l'amiral ! — Vous ne pouviez,lui dit Mathilde, me faire un présent de

noces qui me fût plus cher. » A ces motselle se lève, ainsi que Frédéric, et tous lesdeux pressent dans leurs bras M. de Bruix,qui, les yeux mouillés de larmes, répèle àMathilde avec l'expression la plus tou-chante : « Ne m'avez-vouspas choisi pourreprésenter votrepère 1

LE JOURNAL DES MODES.

La mode est une divinité qui soumet toutà son empire, à son caprice. Pour elle on

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se met à la gêne, ou sacrifie son repos, onexpose sa sanlé, souvent môme jusqu'à savie. C'est sur les femmes surlout que lamode exerce le plus particulièrement sapuissance. Avec ces mots : C'est la mode,

on répond à toutes les objections, on légi-time toutes les extravagances, et l'on secroit à l'abri du reproche et de la critiquetoutes les fois qu'on peut dire : C'est lamode. Chaque époque a ses ridicules, sesaberralions plus ou moins dangereuses;nous en trouvons un exemple frappant danscet épisode, emprunté au lemps qui suivitl'Empire.

Emma, fille de M. de Linvaî, administra-teur des domaines, était une des esclavesles plus soumises de la mode. Il ne parais-sait pas la moindre nouveauté dans Paris,qu'aussitôt l'élégante Emma ne s'empressâtde l'adopter. Jeune, pleine d'aisance dansses manières, elle donnait à tout ce qu'elleportait une grâce si parfaite, que les chosesmême les plus extraordinaires lui allaientà ravir et semblaient n'avoir été inventéesque pour elle.

La forluue et la tendresse aveugle de

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56 NOUVEAUX CONSEILS

M. de Linval procuraient à la jeune demoi-selle tous les moyens de satisfaire sesdésirs. Aussi, dans les cercles, la regardait-

on comme l'observairice la plus fidèle detout ce que l'art de la toilette pouvait créer:la mise, la chaussure, la couleur et la formedes vêlements, et jusqu'au plus petit chiffonqui composait sa loilolle, tout en elle étaitvmarquablc. Les jeunes personnes de sonAge la prenaient pour modèle cl s'empres-saient à l'envi d'imiter toutes les modesqu'à peine elle avait commencé à suivre ouqu'il lui plaisait d'inventer.

Tant de gloire et de renommée fiai!ait lavanilé d'Emma. Elle se croyait un person-nage très-important, se regardait commel'oracle du bon goût. Entrait-elle dans unriche magasin de soieries, elle tranchait,commandait en souveraine, faisait dépliercent pièces d'étoffes avant de se déterminerà former un choix, trouvait détestable cequ'il y avait de plus beau, et finissait quel-quefois par s'arrêter aux marchandises derebut, mais qui lui semblaient préférables

par leur bigarrure et leur singularité. Seprésentait-elle chez une des marchandes

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A MA FILLE. 51

de modes les mieux assorties, elle essayaitvingt chapeaux l'un après l'autre; n'entrouvant pas un seul qui lui convînt, elleen commandait un nouveau, surchargé detulle, de plumes ou de fleurs, recomman-dant expressément qu'on ne le fit voir àpersonne, et surtout qu'il fût prêt le pluspromptement possible.

Dès le lendemain, elle revenait et trouvaitaffreux le même chapeau qui, la veille,avait été l'objet de ses désirs. La marchandelui faisait en vain observer qu'il élait abso-lument conforme à ses ordres. « Je ne niepas l'avoir commandé, répondait Emma dubout des lèvres et n'articulant ses mois qu'àmoitié; mais, en fait de chapeaux, je neveux porter que ceux qui me plaisent leplus. — J'aurai pourtant l'honneur d'as-surer à Mademoiselle que celui-ci lui sied...

— Horriblement ! Je m'y connais, vous 1G

savez ; et, quoique jeune encore, j'ai déjàplus essayé de chapeaux que vous n'en avezfait. — Je demande mille pardons à Made-moiselle; mais, si elle voulait se donner lapeine d'examiner celui-ci... — Eh non,vous dis-je ; la couleur amarante ne va pas

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18 NOUVEAUX CONSEILS

du tout aune blonde, qui, naturellement, al'air doux, le regard timide et modeste. —Mademoiselle préférerait-elle le lilas? —Le lilas... c'est bien fade. — Le bleu-lapis?

— Eh bien ! voyons le lapis... mais c'estsi commun... Avaut-hier, au bal des Étran-

gers, une de mes amies parut en lapis, clla demi-heure qu'elle a dansé a suffi pourme dégoùlcr de la couleur. Tout bien décidé,je ne prendrai qu'uu simple chapeau depaille d'Italie. — J'en ai justement de très-beaux daus mon magasin, et les ai envoyéchercher. — Vous donnerez au mien uneiorme tout-à-fait neuve, et jetterez sur lecôté une couple de roses. — De quellecouleur, Mademoiselle? — Bleues. — Com-ment? — Oui, bleues; cela sera piquant:je prétends mettre les roses bleues à lamode. — Mais Mademoiselle n'ignore pointqu'il n'y a pas de roses bleues, et que cellecouleur... — Sera remarquée cl fera épo-

que : c'est justement ce qu'il me faut. Nousautres élégantes, n'imitons jamais, cl nousnous sommeslà-dessusprescritdes règles...Eh bienl où sont donc ces pailles d'Italie?

— Je vous fais mille excuses, Madcmoi-

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A MA FILLE. ÎJU

selle ; mais les commissionnaires sont quel-quofois si lents dans leurs courses l J'aipourtant bien recommandé aux miens dese hâter, lorsque je tes ai envoyé chercherces chapeaux... Mais les voici. »

On défait les caisses à la hâte. Emmatrouve d'abord les pailles de la plus grandebeauté, en pose plusieurs sur sa lête etleur donne mille formes différentes; puis,tout-à-coup, elle les jolie. « Tout bien con-sidéré, reprend-elle avec sa nonchalancemiuaudière, ce ne sera ni la paille d'Italie,ni le lapis qui fixera mon choix, je meursd'envie de revenir à la couleur amaranteque vous m'avez conseillé de prendre. —Je crois, en effet, que c'est ce qui va lemieux à la fraîcheur do votre teint. — Ce-pendant ne trouvez-vous pas que cela medonne des couleurs trop animées? j'ai l'aird'uue harcugôre; fil l'horreur!... Tenez,Madame, je ne me sens en train de rien choi-sir aujourd'hui.. Demain, peut-être... non,non, après-demain, à pareille heure, en-tendez-vous?... Après-demain. » En ache-vant ces mots, la jeune dédaigneuse sort,monte en voiture, après avoir culbuté deux

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60 NOUVEAUX CONSEILS

immenses magasins, et disant partoutqu'on ne trouvait plus rien chez les mar-chands.

On se doute aisément, d'après tous cesdétails, que le tailleur d'Emma ne devaitpas moins supporter de caprices et de con-tradictions. Je dis le tailleur, parce qu'uneélégante, à celte époque, ne pouvait pasdécemment dire ma couturière : c'était unterme trop bourgeois.

Cependant le prétendu tailleur de notreobservatrice de la mode n'était autre chosequ'une ancienne femme de chambre de samère, qui faisait des robes pour un grandnombre de femmes de la cour, ce qui n'avaitpas peu contribué à lui conserver Emma

au nombre de ses pratiques. Cette coutu-rière, adroite et rusée, se donnait bien dogarde de faire la moindre observation, et seprêtait à toutes les extravagances do lajeune fille : tantôt elle apportait à Emma

une robe dont la longueur était extraordi-naire, puis, toul-à-coup, une autre très-courte qui ne descendait tout au plus qu'àhuit pouces au-dessus du talon. Une autrefois, c'était un vêlement à manches très-

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A MA FILLE. 61

serrées, et ne couvrant qu'à peine la moitiéde l'épaule; peu de jours après paraissaientd'autres manches énormes, tombant jus-qu'au bout des doigts, et d'une largeur pro-digieuse ; mais ce qu'on observait réguliè-rement, ce qu'Emma recommandait par-dessus toutes choses, c'était de donner àchaque vêtement le moins d'ampleur possi-ble ; il fallait que la robe la plus riche fûtcollée sur le corps et ne formât qu'un sacétroit, qui, bridant sans cesse, empêchaitl'élégante qui s'y trouvait emprisonnée defaire le moindre mouvemeut sans déchirerl'étoffe ou faire partir les coutures. Il fallaitenfin que ces robes délicieuses fussentencore plus décolletés par derrière que pardevant, de manière à laisser apercevoir aumoins la moitié do l'épine du dos et le jeucontinuel des omoplates; mais, pour jouirde tous ces rares avantages et pouvoir at-teindre à cette sublimité du bon goût, ilétait indispensable d'avoir une chemise

sans manches, et l'on ne pouvait se per-mettre tout au plus qu'une petite jupe debatiste, on avait, par ce moyen, les brus

nus jusqu'aux épaules, les reins très-peul

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62 NOUVEAUX CONSEILS

couverts, la poitrine continuellementexpo-sée à l'air, et gonflée au moyen d'un corsetmécanique qui serrait le bas do la taille àempêcher la rcspiratiou. On était au sup-plice, à la vérité ; on ne pouvait se tournerque d'une pièce; èl> si par malheur onlaissait tomber son mouchoir qu'il fallaittenir à la main faute de poche, impossiblede le ramasser... mais on avait la jouissancede dire : C'est la mode /

Le plus grand inconvénient de toutes ces.extravagances était la perle de la sauté. Le

moyen qu'une femme, dont les organes sontsi délicats, puisse résister pendant l'hiver,et dans le climat que nous habitons, à rece-voir toutes les impressions du froid et dol'humidité! C'est surtout à la sortie desgrandes réunions que, passant tout-à-coupd'une chaleurconcentrée à une, températureglaciale, ces malheureuses victimes de lamode payaient cher leur imprudente nudité.Que de jeuues mères do famillc^que d'uni-ques héritières, le charme et l'espoir deleurs parents, que de femmes célèbres parleurs talents et leur beauté, auxquelles lafuneste prérogative do 1 riller un instant,

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de fixer les regards d'un public insensé,d'étaler en un mot une mode nouvelle, acoûté la santé et même la vie !

Emma ne fut pas plus que les autres àl'abri des effets inévitables de celte dange-reuse manie : plusieurs transpirations sup-primées, quelques rhumes dégénérés encatarrhe, attaquèrent sa poitrine, au pointque tout fit craindre pour ses jours. M. deLinval reconnut alors, mais trop tard, satrop grande condescendance aux capricesde sa fille, qui bientôt se repentit elle-même de son culte trop constant pour lanouveauté, en voyant ses beaux bras sedessécher, ses yeux perdre leur éclat etleur vivacité, son leint pâlir, sou enjoue-ment se changer en une tristesse invincible,et ses forces diminuer chaque jour. Oh!combien elle regrctla d'avoir aussi cruel-lement abusé de tous les dons que luiavait prodigués la nature! combien ellemaudit la mode et s'étonna de l'omp'roabsolu qu'elle exerce 1 combien surtoutelle fit à son père de reproches déchirants I

Car telle est l'injustice des e»>fants, quesouvent ils font un crime à leurs parents deleur excès do tendresse.

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Cependant les soins multipliés et lessecours de l'art apportèrent un adoucisse-ment aux maux cruels qu'éprouvait Emma,et finirent par écarter, au bout do quelquetemps, les dangers qui menaçaient sefijours ; mais il resta à la jeune convalescenteune faiblesse de poitrine qui exigea les plusgrandes précautions. On proscrivit doncles chemises sans manches, les robes dé-colletées et tout ce que la mode pouvaitinventer : on les remplaça par une bonnedouillette fourrée, par des chemises depercale à longues manches et un jupon dedessous en laine tricotée. On couvrit sa tôled'un chapeau de velours, et on substituaaux minces chaussures de taffetas ou de sa*tiu blanc des souliers à doublo coulure oudes brodequins assez forls pour préserveidu froid et de l'humidité.

Peu à peu la convalescente reprit sa forcepremière, son embonpoint revint, la fraî-cheur naturelle de son teint reparut et endissipa l'extrême pâleur ; ses yeux reprirentleur expression, leur vivacité; enfin Emmaredevint telle qu'elle était avant sa longuemaladie.

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On oublie aisément en bonne santé les

promesses que les soufirances nous ontfait faire. Emma, brillante do force et defraîcheur, ne put résister entièrement auxattraits de la mode ; et, sans en être l'es-claveaussi fidèle qu'autrefois, elle ne laissaitpas de lui rendre quelques hommages. D'a-bord le chapeau de velours fut supprimé :il était trop lourd, et surtout couvrait en-tièrement la figure. Ensuite on quitta lessouliers à double coulure, ils blessaient lespieds, ils auraient fini par donner des cors.Enfin on se débarrassa de la douillettefourrée : le printemps qui commençait larendait assommante; tnaislaraisonvéritable,c'est qu'elle cachait l'élégance de la taille etles bras.

' Insensiblement la mode reprit en partieson empire : et, lorsque M. de Linvai fai-sait à sa fille des remontrances sur sesnouvelles fantaisies, et lui rappelait à cesujet le3 reproches pénibles qu'elle n'avaitcessé de lui adresser pendant sa maladie,Emma, se jetant à son cou et lui fermantla bouche par un baiser, lui disait : « Tantque jo fus convalescente, mon bon petit

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père, j'ai suivi exactement tout ce que tum'as prescrit, je me suis imposé toutes lesprivations que lu m'as ordonnées; mais àprésent que j'ai recouvré ma sauté, per-mets-moi d'en user un peu sans l'exposer.Depuis trois mois il a paru des nouveautésravissantes, et je les ai laissées passer sansleur rendre hommage. 11 est bien juste quetu m'accordes quelque dédomagemment. —J'y consens, répondit le père trop confiantet trop tendre; mais songe à tous les dan-gers que tu as courus, aux tourments, auxchagrinsdont ilsm'ont accablé; songe enfin àta conservation : c'est le demander de son-ger à la mienne. »

Le printemps et l'été se passèrent sansque la jeune élégante, qui souvent prouvaitsou penchant irrésistible pour la mode, eûtà se repentir des fréquentes imprudencesqu'elle commettait à l'insu de sou père;mais, au commencement de l'automne,Emma fut encore atteinte d'une douleur depoitriue qui, sans être inquiétante, exigeanéanmoins de nouvelles précautions. Onregarda comme dangereux pour elle do

passer à Paris l'hiver qui approchait; les

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médecins consultés furent d'avis qu'ilserait sage de l'envoyer, pendant cettesaison rigoureuse, voyager dans le midi dela -France.

M. de Linval avait précisément un frèreétabli à Beaucaire : c'était un des plus richesnégociants de celte ville. Il proposa à safille d'aller passer chez sou oncle toute lamauvaise saison, afin d'achever de rétablir

sa santé, dont on aurait tous les soinsimaginables. Emma, quoique bien cou-vaincue que ce séjour lui serait salutaire,répugnait à aller habiter une petite ville àplus de cent cinquante lieues de Paris.Que faire pendant une si longue absence?avec qui pouvoir causer modes, bijoux,toilette, elc. ? aux yeux de qui faire brillerson bon goût, son tact, son élégance?C'était s'exposer à mourir d'ennui, c'étaitvéritablement s'enterrer vivante.

M. de Linval, qui déjà roulait dans satôle un projet assez plaisant, s'imagina,après avoir employé mille instances auprèsde sa fille, qu'il pourrait la déterminer à

ce voyage salutaire en flattant son amour-propre cl surtout son penchant pour la

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mode. Il lui proposa donc de partir accom-pagnée d'une femme de chambre adroite etintelligente, qui lui ferait tous les chiffonset toutes les robes qu'elle désirerait; et,afin que son éloignement de Paris ne laprivât pas de tout ce que le goût pourraity faire naître, il lui offrit de l'abonner auJournal des Modest qui chaque semaine ré-pandait dans toute la Fraucc les nouveautésdont s'enrichissait la capitale. « J'ajouteraià cet envoi, dit M. de Linval à sa fille, lesétoffes, rubans, chapeaux et parures quiseront annoncés; et, comme tu en aurasla gravure fidèle dans le journal, ainsi quele détail savant et nécessaire à la confectionde tous ces chefs-d'oeuvre du bon ton, il

te sera facile d'être toujours à. la mode,quoique éloignée do Paris; d'ajouter etd'inventer toi-même ce qu'aussitôt exécu-tera ta femme de chambre. Songe bien que,d'un autre côté, cela te procurera l'avan-tage de donner le ton à toute une., ville, devoir les dames de Beaucaire l'imiter àl'envl, reconnaître en toi la favorite dugoût, t'entourer de leurs hommages et deleurs félicitations. »

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Emma fut séduite par cet espoir flatteur.Quelque recherchée que l'on soit dans satoilette, il faut une fortune immense pourbriller à Paris; mais, dans une ville de-

province, un rien séduit, tout est remarqué ;la chose la plus simple éblouit, par celamême qu'elle est portée avec grâce. Notrejeune élégante accepta donc l'offre de soupère, et alla elle-même s'abonner au Jour-nal des Modes, afin qu'il lui parvînt exac-tement à Beaucaire. Ces dispositions prises,elle se sépara de son père, non sans verserquelques larmes, et se mit en roule, sur-chargée d'étoffes nouvelles, de chapeauxet de rubans modernes, avec lesquels ellevoulait faire chez son oncle une entréetriomphale, et se montrer digne de la répu-tation qui l'y avait devancée.

M. de Linval, qui joignait aux qualités dumeilleur des pères la finesse et la gaietéd'un homme aimable, fut, le jour même dudépart d'Emma, s'enlendrc avec le rédac-teur du Journal des Modes, pour faire insérerdans l'exemplaire qui devait parvenir à safille tout ce qui pourrait à la fois améliorersa sanlé, et surtout la guérir de cet insalia-

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ble amour pour la mode qu'elle poussaitjusqu'au ridicule.

Ce journal, alors en très-grande vogueparmi les dames, paraissait une fois tousles cinq jours. Il était ordinairement com-posé de huit pages, et orné d'une ou plu-sieurs planches enluminées, qui donnaientuue juste idée des costumes nouveaux.M. de Linval fit faire à ses frais des gra-vures particulières qu'on insérait danschacun des numéros qui parlaient pourBeaucaire, et dans lesquels il faisait impri-

mer le détail analogue aux nouveautésqu'il lui plaisait d'inventer dans son ca-binet.

Comme son but était d'abord de rétablirla poitrine de sa chère Emma, il fit compo-ser des costumes chauds et commodes.Tantôt c'était une redingote de mérinos,doublée d'hermine ou de chinchilla, quicouvrait les bras et croisait sur la poitrine;tantôt c'était un ample spencer de levantineamarante bordé d'astracan, qui descendaitjusqu'au bas des reins, et montait jusquesous le menton... Puis on lisait au texte dujournal que, depuis l'étroite alliance entre

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la France et là Russie, les fourrures étaienten très-graude vogue : de là l'éloge desvêlemeuls fourrés; de là une descriptionminutieuse et très-exacte de leurs formes,de leurs couleurs, de leurs effets, de leurvariété...

Et voilà notre jeune folle qui, munie dedifférents objets que son père avait grandsoin de lui envoyer, s'occupait à imiterles costumes nouveaux que représentaientles gravures : et, à son exemple, toutes lesdames de Beaucaire, en admirant son goût,sa tournure et sa grâce, se couvraient d'as»

tracan, d'hermine et de chinchilla.Emma était ravie. Devenue l'idole do

toute la ville, à laquelle elle donnait le ton,elle commandait la forme et la couleur desvêlements, des chaussures et de tout cequi composait la toilette; enfin elle éprouvaqu'on peut goûter loin de la capitale quel-ques plaisirs, et qu'en province même onest tout aussi capable qu'à Paris de suivreles caprices de la mode. Emma devintd'autant plus remarquable, que, sa poitrinese rétablissant chaque jour, grâce auxvêtements dont M. de Linval faisait corn-

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poser à son gré les dessins, elle reprit sonenjouement et sa vivacité. On ne parlaitdans Beaucaire et ses environs que de lajeuue Parisienne. On la suivait dans lespromenades, on l'entourait daus toutes lesréunions; c'était à qui la recevrait, la fêle-rait, et lui adresserait les hommages les plusempressés.

L'hiver commençait à faire place auxpremiers jours du printemps. Emma, malgrétoutes les jouissances dont elle était envi-ronnée, sentit le besoin de rejoindre sonpère et de se rapprocher de Paris, ce templede la mode. M. de Linval, qui ne désiraitpas moins revoir la jeuue voyageuse, dontil se flatl?it d'avoir rétabli la sauté, sous-crivit avec empressement à la demande do

sa fille, et bientôt le jour fut fixé pour leretour d'Emma. Mais cet homme aimable,voulant en môme temps la guérir de saridicule manie, et ramener sa raison enattaquant son amour-propre, fit insérerdans le dernier numéro du journal qui par-vint à Beaucaire une gravure, accompagnéede six pages"de texte, entièrement consa-crées à retracer un habit de voyage du

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dernier goût. On y lisait qu'aux dernièresfêtes données à la cour s'étaient rendusune foule de personnages émiuenls, parai*lesquels on avait remarqué aux chasses drVersailles plusieurs princesses allemandes,et que toutes les éléganlcs de la capitales'empressaient d'imiler le costume de cesbelles étrangères. Chaque jour, ajoutait lejournal, de midi à cinq heures, on ne ren-contre, soit aux Tuileries soit aux boule-vards, que des femmes vêtues conformé-ment au nouveau costume représenté dansla gravure.

M. de Linval s'était amusé à le composeraiusi : un chapeau de poil tricolore, c'est-à-dire dont la forme élait bleue, le dessusdes bords jauue et le dessous vcrl et s'al-tachanl sous le menton par un ruban cou-vert d'écaillés de cuivre doré, comme onen voit aux casques des dragons ou descuirassiers. Ce chapeau était ombragé detrois grandes plumes noires qui retombaientpar devant et complétaient sa bigarrure;un habit amazone de drap vert tendre, col-let de velours cramoisi, revers et parementsbleu de ciel, le tout orné d'une quantité pro-

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digieuse de petits boutons blancs et deIrcsses rouges. La jupe de cet habillementétait ouverte sur le côté droit, où l'étoffe

se trouvait retroussée par deux glauds pa-reils aux tresses : ce qui mettait à découvert

une partie de la jambe; des bottines à lahussarde jaunes et à talons rouges; desgants d'écuyer en peau de renne, et le fouetà la main.

Quoique ce costume, que le journal an-nonçait comme divin et suivi par toutesles mondaines, parût assez bizarre à Emma,

sa singularité même eut des charmes à

sesyeux. Elle trouvadans cet accoutrementl'occasion de faire briller tous ses avan-tages. Elle résolut, en conséquence, de nereparaître daus Paris que revêtue de celletoilette, qu'elle croyait si recherchée. M. doLinval lui vait fait parvenir, avec le der-nier numéio du journal, le chapeau trico-lore et tout ce qui pouvait compléterl'amazone polonaise : c'est ainsi que lejournal nommait ce prétendu coutume.Emma se mit elle-même à l'ouvrage avecsa femme de chambre, et, au bout dequelques jours, elle alla, ainsi parée, faire

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scs adieux aux dames de Beaucaire, quivoulurent aussitôt l'imiter, el firent tournerla tête à tous les fabricants pour avoir deschapeaux tricolores.

Emmaarriva doncàParis, après cinq jour-nées de poste, vers les quatre heures dusoir. Ce jour-là même, le célèbre Talma,qu'uuc maladie avait dérobé quelque tempsà l'amour du public, reparaissait dans lerôle de Manlius, où son lalcul inimitableressortait dans toute sa force et dans tout

îjson éclat. M. de Linval, certain que sa fille[arriverait d'assez bonne heure pour jouirrde ce beau spectacle, avait loué une logooù il se proposait de la conduire cl démettreà fin le projet par lui conçu. Tout Paris seportait en foule au Théâtre-Français.Emma, après avoirreçudeson père l'accueille plus tendre, et lui avoir de son côléprouvé tout le bonheur qu'elle éprouvait àse retrouver dans scs bras, voulut faire

une toilette recherchée pour aller à ce bril-lant spectacle, où elle se faisait une fêle dese montrer; mais M. de ' Linval lui fitobserver que rien n'était plus moderne elen même temps plus remarquable que

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l'amazone qu'elle portait; il lui conseilla deparaître ainsi vêtue, afin d'annoncer à toutle monde qu'elle arrivait d'un long voyage,et que, en descendant de voiture, elles'était empressée de venir joindre ses féli-citations à celles de tous les vrais amis desarts.

Emma goûta vivement cette idée : elle sehâta de donner à son costume polonais unefraîcheur nouvelle, et d'arranger ses che-veux, que le voyage avait mis en désordre.Elle se rendit au Théâtre-Français, où elleproduisit tont l'effet qne s'était proposéM. de Linval. La singularité, la bigarrurede son accoutrement, excitèrent dans lasalle une risée universelle. Emma crutd'abord que o'était quelqu'uu dont la logetouchait la sienne qui causait ce tumulte :plus elle s'avance pour regarder autourd'elle, plus les éclats redoublent daus leparterre; de toutes parts on la désigne dudoigt. Bientôt plusieurs dames de la sociétéde M. de Linval, eutrant dans sa loge, oùelles avaient place, ont de la peine à recon-naître la jeune voyageuse. Elles lui deman-dent en riant si elle arrive d'Arménie ou du

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Congo, la questionnent sur la singularitéde son habillement, et sont teutécs de croire

que l'amazone est atteinte de folie. Emma,interdite et confuse, répond que c'est ledernier genre qu'elle s'est empressée d'a-dopter, à l'exemple do toutes les élégantesde Paris, et qu'elle en a pris le modèleexact dans le Journal des Modes... Deséclats de rire échappent de nouveau à cesdames, à la vue du costume bizarre, etsurtout du chapeau tricolore aux trois plu-mes noires; elles ne peuvent s'empêcherd'avouer à Emma que c'est un tour qu'onlui a joué ; que ce costume est ridicule et

ne fut jamais adopté par aucune femme deParis ni désigné daus le journal. Notre

voyageuse croyait rêver : elle cherchait la

cause d'une aussi étrange erreur, lorsqu'onregardant son père, qui à son tour nepouvait plus s'empêcher de rire, elle devinaqu'il était l'auteur du nouveau costume elle rédacteur des numéros qu'elle recevait& Beaucaire. Malgré son dépit et sa confu-sion, elle trouva la leçon aussi gaie qu'in»gênieuse, ôla sur-le-champ son chapeautricolore, mit le cachemire d'une des dames

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qui l'entouraient sur son amazone verttendre, et plaisanta la première de sa miseoriginale... Réfléchissant ensuite à quelsexcès d'extravagance peut porter la maniedes nouveautés, elle se promit d'y renon-cer, et reconnut qu'on peut sans doute,quand on est jeune, faire quelques sacri-fices à la mode, mais qu'elle est si capri-cieuse et si passagère, qu'on est bien dupede se mettre pour elle à la gêne, d'altérersa santé, de braver le ridicule et d'exposersa vie.

LE PEIGNE PARLANT.

Madame do Saint-Marcel, femme d'undes plus célèbres chirurgiens des arméesfrançaises, éloignée de son mari depuisplusieurs années, se livrait entièrement àl'éducation de Caroline, sa fille unique,chez laquelle la nature semblait avoir pris

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plaisir à rassembler tous ses dons. Figurecharmante, grâce sans afféterie, espritenjoué, coeur excellent, franchise, finesse,gaieté, tout était réuni dans cette jeuue per-sonne, que la haute réputation de son pèreet une fortune assez considérable faisaientrechercher dans les meilleures sociétés deParis. Caroline joignait à tous ces avantagesde l'instruction sans pédanterie, et plusieurstalents d'agrément qu'elle avait portés auplus haut degré de perfection.

On se figure aisément combien cettejeune demoiselle devait être chère à madameSaint-Marcel, et avec quel plaisir cettetendre mère recueillait, pour prix de sessoins, les félicitations de tous ceux qui serencontraient avec sa fille 1

Cependant un défaut assez dangereuxs'était glissé, sans qu'elle s'en fût aperçue,à travers les aimables qualités de sa chèreCaroline. Ce défaut, trop commun chez lesjeunes personnes qui parviennent à l'ado-lescence, était la manie de tout ridiculiser,sans égard, sans distinction; de rire deschoses les plus simples ; en un mot, de semoquer de tout le inonde. Caroline se livrait

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avec d'autant plus de sécurité à ce défaut,qu'aimable, spirituelle, elle ne craignaitpasqu'on usât envers elle de représailles.Aussi rien n'échappait à la pénétration deson regard, à la volubilité de son caquetcl de ses mordantes railleries. Allait-elle àla promenade, chaque individu était parelle examiné, contrôlé, dépecé de la têleaux pieds; dans les soirées, c'était unecritique continuelle de la toilette de ma-dame une telle, des diamants de celle-ci,de la taille de celle-là, du maintien del'une, de la voix et du geste de l'autre;entrait-elle dans un cercle, son oeil avideet malin choisissait aussitôt ses victimes :

à peine était-elle assise, que, s'entretenantde ceux qu'elle regardait avec ironie, elle

se livrait à des éclats de rire et à des chu-choteries qui mettaient au supplice lespersonnes qui en étaient l'objet.

Les unes, par égard pour la société oùelles se trouvaient, et par suile de l'intérêtsi puissant qu'inspirent la jeunesse et l'inex-périence, souffraient en silence les railleriesamôres de Caroline ; d'autres, moins patien-tes ou plus sensibles, ne pouvaient con-

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scnlir à devenir le jouet d'une jeune étour-die, et murmuraient tout haut de ce ionsatirique et malin qui formait un contrastesi frappant avec la dignité de son maintienet les charmes de sa figure.

Ce qui surtout enhardissait Caroline cllui donnait l'habitude de ce défaut nuisible,c'étaient les bravos, les rires approbateursqu'excitaient ses carcasmes, qualifiés sot-tement de bons mots. Le plaisir de voir seformer autour d'elle un cercle de jeunesétourneaux, celui de les entendre rôpéteichaque épigramme comme une chose char-*

mante, et se proposer de la répandre dansParis, tout cela avait insensiblement altèrel'aimable candeur de Caroline, tout celaeût gâté pour jamais son caractère et cor-rompu son coeur, si plusieurs aventuresassez remarquables n'eussent instruit ma-dame Saint-Marcel de l'égarement funesteauquel s'abandonnait sa fille.

Un jour elle assistait avec sa mère à unconcert d'abonnés, où se trouvaient réunisles artistes et les amateurs les plus distin-gués de la capitale. Un violon célèbre exé-cutait un concerto de sa composition : au

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moment de Yadagio le plus savant, et leplus expressif, un silence absolu ré-gnait dans toute la salle, chaque auditeurretenait pour ainsi dire sa respiration,lorsque tout-à-coup Caroline, placée sur ledevant d'une tribune, et se moquant detoutes les personnes qui se trouvaient euface d'elle, laisse échapper un grand éclatde rire. L'artiste se trouble au point qu'ils'arrête et demeure stupéfait ; toute l'assem-blée, transportée d'indignation, porte sesregards sur Caroline, et ces mois répétés :

« A la porte l'insolente!.. » se font entendrede toutes parts. Madame de Saint-Marcel,selevant pour ne pas causer un plus grandscandale, emmène sa fille au milieu deshuées de tout l'auditoire, et à la satisfac-tion des vrais amis des arts, qui, cherchantà réparer par mille aplaudissements l'ou-trage sensible et inattendu que venait derecevoir l'artiste, le supplièrent de recom-mencer le morceau.

On voulut savoir quelle était la jeuueimpertinente qui avait osé troubler à cepoint une réunion si respectable. On appritbientôt son nom, sa demeure ; et, dès le

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lendemain, elle reçut une lettre du directeurde ce concert : il lui annonçait que l'iudi-gnalion qu'elle avait causée ne lui permet-tant plus de reparaître dans une assembléeoù se trouvait réunie l'élite des talents, illui renvoyait son abonnement, pour ne pasl'exposer à être de nouveau chassée avecignominie. Le directeur terminait sa lettreen la plaignant de la réputation qu'elle sefaisait dans le monde, et en lui conseil-lant d'avoir à l'avenir plus de respect pourles arls.

La peine qu'éprouva Caroline fut inex-primable. Elle comptait faire briller sestalents dans ce concert si renommé. Déjàmême elle s'était exercée sur un concertode Pleyel, qui devait produire la plus vivoccnsalion. Elle voulut répondre au direc-teur, s'excuser de son imprudence; maissa mère lui dit que sa faute élait irrépa-rable, et qu'il fallait en supporter le châti-ment. La fierté de Caroline fut si fortementhumiliée, scs regrets de ne pouvoir plusassister à celle brillante réunion furent sivifs, que des larmes de dépit s'échappèrentde ses yeux. Madame de Saint-Marcel, ravie

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au fond de lame de la forte leçon donnée &

sa' fille, résista à toutes ses sollicitations,et

,

s'empressa d'écrire elle-même unelettre d'excuses au directeur du concertet à tous les artistes célèbres qui le com-posaient.

Caroline, sensible à la privation qu'il luifallut subir, fut en effet quelque tempsassez réservée; mais bientôt cédant de nou-veau à la force de l'habitude, elle se livraplus que jamais à toutes ses piquantesrailleries, à ses rires immodérés, et parvintà se faire remarquer et redouter dans toutesles sociétés où elle était reçue.

Une belle soirée d'un dimanche d'élé,elle était au jardin des Tuileries avec plu-sieurs jeunes personnes de sa connais-sance : elle critiquait, contrôlait, disséquaitchaque passant d'un ton qui faisait pâmerdo rire ceux qui l'entouraient. MadameSaint-Marcel seule souffrait en silence, etcherchait à modérer l'imprudente gaieté do

sa fille. Caroline dirigeait principalementses traits mordants sur une jeune personneassise vis-à-vis d'elle, ayant à ses côtésun vieillard décoré, que tout annonçait

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être le père ou le parent de la jeune in-connue.

Redoublant de sarcasmes et de plaisan-teries, Caroline attirait sur elle tous lesregards, et les faisait reporter ensuite surla jeune personne, qui rougissait et parais-sait éprouver une graude souffrance, quandtout-à-coup le vieillard, la prenant par lamain, s'avance vers la jeune moqueuse etlui dit avec dignité : « Déplaire à une aussibelle personne que vous, Mademoiselle, estun supplice au-dessus des forces de mafille. Veuillez donc, par charité, lui désignerles ridicules que vous remarquez eu elle,afin qu'elle puisse s'en corriger, et attein-dre, s'il est possible, la perfection que cha-cun se plaît à remarquer en vous. »

Le tou imposaut du vieillard et le souriresardouique dont il accompagna ces parolesindiquaient assez qu'il n'avait d'aulrc butque de venger sa fille, et donner à la jeuuûétourdie la leçon qu'elle méritait.

Caroline, interdite, embarrassée, ne sul

que lui répondre; les jeunes personnes quil'entouraient et riaient de ses lazzi se re-gardaient également en silence. Madame

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de Saint-Marcel, ravie de l'aposlrophe duvieillard, jugeant aussitôt, à son attitude etau choix de ses expressions, que c'était unhomme de distinction : « Je ne sais, Mon-sieur, lui répondit-elle, si ma fille peutremarquer quelque ridicule dans Mademoi-selle; quant à moi, je vous remercie duservice important que vous me rendez ence moment ; el, si j'avais un voeu à faire,

ce serait que ma fille ressemblât à lavôtre. » L'iuconuu, désarmé par celteréponse, se conlenla de répliquer : « Faut-il qu'avec une figure si ravissante, unegrâce si parfaite, on se fasse remarquer partant d'inconvenance I Puissent les tourmentsque depuis une heure Mademoiselle faitendurer à ma fille ne pas retomber un joursur elle ! » Ensuite s'adressant à madameSaint-Marcel : « Eu voyaut Mademoiselleauprès de vous, Madame, ajoula-t-il, onvous félicite d'abord... mais bientôt onvous plaint d'être sa mère. » En achevantces mots, le vieillard se relira, faisant àmadame Saint-Marcel le salut le plus res-pectueux, el jélaut sur Caroline un regardde pitié.

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Cette nouvelle scène accabla notre jeunesatirique do remords et de conf ision. L'ex-pression qu'avait mise l'honorable inconnudans scs dernières paroles, les larmes quis'échappaient des yeux de sa fille, avaientattiré les regards, excilé la curiosité detoutes les personnes qui les environnaient.Chacun approuvait tout haut la remon-trance de l'inconnu, et murmurait contrela jeune imperliuente dont les rires immo-dérés et lo caquet malin scandalisaientautant qu'ils surprenaient dans une jeunepersonne paraissant entrer à peine dansson adolescence. L'improbalion publiquefut si générale et si forte, quo madame doSaint-Marcel, craignant d'exciter du trou-ble, et voulant profiter de celte occasion

pour faire sentir à sa fille tout le dangerde sa funeste habitude, sortit brusquementavec elle du jardin des Tuileries, se promet-tant bien de ne jamais l'y reconduire, et de

ne plus s'exposer à s'en voir chassée aussiignominieusement.

Celte aventure fit la plus forte impression

sur Caroline. Un morne silence et unesombre rêverie succédèrent aux saillies

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brillantes, aux mots caustiques et malinsqui abondaient ordinairement sur seslèvres. Elle sentit, pour la première fois,combien il est dangereux de se moquer desautres, et que l'amour-propre offensé nepardonne jamais. Madame de Saint-Marcels'aperçut avec joie du retour sérieux quesa fille commençait à faire sur elle-même;mais, bien convaincue qu'elle avait encorebesoin d'une leçon pour être entièrementguérie, elle profita d'une circonstance favo-rable qui se présenta pour exécuter le planqu'elle avait formé.

M. de Saint-Marcel était depuis plusieursmois à Vienne en Autriche. Il avait sauvéla vie à une archiduchesse, qui, tombée decheval dans une chasse, s'était fait à latête une blessure profonde. Ce chirurgiencélèbre, présent à cette chasse aveu l'am-bassadeur de France, avait eu le bonheurde relever la jeune archiduchesse, et dedonner une nouvelle preuve de ses rarestalents en lui épargnant la douloureuseopération du trépan, à laquelle elle semblaitêtre condamnée. Au moment où cette jeunefemme était tombée, un peigne d'or garni

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de diamants s'était détaché do ses longscheveux blonds, et avait été ramassé parM. de Saint-Marcel, qui voulait le lui re-mettre. « Gardez-le, lui dit l'archiduchesse,

comme un gage de ma reconnaissance, etpermettez-moi d'y joindre la parure àlaquelle ce peigne appartient. En offrantde ma part ces diamants à la digne compa-gnedont

* o asfaites sisouventl'éloge.dites-luibien, Monsieur, de ne les porterjamais saussonger à celle que vous avez si habilementsecourue, et qui vous doit la vie. »

M. de Saint-Marcel s'était empressé d'en-voyer à sa femme cette riche parure, com-posée d'uu collier, de boucles d'oreilles etdu peigne dont nous venons de parler.Madame de Saint-Marcel, se coiffant rare-ment en cheveux, garda pour elle les an-neaux et le collier, et offrit le peigne à Caro-line.

Caroline, enchantée de posséder un bijousi précieux et si brillant, ne manquait pasde s'en parer lorsqu'elle allait en soiréeavec sa mère. Ce qui surtout flattait sonamour-propre, c'était de voir chaque per-fconue porter les yeux sur ce riche peigue,

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en admirait l'éclat et l'élégance. Madamed6 Saint-Marcel, qui toujours avait en têtede donner à sa fille une dernière leçon,que tout rendait indispensable, lui proposaun jour d'aller voir un nouveau ballet quiattirait tout Paris. « J'espère, lui dit-elle,que vous y conserverez la décence et lemaintien qui conviennent à votre âge, àvotre sexe, et que vous ne m'exposerez pasaux humiliations que déjà tant de fois vousm'avez fait supporter. Oh! maman, repritCaroline, j'en ai trop souffert moi-mêmepour que je hasarde le moindre mot quipuisse blesser personne : l'aventure duconcert et le vieillard des Tuileries ne sor-tiront jamais de mou souvenir. Je ne puisvous dissimuler cependant que l'habitudede critiquer tout ce qui s'oflre à ma vuen'est pas encore entièrement détruite, etque souvent je reliens mille plaisanteriesprêtes à s'échapper malgré moi; mais letemps, vos leçons, et la ferme résolutionque j'ai prise, détruiront entièrement, j'es-père, celte cruelle manie, qui, je le sensbien, finirait par me rendre odieuse à loutle monde, et indigne du litre de Yolre fille. *

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Madame do Saint-Marcel répondit à ceté[>anchement de Caroline en la pressantsur son sein. Elle se mit ensuite à tresserflle-mêmo ses beaux cheveux; mais, aulieu du riche peigne qu'avait envoyé sonmari, elle substitua nn autre à peu pôssemblable, qu'elle attacha sur la lêle de

sa fille. Sur le haut de ce peigne on lisaitces mots tracés en diamants sur un fondd'écaillé noire : Méchante langue. La toiletteachevée, les deux dames se rendirent àl'Opéra, et se placèrent au milieu de l'or-chestre. A peine Caroline y fut-elle assisequ'elle remarqua plusieurs personnes quiportaient lesyeux sur elle. Elle crut d'abordque c'était l'effet ordinaire de la richesseet de l'éclat de son peigne; mais bientôtelle entend dire ça et là : Méchante langue.Elle regarde de tous côtés, ne pouvants'imaginer encore que c'est d'elle-mêmeque l'on parle : plus elle tourne la tête, pluselle, enlend répéter les mots qui avaientfrappé son oreille. Nul doute alors qu'elle

ue soit l'objet de la risée publique : ellerougit; des larmes roulent daus ses yeux;et, ne pouvant supporter celle position

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cruelle, elle propose à sa mère d'aller semcllre dans une loge, prélcxlanl qu'ellesétaient mal à l'orchcslre et verraient beau-coup mieux ailleurs. Elles sortent toutesdeux. Parcourant les corridors pour trouv* rune loge, Caroline eut la douleur d'entendmplusieurs jeunes gens, de la tournure laplus élégante, répéter, en la regardant, lafatale inscription qu'ils lisaient sur sa tête.Elle traverse le foyer : même supplice;enfin elle se sauve dans une lege, où, secroyant à l'abri de laut d'humiliations else trouvant seule avec sa mère, elle selivre à tout son désespoir. « Il faut donc,s'écrie-t-clle en fondant en larmes, que jeme sois attiré le mépris de tout le monde I

Ohl que je me repens de mes imprudentesrailleries, cl que j'en suis punie cruelle-ment! »

Madame de Saint-Marcel, tout en lui pro-diguant les soins el les consolations d'unetendremère, jouissait en secret du succès de

son entreprise. Comme elles s'entretenaienttoutesdeuxsur les funesteseffetsdelà satireet sur les chagrins inévitables qu'elle donneà ceux aui l'exercent, une dame, dont les

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dehors annonçaient l'opulence et le meil-leur ton, vint se placer dans la même loge

avec deux jeunes personnes, égalementremarquables par la décence et la grâce deleurs mauières. Caroline, pour la premièrefois de sa vie, ne trouva rien à critiquerdans ces trois dames.- La mère lui parutaussi distinguée, aussi spirituelle que cesdeux jeunes filles semblaient aimables etmodestes. Déjà la satirique inexorableéprouvait qu'il est bien plus doux de louerque de blâmer; déjà elle faisait à madamede Saint-Marcel l'éloge des trois inconnues;déjà même elle exprimait le désir d'entameravec elles la conversation, lorsqu'elle en-tendit l'aînée des deux soeurs dire tout basà la cadetle, en lui poussant le bras, cesparoles déjà tant de fois répétées : Méchantelangue. Caroline, foudroyée par ce derniercoup, auquel elle était loin de s'attendre,et ne pouvant plus rester dans la loge, oùelle suffoquait de honte et de douleur, sor-tit avec sa mère, sans oser lever les yeuxsur les deux jeuues personnes. Celles-cila regardent de nouveau, désignent à leurmère la fatale inscription, et les deux mots

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déchirants retentissent encore uue fois auxoreilles de Caroline.

« Je vois bien, dit-elle à madame deSaint-Marcel, que j'ai perdu tout-à-faitl'estime publique. Retirons-nous, maman;sauvons-nous de ce, supplice insupportable.Oh I que les mots qui sont sortis de la bou-che de ces deux charmantes personnesm'ont fait de mail C'en est fait, je nereparais plus dans aucune réunion; je fuisle monde pour jamais. Venez, maman ; jebrûle d'être rendue chez nous... J'élouile...Je suis au supplice I »

Madame do Saint-Marcel, soutenantCaroline accablée par la contrainte et lessanglots qu'elle s'efforçait de retenir, des-cendit le grand escalier de l'Opéra, fit avan-cer une voilure, et, au moment où elles ymontèrent, Caroline culeuditencorederrièreelle : Méchante langue !

Pendant le chemin, sou désespoir fut

au comble. Elle ne cessait d'implorer lepardon de sa mère, d'avouer qu'elle étaitiudigne de ses soins, de sa tendresse; puis,se jetant sur, son sein, elle laissait échapper

un torrent de larmes. Madame, de Saint-

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Marcel fut au moment d'avouer à sa fillelesiralagèmo qu'elle avait employé; mais,craignant d'en détruire l'effet salutaire, ellefeignit d'approuver sa résolution; et, pro-fitant du désordre produit par son agitationextrême, elle ôta de ses beaux cheveux !o

peigne parlant, pour y substituer avecadresse celui que M. de Saint-Marcel availenvoyé. Le soir, eu détachant ce richepeigne qui lui était si cher, Caroline n'eutaucun soupçou de la ruse de sa mère.

Fidèle à sa résolution, Caroline fut long-temps sans paraître daus aucun cercle,ne songea qu'à réprimer ses habitudes, àréformer son caractère; en uu mot, elledevint aussi douce, aussi indulgente, qu'elle,avait été jusqu'alors satirique et redoutable.Ce ne fut qu'au bout d'un an que madamede Saint-Marcel, ravie et bien certaine duretour que sa fille avait fait sur elle-même,lui montra l'heureux instrument d'un chan-gement si désiré, et lui avoua tous leochagrins qu'elle avait eu le courage do luifaire supporter et d'endurer elle-même,pour rompre et détruire à jamais un pen-chant fuucslc qui eût faille malheurde sa vie.

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Caroliue, loin do rcpprocher à sa mèreles humiliations que lui avait attirées lepeigneparlant, promit de le conserver tou-jours, s'engagea même à le remettre sursa tête dès qu'il lui échapperait la moindreméchanceté. Mais cet engagement fut inu-tile : Caroline, qui, depuis uu an, avaitgoûté les charmes de la douceur et de latolérance, en contracta la précieuse habi-tude. Elle reparut daus la société. Au lieud'entendre répéter derrière elle la devisecruelle du peigne parlant, elle recueillait

' partout les félicitations les plus flatteuses.

LUS JARDINS DE YlillNOU

ou

LA FAISEUSE D'HISTOIRES.

A trois lieues de la ville de Tours est unehabitation ravissante appelée Vernou, dont

on cite les jardins comme les plus riches,

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les mieux dessinés el les plus curieux quepuisse parcourir l'oeil du naturaliste. Lesprestiges de l'art, dans ce séjour enchanté,sont en si parfaite harmonie avec les beau-tés de la uature, qu'on croirait, au premieraspect, que tout est l'ouvrage de celle-ci;mais bientôt on s'aperçoit que le goût leplus exquis et tous les sccrels de la scienceagronomique ont présidé tour à lour à cetensemble étonnant qui charme, éblouit etporte dans l'âme le bonheurd'exister, le douxoubli des peines de la vie.

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lot à un temple de riche architecture,tantôt à une demeure rustique où vit unheureux ménage, tantôt à un hospice oùlesiufirmes et les indigents du canton reçoi-vent des secours, de pieuses aumônes, tantôtenfin, par des pentes inseusiblcs et sousdes berceaux de verdure, à l'habitation del'heureux propriétaire do ce délicieux sé-jour. On n'y distingue ni tourelles ni cré-neaux, aucun pout-levis n'en précèdel'entrée; elle donne sur le grand chemindu village, et n'a pour défense que l'amouret le respect de ses habitants. C'est, eu unmot, l'asile de la paix et de l'indépendance,n'offrant à l'extérieur qu'une retraite com-mode, mais où sont réunis tous les avanta-gesde l'opulence, tous les attributs de la plusnoble hospitalité. L'accueil qu'on y faitchaque jour aux étrangers et aux curieuxqui vont visiter ce lieu ravissaut est à lafois si gracieux et si touchant, que chacund'eux s'imagine qu'il y était attendu. Oacroit être dans sa famille, et, lorsqu'onsalue l'honorable vieillard qui vous yreèoit, l'éclat de ses cheveux blancs, lagrâce répandue sur ses traits encore pleins

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d'expression, l'aisance de ses manières, lecharme de son langage, lout se réunit pourvous impalroniscr à l'instant même auprèsde ce modèlo accompli de l'urbanité fran-çaise.

On conçoit aisément qu'une société nom-breuse et choisie embellit souvent encorecelte retraite délicieuse. Elle est, pourainsi d.re, le rendez-vous de tout ce quela ville de Tours compte d'hommes distin-gués et de femmes aimables. Le fonction-naire public, l'homme de lettres, l'avocatcélèbre, le négociant renommé, ont-ilsquelques moments de liberté qu'ils vou-draient consacrer au plaisir, ils se disent :

« Allons à Vernou. » Le grand seigneur, lesavaut étranger, l'artisle voyageur, quis'arrêtent quelque temps dans la capitaledu jardin de la France, demandent-ils cequ'il y a de plus curieux à voir dans sesenvirons, on leur répond : « Allez à Ver-nou. » Toujours on est sûr d'y trouverbonne société, table abondante, et, par-dessus tout, cet inappréciable attrait d'uuefranche liberté, qui donne à chaque initié.le droit de se montrer tel qu'il est, et

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l'assuranced'êtreappréciépour ce qu'ilvaut.Une famille honorable de Paris était

venue s'y établir depuis quelques jours.M. de Montbel, conseiller d'État, ancienami du propriétaire de Vernou, revenantde Bretagneavec sa femme et sa fille uniquenommée Cornélie, fut désireux de connaîtrece séjour si vanté et de resserrer des liensqui lui étaient chers. Livré tout entier à seshautes fonctions, il n'avait pu s'occuperde l'éducation de sa chère Cornélie, quesa mère avait élevée au milieu des distrac-tions du grand monde et des jouissancesque donnent le rang et la fortune. La jeunede Montbel, à peine âgée de quinze ans,réunissait toutefois ce qui fait briller dans

an cercle; une imagination vive et féconde,

une instruction variée, une saillie piquante,et surtout une facilité d'élocution qui ravis-sait tous ceux qu'elle attirait autour d'elle.Ces brillants avantages l'avaient conduiteinsensiblement à ce besoin de narrer, àcelte habitude étrange de s'immiscer dansla conversation et d'y tenir le dé par millerécils qui fatiguent les gens sensés et nefont rire oue les sols. Mais ce cruel besoin

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de parler ne se borne pas toujours à desrécits historiques : la mémoire épuiséecharge souvent l'imagination d'agir à saplace, et ce qu'on invente n'est pas toujoursconforme à la bienséauce. Cornélie, quoiquebonne au fond, fatiguée de se répéter, etdouée d'une fécondité remarquable, étaitdevenue une de ces faiseuses d'histoiresqui parlant à tort et à travers, finissent parcompromettre la réputation de telle outelle personue, par brouiller des amis, etdeviennent par cela môme le fléau de lasociété. Trop jeune encore pour sentir lesdangers d'un penchant si funeste, Cornélien'y voyait que la jouissance de briller etde faire applaudir à son étonnaute facilité.Sa mère, dont elle chatouillait l'amour-propre, n'élait pas moins aveugle qu'elle;mais M. de Montbel, qui joignait aux qua-lités les plus rares cet esprit de convenancedes gens de cour, s'était aperçu que safille, dans les cercles qu'elle fréquentait,avait commis des indiscrétions qui l'yrendaient redoutable. Plus d'une fois il luiavait fait à ce sujet d'austères remontran-ces, et la faiseuse d'histoires avait promis

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à son père de faire un retour sérieux surelle-même et de profiter de ses avis.

Mais le moyen de renoncer au plaisir sidélectable d'occuper un cercle nombreux,el d'exciler l'enthousiasme des habitantsde la province ! Comment, lorsqu'elle étaitannoncée comme un prodige d'esprit etd'imagination, Cornélie n'eût-elle pas sou-tenu sa haute renommée? Le hasard sem-blait favoriser son ambition. Elle se trou-vait à Vernou, entourée des jeunes per-sonnes les plus distinguées de la contrée,qui toutes briguaient la faveur d'un entre-tien, d'une confidence; qui toutes faisaientmille questions à la brillante Parisiennesur ses liaisons, ses goûts et ses plaisirs,sur tous ces riens charmants qu'on netrouve que dans la capitale de la France.Oh I combien notre faiseuse d'histoires eutde, récits à faireI Avec quelle avidité eten même temps avec quelle admiration lesbonnes et crédules provinciales écoutaieuttout ce qui sortait de cette bouche expres-sive I C'était ordinairement à la chaumièrede Delille, établie dans l'un des plus beauxsites du parc de Vernou, qu'avaient lien

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ces entretiens si recherchés ; c'était au basdu buste de ce grand poète, couronné d'épiset de fleurs des champs, que l'ingénieuseCornélie se livrait à toute sa verve narra-tive. Tantôt elle dépeignait avec une sorkde fidélité le charme et la splendeur de-cercles de Paris, l'attrait des spectacles,les promenades au bois de Boulogue ; tantôtelle décrivait avec pompe les bals donnéschez les ministres, où Madame une telleétalait des diamants dont le prix, disait-on,était au-dessus de la forluue connue de

sou mari ; où Mademoiselle une telle, quiprétendait posséder les plus beaux cheveux,avait, en dansant, accroché les longuestresses qui couronnaient sa tôle, et qui,tombées sur le parquet, ne paraissaientplus être que le chef-d'oeuvre du coiffeur.Tantôt enfiu, passant de la réalité à lafiction, l'inépuisable Cornélie s'abandonnaitaux rêves de son imagination féconde, enassurant qu'au dernier spectacle de la cour,où le rang qu'occupait son père lui permet-tait d'être admise, le jeuue duc de Chartresn'avait cessé de porter sur elle des regardspleius d'intérêt; que le nrince de Joinville,

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son frère, lui avait baisé la main ; que laduchesse de Berry l'avait honorée du salutlepius gracieux, et que le roi lui-môme avaitpoussé la bonté jusqu'à lui faire servir uueglace. En un mot, il n'est pas d'histoiresplus ou moins vraisemblables, pas de.con-tes en l'air que ne fît Cornélie aux jeunesdemoiselles qui l'écoutaient, et qui, toutes,enviaient le sort de la fille du conseillerd'État, et les prétendus honneurs qu'elledisait avoir reçus.

Mais parmi les provinciales qui croyaientnaïvement tout ce que leur débitait lajeune Parisienue, se trouvaient les deuxfilles d'un riche manufacturier de la villede Tours : Alberline et Cécile Hortensin,parfaitement élevées, joignant une candeurcharmante à beaucoup d'instruction. Ellesavaient d'abord prêté la plus grande atten-tion aux récils piquants de la faiseused'histoires ; mais bientôt elles crurent s'a-percevoir qu'elle s'amusait à leurs dépens^

« Que le duc de Chartres ait attaché sur elle

un regard d'intérêt, dit Alberline, et que laduchesse de Bérry l'ait saluée, rien d'éton-naut à cela' : l'urbanité est ''apanage d'uuo

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haute naissance ; mais que le prince de Join-ville, à peine âgé de neuf ans, lui ait baiséla main, et que le roi se soit occupé d'ellejusqu'à lui faire servir des glaces, voilàce que je ne saurais croire. — Ma soeur abien raison, dit Cécile, et je ne suis plusla dupe de la conteuse, quelque séduisantequ'elle soit 1 — Oh 1 si nous pouvions pren-dre notre revanche 1 ajoute Alberline, d'unesprit inventif et d'une aimable espièglerie.Ces Parisiennes s'imaginent qu'on nousfait accroire tout ce qu'on veut, et qu'enprovince on peut tout hasarder. Ne pour-rions-nous, à notre tour, faire quelqueshistoires à la fille du conseiller d'État,et lui prouver que si nous nous mon-trons franches et confiantes, nous nesommes pas toujours aussi crédules qu'onle pense, et que nous savons quelquefoisnous venger de ceux qui se font un jeud'abuser de notre bonne foi? — Il faudrait,reprend Cécile, induiro en erreur la Pari-sienne 6ur les personnes lés plus respecta-bles de notre société : cela pourrait amenerdes méprises divertissantes, et peut-êtredonner à la faiseuse d'histoires une leçon

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salutaire. — Je m'en charge, dit Alberline.Vous savez que, dans mon enfance, j'étaisassez babillarde, et que j'avais le défautd'inventer mille extravagances; je m'ensuis corrigée à temps, Dieu merci I mais jeretrouverai sans peiuc mon ancten savoir-faire; secondez-moi toutes en conservantvotre sâng-froid, et je serais bien trompéesi la belle présomptueuse ne tombait pas àson tour dans les erreurs où elle se plaît àjeter les autres. »

Dès le lendemain, lorsqu'on fut réuni,selon l'usage, à la chaumière de Delille, nosjeunes provinciales excitèrent de nouveauCornélie à étaler les ressources de son ima-gination, et, feignant de prendre à la lettretout ce qu'elle leur débitait, elles lui per-suadèrent, plus que jamais, que rien nepouvait résister au charme de ses narra-tions. On fit tomber adroitement la conver-sation sur les personnes qui composaientles cercles de Vernou ; on commença parte comte de Rosan, ancien officier de ma-rine, vieillard aimable *A d'un commerceenchanteur. Le plus beau spectacle pourcet excellent homme, c'était une jeunesse

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nombreuse se livrant aux plaisirs du belâge ; il mettait sa plus douce jouissance àles lui procurer. Toujours d'une gaietécommunicative et du meilleur ton, il ins-pirait, par sa présence, la joie et l'urbanité.C'était, en un mot, le digne émule en cour-toisie du vénérable propriétaire de Vernou,et, par cela même, un de ses meilleurs amis.

« Oh ! je l'ai jugé du premier coup d'oeil,dit Cornélie : on n'a pas les manières plusnobles, les expressions mieux choisies;on dirait un homme de cour. — C'est biendommage, dit Alberline, que daus sesvoyages d'outre-mer il ait contracté l'habi-tude... — De fumer, n'est-ce pas? J'aimel'odeur du tabac à la folie. — Ce n'est pascela, Mademoiselle... Ancien marin, jetésouvent dans les îles désertes ou parmi deshordes sauvages, il s'est vu réduit à vivredes animaux qu'il tuait à la chasse, et,depuis ce temps, il ne mange ordinairementque de la chair crue. — Fil l'horreur 1

8'écrie la Parisienne; qui croirait, à voircette figure si douce et si vénérable, quec'est celle d'un anthropophage? — Celaconfond tous ceux qui lu connaissent.

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reprend Alberline; mais on lui passeraitcette manie, si quelquefois elle n'avait dessuites dangereuses... L'autre jour encore,à la grande fêle de la Saint-Louis, qui eutlieu chez le préfet, il prit la main à unejeuue dame, aussi belle que modeste, etson intenlion, j'en suis bien sûre, était d'yposer respectueusement ses lèvres septua-génaires... Eh bien! cette funeste habitudede manger de la chair fraîche l'égaré aupoint qu'il mord jusqu'au sang la mainqu'il presse dans les siennes, ce qui fitpousser à la malheureuse victime un criperçant et le tira tout-à-coup de sa méprise.

— L'étrange aventureI dit Cornélie; moiqui déjà me sentais pour ce beau vieillard

un si tendre intérêt : fiez-vous donc auxapparences I — C'est comme cette baronnede Rostauge, reprend Alberline avec unsaug-froid imperturbable ; veuve d'un mé-decin du roi, entichée des opinions de sonmari, ne s'cst-ellc pas mis dans l'idée qu'on

ne saurait trop soigner l'estomac des jeunesfilles? C'est pour cela qu'elle a toujours sabonbonnière pleine de pastilles de diversescouleurs, qu'on croirait ôlrc au citron, à

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l'ananas, à la framboise ; point du tout :

elles sont entièrement d'ipécacuana ; etsilôt qu'on eU a croqué deux ou trois... —Elle est donc folle, cette femme? répond lacrédule Cornélie; je serais très-blesséequ'elle m'eût attrapée de la sorte : l'ipéca-cuana me cause des convulsions, un spas-me affreux qui me met à la mort. Combienje vous remercie, Mademoiselle, de m'avoirprévenue ! »

Enfin Alberline et sa soeur, secondéespar les jeunes personnes composant leursociété habituelle, et désirant s'amuser auxdépens de la faiseuse d'histoires, lui racon-tèrent mille ridicules qu'elles attribuaientà tel ou tel habitant des environs, et quifirent pâmer de rire Cornélie, au pointqu'elle se promettait déjà d'en augmenterson ample recueil et de les débiter à sonretour à Paris. Mais les différentes erreursoù l'avaient jetée les espiègles de provincene tardèrent pas à produire leur effet, etdonnèrent lieu aux scènes les plus étranges.La fête du village de Vernou avait attiréun grand concours de monde dans ce séjoursi ravissant. Le comte de Rosan et la

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baronne de Rostange s'y rendirent de leurshabitations respectives. Ils reçurent cetaccueil qu'on doit aux vieillards amis de lajeunesse. A peine furent-ils introduits dansle salon, que les jeunes gens de l'un et del'autre sexe les entourèrent d'hommages,exprimant tout le bonheur qu'inspirait leurprésence. On leur présente mademoiselle deMontbel, qui les regarde avec défiance, etB'étonne qu'on ait autant d'égards pour unmangeur de chair crue et une vieilb follequi prétendait droguer tous les estomacs.Elle ne s'approcha d'eux qu'avec crainte,ît se promit bien de ne pas s'exposer àdevenir la victime de leurs dangereusesmanies.

Bientôt la bonne madame de Rostangetire de son sac à ouvrage de velours cra-moisi une riche bonbonnière ornée d'unportrait entouré de brillants et présente despastilles aux demoiselles, avec celle bon-homie de la meilleure des femmes. Alberlineet sa soeur prennent quelques bonbons etfeignent de les jeter sur le parquet en fai-sant un signe d'intelligence à Cornélie.Soudain plusieurs jeunes personnes qui

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n'étaient pas dans le secret acceptent demême les pastilles de l'excellente baronne,et les mangent avec empressement et sécu-rité. « Pauvres petites I se dit tout basCornélie, sous dix minutes elles vomirontjusqu'au sang. » Les dix minutes se pas-sent, et aucune d'elles, même parmi lesplus friandes, ne paraît être incommodée.«Apparemment, se dit Cornélie, qu'elles

y sont habituées, ou que la veuve du vieuxdocteur aura diminué la dose. » Quelquesinstants après, on annonce que le dîner estservi. Chaque cavalier s'empresse de donnerla main à la dame qui se trouve auprès delui ; le vénérable comte de Rosan, qui, dansce moment même, adressait à mademoisellede Montbel ce que peuvent inspirer deflatteur une jolie figure et une grâce par-faite, lui prend la main avec cette noblecourtoisie d'un ancien chevalier français, etla conduit à la salle à manger. Sa place yétait justement désignée auprès de celle dela Parisienne. Il s'en félicite avec une ex-pression vivement seûlie. Entraîné' par leplaisir qu'il éprouve, et cédant à cette fran-che cordialité d'un ancien marin, il porte

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tout-à-coup la main de Cornélie à ses lèvfeset y dépose le baiser le plus respectueux.

« Au secours I au-secours !... » s'écrie cèlle-ci, se sauvant dans un des coins de la salle,pâle, se soutenant à peine. Chacun désnombreux convives attache sur la belleeffrayée des regards inquiets ; M. et ma-?dame de Montbel s'élancent vers leur fille,qu'ils soutiennent dans leurs bras, et luidemandent la cause de cette terreur subite.L'honorable vieillard, immobille, interdit,et rougissant comme un enfant, ne sait àquoi attribuer une aussi brusque inconve-nance. « Ah I pardon, monsieur le comte...mille fois pardon l lui dit avec surprise etconfusion la tremblante Cornélie en passantà plusieurs reprises sa seconde main surcelle qu'il avait baisée avec tant de plaisir,j'ai cru que vous m'aviez mordue. — Moi,

vous mordre i lui répond en riant l'aimableseptuagénaire; moi déchirer vos bellesmains I... Eh! Mademoiselle, je n'ai plus dedents l » A ces mots, un rire général s'em-pare de tous les assistants. On se demandequi peut causer une semblable méprise;le vieux marin, qui lient à sa réputation de

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chevalier courtois, veutabsolument savoir

ce qui peut lui mériter une pareille impu-tation. Cornélie, pour s'excuser, lui avouenaïvement que l'habitude qu'il avait de nevivre que de chair crue, et la morsure parlui faite dernièrement sur la main d'unejeune dame... A cet aveu, l'hilarité redou-ble. La faiseuse d'histoires devine aisément,

aux éclats de rire de mesdemoiselles Hor-lensin, aux sourires sardoniques lancés

sur elle de toutes paris, qu'on s'était jouéde sa crédulité, et qu'elle-même était dupede cette manie de narrer et de débite!mille extravagances. Piquée au fond du

coeur de la revanche que venaient de pren-dre sur elle les jeunes provinciales dontelle avait cru pouvoir s'amuser, elle futd'abord sérieuse, interdite; mais bientôt,reprenant ses esprits et rappelant cellegracieuse urbanité qui la caractérisait, ellefut la première à révéler les folies dont ouavait frappé sou imagination. Elle fit amen-de honorable au comte de Rosan, qui,pendant le dîner, lui prouva clairementqu'il ne mangeait point de viande crue etne vivait, au contraire, que de fruits et do

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légumes. Cornélie ne s'excusa pas moinsauprès de la baronne de Rostauge des

soupçons qu'elle avait eus sur sa bonbon-nière, aussi redoutable à ses yeux prévenus

que la boîte de Pandore, et lui demanda lapermission d'expier son erreur en croquantplusieurs pastilles, qui ne lui causèrent nimaux de coeur ni convulsions. Allant en-suite se jeter dans les bras d'Alberline, ellela remercia de la leçon qu'elle recevait, et

' mi voua l'amitié Ja plus vraie. Elle reconnutque les demoiselles de province peuventavoir tout autant de malice et d'imaginationque les présomptueuses de la capitale. Ellerenonça pour jamais à cette habitude fu-

i aeste de parler sans réfléchir, de raconteri «ans cesse et d'inventer mille fables qui

v léversent le ridicule sur les personnes les>lus irréprochables ; en un mot, elle devintaussi sensée, aussi retenue dans ses paro-les qu'elle avait été légère, inconvenante,et sentit quelle distance il y a dans lemonde entre la femme d'esprit et la faiseused'histoire^.

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LE PANIER DE FRAISES,

Sur la belle avenue de Paris à Bagnolet

se voit une agréable habitation, nomméel'Ermitage, dont la grille donne sur le grandchemin. C'était au milieu du mois de mai,époque où ce joli pays produii les pre-mières fraises qui paraissent dans la capi-tale.

Laure, fille d'un banquier qui habitaitcet ermitage, était un soir seule, assisederrière la grille, et s'amusait à compterles petites économies qu'elle avait faitessur l'argent qu'on lui donnait, chaque mois,pour scs menus plaisirs.

Au moment où elle formait mille et milleprojets pour employer un louis qu'elleavait amassé depuis plusieurs mois, elleentend jeter un cri daus l'avenue, regardeet aperçoit une jeune fille, nu-jambes etsans chaussures, dont le pied venait deglisser, el qui en tombant, avait répandu

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sur la route plusieurs paniers de fraisesqu'elle portait sur sa tête. Des pleurs cou-laient en abondance sur les joues de Babet(c'était le nom de la jeune fille). Elle s'é-criait avec l'accent du désespoir : « Que jesuis malheureuse! Entrée ce matin auservice de Jean-Pierre, la premièro fois

que j' vais cueillir dans ses jardins, il fautque j'aie le malheur de répandre le produitde son travail et de ses soins I J' suis horsd'état d' lui en rembourser le prix; il vame chasser d' chez lui, peut-êlro m' faire

passer dans 1* village pour une malhonuêtefille... Ma pauvre mère ! qui n'avez qu' moi

pour soutien, ô ma pauvre mère l qu'allez-vous devenir? »

En achevant ces mots, Babet ramassait àla hâte le peu de fraises échappées au dé-sastre, et dont à peine elle put former unpanier, toul le reste se trouvant écrasé dans

.

sa chute et confondu dans la poussière.Ces touchantes paroles : « Ma pauvre

mère ! qu'allez-vous devenir ? » pénétrèrentjusqu'au fond du coeur de Laure. « Jeunsfille, lui 4|t-elle en l'appelant du doigt, à

combien pouvaient monter les paniers de

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fraises que vous regrettez si fort? — Hélas !

ma beir demoiselle, de six il ne m'en restequ'un : cinq à quatre francs pièce, vu que,c'est dans la primeur, ça fait... Elle comptait

sur ses doigts. — Vingt francsl s'écriaLaure,—• Tant que ça I reprit Bahet; c'estpus que je ne gagne eu deux mois. Com-r

ment frai-jc? 0 ma pauvre mèrei qu'allezi-

vous devenir? — Eh bien! dit Laure, ou-vrant doucement la grille, confiezrvpusà moi, jeuno fille, et je me fais forle de répa-p,

rer l'accident qui vient de vous arriver.Donnez-moi ce seul panier qui vous reste,et prenez ce louis : c'est justement le prixdes six-que vous aviez. Vous direz à votremaître que vous avez vendu le tout auxhabitants de l'Ermitage : par ce moyen,vous ne lui ferez éprouver aucune perte ;

vous serez toujours l'appui de votre mère,et moi je n'aurai jamais fait meilleur usagede mes petites économies. »

Babet, émue, surprise, remit à Laure soudernier panier de fraises, baisa plusieursfois ses bienfaisantes mains, ainsi que lelouis qui la sauvait de tant de malheurs,et regagna le village. De son côté, Laqre,

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heureuse et fière d'avoir aussi utilementemployé son argent, emporta dans sachambre le panier qui lui était devenu si

1 cher, se proposant bien de manger les frai-ses qui lui appartenaient à si juste titre, etsurtout d'augmenter le prix d'une aussibonne action en la tenant secrète pour toutle monde.

Mais le père de Laure avait vu à traversla jalousie de son cabinet tout ce qui s'é-tait passé. Suivant sa fille, des yeux, ill'avait aperçue emportant furtivement lepanier de fraises, qu'il alla prendre dans lachambre de Laure dès qu'elle en fut des-cendue, et la rejoignit bientôt au salon, oùelle brodait auprès de sa mère. Il leur an-nonça que la plupart de ses amis devaientse réunir le lendemain à dîner chez lui;comme il se trouvait, parmi ses amis, ungrand nombre de personnes de distinction

' qu'il était flatté de posséder, il exprima ledésir que le repas fût aussi splendide que lasociété serait brillante. -

Après une assezlongue conversation,danslaquelle le père de Laure ne put s'empêcherde prodiguer à sa fille les plus tendres ca-

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resses, celle-ci remonta dans sa chambrepour revoir son cher panier, et mangerquelques fraises, qui lui semblaient devoirêtre les meilleures qu'elle eût goûtées de savie. Mais combien elle fut surprise de neplus trouver ce précieux dépôtI Ellecherche, s'inquiète, s'adresso à tous lesgens de la maison ; personne ne savait cequ'elle voulait dire ; son père seul jouissaitde son aimable embarras.

Le lendemain, se réunirent les nombreuxconvives. Le dessert le plus somptueuxleur fut oflert. 11 était composé de tout ceque le luxe peut inventer : des sucreriesles plus rares, de superbes ananas, desglaces à l'italienne, de belles pyramidesde fruits de toute espèce. Mais chacunremarquait avec,étonnement qu'il n'y avaitpoint de fraises, si recherchées à cetteépoque. La mère de Laure, surprise commetout le monde de ce que ses ordres n'avaientpoint été suivis, se disposait à grondercelui de ses gens qui était chargé de cettepartie du service, lorsqu'un laquais vintdéposer sur le plateau de fleurs qui étaitau milieu de la table le panier chéri de

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Laure. Elle ne put, en le voyaut, s'empê-cher de jeter un cri de joie, et soa aimable

rougeur aunonçait que ce panier renfermaitquelque mystère. Son père alors racontal'aventure dont il avait été l'heureux té-moin. « J'ai cçu, dit-il, que je ne pouvaisoffrir à mes amis, à mes convives, d'autresfraises que celles-ci; non, je ne connaispointde corbeille, fût-elle de porcelaine du Japonet remplie des productions les plus rares,qui puisse être comparée au simple panierde Babet. »

Chacun applaudit à la bonne action deLaure. Sa mère la prit dans ses bras ; ellela tenait contre son sein, ne pouvant ex-primer tout ce qu'elle ressentait. On pria lajeune fille de distribuer elle-même à cha-que personne les fraises que contenait lepanier : ce qu'elle fit en recevant les plusdouces félicitations. Mais quel fut sonétonnement lorsque, en offrant les dernièresfraises, elle trouva au fond du panier unélégant bracelet avec un écusson d'orentouré de perles fines, et sur lequelétaient gradés ces mots : Bafiet, à sa èien"fyttricçi

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LA ROBE BRODÉE,

Madame de Rémival, veuve d'un avocatcélèbre, habitait le Marais, où elle vivaitdans une médiocre aisance avec ses deuxfilles, Clara et Jenny. La première avait lestraits réguliers, une taille noble et impo-sante; mais tous ces avantages étaient al-térés par un regard à la fois dur et fier,qui anuonçait un caractère difficile et ^nesprit impérieux. La seconde, au contraire,sa cadette d'un an, doublait le charme d'unefigure agréable par un maintien simple etmodeste, une grâce naïve, et surtout parun coup d'oeil qui semblait dire : « Je neguis pas faite pour briller; je ne désire quçd!être aimée. »

ka fortune de madame de Bémival.ne luipermettant pas de donner à ses filles aucunornement de toilette, elles étaient vêtues

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de la manière la plus simple. Jamais de/'

broderies, point de bijoux, pas même defleurs artificielles; mais le goût et la pro-preté régnaient dans leur modeste parure;leurs cheveux brillants, relevés avec soin,se cachaient sôus un chapeau de paille,seulement orné d'un ruban. De petites guê-tres de coutil maintenaient une chaussurebien solide, et leur robe de toile d'une ex-trême fraîcheur, quoique d'un prix très-modique, tout enfin annonçait les habitudesd'ordre dans lesquelles madame de Rémivalavait élevé ses deux filles.

Jenny, contente de son sort et n'ambi-tionnant point d'autres parures, était tou-jours bonne, enjouée, et faisait les délicesde sa mère, qui lui paraissait faire pour elletoutcequeluipermettaitsa modique fortune.

Il n'en était pas de même de Clara. Fièreetvaine, elle souffrait en secret de la simplicitédanslaquelle on la retenait. Elle paraissaitdeplus en plus rêveuse, impatiente, et d'uneaigreur qui devenait d'autant plus remar-quable, qu'elle contrastait sans cesse avecla douce aménité de sa soeur.

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Allaient-elles dans quelque promenade

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Clara faisait remarquer à Jenny que telledemoiselle, dont la fortune était médiocre,portait un chapeau des plus élégants; quotelle autre avait un fichu bordé et garni do

dentelles. « Pour nous, toujours mises do

même, et privées de la plus simple parure,ajoutait-elle avec dépit, à peine sommes-nous regardées, à peine nous connaît-ondans le quartier... — Que nous importe?lui répondait Jenny tout en riant; nous n'ensommes pas moins les filles d'un hommecélèbre. Notre éducation vaut bien celle detoutes ces jeunes élégantes dont la babioleest l'unique occupation, et qui, malgré toutleur éclat, n'ont peut-être pas autant dotalents que nous. Pour moi, je préfère masimplicité à tout cet étalage de fleurs, debroderies; comme je n'ai jamais de belleschoses à gâter, je puis courir, sauter, dansertout à mon aise. Je ne troquerais pas magaieté contre les plus beaux chapeaux dumonde et les robes les plus brillantes. »

Le hasard, qui souvent se plaît à favori-ser la modestie, tandis qu'il punit et faitsouffrir l'orgueil et l'ambition, voulut qu'ilse fît dans la famille de madame de Rémi-

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val un mariago d'étiquette et de grand ton.Un de ses parents, très-riche financier,demeurant dans une des plus belles rue?de la Chaussée-d'Anlin, s'unissait à lafamille d'un homme en place; et tout ceque Paris a de plus opulent devait assisterà celte fête. Madame de Réroival y fut éga-lement invitée avec ses filles,

« Nous ne pouvons accepter, dit aussitôtClara : il nous faudrait une toilette quemaman n'est probablement pas dans l'in-tention de nous permettre, -rr Pourquoidonc? reprit gaiement Jenny. On connaîtnoire modique fortune : une gracieuse sim-plicité, voilà tout ce qu'on peut exiger de

nous; quant à, moi, je me propose bien dedanser beaucoup, et maman nous aime troppour nous priver de ce plaisir que nous negoûtons pas souvent, et que j'aime à lafolie. -^Mais, ma soeur, reprit Clara, crois-tu que nos bas de fil d'Ecosse et nos robesde percale ne paraîtront pas bien mesquins,bien ridicules, au milieu de toutes les riches

parures dont nous serons environnées? Jecrains bien que nous ne fassions rire à nosdépens; on nous prendra pour quelques

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petites filles de village qu'on aura fait ve-nir afin d'amuser la compagnie. — Je vou-drais bien voir, répliqua Jenny, qu'on osâtnous traiter aiusil je prouverais que lespetites filles de village sont tout aussi fières

que les belles de la Chaussée-d'Anlin; et jesaurais rire encore mieux à leurs dépensqu'elles ne pourraient le faire aux nôtres.Je ne suis pas méchante, tout le mondele sait, mais j'aime à m'amuser des ridi~cules. »

Le jour de la fête approchait. Clara sedésespérait, et sa vanité formait déjà milleprojets pour se dispenser de paraître à ur.eréunion qui devait être aussi nombreuseque bien choisie. Enfin, la veille de ce jourtant redouté elle feignit d'être malade etdéclara qu'elle ne pourrait aller à la Chaus-sée-d'Antin. Jenny, quoique très-curieused'assister à cette fêle, fut encore moinsfâchée de s'en voir privée qu'inquiète de lasanté de sa soeur, qu'elle croyait véritable-aient indisposée, et à qui elle s'empressaitde prodiguer tous ses soins.

Madame de Rémival, qui sans cesse étu-diait le caractère de Clara, projeta de la

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corriger de cet exès d'orgueil, mais aveotant de précautions et de délicatesse, quela jeune personne attribuât au hasardseul ce qui serait l'ouvrage de l'amour ma-ternel.

Comme elle s'occupait aveo Jenny à sou-lager la fausse malade, entre un commis-sionnaire chargé, disail-il, de remettre unpaquet contenant une très-belle robe, mise

eu loterie, apartenant au premier des numé-

ros sortis au tirage, et qu'on savait être entreles mains de madame de Rémival. Cettedame, jouant alors la surprise, fit accroireà ses filles qu'en effet, à la sollicitationd'une voisine, elle avait pris un billet decette loterie. Elle alla donc chercher dansson secrétaire ce prétendu billet qu'elle'avait eu soin de préparer d'avauce, le remitau commissionnaire, affectant la plus grandejoie de ce que le sort l'avait favorisée. On

ouvre à la hâte le paquet, et l'on y trouveune robe de mousseline des Indes d'untissu admirable, dont la broderie était dudernier gQ$t. Déjà Clara, oubliant qu'ellefaisait la malade, examinait là robe aveoempressement, et laissait lire dans ses

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yeux tout le bonheur qu'elle aurait de laposséder.

<c Quel dommage, dit madame de Rémival,qu'où ne puisse partager celte robe endeux l elle eût été pour vous, mes filles.

— Oh! maman, reprit Jenny, ce serait tropbeau pour nous, et j'espère bien que tut'en pareras demain au mariage de notreparent, dussé-je passer toute la nuit à tela faire? — Moi, reprit madame de Rémival,je m'affublerais d'une robe aussi élégante,moi qui depuis si longtemps ai fait voeu desimplicité I Non, non, je ne porterai jamaiscelte robe brodée; mais, puisqu'un heu-reux hasard me la procure, ajouta-t-elleavec intention, elle est pour celle de vousque ce même hasard favorisera : tirez ausort, et demain cette charmante robe seraportée par celle de vous deux qu'il dési-gnera. — J'y consens, s'écria Clara aveoune force et une vivacité qui indiquaientle désir le plus vif. — Non, non, repritJenny, ne tirons point au sort; je lis dansles yeux de ma soeur que cette robe pour-rait hâter sa guérison, et je lui cède de boncoeur tous mes droits. — Pourquoi cela?

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reprit Clara avec contrainte : maman l'aprononcé; nous devons tirer au sort.— Oh l

reprit Jenny, tu sais bien que la grande pa-?

rure m'ennuie et m'embarrasse. Cette robete convient mieux qu'à moi; d'ailleurs,tu es mon aînée. Allons, Clara, cède à mesinstances, mettons-nous à l'ouvrage : de-main tu paraîtras à la fête une des mieuxparées, et tu prouveras, j'espère, aux bellesde la Chàussée-d'Antin, qu'une robe brodéesuffit pour les égaler en grâces et mêmepour les surpasser.

Clara, après l'aveu de madame de Rémi-val, accepta la proposition de Jenny; àl'instant même celle-ci tailla les différentslés qui devaient composer la robe, et semit à travailler avec sa soeur, afin que toutfût prêt le lendemain. Madame de Rémival,voulant suivre son projet, demanda à Claracomment, avec une pareille robe, elle comp-tait se coiffer. « Des cheveux relevés parun simple peigne d'écaillé ne peuvent suf-fire, lui dit-elle; il vous faut une coiffureplus analogue à ce riche vêtement. —- Sansdoute, ajouta vivement Jenny.. Si mamandaigne le permettre, tu orneras tes cheveux

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d'une de ces belles guirlandes de roses quisont à la mode. Je ne crois pas non plus

que le bas de fil d'Ecosse, quelque blancqu'il soit, puisse convenir, et, si mamanveut m'en croire, elle te permettra, pour lapremière fois, les bas de soie et les souliersde taffetas blanc. — J'y consens avec plai-sir, » dit madame de Rémival. Et à l'instantmême elle sortit pour aller acheterces diffé-rents objets.

Pendant son absence, Clara ne put s'em-pêcher de témoigner à sa soeur toute sajoie et son étonnement : « Mais toi, luidit-elle, tu ne t'occupes en rien de ta toi-lette? — N'ai-je pas, répondit Jenny, larobe de mousseline do ma première com-munion? Je ne vais point à cette fête pourbriller, mais bien pour danser, rire et m'a-muser de toutes les minauderies des bellesdu jour. La parure la plus convenable àune jeune danseuse, c'est, selon moi, lasimplicité. —Mais enfin, ajouta Clara, si latrop grande simplicité allait te priver dedanser, cela serait fort désagréable, et j'a-voue qu'à ta place j'en mourrais de dépit,

— Bahl répondit Jenny, je n'ai pas si

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grand'peur; il se trouve toujours quelquesâmes charitables qui vous prennent enpitié; d'ailleurs, il est mille moyens desortir d'embarras. Heureusement je ne suisni sotte ni timide, et je saurai bien me tirerd'affaire... »

Pendant qu'on parlait ainsi, la robe bro-dée allait son train. L'espoir et la joieétaient empreints sur les figures des deuxcharmantes soeurs, qui travaillaient à quimieux mieux. Bientôt madame de Rémivalrentra avec ses différentes emplettes. Elleremit à Clara une élégante guirlande deroses, des bas de soie brodés à jour, dessouliers de satin blanc. Elle y ajouta uneberthe de dentelle et des gants richementgarnis. « Pour toi, Jeuny, dit-elle à celle-ci, tu ne t'es point occupée de la parure,tu préfères une simple toilette au plaisir debriller : je te prie donc d'accepter ce bou-ton de rose orné de son feuillage, et j'exigeque demain il soit sur tes cheveux. »

Enfin le moment tant désiré arriva. Une~

voiture, envoyée par le parent de madamede Rémival, vint la prendre; elle se renditaveo ses filles au riche hôtel de la Chaussée-

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d'Antin, où déjà la plus belle assemblées'était réunie. Un essaim de danseuses,remarquablespar l'élégauce de leurs vête-ments, se dispersa dans des salons magni-fiques qu'éclairaient plus de deux centsbougies, et bientôt la gaieté la plus vives'empara de tous les coeurs.

Clara, embarrassée dans sa nouvelle

parure, craignant à chaque instant de dé-chirer sa robe brodée qu'elle croyait devoirfixer tous les regards, parut gauche, ne fit

aucune sensation; et, quoique couronnéed'une guirlande de roses et surchargéed'ornements, elle eut le chagrin de resterpresque toujours auprès de sa mère, et den'avoir que les danseurs envoyés de tempsen temps par la maîtresse de la maison. Onriait de l'air emprunté, et surtout de laroideur de la belle statue du Marais. Lesuns prétendaient qu'elle arrivait de provin-ce, où sans doute elle avait pris le ton etles usages de sa grand'mère; les autressoutenaient qu'elle avait fait voeu d'immo-bilité : c'était, en un mot, à qui lanceraitles plaisanteries les plus mordantes ; ellesparvinrent aux oreilles de Clara et aug-

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montèrent encore son dépit et sa con-fusion.

Jenny, au contraire, se livrait à tout leplaisir que lui inspirait une fête aussi belle,et, ne craignant point de gâter sa modesterobe de mousseline, elle se faisait distinguerpar son visage toujours riant, par son ca-quet ingénu, spirituel, et surtout par lalégèreté de sa danse. Sa simplicité, contras-tant avec les riches toilettes dont elle étaitenvironnée, la faisait remarquer parmi tou-tes les femmes brillantes.

Madame de Rémival ne perdait rien detout ce qui se passait. Elle jouissait ensecret de l'isolement où se trouvait Clara,depuis qu'elle avait dansé les deux contre-danses ordonnées par la maîtresse de lamaison. C'est en vain qu'elle étalait sa robebrodée pour attirer quelques danseurs,aucun ne se présentait. Clara, confused'êtreréduite à n'avoir pour danseurs que ceuxque lui envoyait sa soeur, feignit, après lavalse, de se trouver indisposée, et sollicitasa mère de se retirer. « En effet, dit madamede Rémival, je m'aperçois depuis quelquetemps que vous souffrez beaucoup. Je vais

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demander une voiture, et nous allons re-»

tourner au Marais; mais votre soeur, qui

I se livre à toute la joie qu'inspire une aussi.belle assemblée, et qui goûte un plaisir^qu'elle éprouve si raiement, ne sera pas..victime de ce fâcheux événement... » Eneffet, madame de Rémival alla conduire

Clara chez elle, et revint aussitôt rejoindre

yJenny, qu'elle avait confiée à la surveil-

lance de plusieurs personnes de sa connais-fiancé.

4 Dès que celle-ci lut instruite du départde Clara, une tendre inquiétude remplaça

: : sa gaieté. En vain sa mère la rassura. « Non,fnon, dit-elle, ma soeur souffre, il n'est plusf de plaisir pour moi. » Au même instant ellejfentraîna sa mère, qui pouvait à peine ca-ficher son émotion.| De retour au Marais, madame de Rémival^trouva Clara tout en larmes, et dévorée du^chagrin que lui causaient les succès de sajpoeur; mais, dès qu'elle eut appris de la

*touche de sa mère le généreux attache-

ment de Jenny et le sacrifice qu'elle venait|(|e faire pour lui offrir ses soins et ses con-solations, les larmes de la jalousie firentvi 8

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place à celles du sentiment. Elle avouaqu'elle n'avait prétexté Une indispositionque par le dépit de se voir négligée dans lebal; et reconnut enfin è(ue la plus riche pa-rure et tous les ornètiients de la mode plai-sent souvent moins que les grâces naturel-les et la modeste simplicité.

LE PETIT SAVOYARD.

Los habitants de la Savoie se sont faitremarquer en tout temps par l'amour dutravail et la plus scrupuleuse probité.Admis dans les plus beaux hôtels de Paris,on ne s'est jamais plaint qu'ils eussentabusé de la confiance qu'on leur accordait.Accoutumés à vivre de peu, ne changeantpoint, au sein même de la capitale, leurmanière d'exister ni leurs vêtements gros-siers, ils n'ont qu'un but, qu'un seul àèJr :

c'est d'amasser, à force de peine et do

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sueurs, une modique somme d'argent, qu'ilsportent joyeux et triomphants à leurs pau-vres familles, qui souvent ont bien souffert

en leur absence.Parmi les travaux auquels ces bonnes

gens s'accoutument, le ramonage des che-minées est celui qui leur est spécialementdévolu. Ces ramoneurs vont ordinairementdeux ensemble : l'un d'une taille élevée,

pour les grandes cheminées; l'autre plus i

petit et presque encore dans l'enfance, afinde pouvoir se hisser dans les petites che-minées des cabinets. Ce petit ramoneur estentièrement soumis à l'autorité du grand,qui exerce sur lui le pouvoir absolu d'unmentor et d'un maître.

G'étaitàla fin de l'automne. M. Destinval,honnête négociant de Paris, fit monter dansson cabinet deux Savoyards du coin de larue, pour ramoner sa cheminée. Comme elleétait d'une structure moderne et que le pas-sage était fort étroit, ce Tut le plus petit desdeux qui fut chargé d'y monter. On couvrit,selon l'usage, l'entrée de la cheminée d'unedouble nappe, afin d'éviter l'odeur et la fu-mée de la suie, et d'en garantir l'apparte-

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136 NOUVEAUX CONSEILS

ment. Le petit ramoneur une fois mis à-

l'oeuvre, le plus grand alla vaquer à d'autrestravaux dans la même maison.

Élisa, fille de M. Destinval, attirée par ledésir d'entendre la chansonnette que lesSavoyards ont coutume de chanter au faîtedes cheminées, resta dans le cabinet de

son père; et, voulant écarter la nappe pourmieux entendre, elle la fit tomber, la relevapromptement à travers le nuage de suiequi sortait en abondance, et courut aussitôts'essuyer la figure et les mains, afin qu'il

ne restât aucune tracé de son étourderie.Pendant ce temps, le petit ramoneur,

après avoir chanté sa chansonnette, des-cendit de la cheminée, et, se trouvant seuldans le cabinet, il appela son camarade, quirentra aussitôt, accompagné de M. Des-tinval et de plusieurs domestiques.

Quand la suie fut ramassée, que le petitSavoyard se fut secoué, nettoyé, et (Ju'ileut repris sa veste, M. Destinval, satisfaitde son service, et plus encore de la gaietéfranche et naïve du gentil petit montagnard,lui donna un écu. 11 sortit avec son grandcamarade, pour aller l'aider à ramasser la-

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suie d'une autre cheminée que ce dernieravait, pendant ce temps-là ramonée dansune pièce voisine.

Élisa rentra dans ce moment, et vint ra-conter à son père ce qui venait de se passerentre les deux Savoyards. Elle avait vu,disait-elle, le plus petit remettre à l'autrel'écu qu'il avait reçu. Elle l'avait entenduse félicjiïer avec lui d'avoir fait une bonnematinée... En un.mot, Élisa répéta à sonpère tout ce qui s'était dit, reditet répondu;car la jeune demoiselle, quoique d'ailleurssensible et très-aimable, était d'un bavar-dage que souvent elle poussait jusqu'à l'in-discrétion, et dont ses parents ne pouvaientvenir à bout de la corriger.

Quand tout fut remis en ordre dans lecabinet de M. Destinval, il voulut fairesa toilette, et ne trouva plus sur la chemi-née ses boutons de chemise, formés dedeux diamants, qu'il y avait déposés. Sur-pris, inquiet, il cherche partout, et soup-çonne d'abord le petit Savoyard de les avoirdérobés.

« Cependant, se disait-il, l'air franc et1C.Y<ÎUJC de ce petit ramoneur, la joie qu'il

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138 NOHVEAUX CONSEILS

a témoignée en recevant l'écu que je lui *udonné, tout m'empêche de croire qu'il aitcommis ce vol... » En raisonnant ainsi,M. Destinvalcherchait en vain ses boutons.Élisa proposa à son père de demander auxgens de la maison s'ils n'avaient point con-naissance de la disparition de ce bijou.

« Allez, lui dit M. Destinval ; mais gardez-

vous bien d'émettre aucun soupçon, etbornez-vous à recommander tout bas auportier de dire au petit Savoyard, quand ilsortira, qu'il rempnte dans mon cabinet,

que j'ai à lui parler, une commission à luifaire faire. »

Élisa s'empressa d'aller exécuter les or-dres de son père. Aucun domestique n'avaitvu les boutons en question. Chacun d'euxformait mille conjectures difiérentes : toussouffraient à la fois de celte aventure. Lors-

que le plus petit objet disparaît, c'est unecalamité dans une maison dont tous lesdomestiques sont honnêtes; le doute seulest un outrage, le moindre soupçon un sup-plice.

Élisa, que son penchant funeste à babillerentraînait bien souvent plus loin qu'elle ne

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A MA FILLE. 139

le pensait, oubliant en ce moment ce queson père lui avait recommandé, rappela àplusieurs domestiques que le petit ramo-neur, en descendant de la cheminée, s'étaittrouvé seul dans le cabinet de son père.Elle ajouta qu'elle avait cru remarquer sursa figure de l'embarras, une certaine émo-tion, lorsque M. Destinval était rentré aveoelle dans son appartement, etc.. Enfin elleleur confia, mais sous le plus grand secret,que son père lui-même soupçonnait le petitSavoyard d'être l'auteur du vol... Elle des-cendit aussitôt donner au portier l'ordre

convenu, et remonta précipitamment auprèsde M. Destinval.

« Non, répétait ce dernier, je ne puisencore me déterminer à croire que ce petitmalheureux se soit oublié à ce point. Jeveux, je dois m'assurer entièrement de soninnocence ; et, s'il est coupable, je saurai,tout en lui donnant une forte leçon, lesauver de l'opprobre et peut-être de la ven-geance terrible qu'exerceraient sur lui tousses compatriotes... »

Comme M. Destinval achevait ces mots,on entendit dans la cour des cris déchirants

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140 NOUVEAUX CONSEILS

et le bruit de coups réitérés, ce qui avaitattiré4en;un instant tons les gens dp l'hôtelet les personnes qui passaient dans, la rue,M. Destiuval ouvre sa fenêtre ; il aperçoit lepauvre petit Savoyard, que frappait encoreson grand camarade, et qui, les mains join-tes et tout meurlri.de coups, protestait deson innocence. M. Destinval descend aussi-tôt, croyant que le vol est avoué par l'en-fant, qu'il projette de soustraire à son fu-neste sort. Sa fille le suit, s'imaginant aussique le voleur est découvert : mais que}}e

fut leur douleur d'eutendreun des domesti-

ques qui tenait en.coreJle petit rainoneur parles cheveux, s'écrier :

«Oui, c'est là le coupable, c'est lui quinous a tous exposés au soupçon le pluscruel, le plus indigne de nous : il payeracher le mal qu'il nous a fait. — Éhl quelles

preuves avez-vous pour le condamnerainsi? dit M. Destinval, perçant,1a foule. ?-En est-il de plus fortes, répond le domesti-que, que votre accusation elle-môin.e? —Qui vous a dit que je l'accusais? — Made-moiselle Élisa. Pourquoi voulez-vous épar-

gner un petit scélérat qui nous a tous com-

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A MA FILLE. 141

promis?—Quoi ! ma fille,reprit M. Destinvalavec indignation, vous avez pu violer lesecret que je vous avais confié!... Non,non, ajouta-t-il, j'atteste, au nom de l'hon-*

neur, que je n'ai point accusé cet enfant;je n'ai pu concevoir que de simples soup-çons, et j'étais loin de m'attendre, en lesconfiant à ma fille, qu'elle en ferait uu sicruel usage. »

Pendant que M. Destinval parlait ainsi,le petit Savoyard, prosterné à ses pieds,implorait sa justice, criait miséricorde.Élisa, confuse et tremblante, s'apercevait,mais trop tard, de sa funeste imprudence.Enfin les domestiques, toujours acharnés,demandaient à grands cris que le voleurfût Conduit au corps de garde et livré à lajustice, quand la femme de chambre d'Élisa,accourant éperdue, remet à M. Destinvalses boutons; elle les avait trouvés enve-loppés daus la nappe qu'on avait misedevant la cheminée du cabinet pendantque le petit Savoyard la ramonait, et quela curiosité d'Élisa avait fait tomber.

On peut se figurer quel fut le désespoirde cette jeune personne en reconnaissant,

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142 NOUVEAUX CONSEILS A MA FILLE.

avec tout le monde, l'innocence du'pauvrepetit ramoneur, qui, dans ce momentmême, implorait encore sa pitié. Elletomba presque sans connaissance dansles bras de son père. Les domestiquespâliront, en se repentant d'avoir cru aussilégèrement une jeune indiscrète. Le grandSavoyard ne savait comment faire ou-blier les coups dont il avait accablé

son petit camarade; et M. Destinval, endésiguant à Élisa les meurtrissures dont

ce pauvre enfant était couvert, lui dit :

« Vous voyez votre ouvrage. — Je saurairéparer ma faute, s'éoria la jeune personne;je veux soigner, guérir cet infortuné, et, si

vous le permettez, je l'attache àmon ser-vice : il ne me quittera jamais.

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TABLE.

La manie des Romans. 3

L'Arbre de Câlinât. 20

Lo Journal des Modes. 54

Lo Peigne parlant. 73

Les Jardins de Vcrnou ou la Faiseuse d'his-toires. 96*

Lo Panier de Fraises» titfLa Robe brodée.

,121

Le Petit Savoyard. 134

FIN DE LA TABL&/,,,

tioe.ij.s.— liap KvctSC ARDlSt «t Oit.

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