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Elsa FAVREAU Institut d’Urbanisme de Paris
Master 2 Parcours Environnement, paysages et territoires Cours Risques et mutations urbaines
Année 2008 – 2009
Note de lecture
Géographie critique des risques,
Patrick Pigeon
Patrick Pigeon est géographe, Professeur à l’Université de Savoie. Il bénéficie d’une
certaine reconnaissance dans les milieux universitaires depuis la publication en 1999 de son
ouvrage La ville et l’Environnement dans lequel il démontrait notamment l’importance de la
notion de risque pour la compréhension du développement urbain. Dans la continuité de cet
ouvrage, et fort de son expérience de terrain et de ses recherches autour de l’objet risque,
menées au sein du laboratoire EDYTEM (Environnements, Dynamiques et Territoires de
Montagne) au CNRS, ainsi que de sa participation à plusieurs programmes de recherche
internationaux, tels le programme européen ARMONIA sur la gestion des risques et leur
intégration dans les projets d’aménagement territorial, Patrick Pigeon publie sa Géographie
critique des risques en 2005, aux éditions Economica.
L’ambition de cet ouvrage est de réaliser un bilan critique de la géographie des risques,
et de formuler et discuter de nouvelles notions et méthodes d’analyse ouvrant la voie à une
interprétation géographique des risques innovante. L’auteur propose notamment de dépasser
l’approche segmentée des risques, qui préside actuellement à la majorité des études
géographiques consacrées à cet objet, au profit d’une approche systémique autorisant une lecture
transversale et intégrée des risques. Son propos s’inscrit dans une démarche particulièrement
novatrice. En effet, si les limites et problèmes posés par l’approche segmentée du risque ont été
relevés, ou tout du moins effleurés par la bibliographie, aucune synthèse ni identification claire
n’en ont jamais été effectuées. Cet effort constitue alors un temps fort de l’ouvrage. La seconde
originalité réside en l’explication du paradoxe, identifié par l’auteur, du maintien de l’approche
segmentée en géographie des risques en dépit de la reconnaissance des limites et problèmes
qu’elle pose par une grande partie de la communauté scientifique. C’est donc sur une base
solidement argumentée que s’appuie l’auteur pour énoncer ses nouvelles propositions
méthodologiques.
L’ouvrage s’ouvre sur l’identification d’une double compartimentation structurant
l’approche segmentée des risques actuellement en vigueur. En effet, une analyse poussée de la
bibliographie, citations à l’appui, permet à l’auteur de mettre en évidence la tendance à une
définition du risque fondée sur le produit de l’aléa et de la vulnérabilité, l’aléa représentant
l’élément actif, extérieur, associé à des processus physiques, et la vulnérabilité renvoyant aux
sociétés, élément passif, subissant l’aléa. Si certaines définitions nuancent cette dichotomie en
introduisant l’idée d’une interaction entre aléa et vulnérabilité, l’auteur déplore néanmoins
l’ambiguïté générée. En effet, cette dernière favorise selon lui une approche déterministe et une
lecture exogène des risques. La seconde compartimentation concerne le découpage par types de
risques calqué sur le découpage des problématiques en géographie. À chaque type de risque
(risques naturel, technologique, sanitaire, …) correspondrait ainsi une géographie, et
l’interprétation géographique des risques dépendrait alors du parcours individuel et disciplinaire
de chacun. Or, l’auteur démontre en s’appuyant sur des études de cas l’inefficacité d’une lecture
par type de risque, et la nécessité, tant pour les chercheurs que pour les politiques cherchant à
gérer le risque, de prendre en compte les interactions entre plusieurs types de risques se
matérialisant sur un territoire : il s’agit ainsi de territorialiser les risques et leur gestion.
De même, l’auteur conteste la définition du risque par les aléas disjoints de la
vulnérabilité en mettant en évidence le caractère endogène des risques. Il introduit pour cela les
notions d’urbanisation et du politique, en montrant comment ces dernières interagissent entre
elles et avec le risque et sont essentielles pour en comprendre les marques territoriales actuelles.
Il démontre ainsi l’existence d’une coévolution entre risques et peuplement humain: les risques
marquent les formes de peuplement, et les mutations de peuplement participent à leur propre
endommagement en transformant les risques et en en faisant naître de nouveaux, ce quelque soit
le type de peuplement. Le risque est alors ubiquiste. Les exemples proposés révèlent en effet que
cette coévolution vaut autant pour les peuplements agricoles ou ceux aux marges de
l’œkoumène que pour les peuplements urbains. Ceci justifie alors l’emploi de la notion
d’urbanisation dans une acception large et la définition de la distinction espace rural – espace
urbain par un différentiel d’intensité plutôt que par une opposition tranchée. Le caractère actif
des sociétés est doublement révélé par cette interaction entre risque et urbanisation : la diversité
des types de peuplement constitue un élément d’explication de la variété des marques
territoriales du risque, et les mutations de peuplement interagissent avec les processus physiques
en les anthropisant. Cette anthropisation des processus physiques, présente à toutes les échelles,
y compris à l’échelle planétaire, invite alors l’auteur à s’interroger sur la pertinence de l’usage
du terme naturel en géographie des risques. Il signale cependant que l’origine de certains aléas,
tels les séismes liés aux déformations de plaques de lithosphère et au phénomène de subduction,
n’est pas anthropisable. L’urbanisation ne peut alors pas expliquer à elle seule les
caractéristiques spatiales du risque : doivent également être pris en compte l’origine naturelle de
certains aléas, mais également le politique, avec lequel interagit l’urbanisation.
L’identification de cette interaction permet de lever le paradoxe naissant lié au fait que
l’urbanisation n’a jamais été autant développée au cours de l’histoire humaine alors qu’elle
favorise la transformation et l’émergence de nouveaux risques, ce qui devrait a priori limiter son
développement. Le recours à l’étymologie du politique souligne en effet la volonté originelle de
ce dernier de gérer les risques inhérents à l’urbanisation. L’urbanisation ne s’intensifie donc pas
malgré le risque qu’elle accroît, mais en gérant le risque politiquement. Cette gestion politique
des risques contribue à la contestation de l’approche segmentée des risques en géographie. En
effet, le politique apparaît comme un élément d’explication de la variété spatiale des risques, à
l’instar de l’urbanisation. Ainsi, à type de risque identique, peuvent être identifiées diverses
réponses politiques renvoyant à autant de modes de gestion. Ceci s’explique par l’interaction
entre plusieurs types de risques se matérialisant sur un territoire, évoquée précédemment, qui
introduit les notions d’arbitrage et d’héritage : les héritages culturels, historiques et géologico-
géomorphologiques influencent en partie les choix politiques et les marques territoriales qui en
découlent, notamment les évolutions des formes de peuplement. La notion d’arbitrage sous-
entend par ailleurs l’impossibilité d’éliminer l’ensemble des risques se matérialisant sur un
territoire. L’auteur signale en effet que le risque zéro n’existe pas, et pousse le raisonnement
pour démontrer que la gestion politique tend, en interaction avec les mutations de peuplement, à
déplacer et transformer les risques.
Le recours aux notions d’urbanisation et du politique permet ainsi de contester la lecture
exogène et l’approche segmentée des risques, et de réfuter l’hypothèse du caractère passif des
sociétés, puisque ces dernières contribuent à leurs propres risques et cherchent à les gérer. Ces
notions sont d’autant plus importantes que l’auteur pose l’hypothèse de la favorisation d’une
reconnaissance sociale des risques et d’une prise de conscience de la part des scientifiques des
limites de l’approche segmentée en géographie des risques via l’urbanisation et les mutations de
peuplement. Les populations reconnaissent ainsi les problèmes posés par ces mutations et
refusent de plus en plus l’explication naturaliste des catastrophes parfois avancée par des
politiques ou institutions cherchant à éviter les recherches de responsabilité. Les mutations de
peuplement et la reconnaissance sociale des risques devraient alors inciter les chercheurs à faire
évoluer leurs modes de raisonnement. Pourtant, l’approche segmentée persiste. Ce paradoxe
s’explique en partie par les avantages qu’elle représente. En effet, la définition du risque par le
couple aléa – vulnérabilité permet de donner une cohérence minimale à la géographie des
risques et facilite également la cartographie des risques, consistant à croiser la carte des aléas
avec celle de la vulnérabilité. Certains blocages apparaissent également, liés au partage
institutionnel historique entre sciences de la nature et sciences de l’Homme, renvoyant au
dualisme Nature – Culture sur lequel s’interrogent depuis longtemps les épistémologues et
philosophes. La géographie française n’échappe pas à cette tendance comme l’indique la
scission entre géographie humaine et physique opérée au sortir de la guerre.
Si ces conditionnements permettent de comprendre le maintien des interprétations
naturalistes du risque en dépit de leur caractère contradictoire et de la reconnaissance des
problèmes qu’elles posent par les chercheurs et la société, il apparaît néanmoins nécessaire de
les dépasser. Patrick Pigeon envisage alors une approche systémique de la géographie des
risques, qui s’appuie sur une démarche qualifiée d’a posteriori par l’auteur, consistant à réfléchir
à partir de la notion d’endommagement. Cette notion transversale dépasse la dichotomie aléa –
vulnérabilité, et intègre à la fois les processus qui préparent les dommages (composante
dynamique) et les résultats temporaires de ces processus : les dommages (composante statique).
Elle introduit ainsi la durée, dont l’importance a été révélée précédemment par la nécessité de
prise en compte des héritages en géographie des risques. Elle ouvre également la voie à de
nouvelles méthodes de cartographie des risques, consistant à représenter les secteurs
socialement reconnus comme marqués par les risques à partir de témoignages de dommages
émanant des sociétés considérées. Si cette méthode permet de ne pas se limiter aux seuls
dommages directs, elle doit cependant être complétée par un travail de terrain afin de croiser
différentes sources d’information. Cet effort sert alors de base à la réalisation d’une analyse
systémique. Cette dernière présente un double intérêt, permettant une représentation graphique
des systèmes considérés ainsi que l’identification et la précision des interactions entre les
différents paramètres impliqués et de l’évolution de ces interactions dans le temps. Cependant,
l’auteur insiste sur la nécessité de ne pas confondre système et interaction. Le système ne se
réduit en effet pas aux interactions entre les différents paramètres, mais s’inscrit également dans
un environnement avec lequel il interagit. Il se distingue par le caractère circulaire, non plus
linéaire de ses rétroactions, faisant évoluer le système dans le temps, vers un nouvel état. Cette
circularité apparaît nettement dans les deux exemples proposés qui visent à vérifier le caractère
applicable de l’analyse systémique et de sa représentation, et à valider son intérêt pour les
politiques cherchant à gérer les risques. Ces applications permettent alors à l’auteur de conclure
que le risque correspond en réalité à des assemblages évolutifs et interactifs entre plusieurs types
de risques géré par plusieurs acteurs politiques, confirmant par là l’importance de la notion
d’arbitrage. Si l’approche systémique représente une avancée certaine, l’auteur concède
plusieurs problèmes potentiels en découlant, qu’il s’attache à discuter. Il démontre ainsi que
l’analyse systémique échappe aux pièges de l’anachronisme et du relativisme culturel, puisque
les risques et mutations de peuplement existent sur le temps long, non pas uniquement sur la
période actuelle, et que la question du dualisme nature – culture se pose dans d’autres aires
culturelles que la notre. Il souligne par ailleurs que l’absence de risque zéro et la transformation
et l’émergence de nouveaux risques liées aux décisions politiques ne signifient pas une
inefficacité ni une impuissance de l’action politique, mais révèlent l’incertitude à laquelle sont
confrontés les politiques cherchant à gérer le risque.
Les solutions proposées ici par l’auteur semblent alors particulièrement adaptées à
l’accompagnement du travail politique, puisqu’elles favorisent un travail d’expertise identifiant
plus rapidement les effets non voulus inhérents à toute mesure politique visant à gérer les
risques. Elles offrent ainsi une réponse à l’incertitude en réalisant un diagnostic des décisions
politiques pour gérer les risques. Elles confirment alors la forte applicabilité de la géographie,
liée au caractère synthétique de la discipline et à la capacité du géographe à relever sur le terrain
les marques territoriales des risques et leurs évolutions. L’auteur clôt son exposé en réfléchissant
à la possibilité d’une théorisation de la lecture endogène de la géographie des risques, qui
offrirait un cadre aux travaux des chercheurs. Il mentionne les efforts réalisés dans ce sens par le
physicien Per Bak notamment, proposant une approche holiste qui invite à remettre en cause la
pertinence du couple nature – société. S’ouvre ainsi un nouveau champ de recherche consacré à
cette théorisation et à la question de son applicabilité en géographie.
Patrick Pigeon signe donc ici un ouvrage fort, valorisé par un réel souci de rigueur, tant
méthodologique que rédactionnelle. L’auteur mobilise et confronte ainsi des sources
bibliographiques variées, ne se limitant pas à la seule géographie, apportant une plus-value
certaine à son bilan critique : géographies anglo-saxonne et française, jugements de tribunaux
administratifs et du Conseil d’Etat, textes de lois, travaux d’épistémologie et de philosophie des
sciences, et travaux de théoriciens physiciens et mathématiciens. L’analyse de contenu fouillée
qu’il réalise constitue une base solide pour son effort particulier de réflexion et de définition des
notions mobilisées en géographie des risques. La clarté de la démonstration, l’exposition
détaillée du cheminement de sa pensée, la présence d’une introduction et d’une conclusion
propres à chaque partie, et le souci d’articulation et de mise en évidence des liens entre les
différentes parties participent à la grande cohérence de l’ouvrage. Par ailleurs, l’expérience de
l’auteur lui permet de présenter de nombreuses études de cas concernant des localisations et des
échelles variées, qui offrent une richesse supplémentaire en garantissant une alternance entre
théorie et illustration. On peut cependant déplorer l’absence de cartes de synthèse ou de
localisations liées à ces exemples qui auraient parfois pu en faciliter le suivi. De même,
l’utilisation de termes géomorphologiques ou les raisonnements poussés en épistémologie et
philosophie des sciences confirment que cet ouvrage s’adresse avant tout à un public averti de
chercheurs et d’aménageurs qui trouveront ici une aide, une réflexion et de nouvelles
perspectives utiles pour l’exercice de leurs métiers respectifs. En effet, au-delà de l’innovation
proposée, c’est une réflexion sur l’évolution et la modernisation de la discipline géographique
qui est ici envisagée. L’auteur se positionne ainsi finalement en faveur d’une géographie unitaire
s’affranchissant des conditionnements scientifiques historiques et remettant en question la
séparation entre géographies physique et humaine. C’est également une révision de nos rapports
au temps et à l’espace qui est ici engagée par cette approche transversale, territorialisant le
risque et intégrant la durée. L’adaptation de la discipline à nos sociétés et aux mutations intenses
et rapides de peuplement qui les animent est alors repensée, garantissant l’applicabilité de la
géographie et guidant géographes, aménageurs et urbanistes dans leurs différentes fonctions
liées à l’aménagement du territoire et à la gestion des risques.