pouchkine fille du capitaine

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Alexandre Pouchkine LA FILLE DU CAPITAINE (1836) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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  • Alexandre Pouchkine

    LA FILLE DU CAPITAINE

    (1836)

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  • Table des matires

    CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES ............................ 3

    CHAPITRE II LE GUIDE ........................................................13

    CHAPITRE III LA FORTERESSE.......................................... 26

    CHAPITRE IV LE DUEL........................................................ 36

    CHAPITRE V LA CONVALESCENCE ....................................47

    CHAPITRE VI POUGATCHEFF .............................................57

    CHAPITRE VII LASSAUT ..................................................... 70

    CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE ......................... 80

    CHAPITRE IX LA SPARATION .......................................... 90

    CHAPITRE X LE SIGE ........................................................ 98

    CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES ..........................109

    CHAPITRE XII LORPHELINE ............................................123

    CHAPITRE XIII LARRESTATION ......................................133

    CHAPITRE XIV LE JUGEMENT..........................................142

    Biographie ............................................................................. 155

    propos de cette dition lectronique ................................. 157

  • - 3 -

    CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES

    Mon pre, Andr Ptrovitch Grineff, aprs avoir servi dans sa

    jeunesse sous le comte Munich1, avait quitt ltat militaire en 17 avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait constamment habit sa terre du gouvernement de Simbirsk, o il pousa Mlle Avdotia, 1ere fille dun pauvre gentilhomme du voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survcus seul ; tous mes frres et surs moururent en bas ge. Javais t inscrit comme sergent dans le rgiment Smnofski par la faveur du major de la garde, le prince B, notre proche parent. Je fus cens tre en cong jusqu la fin de mon ducation. Alors on nous levait autrement quaujourdhui. Ds lge de cinq ans je fus confi au piqueur Savliitch, que sa sobrit avait rendu digne de devenir mon menin. Grce ses soins, vers lge de douze ans je savais lire et crire, et pouvais apprcier avec certitude les qualits dun lvrier de chasse. cette poque, pour achever de minstruire, mon pre prit gages un Franais, M. Beaupr, quon fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et dhuile de Provence. Son arrive dplut fort Savliitch. Il semble, grce Dieu, murmurait-il, que lenfant tait lav, peign et nourri. O avait-on besoin de dpenser de largent et de louer un moussi, comme sil ny avait pas assez de domestiques dans la maison ?

    1 Clbre gnral de Pierre le Grand et de limpratrice Anne.

  • - 4 -

    Beaupr, dans sa patrie, avait t coiffeur, puis soldat en

    Prusse, puis il tait venu en Russie pour tre outchitel, sans trop savoir la signification de ce mot2. Ctait un bon garon, mais tonnamment distrait et tourdi. Il ntait pas, suivant son expression, ennemi de la bouteille, cest--dire, pour parler la russe, quil aimait boire. Mais, comme on ne prsentait chez nous le vin qu table, et encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on passait loutchitel, mon Beaupr shabitua bien vite leau-de-vie russe, et finit mme par la prfrer tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nous devnmes de grands amis, et quoique, daprs le contrat, il se ft engag mapprendre le franais, lallemand et toutes les sciences, il aima mieux apprendre de moi babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous soccupait de ses affaires ; notre amiti tait inaltrable, et je ne dsirais pas dautre mentor. Mais le destin nous spara bientt, et ce fut la suite dun vnement que je vais raconter.

    Quelquun raconta en riant ma mre que Beaupr senivrait

    constamment. Ma mre naimait pas plaisanter sur ce chapitre ; elle se plaignit son tour mon pre, lequel, en homme expditif, manda aussitt cette canaille de Franais. On lui rpondit humblement que le moussi me donnait une leon. Mon pre accourut dans ma chambre. Beaupr dormait sur son lit du sommeil de linnocence. De mon ct, jtais livr une occupation trs intressante. On mavait fait venir de Moscou une carte de gographie, qui pendait contre le mur sans quon sen servt, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidit de son papier. Javais dcid den faire un cerf-volant, et, profitant du sommeil de Beaupr, je mtais mis louvrage. Mon pre entra dans linstant mme o jattachais une queue au cap de Bonne-Esprance. la vue de mes travaux gographiques, il me secoua rudement par loreille, slana prs du lit de Beaupr, et,

    2 Qui veut dire matre, pdagogue. Les instituteurs trangers lont

    adopt pour nommer leur profession.

  • - 5 -

    rveillant sans prcaution, il commena laccabler de reproches. Dans son trouble, Beaupr voulut vainement se lever ; le pauvre outchitel tait ivre mort. Mon pre le souleva par le collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le mme jour, la joie inexprimable de Savliitch. Cest ainsi que se termina mon ducation.

    Je vivais en fils de famille (ndorossl3), mamusant faire

    tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu avec les jeunes garons de la cour. Jarrivai ainsi jusquau del de seize ans. Mais cet ge ma vie subit un grand changement.

    Un jour dautomne, ma mre prparait dans son salon des

    confitures au miel, et moi, tout en me lchant les lvres, je regardais le bouillonnement de la liqueur. Mon pre, assis pris de la fentre, venait douvrir lAlmanach de la cour, quil recevait chaque anne. Ce livre exerait sur lui une grande influence ; il ne le lisait quavec une extrme attention, et cette lecture avait le don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mre, Qui savait par cur ses habitudes et ses bizarreries, tchait de cacher si bien le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que lAlmanach de la cour lui tombt sous les yeux. En revanche, quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lchait plus durant des heures entires. Ainsi donc mon pre lisait lAlmanach de la cour en haussant frquemment les paules et en murmurant demi-voix : Gnral ! il a t sergent dans ma compagnie. Chevalier des ordres de la Russie ! y a-t-il si longtemps que nous ? Finalement mon pre lana lAlmanach loin de lui sur le sofa et resta plong dans une mditation profonde, ce qui ne prsageait jamais rien de bon.

    Avdotia Vassiliva4, dit-il brusquement en sadressant ma

    3 Ce mot signifie qui na pas encore sa croissance. On appelle

    ainsi les gentilshommes qui nont pas encore pris de service. 4 Avdolia, fille de Basile. On sait quen Russie le nom

    patronymique est insparable du prnom, et bien plus usit que le

  • - 6 -

    mre, quel ge a Ptroucha5 ? Sa dix-septime petite anne vient de commencer, rpondit

    ma mre. Ptroucha est n la mme anne que notre tante Nastasia Garasimovna6 a perdu un il, et que

    Bien, bien, reprit mon pre ; il est temps de le mettre au

    service. La pense dune sparation prochaine fit sur ma mre une

    telle impression quelle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et des larmes coulrent de ses yeux. Quant moi, il est difficile dexprimer la joie qui me saisit. Lide du service se confondait dans ma tte avec celle de la libert et des plaisirs quoffre la ville de Saint-Ptersbourg. Je me voyais dj officier de la garde, ce qui, dans mon opinion, tait le comble de la flicit humaine.

    Mon pre naimait ni changer ses plans, ni en remettre

    lexcution. Le jour de mon dpart fut linstant fix. La veille, mon pre mannona quil allait me donner une lettre pour non chef futur, et me demanda du papier et des plumes.

    Noublie pas, Andr Ptrovitch, dit ma mre, de saluer de

    ma part le prince B ; dis-lui que jespre quil ne refusera pas ses grces mon Ptroucha.

    Quelle btise ! scria mon pre en fronant le sourcil ;

    pourquoi veux-tu que jcrive au prince B ? Mais tu viens dannoncer que tu daignes crire au chef de

    Ptroucha.

    nom de famille.

    5 Diminutif de Pitr, Pierre. 6 Anastasie, fille de Garasim.

  • - 7 -

    Eh bien ! quoi ? Mais le chef de Ptroucha est le prince B Tu sais bien quil

    est inscrit au rgiment Smnofski. Inscrit ! quest-ce que cela me fait quil soit inscrit ou non ?

    Ptroucha nira pas Ptersbourg. Quy apprendrait-il ? dpenser de largent et faire des folies. Non, quil serve larme, quil flaire la poudre, quil devienne un soldat et non pas un fainant de la garde, quil use les courroies de son sac. O est son brevet ? donne-le-moi.

    Ma mre alla prendre mon brevet, quelle gardait dans une

    cassette avec la chemise que javais porte mon baptme, et le prsenta mon pre dune main tremblante. Mon pre le lut avec attention, le posa devant lui sur la table et commena sa lettre.

    La curiosit me talonnait. O menvoie-t-on, pensais-je, si

    ce nest pas Ptersbourg ? Je ne quittai pas des yeux la plume de mon pre, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin sa lettre, la mit avec mon brevet sous le mme couvert, ta ses lunettes, nappela et me dit : Cette lettre est adresse Andr Kinlovitch R, mon vieux camarade et ami. Tu vas Orenbourg7 pour servir sous ses ordres.

    Toutes mes brillantes esprances taient donc vanouies. Au

    lieu de la vie gaie et anime de Ptersbourg, ctait lennui qui mattendait dans une contre lointaine et sauvage. Le service militaire, auquel, un instant plus tt, je pensais avec dlices, me semblait une calamit. Mais il ny avait qu se soumettre. Le lendemain matin, une kibitka de voyage fut amene devant le perron. On y plaa une malle, une cassette avec un servie th et des serviettes noues pleines de petits pains et de petits pts, derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes

    7 Chef-lieu du gouvernement dOrenbourg, le plus oriental de la

    Russie dEurope, et qui stend mme en Asie.

  • - 8 -

    parents me donnrent leur bndiction, et mon pre me dit : Adieu, Pierre ; sers avec fidlit celui qui tu as prt serment ; obis tes chefs ; ne recherche pas trop leurs caresses ; ne sollicite pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle-toi le proverbe : Prends soin de ton habit pendant quil est neuf, et de ton honneur pendant quil est jeune. Ma mre, tout en larmes, me recommanda de veiller ma sant, et Savliitch davoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court touloup8 de peau de livre, et, par-dessus, une grande pelisse en peau de renard. Je massis dans la kibitka avec Savliitch, et partis -pour ma destination en pleurant amrement.

    Jarrivai dans la nuit Sirabirsk, o je devais rester vingt-

    quatre heures pour diverses emplettes confies Savliitch. Je mtais arrt dans une auberge, tandis que, ds le matin, Savliitch avait t courir les boutiques. Ennuy de regarder par les fentres sur une ruelle sale, je me mis errer par les chambres de lauberge. Jentrai dans la pice du billard et jy trouvai un grand monsieur dune quarantaine dannes, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue la main et une pipe la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un verre deau-de-vie sil gagnait, et, sil perdait, devait passer sous le billard quatre pattes. Je me mis les regarder jouer ; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades quatre pattes devenaient frquentes, si bien quenfin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur pronona sur lui quelques expressions nergiques, en guise doraison funbre, et me proposa de jouer une partie avec lui. Je rpondis que je ne savais pas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort trange. Il me regarda avec une sorte de commisration. Cependant lentretien stablit. Jappris quil se nommait Ivan Ivanovitch9 Zourine, quil tait chef descadron dans les hussards ***, quil se trouvait alors Simbirsk pour recevoir des recrues, et quil avait pris son gte la mme auberge que moi. Zourine minvita dner avec lui, la

    8 Pelisse courte natteignant pas le genou. 9 Jean, fils de Jean.

  • - 9 -

    soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie. Jacceptai avec plaisir ; nous nous mmes table ; Zourine buvait beaucoup et minvitait boire, en me disant quil fallait mhabituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient rire me tenir les ctes, et nous nous levmes de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de mapprendre jouer au billard. Cest, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je suppose, par exemple, quon arrive dans une petite bourgade ; que veux-tu quon y fasse ? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en dfinitive, aller lauberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer. Ces raisons me convainquirent compltement, et je me mis prendre ma leon avec beaucoup dardeur. Zourine mencourageait haute voix ; il stonnait de mes progrs rapides, et, aprs quelques leons, il me proposa de jouer de largent, ne ft-ce quune groch (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce qui tait, daprs lui, une fort mauvaise habitude. Jy consentis, et Zourine fit apporter du punch ; puis il me conseilla den goter, rptant toujours quil fallait mhabituer au service. Car, ajouta-t-il, quel service est-ce quun service sans punch ? Je suivis son conseil. Nous continumes jouer, et plus je gotais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fchais, je disais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait comment ; jlevais lenjeu, enfin je me conduisais comme un petit garon qui vient de prendre la clef des champs. De cette faon, le temps passa trs vite. Enfin Zourine jeta un regard sur lhorloge, posa sa queue et me dclara que javais perdu cent roubles10. Cela me rendit fort confus ; mon argent se trouvait dans les mains de Savliitch. Je commenais marmotter des excuses quand Zourine me dit Mais, mon Dieu, ne tinquite pas ; je puis attendre .

    Nous soupmes. Zourine ne cessait de me verser boire,

    disant toujours quil fallait mhabituer au service. En me levant de 10 Le rouble valait alors, comme aujourdhui le rouble dargent,

    quatre francs de notre monnaie.

  • - 10 -

    table, je me tenais peine sur mes jambes. Zourine me conduisit ma chambre.

    Savliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il

    aperut les indices irrcusables de mon zle pour le service. Que test-il arriv ? me dit-il dune voix lamentable. O tes-

    tu rempli comme un sac ? mon Dieu ! jamais un pareil malheur ntait encore arriv.

    Tais-toi, vieux hibou, lui rpondis-je en bgayant ; je suis

    sr que tu es ivre. Va dormir, mais, avant, couche-moi. Le lendemain, je mveillai avec un grand mal de tte. Je me

    rappelais confusment les vnements de la veille. Mes mditations furent interrompues par Savliitch, qui entrait dans ma chambre avec une tasse de th. Tu commences de bonne heure ten donner, Pitr Andritch11, me dit-il en branlant la tte. Eh ! de qui tiens-tu ? Il me semble que ni ton pre ni ton grand-pre ntaient des ivrognes. Il ny a pas parler de ta mre, elle na rien daign prendre dans sa bouche depuis sa naissance, except du kvass12. qui donc la faute ? au maudit moussi : il ta appris de belles choses, ce fils de chien, et ctait bien la peine de faire dun paen ton menin, comme si notre seigneur navait pas eu assez de ses propres gens ! Javais honte ; je me retournai et lui dis : Va-ten, Savliitch, je ne veux pas de th . Mais il tait difficile de calmer Savliitch une fois quil stait mis en train de sermonner. Vois-tu, vois-tu, Pitr Andritch, ce que cest que de faire des folies ? Tu as mal la tte, tu ne veux rien prendre. Un homme qui senivre nest bon rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre deau-de-vie, pour te dgriser. Quen dis-tu ?

    11 Pierre, fils dAndr. 12 Espce de cidre qui fait la boisson commune des Russes.

  • - 11 -

    Dans ce moment entra un petit garon qui mapportait un billet de la part de Zourine. Je le dpliai et lus ce qui suit :

    Cher Pitr Andritch, fais-moi le plaisir de menvoyer, par

    mon garon, les cent roubles que tu as perdus hier. Jai horriblement besoin dargent.

    Ton dvou,

    Ivan Zourine Il ny avait rien faire. Je donnai mon visage une

    expression dindiffrence, et, madressant Savliitch, je lui commandai de remettre cent roubles au petit garon.

    Comment ? pourquoi ? me demanda-t-il tout surpris. Je les lui dois, rpondis-je aussi froidement que possible. Tu les lui dois ? repartit Savliitch, dont ltonnement

    redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille dette ? Cest impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne donnerai pas cet argent.

    Je me dis alors que si, dans ce moment dcisif, je ne forais

    pas ce vieillard obstin mobir, il me serait difficile dans la suite dchapper sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis : Je suis ton matre, tu es mon domestique. Largent est moi ; je lai perdu parce que jai voulu le perdre. Je te conseille, de ne pas faire lesprit fort et dobir quand on te commande.

    Mes paroles firent une impression si profonde sur Savliitch,

    quil frappa des mains, et resta muet, immobile. Que fais-tu l comme un pieu ? mcriai-je avec colre. Savliitch se mit pleurer. mon pre Pitr Andritch, balbutia-t-il dune voix tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumire,

  • - 12 -

    coute-moi, moi vieillard ; cris ce brigand que tu nas fait que plaisanter, que nous navons jamais eu tant dargent. Cent roubles ! Dieu de bont ! Dis-lui que tes parents tont svrement dfendu de jouer autre chose que des noisettes.

    Te tairas-tu ? lui dis-je en linterrompant avec svrit ;

    donne largent ou je te chasse dici coups de poing. Savliitch me regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher mon argent. Javais piti du pauvre vieillard ; mais je voulais mmanciper et prouver que je ntais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Savliitch sempressa de me faire quitter la maudite auberge ; il entra en mannonant que les chevaux taient attels. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquite et des remords silencieux, sans prendre cong de mon matre et sans penser que je dusse le revoir jamais.

  • - 13 -

    CHAPITRE II LE GUIDE

    Mes rflexions pendant le voyage ntaient pas trs agrables.

    Daprs la valeur de largent cette poque, ma perte tait de quelque importance. Je ne pouvais mempcher de convenir avec moi-mme que ma conduite lauberge de Simbirsk avait t des plus sottes, et je me sentais coupable envers Savliitch. Tout cela me tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le devant du traneau, en dtournant la tte et en faisant entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. Javais fermement rsolu de faire ma paix avec lui ; mais je ne savais par o commencer. Enfin je lui dis : Voyons, voyons, Savliitch, finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-mme que je suis fautif. Jai fait hier des btises et je tai offens sans raison. Je te promets dtre plus sage lavenir et de le mieux couter. Voyons, ne te fche plus, faisons la paix.

    Ah ! mon pre Piotr Andritch, me rpondit-il avec un

    profond soupir, je suis fch contre moi-mme, cest moi qui ai tort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans lauberge ? Mais que faire ? Le diable sen est ml. Lide mest venue daller voir la femme du diacre qui est ma commre, et voil, comme dit le proverbe : jai quitt la maison et suis tomb dans la prison. Quel malheur ! quel malheur ! Comment reparatre aux yeux de mes matres ? Que diront-ils quand ils

  • - 14 -

    sauront que leur enfant est buveur et joueur ? Pour consoler le pauvre Savliitch, je lui donnai ma parole

    qu lavenir je ne disposerais pas dun seul kopek sans son consentement. Il se calma peu peu, ce qui ne lempcha point cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la tte : Cent roubles ! cest facile dire .

    Japprochais du lieu de ma destination. Autour de moi

    stendait un dsert triste et sauvage, entrecoup de petites collines et de ravins profonds. Tout tait couvert de neige. Le soleil se couchait. Ma kibitka suivait ltroit chemin, ou plutt la trace quavaient laisse les traneaux de paysans. Tout coup mon cocher jeta les yeux de ct, et sadressant moi : Seigneur, dit-il en tant son bonnet, nordonnes-tu pas de retourner en arrire ?

    Pourquoi cela ? Le temps nest pas sr. Il fait dj un petit vent. Vois-tu

    comme il roule la neige du dessus ? Eh bien ! quest-ce que cela fait ? Et vois-tu ce quil y a l-bas ? (Le cocher montrait avec son

    fouet le ct de lorient.) Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel

    serein. L, l, regarde ce petit nuage. Japerus, en effet, sur lhorizon un petit nuage blanc que

    javais pris dabord pour une colline loigne. Mon cocher

  • - 15 -

    mexpliqua que ce petit nuage prsageait un bourane13. Javais ou parler des chasse-neige de ces contres, et je

    savais quils engloutissent quelquefois des caravanes entires. Savliitch, daccord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort ; javais lesprance darriver temps au prochain relais : jordonnai donc de redoubler de vitesse.

    Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sans

    cesse du ct de lorient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientt une grande nue blanche qui slevait lourdement, croissait, stendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commena tomber et tout coup se prcipita gros flocons. Le vont se mit siffler, hurler. Ctait un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. Malheur nous, seigneur ! scria le cocher ; cest un bourane.

    Je passai la tte hors de la kibitka ; tout tait obscurit et

    tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement froce, quil semblait en tre anim. La neige samoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils sarrtrent bientt. Pourquoi navances-tu pas ? dis-je au cocher avec impatience.

    Mais o avancer ? rpondit-il en descendant du traneau.

    Dieu seul sait o nous sommes maintenant. Il ny a plus de chemin et tout est sombre.

    Je me mis le gronder, mais Savliitch prit sa dfense. Pourquoi ne lavoir pas cout ? me dit-il avec colre. Tu

    13 Ouragan de neige.

  • - 16 -

    serais retourn au relais ; tu aurais pris du th ; tu aurais dormi jusquau matin ; lorage se serait calm et nous serions partis. Et pourquoi tant de hte ? Si ctait pour aller se marier, passe.

    Savliitch avait raison. Quy avait-il faire ? La neige

    continuait de tomber ; un amas se formait autour de la kibitka. Les chevaux se tenaient immobiles, la tte baisse, et tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour deux, rajustant leur harnais, comme sil net eu autre chose faire. Savliitch grondait. Je regardais de tous cts, dans lesprance dapercevoir quelque indice dhabitation ou de chemin ; mais je ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du chasse-neige Tout coup je crus distinguer quelque chose de noir.

    Hol ! cocher, mcriai-je, quy a-t-il de noir l-bas ? Le cocher se mit regarder attentivement du cot que

    jindiquais. Dieu le sait, seigneur, me rpondit-il en reprenant son

    sige ; ce nest pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit tre un loup ou un homme.

    Je lui donnai lordre de se diriger sur lobjet inconnu, qui vint

    aussi notre rencontre. En deux minutes nous tions arrivs sur la mme ligne, et je reconnus un homme.

    Hol ! brave homme, lui cria le cocher ; dis-nous, ne sais-tu

    pas le chemin ? Le chemin est ici, rpondit le passant ; je suis sur un

    endroit dur. Mais quoi diable cela sert-il ? coute, mon petit paysan, lui dis-je ; est-ce que tu connais

    cette contre ? Peux-tu nous conduire jusqu un gte pour y passer la nuit ?

  • - 17 -

    Cette contre ? Dieu merci, repartit le passant, je lai

    parcourue pied et en voiture, en long et en large. Mais vois quel temps ? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut sarrter ici et attendre ; peut-tre louragan cessera. Et le ciel sera serein, et nous trouverons le chemin avec les toiles.

    Son sang-froid me donna du courage. Je mtais dj dcid,

    en mabandonnant la grce de Dieu, passer la nuit dans la steppe, lorsque tout coup le passant sassit sur le banc qui faisait le sige du cocher : Grce Dieu, dit-il celui-ci, une habitation nest pas loin. Tourne droite et marche.

    Pourquoi irais-je droite ? rpondit mon cocher avec

    humeur. O vois-tu le chemin ? Alors il faut dire : chevaux autrui, harnais aussi, fouette sans rpit.

    Le cocher me semblait avoir raison. En effet, dis-je au

    nouveau venu, pourquoi crois-tu quune habitation nest pas loin ?

    Le vent a souffl de l, rpondit-il, et jai senti une odeur de

    fume, preuve quune habitation est proche. Sa sagacit et la finesse de son odorat me remplirent

    dtonnement. Jordonnai au cocher daller o lautre voulait. Les chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La kibitka savanait avec lenteur, tantt souleve sur un amas, tantt prcipite dans une fosse et se balanant de ct et dautre. Cela ressemblait beaucoup aux mouvements dune barque sur la mer agite. Savliitch poussait des gmissements profonds, en tombant chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka14, je menveloppai dans ma pelisse et mendormis, berc par le chant de la tempte et le roulis du traneau. Jeus alors un songe que je

    14 Tapis fait de la seconde corce du tilleul et qui couvre la capote

    dune kibitka.

  • - 18 -

    nai plus oubli et dans lequel je vois encore quelque chose de prophtique, en me rappelant les tranges aventures de ma vie. Le lecteur mexcusera si je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propre exprience combien il est naturel lhomme de sabandonner la superstition, malgr tout le mpris quon affiche pour elle.

    Jtais dans cette disposition de lme o la ralit commence

    se perdre dans la fantaisie, aux premires visions incertaines de lassoupissement. Il me semblait que le bourane continuait toujours et que nous errions sur le dsert de neige. Tout coup je crus voir une porte cochre, et nous entrmes dans la cour de notre maison seigneuriale.

    Ma premire ide fut la peur que mon pre ne se fcht de

    mon retour involontaire sous le toit de la famille, et ne lattribut une dsobissance calcule. Inquiet, je sors de ma kibitka, et je vois ma mre venir ma rencontre avec un air de profonde tristesse. Ne fais pas de bruit, me dit-elle ; ton pre est lagonie et dsire te dire adieu. Frapp deffroi, jentre sa suite dans la chambre coucher. Je regarde ; lappartement est peine clair. Prs du lit se tiennent des gens la figure triste et abattue. Je mapproche sur la pointe du pied. Ma mre soulve le rideau et dit : Andr Ptrovitch, Ptroucha est de retour ; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta bndiction. Je me mets genoux et jattache mes regards sur le mourant. Mais quoi ! au lieu de mon pre, japerois dans le lit un paysan barbe noire, qui me regarde dun air de gaiet. Plein de surprise, je me tourne vers ma mre : Quest-ce que cela veut dire ? mcriai-je ; ce nest pas mon pre. Pourquoi veux-tu que je demande sa bndiction ce paysan ? Cest la mme chose, Ptroucha, rpondit ma mre ; celui-l est ton pre assis15 ; baise-lui la main et quil te bnisse. Je ne voulais pas y consentir. Alors le paysan slana du lit, tira vivement sa hache de sa ceinture et se mit la brandir en tous sens. Je voulus menfuir, mais je ne le pus pas. La

    15 Parrain du mariage.

  • - 19 -

    chambre se remplissait de cadavres. Je trbuchais contre eux ; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan mappelait avec douceur en me disant : Ne crains rien, approche, viens que je te bnisse . Leffroi et la stupeur staient empars de moi

    En ce moment je mveillai. Les chevaux taient arrts ;

    Savliitch me tenait par la main. Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivs. O sommes-nous arrivs ? demandai-je en me frottant les

    yeux. Au gte ; Dieu nous est venu en aide ; nous sommes tombs

    droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te rchauffer.

    Je quittai la kibitka. Le bourane durait encore, mais avec une

    moindre violence. Il faisait si noir quon pouvait, comme on dit, se crever lil. Lhte nous reut prs de la porte dentre, en tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une loutchina16 lclairait. Au milieu taient suspendues une longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.

    Notre hte, Cosaque du Iak17, tait un paysan dune

    soixantaine dannes, encore frais et vert. Savliitch apporta la cassette th, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je navais jamais en plus grand besoin. Lhte se hta de le servir.

    O donc est notre guide ? demandai-je Savliitch.

    16 Planchette de sapin ou de bouleau, qui sert de chandelle. 17 Fleuve qui se jette dans lOural.

  • - 20 -

    Ici, Votre Seigneurie , rpondit une voix den haut. Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et

    deux yeux tincelants. Eh bien ! as-tu froid ? Comment navoir pas froid dans un petit cafetan tout

    trou ? Javais un touloup ; mais, quoi bon men cacher, je lai laiss en gage hier chez le marchand deau-de-vie ; le froid ne me semblait pas vif.

    En ce moment lhte rentra avec le somovar18 tout bouillant.

    Je proposai notre guide une tasse de th. Il descendit aussitt de la soupente. Son extrieur me parut remarquable. Ctait un homme dune quarantaine dannes, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges paules. Sa barbe noire commenait grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agrable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux taient coups en rond. Il portait un petit armak19 dchir et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de th, il en gota et fit la grimace. Faites-moi la grce, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre deau-de-vie ; le th nest pas notre boisson de Cosaques.

    Jaccdai volontiers son dsir. Lhte prit sur un des rayons

    de larmoire un broc et un verre, sapprocha de lui, et, layant regard bien en face : Eh ! Eh ! dit-il, te voil de nouveau dans nos parages ! Do Dieu ta-t-il amen ?

    Mon guide cligna de lil dune faon toute significative et

    rpondit par le dicton connu : Le moineau volait dans le verger ;

    18 Bouilloire th 19 Cafetan court.

  • - 21 -

    il mangeait de la graine de chanvre ; la grandmre lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les vtres ?

    Comment vont les ntres ? rpliqua lhtelier en continuant

    de parler proverbialement. On commenait sonner les vpres, mais la femme du pope la dfendu ; le pope est all en visite et les diables sont dans le cimetire.

    Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond ; quand il y aura

    de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de lil une seconde fois), remets ta hache derrire ton dos20 ; le garde forestier se promne. la sant de Votre Seigneurie !

    Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et

    avala dun trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente.

    Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de

    voleur. Ce nest que dans la suite que je compris quils parlaient des affaires de larme du Iak, qui venait seulement dtre rduite lobissance aprs la rvolte de 1772. Savliitch les coutait parler dun air fort mcontent et jetait des regards souponneux tantt sur lhte, tantt sur le guide. Lespce dauberge o nous nous tions rfugis se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup un rendez-vous de voleurs. Mais que faire ? On ne pouvait pas mme penser se remettre en route. Linquitude de Savliitch me divertissait beaucoup. Je mtendis sur un banc ; mon vieux serviteur se dcida enfin monter sur la vote du pole21 ; lhte se coucha par terre. Ils se mirent bientt tous ronfler, et moi-mme je mendormis comme un mort.

    20 Les paysans russes portent la hache passe dans la ceinture ou

    derrire le dos. 21 Lit ordinaire des paysans russes.

  • - 22 -

    En mveillant le lendemain assez tard, je maperus que

    louragan avait cess. Le soleil brillait ; la neige stendait au loin comme une nappe blouissante. Dj les chevaux taient attels. Je payai lhte, qui me demanda pour mon cot une telle misre, que Savliitch lui-mme ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soupons de la veille staient envols tout fait. Jappelai le guide pour le remercier du service quil nous avait rendu, et dis Savliitch de lui donner un demi-rouble de gratification.

    Savliitch frona le sourcil. Un demi-rouble ! scria-t-il ; pourquoi cela ? parce que tu

    as daign toi-mme lamener lauberge ? Que ta volont soit faite, seigneur ; mais nous navons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons donner des pourboires tout le monde, nous finirons par mourir de faim. .

    Il mtait impossible de disputer contre Savliitch ; mon

    argent, daprs ma promesse formelle, tait son entire discrtion. Je trouvais pourtant dsagrable de ne pouvoir rcompenser un homme qui mavait tir, sinon dun danger de mort, au moins dune position fort embarrassante.

    Bien, dis-je avec sang-froid Savliitch, si tu ne veux pas

    donner un demi-rouble, donne-lui quelquun de mes vieux habits ; il est trop lgrement vtu. Donne-lui mon touloup de peau de livre.

    Aie piti de moi, mon pre Pitr Andritch, scria

    Savliitch ; qua-t-il besoin de ton touloup ? il le boira, le chien, dans le premier cabaret.

    Ceci, mon petit vieux, ce nest plus ton affaire, dit le

    vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie

  • - 23 -

    me fait la grce dune pelisse de son paule22 ; cest sa volont de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais dobir.

    Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savliitch

    dune voix fche. Tu vois que lenfant na pas encore toute sa raison, et te voil tout content de le piller, grce son bon cur. Quas-tu besoin dun touloup de seigneur ? Tu ne pourrais pas mme le mettre sur tes maudites grosses paules.

    Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je mon menin ;

    apporte vite le touloup. Oh ! Seigneur mon Dieu ! scria Savliitch en gmissant.

    Un touloup en peau de livre et compltement neuf encore ! qui le donne-t-on ? un ivrogne en guenilles.

    Cependant le touloup fut apport. Le vagabond se mit

    lessayer aussitt. Le touloup, qui tait dj devenu trop petit pour ma taille, lui tait effectivement beaucoup trop troit. Cependant il parvint le mettre avec peine, en faisant clater toutes les coutures. Savliitch poussa comme un hurlement touff lorsquil entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il tait trs content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu ma kibitka, et il me dit avec un profond salut : Merci, Votre Seigneurie ; que Dieu vous rcompense pour votre vertu. De ma vie je noublierai vos bonts. Il sen alla de son ct, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savliitch. Joubliai bientt le bourane, et le guide, et mon touloup en peau de livre.

    Arriv Orenbourg, je me prsentai directement au gnral.

    Je trouvai un homme de haute taille, mais dj courb par la vieillesse. Ses longs cheveux taient tout blancs. Son vieil

    22 Allusion aux rcompenses faites par les anciens tsars leurs

    boyards, auxquels ils donnent leur pelisse.

  • - 24 -

    uniforme us rappelait un soldat du temps de limpratrice Anne, et ses discours taient empreints dune forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon pre. En lisant son nom, il me jeta un coup dil rapide : Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de temps quAndr Ptrovich tait de ton ache ; et maintenant, quel peau caillard de fils il a ! Ah ! le temps, le temps

    Il ouvrit la lettre et si mit la parcourir demi-voix, en

    accompagnant sa lecture de remarques : Monsieur, Jespre que Votre Excellence Quest-ce que cest que

    ces crmonies ? Fi ! comment na-t-il pas de honte ? Sans doute, la discipline avant tout ; mais est-ce ainsi quon crit son vieux camarate ? Votre Excellence naura pas oubli ! Hein ! Eh ! quand sous feu le feld-marchal Munichpendant la campagne de mme que nos bonnes parties de cartes. Eh ! eh ! Bruder ! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines ? Maintenant parlons affaires Je vous envoie mon espigle Hum ! le tenir avec des gants de porc-pic Quest-ce que cela, gants de porc-pic ? ce doit tre un proverbe russe Quest-ce que cest, tenir avec des gants de porc-pic ? reprit-il en se tournant vers moi.

    Cela signifie, lui rpondis-je avec lair le plus innocent du

    monde, traiter quelquun avec bont, pas trop svrement, lui laisser beaucoup de libert. Voil ce que signifie tenir avec des gants de porc-pic.

    Hum ! je comprends Et ne pas lui donner de libert

    Non, il parat que gants de porc-pic signifie autre chose Ci-joint son brevet O donc est-il ? Ah ! le voici Linscrire au rgiment de Smnofski Cest bon, cest bon ; on fera ce quil faut Me permettre de vous embrasser sans crmonie, et comme un vieux ami et camarade. Ah ! enfin, il sen est souvenu Etc., etc Allons, mon petit pre, dit-il aprs avoir

  • - 25 -

    achev la lettre et mis mon brevet de ct, tout sera fait ; tu seras officier dans le rgiment de*** ; et pour ne pas perdre de temps, va ds demain dans le fort de Blogorsk, o tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnte homme. L, tu serviras vritablement, et tu apprendras la discipline. Tu nas rien faire Orenbourg ; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourdhui, je tinvite dner avec moi.

    De mal en pis, pensai-je tout bas ; quoi cela maura-t-il

    servi dtre sergent aux gardes ds mon enfance ? O cela ma-t-il men ? dans le rgiment de*** et dans un fort abandonn sur la frontire des steppes kirghises-kasaks. Je dnai chez Andr Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La svre conomie allemande rgnait sa table, et je pense que leffroi de recevoir parfois un hte de plus son ordinaire de garon navait pas t tranger mon prompt loignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris cong du gnral et partis pour le lieu de ma destination.

  • - 26 -

    CHAPITRE III LA FORTERESSE

    La forteresse de Blogorsk tait situe quarante verstes

    dOrenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarps du Iak. La rivire ntait pas encore gele, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi stendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes rflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne moffrait pas beaucoup dattraits ; je tchais de me reprsenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je mimaginais un vieillard svre et morose, ne sachant rien en dehors du service et prt me mettre aux arrts pour la moindre vtille. Le crpuscule arrivait ; nous allions assez vite.

    Y a-t-il loin dici la forteresse ? demandai-je au cocher. Mais on la voit dici , rpondit-il. Je me mis regarder de tous cts, mattendant voir de

    hauts bastions, une muraille et un foss. Mais je ne vis rien quun petit village entour dune palissade en bois. Dun ct slevaient trois ou quatre tas de foin, demi recouverts de neige ; dun autre, un moulin vent pench sur le ct, et dont les ailes, faites de grosse corce de tilleul, pendaient paresseusement.

  • - 27 -

    O donc est la forteresse ? demandai-je tonn. Mais la voil , repartit le cocher en me montrant le village

    o nous venions de pntrer. Japerus prs de la porte un vieux canon en fer. Les rues

    taient troites et tortueuses ; presque toutes les isbas23 taient couvertes en chaume. Jordonnai quon me ment chez le commandant, et presque aussitt ma kibitka sarrta devant une maison en bois, btie sur une minence, prs de lglise, qui tait en bois galement.

    Personne ne vint ma rencontre. Du perron jentrai dans

    lantichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, tait occup coudre une pice bleue au coude dun uniforme vert. Je lui dis de mannoncer. Entre, mon petit pre, me dit linvalide, les ntres sont la maison. Je pntrai dans une chambre trs propre, arrange la vieille mode. Dans un coin tait dresse une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplme dofficier pendait encadr et sous verre. Autour du cadre taient rangs des tableaux dcorce24, qui reprsentaient la Prise de Kustrin et dOtchakov, le Choix de la fiance et lEnterrement du chat par les souris. Prs de la fentre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tte enveloppe dun mouchoir.

    23 Maisons de paysans. 24 Grossires gravures enlumines.

  • - 28 -

    Elle tait occupe dvider du fil que tenait, sur ses mains

    cartes, un petit vieillard borgne en habit dofficier. Que dsirez-vous, mon petit pre ? me dit-elle sans interrompre son occupation. Je rpondis que jtais venu pour entrer au service, et que, daprs la rgle, jaccourais me prsenter monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que javais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que javais prpar lavance.

  • - 29 -

    Ivan Kouzmitch25 nest pas la maison, dit-elle. Il est all en visite chez le pre Garasim. Mais cest la mme chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grce26. Assieds-toi, mon petit pre.

    Elle appela une servante et lui dit de faire venir louriadnik27.

    Le petit vieillard me regardait curieusement de son il unique. Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel rgiment vous avez daign servir ? Je satisfis sa curiosit.

    Et oserais-je vous demander, continua-t-il ; pourquoi vous

    avez daign passer de la garde dans notre garnison ? Je rpondis que ctait par ordre de lautorit. Probablement pour des actions peu santes un officier de

    la garde ? reprit linfatigable questionneur. Veux-tu bien cesser de dire des btises ? lui dit la femme du

    capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigu de la route. Il a autre chose faire que de te rpondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit pre, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne tafflige pas trop de ce quon tait fourr dans notre bicoque ; tu nes pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on shabitue. Tenez, Chvabrine, Alexi Ivanitch28, il y a dj quatre ans quon la transfr chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui tait arriv. Voil quun jour il est sorti de la ville avec un lieutenant ; et ils avaient pris des pes, et ils se mirent se piquer lun lautre, et Alexi Ivanitch a tu le lieutenant, et encore devant deux tmoins. Que veux-tu ! contre le malheur il ny a pas de matre.

    25 Jean, fils de Kouzma. 26 Formule de politesse affable. 27 Officier subalterne de Cosaques. 28 Alexis, fils de Jean.

  • - 30 -

    En ce moment entre louriadnik, jeune et beau Cosaque.

    Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement monsieur lofficier, et propre.

    Jobis, Vassilissa Igorovna29, rpondit louriadnik Ne

    faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poljaeff ? Tu radotes, Maximitch, rpliqua la commandante ;

    Poljaeff est dj log trs ltroit ; et puis cest mon compre ; et puis il noublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur lofficier Comment est votre nom, mon petit pre ?

    Pitr Andritch. Conduis Pitr Andritch chez Simon Kouzoff. Le coquin a

    laiss entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch ?

    Grce Dieu, tout est tranquille, rpondit le Cosaque ; il ny

    a que le caporal Prokoroff qui sest battu au bain avec la femme Oustinia Pgoulina pour un seau deau chaude.

    Ivan Ignatiitch30, dit la femme du capitaine au petit

    vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux.

    Cest bon, Maximitch, va-ten avec Dieu. Pitr Andritch, Maximitch vous conduira votre

    logement.

    29 Basile (au fminin), fille dIgor. 30 Jean, fils dIgnace.

  • - 31 -

    Je pris cong ; louriadnik me conduisit une isba qui se trouvait sur le bord escarp de la rivire, tout au bout de la forteresse. La moiti de lisba tait occupe par la famille de Simon Kouzoff, lautre me fut abandonne. Cette moiti se composait dune chambre assez propre, coupe en deux par une cloison. Savliitch commena sy installer, et moi, je regardai par ltroite fentre. Je voyais devant moi stendre une steppe nue et triste ; sur le ct slevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge la main, appelait des cochons qui lui rpondaient par un grognement amical. Et voil dans quelle contre jtais condamn passer ma jeunesse ! Une tristesse amre me saisit ; je quittai la fentre et me couchai sans souper, malgr les exhortations de Savliitch, qui ne cessait de rpter avec angoisse : Seigneur Dieu ! il ne daigne rien manger. Que dirait ma matresse si lenfant allait tomber malade ?

    Le lendemain, peine avais-je commenc de mhabiller, que

    la porte de ma chambre souvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu rguliers, mais dont la figure basane avait une vivacit remarquable.

    Pardonnez-moi, me dit-il en franais, si je viens ainsi sans

    crmonie faire votre connaissance. Jai appris hier votre arrive, et le dsir de voir enfin une figure humaine sest tellement empar de moi que je nai pu y rsister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vcu ici quelque temps.

    Je devinai sans peine que ctait lofficier renvoy de la garde

    pour laffaire du duel. Nous fmes connaissance. Chvabrine avait beaucoup desprit. Sa conversation tait anime, intressante. Il me dpeignit avec beaucoup de verve et de gaiet la famille du commandant, sa socit et en gnral toute la contre o le sort mavait jet. Je riais de bon cur, lorsque ce mme invalide, que javais vu rapicer son uniforme dans lantichambre du capitaine, entra et minvita dner de la part de Vassilissa Igorovna. Chvabrine dclara quil maccompagnait.

  • - 32 -

    En nous approchant de la maison du commandant, nous vmes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux trois cornes. Ils taient rangs en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Ds quil nous aperut, il sapprocha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit commander lexercice. Nous allions nous arrter pour voir les manuvres, mais il nous pria daller sur-le-champ chez Vassilissa Igorovna, promettant quil nous rejoindrait aussitt. Ici, nous dit-il, vous navez vraiment rien voir.

    Vassilissa Igorovna nous reut avec simplicit et bonhomie,

    et me traita comme si elle met ds longtemps connu. Linvalide et Palachka mettaient la nappe.

    Quest-ce qua donc aujourdhui mon Ivan Kouzmitch

    instruire si longtemps ses troupes ? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour dner. Mais o est donc Macha31 ?

    peine avait-elle prononc ce nom, quentra dans la chambre

    une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lisss en bandeau et retenus derrire ses oreilles que rougissaient la pudeur et lembarras. Elle ne me plut pas extrmement au premier coup dil ; je la regardai avec prvention. Chvabrine mavait dpeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits dune sotte. Marie Ivanovna alla sasseoir dans un coin et se mit coudre. Cependant on avait apport le chtchi32. Vassilissa Igorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka lappeler.

    Dis au matre que les visites attendent ; le chtchi se

    refroidit. Grce Dieu, lexercice ne sen ira pas, il aura tout le 31 Diminutif de Maria. 32 Soupe russe faite de viande et de lgumes.

  • - 33 -

    temps de sgosiller son aise. Le capitaine apparut bientt, accompagn du petit vieillard

    borgne. Quest-ce que cela, mon petit pre ? lui dit sa femme. La

    table est servie depuis longtemps, et lon ne peut pas te faire venir.

    Vois-tu bien, Vassilissa Igorovna, rpondit Ivan

    Kouzmitch, jtais occup de mon service, jinstruisais mes petits soldats.

    Va, va, reprit-elle, ce nest quune vanterie. Le service ne

    leur va pas, et toi tu ny comprends rien. Tu aurais d rester la maison, prier le bon Dieu ; a tirait bien mieux. Mes chers convives, table, je vous prie.

    Nous prmes place pour dner. Vassilissa Igorovna ne se

    taisait pas un moment et maccablait de questions ; qui taient mes parents, sils taient en vie, o ils demeuraient, quelle tait leur fortune ? Quand elle sut que mon pre avait trois cents paysans :

    Voyez-vous ! scria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce

    monde ! Et nous, mon petit pre, en fait dmes33, nous navons que la servante Palachka. Eh bien, grce Dieu, nous vivons petit petit. Nous navons quun souci, cest Macha, une fille quil faut marier. Et quelle dot a-t-elle ? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu quelle trouve quelque brave homme ! sinon, la voil ternellement fille.

    Je jetai un coup dil sur Marie Ivanovna ; elle tait devenue

    toute rouge, et des larmes roulrent jusque sur son assiette. Jeus

    33 En russe, on dit tant dmes pour tant de paysans.

  • - 34 -

    piti delle, et je mempressai de changer de conversation. Jai ou dire, mcriai-je avec assez d-propos, que les

    Bachkirs ont lintention dattaquer votre forteresse. Qui ta dit cela, mon petit pre ? reprit Ivan Kouzmitch. Je lai entendu dire Orenbourg, rpondis-je. Folies que tout cela, dit le commandant ; nous nen avons

    pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimid, et les Kirghises aussi ont reu de bonnes leons. Ils noseront pas sattaquer nous, et sils sen avisent, je leur imprimerai une telle terreur, quils ne remueront plus de dix ans.

    Et vous ne craignez pas, continuai-je en madressant la

    femme du capitaine, de rester dans une forteresse expose de tels dangers ?

    Affaire dhabitude, mon petit pre, reprit-elle. Il y a de cela

    vingt ans, quand on nous transfra du rgiment ici, tu ne saurais croire comme javais peur de ces maudits paens. Sil marrivait parfois de voir leur bonnet poil, si jentendais leurs hurlements, crois bien, mon petit pre, que mon cur se resserrait mourir. Et maintenant jy suis si bien habitue, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rdent autour de la forteresse.

    Vassilissa Igorovna est une dame trs brave, observa

    gravement Chvabrine ; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose. Mais oui, vois-tu bien ! dit Ivan Kouzmitch, elle nest pas de

    la douzaine des poltrons. Et Marie Ivanovna, demandai-je sa mre, est-elle aussi

  • - 35 -

    hardie que vous ? Macha ! rpondit la dame ; non, Macha est une poltronne.

    Jusqu prsent elle na pu entendre le bruit dun coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch simagina, le jour de ma fte, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, quelle manqua de sen aller dans lautre monde. Depuis ce jour-l, nous navons plus tir ce maudit canon.

    Nous nous levmes de table ; le capitaine et sa femme allrent

    dormir la sieste, et jallai chez Chvabrine, o nous passmes ensemble la soire.

  • - 36 -

    CHAPITRE IV LE DUEL

    Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie

    dans la forteresse de Blogorsk devint non seulement supportable, mais agrable mme. Jtais reu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme taient dexcellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui denfant de troupe tait parvenu au rang dofficier, tait un homme tout simple et sans ducation, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort sa paresse naturelle. Vassilissa Igorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son mnage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientt de se montrer sauvage. Nous fmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de cur et de raison, Peu peu je mattachai cette bonne famille, mme Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne.

    Je devins officier. Mon service ne me pesait gure. Dans cette

    forteresse bnie de Dieu, il ny avait ni exercice faire, ni garde monter, ni revue passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il ntait pas encore parvenu leur apprendre quel tait le ct droit, quel tait le ct gauche. Chvabrine avait quelques livres franais ; je me mis lire, et le got de la littrature sveilla en moi. Le matin je lisais, et je messayais des traductions, quelquefois mme des

  • - 37 -

    compositions en vers. Je dnais presque chaque jour chez le commandant, o je passais dhabitude le reste de la journe. Le soir, le pre Garasim y venait accompagn de sa femme Akoulina, qui tait la plus forte commre des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant dheure en heure sa conversation me devenait moins agrable. Ses perptuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me dplaisaient fort. Je navais pas dautre socit que cette famille dans la forteresse, mais je nen dsirais pas dautre.

    Malgr toutes les prophties, les Bachkirs ne se rvoltaient

    pas. La tranquillit rgnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut trouble subitement par une guerre intestine.

    Jai dj dit que je moccupais un peu de littrature. Mes

    essais taient passables pour lpoque, et Soumarokoff34 lui-mme leur rendit justice bien des annes plus tard. Un jour, il marriva dcrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous prtexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur bnvole ; je copiai ma petite chanson, et la portai Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprcier une uvre potique.

    Aprs un court prambule, je tirai de ma poche mon feuillet,

    et lui lus les vers suivants35 : Hlas ! en fuyant Macha, jespre recouvrer ma libert ! Mais les yeux qui mont fait prisonnier sont toujours

    devant moi. Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet

    tat cruel, prends piti de ton prisonnier.

    34 Pote clbre alors, oubli depuis. 35 Ils sont crits dans le style surann de lpoque.

  • - 38 -

    Comment trouves-tu cela ? dis-je Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui mtait d.

    Mais, mon grand mcontentement, Chvabrine, qui

    dordinaire montrait de la complaisance, me dclara net que ma chanson ne valait rien.

    Pourquoi cela ? lui demandai-je en mefforant de cacher

    mon humeur. Parce que de pareils vers, me rpondit-il, sont dignes de

    mon matre Trdiakofski36. Il prit le feuillet de mes mains, et se mit analyser

    impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me dchirant de la faon la plus maligne. Cela dpassa mes forces ; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui dclarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace.

    Voyons, me dit-il, si tu seras en tat de tenir ta parole ; les

    potes ont besoin dun auditeur, comme Ivan Kouzmitch dun carafon deau-de-vie avant dner. Et qui est cette Macha ? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna ?

    Ce nest pas ton affaire, rpondis-je en fronant le sourcil,

    de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions.

    Oh ! oh ! pote vaniteux, continua Chvabrine en me piquant

    de plus en plus. coute un conseil dami : Macha nest pas digne de devenir ta femme.

    36 Pote ridicule, dont Catherine II sest moque jusque dans son

    Rglement de lermitage.

  • - 39 -

    Tu mens, misrable ! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effront !

    Chvabrine changea de visage. Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main

    fortement ; vous me donnerez satisfaction. Bien, quand tu voudras ! rpondis-je avec joie, car dans ce

    moment jtais prt le dchirer. Je courus linstant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une

    aiguille la main. Daprs lordre de la femme de commandant, il enfilait des champignons qui devaient scher pour lhiver.

    Ah ! Pitr Andritch, me dit-il en mapercevant, soyez le

    bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici ? oserais-je vous demander.

    Je lui dclarai en peu de mots que je mtais pris de querelle

    avec Alexi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, dtre mon second. Ivan Ignatiitch mcouta jusquau bout avec une grande attention, en carquillant son il unique.

    Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexi

    Ivanitch, et que jen suis tmoin ? cest l ce que vous voulez dire ? oserais-je vous demander.

    Prcisment. Mais, mon Dieu ! Pitr Andritch, quelle folie avez-vous en

    tte ? Vous vous tes dit des injures avec Alexi Ivanitch ; eh bien, la belle affaire ! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences ; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet ; lui un second, vous un troisime ; et puis allez chacun de votre ct. Dans la suite, nous vous ferons faire la

  • - 40 -

    paix. Tandis que maintenant Est-ce une bonne action de tuer son prochain ? oserais-je vous demander. Encore si ctait vous qui dussiez le tuer ! que Dieu soit avec lui, car je ne laime gure. Mais, si cest lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots casss ? oserais-je vous demander.

    Les raisonnements du prudent officier ne mbranlrent pas.

    Je restai ferme dans ma rsolution. Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous

    plaira ; mais quoi bon serai-je tmoin de votre duel ? Des gens se battent ; quy a-t-il l dextraordinaire ? oserais-je vous demander. Grce Dieu, jai approch de prs les Sudois et les Turcs, et jen ai vu de toutes les couleurs.

    Je tchai de lui expliquer le mieux quil me fut possible quel

    tait le devoir dun second. Mais Ivan Ignatiitch tait hors dtat de me comprendre.

    Faites votre guise, dit-il. Si javais me mler de cette

    affaire, ce serait pour aller annoncer Ivan Kouzmitch, selon les rgles du service, quil se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intrts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait dsirable quil avist aux moyens de prendre les mesures ncessaires

    Jeus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au

    commandant. Je parvins grandpeine le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

    Comme dhabitude, je passai la soire chez le commandant.

    Je mefforais de paratre calme et gai, pour nveiller aucun soupon et viter les questions importunes. Mais javoue que je navais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouves dans la mme position. Toute cette soire, je me sentis dispos la tendresse, la sensibilit. Marie Ivanovna me plaisait

  • - 41 -

    plus qu lordinaire. Lide que je la voyais peut-tre pour la dernire fois lui donnait mes yeux une grce touchante. Chvabrine entra. Je le pris a part, et linformai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.

    Pourquoi des seconds ? me dit-il schement. Nous nous

    passerons deux. Nous convnmes de nous battre derrire les tas de foin, le

    lendemain matin, six heures. nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

    Il y a longtemps que vous eussiez d faire comme cela, me

    dit-il dun air satisfait : mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

    Quoi ? quoi, Ivan Ignatiitch ? dit la femme du capitaine, qui

    faisait une patience dans un coin ; je nai pas bien entendu. Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de

    mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que rpondre. Chvabrine le tira dembarras.

    Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons

    faite. Et avec qui, mon petit pre, tes-tu querell ? Mais avec Pitr Andritch, et jusquaux gros mots. Pourquoi cela ? Pour une vritable misre, pour une chansonnette. Beau sujet de querelle, une chansonnette ! Comment cest-il

    arriv ?

  • - 42 -

    Voici comment. Pitr Andritch a compos rcemment une

    chanson, et il sest mis me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Pitr Andritch sest fch. Mais ensuite il a rflchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.

    Linsolence de Chvabrine me mit en fureur ; mais nul autre

    que moi ne comprit ses grossires allusions. Personne au moins ne les releva. Des posies, la conversation passa aux potes en gnral, et le commandant fit lobservation quils taient tous des dbauchs et des ivrognes finis ; il me conseilla amicalement de renoncer la posie, comme chose contraire au service et ne menant rien de bon.

    La prsence de Chvabrine mtait insupportable. Je me htai

    de dire adieu au commandant et sa famille. En rentrant la maison, jexaminai mon pe, jen essayai la pointe, et me couchai aprs avoir donn lordre Savliitch de mveiller le lendemain six heures.

    Le lendemain, lheure indique, je me trouvais derrire les

    meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas paratre. On peut nous surprendre, me dit-il ; il faut se hter. Nous mmes bas nos uniformes, et, rests en gilet, nous tirmes nos pes du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrire un tas de foin. Il nous intima lordre de nous rendre chez le commandant. Nous obmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourrent, et nous suivmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravit.

    Nous entrmes dans la maison du commandant. Ivan

    Ignatiitch ouvrit les portes deux battants, et scria avec emphase : Ils sont pris ! .

    Vassilissa Igorovna accourut notre rencontre :

  • - 43 -

    Quest-ce que cela veut dire ? comploter un assassinat dans notre forteresse ! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrts Pitr Andritch, Alexi Ivanitch, donnez vos pes, donnez, donnez Palachka, emporte les pes dans le grenier Pitr Andritch, je nattendais pas cela de toi ; comment nas-tu pas honte ? Alexi Ivanitch, cest autre chose ; il a t transfr de la garde pour avoir fait prir une me. Il ne croit pas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant ?

    Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne

    cessant de rpter : Vois-tu bien ! Vassilissa Igorovna dit la vrit ; les duels sont formellement dfendus par le code militaire.

    Cependant Palachka nous avait pris nos pes et les avait

    emportes au grenier. Je ne pus mempcher de rire ; Chvabrine conserva toute sa gravit.

    Malgr tout le respect que jai pour vous, dit-il avec sang-

    froid la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant votre tribunal. Abandonnez ce soin Ivan Kouzmitch : cest son affaire.

    Comment, comment, mon petit pre ! rpliqua la femme du

    commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la mme chair et le mme esprit ? Ivan Kouzmitch, quest-ce que tu baguenaudes ? Fourre-les linstant dans diffrents coins, au pain et leau, pour que cette bte dide leur sorte de la tte. Et que le pre Garasim les mette la pnitence, pour quils demandent pardon Dieu et aux hommes.

    Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna tait

    extrmement ple. Peu peu la tempte se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser lun lautre. Palachka nous rapporta nos pes. Nous sortmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous

  • - 44 -

    reconduisit. Comment navez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colre,

    de nous dnoncer au commandant aprs mavoir donn votre parole de nen rien faire ?

    Comme Dieu est saint, rpondit-il, je nai rien dit Ivan

    Kouzmitch ; cest Vassilissa Igorovna qui ma tout soutir. Cest elle qui a pris toutes les mesures ncessaires linsu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela !

    Aprs cette rponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec

    Chvabrine. Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je. Certainement, rpondit Chvabrine ; vous me payerez avec

    du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer ; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.

    Et nous nous sparmes comme sil ne se ft rien pass. De retour chez le commandant, je massis, selon mon

    habitude, prs de Marie Ivanovna ; son pre ntait pas la maison ; sa mre soccupait du mnage. Nous parlions demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait linquitude que lui avait cause ma querelle avec Chvabrine.

    Le cur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire

    que vous alliez vous battre lpe. Comme les hommes sont tranges ! pour une parole quils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prts sentrgorger et sacrifier, non seulement leur vie, mais encore lhonneur et le bonheur de ceux qui Mais je suis sre que ce nest pas vous qui avez commenc la querelle : cest Alexi Ivanitch qui a t lagresseur.

  • - 45 -

    Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna ? Mais parce que, parce quil est si moqueur ! Je naime pas

    Alexi Ivanitch, il mest mme dsagrable, et cependant je naurais pas voulu ne pas lui plaire, cela maurait fort inquite.

    Et que croyez-vous, Marie Ivanovna ? lui plaisez-vous, ou

    non ? Marie Ivanovna se troubla et rougit : Il me semble, dit-elle

    enfin, il me semble que je lui plais. Pourquoi cela ? Parce quil ma fait des propositions de mariage. Il vous a fait des propositions de mariage ? Quand cela ? Lan pass, deux mois avant votre arrive, Et vous navez pas consenti ? Comme vous voyez. Alexi Ivanitch est certainement un

    homme desprit et de bonne famille ; il a de la fortune ; mais, la seule ide quil faudrait, sous la couronne, lembrasser devant tous les assistants Non, non, pour rien au monde.

    Les paroles de Marie Ivanovna mouvrirent les yeux et

    mexpliqurent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine la poursuivre. Il avait probablement remarqu notre inclination mutuelle, et sefforait de nous dtourner lun de lautre. Les paroles qui avaient provoqu notre querelle me semblrent dautant plus infmes, quand, au lieu dune grossire et indcente plaisanterie, jy vis une calomnie calcule. Lenvie de punir le menteur effront devint encore plus

  • - 46 -

    forte en moi, et jattendais avec impatience le moment favorable. Je nattendis pas longtemps. Le lendemain, comme jtais

    occup composer une lgie, et que je mordais ma plume dans lattente dune rime, Chvabrine frappa sous ma fentre. Je posai la plume, je pris mon pe, et sortis de la maison.

    Pourquoi remettre plus longtemps ? me dit Chvabrine ; on

    ne nous observe plus. Allons au bord de la rivire ; l personne ne nous empchera.

    Nous partmes en silence, et, aprs avoir descendu un sentier

    escarp, nous nous arrtmes sur le bord de leau, et nos pes se croisrent.

    Chvabrine tait plus adroit que moi dans les armes ; mais

    jtais plus fort et plus hardi ; et M. Beaupr, qui avait t entre autres choses soldat, mavait donn quelques leons descrime, dont je profitai. Chvabrine ne sattendait nullement trouver en moi un adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pmes nous faire aucun mal lun lautre ; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je lattaquai vivement, et le fis presque entrer reculons dans la rivire. Tout coup jentendis mon nom prononc haute voix ; je tournai rapidement la tte, et japerus Savliitch qui courait moi le long du sentier Dans ce moment je sentis une forte piqre dans la poitrine, sous lpaule droite, et je tombai sans connaissance.

  • - 47 -

    CHAPITRE V LA CONVALESCENCE

    Quand je revins moi, je restai quelque temps sans

    comprendre ni ce qui mtait arriv, ni o je me trouvais. Jtais couch sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savliitch se tenait devant moi, une lumire la main. Quelquun droulait avec prcaution les bandages qui entouraient mon paule et ma poitrine. Peu peu mes ides sclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que jtais bless. En cet instant, la porte gmit faiblement sur ses gonds :

    Eh bien, comment va-t-il ? murmura une voix qui me fit

    tressaillir. Toujours dans le mme tat, rpondit Savliitch avec un

    soupir ; toujours sans connaissance. Voil dj plus de quatre jours.

    Je voulus me retourner, mais je nen eus pas la force. O suis-je ? Qui est ici ? dis-je avec effort. Marie Ivanovna sapprocha de mon lit, et se pencha

  • - 48 -

    doucement sur moi. Comment vous sentez-vous ? me dit-elle. Bien, grce Dieu, rpondis-je dune voix faible. Cest vous,

    Marie Ivanovna ; dites-moi Je ne pus achever. Savliitch poussa un cri, la joie se peignit

    sur son visage. Il revient lui, il revient lui, rptait-il ; grces te soient

    rendues, Seigneur ! Mon pre Piotr Andritch, mas-tu fait assez peur ? quatre jours ! cest facile dire

    Marie Ivanovna linterrompit. Ne lui parle pas trop, Savliitch, dit-elle : il est encore bien

    faible. Elle sortit et ferma la porte avec prcaution. Je me sentais

    agit de penses confuses. Jtais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre ! Je voulus interroger Savliitch ; mais le vieillard hocha la tte et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mcontentement, et mendormis bientt.

    En mveillant, jappelai Savliitch ; mais, au lieu de lui, je vis

    devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation dlicieuse qui me pntra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en larrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas, et tout coup je sentis sur ma joue limpression humide et brlante de ses lvres. Un feu rapide parcourut tout mon tre.

    Chre bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme,

    consentez mon bonheur.

  • - 49 -

    Elle reprit sa raison : Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu tant sa main,

    tous tes encore en danger ; votre blessure peut se rouvrir ; ayez soin de vous, ne ft-ce que pour moi.

    Aprs ces mots, elle sortit en me laissant au comble du

    bonheur. Je me sentais revenir la vie.

  • - 50 -

    Ds cet instant je me sentis mieux dheure en heure. Ctait le barbier du rgiment qui me pansait, car il ny avait pas dautre mdecin dans la forteresse ; et grce Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature htrent ma gurison. Toute la famille du commandant mentourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la premire occasion favorable pour continuer ma dclaration interrompue, et, cette fois, Marie mcouta avec plus de patience. Elle me fit navement laveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. Mais pensez-y bien, me disait-elle ; ny aura-t-il pas dobstacles de la part des vtres ?

    Ce mot me fit rflchir. Je ne doutais pas de la tendresse de

    ma mre ; mais, connaissant le caractre et la faon de penser de mon pre, je pressentais que mon amiti ne le toucherait pas extrmement, et quil la traiterait de folie de jeunesse. Je lavouai franchement Marie Ivanovna ; mais nanmoins je rsolus dcrire mon pre aussi loquemment que possible pour lui demander sa bndiction. Je montrai ma lettre Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante quelle ne douta plus du succs, et sabandonna aux sentiments de son cur avec toute la confiance de la jeunesse.

    Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma

    convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel : Vois-tu bien, Pitr Andritch, je devrais la rigueur te mettre aux arrts ; mais te voil dj puni sans cela. Pour Alexi Ivanich, il est enferm par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin bl, et son pe est sous clef chez Vassilissa Igorovna. Il aura le temps de rflchir son aise et de se repentir.

    Jtais trop content pour garder dans mon cur le moindre

    sentiment de rancune. Je me mis prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit lui rendre la libert. Chvabrine vint me voir. Il tmoigna un profond regret de tout ce qui tait arriv, avoua que toute la faute tait

  • - 51 -

    lui, et me pria doublier le pass. tant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon cur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie lirritation de la vanit blesse ; je pardonnai donc gnreusement mon rival malheureux.

    Je fus bientt guri compltement, et pus retourner mon

    logis. Jattendais avec impatience la rponse ma lettre, nosant pas esprer, mais tchant dtouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne mtais pas encore expliqu avec Vassilissa Igorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les tonner : ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous tions assurs davance de leur consentement.

    Enfin, un beau jour, Savliitch entra chez moi, une lettre la

    main. Je la pris en tremblant. Ladresse tait crite de la main de mon pre. Cette vue me prpara quelque chose de grave, car, dhabitude, ctait ma mre qui mcrivait, et lui ne faisait quajouter quelques lignes la fin. Longtemps je ne pus me dcider rompre le cachet ; je relisais la suscription solennelle : mon fils Pitr Andritch Grineff, gouvernement dOrenbourg, forteresse de Blogorsk . Je tchais de dcouvrir, lcriture de mon pre, dans quelle disposition desprit il avait crit la lettre. Enfin je me dcidai dcacheter, et ds les premires lignes je vis que toute laffaire tait au diable. Voici le contenu de cette lettre :

    Mon fils Pitr, nous avons reu le 15 de ce mois la lettre

    dans laquelle tu nous demandes notre bndiction paternelle et notre consentement ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff37. Et non seulement je nai pas lintention de te donner ni ma bndiction ni mon consentement, mais encore jai lintention darriver jusqu toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garon, malgr ton rang dofficier, parce que tu as prouv que tu nes pas digne de porter lpe qui ta t remise pour la dfense de la patrie, et non pour te battre en duel

    37 Manire mprisante dcrire le nom patronymique.

  • - 52 -

    avec des fous de ton espce. Je vais crire linstant mme Andr Carlovitch pour le prier de te transfrer de la forteresse de Blogorsk dans quelque endroit encore plus loign afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mre est tombe malade de douleur, et maintenant encore elle est alite. Quadviendra-t-il de toi ? Je prie Dieu quil te corrige, quoique je nose pas avoir confiance en sa bont.

    Ton pre,

    A. G. La lecture de cette lettre veilla en moi des sentiments divers.

    Les dures expressions que mon pre ne mavait pas mnages me blessaient profondment ; le ddain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malsant ; enfin lide dtre renvoy hors de la forteresse de Blogorsk mpouvantait. Mais jtais surtout chagrin de la maladie de ma mre. Jtais indign contre Savliitch, ne doutant pas que ce ne ft lui qui avait fait connatre mon duel mes parents. Aprs avoir march quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je marrtai brusquement devant lui, et lui dis avec colre : Il parat quil ne ta pas suffi que, grce toi, jaie t bless et tout au moins au bord de la tombe ; tu veux aussi tuer ma mre .

    Savliitch resta immobile comme si la foudre lavait frapp. Aie piti de moi, seigneur, scria-t-il presque en

    sanglotant ; quest-ce que tu daignes me dire ? Cest moi qui suis la cause que tu as t bless ? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir lpe dAlexi Ivanitch. La vieillesse maudite men a seule empch. Quai-je donc fait ta mre ?

    Ce que tu as fait ? rpondis-je. Qui est-ce qui ta charg

    dcrire une dnonciation contre moi ? Est-ce quon ta mis mon service pour tre mon espion ?

  • - 53 -

    Moi, crire une dnonciation ! rpondit Savliitch tout en

    larmes. Seigneur, roi des cieux ! Tiens, daigne lire ce que mcrit le matre, et tu verras si je te dnonais.

    En mme temps il tira de sa poche une lettre quil me

    prsenta, et je lus ce qui suit : Honte toi, vieux chien, de ce que tu ne mas rien crit de

    mon fils Pitr Andritch, malgr mes ordres svres, et de ce que ce soient des trangers qui me font savoir ses folies ! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volont de tes seigneurs ? Je tenverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir cach la vrit et pour ta condescendance envers le jeune homme. la rception de cette lettre, je tordonne de minformer immdiatement de ltat de sa sant, qui, ce quon me mande, samliore, et de me dsigner prcisment lendroit o il a t frapp, et sil a t bien guri.

    videmment Savliitch navait pas en le moindre tort, et

    ctait moi qui lavais offens par mes soupons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard tait inconsolable.

    Voil jusquo jai vcu ! rptait-il ; voil quelles grces jai

    mrites de mes seigneurs pour tous mes longs services ! je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure ! Non, mon pre Pitr Andritch, ce nest pas moi qui suis fautif, cest le maudit moussi ; cest lui qui ta appris pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si force de pousser et de frapper on pouvait se garer dun mauvais homme ! Ctait bien ncessaire de dpenser de largent louer le moussi !

    Mais qui donc stait donn la peine de dnoncer ma conduite

    mon pre ? Le gnral ? il ne semblait pas soccuper beaucoup de moi ; et puis, Ivan Kouzmitch navait pas cru ncessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions.

  • - 54 -

    Mes soupons sarrtaient sur Chvabrine : lui seul trouvait un avantage dans cette dnonciation, dont la suite pouvait tre mon loignement de la forteresse et ma sparation davec la famille du commandant. Jallai tout raconter Marie Ivanovna : elle venait ma rencontre sur le perron.

    Que vous est-il arriv ? me dit-elle ; comme vous tes ple ! Tout est fini , lui rpondis-je, en lui remettant la lettre de

    mon pre. Ce fut son tour de plir. Aprs avoir lu, elle me rendit la

    lettre, et me dit dune voix mue : Ce na pas t mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille ; que la volont de Dieu soit faite ! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il ny a rien faire, Pitr Andritch ; soyez heureux, vous au moins.

    Cela ne sera pas, mcriai-je, en la saisissant par la main. Tu

    maimes, je suis prt tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples ; ils ne sont ni fiers ni cruels ; ils nous donneront, eux, leur bndiction, nous nous marierons ; et puis, avec le temps, jen suis sr, nous parviendrons flchir mon pre. Ma mre intercdera pour nous, il me pardonnera.

    Non, Pitr Andritch, rpondit Marie : je ne tpouserai pas

    sans la bndiction de tes parents. Sans leur bndiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous la volont de Dieu. Si tu rencontres une autre fiance, si tu laimes, que Dieu soit avec toi38. Pitr Andritch, moi, je prierai pour vous deux.

    Elle se mit pleurer et se retira. Javais lintention de la

    suivre dans sa chambre ; mais je me sentais hors dtat de me possder et je rentrai la maison. Jtais assis, plong dans une

    38 Formule de consentement.

  • - 55 -

    mlancolie profonde, lorsque Savliitch vint tout coup interrompre mes rflexions.

    Voil, seigneur, dit-il en me prsentant une feuille de papier

    toute couverte dcriture ; regarde si je suis un espion de mon matre et si je tche de brouiller le pre avec le fils.

    Je pris de sa main ce papier ; ctait la rponse de Savliitch

    la lettre quil avait reue. La voici mot pour mot : Seigneur Andr Ptrovitch, notre gracieux pre, jai reu

    votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes matres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidle, jobis aux ordres de mes matres ; et je vous ai toujours servi avec zle jusqu mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien crit de la blessure de Pitr Andritch, pour ne pas vous effrayer sans raison ; et voil que nous entendons que notre matresse, notre mre, Avdotia Vassilievna, est malade de peur ; et je men vais prier Dieu pour sa sant. Et Pitr Andritch a t bless dans la poitrine, sons lpaule droite, sous une cte, la profondeur dun verchok et demi39, et il a t couch dans la maison du commandant, o nous lavons apport du rivage : et cest le barbier dici, Stpan Paramonoff, qui la trait ; et maintenant Pitr Andritch, grce Dieu, se porte bien ; et il ny a rien que du bien dire de lui : ses chefs, ce quon dit, sont contents de lui, et Vassilissa Igorovna le traite comme son propre fils ; et quune pareille occasion lui soit arrive, il ne faut pas lui en faire de reproches ; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez crire que vous menverrez garder les cochons ; que ce soit votre volont de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu terre.

    Votre fidle esclave,

    39 Environ trois pouces.

  • - 56 -

    Arkhip Savlieff. Je ne pus mempcher de sourire plusieurs fois pendant la

    lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en tat dcrire mon pre, et, pour calmer ma mre, la lettre de Savliitch me semblait suffisante.

    De ce jour ma situation changea ; Marie Ivanovna ne me

    parlait presque plus et tchait mme de mviter. La maison du commandant me devint insupportable ; je mhabituai peu peu rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Igorovna me fit des reproches ; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service lexigeait. Je navais que de trs rares entrevues avec Chvabrine, qui mtait devenu dautant plus antipathique que je croyais dcouvrir en lui une inimiti secrte, ce qui me confirmait davantage dans mes soupons. La vie me devint charge. Je mabandonnai une noire mlancolie, qualimentaient encore la solitude et linaction. Je perdis toute espce de got pour la lecture et les lettres. Je me laissais compltement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des vnements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner mon me un branlement profond et salutaire.

  • - 57 -

    CHAPITRE VI POUGATCHEFF

    Avant dentamer le rcit des vnements tranges dont je fus

    le tmoin, je dois dire quelques mots sur la situation o se trouvait le gouvernement dOrenbourg vers la fin de lanne 1773. Cette riche et vaste province tait habite par une foule de peuplades demi sauvages, qui venaient rcemment de reconnatre la souverainet des tsars russes. Leurs rvoltes continuelles, leur impatience de toute loi et de la vie civilise, leur inconstance et leur cruaut demandaient, de la part du gouvernement, une surveillance constante pour les rduire lobissance. On avait lev des forteresses dans les lieux favorables, et dans la plupart on avait tabli demeure fixe des Cosaques, anciens possesseurs des rives du Iak. Mais ces Cosaques eux-mmes, qui auraient d garantir le calme et la scurit de ces contres, taient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et dangereux pour le gouvernement imprial. En 1772, une meute survint dans leur principale bourgade. Cette meute fut cause par les mesures svres quavait prises le gnral Tranbenberg pour ramener larme lobissance. Elles neurent dautre rsultat que le meurtre barbare de Tranbenberg, llvation de nouveaux chefs, et finalement la rpression de lmeute force de mitraille et de cruels chtiments.

    Cela stait pass peu de temps avant mon arrive dans la

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    forteresse de Blogorsk. Alors tout tait ou paraissait tranquille. Mais lautorit avait trop facilement prt foi au feint repentir des rvolts, qui couvaient leur haine en silence, et nattendaient quune occasion propice pour recommencer la lutte.

    Je reviens mon rcit. Un soir (ctait au commencement doctobre 1773), jtais seul

    la maison, couter le sifflement du vent dautomne et regarder les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint mappeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis linstant mme. Jy trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et louriadnik des Cosaques. Il ny avait dans la chambre ni la femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour dun air proccup. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors louriadnik, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et nous dit :

    Messieurs les officiers, une nouvelle importante ! coutez ce

    qucrit le gnral. Il mit ses lunettes et lut ce qui suit : monsieur le commandant de la forteresse de Blogorsk,

    capitaine Mironoff (secret). Je vous informe par la prsente que le fuyard et

    schismatique Cosaque du Don Imliane Pougatcheff, aprs stre rendu coupable de limpardonnable insolence dusurper le nom du dfunt empereur Pierre III, a runi une troupe de brigands, suscit des troubles dans les villages du Iak, et pris et mme dtruit plusieurs forteresses, en commettant partout des brigandages et des assassinats. En consquence, ds la rception de la prsente, vous aurez, monsieur le capitaine, aviser aux mesures quil faut prendre pour repousser le susdit sclrat et usurpateur, et, sil est possible, pour lexterminer entirement dans le cas o il tournerait ses armes c