noël sur la 5e avenue : direction new york pour noël ! (coup de...
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ÀPROPOSDEL’AUTEUR
AuteurefréquemmentcitéeparUSAToday,laLondonienneSarahMorganaconquis ses nombreux fans grâce à ses histoires finement tissées d’humour etd’émotion intemporelle.Elleavenduplusde14millionsde livresà travers lemonde. Enfant, Sarah rêvait de devenir écrivain, et bien qu’elle ait pris desdétoursavantd’yparvenir,ellevitàprésentsonrêve.
Cherslecteurs,
***
Sivousavezdéjàeul’occasiondevousplongerdansundemeslivres,vousne serez pas étonnés d’apprendre que je suis plutôt une inconditionnelle deshappy ends. J’appartiens à l’espèce des optimistes résolus, avec une nettetendanceàvoirmatasseàmoitiépleine—depréférenceavecduboncafébiencorsé.Toutegrandelectricequejesuis,jen’aijamaisétéportéesurcequel’onappelle la « littératured’épouvante». Jene suis pasdouéepour les suspensesterrifiants,lesserialkillersetlesdrôlesdebruitsquirésonnentdanslanuit—cequi,d’unecertainefaçon,merapprochedel’héroïnedeceroman.
Eva est une fille romantique qui voit toujours le bon côté des choses.Lorsqu’une mission professionnelle l’amène à passer quelque temps encompagniedeLucasBlade,unauteurderomanspoliciersquiexplorelesaspectslesplusabjectsdel’âmehumaine,elleferatoutsonpossiblepourquelarelationfonctionne,mêmesiellevoitclairementdèsledépartqu’ilssontauxantipodesl’un de l’autre. Elle est peut-être à la recherche d’une histoire d’amour, maisLucasn’estpassontype—pasdutout,même.
Àmoinsque…?Lucas ne se contente pas de fouiller les dédales obscurs de l’inconscient
criminel,ilaaussisespropresdémonsàcombattre.MaisEva-au-grand-cœurestdéterminéeàfairelalumièresurlesrecoinssombresdesavie.
C’estunromanquimontrequ’onpeutavoirunesecondechancedanslavie,mais il y est aussi question d’espoir et du pouvoir de l’amour, qui guérit nosblessures. J’espère de tout cœur que vous prendrez plaisir à lireNoël sur laCinquièmeAvenue.Etsicen’estpasdéjàfait,n’oubliezpasdevousmettreen
quête des histoires de Paige et de Frankie dansNuit blanche àManhattan etRendez-vousàCentralPark.Et j’espèrequevousmerejoindrezsurFacebookpourchattersurwww.facebook.com/AuthorSarahMorgan.
Affectueusement,Sarahxxx
www.sarahmorgan.com
PourSue.L’amitiéentredespersonnagesimaginairesestsansaucundoutemonthèmedeprédilection,maisnotreamitiéànousestbienréelle.J’aibeaucoupde
chance.
«Donnezàune femme les bonnes chaussures, et elle pourra conquérir lemonde.»
MARILYNMONROE
Chapitre1
«Undeperdu,dixderetrouvés…d’accord.Maisencorefaut-ilavoirtrouvélepremier!»
—EVA
—Ahnon,non,non !Onoublie le lâcherdecolombes!Jesaisquenotreclientprononcerasademandeenmariagedevanttoussesinvités,lejourmêmedeNoël, etquedeux tourterelles symboliques, çaparaît follement romantique.Mais lorsque les fientes commenceront àpleuvoir, je peux t’assurerque cenesera plus poétique du tout. Les gérants de la salle d’événementiel vont nousblacklister et, au beau milieu de cette débâcle générale, l’amour de sa viepourraitbien refuserde lui accorder samain.Ceseragrillépour lehappyendespéré.
Ajustantlapositiondutéléphoneàsonoreille,EvaJordanrelevasoncoletseblottitplusétroitementdanssonmanteau.Derrièrelesvitresdutaxi,laneigecontinuaitdetomberàgrosflocons,balayantavecuneobstinationimplacableleseffortsdeceuxquiluttaientpourl’éliminer.Plusleschasse-neigedéblayaientlesvoies,pluselletombaitdru.C’étaitentoutcasl’impressionqu’Evaretiraitdelascène.Danscettelutteentrel’hommeetleséléments,lesélémentsl’emportaienthaut la main. C’était à peine si elle voyait la CinquièmeAvenue à travers letourbillondensedes flocons qui oblitérait presque entièrement le scintillementfestifdesvitrinesilluminées.
—Laisse-moim’occuper de ce projet, Paige. Je vais prendre notre cliententrequat’z’yeuxetrecadrersonconceptdu«romantique».Onluiorganiserauntrèsbelévénement,maissansquelquevolatilequecesoitoccupéàcouverouàpondre,etonoublielerestedelabasse-couravec.Quantàl’allianceenor,uneseule suffira. Personne n’a jamais aspiré à en recevoir cinq d’un coup !Qu’il
veuille faire à sa belle une déclaration d’amour d’exception, OK.Mais, entrel’exceptionetl’excès,ilyadesnuances.
Commetoujours,Paigerestaconcrèteetpragmatique:—Notreclientm’aexpliquéqueLaurarêvedecemomentdepuisqu’elleest
toutepetite.Ilsemetlapressioncarilapeurdedécevoirsesattentes.—Qu’ellerêved’unedemandeenmariageoriginale,c’estunechose,mais
jesuissûrequ’aucuneménagerienefiguredanslescénario.Jevaisluiconcocterunjoliprojet,ànotretourtereau,etlerésultatseraspectaculaire.Personnen’estplusdouéquemoipourleromantique.
—Saufquandils’agitdetaviepersonnelle.— C’est gentil de me rappeler que ma sex-life est en voie d’extinction.
Merci,Paige.—Derien.Maintenantqueleconstatestfait,commentcomptes-turemédier
àlasituation?—Jeneremédieàriendutout.Onadéjàeucetteconversationmillefois.
Lamilleetunièmeseraitdetrop.Evaplongealamaindanssonsacetenextirpauncarnetdenotes.—Onpourraitreveniràcequinousoccupe,s’ilteplaît?Ilnousrestejuste
unmoisavantNoël.—Onn’aurapasletempsd’organiserunévénementtrèsélaboré,donc.—Iln’estpasutiledefairedansl’élaboré.Ilestplusjudicieuxdefairedans
l’émotion.Notre boulot consistera à créer l’ambiance propice pour que Laurasoitbouleverséeparlesmotsqu’ilprononceraetparlesensqu’ilmettraderrièresesparoles.
Evatapotalapagedesoncarnetdelapointedesonstylo.—Voyons…Ils se sont rencontrés àCentralPark, je crois.Enpromenant
leurschiensrespectifs?—Oui,c’estça.Maissansvouloirtefreinerdanstesélans,Ev,CentralPark
estensevelisousvingtcentimètresdeneigeencemomentetilsannoncentqu’ilpourrait encore en tomber le double. Une demande en mariage dans cesconditions pourrait se terminer aux urgences. Ce qui serait mémorable, je tel’accorde.Maispastoutàfaitpourlesbonnesraisons.
—S’ilteplaît,laisse-moim’occuperdeceprojet,Paige.Jevaisavoirtoutletemps d’y réfléchir pendant que je serai seule dans l’appart de monsieur-l’écrivain-reclus.J’aideuxjourscompletsàpasserlà-baspourdécorerleslieuxet remplir son congélateur de petits plats cuisinés avant qu’il rentre du coinpauméenmontagneoùilestalléseretirerpourécrire.
Ellegriffonnaunenote à sapropre intentionpuis referma son carnet et leglissadenouveaudanssonsac.
Paigesoupiraautéléphone.—Tutravaillestrop,Ev.—Etc’esttoiquimedisça?C’estl’hôpitalquisemoquedelacharité.—Mêmemoi,jem’accordedestempsdepausepourdécompresser.— Ah oui ? Ça a dû m’échapper, alors. Et au cas où tu ne l’aurais pas
remarqué,notreagencedécolleetlachargedetravailaugmentevite.—Si tu teprendsunesoiréepar-ci,par-làpourunrencard torride,celane
menacerapasl’expansiond’UrbanGénie.—Merci,c’estgentil.Maisilyajusteuntoutpetitproblème,c’estqueje
n’ai pas de mec torride sous la main. Pas même un mec vaguement tiède,d’ailleurs.
—Etsiturefaisaisunessaiderencontresenligne?— Je n’ai aucune envie de passer par un site spécialisé pour trouver
quelqu’un. Je préfère trouver mes futurs rencards grâce à des méthodesclassiques.
—Mais tunerencontrespersonne!Tu travaillesdumatinausoir,puis tuvastecoucheravectonoursenpeluche.
—Cen’estpasunours,c’estunkangourou.Uncadeaudemagrand-mèrequandj’avaisquatreans.
— D’où son air exténué, à ce pauvre kangourou. Il est temps que tu leremplacesparungrandetbeaumecmusclé,Eva.
—J’adorecekangourou.Ilnem’ajamaisdéçue.—C’est un peu léger, comme critère, non ? Il faut que tu te secoues,ma
cocotte.Que tu sortesunpeudechez toi.Et lebanquierde l’autre fois? Il teplaisait.
— Il a dit qu’il appellerait… et il ne l’a pas fait. La vie est déjà assezstressantecommeçasansquejelapasseàtournerenrondàattendrequ’unmecquejenesuispassûred’appréciersedécideàtéléphonerpourmeproposerunrencardauqueljenesuispascertained’avoirenvied’aller.
—Tuauraispul’appeler,toi,aulieud’attendre.—J’aiessayé.Iln’apasrépondu.Evalaissasonregardseperdreparlavitre.— Je veux bien courir après un rêve lorsqu’il s’agit de notre agence
d’événementiel. Mais je refuse de courir après un homme. D’ailleurs tout le
mondeledit:onnerencontrepasl’amourquandonlecherche.Ilfautattendrequecesoitluiquitetrouve.
—Ilauraitpeut-êtreplusdechancesdetetrouversitunerestaispascloîtréedanstonappartement.
— Eh bien, justement, il m’arrive de le quitter, mon appartement. Lapreuve:jesuissurlaCinquièmeAvenue!Aucœurmêmedelafoule!
—SurlaCinquièmeAvenuepeut-être,maisseule.Etpourallert’enfermerdans un autre appartement. Seule, toujours. Pense à toutes les magnifiquesoccasionsdefairel’amourquetulaissesfiler,jouraprèsjour.Situcontinuesàce rythme, tu rencontreras le mec de ta vie lorsque tu auras quatre-vingtsbarreaux, avec quelques dents en moins et un col du fémur en menace derupture.
—Etalors?Ilyapleindegensquis’éclatentsexuellementàquatre-vingtsans.Ilsuffitd’êtreunpeucréatif.
Faisant abstractionde la sensationdevide aucreuxde sapoitrine,Eva sepenchapourparlerauchauffeurdetaxi.
—Vous pourriez vous arrêter unmoment devantDean&DeLuca ? Si latempête empire, comme la météo l’annonce, il faudra que je fasse quelquesprovisionssupplémentaires.
Paigeétaittoujoursenligne.—C’estàpeinesijet’aicroisée,cesdeuxdernièressemaines.Onabossé
commedesfolles.Maisjesaisquec’estunepériodedel’annéedifficilepourtoietquetagrand-mèretemanque.
Savoixseradoucit:—Tuveuxquejeterejoigneaprèsleboulot?Jepourraistetenircompagnie
dansl’appartement?Evan’avaitqu’uneenvie:accepter.Ellesdéboucheraientunebouteilledebonvin,sepelotonneraientenpyjama
surlecanapéetpapoteraientpendantdesheures.ElleavoueraitàPaigequ’ellesesentaittristetrèssouventetpuis…
Etpuisquoi?Evabaissalesyeuxsursesgenoux.Ellenevoulaitpasêtrecegenred’amie-
là.Lafillequipassesontempsàseplaindre.L’amie-boulet.Et puis qu’est-ce que cela changerait qu’elle confie sa peine à Paige ou à
Frankie?Sagrand-mèreauraithonted’ellesielleétaitencoreenvie.
—Tuasencoredesrendez-vousdeboulot.EtpuistondîneravecJake.—Jesais,maisjepeuxfacilementme…—Non,non,tun’annulessurtoutpas.Çavaaller.Evas’étaitdépêchéedetrancher.Pournepasêtretentéedechangerd’avis.—S’iln’avaitpasfaitcetempsdechien,tuauraispurentreràlamaisonce
soir et retourner là-bas demain matin, mais apparemment la tempête prometd’êtresévère.Mêmesi jen’aimepas tesavoirseule là-bas, jepensequ’ilvautmieuxéviterlesdéplacementsinutiles.
Evasemordillalalèvre.Peuluiimportaitl’endroitoùellepasseraitlanuit.Elle se sentaitmal partout, de toute façon. Elle ne savaitmême pas si c’étaitnormalounonderéagirdecettefaçon.Sagrand-mèreavaitétélaseulefamillequi lui restait.Elle avait été une part essentielle de sa vie.Unpeu plus d’uneannées’étaitécouléedepuisqu’elleétaitmorte.Etladouleurrestaitaussiaiguëquesiledécèsétaitsurvenulaveille.
C’était grâce à Grams qu’elle avait grandi dans un environnement stable,positif et rassurant. Ce qu’elle était devenue aujourd’hui, elle le devait à sagrand-mère,etEvaétaitconscientequecequiluiavaitétéoffertn’avaitpasdeprix.Gramsn’auraitjamaisexigéniattenduquoiquecesoitenretour.MaisEvan’en avait pasmoins le sentiment d’une dette. Et le seulmoyen qu’elle avaittrouvépours’enacquitteraumoinsenpartie,c’étaitdes’extirperdesonlittouslesmatins,deserrerlesdentsetdecontinueràsourire,enversetcontretout.
Plusquejamaisdepuislamortdesagrand-mère,elles’efforçaitdevivreuneviedontcelle-ciauraitétéfière.
Saufque…Si Grams l’avait vue maintenant, elle l’aurait rabrouée gentiment en lui
reprochantdepassertropdesoiréesseulechezelle,avecNetflixetunchocolatchaudpouruniquecompagnie.
Sagrand-mèreavaitadoréqu’elleluiraconteseshistoiresdecœur.Tristesseoupastristesse,celle-cil’auraitpousséeàsortiretàvoirdumonde.Audébut,c’étaitcequ’Evaavaitessayédefairemais,cesderniers temps,savie tournaitessentiellementautourdePaigeetFrankie,quiétaientàlafoissesassociéesetsesmeilleuresamies.Leurcompagnieétait toujours réconfortante,mêmesideleurcôtéellesavaientdéjàtrouvél’amouravecungrandA.
L’ironiedusortvoulaitqu’elle,laplusromantiquedestrois,mènelavielaplussolitairedulot.
Par la vitre du taxi, elle contempla la chute légère des flocons dont lablancheur irréelle se détachait sur le ciel assombri. Elle se sentait coupée des
autres.Coupéedumonde.Perdue.Si seulement elle n’avait pas ressenti les choses aussi intensément, tout
auraitétéplussimple.Par chance, elle avait uneviebien remplie.C’était lapremièrepériodede
fêtes qu’elle abordait depuis que Frankie, Paige et elle avaient monté UrbanGénie, leur agence d’événementiel qui offrait également un service deconciergerie.Etellesavaientdutravailpar-dessuslatête.
Sa grand-mère aurait été fière de ce qu’elle avait accompli sur le planprofessionnel.
«Profitedechaquepetitbonheur,Eva!Visàfondl’instantprésent!»Elleclignalesyeuxpourdésembuersavision.Depuis quand avait-elle cessé de suivre ce bon conseil ? Elle passait ses
journées lesyeuxrivéssur lefutur,àplanifieretà jongleravecsonemploidutemps. Elle s’accordait rarement le droit de faire une pause, de goûter l’ici etmaintenant. Depuis un an, elle ne vivait plus qu’enmode accéléré. Elle avaittraverséunhiverglacial,unprintempsembaumédesenteurs,unétébrûlantet,maintenant,ellebouclaitlaboucleenentamantsonsecondhiversanssagrand-mère. Au lieu de se laisser porter par la vie, elle tentait de passer en force,oubliantlerythmedessaisons,fonçantdroitdevant,sansregarderniàgaucheniàdroite.
Mais comment vivre l’instant présent alors qu’elle détestait chacun desinstantsquis’étaientsuccédédepuislamortdeGrams?
Elleavaitfaitdesonmieuxpourêtreforteetcontinuerdesourire,maiscetteannéeavaitétélaplusdifficiledesavie.
Lechagrindudeuil,songea-t-elle,étaitunhorriblecompagnonderoute.—Ev?LavoixdePaigeautéléphonel’arrachaàsesconsidérationsdéprimantes.—Tuesencorelà?Jemefaisdusoucipourtoi,tusais.Eva ferma les yeux et se ressaisit. Elle ne voulait pas que ses amies
s’inquiètentàsonsujet.Sagrand-mèreleluiavaitditetrépété:«Soislerayondesoleil,Eva.Paslapluie.»
Jamais,augrandjamais,ellen’auraitvouluêtrelenuagenoirdanslaviedequelqu’und’autre.
Ellerouvritlesyeuxetsourit.—Tun’asaucuneraisondet’inquiéterpourmoi.Ilneigeetj’adoreça.Sila
tempêtesecalmeunpeu, j’iraifaireunbonhommedansCentralPark.Si jene
peuxpasmedégotterunhommedanslavie,jepeuxaumoinsm’enfabriquerunenneige.
—Tuvastefabriquerunbonhommedeneigesexy?—Absolument.Avecdesépaulesdelutteuretdesabdosdefolie.—Etjesuissûrequetuutiliseraslacarottepourautrechosequelenez.Evarittoutbas.— Je pensais éventuellementmettre un concombre pour figurer l’élément
anatomiqueauqueltufaisallusion.LerirejoyeuxdePaigetintaàsesoreilles.—Carrément?Avecdesexigencesaussidémesurées,cen’estpasétonnant
queturestescélibataire.Jet’aidéjàditquetuavaisunsensdel’humourdigned’uneado?
—C’estpourçaqu’onestamiesàvie,toietmoi.—Ça faitdubiende t’entendre rire, en toutcas.Noëlétait lemomentde
l’annéequetupréférais,avant.Avant,oui.Elleavaittoujoursadorélapériodedesfêtes.LespèresNoëlen
costumerouge,leschansonsqu’elleconnaissaitparcœur,lesimmeubleséclairéscomme autant de cathédrales. Elle aimait tout particulièrement la neige— lafragile beauté des flocons qui appelait des souvenirs de descentes en luge, dejeuxenpleinair,dejouesécarlatessouslesécharpes.
Enfant,avecsagrand-mère,elleavaittrouvélaneigemagique.Assez,maintenant!Çasuffit,lanostalgie.—C’esttoujoursmapériodedel’annéepréférée!Ellen’avaitpasbesoind’attendrelepremierjanvierpourprendredegrandes
résolutions.Quoiqu’ilarrive,désormais,ellesortirait,seremueraitunpeu,danseraitet
vivraitsaviecommesagrand-mèreauraitaiméqu’ellelavive.Etsadécisionentraitenvigueuràlaminutemême.
***
Noël.Ildétestaitlesfêtes.ExécraitlespèresNoëlomniprésents,leschansonsqui
vous écorchaient les tympans dès qu’on mettait le pied dans un magasin, lafroidemorsuredesfloconsquivouscinglaientlevisage.Plusquetout,ilhaïssaitles flocons. Ils virevoltaient avec une trompeuse innocence, tapissaient les
voitureset lesarbres,atterrissaientdans lespaumesdegaminsémerveillésquirêvaientbonhommesdeneigeetbaladesentraîneaudanslesforêtsgivrées.
Lucas, lui, avait en tête des associations beaucoup plus lugubres avec laneige.
AssisdanslenoirdanssonappartementsurlaCinquièmeAvenue, ilfixaitsanslesvoirlesfroidesétendueshivernalesdeCentralPark.
La neige tombait sans relâche depuis plusieurs jours. Et ce n’était pasterminé. On annonçait sur New York un blizzard comme on n’en avait plusconnudepuisquelquesdécennies.Aveccesprévisionsalarmistes, les rues loinen dessous de lui étaient étrangement vides à cette heure. Les derniersretardatairespressaientlepaspourregagnerleursfoyersousehâtaientverslesbouches de métro pour profiter des transports en commun pendant qu’ilsfonctionnaient encore.Personnene levait lenez endirectionde ses fenêtres…pourlabonneraisonqu’iln’étaitpascenséêtrechezlui.Mêmesachèrefamille,pleinedebonnesintentionsmaisterriblementinterventionniste,lecroyaitretirédansleVermontpourunesessiond’écritureintensive.
S’ilsavaientsuqu’ilétait toujoursàNewYork, ils l’auraientsollicitésansrelâche, se seraient manifestés pour prendre de ses nouvelles, auraient insistépourl’associeràtoutessortesdeprojetsfestifs…
«Ilesttempsquetutebouges,Lucas.Tunevaspasresterenfermécheztoitoutetavie.Çaaassezdurécommeça.»
Maisquipouvaitsepermettrededéterminersicelaavait«assezduré»ounon ? Lui-même n’avait pas la réponse à cette question. Tout ce qu’il savait,c’est qu’il n’avait aucune envie « d’aller de l’avant » ou de « passer à autrechose»,commeonleluirépétait.
Et il était encoremoinsdisposéà s’investirdans lescélébrations liéesauxfêtes.Lemieuxqu’ilpouvaitespérer,c’étaitdetraverserlapériodedeNoëltantbienquemal,commeillefaisaitchaqueannéedepuistroisans.Etilnevoyaitaucun intérêt à infliger sonétatdemisèremorale àd’autres. Il avaitmal.Au-dedanscommeau-dehors,ladouleurétaitlà.Dunaufrageconsécutifàsamortàelle, ilétaitsortibroyéetestropié.Vivant,oui—sionpouvaitappelerçaunevie.
IlauraitputraînersonspleenjusquedansleVermontpoursebouclerdansunchaletisoléenmontagne,commeill’avaitannoncéàsafamille.Outrouverrefugedansunpayschaudetlaisserlesfloconsderrièrelui.Maisàquoibon?Celan’auraitserviqu’àdéplacersadouleurdansunnouveaucadre.Quoiqu’il
fasseetoùqu’il aille, sa souffrancevoyageait avec lui.Elle l’infectait commeunebactériedontaucunantibiotiqueneviendraitàbout.
Il faisait donc auplus simple et restait chez lui alors que les températureschutaient sur NewYork et que le monde autour de lui disparaissait sous uneblancheurmorne, transformantson immeublesur laCinquièmeAvenueenuneforteressedeglaceperdueaubeaumilieudenullepart.
Unesituationquineluiconvenaitaufondpassimal.La petite musique aigrelette de son téléphone était le seul son du monde
extérieurquivenaitparfois faire intrusiondans sonuniversde silence. Il avaitsonnéprèsd’unequinzainedefoiscesderniersjourssansqu’ilfassel’effortderépondre. Sa grand-mère et son frère avaient essayé de le joindre à plusieursreprises.Maislaplupartdesappelsvenaientdesonagent.
Hantépar unevisionde cequedeviendrait savie si sa carrièred’écrivainprenaitfin,Lucasserésignaàprendresontéléphone.
—Lucas!LavoixdeJason,jovialeeténergique,luijaillitdanslesoreilles.Àl’arrière-
planonentendaitdessonsfestifsoùlesriressemêlaientàlamusique.— Alors, cette retraite au cœur des montagnes ? Je commençais à me
demandersituétaiscoincésousunecongère.Commentçasepasse,alors,danslestourbièresenneigéesduVermont?
Lucas scruta la skyline deManhattanqui sedécoupait devant lui, avec lessilhouettesdesbuildingsquelaneigerendaitfloues.
—LeVermontenhiverestsuperbe.Unesplendeurhorsdutemps.C’était la stricte vérité. En présumant que rien n’avait changé depuis sa
dernièrevisitelà-bas,unanplustôt.—TimeMagazinetedécritcommel’auteurdepolarslepluscaptivantdeta
génération.Tuaslul’article?Lucasjetauncoupd’œilauxpilesdecourriernonouvertquis’entassaient
suruneconsole.—Jen’aipasencoreeuletempsdem’yplonger.— C’est pour ça que tu es au sommet de ton art. Tu ne te laisses pas
distraire. Quand tu as un livre en cours, tu es à fond. Tes lecteurs trépignentd’impatienceenattendantlenouveauLucasBlade.
Sonlivreencours.L’angoisse le submergea sans prévenir. Et les sueurs froides d’une peur
paniqueéclipsèrentmomentanémentsespenséesdépressives.Iln’avaitpasécrituneseuleligne.Pasuntraîtremot.Satêteétaitvideetsoninspirationenétatde
mort clinique.Mais il n’en avait toujours pas dit unmot à son agent ni à sonéditeur. Il continuait à espérer un miracle, une rémission spontanée qui ledélivrerait des tentacules empoisonnés de Noël et lui permettrait de trouverrefuge dans la fiction. Car, si étonnant que cela puisse paraître, les sombrescirconvolutions mentales de ses personnages psychopathes le reposaient desténèbresdesonpropredésertintérieur.
Son regard tomba sur le couteau posé sur une table basse à proximité.Lalameétincelait.Lenarguait.
Ilavaitpassél’essentieldesasemainel’œilrivésurcettearmeblanche,àlaregarderfixement,mêmes’ilsavaitquecen’étaitpaslasolution.Quelquepartaufonddelui,ilavaitd’autresressourcesquecelle-là.
—C’estpourçaquetuasessayédem’appeler?Tuveuxsavoiroùj’ensuisdemonmanuscrit?
— Je sais, je sais… Tu as horreur d’être interrompu en plein processuscréatif,maistonéditeurmemetlapression.Lesventesdetondernierlivreontpulvérisétouslesrecords.
Lucasperçutlajubilationnondissimuléedanslavoixdesonagent.—Letiragedecelui-civaêtretripléd’emblée.Situpouvaismediredeux
outroismotssurl’intrigue,histoired’avoirquelquespremiersélémentsàmettresousladentdetonpublicimpatient?
—Désolé,maisjenepeuxriendiredutout.S’ilavaitétéfichudetrouverlamoindreidéepoursonintrigue,ilauraitété
àsonordinateurentraind’écrire!Maisilavaitjusteungrandblancterrifiantdanslatête.Illuimanquaituncrime.Pireencore,illuimanquaitunmeurtrier.Pourlui,unromandémarrait lorsqu’il tenaitsonpersonnage.Ilétaitconnu
pour être imprévisible dans la conduite de ses intrigues et pour sa capacité àprovoquer des chocs que même ses lecteurs les plus avertis échouaient àanticiper.
Maisleseulchocqu’ilavaitàoffrirpourlemoment,c’étaitceluidelapageblanche.
Cette année, sa situation s’était encore dégradée par rapport à l’an passé.Pour lebouquind’avant, il avait réussi tantbienquemalàdémarrer l’écritureverslemoisdenovembre,ens’arrachantchaquemotàlaforcedupoignet,justeavantl’arrivéedel’hiveretdesacohortedesouvenirstraumatiques.C’étaitunpeucommeessayerd’atteindre lesommetde l’Everestavantque leventneselève.Letimingétaitcrucial.
Cetteannée,iln’avaitpasétéfichudeselancerpendantqu’ilenétaitencoretemps et il commençait à se dire qu’il avait loupé le coche pour de bon.Autrementdit,qu’ilallaitdevoirdemanderunreportdeladatederemisedesonmanuscrit,cequiseraitunepremière.Reconnaîtrequ’ilétaitensituationd’échecserait déjà assez pénible en soi. Mais le pire, ce serait les questions qui nemanqueraientpasdetomber.Puisilyauraitleséternelsregardscompréhensifs,lesmarquesdecompassionétouffantes.
—Tupeuxaumoinsm’envoyerquelquespages,non?Lepremierchapitre,parexemple?
—Jetetiendraiaucourant.Lucas prononça les vœux et autres formules d’usage en cette saison pré-
festiveetmitfinàl’appel.Plongédenouveaudanslasolitudedesonappartement,ilsefrottalanuque.
Iln’avaitpasdepremierchapitre.Pasmêmeunemisérablepremièreligne.Rien.La seule victime dans l’histoire, pour le moment, c’était son inspiration. Ellegisait, inerteetexsangue.S’ilyavaitencoremoyende la ramenerà lavie,ceseraitdel’ordredelarésurrection.
Il avait tenté toutes sortes demanœuvres de réanimation pour réveiller samusemuette.Desjournéesentières,ilétaitrestéenfactiondevantsonordinateurportableallumé.Ilavaitragé,pesté,juréettentédenierleproblèmeenyallantau forcing.Mais son imagination était restée aux abonnés absents.Depuis dessemaines, il n’avait qu’une seule obsession en tête et c’était Sallyanne. Ellemonopolisaitsespensées,sonesprit,soncœur.Soncœurmassacré.
Trois ansplus tôt, jourpour jour, il avait reçu le coupde fil qui avait faitbasculerlavieenapparenceenchantéequiavaitétélasienne.Lascèneauraitpufigurer dans un de ses livres. Mais, cette fois, il n’avait pas été question defiction.C’étaitlui,l’écrivain,etnonpasundesespersonnages,quiavaitfranchila porte de la morgue pour identifier le corps. Il n’avait plus besoin de setransposer dans la situation pour imaginer ce que les personnages en questionressentaient.Ilavaitvéculecauchemarendirect.
Depuis, vivre était devenu un combat, une épreuve au quotidien. Il setraînait,absentauxautresetabsentàlui-même.Cequinel’empêchaitpas,telunrobot,defairelesgestes,deprononcerlesmotsvouluspourdonnerlechange.Trèsvite, il avait comprisquec’était ceque lesgensattendaientde lui. Ilsnesouhaitaientpasêtretémoinsdesonanéantissementinterneetpréféraientpenserqu’il avait surmonté sa perte et qu’il était « passé à autre chose ». Pendant lerestede l’année, il parvenait à jouer àpeuprès le jeu.Maisquand revenait le
moisdedécembreetladateanniversairedudécèsdeSallyanne,ilperdait toussesmoyens.
Tôtoutard,illuifaudraitconfesseràsonagentetàsonéditeurqu’iln’avaitpasécrituntraîtremotdunouveauthrillerqueseslecteursétaientcensésguetteravecimpatience.
Cenouveaubouquinnerempliraitpaslescaissesdesamaisond’édition.Ilétaitmortavantmêmedenaître.
Aprèsledécèsdesafemme,ilavaittoujourscontinuéàécrire,pourtant.Desromansétaientnéssoussaplume,quiavaientfigurépendantdesmoissurlalistedes best-sellers. Des romans dont les droits de traduction avaient été achetésdans plus de cinquante pays. Mais il avait apparemment perdu la formulemagique,etlesyndromedelapageblancheletenaitàlagorge.
Aujourd’huicommehier,ilnepouvaitrienfaired’autrequecequ’ilfaisaitdéjàdepuisunmois:s’asseoirfaceàunécranmuetetespérerquequelquepart,dufonddesonesprittorturé,monteraituneimage,unevision,uneidée.
Aupointoùilenétait,illuifaudraitniplusnimoinsunmiracle.Celadit,Noëlétaitcenséenfournir,desmiracles,non?Quisait?Àforce
deserrerlesdentsetd’attendre,ilfiniraitpeut-êtreparêtretouchéparlagrâceetparaccoucherd’unscénario.
***
—C’estici?Evasepenchapourregarderparlavitredutaxi.—Rhooo!C’estclasse!L’immeubledonnesurCentralPark.Qu’est-ceque
jenedonneraispaspourhabiteraussiprèsdechezTiffany’s!Lechauffeurdetaxijetauncoupd’œildanssonrétroviseurintérieur.—Vousavezbesoind’uncoupdemain,avectouscessacs?—Nonmerci,c’estgentil.Jevaismedébrouiller.Evaluitenditleprixdesacourseetpoussasaportière.Lefroidétaitdevenu
mordantetlaneigeépaissebalayéeparleventréduisaitlavisibilitéàquelquesmètres. Une horde de flocons vagabonds vint s’infiltrer dans les quelquesmillimètresnonprotégésdesoncou,s’insinuantsoussoncolcommeautantdedoigts glacés. En quelques secondes, ses sacs furent recouverts et elle avec.Mais, le pire, c’était l’état du trottoir. Elle tenta tant bien que mal de garderl’équilibresurlacouchedeneigeetdeglace…maissessemellesdérapèrent.
—Oups!
Ellemoulinadesbraset leportierde l’immeubleseprécipita, la rattrapantjusteavantqu’ellenes’étaleausol.
—Faitesattentionoùvousmettezlespieds.C’estunevéritablepatinoire.—Unepatinoiredelamort,oui!Elles’agrippaaubrasduportieretattenditquelesbattementsdesoncœur
s’apaisent.—Merci,en toutcas.Jen’auraispasaimépassermesvacancesdeNoëlà
l’hôpital.Ilparaîtqu’onymangetrèsmal.—Nousallonsvousaideràportertouscespaquets.Il fitunsignede lamainetdeuxhommesenuniformevinrentchargerses
affairessurunchariot.— Merci. J’aurai besoin de monter tout ça au dernier étage. Dans le
penthouse. Normalement, on a dû vous annoncerma visite. Je reste quelquesjoursicipourdécorerl’appartementd’unclientquiestabsentpourlemoment.LucasBlade.
Le client en question était écrivain et spécialisé dans la littérature desuspense.Ilavaitdûécrireaumoinsunedouzainedethrillerscouronnésdeprixdivers.
Evan’enavaitpasluunseul.Elledétestait le crimeet laviolence,quece soitdans la réalitéoudans la
fiction.Sapolitiqueàelleconsistaitàresterfocaliséesurlepositifdanstouslesdomaines.Ellecroyaitenlabontédumonde.
Etpréféraitpassersesnuitsàdormirplutôtqu’àtremblerenregardanttouteslescinqminutessoussonlit.
La chaleur de l’immeuble l’enveloppa dès qu’elle pénétra dans le hall.C’était réconfortant d’être à l’abri avec la tempête glaciale qui soufflait sur laCinquième Avenue. Elle avait les joues qui piquaient et le bout des doigtsanesthésiés par le froid,malgré ses gants.Même son épais bonnet en laine nel’avaitpasprotégéedel’âpremorsuredel’hivernew-yorkais.
—Jevaisvousdemanderunepièced’identité,s’ilvousplaît,madame.Leportieravaitrepristoutsonsérieuxetnesemblaitpasvouloirplaisanter
avecsesresponsabilités.—Nousavonseuunevaguedecambriolagesdanslequartier,récemment.
Quelestlenomdevotresociété?—UrbanGénie.Mêmesi l’agenceexistaitdéjàdepuis leprintemps, leplaisirdeprononcer
sonnom restait toujours aussi vif.C’était sasociété.La sienne et celle de ses
deuxmeilleuresamies.Ellesortitsacarted’identitédesonsac.—L’agencen’existepasdepuistrèslongtemps,maisoncartonne!Enfin…Elleretirasesgantsettournalesyeuxversl’avenueglissanteetlesvoitures
quiroulaientaupas.—Cen’estpeut-êtrepas lemomentdeparlerde«cartonner»,maisnous
avonsdegrandsespoirspourl’avenir,entoutcas.J’ailaclédel’appartementdeM.Blade.
Elle la brandit devant lui pour témoigner de sa légitimité, et le regard duportierseradoucit.
—J’aivotrenomsurmaliste.Ilfaudrajustememettreunepetitesignatureici.
Evasignasonnomenlettresrondesetgénéreuses.— Je pourrais vous demander un petit service ? Lorsque Lucas Blade
reviendra, ne lui dites pas que je suis venue ici. Il est censé le découvrir audernier moment. Il ouvrira sa porte sans se douter de rien et trouvera sonappartement décoré, chaleureux et rempli de bonnes choses àmanger.Unpeucommequandondécouvrequ’onvousaorganiséunanniversaire-surprise.
L’idéeluitraversal’espritquetoutlemonden’appréciaitpasdeseretrouverparachuté dans une ambiance festive en rentrant chez soi. Mais qui était-ellepourremettreenquestionlesdécisionsdelafamille?Mitzy,lagrand-mèredeBlade—leurpremièreclientedevenuedepuisuneamie—luiavaitdonnédesconsignes claires : faire de l’appartement un enchantement pourNoël. Pour lemoment,LucasBladerestaitterrédansleVermont,latêtedansleguidon,avecunedatebutoiràrespecterpour laremiseduromanauquel il travaillait jouretnuit.Lemondeautourdeluiavaitcesséd’exister.Lamissionqu’elleavaitreçueneconsisteraitpasseulementàdécorerleslieux,maisàfairedelacuisineetàremplir le congélateur de l’écrivain. Elle disposerait du week-end entier pours’acquitterdesestâchescarilnerentreraitquelasemainesuivante.
Leportiersourit.—C’estentendu.Noustiendronsnotrelangue.Ellejetauncoupd’œilsursonbadge.—Merci,Albert.Vousm’avez sauvé la vie.Dans certaines cultures, cela
aurait fait de moi votre esclave dévouée. Mais, une chance pour vous, noussommesàNewYorket jeneresteraipasaccrochéeàvos jambes.Vous l’avezéchappébelle.
Ilsemitàrire.
—Lagrand-mèredeM.Bladeaappelétoutàl’heurepourm’avertirqu’ellelui faisait livrer son cadeau de Noël dans l’après-midi. Elle ne m’avait paspréciséqu’elleluioffraitunejoliefille.
—Cen’estpasmoi,lecadeau!Jefournisjustemescompétences.Commevousvoyez,jenesuispasarrivéeemballéedansdupapierargentavecungrandrubanrougeautourdelatête.
—Donc,vousallezpasserdeuxnuitsdanssonappartement?Touteseule?—Apriori,c’estleprojet,oui.Être seule n’avait rien d’exceptionnel pour elle. À part les rares nuits où
Paige revenait à l’appartement, Eva vivait en recluse. Et elle ne se souvenaitmêmeplus de la dernière fois où elle s’était retrouvée à l’horizontale avecunhomme.Maislechangementétaitpourbientôt.L’amourarrivaitentêtedelistedesesrésolutionspourl’annéeàvenir.
—Lucasnerevientpasiciavantlasemaineprochaine.Etvuletempsqu’ilfait,ceseraitdelafoliedefairel’aller-retour.
Elletournalatêtepourregarderlaneigequidansaitàgrosfloconsderrièrelesvitresteintées.
—Celam’étonneraitquelesgenssoientnombreuxàcirculercettenuit.— La tempête va faire du vilain, on dirait. À la météo, ils disent qu’il
pourraittomberjusqu’àcinquantecentimètresdeneige,avecdesrafalesdeventà quatre-vingt kilomètres-heure. Il ne reste plus qu’à faire des stocks denourriture et de piles pour les lampes de poche, et à se préparer à utiliser lespellesàneige.
Albertexaminasessacs,touspleinsàcraquerdedécorationsdeNoël.— Au moins, avec ça, vous ne trouverez pas le temps long, malgré les
conditionshivernales.Vousaveztoutcequ’ilfautpourmettredel’ambiance!JepariequevousfaitespartiedesgensquiadorentNoël.
—Bravo.Droitdanslemille.ElleavaitadoréNoël,dumoins.Maiselleétaitdéterminéeàredevenircelle
qu’elle avait été. Avec cette résolution en tête, elle fit un pied de nez à lasensationdevidequisecreusaitdanssapoitrine.
—Etvous,Albert?Vousaimezlesfêtes?—Moi,cetteannée,àNoël, jepensequejeviendraibosser.J’aiperduma
femmeilyadeuxans,aprèsquaranteannéesdeviecommune.Elleetmoi,onn’apaspuavoird’enfants,doncNoël,c’étaitjustenousdeux.Etmaintenant,iln’yaplusquemoi.Jepréfèreêtreici,àm’occuper,plutôtquederestertoutseul
dansmonappartementavecdusurgelédansmonassiette.J’aimebienavoirdumondeautourdemoi.
Evaressentituneboufféeimmédiated’empathie.Lebesoind’avoirdesgensautourdesoi,elleleconnaissaitbien.ElleétaitcommeAlbert.Cequinevoulaitpasdirequ’elleétaitincapablederesterseule.Pasdutout.Maissielleavaitlechoix,elleoptaitpourdelacompagnie.
Suruneimpulsion,elleplongealamaindanssapocheetensortitunecarte.—Tenez.Prenezça.Albertlutàvoixhaute.—«Romano’s.RestaurantsicilienàBrooklyn.»—IlsserventlesmeilleurespizzasdetoutNewYork.Lapropriétaireestla
mèred’unami.EtlejourdeNoël,Mariacuisinepourtoutlemonde.Quiveutvenirvient. Je serai làpour luidonneruncoupdemain.Monmétierdebase,c’estlacuisine,mêmesijemetsmoinssouventlamainàlapâtedepuisquenousorganisons des événements à grande échelle. Je suis obligée d’avoir recours àdesprestatairesextérieurs.
Arrêtederacontertavie,Ev.Tuparlestrop,commed’habitude.Ellepointaledoigtsurlacarte.
—Sivousêteslibrele25,vousdevriezvousjoindreànous,Albert.Ilgardalesyeuxrivéssurlecartondanssamain.—Vousmeconnaissezdepuiscinqminutes.Etvousm’invitez,commeça,à
passerNoëlavecvous?—Parcequevousm’avezévitéd’atterrirsurlesfessesetdemefracturerle
coccyx.Etpuisparcequec’estNoël.PersonnenedevraitêtreseulàNoël.«Seul.»Etvoilà.Encorecemot.C’étaitcommes’ilvenaitseglisseràson
insudanschacunedesespensées,chacunedesesphrases.—Jenevaispasvivreenferméelà-hautnonplus.Dèsquelatempêtesesera
calméesuffisammentpourquejepuissevoirunpeuplusloinqueleboutdemonnez,j’iraiàCentralParketjefabriqueraiunbonhommedeneigegrandcommel’EmpireStateBuilding.Ceseral’EmpireStateHommedesneiges.Enparlantde géants, j’ai un sapin qui devrait être livré dans la soirée. J’espère qu’ilarrivera avant que la circulationne soit complètementbloquéepar le blizzard.Vous allezpenser que j’ai volé le sapindeNoël devant leRockefellerCenter,maisjevousprometsquecen’estpaslecas.
—Ilestsigrandqueça?—CeM.Bladevitdansunpenthouse,avecuneénormehauteurdeplafond.
Il lui faut un sapin en conséquence. J’espère simplement qu’ils arriveront à le
monterlà-haut.—Nevousinquiétezpas.Jesuperviserailamanœuvre.Ilfronçalessourcils.—Vousêtessûredevouloirrestericicesoir?Filezdoncchezvouspendant
qu’il en est encore temps. Si la tempête se prolonge, vous serez mieux encompagniedesvôtresquetouteseuleici,non?
Ces paroles réveillèrent la zonedouloureuse dont elle s’efforçait d’oublierl’existence.
— Je serai très bien ici, en sécurité et au chaud.Merci,Albert.Vous êtesmonhéros.
Ellesedirigeaversl’ascenseur,enessayantdenepaspenseràcesmilliersdeNew-Yorkaisquisehâtaientdanslesruesenneigéesdelavillepourrejoindreceuxquileurétaientchers.
Tous cesgensqui pressaient le paspour retrouver la chaleur, les rires, lesconversations…Lescâlins.
Toutlemonde.Saufelle.Danssavie,iln’yavaitpluspersonne.Plusunseulmembredesafamilleenvie.Nipèrenimère.Nioncle,nitante,
nicousins.Rien.Elleavaitdesamis,biensûr.Desamismerveilleux.Maispouruneraisonou
pouruneautre,cettepenséeneparvenaitpasàallégersatristesse.Seule.Pourquoicettesensationd’isolementétait-elletoujoursexacerbéeàNoël?L’ascenseurde luxes’élevaensilencedans l’immeublecossuet lesportes
s’ouvrirent.L’appartementdeLucasBladeétaitjusteenfacedel’ascenseur.Ellesortitsa
clé, remercia ses porteurs de paquets, entra, puis referma avec soin la portederrièreelle.
En se retournant, elle reçutdeplein fouet l’impactde lavue spectaculairequi se déployait derrière la paroi entièrement vitrée. Elle évita d’allumer pourgarderintactelamagiedumoment.Ellesedébarrassadesesbottespournepaslaisserdetracesdeneigedansl’appartementetsedirigeaenchaussettesverslesgrandesbaiesvitrées.
Lucas Blade écrivait certes des livres lugubres, mais il avait un goûtirréprochable.Etdustyle.
Ilavaitaussiunsuperchauffageausol.Unetiédeurbienfaisantepénétraitàtravers la laine épaisse de ses chaussettes et ranimait en douceur ses pieds
engourdisparlefroiddudehors.LaskylinedeManhattandressaitdevantellesadécoupemajestueuse.Evase
remplit les yeux du spectacle tout en laissant fondre les derniers flocons quis’attardaientencoresursesvêtements.
Loinendessousd’elle,àsespieds,laCinquièmeAvenueformaitunetraînéede lumières entre lesquelles on voyait encore deux ou trois taxis jaunestéméraires effectuer ce qui devait être leur dernier trajet du jour. Bientôt lacirculation serait arrêtée et seuls les véhicules de sécurité fonctionneraientencore.Serisquerdehorsseraitstrictementdéconseillé.EtNewYork,lavillequinedormaitjamais,connaîtraitpourquelquesjourslegrandsommeildel’hiver.
Laneigederrièrelavitretombaitdru.Degrosfloconsdansantstournoyaientavant de se poser avec une grâce paresseuse sur l’épaisseur blanche quirecouvraitdéjàlaville.
Serrantlesbrassursapoitrine,EvalaissasonregardseperdrerêveusementsurlesétenduesargentéesdeCentralPark.
C’étaitNewYorkcommeellel’aimait:hivernaleetmystérieuse.PourquoiLucasBladeavait ressenti lebesoinde se retirerailleurspourécrire, ellen’enavaitaucuneidée.Sielleavaitétépropriétaired’unappartementcommelesien,ellen’auraitpaseuenviedelequitterbiensouvent.
LucasBlade avait le cœur brisé, cela dit. Trois ans auparavant, sa femmequ’iladoraitétaitmorteaumomentdesfêtes.SonamieMitzyluiavaitconfiéàquel point ce drame avait changé son petit-fils. Et comment en aurait-il étéautrement?Ilavaitperdul’amourdesavie.Sonâmesœur.
Evaappuyalefrontcontrelaparoienverre.Elleavaitmalpourlui.Sesamisluireprochaientsasensibilitéexacerbée,maiselleenétaitvenueà
l’accepter comme faisant partie intégrante d’elle-même. Un tas de genspouvaient regarder les actualités sans en être affectés. Elle non. Elle avaittoujoursressentileschosesdefaçondémultipliéeetilluisuffisaitdepenseràlasouffrancedeLucaspour la sentir sepropagerenelle,mêmesi ellene l’avaitjamaisrencontré.
Après avoir trouvé l’amour, l’avoir vécu chaque jour, le perdre de façonbrutale etdéfinitive lui apparaissait commeuneépreuve insurmontableetbientropcruelle.
Commentrecollerlesmorceauxaprèsundramedecetteenvergure?Elle n’aurait su dire combien de temps elle était restée là, perdue dans sa
contemplation,niàquelmomentpréciselleavaitprisconsciencequ’ilyavaitquelqu’und’autredansl’appartement.Celacommençaparunlégerpicotement
danslanuque,commeundiscretsignald’alertequisemuaenunfrissonglacélorsqu’elleentenditunbruitsourdtoutproche.
Stop.Pasdepanique.Son imagination lui jouaitdes tours.Elleétait seuledansl’appartement.LarésidencedeLucasBladebénéficiaitd’undesmeilleurssystèmesde sécuritéde laville, et elle avaitpris soinde fermer laporte à cléderrièreelle.
Personne ne l’avait suivie à l’intérieur, elle était formelle. Donc,l’appartementnepouvaitêtrequevide.Saufsi…
Elledéglutitavecpeinelorsqu’uneautreexplications’imposa.…saufsilapersonneavaitdéjàétéprésenteaumomentdesonarrivée.Elletournalatête,regrettantd’avoirchoisid’admirerlavuetouteslumières
éteintes. La tempête avait obscurci le ciel et l’appartement n’était qu’ombrescaverneusesetrecoinsmystérieux.Sonimaginationsemitenbranle,etelledutfairedeseffortsdésespéréspourseraisonner.Ilyavaittoujoursdescraquementsbizarres dans n’importe quellemaison.Des bruits qui paraissaient inquiétants,maisquiétaientparfaitementinoffensifsetexplicables.
Unsonextérieur,peut-être?Elleretintsonsouffleetperçutunbruitdifférent.Cettefois-ci,pasdedoute:
il provenait bien de l’intérieur. Cela ressemblait à un bruit de pas. Des pasfeutrés,commesilapersonnenesouhaitaitpasêtreentendue.
Ellevitquelquechosebougerparmilesombresau-dessusd’elle.Unepeuraiguëlaparalysa.Son arrivée avait clairement interrompu un cambriolage. Comment, par
quelsmoyens, ellenecherchamêmepasà le savoir.Ellenepensaitplusqu’àunechose:sortirdelà.
Aurait-elleletempsd’atteindrelaporte?Soncœurbattaitfortetelleavaitlespaumesmoites.Siseulementellen’avaitpasretiréseschaussures…Toutenseruantverslaporte,elletirasontéléphonedesapoche.Samain
tremblaitsifortqu’ellefaillitlelaissertomber.Actionnant la touche « appels d’urgence », elle entendit aussitôt une voix
féminineannoncer:—Vousêtesbienau911.Jevousécoute.Elletentadesefairecomprendredansunmurmure:—Ausecours.Vite.Ilyaquelqu’undansl’appartementdeLucasBlade.—Ilfaudraitmeparlerunpeuplusfort,madame.Elleavaitatteintlaporte.
—Ilyaquelqu’undansl’appartement!cria-t-elle.Si seulement elle parvenait à s’engouffrer dans l’ascenseur et à descendre
jusqu’àAlbert…Unemaindureseplaquasursabouche.Avantqu’elleaitpuémettreunson,
Evaatterritdosausol,écraséesouslecorpsmusclédesonassaillant.L’homme l’empêchait de faire lemoindremouvement en lui immobilisant
lespoignets.OhmonDieu.Sielleavaitpuhurler,ellel’auraitfaitetsansmodération,maisimpossible
d’ouvrirlabouche.Pasmoyendebougernonplus.C’étaitàpeinesiellepouvaitencorerespirer.
Mêmesisessens,bizarrement,étaientencoreassezaiguiséspourpercevoirquesonagresseur…sentaitbon.
Triste ironie du sort : après presque deux années de vains espoirs, elle seretrouvaitenfinàl’horizontaleavecunhommecouchésurelledetoutsonlong.Dommagequ’ilsoitjusteentraind’essayerdelatuer.
Quelgâchisdemourirsijeune.Ci-gîtEvaquiavaitémislevœupourNoëldeseretrouverserréecontreun
homme,sansavoirpenséàpréciserdequellefaçonellesouhaitaitl’être.Cettepenséequ’ellevenaitdeformulerserait-elle ladernière?Lecerveau
humainétaitmanifestementcapabledebrasserdesconsidérationsétrangesjusteavantlaprivationtotaled’oxygène.Àprésentqu’elleavaitcomposésonpropreéloge funèbre, elle allait mourir, dans l’obscurité d’un appartement désert,quelques semainesavantNoël,broyée sousce solidecambrioleurdont l’odeurcorporelle luimontait à la tête.SiLucasBladedécidait dedifférer son retour,soncorpssansvieresteraitlà,àl’abandon,pendantdessemaines.Ilsétaientaubeaumilieud’unetempête—une«situationd’urgencehivernale»commeonappelaitcelaofficiellement.
Cettepenséeranimasavolontédéfaillante.Non!Ellerefusaitdemourirsansavoirditadieuàsesamis.Elleavaitdéjà
trouvélecadeaudeNoëlparfaitpourPaigeetFrankie,etpersonnenesavaitoùelleavaitplanquélespaquets.Sanscompterqu’ellenepouvaittoutdemêmepasrendresonderniersoupirenlaissantunappartementendésordrederrièreelle!Cela faisait plusieurs semaines qu’elle avait l’intention de faire un peu derangement…sansjamaistrouverletemps.Etsilapoliceentraitchezellepourchercherdesindices?Lestroisquartsdesesaffairesgisaientendésordresurlesol. Ce serait horriblement embarrassant que des inspecteurs se retrouvent à
fouiller dans ce bazar monstre. Mais, plus que tout encore, elle refusait demanquer Noël cette année-ci. Et puis il était hors de question qu’elle meureavantd’avoirexpérimentéaumoinsunefois l’extasesexuellesousformed’unsuperméga-orgasme.
Elle n’avait pas envie que l’expérience présente, consistant à sentir unhommecouchésurelle,soitlepointfinaldesonexistence.
Enunmot:ellevoulaitvivre.Rassemblanttoutessesforces,Evatentadeluidonneruncoupdetête,mais
il para l’attaque. Elle entendit le son rauque de la respiration de l’inconnu,entrevitdescheveuxd’unnoirdejais,unregardincandescentetsauvage.
Ettoutàcoup,ômiracle:degrandscoupstambourinésàlaporte.—Police!Ouvrez!C’estunordre.Lesoulagementlalaissasansforces.
***
Eva éleva un hymne de reconnaissance muet à l’intention des forces del’ordreet entendit sonattaquant jurer toutbas justeavantque lapolice, suivieparAlbert,fasseirruptiondanslapièce.
—PolicedeNewYork.Plusungeste!L’appartementfutsoudaininondédelumière,etl’hommequilamaintenait
asphyxiéesoussonpoidsfinitparselever.Insufflantdel’airàgrandstraitsdanssespoumonsassoiffésd’oxygène,Eva
ferma les yeux, aveuglée par le rayon d’une lampe torche braqué sur elle.L’hommeluiarrachalebonnetqu’elleavaitgardésurlatête.Sescheveuxlibérésdelalainesedéroulèrentsursesépaules.
Un bref instant, leurs regards se rencontrèrent. Elle vit le choc etl’incrédulitédansceluidesonassaillant.
—Vousêtesunefemme!Ilavaitunevoixgrave.Sexy.Voixchaude,corpsderêve—queldommage
qu’ilaitchoisiunstyledevieàvocationcriminelle.—Oui,jesuisunefemme.Enfin…J’enétaisune,entoutcas.Là,jenesuis
pascomplètementsûred’êtretoujoursenvie.Encore àmoitié sonnée, elle restait affalée au sol, se contentant de tester
prudemment les diverses parties de son corps pour s’assurer qu’elles étaienttoujoursattachées lesunesauxautres.L’hommese relevad’unbondfluide,etellevitundespoliciersouvrirdegrandsyeux.
—Lucas?Leflicavaitl’airsouslechoc.— On ne pensait pas te trouver ici. L’appel venait d’une voix féminine
inconnue,signalantuneintrusiondanstonappartement.Lucas?SonassaillantseraitLucasBlade?Ellen’avaitdoncpasétévictime
d’uncambrioleurmais…dupropriétairedeslieux!Pour la première fois, elle se risqua à le regarder ouvertement — et le
reconnutaupremiercoupd’œil.Ellel’avaitvuenphotosurlacouverturedesesromans. Son visage était d’ailleurs en tout point mémorable. Elle examina lalignemarquéedespommettes,letracéaudacieuxd’unnezaquilin.Descheveuxnoirs,unregardsombre.Ilétaitaussibeauqu’ilsentaitbon.Quantàsoncorps…Ellen’avaitpasbesoind’examinerdeprèslalargeurdesesépaulesnilafermetéde ses muscles pour se persuader de sa puissance physique. Elle était restéeclouéesousluiassezlongtempspoursefaireuneidéetoutàfaitconcluantesurla question. Le souvenir de leur corps-à-corps lui suscita un frémissementinattendutoutenbasduventre.
Hé!Eva!Tuesfolle?Cemecavaitétéàdeuxdoigtsdel’assassineretilluiinspiraitdespensées
denaturesexuelle?Une preuve de plus, s’il en fallait, qu’elle avait passé trop de temps sans
homme.Unproblèmequ’ellerégleraitavantNoëlquoiqu’ilarrive.En attendant, elle arracha son regard à l’emprise magnétique du sien et
considéra la situation sous un angle pratique. Que faisait-il dans sonappartement,pourcommencer?Ilétaitcenséseterrerdanssaretraited’écrivainenpleinemontagne.
—C’estellequiestentréepareffraction,enl’occurrence.L’expression de Lucas était sévère. Eva ne voyait que des regards
accusateursbraquéssurelle,enfait.Àl’exceptiondeceluid’Albert.Leportieravaitl’airaussidésorientéqu’elle.
— Je ne suis pas entrée par effraction. Onm’avait dit que l’appartementseraitvide.
L’injusticedelasituationluiserralagorge.—Vousn’étiezpascensévoustrouverlà,normalement.—Etcommentsavez-vousça?Vousavezentreprisdefairel’inventairedes
appartementsquirestentvidesàNoël?Ilétaitpeut-êtrebeaugossemais,pourarracherunsourireàcetype,ilfallait
probablementseleverdebonneheure.
Evaenrestainterdite.Commentavait-ellepubasculeraussivitedustatutdevictimeàceluidecoupableprésumée?
—Maispasdutout!Jesuisvenueiciparcequ’onm’ademandédelefaire.—Vousavezuncompliceàl’extérieur,autrementdit?—N’importequoi!Sij’étaisentréechezvouspareffraction,expliquez-moi
pourquoij’auraisappelélapolice?— C’est très simple : vous vous introduisez ici, découvrez que le
propriétaire que vous croyiez absent est en fait sur place et vous appelez ausecourspourvousdonneruneapparenced’innocence.
—Maisjesuisinnocente!Evaledévisagead’unœilincrédule,avantdeconclure:—Avouezquevousavezl’esprittordu.Elletournalatêteversl’officierdepolicedansl’espoird’obtenirdusoutien
maisn’enreçutaucun.—Levez-vous,maintenant.Le ton était sec. Le visage impérieux.Eva hissa son anatomiemeurtrie et
contusionnéeenpositionassise.—Encorefaudrait-ilquejepuissetenirdebout.J’aiaumoinsquatrecentsos
fracturés.Lucasluiattrapalepoignetetlamitsurpiedd’autorité.—Lecorpshumaincomptemoinsd’osquecela.— Quand ils sont tous cassés en petits morceaux, ça démultiplie leur
nombre.La forcedeBladen’aurait pasdû la surprendrevu la façondont il l’avait
plaquéeausol.— Je ne comprends pas pourquoi tout le monde me regarde de cet air
soupçonneux ! Au lieu de m’interroger comme si j’étais une criminelle, ilsdevraient vous inculper pour coups et blessures. Qu’est-ce que vous faites là,d’ailleurs ? Vous êtes censé écrire dans le Vermont, pourquoi rôder dans unappartementobscur,commeuncriminel?
—Jesuispropriétairedeslieux.Onne«rôde»paschezsoi.Ilfronçalessourcilsd’unairplussoupçonneuxquejamais.— Comment savez-vous que j’aurais dû me trouver dans le Vermont,
d’ailleurs?Evasepenchapoursetâterlachevilleetfitlagrimace.—Parvotregrand-mère.Etsiquelqu’unrôdaitdanscetappartement,c’est
bienvous.Jevousaientenduvousdéplaceràpasdeloupdansl’obscurité.
—C’estvousquifuretiezchezmoisansavoirallumélalumière!— J’admirais Central Park sous la neige. J’ai l’âme romantique. Aux
dernièresnouvelles,cen’estpasundélit.—Nousjugeronsdetoutcelaauposte,mapetitedame.L’officierdepoliceluiposalamainsurl’épaule.—Onval’emmeneretl’interroger,Lucas.—Attends.Lucaslevaàpeinelamain,maislegestesuffitpourquelepoliciers’arrête
netetfasseunpasenarrière.—Vousditesquevous tenezdemagrand-mère l’informationque j’aurais
dûmetrouverdansleVermont?Albert,quiétaitrestésilencieuxjusque-là,intervinténergiquement:—C’estexact,monsieurBlade.Cettejeunefemmes’appelleEvaJordanet
elle s’est présentée ici à la demande de votre grand-mère. J’ai moi-mêmeeffectué toutes les vérifications d’identité requises. Aucun d’entre nous àl’accueiln’avaitétéinformédevotreprésencedanslarésidence.
Uneombredereprocheplanaitdanslavoixduportier.Lucasnerelevapasmaisreportasonattentionsurelle.
—Vousditesquevousconnaissezmagrand-mère?—J’effectueunemissionprofessionnellepourelle.—Professionnelle?Demieuxenmieux!Etdequelgenre?LeregarddeLucass’assombrissaitàvued’œil.C’étaitcommeregarderun
cielmenaçantjusteavantunetrèsmauvaisetempête.Mitzyluiavaitsouventparlédesonpetit-filsécrivain.Elleluiavaitditqu’il
skiaitcommeundieu,queplus jeune ilavaitvécuuneannéeentièredansuneespècede cabaneau fin fondde l’Arctique,qu’il parlait couramment français,italienetrusse,pratiquaitàhautniveauquatreartsmartiauxdifférentsetqu’ilnemontraitjamaissesmanuscritsàpersonneavantd’avoiratteintlemot«fin».
MaisMitzyavaitoubliédepréciserqu’ilpouvaitavoiruncôtéinquiétant.—Elleafaitappelàmoipourquejedécorevotreappartementenvuedes
fêtes.—Etpuis?—Etpuisquoi?C’esttout.Quelautrebutvoudriez-vousquej’aie?EllevitlalueursardoniquedanslesyeuxdeLucas.—Vousinsinuezquejemesuisintroduiteicidefaçonàpouvoirmejeterà
votretête?—Ceneseraitpaslapremièrefois.
—Non,sérieux?Ilyadesfemmesquiontfaitça?À son indignationvenait semêlerunepointede fascination.Même si elle
avaitdelapeineàimaginerpouvoirallerjusqu’àcesextrémitéspourunhomme.—Etcommentçasepasse,aujuste,danscescas-là?Unefoisquelafille
estàl’intérieur,ellevoussautedessusetvouscloueausol?—Àvousdemeledire,riposta-t-il,lesbrascroiséssurlapoitrineetrivant
sur elle un regard interrogateur. Quel scénario aviez-vous mitonné avec magrand-mère?
Elleéclataderire,avantdecomprendrequ’ilneplaisantaitpas.— Je suis douée pour faire la cuisine,mais je n’ai encore jamais réussi à
«mitonnerunscénario»deséduction.Ilfaudraitdéjàcommencerpartrouverlarecette.Unepincéed’espoiràincorporerdansuneonced’illusion,peut-être?
Ellepenchalatêtesurlecôté.—Jenedispasquejefaispartiedecesnanasquipensentquec’estencoreà
l’hommedefaire lepremierpas,maisdelààm’introduirechezquelqu’unpareffraction pour capter son attention… Ai-je l’air d’être à ce point à bout deressourcessurleplanaffectif,monsieurBlade?
Envérité,elleétaitpassablementàboutderessources,maisiln’avaitaucunmoyende le savoir, sauf s’il fouillaitdanssonsacetqu’ildécouvrait l’uniquepréservatifsolitairequis’ymorfondaitdepuisunsiècle.Elleavaiteubonespoird’offrir à cette pauvre capote une fin de vie en apothéose après une longueexistencesansrelief.Maislaperspectiveparaissaitdemoinsenmoinsréaliste.
Bladelaconsidérad’unœilnoir.—Une femme à bout de ressources, commevous dites, peut se présenter
sousdenombreuxvisages.—Si j’avais eu l’intention dem’introduire chez vous dans le but de vous
séduire,vouspensezvraimentquejeseraisentréeicienbottesdeneigeetavecunvieuxpullinformesurledos?Jecommenceàcomprendrepourquoiilvousfautunappartementaussiimmenserienquepourvotreseulepersonne.Votreegodoit tenir tant deplacequ’il lui faut probablementune salledebains rienquepourlui.Maisjevouspardonnevotrearrogancecarvousêtesricheetbeau,doncjeveuxbiencroirequevousnementezpasenévoquantcesintrusionsfémininespassées. Reste qu’il y a une faille dans votre raisonnement en ce qui meconcerne,etelleestdetaille:vousétiezcenséécriredansleVermont.
Ilsoutintsonregard.—JenesuispasdansleVermont.—Oui,ça,jevoisbien.J’aidesbleuspourleprouver.
L’officierdepolicenesefenditmêmepasd’unsourire.—Tuycroisàsonhistoire,toi,Lucas?— Malheureusement, oui. C’est tout à fait le genre de scénario que ma
grand-mèreestcapabledeconcocter.Il jura à voix basse, avec une richesse de vocabulaire qui lui valut un
hochement de tête respectueux de la part d’un flic new-yorkais qui devaitpourtantenavoirentendud’autres.
—Tuveuxqu’onterèglecettehistoirecomment,Lucas?— Je ne veux pas que tu la règles du tout. Merci d’avoir réagi aussi
rapidement,maisjemechargedureste.Etsivouspouviezoubliertousquevousm’avezvuici,çam’arrangerait.
Il s’exprimait avec la calme autorité d’un homme peu habitué à ce qu’ondiscute ses ordres. Fascinée,Eva vit tout ce petitmonde quitter l’appartementsanspipermot.
Àuneexceptionprès,toutefois:Albertrestaplantédansl’encadrementdelaporte,solidecommeunarbre.
Lucaslecongédiaavecimpatience.—Mercidevous inquiéterpourmoi,mais jepeuxréglerceproblèmepar
moi-même.—Cen’estpaspourvousquejem’inquiètemaispourMlleEva.Campantaveccouragesursespositions,Albertsetournaverselle.—Vousferiezpeut-êtrebienderedescendreavecmoi.Sonsoutienluialladroitaucœur.—Merci,Albert,maisçavaaller.Jesuispeut-êtreunpetitformat,maisje
peuxêtreredoutableaucombatquandilfaut.Nevousfaitespasdesoucipourmoi.
—Sivouschangezd’avis,jesuislàjusqu’àminuit.IljetaunregardsévèreàLucas,commepourluiindiquerqu’ilgardaitunœil
surlasituation.—Avantdepartir,jeviendraim’assurerquetoutsepassebien.—Merci,Albert.J’appréciebeaucoup.— Ainsi vous êtes redoutable au combat, vous ? répéta Lucas avec un
soupçond’humourdanssavoixsombre.Pardonnez-moisi j’aide lapeineà lecroire.
— Ne me sous-estimez pas, monsieur Blade. Lorsque j’attaque, c’estfulgurant.L’adversaireestlà,sanssedouterderien,etd’unesecondeàl’autreilpeutseretrouverausol,surledos,àagiterlespattescommeuncafardrenversé.
—Commecelas’estpasséilyaquelquesinstants,vousvoulezdire?Elletraitasessarcasmesparledédain.—C’étaitdifférent.Jen’avaisrienvuveniret jen’étaispasprête.Maisla
prochainefois,jeleserai.—Laprochainefois?—Laprochainefoisquevousmesauterezdessusetquevousessayerezde
creusermonempreintedansleparquet.Votresoldoitressembleràunescènedecrime,maintenant,aveclaformedemoncorpsdessinéeencreux.
Lucasl’examinadesonregardscrutateur.—Vousavez l’aird’êtredans lespetitspapiersduportierde la résidence.
Vousleconnaissezdepuislongtemps?—Environdixminutes.—Dixminutes,vraiment?Etilestprêtàrisquersaplacepourvoleràvotre
secours?Vousfaitestoujoursceteffet-làsurleshommes?—Çam’arrive,oui.Maispassouventsur lesbons, j’avoue.Rarementsur
lesjeunes,sexyetcélibataires.Conscientequ’elleendisaittropunefoisdeplus,ellesehâtad’enchaîner:—Pourquoilapolicen’a-t-ellepasprocédéàunearrestation,àvotreavis?—Vousvenezd’affirmerquevousn’avezcommisaucundélit.— Je parlais de vous. Ils auraient aumoins dû vous faire la leçon. Vous
auriezpumebriserledos.Etjen’aijamaiseuaussipeurdemavie.EllepensaàlasensationducorpsdeLucasBladesurlesien—lapression
vigoureusedesescuisses,lachaleurdesonsoufflesursajoue.Àlafaçondontilavaitpesésurelledetoutsonpoids.
—Vous avez eu le tort de vous balader chez moi sans prévenir.Mais sij’avaisvraimentvouluvoustuer,vousseriezdéjàmorte.
—C’estcensémeréconforter?Elle frotta ses côtes douloureuses. Et se remit en tête que, même si son
imaginationseplaisaitàbrodersurlesfaits,leurcorps-à-corpsn’avaitrieneuderomantique.LucasBladefixaitsurelleunregardàl’éclatpresquemétallique.Ily avait quelque chose d’inquiétant chez cet homme qui donnait à Eva lesentimentdenepasêtretoutàfaitensécurité.
—Vousattaquezphysiquementtousceuxquipassentlepasdevotreporte?—Seulementceuxquis’introduisentchezmoisansyavoirétéinvités.—Mais j’étais invitée ! Si vous aviez pris la peine de poser la question
d’abord, vous auriez eu toutes les explications nécessaires. J’aurais cru qu’un
hommeavecvotreniveaud’expertiseenmatièredecrimeseraitcapabledefaireladifférenceaupremiercoupd’œilentreculpabilitéetinnocence.
Illuijetaunregardpensif.—Les criminelsne sont pas si simples à identifier. Ils ne sebaladentpas
avecuneétiquettesurlefrontetilsontrarementlephysiquedel’emploi.Vouspensezquevousreconnaîtriezuncriminelrienqu’àsatête?
— Je suis douée pour reconnaître un loser. L’homme canon, je le repèreaussi sansproblème.Donc,celam’étonneraitque lecriminelpasseendessousdemonradar.
—Ahvouscroyezça,vraiment?Ilserapprochad’unpas.—Les«méchants»,commeondit,évoluententoutelibertéparminous.Ils
sefondentdanslamasse.Lemeurtrier, infine,c’estpresquetoujoursceluiquiparaissait le plus inoffensif dans l’histoire. Le chauffeur de taxi débonnaire.L’avocat…oule«gentilportier»,ajouta-t-il,aprèsavoirlaisséplanerunsilencelourddemenace.
Cherchait-ilàluifairepeuràdessein?— Albert, votre portier, est un des hommes les plus attachants que j’aie
jamais rencontrés. Donc si vous essayez de me faire croire qu’il a desantécédents criminels, vous perdez votre temps. D’après mon expérience,l’immense majorité de nos contemporains sont des personnes tout à faitfréquentables.
—Vousneregardezjamaislejournaltélévisé?—Les journaux télévisés ne présentent que la face sombre de l’actualité,
monsieurBlade. Ils traitent lesévénementssuruneéchelleglobale,enmettantl’accent sur le négatif. Jamais il n’y est question des innombrables actes degentillesserésolumentnonmédiatiquesquelesgenss’échangentdansleurviedetous les jours. Il y aura toujours un volontaire pour aider une vieille dame àtraverserlarue,unvoisinsympapourapporterunetassedethéàunepersonnemalade.Onn’enentendjamaisparler,carcesnouvellesnesontpaspayantesentermesd’audience.Maiscesontcespetitsgestesdesolidaritéauquotidienquicréent le tissu social et font que la vie vaut la peine d’être vécue. Les infosdéprimantes sont des produits de consommation courante avec lesquels lesmédiass’engraissent.
—Vouspensezhonnêtementcequevousdites?—Oui,jelepense.Etjen’aipashontededirequejepréfèremefocaliser
surlepositifquedem’abreuverderécitsdecatastrophes.Jefaispartiedesgens
quivoient leurverreàmoitiéplein.Cen’estpasundélit.Vousavez l’œil rivésurlemaldanslemonde,etmoijevoislebien.Etj’ailafermeconvictionqu’ilyadubonenchacund’entrenousoupresque.
— Qu’est-ce que vous en savez ? On ne connaît d’une personne que cequ’ellechoisitdenousmontrer.Vousignorezàpeuprèstoutdecequisepassesouslasurface.
LavoixdeLucasétaitprofondeetsonregardexerçaitsurelleuneattirancehypnotique.
— Tenez, prenez le gentil monsieur qui a aidé la petite grand-mère àtraverserlarue.Qu’est-cequivousditqu’enrentrantchezluiilneregardepasdesvidéospédophilessurunordinateur?Et lasympathiquedamequiapporteunetassedethéàsonvoisindepalierpeutserévélerêtreunepyromaneouunedangereusepsychopathe, qui trouve ceprétextepour entrer afind’observer leslieuxetnoterlesfaillesdesécurité.Onnesaitjamais,lorsqu’onsecontentederegarder,cequequelqu’unnouscache.
Eva l’écoutait, déstabilisée par la vision sinistre qu’il lui peignait del’humanité.C’étaitcommesiquelqu’unavaitbombédesgraffitiobscènessurletableaulumineuxqu’ellesefaisaitdumonde.
— De l’extérieur, vous êtes agréable à regarder, monsieur Blade, mais àl’intérieur, il vous faudrait un relooking de fond en comble. Vous êtes unconcentrédenoirceuretdecynisme,avecunevisioneffroyablementdéforméedel’êtrehumain.
L’ombred’unsourireeffleuraleslèvresdeLucas.— Merci. Un journaliste du New York Times s’est exprimé en termes
similairesdansuncompterenducritiquetrèsélogieuxdemondernierroman.—Demapart,cen’étaitpasuncompliment,maisjepeuxcomprendreque
vousayezbesoinde fonctionnerdecette façonpour réussirdansvotremétier.Votreboulotàvous,c’estd’allerfouillerdanslesreplis lesplusnoirs, lesplusabjects,lespluseffroyablesdelaperversionhumaine.Etforcément,votrevisiondumondes’enressent.Mais laplupartdesgenssontsimplementcequ’ilsontl’air d’être, déclara-t-elle fermement. Tenez, moi par exemple. Regardez-moibien,droitdanslesyeux…Etmaintenant,dites-moi:est-cequejeressembleàunemeurtrière?
Chapitre2
«Uncrapaudesttoujoursuncrapaud,jamaisunprincedéguisé.»—FRANKIE
«Est-cequejeressembleàunemeurtrière?»Lucasexaminalejolivisageenformedecœur.Lesyeuxdelajeunefemme
étaient d’un bleu presque marine et luisaient d’innocence. Avec ses longuesbouclesblondesetsafossettesurlajoue,elleavaitl’airplusinoffensivequ’unchaton.
Rienenellen’évoquaitlecrime.Ellepourrait être l’infirmière chaleureuseet attentionnéedontpersonnene
soupçonnerait qu’elle était capable de tuer ses patients. L’institutrice dematernelleaucœurgénéreuxdontonpensaitqu’elles’occuperaitavectendressedesenfantsconfiésàsessoins.Elleétaitl’archétypemêmedela«fillesaineetpleinedevitalité»etferaitmerveilledansunepubpourdujusdefruitsfraisoupourdesbarresdecéréalesbio.
Unefemmeavecuncorpsetunvisagecommelesienresteraitàl’abridessoupçonspendantdesmois,voiredesannées.
Lucas sentit soudain son cœur semettre à battre plus vite et la précieuseétincelle— l’énergie créatricequi lui faisait fauxbonddepuis desmois—seréveillerenlui.
Savisiteuseleconsidéraitd’unœilprudent.— Pourquoi me regardez-vous aussi fixement ? Qu’est-ce que j’ai dit de
choquant ? Je peux vous assurer que je ne suis pas une meurtrière. Etfranchement, j’aidumalàimaginerquel’idéeaitpuvoustraverserl’esprit.Jene tuemêmepas les araignées. Je les transporte à l’extérieur,même si jedoisavouerquejemesersgénéralementd’unboutdeverreoudecarton,parcequejen’aimepaslasensationdeleurspattessurmapeau.
«Jenetuemêmepaslesaraignées.»Parfait.Sameurtrièrepartageraitcettecaractéristique.Ellesecontenteraitdetuerleshumains.—C’esttoutàfaitça!Il n’avaitmême pas réalisé qu’il avait parlé à voix haute. Perdu dans ses
pensées,ilserapprochad’ellepourluipasserlamaindanslescheveux.Blonds,soyeux, ils lui coulèrent entre les doigts et encadrèrent le visage de la jeunefemmed’unhalodoré.Sachevelureàelleseulesuffiraitàattendrirl’hommeleplus méfiant. À l’attendrir et à distraire son attention. L’amoureux transimourraitbienproprementavantmêmed’avoircompriscequiluiarrivait.
—C’esttoutàfaitquoi?Elleavaitl’airexaspérée.—MonsieurBlade?—C’estvous.C’esttrèsexactementvous.Son cerveau, enfin arraché aux affres de la stérilité, fonctionnait à plein
régime.Lesidéess’enchaînaientsivitequ’ilmitunmomentàserendrecomptequ’ilavaittoujourslesdoigtsdanslescheveuxdesavisiteuse.
La grande question, maintenant, c’était : comment procéderait-elle ? Dequellemanièrecommettrait-ellesesmeurtres?
En étranglant ses victimes avec sa longue chevelure ? Les cheveuxpourraient-ils constituer une arme ? Ou sa signature, peut-être ? Un indicequ’ellelaisseraitsurchaquescènedecrime?
Non.Impossible.Elleseferaitprendreenmoinsd’unesemaine.Peut-êtrequ’ellechangeraitdestyledecoiffureàchaquenouveaumeurtre?Rienneprouvaitaprèstoutqu’elleneportaitpasuneperruque.—MonsieurBlade!Lesimmensesyeuxbleusrivéssurluiexprimaientundébutdedésarroi.—Qu’entendez-vousaujustepar«C’estvous»?Jen’aijamaiscommisla
moindreinfractiondemavie,sic’estàcelaquevouspensez!Probablementjamais,eneffet.Maiselleauraitpu.—Vousêtesidéale.Absolumentidéale.Sapeaud’uneblancheurdelaitseparadedeuxdélicatestachesrosées.—I-idéale?Commentça,idéale?Elleétaitmêmecapablederougir.Unefemmequirougissaitainsineferait
pasdemalàunemouche.Oupeut-êtrequesi,justement?—C’estquelquechosequevousfaitessurcommandeouc’estindépendant
devotrevolonté?
—Quoi?—Rougir.Delapulpedesdoigts,ileffleuralapeauclairedelajeunefemme,explorant
la texture soyeuse. Il voulait savoir d’elle tout ce qu’il y avait à savoir— ladéconstruire,traitpartrait,pourretenirceuxqu’ilprêteraitàsonpersonnage.
— J’ai spontanément tendance à m’empourprer lorsqu’un homme que jeconnais depuis quelquesminutes à peineme caresse les cheveux en décrétantque je suis « idéale ». Bon. Vous aviez raison, finalement : les premièresimpressionspeuventêtretrompeuses.Sivousm’aviezposélaquestionilyadixminutes,j’auraisditquevousétiezunebruteasocialedépourvuedesavoir-vivre.Maismaintenant… je comprendsquevousétiez juste sur ladéfensive.Cequin’a rien de surprenant, si les femmes ont tendance à entrer chez vous pareffractionpourvousfairedesavances.
—Quoi?Iloubliauninstantsonintrigueencoursdeconstruction.Ils’étaitlaisséaller
àpenseràvoixhaute,etelleavaitinterprétésesproposetsesgestesdetravers.Ellelecroyaitsubjugué.Souslecharme.Ce qui n’avait rien d’illogique, d’ailleurs. Elle correspondait à l’idéal
physiquede beaucoupd’hommes, avec ses courbes harmonieuses, la fraîcheurdesablondeurnaturelle,seslèvresroses—tentantes,commeleplussucrédesbonbons. Il y avait eu un temps où il aurait pu, lui aussi, être touché par sabeauté.Maiscettephasede savie remontait à si loinqu’elle semblaitpresqueoubliée.
Sallyanneavaitdomptécetaspect-là.Elleavaitassagicequ’ilavaiteuenluidetumultueux,d’excessif.Elleluiavaitapprisàcontenirl’énergiesauvagequil’avait conduit à vivre sa vie comme un cheval fou, cherchant à dépasser enpermanenceses limites, talonnéauxflancsparundésirdedécouverteque toutsemblait attiser. Mais, aujourd’hui, Sallyanne n’était plus et il n’avait pluspersonneàcontenterquelui-même.Unetâcheaprioriélémentaireàlaquelleiléchouaitinvariablement.
Privé de paix intérieure comme de plaisir personnel, il canalisait sesémotionsdansl’écrituredontilavaitdésormaisfaitsapriorité.C’étaitl’écrivainenluiquil’avaitsauvéinextremisaumomentoùilavaitétéauplusbas.D’oùsonangoisseexacerbée,cesderniers temps,à l’idéequeson inspiration l’avaitpeut-êtredésertépourdebon.
Maisilnel’avaitpasperdue,finalement.Sondonétaitsimplementrestéensommeil, dans l’attente qu’une étincelle le réanime.Et cette fille venait de lui
rendreceservice.Ilressentaitunsoulagementpresquevertigineux,commeunhommeaubord
delanoyadequiviendraitdedécouvrirquelabouéedesauvetagequ’ilcroyaitperdue flottait juste à côté de lui. Maintenant qu’il l’avait retrouvée, il s’ycramponnaitferme,biendécidéànepasreplongerdansleseauxtroublesdelapanned’inspiration.
Ses pensées tournaient à toute vitesse. Quel serait le mobile de sonpersonnage?Avait-elleététrahieetsaquêteétait-elleguidéeparlavengeance?Ous’agissait-ild’unepsychopathesansconscienceetsansémotion—quelqu’unqui serait privé de toute capacité d’empathie et qui se servirait de sa beautécommed’unpiège?
S’ilavaiteuunboutdepapieretunstylosouslamain,iln’auraitpashésitéàprendredesnotes.Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,ilressentaitlebesoinpresque compulsif d’ouvrir son ordinateur. Il n’avait qu’une hâte : s’asseoirdevantsonécranetlaisserl’intriguesedérouler.Ilneluirestaitplusqu’àentrerdans son histoire, la faire vivre en se laissant porter par la logique despersonnagesetpianotersursonclavierjusqu’àcequelebouquinsoitterminé.Ilsentaitsonidéedebasegermeretcroîtreenlui.Sonespritétaitcommeunlitderivièreàsecaprèsuneinondation.Ilsesentait renouveléenprofondeur.Prêtàjaillir.
Enfin—enfin!—,aprèsdesmoisd’angoissefaceàlapageblanche,ilavaittrouvésonassassin.
***
Ainsi,LucasBladelatrouvait«idéale»?Sonenthousiasmepoursapersonnelasurprenait,comptetenudecequ’elle
savait à son sujet.À forcedeprendre le thé endégustant desgâteaux avec sagrand-mère,elleavaitapprispasmaldechosesausujetdeLucasBlade.Ilvivaitenreclusdepuisqu’ilavaitperdusamoitiétroisansplustôt,etlesfemmesquicherchaientàserapprocherdeluiseheurtaientàunmurd’indifférence.Laviede cet homme était un obscurmystère, une friche émotionnelle hantée par ledeuil et l’écriture. Il sortait un nouveau thriller chaque année, s’envolait auxquatrecoinsdumondepourlestournéesdepromotionderigueur,répondaitauxquestions des journalistes et dédicaçait ses livres à ses lecteurs enthousiastes.Mais, en dehors de ces apparitions publiques obligatoires, il s’isolaitsystématiquement.
D’aprèsleportraitqueMitzyavaitbrossédelui,Lucasavaitrenoncéàtouteviesocialeetseulesonécrituresombreettourmentéelereliaitencoreaumondedesvivants.
Ilavaitesquivé lesquelques tentativespeusubtilesdesagrand-mèrede lemettreencontactavecdesjeunesfemmes«biensoustousrapports».Difficiled’imaginer, dans ces conditions, qu’il la dévore des yeux d’un air extasié,commesielleétaitlaréponseàtoutessesprières.
Evan’étaitpasconvaincuedutoutqu’ilsoitlaréponseauxsiennes,entoutcas,même s’il avait sans conteste un physique plus que flatteur. LucasBladeétaitséduisantsurunmodeunpeubrutaletsoncharmeétaitclairementdugenredéconseilléauxâmessensibles.
Était-il raisonnable d’éprouver une attirance pour quelqu’un qui venait devous écrabouiller au sol comme une vulgaire punaise ? Ayant eu affaire à saforcebrute,elleétaitsurprisedeledécouvrircapablededouceur,commeencetinstant, alors qu’il lui caressait le visage avec des doigts sensibles, presquerêveurs.Maiscen’étaitpas tant lecontactphysiquequi luicoupait les jambesquelafaimpresquedouloureusequ’ellelisaitdanssonregard.
—Vouscroyezvraimentquejesuislafemmeidéale,Lucas?Danssonregardlafaimdisparut,remplacéeparlaprudence.—Vousavezunjolisquelette,entoutcas.Unjolisquelette?Onluiavaitdéjàditqu’elleavaitdebeauxcheveux.Ellesavaitaussiqu’elle
avaitunesilhouetteharmonieuse.Sielleavaiteulechoix,elleseseraitaccordéquelquescentimètresdeplusmais,endehorsdesapetitetaille,iln’yavaitpasgrand-chosechezellequ’elleauraitsouhaitémodifier.
C’était la première fois, en revanche, que quelqu’un la complimentait sursonossature.
Ill’examinaitsoustouslesangles,d’unregardbizarrementscrutateurquiluiprocuraitunesensationcroissanted’inconfort.
LucasBladeétaitunécrivainàsuccèsavecuneréputationinternationaleetilcomptaitd’innombrableslecteursetadmirateurs.Maisiln’enrestaitpasmoinsun inconnu à la base. Un inconnu dont émanait une aura bien particulière dedangeretdetension.Ilsedéplaçaitcommeunebêtefauve,nesouriaitjamais,etsonregardétaitplusnoirquenoir.Etplusillafixait,plusEvasesentaitcommeuneproiefascinéefaceàsonprédateur.
Les propres paroles de Lucas résonnaient dans sa tête. « En voyantquelqu’undel’extérieur,onnesaitjamaiscequ’ilcachesouslasurface.»
Malgrésonnaturelconfiant,siellel’avaitvus’avancersurelletardlanuitsuruntrottoir,elleauraitsautédanslepremiertaxisansdemandersonreste.
—Vousregardeztoujourslesgensaussifixement,monsieurBlade?Jetantuncoupd’œilvers laporte, elle tentad’évaluer ladistancequi l’en
séparait.Ilsuivitsonregardetfronçalessourcils.—Jevousaimisemalàl’aise.Désolé.Ilreculad’unpas,luirestituantunepartiedesonespacevital.Ellepritune
grande inspiration et se souvint qu’il n’était quand même pas tout à fait uninconnu.Sagrand-mèreétaituneamie,aprèstout.
— Comme première rencontre, c’est assez inhabituel. Dans un premiertemps,vousessayezdemetuer…
—Jen’aipasessayédevoustuer.Jemesuiscontentédevousneutraliser.—Vu lesdifférencesdepoids etde taille entrenous, cela revientplusou
moinsàlamêmechose,non?Elle ne pouvait s’empêcher de repenser à la sensation du corps de Lucas
plaquécontrelesien.Àquandremontaitladernièrefoisoùelleavaitététenueainsi ?Ladernière fois qu’elle avait été en contact avec tant de fermeté et demuscle,ladernièrefoisqu’elles’étaitsentieaussiensécurité…
Ensécurité? Il l’avaitagressée,merde!Elleavait l’espritvraiment tordu.Comment pouvait-elle retirer un quelconque sentiment romantique d’une prised’autodéfensedontelleavaitfaitlesfrais?
— Il se pourrait d’autre part que vousm’ayez abîméementalement. Tousvosdiscourssurlesaspectsnoirscachésdel’individulambdam’ontdéstabilisée.Jemesensmoinstranquillequejenel’aitoujoursété.Dorénavant,encroisantdesgensdanslarue,jevaism’interrogersurcequ’ilsdissimulentsousleurairderassurantenormalité.
Elle se demandait d’ailleurs ce que lui dissimulait sous son physiquemortellementséduisant.
L’éclatmoqueurétaitderetourdansleregarddeLucas.—Jecroyaisquevousnevoyiezquelebonenvotreprochain?—Absolument !Mais vous avez semé le doute dansmon esprit.Grâce à
vous,jevaispassertoutletrajetduretouràregarderpar-dessusmonépaule.—Tantmieux.Unesaineprudencenesauraitnuire.—Peut-être.Maisvousm’avezeffrayée.—C’estmonboulotd’effrayerlesgens.—Non,votreboulot,c’estd’écriredeslivresquidonnentlachairdepoule.
Pasdeterroriserlesgensparvosparolesetvotreattitude!
Ellesefrottalesreinsaveclapaumedelamainetvitl’expressiondeLucaschanger.
—Jevousaifaitmal?—Disonsquej’aiatterriunpeumaladroitementetquevotresolestdur.Enguisedetest,ellefitroulersesépaules.—Apriorijedevraissurvivre.—Tournez-vousetjevaisjeteruncoupd’œil.—Vousmesuggérezderetirermesvêtementsetdemeprésenteràvousde
dos?Jenecroispas,non.Vousn’êtespaslegenred’hommeàquiunefemmedouée de raison se présenterait dans une attitude vulnérable, monsieur Blade.J’essaie de ne pas imaginer ce qui se serait passé si la police n’était pasintervenueàtemps.Vousauriezbroyécequ’ilmerestaitd’osavecunedevosprisesdekaraté.
—Jujitsu.—Enchantéedel’apprendre.Votregrand-mèrem’aditquevousmaîtrisiez
plusieurs arts martiaux à fond. Elle sera ravie d’entendre que vous faites unexcellentusagedevotreexpertise.Jenemanqueraipasde louervotremaîtrisedujuji-bidulequandjel’appelleraitoutàl’heure.
L’expressiondeLucassefigea.—Vousn’appellerezpasmagrand-mère.—Mais…—Sij’avaisvouluquemagrand-mèresachequejesuisici,jeleluiaurais
ditenpersonne.—Mais pourquoi lui cacher votre présence ? demanda-t-elle.Mitzy vous
adore.Ellenejurequeparvous.— Ce n’est pas vraiment d’elle que je me cache, mais de son besoin
incontrôlabled’interférerdansmavieetderéglermesproblèmes.—Ellefaitçaparcequ’ellevousaime.Evaressentitunepointed’envie.—C’estnormalqu’elletienneàvous,non?—Peut-être.Maisçaresteinvivablequandmême.Iln’accordaitquepeud’importanceàsafamille,commequelqu’unpourqui
l’amourdessiensallaitdesoi!Quenedonnerait-ellepaspouravoirunemère,unesœur,unegrand-mèrepoursemêlerdesesproblèmes?Unprochequi luipasseraituncoupde filde tempsen temps, justepours’assurerque toutallaitbien.Quelqu’unquis’inquiéteraitlorsqu’elletravaillaitjusquetardlesoiretquiinsisteraitpoursavoirsielles’alimentaitcorrectement.
Elleclignarapidementlesyeuxpourendiguerunemontéedelarmes.Il était tempspour elledeprendre congé. Il nevoulait pasd’elle chez lui,
c’étaitévident.LesdécosdeNoëletLucasBlade,çanefaisaitclairementpaslapaire.
Àprésentqueleslumièresétaientallumées,elleposaituntoutautreregardsur l’appartement.Lesvolumesétaientsuperbes,mais ledécorn’était…qu’undécoretriend’autre.Ilévoquaitl’hôteldeluxeplusqu’unvraifoyer.Commesiquelqu’un était venu se poser là en oubliant d’apporter quelque chose de lui-même.
En termes d’espace, l’appartement était une pure splendeur, mais il ymanquaituneâme.Onnevoyaitriendansceséjourdepersonnelnidedistinctif.Aucunobjetneparlaitdelapersonnalitédesonpropriétaire.Onavaitpresquedumalà imaginerquedesgensaientpuvenir s’asseoir surcescanapésouposerdes tasses sur la table en métal poli et en verre. L’endroit semblait presqueabandonné,commesiLucasavaitoubliéd’yvivre.
Elle avait envie d’ymettre une profusion de fleurs, de coussins, de vases.D’éparpiller quelques vêtements ici et là pour adoucir l’austérité du lieu etdonnerl’illusiond’uneprésence.
Dansquellepièces’étaittrouvéLucaslorsqu’elleétaitentrée?Là-haut,dansunedeschambres?Danssonbureau?
Pour la première fois depuis qu’il l’avait aplatie sous lui, elle examinasérieusementsonvisageetvitcequiluiavaitéchappéjusque-là.Lescernessouslesyeuxquitrahissaientdesinsomnieschroniques.Lesridesdetensiondepartetd’autredelabouche.
Lorsqu’elledétournaleregard,sonattentionfutattiréeparunobjetqu’ellen’avait pas encore remarqué : un couteau à l’aspect acéré dont la lame luisaitdoucementdanslehalod’unelampedesalon.Silaconversations’étaitdérouléeàlacuisine,ellen’enauraitfaitaucuncas.Maisilssetrouvaientdansunséjour.
Malàl’aise,ellecontemplafixementl’armeblanche.Ilyavaitquelquechosededéstabilisant—depresquemenaçant—dansce
couteau.Ellefitletourdesraisonspossiblesquipouvaientjustifiersaprésencelà,sur
la table basse. Peut-être l’utilisait-il pour ouvrir son courrier ?Mais elle avaitdéjà remarqué l’énorme pile de lettres sur une console. Et il n’en avaitclairementdécachetéaucune.
Eva avait beau se creuser la cervelle, elle ne voyait aucune explicationplausible.
La lame l’obsédait et son malaise se mua en inquiétude. Elle n’était passpécialiste pour élucider des énigmes, mais elle était capable de déchiffrercertainsindicesaussibienqu’uneautre.IlyavaituncouteaudansleséjourdeLucas,etilseterraitseuldanssonappartementplongédansl’ombrealorsquesafamillelecroyaitloindeNewYork.
L’approche de Noël, elle le savait, pouvait être redoutable pour despersonnessouffrantd’étatsdépressifs.
Duregard,elleembrassalapièceavecsesmursnusetsessolssanstapis.—Vousvenezjusted’emménager?—Celafaittroisansquejevisici.Troisans.Etait-ilvenus’installerlàalorsquesafemmeétaitencoreenvie?
Non. Nulle part dans cet appartement on ne voyait la trace d’une présenceféminine. Il avait dû changer d’habitation tout de suite après avoir perdu safemme.
Àlamortdecelle-ci,ilavaitprislafuiteetétaitvenuseplanquerdansunlieuneutre.Etilseplanquaittoujours.
Son appartement donnait l’impression qu’il avait quitté son ancienne viecommeonsejettedanslevide.Sansrienemporteraveclui.
Evasentitsoncœurseserrerpourlui.Elleessayadesedireque lesortdeLucasne laconcernaitpas.Elleavait
justeétémissionnéepourdécorersonappartement,aprèstout.Paspourassurerlesoutienmoraldesonpropriétaire.Lucasavaitd’ailleursclairementexprimélefaitqu’ildétestaitqu’ons’occupedelui.Laraisonluicommandaitdelelaissertranquille.Mais si elle partait maintenant, il resterait seul et qui sait ce qu’ilseraitcapabledefaire?Dansunélandedésespoir,ilpouvaittrèsbienretournerce couteau contre lui.Or, elle était la seule personne aumonde à savoir qu’iln’étaitpasoccupéàécriredansunchaletconfortablequelquepartenmontagne,maisqu’iltournaitenrond,toutseul,danscetappartementsansâme,àbroyerdunoir.
S’ilarrivaitquelquechoseàLucas,elleenporteraitlaresponsabilitémorale.Etpasseraitunevieentièreàsedemandersielleauraitpuarrêtersongesteenrestant—sielleauraitpufaireladifférence.
De nouveau, elle chercha son regard et vit que ce n’était pas un individudangereuxpourautruiquisedressaitdevantelle.LucasBladeétaitunhommeréduit aux derniers degrés du désespoir, qui vacillait au bord du gouffre.Quelqu’unquinetenaitplusdeboutquedejustesse.
Cethommeavaitpeut-êtrechoisil’horreurcommethèmed’écriture,maisilétaitclairqu’encemomentrienn’égalaitl’horreurdesapropreexistence.
Etilétaithorsdequestionqu’ellelelaisseseuldanscesconditions.
Chapitre3
« Avant de sauter, regarde où tu mets les pieds. Ou pense à prendre unetroussedepremiersecoursavectoi.»
—LUCAS
Lucas l’avaitcruesur lepointdepartir,maisellenesemblaitplusdu toutaussipresséedes’enaller,toutàcoup.
—Bon.Jenevoudraispasvouschasser,Eva,maismonlivrem’attend.Et il brûlait d’impatience de s’ymettre. Ses personnages prenaient forme
dans sa tête et commençaient à ressembler à des êtres humains à part entière,avecleurstraitsmarquants,leursparticularitésdecaractère.Déjà,illesentendaitdialoguer,voyait certaines scènes s’ébaucherdans sonesprit.Pour lapremièrefoisdepuisdesmois,ilavaithâtedes’asseoirdevantsonordinateur.Lemondedelafictionluiouvraitdenouveausesportes,etiln’aspiraitqu’àunechose:s’ycalfeutrer et ne plus en ressortir. Il se sentait comme un malade en état desouffrancechroniqueàquionfaisaitmiroiteruneseringuerempliedemorphine.Tout ce qu’il voulait, c’était s’injecter sa dose et laisser le sentiment dedélivrance sepropager lentementdans sesveines. Il aspiraitde tout sonêtre às’extraire de lui-même, pour tenir à distance la douleur qui le hantait sansrelâchedepuistroisans.
Leseulobstacleentresadrogueet lui,c’était lasourcedeson inspiration,quinesemblaitplusvouloirquitterleslieux.Ilétaitclairqu’illuiavaitfaitpeuravec son attitude bizarre, mais pas assez, apparemment, pour qu’elle détale àtoutesjambesseréfugierauprèsdesonpoteAlbert.
—Votregrand-mèreafaitappelàmesservicespourquejem’acquitted’uncertainnombredetâches ici.Alorsdedeuxchoses l’une:soit je lui téléphonepourluiexpliquerlasituation,soitjeresteetjefaisleboulotpourlequelellemepaye.
Sielleappelaitsagrand-mère, iln’yauraitplusmoyend’être tranquille. Illui faudraitexpliquerpourquoi ilétaitàNewYorketpasdans leVermont.Et,pireencore,ilseretrouveraitdansl’inconfortableobligationdesejustifiersurlefaitqu’ilavaitmenti.
Iltental’intimidationenprenantunevoixsinistrementsuave:—Regardezautourdevous.Ai-jel’aird’unhommequiaenviedevoirson
appartementpleindeguirlandespourlesfêtes?—Non.Etc’estlaraisonpourlaquellevotregrand-mèrevoulaitquejem’en
charge.Ellepensequevousnepouvezpascontinueràvivredecettefaçon.Elles’inquiète à votre sujet. Et pour être franche, maintenant que je vous airencontré,moiaussijemefaisdusoucipourvous.
—Etenquelhonneurvouspréoccuperiez-vousdelafaçondontjevis?—Toutêtrehumaindignedecenommérited’avoirunsapindeNoëlchez
lui.—Vousessayezdemetorturer?— Vous torturer ? Un sapin de Noël, c’est extrêmement inspirant, au
contraire!— Qu’y a-t-il d’inspirant dans un arbre en plastique fabriqué à base de
pétroleetprobablementassemblédansuneusinechinoise?— En plastique ? Qui a dit que vous auriez droit à un sapin artificiel ?
L’artifice n’a jamais étéma tasse de thé,monsieurBlade. Je ne fais que dansl’authentique,quecesoitpourlessapinsdeNoël,lespetitsplatscuisinésoulesorgasmes.
Ellerougitviolemment.—Oups. Oubliez ce dernier élément, s’il vous plaît. Çam’a échappé. Je
voulaisjustedirequejedétestelescontrefaçonsdanstouslesdomaines.Elle parlait si vite que les mots se bousculaient sur ses lèvres. Lucas se
surpritàlutterpournepassourire.Iln’avaitpassouvenird’avoirdéjàrencontréquelqu’unquis’exprimaitavec
aussipeudefiltres.Iltrouvaitplutôtagréabledel’entendrediresansretenuetoutcequiluipassaitparlatête.
—Vousn’avezencorejamaisfeintunorgasme?—Jevousaidemandéd’oublierquej’avaisditça!Lucas l’imagina au lit, nue et désinhibée, et sa température corporelle
s’éleva. Les images qui défilaient dans sa tête étaient suffisamment explicitespour lemettremal à l’aise.Depuis lamortdeSallyanne, les femmes s’étaientoffertes en nombre pour le consoler. Il avait eu droit à un vaste éventail de
propositionsallantdelanuitdesexejusqu’aumariage.Maisiln’avaitjamaisététenté par aucune de ces formules. Pas seulement parce qu’il avait laissé sesannées«badboy»derrièrelui,maissurtoutparcequ’ilavaitperdutoutdésir.Chaquefoisqu’ilregardaitunefemmedanslesyeux,ilrevoyaitl’expressionsurlevisagedeSallyanneladernièrefoisqu’ill’avaitvueenvie.
Mais sa sexualité avait beauêtre restée aupointmortpendant trois ans, ilressentaitdudésirpourEva,c’étaitincontestable.
Pourendiguersondébutd’excitation,iltentaderéfléchiràlafaçondontunepersonneaussimenuequ’elleréussiraitàtuerunhommequipèseraitdeuxfoissonpoids.
—Jesuisécrivain.Touslescomportementshumainsm’intéressent.C’étaitellesurtoutquil’intéressait.Iltentadesepersuaderquel’intérêtqu’illuiportaitétaitpurementlittéraire,
maisilsavaitqu’ilseracontaitdeshistoires.Ellelaissaretombersesbrascontresesflancs.—RevenonsauxsapinsdeNoël.Lesvrais,ceuxquisontbeauxetsentent
bon.—Etquiperdraientleursaiguillessurmesparquets.En évoquant ses sols, il se souvint de la sensationdu corpsd’Eva sous le
sien.—Silesaiguillestombent,onlesramasse,rétorqua-t-elleendéboutonnant
sonmanteau.Cen’estpascompliqué.—Jen’aipasletempsderamasserdesaiguilles.J’aiunlivreàfinirdansun
délaitrèscourtetj’aibesoind’êtreseuletaucalme.Sivousrestiezpourdécorermonappartement,vousmedéconcentreriez.
Ce n’était pas le bruit qui l’inquiétait ni le fait d’avoir quelqu’un d’autredanssonappartement—c’étaitelle.
Elleranimaitenluiunélanvitalqu’ilpréféraitgarderensommeil.Peut-êtreparcequ’elleétaitl’exactopposéphysiquedeSallyanne,quiavait
étégrandeetlongiligne.Entalons,safemmel’avaitpresqueégaléentaille.PlusilregardaitEva,plusilsedisaitqu’elleétaitaussidifférentedeSallyannequ’unefemmepuisse l’être. Il savait d’instinct que seperdredans les courbesdoucesd’Evaseraituneexpérienceentièrement inédite, sans flash-backnidouloureuxrappels.Maisilsavaitaussique,pourunhommecommelui,s’engagerdansunehistoireavecunefemmecommeelleéquivaudraitàunactecriminel.
Même si le crime en question serait d’une tout autre nature que ceux quipeuplaientsesromans.
—Vousnevousapercevrezmêmepasdemaprésence.—Commesivousétiezdugenreàvousfondredansledécor!Ellesecoualatête.—Jevousprometsquejenevousdérangeraipas.D’unepart,parcequeje
saisquelegéniecréatifabesoindetemps,d’espaceetdesilence.Etd’autrepart,parcequevotrecompagnien’estpasdesplusenthousiasmantes,monsieurBlade.
Lechatonavaitdoncdesgriffes.— Dites à ma grand-mère que vous avez changé d’avis et que vous ne
voulezplusvouschargerduboulotqu’ellevousaconfié.—Non.Jesuispayéepourdécorervotreappartementetpourremplirvotre
congélateurenvotreabsence.Etc’estcequejevaisfaire.—Jenesuispasabsent,Eva.—Eneffet,oui.Ça tombemalpourvouscommepourmoi.Maisvousne
m’autorisez pas à dire la vérité à la personne quim’a confié ce travail. Et jedétestementir.
Ainsi donc, les grands yeux bleus et la chevelure de sirène cachaient unejolietêtedepioche.
Lapenséejubilatoirequesagrand-mèreavaitenfintrouvéplustêtuequ’ellecompensapresquel’irritationqu’ilressentaitànepasparveniràéjecterEvadechezlui.
Presque.Maispastoutàfait.—Partez.Etjevousverserail’équivalentdecequ’ellevousauraitpayé.—Cen’estpasunequestiond’argent,monsieurBlade,maisderéputation.
Jesuisfièredumétierquejefais.—Etc’estquoi,votremétier,exactement?ElfedeNoël?Vousdécorezà
leurinsulesappartementsdetouslesgensdemonespècequidétestentlesfêteset qui les détesteront d’autant plus que vous leur imposerez vos conneries decolifichetsàpaillettes?
Sessarcasmesglissèrentsurellesansparaîtrel’affecter.— Je travaille pour l’entreprise Urban Génie. Nous faisons dans
l’événementieletlaconciergerie.—C’estunévénementdedresserunsapindansunappart?— Votre grand-mère fait partie de notre clientèle. C’est elle qui nous a
sollicitées.Ettoutcequelesgensnousdemandentdefaire,onlefait.Il garda pour lui la remarque équivoque qu’appelait cette affirmation
imprudente. Il n’avait pas envie de faire de l’humour leste aux dépens d’Eva,
mais il devait reconnaître qu’il avait dumal à ne pas penser à elle en termessexuels.
— Vous faites tout, donc, sauf décamper quand on vous le demandepoliment.
—Sil’ordrevenaitd’unclient,jeleferais.Maisvousn’êtespasmonclient.—OK.Donnez-moi le nomdevotre employeur et je l’appellerai pour lui
expliquerquejen’aiplusbesoindevosservices.—Jesuismonproprepatron.Noussommestroisassociéesquiavonsmonté
cetteagence.Ilsoupira.—Etcommentavez-vousconnumagrand-mère?— J’ai rencontré pour la première foisMitzy à l’occasion de son quatre-
vingt-dixièmeanniversaire, lorsqu’ellenousa commandéungâteau.Elle a éténotrepremièrecliente.Lejouroùjeluiailivrélapâtisserie,nousavonspasséaumoinsdeuxheuresàdiscuter,elleetmoi.Et,depuis,ellecontinuedetempsentemps à faire appel à nos services. Lorsqu’il fait froid, je promène son petitchien.Etonprendletempsdebavarderunpeu.
À part son grand-père, personne n’avait jamais appelé sa grand-mère«Mitzy».Pourtouslesautres,elleétaitMary.OuGran.Trèsclairement,cettefille représentait autre chose pour sa grand-mère qu’un simple service deconciergerieefficace.
—Etvousparlezdequoi,touteslesdeux?—Detout.Mitzyestunefemmepassionnante.—Elle vous paie pour avoir quelqu’un avec qui échanger quelquesmots,
alors ? Vous facturez au prix fort à une vieille dame un simple moment decompagnie?
—Non.Jeprendsletempsdediscuteravecvotregrand-mèreparcequejel’aimebienetquesaviem’intéresse.
Il avait beau l’agresser avec des questions hargneuses, elle restait d’unepatienceangélique.
—Mitzymefaitpenseràmapropregrand-mère,reprit-elle.Ellesesentunpeuseule,jecrois.
Mêmesileregardd’Evan’avaitriend’accusateur,iléprouvaunsursautdeculpabilité.
—Ellevoustéléphonesouvent?—Çaluiarrive,oui.Mais,leplussouvent,ellesesertdenotreappli.Lucassecoualatête.
—Vousdevezlaconfondreavecquelqu’und’autre.Magrand-mèren’apasdetéléphoneportable.Elleatoujoursrefuséd’enavoirun.
Elle et lui s’étaient disputés assez souvent à ce sujet ! Sa grand-mère sedonnait ledroitdes’inquiéterpour lui,maisnecomprenaitpasqu’ilpuissesefairedusoucipourelle.
—Elleaacceptéquandjeleluiaidemandé.Etellesesertrégulièrementdenotreappli.
—Grandétestelatechnologiemoderne.— Au début, elle était contre, oui. Mais il a suffi qu’on lui montre les
manipsdebase.Ellesedébrouilletrèsbien,maintenant.—Vousluiavezapprisàseservird’unsmartphone?Etluin’enauraitmêmepasétéinformé?Impensable!Lucasessayadese
remémorerquandilavaitvusagrand-mèrepourladernièrefois.Pendantl’été,ilavaitétéprispar les tournéespromotionnellesqui l’avaientconduitauxquatrecoinsdumonde.Ilavaitdûpasserentoutetpourtoutdeuxjoursàlamaisonenjuilletetenaoût.Etdepuis,ilavaitétéoccupéàsetorturerl’espritpourtrouverlesujetdesonnouveaulivre.
C’étaitdepiètresexcusesetillesavait.Lavérité,c’estqu’ilsupportaitmallacompagniedesagrand-mèredepuisla
mortdeSallyanne.Mêmesisesintentionsétaientbonnes,ellevoulaitleconsoleretsonbesoindeleguérirneservaitqu’àaggraversonmal.Personnenepouvaitpanserlablessurequisuppuraitenlui.Nisagrand-mèrenicettejoliefilleavecdesyeuxcommeuncield’étéetdescheveuxcouleurdeblésmûrs.
Iltenditlamain.—Vousavezl’applisurvotretéléphone?Montrez-moi.Illuipritsonportabledesmainsetouvritl’appli.—«Vossouhaitssontnosordres»?Ilhaussaunsourcil.—Monvœu, c’est quevousdisparaissiez d’ici sansdire à quiconqueque
vousm’avezvu.Ethop !Commentallez-vousvousyprendrepour le réaliser,madamelegéniedelalanterne?
Elleluiarrachaletéléphonedesmains.—MonsieurBlade,j’ignorepourquoivousn’êtespasdansleVermontetje
neveuxmêmepaslesavoir.Monboulot,c’estdefairemapartducontratquej’ai passé avec votre grand-mère. Je vais décorer votre appart, cuisiner pourremplirvotrefrigo,etjepartiraitranquillement.
Ilauraitétéimpressionnéparsafermetés’iln’avaitpasétérongéàcepointpar l’impatience.Enfin, après avoir bouffé du syndrome de la feuille blanchependantdesmois, ilétaitdanslesdispositionsnécessairespourécrire.Etvoilàquecettefillerefusaitdeviderleslieux.
—Jepourraisvousfaireévacuerdeforce.—Vouslepourriez,oui.Maisjetéléphoneraisaussitôtàvotregrand-mère.
J’aicrucomprendrequevousnelesouhaitiezpas,doncjesuiscertainequenouspouvonstrouveruncompromisacceptablepourvouscommepourmoi.
—Jerêveouvousmefaitesduchantage?Aprèsdixannéespasséesà explorer les rivages lesplusnoirsde lanature
humaine, cette réaction n’aurait pas dû le surprendre. Mais, bizarrement,l’entêtementradicaldesavisiteusel’intriguaquandmême.
Elle avait un regard confondant de gentillesse, une bouche voluptueuse etdes courbes tendres. De l’extérieur, tout en elle n’était qu’acquiescement etdouceur.À l’intérieur, elle était en acier trempé. En d’autres circonstances, lecontrasteauraitpuéveillersacuriositémais,là,ilvitrouge.
Il était sur le point de la prendre sous les aisselles et de l’évacuer manumilitarilorsqu’ilvitlaneigequitombaitdrudel’autrecôtédelagrandecloisonenverre.
Lespectacledelatempêteleglaça.Il se dirigea vers les fenêtres sans unmot et contempla la ville devant lui
dont la neige redessinait les perspectives familières. L’épais rideau de floconsformaitcommeunvoilequiluimasquaitCentralPark.
Dessouvenirsremontèrent,commeunmoutonnementdenuagesnoirsjetantuneombresur lui.Letempssedésorganisa, l’aspiraenarrière,versunesoiréeexactementsemblableàcelle-ci.
Les mêmes tourbillons blancs, d’apparence si trompeusement innocente,s’étaientmués en tueurs aussi efficaces que ceux qui peuplaient ses livres. Etpuis,ilyavaiteuletournantbrutalqu’avaitprissonhistoireavecSallyanneetquiavaitrendulechocdesadisparitiond’autantplusfatal.
Letempsauraitdû«fairesonœuvre»,commeondit,maisilétaitconscientque le processus de guérison n’était toujours pas amorcé. Et il n’avait aucuneidée de la façon dont il pouvait s’y prendre pour exorciser le passé. Son seulexploit,jusqu’àprésent,avaitconsistéàsemaintenirenmodesurvie.Seleverlematin,s’habiller,endurerunejournéedeplus.Ilpensaitavoiratteintlepointleplusbasdesamisèrementale.Mais,depuisquelquetemps, ildevaitcomposeravecunnouveaufacteuraggravant:lapressionquesonenvironnementmettait
surluipourqu’il«passeàautrechoseetlaisselepasséderrièrelui».Serendrecompte qu’il était incapable de répondre à leur attente ajoutait encore à sonsentimentd’échec.
Il ferma les yeux en crispant les paupières, repoussant le souvenir desderniersmomentsoùilavaitvuSallyanneenvie.Ilauraitvoulupouvoirrevenirplusloinenarrière,retrouverlesjoursinsouciants.Mais,jusqu’àprésent,iln’yavaitpasréussi.Commeundisquedurdétraqué,soncerveaupatinait,crashaitetleramenaitsystématiquementverslemomentprécisqu’ilavaitchoisid’oublier.
—J’adoreregardertomberlaneige,pasvous?C’estcommeêtreenveloppédansuneétreintetouteblanche,toutedouce.
La voix calme et rêveuse d’Eva vint trouer le cauchemar qui se déroulaitdans sa tête. Il ouvrit les yeux et comprit que sa grand-mère avait peut-êtrebeaucoupparléaveccettejeunefemmeenpartageantduthéetdesgâteaux,maisqu’elle ne lui avait pas communiqué les circonstances précises du décès deSallyanne.
Saremarque innocente lui fit l’effetd’unpapierdeverre frottantunepeaudéjààvif.
—Jehaislaneige.Elle se tenait à côté de lui, buvant des yeux le spectacle silencieux des
flocons. Il tourna la tête pour l’observer, péniblement conscient de l’intimitéfacticequecréaientlescirconstanceshivernalesau-dehors.
Il n’aurait su dire exactement ce qu’il lisait sur son visage. Une joiepensive?Unrêvedepetitefille?Ilétaitclairentoutcasqu’ellebaignaitdansuneindéfectibleconfianceenlavie.Nilamétéosinistrenisescontemporainsneluiinspiraientlamoindreméfiance.
«Jefaispartiedesgensquivoienttoujoursleurverreàmoitiéplein.»Sacolèresemuaenrésignation.Ilsavaitqu’ilétaitsansrecours.Mêmesila
présenced’Evadans l’appartement lui était intolérable, il était incapable de lajeter dehors. Pas avec le blizzard qui soufflait en ce moment sur Manhattan.Personned’autrenemourraitàcausedeluiparunenuitdeneigeetdetempête.
—Bon,ehbien,allez-y,puisqu’iln’yapasmoyendes’ysoustraire.Collezdonc des rubans sur les pieds de rampe, entourez la balustrade de guirlandes,accrochezduguiauxlustres,jem’enfous!
Il était conscient de la grossièreté de son comportement, mais il était au-dessus de ses forces de se montrer un tant soit peu accueillant. Il se sentaitacculé,manipulé,prisaupiège,mêmes’ilpouvaitdifficilement tenirEvapourresponsabledesconditionsmétéo.Elledevaitpenserqu’àcôtéde luimême le
sinistre vieillard de Dickens qui détestait tant Noël faisait figure d’aimableboute-en-train.
—Jemontememettreàmonbouquin.Exercezvosravagessurmonlieudevie,s’illefaut,maissurtoutnevousavisezpasdeperturbermaconcentration.
***
Mêmeunratdansunrestaurantauraitétémieuxaccueilliqu’ellenel’avaitétéchezLucasBlade.
Evafit lagrimaceensedébarrassantdesonmanteauettransportasessacsjusqu’àlacuisineoùrégnaitunordreétincelant.Ellepritletempsd’admirerlesplans de travail en bois et l’inox impeccable. Des cuisines, elle en avait vusuffisammentdanssaviepoursavoirquecelle-ciétaitcoûteuse,faitesurmesureetaussifonctionnellequ’esthétique.
—Jemesenspeut-êtrecommeunratdansunrestaurant,marmonna-t-elle,maisaumoins,c’estunrestaurantquatreétoiles.
Toutengardantunœilsurlaporteàl’étagesupérieurderrièrelaquelleLucasavaitdisparu,ellecommençaàdéballersesprovisions.
L’immense réfrigérateur était quasiment vide. Alors qu’on annonçait unetempêtespectaculaire,iln’avaitfaitaucuneprovision?
Elleexaminalesclayettesdésertes, lescomparantavecsonfrigoàellequiétaitdeux foispluspetitet trois foisplus rempli,débordantde légumesetdesrestes des plats qu’elle créait et testait à longueur de journée. Le réfrigérateurqu’elle avait devant les yeux donnait l’impression d’être neuf et de n’avoirjamaisservi.
Qu’iln’aitpasenviedemettredestableauxaumurétaitunechose.Maisiln’avaitquandmêmepaspassétroisansicisansrienavaler?
Elle ouvrit les placards de rangement et trouva quelques conserves et unpaquetdepâtes.Ainsiquesixbouteillesdewhiskypleines.
Àuneextrémitédelacuisine,unmurentierétaitdédiéaustockageduvin.Ilyenavaitdesrangéesetdesrangées,etseullehautdesbouteillesétaitvisible.La seule fois où elle avait vu tant de bouteilles réunies sur une surface aussirestreinte,c’étaitdansunrestaurant.Lescasiersenboisancienétaienttrèsbeauxetl’effetincontestablementdécoratif.Maisellen’avaitpasl’impressionquecesbouteilles étaient là pour des raisons esthétiques. Lucas Blade était soit uncollectionneurpassionné,soitunbuveurinvétéré.
PasétonnantqueMitzysefassedusoucipourlui.
Eva entrevoyait certains sujets de préoccupation, elle aussi, mais d’autressentimentsvenaientsemêlerà l’inquiétude.Elles’immobilisa, lamainpresséesur leventrepouressayerdecontenir le troublequis’y logeait.Lucasétaitunhommecompliquéettrèsprofondémentperturbé.Autrementdit,quelqu’unàquielle ferait mieux de ne pas s’intéresser sur le plan sexuel. Pas parce qu’ellevoulait sepréserverdans l’attentedeL’Homme idéal.Mais leminimumseraitquand même qu’elle trouve quelqu’un qu’elle apprécierait et dont elle seraitappréciéeenretour.
Orellenesavaitpastropquoienpenser,deceLucasBlade.Sondramelatouchaitetill’attiraitphysiquement,maisquantàsavoirsiellel’appréciait?Illuifaudraitplusdetempspouravoirlaréponseàcettequestion.Etilétaitclairque,desoncôté,elleneluiinspiraitqu’unesolideexaspération.
Posantunnouveausacsurleplandetravail,ellecontinuadedéchargersesvictuailles.
Pourquoi ne disait-il pas simplement à sa famille qu’il était à NewYork,maisqu’ilnesouhaitaitpasêtredérangé?Quelsenscelaavait-ild’inventercettehistoirederetraited’écrituredansleVermont?
Elle rangea une boîte d’œufs dans le réfrigérateur et leva les yeux vers lehaut de l’escalier où elle avait vu Lucas disparaître. Juste avant qu’il ne luitourne ledospoursedirigervers lafenêtre,sonexpressionavaitétéorageuse,presquemenaçante.Elleavaiteulacertitudequ’ilallaitl’éjecterdechezluideforce.Ou aumoins trouver unmoyen légal pour se débarrasser d’elle auplusvite.Maisquelquechose—etelleignoraitquoi—l’avaitsoudainfaitchangerd’avis.
Elleétaitvenueiciaveclaperspectivetristounettedepasserdeuxjournéesd’isolement total.Quelquesheuresplus tôtencore,elleauraitapplaudià l’idéed’une compagnie inespérée. Mais y avait-il vraiment motif à se réjouir ? Seretrouverenferméedansunappartementparunenuitdetempêteavecquelqu’unqui la voyait comme un affreux fardeau exacerbait plutôt son sentiment desolitude.
Peut-être aurait-elle dû accepter de partir, puisque c’était ce qu’il voulait.Maiscommentaurait-ellepupasserlepasdelaporteenlelaissantseulfaceàlalamedesoncouteau?L’abandonneràsonsortauraitétéd’autantplusdifficilequ’ellesavaitquepersonneneviendraitlevoirnineprendraitdesesnouvelles.Elle n’avait jamais été capable de tourner le dos à une personne en état dedétresse.
S’ilétaitarrivéquoiquecesoitàLucas,elleneseleseraitjamaispardonné.
Etpuisilyavaitletravailenlui-même.Jusqu’à présent, c’était essentiellement Paige qui trouvait de nouveaux
clientspourleuragence.Sonamieétaitunevéritablebouled’énergieavecunecapacité de travail impressionnante et elle se démenait sans relâche pour fairetournerUrbanGénie.
Desoncôté,c’étaitlapremièrefoisqu’elledécrochaituncontratuntantsoitpeusignificatifetellen’avaitpasenviedeleperdre.Nidedécevoirunecliente.OrMitzyétaitdevenuemêmeplusqu’unecliente.Uneamie.
Eva finit d’installer ses affaires dans la cuisine en laissant de côté tout cequ’elleavaitapportépourornerlesapin.Lesdécospouvaientattendrequ’ilsoitlivré.
DécidéeàoublierLucas,elleplaçasesécouteurssursesoreillesetchoisitsursaplaylistseschansonsdeNoëlpréférées.Ilfaudraitqu’ellesoitattentiveàne pas chanter, comme elle en avait l’habitude. Elle ne voulait pas dérangerLucaspendantqu’ilécrivait.
Deuxminutesaprèsledébutdelapremièrechanson,Paigeappela.— Comment ça se passe, alors ? Ça doit te faire bizarre d’être dans un
appartementvide.Evalevalesyeuxversl’espacesilencieuxau-dessusd’elle.—L’appartementn’estpasvide,chuchota-t-elle.Ilestlà.—Quiça,«il»?Jemetslatouchehaut-parleur.Frankiemefaitdesgrands
signes.Elleveuttoutentendre.—LucasBlade,murmura-t-elletoutbas.Elleexpliqualasituationenlaissantdecôtél’épisodeaveclapolice.Inutile
d’inquiétersesamiesaveccegenrededétailsscabreux.—Maispourquoiavoirfaitcroirequ’ilétaitàlamontagne,alors?Evasongeaàl’expressionqu’elleavaitsurprisedansleregarddeLucas.Au
couteauposésurlatablebasse.—Jecroisqu’ilaenviequ’onluifichelapaix.Elle lesoupçonnaitdenepasmieux tolérersaproprecompagniequecelle
des autres. Mais s’il était assez facile de s’isoler du reste du monde, onn’échappaitquerarementàsoi-même.
—Tu l’asvuenpersonne, alors? Il est réellement sexyàmortou ilsontutiliséunedoubluresurlesphotosenquatrièmedecouverture?
C’étaitFrankiequivenaitdesemêlerà laconversation.Eva laissamonteruneimagedeLucasBlade,revitletracédesestraitsénergiques.Etsesyeux…
—Jeconfirme:ilestsexyàmort.
Frankieémituneexclamationdetriomphe.—Rhooo ! Tu t’étais juré demettre ton cher préservatif au travail avant
Noël,non?Tutienstachance,Ev.Fonce.Ausouvenirde soncorpscloué sousceluideLucas, elle sentit sonventre
tressaillir.—Cen’estpasmontype.—Comment ça,mortellement sexy et pas ton type ?Unmec comme lui
plaîtàtouteslesfemmes,non?—Jeneniepasqu’ilsoitexcitant,bandantoutoutcequetuvoudras.Maisil
n’estpastrèsamical.—Etalors?Tun’espasobligéedediscuteravec lui.Utilise-le justepour
t’envoyerenl’air!Ça,c’étaitlaréactionenthousiastedeFrankie.MaisEvaseditquesonchoix
devocabulaireavaitdûdonnerl’alerteàPaige,carcelle-cirepritletéléphone.—Qu’entends-tuexactementpar«pastrèsamical»?—Rien.Laissetomber.Ilneveutpasdemoiici,c’esttout.—Maisturestesquandmême?Tum’épates.Frankiejura.—Siunhommenevoulaitpasdemoichezlui,jeressortiraisdelàplusvite
quemonombre.—Ouimais,toi,tuesintrovertie.Tuasdescomportementsétrangesdèsque
tuesenprésenced’unhomme,Frankie.—Dois-jeterappelerquejesuisamoureuseetquejepartagemavieavecun
spécimenmâletoutàfaitauthentique?—Bon.OK.TuesbizarreavectousleshommessaufavecMatt.Paigeintervintnonsansunecertainevéhémence:—Danscecasprécis,jesuisd’accordavecFrankie.Sicemectemetuntant
soitpeumalàl’aise,tutetires.C’estunerèglequenousnoussommesfixéedèsle départ, souviens-toi. Si on sent qu’une situation n’est pas claire, on part.Afortiorilorsquel’uned’entrenousbosseseule.
—Jenemesenspasmenacée.Etjenepeuxpaslelaisser.Ellebaissalavoix.— Il n’y avait quasiment rien àmanger dans l’appartement quand je suis
arrivée.Et il n’y a pas que la bouffe quimanque.L’appartement est du genrespartiate.Iln’yarienquitraîne.C’estcommes’ilvenaitjusted’emménager.
—Avectoisurplace,çavavitechanger,commentaFrankieens’esclaffant.MaisPaigenesemblaitpasd’humeuràrire.
—Plus j’en entends,moins çame plaît de te savoir seule la nuit avec cetype.Commentt’a-t-ilconvaincuederester?
— Il ne m’a pas convaincue de rester. Il me poussait plutôt dehors, aucontraire.Jusqu’aumomentoù…
Jusqu’aumomentoùilavaitvulaneigetomber.Ellesetournapourregarderla fenêtre.C’étaitdoncça, la raison. Ilavaitétédéterminéà l’éjecter jusqu’aumomentoùils’étaitrenducomptequelavilledeNewYorkétaitquasimentenétatd’alerte.
—Iln’apasvouluquejepartedansceblizzard.Vousn’avezaucuneraisondevousinquiéter.S’ilavaiteul’intentiondem’éliminer,ilm’auraitmiseàlarueetlaissélaneigeetleverglasfaireleboulotàsaplace.
Elle déambula jusqu’à la cloison vitrée et scruta le rideaumouvant de laneige chassée par le vent. Les rues et le parc avaient disparu sous l’assautfurieuxdelatempête.
—Mêmesij’avaisvoulupartir,ceseraittroptardmaintenant.Le fait qu’ils soient enfermés là ensemble lui procuradespicotements sur
toutelasurfacedelapeau.Iln’yavaitplusqu’euxdeux.Plusseulsqueseulsaucœurdelavilleparalyséeetsilencieuse.
Lemot«seul»,cettefois,éveillaitdessensationstoutàfaitdifférentesdecellesqu’ilévoquaitd’ordinaire.Elleenavaitleventrechaviré.
—Tuastoutcequ’iltefautlà-bas?—Hou là,oui. Je suisarrivéeavecdesmontagnesd’affaires. J’aidequoi
transformer la maison en un décor hivernal féerique et cuisiner des repas degourmetpourtoutunpensionnat.
Le seul hic, c’était qu’elle ne s’était pas attendue à trouver l’appartementaussinu.Ellesavaitdécorer,maisellen’étaitpasmagiciennenonplus.
— Tiens-nous au courant, ordonna Paige. Si tu ne donnes pas de tesnouvellesrégulièrement,ondébarqueenmasselà-baspourterécupérer,blizzardoupasblizzard.Jakepasselanuiticiavecmoi,etMattetFrankiesontsurplaceaussi.Tunousmanques!
Eva eut un pincement au cœur. Ses deux amies étaient engagées dans desrelations de couple durables. Elle se réjouissait qu’elles aient trouvé l’amourl’uneetl’autre.Maisdevaitreconnaîtrequ’ellevivaitencoreplusmalsapropresolitudedepuis.
Frankierepritletéléphone.—Tun’aspasoubliélaprised’autodéfensequejet’aienseignée,aumoins?Evasourit.
—Bladeest ceinturenoireouéquivalentdansplusieurs artsmartiauxauxnomsimprononçables.Jedoutequemapetiteprisememènetrèsloinfaceàlui.
Elle se souvint avec quelle maîtrise imparable il l’avait ceinturée puisplaquéeausol.
—Jevaisplutôtfaireconfianceàmonintuition.L’universdeseslivresesttroubleetinquiétantmais,lui,jenelesensnicriminelnipervers.
Elle essaya d’oublier ce qu’il lui avait dit au sujet de l’homme de la rueaffichantunefaçaded’unenormalitéetd’uneinnocencetrompeuses.Letableauque Lucas Blade brossait de l’humanité était peint à travers un prismedéformant.Ilsétaientpeut-êtrequelques-unsdanslafouleàdissimulerleurvraienature de psychopathes.Mais la vastemajorité de leurs contemporains étaientinoffensifsetbienintentionnés.Elleenfaisaitl’expérienceauquotidien.
LucasBladeauraitméritéqu’ellel’étranglepouravoirinoculélegermedudoutedanssonespritspontanémentconfiant.
—Donc, tuvaspasser lanuit chezun inconnuquin’apas l’air trèsnet ?reprit Paige d’une voix sombre. Franchement, Ev, il neme plaît pas trop, tonplan.
—Jepeuxt’assurerquejenelebranchepasdutout.Iln’enveutclairementniàmavieniàmavertu,donctupeuxdormirsurtesdeuxoreilles.
Eva leva de nouveau les yeux vers l’escalier.Mais tout était silencieux àl’étage.
—Qu’est-cequeçaveutdire,àtonavis,lorsqu’unmecteditquetuasunjolisquelette?demanda-t-elleàmi-voix.
Frankiesifflaentresesdents.—Quandc’estunauteurde thrillerqui tedit ça, il vautmieuxmettre les
bouts sans demander ton reste. Lucas Blade a une imagination terrifiante. Ledernierdesesmeurtriersendatedépouillaitsesvictimes.
—Deleurargent?—Deleurpeau.—Oups.Evaregrettad’avoirposélaquestion.—Commentpeux-tuliredestrucspareils?— Parce que c’est plus fort que moi. Quand tu commences un de ses
romans,tunelelâchesplus.Ilauntalentpourentrerdanslatêtedeseslecteurset jouer avec leurs nerfs. Ses livres s’arrachent. Et chacun de ses nouveauxbouquins est meilleur que le précédent. Tout le monde attend son prochain
thriller, et moi la première… Tiens, d’ailleurs, si tu tombes sur le manuscrit,essaiedem’envoyerunchapitreoudeux.Ilestcomment,Blade,alors?
Intimidant.—Ilnes’attendaitpasàmevoirdébarquer,doncjenepensepasl’avoirvu
soussonmeilleurjour.— Si tu ne trouves rien de positif à dire à son sujet, c’est qu’il doit être
fondamentalement odieux, intervint Paige. Tu vois toujours le positif chez lesgens,mêmequandilsn’ontrienpoureux.
—Cen’estpasquelqu’undemauvais.Ilaachetéunpetitchienàsagrand-mère.
— Et alors ? Il y a plein d’horribles psychopathes qui sont des maîtresexemplairespourleursanimauxdecompagnie.Rentreàlamaison,Ev.Tun’espasresponsabledelui.
— Je suis seule à savoir qu’il est chez lui en ce moment, répondit-ellesimplement.Etilvamal.Qu’ilveuilledemoiounon,jeresteici.
***
Lucasfixal’écranquibrillaitfaiblementdanslenoir.« Regardez-moi. Est-ce que je ressemble à une meurtrière ? » Ces mots
avaient déclenché une cascade d’idées, mais aucune encore n’avait trouvé lechemindesoncerveauàsesdoigts.Tropdesesquestionsrestaientsansréponse.
C’était commes’il avaituneboulede filsde laineemberlificotésentre lesmains. Pasmoyen de savoir de quel côté tirer pour les agencer demanière àtricoterquelquechosedelisiblequitiendraitseslecteursenhaleine.
Bon. Pas de panique. Il tenait un début d’intrigue. Le reste suivraitforcément.
Ilselevaetsedirigeaàgrandspasnerveuxverslafenêtredesonbureau.C’étaitsonsuperpouvoiràlui,lacapacitédes’insinuerdanslesprofondeurs
mentales cachées de ses contemporains et d’y réveiller les peurs les plusarchaïques. S’il perdait sa vocation pour l’écriture, il pourrait toujours serecycleretfaireduprofilagecriminelpourleFBI.Ilavaitdescontactschezeux,etdesrelationssolidess’étaientcrééesaufildesannées.Celadit,s’ils’abîmaitdans des introspections trop poussées, il pourrait finir par se perdre dans lesméandrestortueuxdesaproprepsyché.
Maispourl’instant,soncerveauétaitunefoisdeplusàl’arrêt.Sonagentnetarderaitpasàlerappeler.Etsonéditeurdemême.
Bientôt, ils lui réclameraientplusquequelqueschapitres. Ilsexigeraient lefoutu bouquin en entier. Et le temps filait. Il s’était engagé à remettre sonmanuscritpourle24décembreausoir.Ilavaitmoinsd’unmoispouryarriver.Jamais il n’avait écrit un roman en aussi peu de temps. Il atteignait un pointcritiqueoùilallaitdevoiradmettrequ’ilnepourraitpasremettresontravaildansles temps. Que non seulement son livre ne serait pas achevé à la datecontractuelle,maisqu’iln’avaitmêmepaslepremiermotdelapremièrepage.
Uneodeurs’élevadansl’appartementet il tournala têteverslaportepouressayerdel’identifier.
Delacannelle.Aumomentoùilparvenaitàreconnaîtrel’arômeperçu,uncoupdiscretfut
frappéàlaporte.IlallaouvriràcontrecœurettrouvaEvamunied’unplateau.—J’aipenséquevousaviezpeut-êtrefaim.Jeferaiàdînerplustard.Mais,
enguisedegoûter, j’aipréparéunefournéedebiscuitsdeNoëlàmafaçon.Jepensais lescongelerpourvousmais,puisquevousêtes là,autantvousenfaireprofitertoutdesuite.
Ilexaminalecontenudel’assiette.LesbiscuitsétaientdécoupésenformedesapinsdeNoëletleursurfacedoréeétaitdélicatementpoudréedesucreglace.
—Jecroyaisqu’unbiscuit,c’étaitrond.—Onpeutlesfairedetouteslesformespossiblesouimaginables.—EtilafalluquevouschoisissiezcelledusapindeNoël?—Ce sont des biscuits, monsieur Blade. Vous pouvez les manger ou les
laisser.Ilexaminaleresteduplateau.Àcôtédel’assiettedecookies,ilyavaitun
mugpleinde…—C’estquoi,cetruc?Unetranchedecitronflottaitdansunliquided’unevaguecouleurpaille.—C’estuneinfusionàbasedeplantesfraîches.—Uneinfusion?Ilsecoualatête.—Celam’étonneraitquevousayeztrouvéceproduitdansmesplacardsde
cuisine.—Jen’aiquasimentrientrouvédansvosplacardsdecuisine.—Jeneboisqueducafé.Noir.Etfort.— Vous ne pouvez pas boire du café serré en fin d’après-midi. Cela
perturberaitvosrythmesdesommeil.Alorsquecetteboissonàbasedeplantes
apaiseetréconforte.Il n’y avait plus rien à perturber chez lui vu qu’il était complètement
insomniaque, mais il garda ce détail pour lui. Depuis dix ans que les médiasétalaientengrostitrestoutcequ’ilspouvaientglaneràsonsujet,ilavaitapprisàdeveniravareenrévélationssurlui-même.
Unetisane.Commesiçaallaitrésoudresesproblèmesd’inspiration!—Vouspouvezremportervotreplateau.Si cela avait été unwhisky sec, il l’aurait descendu sans discuter.Mais il
refusaitdeboiredelatisanepourfaireplaisiràquiquecesoit.—Ai-je l’airdequelqu’unquiboitdes infusionsetmangedescookiesen
formedesapindeNoël?Ilperçutdans saproprevoixunehargnemille foisplus imbuvable encore
que la mixture qu’elle lui avait apportée. Les yeux rivés sur ses traits, ellel’examinauninstantensilence.
—Non.Maisonnepeutpasjugerd’unepersonneensefiantsimplementàsonapparence,n’est-cepas?C’estdevousquejetienscetenseignement.Ilnevous est d’ailleurs pas venu à l’esprit que je n’essayais peut-être pas de vousamadouer,monsieurBlade,maisjustedevousempoisonner?
Elleluifourraleplateauentrelesmainsets’éloignaavecunmouvementdetêtedédaigneuxquifitvolerseslongscheveuxd’orderrièreelle.
Il lasuivitdesyeux,chancelantunpeusouslecontrastedéroutantentre ladouceurdesonphysiqueetlafaçoncinglantedontellel’avaitremisàsaplace.
L’empoisonner,avait-elledit?Maisoui!Maisvoilà!Il était enfin prêt à se mettre à son clavier, et il se retrouvait les mains
encombréesd’unplateau.Serésignantàleprendreaveclui,illedéposasursonbureau.
Ilfaisaitnuitnoire,àprésent.Leseuléclairagedanslapiècevenaitdesonécran, tempérépar l’étrangeet fantomatique lumièrequediffusait laneige au-dehors.
Ilseremitfaceàsonordinateur.Pourl’instant,iln’avaitquedeuxmotsenhautdesapagevierge:
«Chapitrepremier».
Ils’assitetcommençaàécrire.
Chapitre4
«Onestcequ’onmange,alorstâcheden’ingérerquedesbonneschoses.»—EVA
—Ah,lesalaud!Detouslesgrincheux,lesaigris,lesracornisducœurdelacréation,c’estluiquiremportelapalme!
Offusquée etmalheureuse, Eva s’agitait bruyamment dans la cuisine. Elleavaitpourtantapprisànepasprendreenconsidérationuniquementlafaçondontunepersonnesecomportait,maisaussiàrechercherlesraisonssous-jacentesquipouvaient motiver le comportement en question. Nul besoin d’un doctorat enpsychologiepourcomprendrepourquoiLucasétaitdistantetdésagréable.Maissonattitudel’avaitblesséequandmême.
Elleserépétaqu’ilétaitmalheureuxcommelespierres.Qu’ilneseremettaitpasdelamortdesafemme.Qu’ilétait…
Froid.Méprisant.Intimidant.Hautain.Etàl’évidence,pasamateurd’infusions.Le coup d’œil qu’elle avait pu jeter dans son bureau lui avait permis de
constaterqu’iln’yrégnaitpasdutoutlamêmeatmosphèrequedanslerestedel’appartement.Non seulement son cabinet d’écriture sentait le cuir tanné et labonnefuméedebois,maiselleavaiteuuneimpressiondevieetdechaleur.Etpasseulementàcausedufeuquicrépitaitdanslacheminée.Lapièceavaitétémeublée avec goût et avec une attention presque amoureuse. Deux profondscanapésencuirusésefaisaientfacedechaquecôtéd’unetablebasseindiennecouvertedelivres.Pasquelquesouvragesflambantneufsposéslàpourledécorparundesignersoucieuxdecréerun«accentculturel»,maisdesvrais livres,cornéspourcertains,visiblementlusetrelusetempilésauhasarddelalecture.
Sur lebureau, elle avait repéréunordinateurd’aspect coûteuxainsiqu’unportable. Là aussi, les fenêtres étaient immenses, comme dans le reste de
l’appartement où prédominaient les cloisons en verre. Mais le plus marquantdanslapièce,c’était lesétagèrescouvertesdelivres.Elles tapissaient lesmursdu sol au plafond et contenaient autant de titres qu’une petite bibliothèque dequartier. Là encore, rien à voir avec du snobisme de décorateur.Des volumesanciens reliés cuirsvoisinaient avecdes éditionsdepoche, et lesdosmarquésindiquaientqu’ilenavaitétéfaitbonusage.
Elle aurait été curieuse de savoir dans quel genre de lecture se plongeaitLucas Blade lorsqu’il voulait se changer les idées de l’univers sordide de sespropres fictions. Dévorait-il uniquement des thrillers ? Ou s’intéressait-il àd’autresformeslittéraires?
Ilneluiavaitpaslaissél’opportunitédesefaireuneidéeducontenudesabibliothèque. D’un seul regard et avec quelques mots choisis, il lui avait faitcomprendrequ’elleempiétaitsursonterritoire.
LucasBladenevoulaitpasd’elledanssonappartement. Ilétaitàpeuprèsaussiheureuxdel’avoirchezluiquededécouvriruneverrueplantairesoussongrosorteildroit.
Maisavantde tourner les talons,elleavaitapprisautrechoseencoreàsonsujet. Peut-être la chose la plus importante de toutes. À quel type d’activitéLucas Blade se livrait dans son bureau, elle n’en avait aucune idée, maisl’écriture,entoutcas,n’enfaisaitpaspartie.
Surl’écrandesonordinateur,ellen’avaitvuqu’unepagevide.Ellen’auraitpeut-êtrerienremarquésurunmodèled’ordinateurpluspetitmais,enl’étatdeschoses,elleavaitpudéchiffrerlesdeuxseulsmotsquis’affichaientenpage1:«Chapitrepremier».
Etlemanuscrits’arrêtaitlà.Qu’avait-ilfaitpendanttoutescessemainesoùilétaitcensés’êtreisolépour
travailler ? Et à quoi s’était-il occupé pendant qu’elle se familiarisait avec sacuisine?
Il s’était montré pressé de s’enfermer là-haut sous prétexte que soninspirationl’appelait,maisiln’avaitpasrédigéuneseuleligne.
Pendant les quelques instants où elle était restée plantéedevant sa porte àrassembler son courage avant de frapper, elle n’avait perçu qu’un profondsilence.Pasunson.Rien.Àaucuninstant,ellen’avaitentenduleclacclacfeutrédes touches effleurées par des doigts inspirés. Pas de bruit de barred’espacement.Pasmêmeleronronnementdiscretd’uneimprimante.
Si elle ne l’avait pas vu s’enfermer là-haut une heure plus tôt, elle auraitpenséquelapièceétaitvide.
Unesoudaineboufféed’empathieluinoualagorge.Aprèslamortdesagrand-mère,ellen’avaitpluseuqu’uneseuleenvie:se
terrer au fond de son lit et ne plus en ressortir. S’il n’y avait pas eu Paige etFrankie,elleauraitprobablementrenoncéàfairel’effortdeselever.
MaisoùétaientlesamisdeLucas?Qu’est-cequilesempêchaitdevenirtambourineràsaportepourluiapporter
unplatchaudouunebouteilleàpartager?Pourquoin’appelaient-ilspaspourluiproposerunrestoouuncinéma,lesortirdesonenfermement?
Pourquoi ? Parce qu’ils le croyaient dans le Vermont, tout simplement.PersonnenesavaitqueLucasétaitrestéàNewYork.
Elleétaitseuleàconnaîtrelavérité.Sonregardglissalelongdelacourbeélégantedel’escalierquiconduisaità
l’étageetseposasurlaporteclosedubureau.Commentabordercettesituationinédite?Ellen’étaitpaslamieuxplacéepourreprocheràLucassonabsencedeviesociale.Lasienneétaittoutsaufbrillanteencemoment.Elleneconnaissaitaucuneméthodenonpluspourl’aideràrelancersoninspirationenpanne—oupourremédierauproblème,quelqu’ilsoit,quil’empêchaitd’écriresonroman.Laseulechosequ’ellepouvaitfairepourlui,concrètement,c’étaitdeluicuisinerunenourrituresaine,pleined’énergieet reconstituante.C’était le seulapportàluifournirquientraitdanssondomainedecompétence.
Voyons…Qu’est-cequi serait susceptiblede lui fairedubien? Il faudraitquecelasentebon,quecesoitfacileetrapideàmanger,sansêtrepesantpourladigestion.
Elleouvrit le réfrigérateur,àprésentbien rempli, et sortitdu fromage,desœufsetdulait.Unsoufflédevraitrépondreauxcritères—onctueuxetaérienàsouhait.Elle le servirait avec lemesclun tout fraisqu’ellevenaitd’acheter.Letoutaccompagnédepainfrais.
Quipourraitrésisteràl’odeurd’unbonpaincuitmaison?Pendant lesheuresqui suivirent, ellemélangea,battit etpétrit. Il était rare
qu’elleconsulteune recetteetellenepesaitninemesurait ses ingrédients.Encuisine,elles’appuyaitsurdeuxmuses:l’expérienceetlefeeling.Etjusque-là,aucun des deux ne l’avait laissée en panne. Elle ajouta du romarin et du selmarinàlapâteetpritquelquesnotessursontéléphonepourpouvoirajouterlarecetteàsonbloglorsqu’elleauraitunmomentlibre.
Elleavaitdémarrésonblog,LaCuisineamoureused’Eva,commeunefaçondeclasseretdemettreenmémoiretoutcequesagrand-mèreluiavaitappris.Audébut, elle n’avait eu qu’un nombre limité d’abonnés fidèles, mais les visites
s’accroissaient rapidement. Et ce qui avait commencé comme une activité deloisir était en train de devenir une passion et un métier. Elle avait été aussisurprisededécouvrirqu’ellepouvaitgagnersavieenfaisantcequ’elleaimaitquedevoirsesambitionsgrandirets’affirmer.
Ilétaitévidentàprésentqu’ellevoulaitpousserplusloindanscettevoie.Pasparcequ’ellebriguaitlafortuneetlagloire,maisparcequ’ellecroyaitauxvertusde la cuisine facile et savoureuse pour tous. Avec cet objectif en tête, elles’efforçaitden’utiliserquedesingrédientssimples,pasdifficilesàtrouver,afinque ses lecteurs puissent se servir de ses recettes après une grosse journée detravailetpasseulementlorsqu’ilsorganisaientundînerofficiel.
Ellenesesouvenaitpasqu’ilyaiteuunepériodedanssavieoùellen’avaitpascuisiné.Danssonpremiersouvenirconscient,ellesevoyaitdeboutsurunechaiseàcôtédelacuisinièreàbois,concentréesurlesexplicationsdesagrand-mèrequiluienseignaitl’artderéussiruneomelette.
PourUrbanGénie,elleavaitrarementl’occasionderéaliserdesrecetteselle-même.Sonjobconsistaitàtrouverlesbonstraiteurs,etellepassaitsesjournéesànégocierdesmenus,à rencontrerdenouveaux fournisseursetà jongleravecsesbudgets.
C’était d’autant plus stimulant pour elle de faire un retour aux fourneaux,surtout dans une cuisine aussi bien équipée que celle deLucas.Unepartie duplaisir qu’elle ressentait à cuisiner venait de la conviction qu’en préparant debonspetitsplatselleserapprochaitdesagrand-mère—commes’ilrestaituneproximité, un partage que l’absence de celle-ci n’avait pas effacés. Faire àmangercommeelleleluiavaitapprisétaitunefaçondelagarderenvie,deserappeler, encore et encore, les odeurs, les regards, les sourires partagés alorsqu’elless’activaientensembleencuisine.
Unhéritage,cen’étaitpasdel’argentmaisdessouvenirs.EtEvaportaitenelledes trésorsdemomentsheureux.Partageant lapâte, elle formadesboulesdontelleentaillaledessuspourlessaupoudrerdefarine.
Àintervallesréguliers,sonregardsetrouvaitattiréparlecouteauqueLucasavaitlaissésurunetable.
Ayant été témoin de quantité d’accidents dans les cuisines où elle avaittravaillé,ellesemontraitd’uneprudenceobsessionnelleavecleslames.Auboutd’unmoment,elleallacherchercecouteauetleglissaaufondd’untiroirpourledissimuleràlavue.
L’idée lui traversa soudain l’esprit que, s’il se suicidait avec, la policetrouveraitsesempreintesàellesurlemanche.Elleclignadesyeux,horrifiéeque
sespenséespuissentprendreuntouraussilugubre.Ellerefermaletiroird’ungestesec,exaspéréecontreelle-même,maisaussi
contre lui parce qu’elle savait d’où lui venaient ces angoisses inhabituelles.C’était luiqui avait implanté enelle ces scénariosparanoïaques.Mêmesi ellerécusait lavisionde l’humanitédecedernier, lescommentairespessimistesdeLucas s’étaient infiltrés dans son esprit et avaient contaminé ses habituellesconsidérations joyeuses et optimistes sur le monde. C’était comme s’il avaitversé quelques gouttes de poison dans les eaux limpides d’un torrent demontagne.
Troublée,elleplaçalesboulesdepâtedanslefour.Avecunpeudechance,Lucasleurréserveraitunaccueilpluspositifqu’àsamalheureuseinfusion.
Pendant que le pain cuisait, elle entreprit de remettre de l’ordre dans lacuisine.Ses tendances«bordéliques»avaient longtempsété sourcedeconflitentre elle et Paige, avec qui elle avait partagé un appartement pendant desannées.Elleavaitlamaniedesemersesaffairespartout,sauflorsqu’elleétaitàses casseroles. En cuisine, elle avait toujours été un modèle d’ordre et depropreté.
Surveillantlacuisson,elleretiralespetitspainsdufourlorsquelacroûtefutdoréeàpoint.Ellesepenchapourenapprécierl’odeur,souritetlesfitglissersurunegrillederefroidissement.Cuisinerrestaitpourelleunactemagiquedontlerésultatnemanquaitjamaisdel’émerveiller,mêmeaprèstoutescesannées.
Pendant qu’elle attendait que son soufflé finisse de cuire, elle sortit sontéléphone et photographia les petits pains, en faisant lamise au point sur leurjoliesurfacecroustillante.EllepostalaphotosursoncompteInstagrametnotaque le nombre de ses followers était en augmentation vertigineuse depuis laveille.Elles’étaitamuséeàtesterquellesétaient lesheuresdela journéeoùletraficétaitleplusimportant.
Frankieavaitlesréseauxsociauxenhorreur.Paige,laplusorientéebusinessdu trio, savait qu’il était important de soigner cette forme de com avec leursclientsetpartenaires,maisellemanquaitcruellementde temps.Eva était donccelleàquirevenaitlaresponsabilitédediffuserducontenusurtouslescomptesd’UrbanGénieenplusdessiens.Animerleursréseauxluiconvenaitbien.Elleavaitunenaturesociableetadoraitvoirleurentreprisegagnerenvisibilitégrâceàsesapportsréguliers.EncouragéeparPaige,elleavaitcréésaproprechaînesurYouTube pour diffuser des vidéos de démonstration de recettes et ellecommençaitàgagnerpasmald’audience.
Peut-être qu’elle se filmerait plus tard pendant qu’elle confectionnerait denouveauxpains.LacuisinedeLucasoffriraituncadresuperbeàsesvidéos.
Lefourtinta.Lerepasétaitprêtetn’attendaitplusqueLucas,quinedonnaittoujoursaucunsignedevie.Elleétaitsurlepointderassemblersoncourageetd’encourir le risque de nouvelles brimades en allant lui porter un plateaulorsqu’elle entendit la porte du bureau s’ouvrir. Peu après, des pas retentirentdansl’escalier.
Lucas avait retroussé les manches de son pull noir jusqu’aux coudes,révélant des avant-bras superbes auxmuscles finement dessinés. Il n’avait pasl’allure physiquedequelqu’unqui passait ses journées scotché à son écran. Ilétaitbiencharpentéetàl’aisedanssoncorps,commeunhommequiauraitétéhabituéàtravaillerdurdesesmains.Ilavaitlescheveuxenbataille,samâchoireétait mangée par un début de barbe, et il paraissait perdu très loin dans sespensées.
Absorbé par quoi, d’ailleurs ? Son livre ou le souvenir de sa femmedécédée?
Sourcilsfroncés,ilregardaautourdeluidanslacuisine.—Qu’est-cequevousfaites?—Àmanger.Vousavezbesoindevousalimenter.—Jen’aipasfaim.Jesuisjustedescenduprendreunebouteilledewhisky.Très bien.Après tout, sa consommation d’alcool ne regardait que lui, elle
n’avaitpasàs’enmêler.—Vouspourriezcommencerparmangerquelquechose.Ilestimportantde
senourrir.Etvousêtesaffamé.—Qu’est-cequivouspermetdel’affirmer?—Vous êtesmaussade et irritable. Je suis exactement pareille quand j’ai
faim.Elle espérait qu’il la trouverait bienveillante, et non pas critique et
péremptoire.—Ilsepeutaussi,biensûr,quevoussoyezmoroseparcequevousavezdu
mal à avancerdansvotre livre.Quoiqu’il en soit,mangezdonc.Cela aura aumoinspourrésultatderendrevotrecompagnieplusagréable.
—Qu’est-cequivousfaitpenserquemonlivren’avancepas?—J’aivuvotreécrand’ordi.Iln’yavaitriend’écrit.—Écrire,cen’estpasseulementalignerdesmotssurunepage.Parfois,cela
consisteàlaissersespenséesvagabonderenregardantparlafenêtre.
Mais elle comprit au ton irrité de sa voix qu’elle avait touché un pointsensible.
—J’aiuneamiequiestécrivain.Elleditquelorsquelesmotscoulentsurlapage,c’estcommevivreenétatdegrâce.
—Etlorsqu’ilsnecoulentpas,c’estcommevivreenétatdedamnation?Elleservitlerepas.— Je ne sais pas. Je ne suis pas écrivain, mais j’imagine que cela peut
donnercetteimpression.C’estcommeçaquevousvoussentez?— Il nevousvient pas à l’esprit que je suis irritable etmoroseparceque
quelqu’und’indésirableetd’indésirés’estincrustéchezmoipourlanuit?—C’estuneautrepossibilité,eneffet.Maispourquoinepasvousmettreà
table ? Nous aurons la réponse ensuite. Votre cerveau fonctionnera mieuxlorsquevousluiaurezapportélesnutrimentsdontilabesoin.
Evaposauneassiettepleinedevantluietvitsonexpressionchanger.—C’estquoi?— Un soufflé au fromage réussi à la perfection. Essayez au moins une
bouchée.—Jevousaiditquejen’avaispas…—Tenez,voicivoscouverts.Ellelesluitenditpuisassaisonnalasaladeavecdel’huiled’olivebioetdela
crèmedevinaigrebalsamiqueachetéechezDean&DeLuca.— Je n’ai encore jamais vu quelqu’un prendre la peine de faire quelque
chosed’aussiélaboréqu’unsoufflépourunrepasordinaireàlamaison.—Est-ceplusabsurdequed’avoirprislapeined’achetercefourmagnifique
pournepasl’utiliser?Ellepoussalasaladedevantlui.—C’estcommeposséderuneFerrarietnejamaislasortirdugarage.Parcertainsaspects,illuifaisaitpenseràunevoituredeluxe.Ilétaitbeau.
Racé.Elégant.Beaucouptropbienpourelle.—J’aiprisl’appartementaveclacuisinedéjàéquipée.Jenemefaispasà
manger.—Commentfaites-vouspourvousalimenteralors?—Quand je travaille ? Jeme contente de ce quime tombe sous lamain.
Parfoisjemefaislivrer.—Delanourritureindustrielle?C’esthorriblementmauvaispourlasanté.— La plupart du temps, je suis trop absorbé pour me soucier de ce que
j’ingère.
Elle le vit passer distraitement les dents de sa fourchette sur la surfacedusoufflé.Goûtez-le, songea-t-elle.Goûtez-leetdécouvrezcequi sepassequandvousêtesattentifàcequevous«ingérez»,commevousdites.
Iltentaunefourchetéeethochalatête.—C’estbon.Unesecondebouchéesuivitlapremière.—Non,erreur.Elletressaillit,offensée.—Voustrouvezquemonsoufflén’estpasbon?Il prit une troisième bouchée, puis une quatrième. Reposa lentement sa
fourchette.—Ellecommencepardroguersesvictimes.—Pardon?Lucas contemplait fixement le contenu de son assiette. Il ne semblait pas
l’avoirentendue.— Son truc, c’est de les inviter à venir goûter sa cuisine raffinée. Soirée
intime.Musiquedouce.Vinsfins.Échangederegardsappuyés…Luipensequec’estdanslapoche…
—…etpuiselleluifracasseunebouteilledevinsurlecrâne?Ilrelevalatêteetclignadesyeuxd’unairsurpris.—Elle ne ferait jamais rien d’aussi brutal. Elle est beaucoup trop subtile
pourcela.—Elle,peut-être,maismoijeleferaisanshésiter,luiassuraEvad’unevoix
suave.Sivouscritiquezencoremesréalisationsculinaires.—Quandlesai-jecritiquées?—Vousavezditquelesoufflén’étaitpasbon.—C’estvraiqu’iln’estpasjustebon,ilestplusquebon.Ilexaminalaconsistancedusoufflédeplusprès.—Ilestexquis,même.C’estcommedégusterunnuage.Son compliment dégela l’atmosphère, et Eva le regarda vider son assiette
avecunesatisfactionnondissimulée.—Bon,jechoisisdevouspardonner.Mêmesielleavaitdesréticencesàl’admettre,elleétaitsoulagéedelevoir
s’alimenter. L’immense réfrigérateur vide l’avait inquiétée. La perte durabled’appétitn’étaitpasbonsigne.Ellelesavaitpouravoirperdupresquehuitkilosjuste après la mort de sa grand-mère. Pendant toute une période, le goût des
bonnes choses l’avait quittée. Chaque heure avait été longue et pesante àtraverser.Chaquejours’étaitétiréjusqu’àparaîtredurerdesmois.
EllesesentitprochedeLucas,soudain.Luicontemplaitsonassiettevided’unairpensif.—Sivousdeviezempoisonnerquelqu’un,vousvousyprendriezcomment,
Eva?Sonsentimentdeproximités’évapora.—Continuezd’êtreodieuxetvousallezbientôtl’avoir,votreréponse.Ilreposalentementsafourchette.—Jesuisodieux?— Vous venez de sous-entendre que je pourrais servir de la nourriture
empoisonnée.—Vousêtestoujoursaussisusceptible?—C’estdelasusceptibilitédesesentirblesséelorsquequelqu’uns’enprend
à vos compétences professionnelles ? Si on vous demandait comment vouschoisiriez d’ennuyer à mourir vos lecteurs, vous seriez peut-être tout aussioffusqué,non?
—Jen’ennuiejamaismeslecteurs.—Etjen’empoisonnejamaislesgenspourquijecuisine.—Maquestionétaitpurementthéorique.Abstraite.—Alorsvous avezmal choisi votremoment.L’abstraction, çavabien en
dehorsdesrepas.Pasquandvousêtesentraindedégusterlemetspréparéavecartqu’onvientdevousplacersouslenez.
Ilplongeasonregarddanslesien,etellevitquesesyeuxn’étaientpasnoirs,en fait,mais bruns et veloutés.Uneonde chaude et dangereuse se répandit enelle, liquéfiant tout sur son passage, comme si son corps entier prenait laconsistanced’unmielonctueuxettiède.
Ildétournalesyeuxenpremier.—Vousaviezraison.J’avaisfaim.Ilpritunpetitpainavantd’ajouter:—EtjepossèdebeletbienuneFerrari,entreparenthèses.Quejegardeau
garage.Eva sentait son cœur battre fort. Que venait-il de se passer ? Comment
fallait-ilinterpréterceregard?—Vousêtespropriétaired’uneFerrarienpleinNewYork?— C’est bien pour ça qu’elle passe l’essentiel de l’hiver au garage.
Apparemment,ellen’apprécienilacirculationauralentinilefroidglacial.
Ilvitqu’ellen’avaitpasencoretouchéaucontenudesapropreassiette.—Vousnemangezpas?—Jem’assured’abordquevousnetombiezpasraidemortavantd’avaler
mapremièrebouchée.Il souritet,àcemomentprécis,ellecompritpourquoiLucasBladeattirait
tant les femmes. Le pouvoir séducteur de ce sourire avait quelque chosed’indécent.Ellesehâtadeprendreunefourchetéedesoufflépourrecentrersessenssurdesplaisirsmoinspérilleux.
Lucasrompitlepainetexaminalamieparfaited’unœilappréciateur.—Alorsdites-moiquelsravagesvouscomptezopérersurmonappartement.—Jevousdemandepardon?—Épargnez-moiaumoinslesaiguillesdesapin.—J’aiunnordmannquidevraitarrivericid’uneminuteàl’autre.—Annulezlacommande.—UnNoëlsanssapin,cen’est toutsimplementpaspensable.Mêmepour
quelqu’uncommevous.—Celafaittroisansquejem’enpasse.—Raisondepluspourenadopterunengrandformatcetteannée.—Iln’yaaucunelogiquederrièrecetteaffirmation.—Jenevousdispascommentvousdevezécrirevotrelivre.Nemeditespas
commentjedoisdécorercetappartement.—Ladifférence,c’estquemeslecteurschoisissentdeliremeslivres.Jen’ai
nichoisinidemandéquevousmettiezvosguirlandeschezmoi.Desonsouriresexy,ilnerestaitplusaucunetrace.— En fait, la dernière chose dont j’aie envie, c’est qu’on décore mon
appartement.Alorspourquoivouslaisserais-jefaire?—ParcequecelaferaplaisiràMitzy.Lucassecoualatête.— Vous croyez sincèrement qu’en pataugeant dans un lit d’aiguilles de
sapin, entouré d’angelots, de paillettes, de boules rococo et autres guirlandeslumineuses,jeferailebonheurdemagrand-mère?
—Elleaenviede fairequelquechosepourvousparcequ’ellevousaime.Pourquoi ne pasme laissermettre un peu de couleur dans votre appartement,puisqu’ellem’a demandé ce service ? Puis vous lui direz que c’était une idéegénialeetquecelavousaaidéàvoussentirmieux.
—Ellenemecroiraitpas.Ellelesait,quandjemens.—Alorsilfaudrafaireunpeud’effortpourlaconvaincre.
—Jepourraisaussiêtrefrancetluidirequejerefusequ’ontoucheàquoiquecesoitchezmoi.
—Celaluiferaitdelapeineetvousn’avezpasenviedeluiinfligerça.Vousêtesquelqu’undegentil,danslefond.
Ellel’avaitaffirméavecfermetéetlevithausserlessourcils.—DepuisquejevousaimiseK-Ooupresque,vousm’avezditquej’étais
odieux, irritableetmorose.Etmaintenant,vousmedécouvrez soudainunbonfond?
—Jen’aipasditquevousétiezgentilavecmoi,maisjesaisquevousl’êtesavecvotregrand-mère.Etmaintenant, jesupposequevousallezmedemanderd’oùjetirecetteinformation?
Ilhaussalesépaulesetattenditensilence.Evajouasacartemaîtresse.—Parcequevousluiavezachetéunchiot.Ellesesentaitseuleetmanquait
de courage pour sortir de son appartement, alors vous lui avez offert un petitchien.Unanimalaffectueuxqu’elleadoreetpourlequelelleestprêteàsortirdechezelletouslesjours.Enfin,presquetouslesjours.Parfois,sonarthroselafaitsouffrir,etelledoitdemanderdel’aide.
—Etc’estlàquevousentrezenscène.—Oui.Ou elle passe par l’appli et nous lui trouvons un promeneur pour
chien. Nous travaillons avec de super prestataires de service de l’Upper EastSide—pastrèsloind’ici,d’ailleurs.Cesontdeuxfillesquiontmontéça.EllesontappeléleursociétélesWoofRangers.
—Vousêtesdoncaucourantquec’estmoiquiluiaioffertsonchien.Quevousa-t-elleracontéd’autreàmonsujet?
Evahaussalesépaulesd’unairvague.—Pasgrand-chose.Elleajustementionnévotreexistenceunefoisoudeux
etapréciséquevousécriviez.—OK.Laissez-moideviner.Alorsquevoussirotiezvotre théetquevous
dégustiezdespetitsgâteauxtouteslesdeux,elles’estépanchéeausujetdesonpetit-fils frappépar unveuvageprématuré et vous a confié que son souhait lepluscherétaitdelevoirrencontrerdenouveauquelqu’un.
Ilsepenchaverselle,leregardpénétrantetintense.— Là-dessus, elle vous envoie en mission chez moi. Et vous espérez
vraimentmefairecroirequec’estjustepourdécorerl’appartement?—Toutàfait.Une chance qu’elle n’ait rien à cacher car, sous le feu de son regard
inquisiteur,elleseraitpasséeàdesaveuxcompletsetseseraitauto-menottéeet
jetéeenprisonsur-le-champ.— Bulletin d’information spéciale, monsieur Blade : je ne suis pas
quelqu’un de compliqué. Les hommes pensent que les femmes sontmystérieuses,maiscen’estpasmoncas.Jesuisjustecequej’ail’aird’être.Niplusnimoins.Ladissimulationdemandeuntalentquejen’aipas.Cequinemerendpasnaïvepourautant.
—Sivouscroyezsincèrementquemagrand-mèrevousaenvoyéeicipourfairelacuisineetaccrocherquelquesdécosdansunsapin,vousêtesbeletbiencrédule,Eva.
Ilreportasonattentionsurlecontenudesonassietteetterminasasalade.—C’estpourçaquevousavezpréparéunaussibonrepas?Parcequevous
pensez,commelesChinois,quelevéritablecheminpouratteindrelecœurd’unhommepasseparsonestomac?
— Je suis cuisinière,monsieur Blade, pas cardiologue. Je ne vois aucuneraisonapriori deme soucierde l’état de ce noble organe.Et étant donné quevotregrand-mèreignorequevousêtesàNewYork,jenevoispascommentunauteurdethrilleravecuneintelligencedéductiveaussiremarquablequelavôtrepeutsoutenirqu’ils’agiraitd’unerencontrearrangée.
Troubléedenepassesentiraussiindifférenteàsoncharmequ’ellel’auraitsouhaité,Evase levapourdébarrasser la tableetchargeabruyamment le lave-vaisselle.
—Jepeuxvousgarantirquejenesuispasunpaquet-cadeaulivréparvotregrand-mère.
De cela, au moins, elle était certaine. Mitzy et elle avaient discuté de lasituationdeLucasàplusieursreprisessansqu’elledémordedesaposition.Elleavaittoujoursdéconseilléàsavieilleamied’intervenirdanslaviedesonpetit-fils en essayant de lui trouver une nouvelle compagne. Si Lucas devaitrencontrerquelqu’un,illeferaitàsamanière,aumomentoùillejugeraitbon.
— Si cela peut achever de vous tranquilliser, monsieur Blade, vous necorrespondez absolument pas à mon type d’homme. Vous êtes un auteur dethrilleravecunespritcyniqueetlaconvictionquechacund’entrenouscacheunhideuxsecret.VousavezvuL’Amouràtoutprix?
—Non.—C’estbiencequejepensais.Ils’agitdemonfilmpréféré—unepreuve
de plus, s’il en faut, que vous n’êtes pas fait pour moi, conclut-elle avec unmouvementsolenneldelamain.
Lucasserenversacontresondossier.
—Là,vousm’intriguez.C’estquoivotretype,alors?Elle laissa défiler dans sa tête les quelques rencontres malencontreuses
qu’elleavaitfaitesaucoursdel’annéeécoulée.—Enfait,jen’aipasvraimentuntypebiendéfini,mêmesij’aiunelistede
critères.—Lesquels,parexemple?C’étaituneplaisanterierécurrenteentresesamisetelle.—Épauleslarges,abdosbiendessinés,sensdel’humour,centpourcentde
tolérance pour mon vieil animal en peluche et suffisamment de tempéramentpour fatiguer le préservatif que j’ai dans mon sac avant qu’il ne se périmecommeleprécédent.
Ellecommençaparsourire,puisvitsonexpressionincrédule.—Hé!Nemeregardezpascommeça.C’estdel’humour.Bon,oubliezce
quejevousaidit.Onchangedesujet.— Je commence à comprendre pourquoi votre vie amoureuse est en
sommeil. Vous êtes une incurable romantique et vous attendez le princecharmanthimself?
Lapointed’amusementdanssavoixl’agaça,mêmesielleavait l’habituded’êtretaquinéesursavisionrosebonbondel’existence.
—Pasvraiment.Maismêmel’amidesassassinsquevousêtesreconnaîtraque le prince charmant est un personnage plus recommandable que Jackl’Éventreur.
—Peut-être,maismoinsintéressant.Etjesuissûrqueleprincecharmantaaussiunefacecachée.
—Jeneveuxmêmepasypenser.Ellefinitderangerlacuisine.— Il est tard et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais monter
déballermesaffaires.Votrechambre,c’estlaquelle?—Pourquoicettequestion?Labarrièredeméfianceétaitlà,denouveau,presquepalpable.—Commentm’yprendrais-je,sinon,monsieurBlade,pourm’yglissersans
bruitafindevousséduireaucœurdelanuit?Ellenotaunbrefscintillementd’humourdanssesyeuxsombres.—OK, Eva. Tu permets qu’on se tutoie ? Prends n’importe laquelle des
chambres à gauche en haut de l’escalier. Et si tu dois passer la nuit ici, tu nepeux pas continuer à m’appeler « monsieur Blade ». Il est temps que nousfassionsofficiellementconnaissance.Moic’estLucas,cyniqueauteurdepolars.
—Moic’estEva.Romantiqueincurable.Enchantée.Les coins de la bouche de Lucas frémirent. Son sourire était tellement
irrésistiblequ’elleneputs’empêcherdeleluirendre.Ausecours.Elleétaitdansdesalesdraps.
Chapitre5
« Le rêve de l’un peut être le cauchemar de l’autre. Tout est question depointdevue.»
—LUCAS
Il y avait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi fort. Des jours et desjours. Peut-êtremême des semaines. Les visions noires qui l’avaient paralysés’étaient estompées, comme les nuages se dissipent après l’orage. Il avait étéattiréhorsdesonbureaupardes fumetsqui luiavaientmis l’eauà labouche,mais ce n’était pas seulement la nourriture qui l’avait rechargé en énergie.Laconversation l’avait boosté aussi.Eva avait quelque chosed’indéfinissablequinourrissaitsacréativité.Chaqueéchangeavecelledébloquaitunenouvellepiècedupuzzlequ’étaitsafutureintrigue.
Nonseulementiltenaitsameurtrière,maisilavaitégalementsonmobile.Elleavaitdémarrédanslavieavecd’immensesespoirs.L’amour,elleyavait
crudurcommefer.Etàunavenirflamboyantaussi.Etcettecroyanceaveugleavaitétéfracasséelejouroùelleavaitrencontré…Michael?Richard?Ilfronçalessourcilsalorsqu’ilréfléchissaitauprénomqu’ildonneraitàla
première victime.LeMichael-Richard enquestionne tiendrait pas unegrandeplace dans le roman, mais n’en jouerait pas moins un rôle crucial dans lapsychologie de son personnage principal. La vie, petit à petit, s’acharnerait àentamer l’optimisme inébranlabledesa tueuse,àaltérer savisionpimpantedumonde.
Tousceuxquiladécevraientparlasuiteylaisseraientleurpeau.Sespenséess’égarèrentetfinirentparsereportersurEva.
«L’immensemajoritédesgensquel’onrencontresontsimplementcequ’ilsparaissentêtre.»
Lecroyait-elleréellement?D’aprèssonexpérience,c’étaitassezpeulecas,au contraire. Il suffisait de la prendre elle, par exemple. Qui était-elleréellement?Lafillefrancheetdroitequ’ellesedisaitêtre?Ouuneopportunistequi profitait de la gentillesse de sa grand-mère ? S’était-elle servie d’unepersonneâgéeetvulnérablepourluiextorquerdesinformationssurlui?
Etd’ailleurs,àquoiressemblaitlerestedelavied’Eva?Quelssecretsdissimulait-elleauxregards?Cars’ilyavaitbienunechose
qu’ilsavaitaveccertitude,c’étaitquetoutindividusansexceptionavaitsapartd’ombre.
Il s’installa devant son ordinateur, et les mots se mirent à couler d’eux-mêmes.
C’était rare qu’il se base sur des personnes réelles pour créer un de sespersonnages.Ilpréféraits’inspirerdelaréalitédeloin,enempruntantdestraitsicietlàpourfabriquerdesfiguresderomanàpartentière.Mais,danssatête,satueuse prenait forme petit à petit. Et cette forme offrait une ressemblancedéconcertante avec sa visiteuse. Il n’imaginait que trop bien comment laspontanéitéetlaconfianced’Evaauraientpus’inverserenhaineetenméfiancesilescirconstancess’étaientacharnéessurellesansmerci,sielleavaitrencontrélesmauvaisespersonnes,sielleavaitétéacculéepardesventssystématiquementcontraires.
Elleavaithuitans lorsqu’elleavaitapprisque lavien’offraitpasquedes happy ends. Ce jour-là, elle était restée penchée au-dessus ducadavre de son beau-père. Jamais elle n’aurait imaginé qu’un êtrehumainpuissecontenirtantdesang.
L’inspirationgrondaiten luicommeuntorrent,emportantdansseseauxleblocage qui avait paralysé son écriture. Il y avait des mois qu’il attendait cemoment. Enfin, ses doigts recommençaient à courir sur le clavier et rien nesemblaitplusdevoirarrêterleurdansefrénétique.Lesmotsappelaientlesmotsetc’étaitcommesil’histoiresedéversaitd’elle-mêmesurlapage.
L’étaudelapaniquesedesserrait,Lucasrespiraitdenouveau.Même s’il restait conscient qu’une tâche herculéenne lui incombait s’il
voulaitrendresonmanuscritavantNoël.
***
Le sapin était arrivé juste après le dîner, plus immense encore que prévu.Albertetelleavaienteubiendumalàledresserprèsdelafenêtredansleliving.Mais dès l’instant où ils l’avaient installé, l’appartement avait pris une allureplushumaine.
EvacroisaitlesdoigtspourqueLucasnelebalancepasd’officedanslacagedel’ascenseurenletrouvantlelendemain.
La fatigue commençait à se faire sentir. Elle avait une longue journée detravaildanslesjambes.Commeelleavaitprévudeselevertôtpourdécorerlesapin avant le petit déjeuner, elle décida d’arrêter là pour le moment. Il étaittempsdemonterprendreunedouche,d’alimentersonblogetdemettreàjourlesdifférentscomptesd’UrbanGéniesurlesréseauxsociaux.
Elle choisit la plus grande des deux chambres d’amis, s’avança vers lafenêtre et s’attarda un long moment face au spectacle de la ville silencieuse.Partout où on se trouvait dans cet appartement, la vue restait stupéfiante.Finalement, il aurait été presque vain demettre des tableauxou quelque autredécoration aumur, car lamagie dupaysageurbain se suffisait à elle-même etrendaittoutajoutsuperflu.
Evas’étaitpréparéeàtrouverleschambresd’amisaussiimpersonnellesquelapièceàvivredubas,maiscen’étaitpaslecas.Deuxbelleslampesapportaientunelumièredoréeet,surlegrandlit,unimmensejetédouxcommeunepeluchetombaitjusquesurleparquet.Ilneluirestaitplusqu’àsepelotonnerlà-dedans,bienauchaud,etàregarderlablancheurhivernaleserefermersurNewYork.
Evaselaissatombersurleborddulit.Elleavait choiside resterparceque saconscience lui interdisaitde laisser
Lucasfaceàlui-même.Maissadécisionavait-elleétéaussidésintéresséequ’ellesouhaitait lecroire?Sielles’était incrustéechezluicesoir,c’étaitaussi,quoiqu’elle en dise, parce qu’elle-même n’en pouvait plus d’être seule. Préférerpasser la nuit dans l’appartement d’un inconnu plutôt que chez elle, celasignifiaitquoi?Qu’est-cequ’untelcomportementdisaitd’elle?
Il disait tout simplement qu’elle avait besoin que sa vie bouge. Il disaitqu’elledevaitsortirplussouvent,voirdumonde,fairel’amour.
Ellesoupiraets’étaladetoutsonlong,appréciantladouceurducouvre-litdontlacouleurluirappelaitlamoussequitapissaitlesolfragiledesforêts.
Lorsque sa grand-mère et elle étaient venues s’installer àNewYork, ellesavaientdûs’habitueràvivredansunappartementsansespaceextérieur.Chaque
week-end,elless’étaientmisesàl’ouvragedansleurminusculecuisinecitadinepour préparer un pique-nique de choix qu’elles allaient ensuite déguster àCentralPark.C’étaitchaquefoisaumêmeendroitqu’ellesdirigeaient leurpaspourleurdéjeunersurl’herbe.Leurlieuàelles,cen’étaitniSheepMeadowniGreatLawn,maislapartienordduparc,lapluspittoresqueavecsescollinesetsesrochersescarpés,oùelless’installaientàunetabledepique-nique,entouréesd’ormesmajestueux.De leur poste, elles observaient les jeux de ballons et deraquettes,esquivaientdesfrisbeesetécoutaientà l’occasionunconcertdejazzlorsquelesoleildéclinaitàl’horizon.
Evasepelotonnadanslesplisprofondsdujetédelit.Elle se sentait comme quelqu’un qui avait perdu son ancrage. Sa sécurité
intérieure.Mêmesesamisqu’elleaimaitnepouvaientluttercontrel’impressiondevidequilarongeait—contrel’implacablesentimentdesolitude.
S’arrachant au lit-cocon, elle déballa les quelques vêtements qu’elle avaitapportés, prit une douche dans la salle de bains design attenante et enfila unpyjama.Pas n’importe lequel : sonpréféré, en soie et d’une craquante nuancepêche.C’était une extravagance qu’elle s’était offerte, quelquesmois plus tôt,pour fêter les six mois d’existence d’Urban Aladine. Paige et elle s’étaientlivréessansretenueàunede leursrazziasshoppingdans legrandmagasinparexcellence:Bloomingdale’s.Paiges’étaitéquipéededeuxtenuesadaptéesàsesrendez-vousbusiness.Etelle,pourpresquelamêmesomme,avaitsuccombéaupyjamagrandluxe.
Ettantpissipersonnenelavoyaitavec.Lesimplefaitdel’enfilerluifaisaitunbienfou.
Ellemitsonblogàjour,réponditauxmessagessurFacebooketTwitter,puisseglissadanssonlitenespérantréussiràdormir.
Ilrestaitmoinsd’unmoisavantNoël.Etceseraitlesecondqu’ellepasseraitsansGrams.
Pendant les dernières années de sa vie, cette dernière avait vécu dans unerésidence pour personnes âgées située à deux pas de la brownstone qu’Evapartageait àBrooklynavec ses amis.Elle avait continué à aller voir sa grand-mère très régulièrement,etellesavaientmêmepu,de tempsen temps, faire lacuisineensemblecommeavant.
SiGramsavaitencoreétéenvie,ellesauraientdéjàpréparédesfournéesdesablésdeNoëlqu’elles auraientdistribuéauxautres résidents ainsiqu’àAliceCooper,l’infirmièrepréféréedeGrams.
Chaque année, Eva avait aidé sa grand-mère à décorer son minusculeappartementainsiquelespartiescommunesdelarésidence,ycomprislaGardenRoom,lajoliepiècelumineusequiouvraitsurlejardin,avecvuesurl’eau.Aucoursdecesannées,elles’étaitfamiliariséeaussibienaveclepersonnelqu’avecles autres résidents. Il y avait eu Betty, dont l’unique fille vivait loin, enCalifornie.Bettyavaitétéballerinedanssajeunesseet,lorsquesesarticulationsleluipermettaient,illuiarrivaitencoredemontersurlespointesetdeleurfaireunedémonstrationdedanseclassique.Etpuis,ilyavaitTomnéluiaussidansleMaine,pastrèsloindel’îleoùsagrand-mèreavaitgrandi.Tom,lui,passaitsesjournées à peindre des aquarelles, dont plusieurs avaient décoré le séjour deGrams.
Evan’avaitjamaismanquéunseulrepasdeNoëlorganiséparlarésidence.Noël étaitLA fête d’entre les fêtes que sa grand-mère avait continué à adorerjusqu’aubout.
Agitéeetlesyeuxgrandsouvertsdanslenoir,Evatâtonnaàlarecherchedesontéléphone.3heuresdumatin.C’étaitl’heurelaplussolitairedelanuit.Cellequ’elle passait éveillée presque chaque jour depuis lamort de sa grand-mère.Elle les détestait, ces nuits où ses pensées s’engouffraient immanquablementdansdesimpassesdanslesquellesellestournaientenrond.
Renonçant à dormir, elle sortit de sa chambre et se retrouva dans le noircomplet.Elleretournachercherson téléphoneetseservitde lafonction lampedepochepoursuivre le couloirquimenait à l’escalier.Notantque laportedubureaudeLucasétaitentrouverte,elles’immobilisa.
Unevoixprofondes’élevadanslenoir:—Tunedevraispasrôderdansl’obscuritécommeça.Jepourraisteprendre
pouruncambrioleuretenprofiterpourpratiquermonjujitsuàtesdépens.Evafitunbond.—OhmonDieu.Tuvoulaismecauserunarrêtcardiaque?—Jetefaisaisjustesavoirquej’étaislà.—Allumerunelumièreauraitétéplussimple,commeindication.Pourquoi
restes-tuassisdanslenoir?—Ettoi,pourquoitunedorspas?Ilallumaunepetitelampedebureau,chassantlesombresdelapièce.Lucas
étaitaffalésurundescanapés.Ilavaitunebouteilledewhiskyàcôtédelui,etson ordinateur portable était ouvert sur la table basse. Elle sentit son regardglissersurelleet regrettadenepasavoirenfilédepeignoir.Sachantcommentl’espritdeLucasfonctionnait, ilavaitdéjàdûparveniràlaconclusionqueson
pyjama en soie faisait partie d’une sombre machination qu’elle aurait ourdieavecMitzy.
—Toinonplus tunedorspas, apparemment.Commentça sepasse,pourtonlivre?
—Mieux.Grâceàtoi.—Jen’airienfaitdespécialàparttenourrir.—Notreconversationm’aaidé.J’airéussiàdémarrermonbouquin.Ellesesentitridiculementheureuse,pourlecoup.—Çat’étaitdéjàarrivé?—Qu’une femme inconnues’introduisechezmoipourcuisineretdécorer
monappartement?Non.C’estuneexpériencetotalementinédite.Ilcroisasonregardetsoupira.—Tuveuxparlerdemonsyndromedelapageblanche?C’estuniquement
àcettepériodedel’annéequ’ilmetombedessus.—Maistuassortiunlivrel’annéedernière,non?Etl’annéed’avantaussi,
donctuasdûtrouverunmoyenpourlesurmonter.Ilsepenchapourseresservirunerasadedewhisky.— J’ai une technique imparable normalement, qui consiste à terminer le
manuscritunpeuavantlapériodedesfêtes.—Mais,cetteannée,tun’aspaspu.— J’ai un peu trop forcé sur les incontournables tournées d’auteur. Au
programme,j’avaissixpaysd’EuropeetdouzeÉtatsaméricains.Ilreposalabouteille.—Résultat:jen’étaispasdanslesstarting-blocksaumomentoùj’auraisdû
yêtre.—Etmaintenant,ladatebutoirapprocheettusenslapressionquimonte,ce
qui aggrave encore le blocage.C’est commeessayer d’atteindre le sommet del’Everestenunjouralorsquetuesencoreaucampdebase.
—C’esttoutàfaitça.Tuasmisledoigtexactementlàoùçafaitmal,dit-ilen reposant la bouteille sur le sol. Il ne te reste plus qu’à aller vendre ce joliscoopauxmédias.Considèrequ’ils’agitd’unbonusdeNoël.
—Hé,maisarrête!J’aiunetêteàvendredesinfosàlapresse,peut-être?Ellesetutenroulantlesyeuxdanslesorbites.—Ahoui,désolée,j’oubliais.Tuesconvaincuquetoutlemondeauneface
sombrecachée.Pourquoiécris-tu?—Pardon?—Quellesraisonstepoussentàécrire?
—J’aisignéuncontrat,j’aiunedatederemiseàrespecter,deslecteurs…Ilfautquejecontinue?
—Mais avant tout ça…Tun’aspas toujours eude contratnide lecteurs.Qu’est-cequiafaitquetuascommencé?
—Çaremontetellementloinquemessouvenirssontunpeuflous.Sansattendred’yavoirétéinvitée,Evasecalaàcôtédeluisurlecanapéet
replialesjambessouselle.—Magrand-mèrem’aapprisàcuisineretc’estunplaisirqu’elleetmoion
partageait.C’étaitcoold’expérimenterdesrecettesavecelle.Onseprenaitdesfousrirestouteslesdeux.C’étaitunpurplaisir.Jamaisl’idéenem’avaittraversél’espritquejepourraisenfairemongagne-pain.
Ilbaissalentementsonverre.—Qu’est-cequetuessaiesdemedire?—Jesaisqueteslecteursauxquatrecoinsdumonderetiennentleursouffle
enattendantlaparutiondetonprochainthriller,maisonpeutsupposerqu’iln’enapastoujoursétéainsi.J’imaginequ’avantquetusoispubliéilyaeuuntempsoùtuécrivaispourtoi-même,parcequetuaimaisinventerdeshistoires.
—Çaaétélecas,oui.—Tuavaisquelâge?— Quand j’ai écrit mon premier récit ? Huit ans. Et à l’époque, cela
paraissaitnettementplussimplequemaintenant.Ilscrutalefonddesonverred’unairsombreetleposasurlatablebasse.—Nefaispasattentionàmoi.Retournetecoucher,Eva.—Pourtelaisserentêteàtêteavectagrandeamielabouteille?Non.Situ
veuxdelacompagnie,tupeuxmeparleràmoi.Il plongea son regarddans le sien.Ses yeuxdans la pénombre avaient un
éclat de velours soutenu. Ils étaient si diaboliquement sexy qu’ils semblaientavoirétéconçustoutexprèspourlatenter,luifaireoubliertoussesprincipesdeprudenceetl’ameneràs’abandonneràl’instantprésent.L’espècehumaineétaitàl’abridudangerd’extinctiontantquedeshommescommeluisebaladeraientenlibertésurcetteplanète.
Desflammescrépitaientdans lacheminéeallumée,maisellesavaitquecen’étaitpascefeu-làquifaisaitmontersatempératureinterne.LesyeuxdeLucasbrûlaienteuxaussienretour,etellesentitladélicatemorsuredudésirpulseraucreuxdesonventre.
Le regard de Lucas se porta sur ses lèvres et, pendant un instant de purefolie,ellecrutqu’ilallaitl’embrasser.
Ellecessaderespirer,paralyséedansuneattentesuspendue.Puisildétournalesyeuxetseconcentradenouveausursonamielabouteille.
— Comme le disait Hemingway, un homme ne commence à exister quelorsqu’ilestivre.
Délivréedel’emprisedesonregard,Evarepritsarespiration,commesiellesortaitd’unétatd’hypnose.Quevenait-ildesepasser?Unsimpleeffetdesonimagination ? Souffrait-elle d’unmanque si désespéré qu’elle ne pouvait plusregarder un homme dans les yeux sans fantasmer une vertigineuse attirancesexuelle?
Ellepritunverrepropresuruneétagèreetseservitunerasadedewhiskyàsontour.Leliquideluibrûlalagorgeetluiéclaircitlesidées.
—Souviens-toiquandmêmeaussidecequ’aditScottFitzgerald :«Toutd’abord,tuprendsunverre,puisleverreprendunverre,puisleverreteprend.»
Ellebutunedernièregorgéeetréponditàlaquestionmuettequ’ellelutdanssonregard.
— Ma grand-mère était maître de conf en littérature anglaise avantd’interrompre prématurément sa carrière. Plutôt que duwhisky, je pourrais tepréparerundemescélèbreschocolatschauds.Jeteprometsquetun’asencorejamaisriengoûtéd’aussibon.Etçat’aideraitàt’endormir.
—Jen’aipasletempsdedormir.Ilfautquej’écriveceputaindebouquin.—Jem’inquiètepourtoi.—Pourquoi?Tunemeconnaismêmepas.Ilyavaitunemiseengardedanssavoix,maisellen’entintpascompte.—JesaisquetuesplanquéiciàNewYork,alorsquetoutlemondetecroit
ailleurs. Et je sais que je suis la seule à le savoir. Cela implique uneresponsabilité.Jeveuxt’aider.
— Tu n’es responsable ni de mon état mental et physique ni de moninspiration.
—Situarrêtesd’écriretesthrillers,monamieFrankievamefaireunecrise.D’oùmonenviequetuterminestonlivre.Tuasdoncécrittapremièrehistoireàhuitans.Maisquandas-tucommencéàêtrepublié?
—J’avaisvingtetunans.Lorsquemonagentm’aappelépourmedirequ’ilacceptaitmonmanuscrit,j’aicruquec’étaitgagnéetquelavienecesseraitplusjamaisd’êtrebelle.
—Maisçan’apasétélecas.Ellechoisitsesmotsaveclesplusgrandesprécautions:
— Je crois que, quand on perd un proche, il devient parfois difficile demobiliser la concentration nécessaire pour accomplir des tâches qui nousparaissaientsimplesauparavant.Etavecl’approchedesfêtes,ladouleurdevientplusaiguë.
—J’imagineque tu tepréparesàenchaîner surundiscoursdu type :« Jecomprendstoutàfaitcequetuéprouves,maisletempsfinittoujoursparguérirtousnosmaux»?
—Cen’estpascequej’allaisdire,non.Ellehésita.— Peut-être que tu y vas un peu trop au forcing ? Tu es blessé, donc tu
devrais procéder plutôt en douceur.Use de tolérance envers toi-même.Écrire,pourtoi,c’estquelquechosedenaturel.Tudevraispeut-êtrejustetefixerpourobjectif de noter ce qui te vient, page après page, au lieu de te focaliser surcommenttrouveruneintriguecomplète.C’estunpeucommedéciderdetoasterunpaniniaufromageplutôtquedecuisinerunmenugastronomique.
CherchantenvainsurlevisagefermédeLucasunsignequil’encourageraitàpoursuivre,Evalaissasaphraseseperdredansunmurmure.
—Bon,OK.Jemetais.Plusunmotsurlaquestion.Jemelaferme.Ilesquissaunfaiblesourire.—Jeneteconnaispasdepuislongtemps,maisquelquechosemeditquele
silencen’estpasforcémenttonoptionfétichedanslavie.—C’estvrai.Desfois, j’ai l’impressionquejevaisexplosersi jeneparle
pas.C’estunenécessitéphysique.Elle avait les yeux rivés sur les lèvres de Lucas et s’interrogeait sur les
sensations qu’elles pourraient engendrer, une fois posées sur les siennes. Cethommeétait un expert dubaiser, son instinct le lui criait haut et fort.Et cettefois,cefutellequisesentitoscillerdanssadirection,commesisoncorpsn’enfaisaitplusqu’àsatête.
L’atmosphèrefaussementintimecrééeparlapénombreseposaittelunvoilesurlaraison,laréalité—surtoutcequiparaîtraitdenouveauclairetrationnelàlalumièredujour.
—Vatecoucher,Eva.Ilesttard.La voix de Lucas était douce, mais elle suffit à l’arracher à sa transe
sensuelle.Etàdissiperdesfantasmesqu’elleauraittoutintérêtàoublier.—Ça,c’estdulangagedemecpourdire«Jen’aipasenvied’enparler.»Elledemeuraassiseunmoment,aveclesentimentqu’il luirestaitunautre
sujetàaborder.Quelquechoseavaitfaillisepasserentreeuxcesoir.Allaient-ils
enparleroufairecommesiderienn’était?—Bonnenuit,Eva.LecôtéirrévocabledansletondeLucasl’aidaàtrancher.Ilsallaientplutôtfairecommesiderienn’était,semblait-il.Etc’étaitprobablementl’optionlaplusraisonnable.—Bonnenuit,Lucas.Essaiededormirunpeu.
Chapitre6
«Soislerayondesoleil,paslapluie.»—EVA
La tempête atteignit son pic peu après l’aube. Les chutes de neigeredoublèrent d’intensité, des bourrasques opaques tourbillonnèrent devant lesvitres, et les rues de New York disparurent sous une nouvelle couche deblancheur.
Lucasnevitriendecedéferlementmétéorologique.Ilavaittravaillépendantune bonne partie de la nuit et s’était effondré sur son canapé pour dormirquelquesheureslorsquesoncerveauavaitdéclaréforfait.
Malgré la brièveté de sa sieste, il s’était réveillé revitalisé, débordantd’énergieetprêtàse remettreàsonclavier. Ilavaitcontinuéd’écrire jusqu’aumomentoùilavaitentenduEvachanter.
Pas très fort, mais suffisamment quand même pour perturber saconcentration.
Il sortit sur le palier et s’immobilisa en haut de l’escalier où il bénéficiaitd’unevueparfaitesurtoutlebasduduplex,ycomprislacuisine.
Lorsqu’ilavaitdéménagépourvenirs’installerdanscelogement,iln’avaitapporté que ses livres. Pour le reste, il avait tout bazardé :meubles, tableaux,tapis. Tout ce qui pouvait lui rappeler son ancienne vie, il s’en était séparé.L’aspect neutre et impersonnel de l’appartement ne lui pesait pas. Il s’yretrouvaitcomplètement,aucontraire.
Jusqu’àmaintenant.Car,cematin,c’étaitàpeines’ilreconnaissaitleslieux.Unénormesapindominait tout l’espacedevant la cloisonvitrée.Plusieurs
magazinesouvertsgisaientunpeupartout,abandonnéssurlecanapé,àcôtéd’ungrospullvertvifenlaine.Unrestedethérefroidissaitdansunmugposésurla
table basse et des chaussures gisaient au sol en ordre dispersé, à l’endroit oùellesavaientétéretirées.
Leséjouravaitl’air…habité.Mais laplusgrandecontributionàcette impressiondechangement, c’était
Evaelle-même.Savoix, saprésence, les accents fleurisde soneaude toiletteemplissaient tout l’espace. De là où il se tenait, il voyait la cascade de sescheveux couleur de miel et les roulements et saccades de ses hanches alorsqu’elledansait au rythmede lamusiquequ’elle écoutait avecuncasque.Sansl’ombred’undoute,c’étaitunefillequiavait ladansedans lesang.Etcommeellebougeait!Ellefaisaitunnumérodecharmetorride,commepourséduirelefour, le plan de travail et la plaque de cuisson tout en chantant au PèreNoëld’unevoixétonnammentbientimbréequ’elleavaitétéunefilletrèssage.
Sanscesserd’éplucher,decouperendésetdebroyerDieusaitquoi,elleselivraitàunone-woman-showendiablé,digned’unspectacledeBroadway.
Ainsidonc,cettefillechantaitetdansaitaussibienqu’ellecuisinait.Unemontéedesueurluipicotalanuque.S’ilselâchait,elleneresteraitpasunefillesagetrèslongtemps.Ilétaitprêt
à la faire passer de sage à carrément coquine en moins de temps qu’il n’enfaudraitàsonamilePèreNoëlpourjeterunpaquetduhautdelacheminée.Laveille, sur le canapé, il avait été à deux doigts de l’embrasser. Mais,heureusementpourellecommepourlui,saraisonl’avaitarrêtéàtemps.
Les yeux rivés sur la danse de ses hanches, il prit conscience qu’il secomportaitenvoyeurettentades’arracheràsacontemplationfascinée.
Il suffirait qu’il fasse connaître sa présence pour que tout s’arrête. Ellecesserait de se mouvoir comme une danseuse de pole dance, sa voix rauqueferaitsilence.
Lucasouvritlabouche—maisaucunsonn’ensortit.Il fallait dire que le spectacle des hanches d’Eva avait de quoi laisser un
hommesansvoix, l’esprit tropoccupéà imaginercequetouscesmouvementssubtilspourraientinduireentermesdeplaisirentrelesdraps.Illarevitdanssonpyjama en soie couleur pêche — courbes douces devinées et plage de peauclaire.Elleavait troqué lepyjamaenquestioncontreune jupettevraiment trèscourte.Ildevaitreconnaîtrequesescollantsnoirsopaqueslarendaientpourtanttoutàfaitdécente,mêmesielleluimettaitlecorpsenébullition.Unfinpullnoirluimoulait la taille et les hanches, et soulignait les nuances d’or clair de sescheveux.
Ellesetournapourprendreuncouteauetlevit.
Salamebrandie,elles’immobilisanet.L’espaced’uninstant,ilsedemandas’ils’étaittrompédanslechoixdesonarme.
Peut-être qu’elle n’empoisonnait pas ses victimes, finalement.En tant quecuisinièreémérite,ellelestranchaitd’unemainexperteetlesdécoupaitenfilets.
Eval’Éventreuse?Il serait bien retourné se remettre à son roman,mais elle lui souriait et il
décida qu’il pouvait bien s’accorder une ou deux minutes pour la saluer etéchanger quelques mots. La pause serait d’autant plus salutaire que sesconversationsavecellealimentaientinvariablementsoninspiration.
—Bonjour!Evareposalecouteauetdétachalesécouteursdesesoreilles.Sonsourirelui
creusaunefossetteaucoindelabouche.—Çatedéconcentrequejechante?Passachanson,non.Elleledéconcentrait.Ilregrettaitpresquequ’ellesesoit
aperçue de sa présence. Sinon, elle aurait continué à rouler des hanches et ilseraitrestéensuspensàlaregarder,livréaupurplaisirdesesinstincts.
D’ungeste,ildésignalapartieséjourdel’appartement.—Nousavonsétécambrioléscettenuit?—J’aifaitcommesij’étaischezmoi.J’espèrequeçanetedérangepas.Je
rangeraitoutàl’heure.—Jetedoisdesexcuses.—Desexcusespourquoi?—Hiersoir.Pourmonaccueil…fracassant.—Tun’aspasàt’excuser.Tuesicicheztoiettun’attendaisaucunevisite.—Tuestoujoursaussicompréhensive?—Tuauraispréféréquejehurleauscandale?Cela aurait été une réaction plus classique, en tout cas. Des années
d’expérience et d’observation attentive lui avaient appris à prédire, avec uneacuité rarement prise en défaut, comment une personne réagirait dans unesituationdonnée.Eva,jusqu’ici,déjouaittoussespronostics.
—Iln’yajamaisrienquitechoqueouquitemetencolère?—Si.Pleindechoses.Lacruautécontrelesanimaux,leschauffeursdetaxi
quineroulentqu’auklaxon,leshommesquimeparlentlesyeuxrivéssurmesseins en m’appelant « ma caille » alors qu’on ne se connaît ni d’Ève nid’Adam…
Ellesetutunmoment.—Tuveuxquejepoursuivelaliste?
—Jesuisrassuréquetusoishumaine.Et je tedoisdesremerciements,aufait.J’aisuivitonconseiletjemesuisfaitunpaninitoasté.Grâceàtoi,j’aiécritvingtmillemots.
—Enunenuit?Cen’est pasun sandwich, c’est unmenudégustationdeneufplats.
Elleavaitl’airimpressionnée.—Commenttuasfait?—Unpaninitoastéenappelantunautre…—En tantqu’amateurde lachose, jepeuxcomprendre.Lessandwichsau
grilonttoujoursétémaperte.Elleluifitsignedes’approcherdubaràdéjeuner.— Assieds-toi. Juste au cas où ta subite flambée d’inspiration aurait été
suscitée par mes petits plats d’hier soir, je vais te préparer un super petitdéjeuner.
Ilsavaitquelasourcedesoninspirationn’avaitrienàvoiravecsanourritureettoutàvoiravecelle.Lepersonnagedontelleluiavaitdonnél’idéeseraitundespluscomplexesetdesplusintéressantsqu’ilaitjamaiscréés.
—Jeneprendsjamaisdepetitdéjeuner.—Nipetitdéjeuner,nidîner,nigrand-chosed’autre,d’ailleurs.Maisjesuis
làpourchangertoutça.Elle commença à fredonner de nouveau. À croire que le chant était un
réflexechezEva.—Tun’asrienquiseraitunpeumoinscentréautourdesrennesàclochettes
etdutraîneaudugrosbonhommeenrouge?—Pardon?—Jemedemandaiss’ilyavaitmoyendechangertaplaylist.Jenesuispas
trèsamateurdechantsdeNoël.Elleouvritlefourpouryglisseruneplaqueoùelleavaitalignédestomates
coupéesendeux.—Aucunproblème.Nousnedemandonsqu’àsatisfairelesdemandesdenos
auditeurs…Voyons.JesaisquetuaimesMozart.Quedirais-tudequelquesairstirésdesNocesdeFigaro?
—Qu’est-cequitefaitpenserquej’aimeMozart?—Ha,ha!Commentai-jedeviné,àtonavis?Ellebranditunespatule,triomphale.—Tun’espasleseulàsavoirrepéreretanalyserlesindices.Tupourrasme
caserenagentspécialEvadanstonprochainbouquin.Jesuissûrequ’ilsseraient
heureux de m’avoir, au FBI. L’ennemi me sous-estimerait parce que je suisblondeetqu’ilsneverraientquemesseins,etlà,boum,jedéjoueraisleursplans.
Il décida que lemoment étaitmal choisi pour lui révéler que ces aspectsd’elleapparaîtraientbeletbiendanssonlivre…maisquesonpersonnagenesesitueraitpasduboncôtédelaloi.
—C’estquelquechosequit’arrivesouvent?—Quelesgensmesous-estiment?Toutletemps.—Çadoitêtrefrustrant.Elleluiadressaunsouriremalicieux.—Laplupartdutemps,jelaretournecontreeux,lafrustration,dit-elle.Ilne
fautpast’inquiéterpourmoi.Jesaismedéfendre.—Aveccettesuperprisefatalecontrelaquelletum’asdéjàmisengarde?—Celle-làmême.Aumomentoù tu t’yattends lemoins, je teprendspar
surpriseetpan.Tuesmort.Ilétaitsortidesonbureauavecl’intentiondeluidemanderdechantermoins
fort.L’idéeavait étéde se remettre à l’écriture aussi sec.Mais il ne se sentaitplusdutoutaussipressédes’atteleràsontravail,àprésent,etillarejoignitdansla cuisine. L’énergie et l’enthousiasme d’Eva étaient communicatifs etemplissaientsonappartementdésincarné,envahissantmêmesesrecoinslesplusmornes.Etsaconversationquipassaitducoq-à-l’ânefaisaitfleurirpleind’idéesdanssatête.Sonpersonnagetrouvaitunecohérenceinterne,seconstruisaitpetitàpetitdanssacomplexité.
—Alors,dequelspouvoirsdedéductiont’es-tuserviepourdécouvrirmesgoûtsmusicaux?
—TuasdesCDàcôtédetabibliothèque.J’aivutoutunrayonconsacréàMozart.
Elleabaissasaspatule.—Tun’écoutespastamusiqueenstreaming,commetoutlemonde?— Les CD appartenaient à mon père. Il était violoncelle solo dans
l’orchestreduMetropolitanOpera.— Quelle chance ! Tu n’as jamais eu à te battre pour avoir des places,
commenousautressimplesmortels.—Tuaimesl’opéra?—J’adore.Ellechantalespremièresnotesd’unairenitalien,d’unevoixpureetclaire,
etsansl’ombred’unefaussenote.
—Bon,laisse-moideviner…Tongrand-pèreétaitprofesseurdechant,c’estça?
—Enfait,ilgagnaitsavieenpêchantlehomard,maisçanel’empêchaitpasd’être aussi un grand mélomane. Et il aimait ma grand-mère avec la mêmepassionquelamusiqueclassique,c’estdire.J’aigrandientreShakespeareetlerépertoirelyrique.Siçatedérangequejechante,jevaisessayerdemerefréner,maisturisquesd’avoiràmelerappelerdetempsentemps.
—Celanemedérangepas,non.Son chant était nettementmoinsperturbant que le staccatode seshanches
lorsqu’elledansait.—Paige,avecquijepartageaismonappartdansletemps,portaitpresqueen
permanence un casque à réduction de bruit. Elle a besoin de silence pour seconcentrer.
—C’estparcequetuchantesqu’elleestpartievivreailleurs?—Non.Elleestpartieparcequ’elleesttombéeamoureuse.—Ah.LeBaiserduGrandAmour?— Je crois que c’était plutôt le Sexe torride du Grand Amour, mais le
principeestlemême.—Etmaintenanttuvisseule?—Oui.Sonexpressionchangeamaisellesedétournapourouvrirleréfrigérateur,et
Lucasnevitplussonvisage.—Enfin, je suis seule sansêtre seule, car j’aimonamieFrankiequivit à
l’étageau-dessusavecMatt—quiestlefrèredelaPaigeenquestion.Mattestle propriétaire de l’immeuble, en fait. Au rez-de-chaussée, nous avons RoxyavecsafilleMia,quiestunboutdechouadorable.RoxytravaillepourMattets’estretrouvéeàlarue,cetété,alorsMattn’afaitniunenideuxetl’ahébergéechezlui.Paige,elle,passeàpeuprèsautantdetempscheznousquechezJake,doncjenevispasdansunisolementmonacal,bienaucontraire.Etenplus,onaMiss Tigresse ! Bon d’accord, elle est un peu sauvage, comme son noml’indique…
Elleparlait sansprendredepausepour respirer,brossantun tableaucoloréde sa vie à Brooklyn. Il s’était attendu à une réponse plus ou moinsmonosyllabiquemais,aumomentoùellecessadeparler,ilensavaitplusàsonsujet que sur certaines personnes qu’il connaissait depuis une décennie. Entemps normal, il lui fallait desmois et desmois de questionnement incessantpourobtenirunetellequantitéd’informationssurquelqu’un.
—Donc,sij’aibientoutretenu,MissTigresseestlachattepsychotiquedetesamis,MattetFrankie?
—C’est toutà faitça.Tupourrais l’adopterdansunde tes thrillers.Cettechatte ferait une armedu crimeparfaite.Elle aunpetitmuseau adorable et lecoup de griffe le plus ravageur que je connaisse.Mais je ne lui en veux pas,parcequ’elleaeuunevieaffreuseavantqueMattlarécupère.
Ellesortitunevariétéd’ingrédientsduréfrigérateur.Justeavantqu’ellenelereferme,ileutletempsd’entrevoirquetouslesrayonsétaientpleins.
—Tuasl’intentionderecevoirdumonde?Parcequesituasachetétoutçapourmenourrir,jecrainsquetun’aiessurestimémonappétit.
—Toutcelaestdestinéàêtrecuisinépuisplacéaucongélo.L’idée,c’estquetu puisses disposer de plusieursmenus complets.On en a longuement discutéavectagrand-mèrepouroptimiserlechoixdesplats.
—Optimiserdansquelleoptique?Pouraméliorermalibido,jeparie?Evahaussaunsourcil.— Il a juste été question d’allergies alimentaires, répondit-elle lentement.
Certaines personnes sont allergiques aux cacahuètes, aux céréales ou auxcrustacés.Ilfallaitquejevérifiesituétaisintolérantounonaugluten.D’autrepart,tuauraispuêtrevégétarien,maisplusoumoinsflexiblesurlepoissonetlepoulet.Situessusceptibledefaireunchocanaphylactiqueeningérantdesnoix,c’estbonà savoirpourmoi aussi. Injecterunedosed’adrénaline àunclient àmoitiémortn’estpaslegenredeprestationquenousaimonsfournir,chezUrbanGénie. La prévention est lameilleure desmédecines, comme chacun sait. Lescadavresnefavorisentpaslecommerce.
Undemi-sourireapparutsurleslèvresd’Eva.—Enfin,çadépendpourqui,biensûr.Ilssonttonfondsdecommerceàtoi.
Plusilyena,plustesbouquinssevendent.— Donc, tu n’as jamais discuté avec ma grand-mère de la façon dont il
s’agiraitdes’yprendrepourmeséduire?—J’adore ta grand-mèremais, quand j’ai envie deplaire à unmec, je ne
vaispasforcémentdemanderconseilàunenonagénaire.Elleétudiasestraitsuninstant.—Talibidoabesoind’êtresecourue,Lucas?Pasdepuisqu’elleétaitentréedeforcechezlui.—Magrand-mère est prête à faire à peuprès n’importe quoi pour que je
retrouvequelqu’un,dit-il,éludantsaquestion.
—C’est bien possiblemais, pourmoi, tu es un adulte, donc un individuprésuméapteàfairesespropreschoix.Situaschoisilesexil,cen’estpasàmoideporterunjugement.
—Lesexil?—Sexeetexil, çadonne«sexil».Lavieenmodeno-sex, si tupréfères.
C’estmoncasaussi,maiscen’estpasvraimentma faute.Àmoinsque le faitd’êtredifficileensoitune,defaute.
Ellefronçalégèrementlessourcils.—Maisdanstoncas,c’estunsexilintentionnel.Illaregardafrottersespoivronssousl’eaudurobinet.—Qu’est-cequemagrand-mèret’aracontéàmonsujet,aujuste?— Je sais que tu détestes le concombre, que tu aimes la nourriture très
épicéeettaviandesaignante.C’estimportantquejeconnaissetespréférences.Là,directement,sapréférenceauraitétédel’avoirnueetàchevalsurlui.Lapeaud’Eva était lisse et claire.Avec une texture… fragile.Commeun
voiledesoie,songea-t-il.Puisilrejetalacomparaison,écœuréparlabanalitéducliché.Entantqu’écrivain,ildevraitêtrecapabledetrouverdesimagesunpeuplusoriginalesquecelle-là.Lesjouesd’Evaétaientlégèrementrosées,maisleurcouleurétaitdueà lachaleurdufour, luisemblait-il,plutôtqu’àunartificedemaquillage.Ilauraitétéprêtàjurerquelevisagedecelle-ciétaitviergedetoutartifice. Mais il se souvint d’une conversation avec Sallyanne où elle s’étaitmoquée de lui lorsqu’il l’avait complimentée sur sa beauté sans fard. Elle luiavait répondu avec amusement qu’il lui avait fallu trois quarts d’heure pourobtenirl’effetnaturelenquestion.
Combiende tempsEvaavait-ellepassédans la salledebainspourobtenirsonlookdefille«saine,spontanéeettotalementnature»?
—Montre-moitesmenus.Il tendit la main et elle lui remit ses feuillets. Il les parcourut des yeux
rapidement.—Duchickenpotpie?Jen’aipasmangédetourteaupouletdepuisl’âgede
douzeans.—Quand tu auras goûté lamienne, tu te demanderas pourquoi tu t’en es
privésilongtemps.C’estleplatréconfortantparexcellence.—Çapourraitmerappelerlacantinescolaire…—Ma tourtene te rappellera riende scolaire, crois-moi.Elle teprocurera
justeunméga-orgasmedespapilles.—Tuasl’airdefaireunefixationsurl’orgasme,dis-moi.
—Lesfixations,c’estcequifinitpararriverdanslessituationsdeprivation.Elleluirepritlesmenusdesmains.— C’est la raison pour laquelle les régimes ne marchent jamais. Plus tu
t’interdisdestrucs,plustufaisunefixettedessus.Bon,jesaiscequetuvasmerépondre:jepeuxmeprocurertouslesorgasmesquejeveuxtouteseule.Maiscen’estquandmêmepastoutàfaitlamêmechose.
—Donctut’esmiseaurégimesanssexe.—Çafaitunpeuceteffet,oui.Pasparcequejemesuismoi-mêmeprescrit
cetétatderestriction,hein!C’est justeparcequejenerencontrepaslesmecsqu’ilfaut,encemoment.Maisçavachanger.
—Tuasl’impressionquetasituationvabouger?Elleposasonpoivronetentrepritdeletaillerenrondelles.—Absolument.Noëlapproche.Jevaissortiretrencontrerdumonde.Faire
lafête.—Fairelafêteoù?—Mes amis vont organiser une soirée. Dans l’idée de me présenter des
hommes.—Tun’aspasl’airenthousiaste…Evareposasoncouteau.—Tu veux que je te dise franchement ? Je trouve ça un peu gênant.Au
final, ce n’est pas tellement mieux que les sites de rencontre en ligne. Jen’apprécie pas trop le côté artificiel de l’affaire.C’est comme sur les réseauxsociaux.Chacuns’appliquestudieusementànemontrerquesesbonscôtés.
—Donc,tureconnaisquelesgensnesontpastoujourscequ’ilsparaissentêtre.
—Àt’entendre,celaauraituncôtésinistre,commes’ilscachaientdestrucshorribles.Pourmoi,c’estjusteque,surlesréseauxsociaux,lesgensessaientdesemontrersousleurmeilleurjour.
—Etforcémenttutedemandescequ’ilsdonnentsousleurmoinsbonjour.Evahaussalesépaules.—Toutlemondeadesdéfauts.Ilneseraitpasréalistedepenserrencontrer
quelqu’unquiensoitexempt,si?—Tesdéfautsàtoi,ceseraitquoi,parexemple?Lucas ne s’attendait pas à une vraie réponse. Comme dans ces entretiens
d’embauche où le candidat, sommé de nommer un de ses points faibles,invoquait le classique « Je travaille trop » ou « Quand j’entreprends quelquechose,jenepeuxpasm’empêcherdem’investiràcentpourcent».
Il n’avait jamais vu personne dérouler spontanément une vraie liste dedéfautsdevantdesinconnus.
Eva,elle,plongeasanshésitationdansuneénumérationdétaillée:— Je suis bordélique, c’est pathologique chez moi — sauf en ce qui
concernelacuisine.Jesèmemesaffairesauxquatrecoinsdemonappartement.Du coup, je ne sais jamais où sont les choses et jemets un bazar pire encorequandjeremuetoutcechaospouressayerderetrouveruntrucquiadisparu.Lematin,j’aiunmalfouàmelever.Etpuisj’aitendanceàêtreunpeutrouillarde,admit-elleavecunemouedésolée.Jenebrillepasparmoncouragefaceausang,à laviolence, aux insultesouautresmenaces, etpareilpour lesbruitsbizarresquandjesuisseulelanuit.
Ilécoutaavecattention,mémorisantchaquedétail.—J’auraisditquetonprincipalpointfaible,c’estd’êtretropconfiante.Evarinçasoncouteau.— Je ne vois pasma confiance en l’humanité commeun point faible.Au
contraire. C’est difficile de se rapprocher des autres et de vivre des amitiésépanouissantes lorsqu’on soupçonne la personne en face de soi de nousdissimuler des trucs de façon systématique. C’est probablement ton principalpointfaibleàtoi,non?Tonmanquedeconfianceenl’autre?
—Àmesyeux,c’estplutôtunequalité.Maisrevenonsàtesexpériencesderencontresenligne.Commentas-tuformulétadescriptionsurtonprofil?
—Jen’aipasécrit«Blondecréduleetenmanquecherchepartenairepourchasseàl’orgasme»,sic’estcequit’inquiète.
Elleouvritlaportedufour,sortitlaplaqueaveclestomatesetluiimprimaunesecoussepourlesretourner.
—Jen’aipasessayé longtempscar, les sitesde rencontre,cen’estpasceque je préfère. Il faut que je voie d’abordunepersonnepour sentir si ellemecorrespondounon.Jesaisquejepeuxmefieràmonintuitionquandjesuisfaceàquelqu’un.Celadit,lessitesderencontresontunemanièretoutàfaitvalabled’entrerencontactavecdesgens,dansnotremondeéternellementpressé.Maisjepréfèrerencontrerquelqu’undefaçonplusorganique.
—Tuveuxunorgasmeorganique?Ellesemitàrire.—Plutôtquenumérique?C’estlebut.Ettoutlemondeabesoind’unbut
danslavie,tunecroispas?Entoutcas,jesuisbiendécidéeàmelancer.Jenerencontrerai jamais personne si je reste bouclée chez moi. Donc, pour
commencer,ilfautquejesorte.C’estlepremierpas.Jevoudraispasserquelquessoiréesentêteàtêteavecunhomme,voircequeçadonne.
—Donc,tunevaspasendroiteligneversl’orgasmeenshuntantlesétapesintermédiaires?
—Non.Ellerefermalefour.—Jenepeuxpascoucheravecuninconnu.Lescoupsd’unenuit?Connais
pas. Pour que j’obtienne du plaisir dans un rapport sexuel, il faut que j’aie lecœurquipalpite.
—Tun’hésitespasàappelerleschosesparleurnom,entoutcas.Ellehaussalesépaules.—C’estvrai.Jesuislecontrairedelafemme-mystère.Plutôtunlivreouvert
—unlivreaudio,même,d’aprèsJake.Ilditquetoutcequejepensemeressortendirectparlabouche.
Ladescriptionlefitsourire.—QuiestJake?—LemecdePaige.Maisassezparlédemoi.C’estquoitonplatpréféréde
toujours?—Jen’enaipas.—Toutlemondeaforcémentunplatpréféré.Penseàquelquechosequite
feraitvibrerlespapilles.Ouàunrepasquiresteassociéàunsouvenirheureux.Qu’est-cequetuaimaisquandtuétaispetit?Iln’yavaitpasunalimentquetuadorais et qui, aujourd’hui, pourrait te ramenerd’une seulebouchée à telleoutellepériodeensoleilléedetavie,avectouslessentimentschaleureuxquivontavec?
Ilsongeaàcertainesréunionsdefamille,àsesvoyagesàtraversl’Europe.—J’apprécielesbonsfromages.Enaccordavecdesbonsvins.Çaaétéun
despointsfortsdematournéeenFrance.—C’estlà-basquetuasachetétoutcevin?—J’aifaitexpédierquelquescartonsdelà-bas,oui.Maisj’aicommencéma
collectionilyadéjàpasmaldetemps.—Ilt’arrivequandmêmed’ygoûter?—Biensûr.Maiscertainesdecesbouteillesontde lavaleur. Je lesgarde
pourdesoccasionsspéciales.—Si j’avais du bon vin, je le boirais tout de suite.Mais je suis plutôt le
genredefilleàvivredansl’instantprésent.
Ellerepoussalescheveuxquiluitombaientsurlesyeux,etilessayadenepaspenseraugenred’instantprésentqu’ilavaitenviedevivreavecelle.
—Ilétaitexcellent,lesouffléquetuasfaithiersoir.Ellepritunstylosur leplande travailetgriffonnauneannotationsurune
desfeuillesposéesdevantelle.—J’essaiededécidercequejevaisfaireàmangercesoir.Tuasdesenvies
particulières?—Jetelaissechoisir.Tuutilisesunlivredecuisineparticulier?Outuvas
surInternet?—Nil’unnil’autre.Jefaislesvieillesrecettesdemagrand-mère.Ouj’en
inventeàmafaçon.Elledutvoirsonexpressionchangercarellesourit.—Cool.Détends-toi. Jenevaispasyallerà l’impropour tondînerdece
soir.Jeresteraidansmonrépertoireéprouvé.Tun’espasuncobayeetjen’aipasl’intentiondetetuerparuneviolenteintoxicationalimentaire.Tuasdéjàutilisécette forme de meurtre dans tes intrigues ? Un tueur qui empoisonnerait sesvictimes?
Tiens,pourquoiattribuait-elled’officelerôledumeurtrieràunhomme?—Pasencore,non.Maisj’ysongetrèssérieusement.—Commentfais-tupourchoisirlemodeopératoiredetesmeurtriers?— Je me base sur la personnalité et les motivations de l’assassin. Jack
l’Éventreurmaniaitlescouteauxavecuneremarquabledextérité.Cequiaamenécertainsspécialistesàsupposerqu’ilauraitpus’agird’unchirurgien.
—Ce n’est pas étonnant que tu aies des problèmes de sommeil. Toute tajournéedetravail,tulapassesàbaignerdansuneatmosphèred’horreur.
—Jetrouvelesmeurtriersplusfascinantsqu’horrifiants.Ill’observa,subjugué,alorsqu’ellehachaitunegoussed’ail.Ellemaniaitle
couteauavecuneadresseconfondante.—Quit’aapprisàteservird’uncouteaucommeça?Elleluijetaunregardamusé.—Cen’estpas tonpote l’Éventreur. Jedois tout àmagrand-mère.Après
avoir terminé mes études, j’ai aussi travaillé dans un certain nombre derestaurants. Si tu n’as pas envie d’y laisser un doigt, tu te débrouilles pourmaîtriserlatechnique.
Surunesecondeplaque,elleéparpillalesrondellesdepoivronetl’ailhaché,ajoutadusel,puisglissaletoutdanslefourau-dessusdesapremièrefournée.Quelques mèches de cheveux lui glissèrent devant les yeux. Elle arrondit les
lèvrespourformerunOparfaitetrejetal’airdoucement,commesiellesoufflaitlesbougiesd’ungâteaud’anniversaire.
—Tufaisquoi,avecceslégumes?—Jemetsdestomatesetdespoivronsàrôtir,etjelesmixeraipourenfaire
unesoupetoutàl’heure.Aprèsmondépart,quandtuprendrasunepauseentredeuxchapitres,tun’aurasqu’àsortiruneportionducongélateurpourlapasseraumicro-ondes.Ethop.Avecquelquestranchesdebonpainmaison,tuaurasunrepasd’uneexcellentequaliténutritionnelleenmoinsde tempsqu’iln’en fautpourouvrirunebouteilledewhisky.
Elleaccompagnacecommentaired’unregardappuyéqu’ilchoisitd’ignorer.Enlaregardantfaire,ilsongeaqueleprocessuscréatifencuisinen’étaitpas
si différent de ce qu’il faisait en tant que romancier. Elle démarrait avec uneidée, ajoutait un peu de ceci et de cela, fignolait lemélange au feeling, et lerésultatfinalétaitdestinéàtransportersonpublic.
—Etmaintenant,pourtonpetitdéjeuner:tupréfèresdesœufsBénédicteoudespancakes?
Ilétaitsurlepointdeluirappelerqu’ilavaitbannidepuislongtempslepetitdéjeunerdesespratiquesquotidienneslorsquelemot«pancake»ébranlatoutessesrésolutions.CesdeuxsimplessyllabesleramenèrentdanssoncherVermontoùilavaitpassétoutessesvacancesenfamille,petit.
—Est-cequelebacongrilléestinclusdanslaproposition«pancake»?—Pourquoipas,siçatefaitplaisir.—Ehbien,c’estlecas.C’étaitlapremièrefoisquequelqu’unutilisaitsacuisine.Etpourl’utiliser,
Eval’utilisait.Ilnerestaitpluslemoindreespacedisponible.Partout,elleavaitdisposédesfruitsetdeslégumesvariésdansdescoupesetdessaladiers.Toutesces victuailles semblaient avoir été entreposées là au petit bonheur la chance,maisquelquechoseluidisaitquecen’étaitqu’uneapparence.
—Tuchantestoujoursquandtucuisines?— Chanter est la recette élémentaire du bonheur. Marcher est assez
euphorisantaussimais,pourlemoment,lamétéon’estpastrèsfavorable.Ellemitlebaconàfriredansunepoêleetpréparalapâtedespancakessans
rienpeserniconsulterderecette.—S’ilneigeunpeumoinsfort toutà l’heure, j’iraipeut-êtrefaireun tour
dehors.L’atmosphèredétenduesedissipa.
—Tunesorspasd’iciparcettetempête.Toutelavilleestensommeil.Iln’ya pas un seul autobus qui roule, les véhicules particuliers sont interdits decirculationetlemétroestàl’arrêt.Touslespontsetlestunnelssontfermésetiln’yapasunseulvolprévupendantlesprochainesheures.
—Etalors? Jenevaisprendreni l’avion,ni l’autobus,ni lemétro. Justefairequelquespasàpied.
—Tuasregardéparlafenêtreaumoins?Ilseleva,trouvalacommandeàdistanceetallumalatélévisiondissimulée
dansleséjour.Toutesleschaînesd’actualitéslocalesnetraitaientplusqued’unseulsujet:leblizzard.Levisagegrave,leprésentateurTVmettaitlepublicengarde,déconseillantformellementauxhabitantsdeNewYorkdeserisquerhorsdeleurlogement.
— Plusieurs plages ont été submergées. Des arbres sont tombés sur deslignesàhautetensionetdesmilliersdefoyerssontprivésd’électricité.
Evaportalamainàlabouche.—Oh!lespauvres!C’esthorribleparcefroid!Ilentenditladétressedanssavoixetéteignitlatélé.—Alors,convaincue?—Oui.Elleretournaàsespréparatifs,finitdebattrelapâteaufouet,puislaversa
danslapoêlebrûlanteetattenditquelasurfacesesoulèveetfassedescloques.Puis elle retourna le pancake d’un geste précis, juste au moment où il
atteignaitlepointdecuissonidéal.Quelquesinstantsplustard,ellelefitglissersurunegrandeassiette,luiadjoignitlebaconetLucassevitremettreletoutavecunebouteilledesiropd’érable.Lacouleurluirappelacelleduwhisky.
Les pancakes étaient une splendeur. Il apprécia la tiédeur suave du siropchauffé,offrantuncontrasteparfaitaveclebaconcroustillantetsalé.
Ilenengloutitunemoitiéd’uncoup.—Tum’asdemandémonplatpréféré.Ehbienlevoici.—Tum’asditquetun’avaispasdenourriturepréférée.—Ehbienmaintenant,si.Ilvidasonassietteavecunappétitdeloup.Pourquoisesentait-ilsoudainsi
affaméalorsqu’ilyavaitmaintenanttroisansqu’ilavalaitn’importequoi,dansuneindifférencetotaleàcequ’ilingurgitait?
—Tuasl’airdeconsacrerbeaucoupdetempsàmagrand-mère,observa-t-ilen terminant sa dernière bouchée. Pourquoi ne pas passer ce temps-là avec latienne,plutôt?
Pourlapremièrefoisdepuisqu’ill’avaitrelevéedusoldesonappartementlaveille,ellerestasilencieuse.
—Eva?Pourquoitunevoispastapropregrand-mèreplussouvent?—Parcequ’elleestmorte.Evaneput endireplus.Les larmesmontèrentd’uncoup, lui inondant les
yeuxetroulantsursesjoues.
Chapitre7
«En temps de crise, garde ton rouge à lèvres impeccable et tonmascarawaterproofsouslamain.»
—PAIGE
—Jesuisdésolée.Cen’estrien.Evacherchauneservietteenpapieràtâtonsetsetamponnalesyeux.Mais
c’était comme si une fuite inopinée venait de se déclarer dans ses conduitslacrymaux.Sesémotionsavaientenfléd’uncoup,commeunevagueimmense,faisantcraquersesdéfenses.Etsonchagrins’échappaitàgrandeseaux.
Àtravers l’opacitébrûlantedeseslarmes,elleavaitvaguementconsciencequeleregarddeLucasétaitrivésurelle.
Elle s’attendait à ce qu’ilmarmonne une vague excuse et disparaisse à lavitessed’unzèbrepourchasséparunlionaffamé.Maisilrestaclouésurplace.
—Eva…—Laisse…Nefaispasattentionàmoi.Ellesemouchaénergiquement.—Çam’arrivedetempsentempsdefaireunepetitecrisedelarmes.Jene
lavoispas toujoursvenir.Aucontraire, jemedisque jecommenceàsortir latêtedel’eauetpuis,d’uncoup,vlan,c’estcommeuneénormerafaledeventquimejetteparterre.Maisjevaismerelever.Net’occupepasdemoi,surtout.
—Tuvoudraisvraimentquejefassecommesiderienn’était?Tueslà,àpleurer commeune fontaine, et je suis censéallervaqueràmesoccupations?Pourquelgenredemectumeprends?
—Tuesunspécialistedel’épouvante.J’imaginequ’unefemmeenlarmes,c’esttadéfinitionpersonnelledel’horreur.
Elle prit une longue inspiration tremblante et retrouva le contrôle d’elle-même.
—Voilà.Çavaaller,tuvois.—Çafinirapeut-êtreparaller,maispourl’instantçanemeparaîtpastrès
brillant.Parle-moi.—Non.—Parcequetunemeconnaispas?C’estparfoisplusfaciledeseconfierà
desinconnus.—Cen’estpasça.Jeneveuxpasêtrelenuagenoirdanslajournéedequi
quecesoit.Onestcenséêtrelerayondesoleil,paslapluie.Lucasfronçalessourcils.—C’estquoiencore,cettehistoire?Quit’aracontécesconneries?—Magrand-mère.Etses larmesse remirentàcoulerdeplusbelle.Lucasécarta lesmainsen
signed’excuse.—Désolé.Jenevoulaispasporterdejugement,mais tout lemondepasse
pardesmomentsdetristesse.Jenevoispasaunomdequoitut’obligeraisàlesdissimuler.
—Tulesdissimulesbien,toi.Cen’estpaslaraisonpourlaquelletuteterresicienmentantàtoutlemonde,peut-être?
Ellesefrottalevisagedesdeuxmains,etilesquissal’ombred’unsourire.—OK.Tumarquesunpoint.Maispuisquetutecachesiciavecmoi,onpeut
peut-êtrepasserunaccorddenon-dissimulationréciproque?Entoutcaspourlemoment.
— Super plan.Merci. Et maintenant, tu devrais remonter te mettre à tonbouquin.Penseàtadatelimitederemise.
LagentillessedeLucasachevaitdeladéstabiliser.Elleluitournaledospourqu’il ne la voie pas pleurer et se prépara à entendre le son de ses pas dansl’escaliertandisqu’ilbattaitenretraitedansunlieusûr.Nonseulementiln’enfitrien,maisilluiposalamainsurl’épaule.
—Quandest-ellemorte,Eva?Elle était déchirée entre deux besoins radicalement opposés : celui d’être
seulepoursanglotertranquilleetceluideparlerdesagrand-mère.—L’année dernière, hoqueta-t-elle. À l’automne, juste aumoment où les
feuillesontcommencéàchangerdecouleur.Jen’arrêtaispasdemedemandercommentlemondeautourdemoipouvaitparaîtresichatoyantalorsqu’elleétaitpartie pour toujours. Et je me sens coupable d’être aussi inconsolable, parcequ’elleavaitdéjàquatre-vingt-treizeans.Etqu’ellen’estpaspasséeparunefin
devielongue,douloureuseetdifficile.Cequiétaitsuperpourelle,maisdurpourmoiparceque,samort,jenel’aivraimentpasvuvenir.
Ellen’oublierait jamais lecoupdetéléphoneannonciateur.Latassequi luiétait tombéedesmains, lecafébrûlantquis’était répandusurses jambesnuesavantdecoulerausol.
Ellesemouchadenouveauavecforce.—Gramsserait furieusesiellemevoyaitmaintenant.Ellemerappellerait
qu’elle a euunebelle vie, qu’elle a été aimée et entourée, qu’elle a gardé sesfacultésmentalesjusqu’aubout.Elleavaitl’artdevoircequiallaitbiendanssavie,plutôtquedesefocalisersurcequin’allaitpas,etellem’atoujoursincitéeàsuivre son exemple.Et c’est vrai que, dans l’ensemble, je suis plutôt positive,maisçan’empêchepasqu’ellememanque!Etmaintenant,tudoistedemandercequetuasfaitpourmériterdeteretrouveravecunefilleenpleurssurlesbras.Mais,sérieux,tun’aspasàt’inquiéterpourmoi.Va,faiscequetuasàfaire.Jevaisjusteêtretrèscharitableavecmoi-mêmependantunpetitmoment,jusqu’àcequejemesentemieux.
Maisilnepartaittoujourspas.Nonseulementilrestasurplace,maisillafitpivoterversluietlapritdanssesbras.
Eva en fut si surprise qu’elle demeura un instant sans bouger. Puis cettemarquedesympathieinattenduebalayasesdernièresdéfenses,etlessanglotssedéclenchèrentpourdebon.DelamaindeLucasquiluicaressaitdoucementlescheveux,desonbraslibrequilasoutenait,émanaitunesensationenveloppantederéconfort.
Il la tint ainsi pendantqu’elle sevidait de sonchagrin, luimurmurantdesmotsapaisants,douxetindistincts.Ellerespiraitsachaleurd’homme,percevaitlecontactrassurantdesoncorpsquis’offraitenappui,etellefermalesyeuxenessayantdesesouvenirdeladernièrefoisoùquelqu’unl’avaitserréeainsidansses bras. C’était tellement bon d’être blottie contre lui que c’en était presquecriminel. Lucas était juste un inconnu, mais quelque chose dans son étreintespontanéecomblaitlevideenelle.
Quandsacrisedesanglotspritfin,ils’écartad’elleetscrutasestraits.—Çaimpliquequoi,être«trèscharitableavectoi-même»?La gentillesse dans sa voix la toucha droit au cœur. Elle se tamponna les
jouesavecsonmouchoir.—Oh!destrucstoutbêtes.J’arrêtedemedirequejesuisgrosseouqueje
me déteste parce que je ne fais pas assez d’exercice. Je me pardonnegénéreusementd’avoiravaléuncarrédechocolatdetrop.
—Tufaisça?—Commetoutlemonde,non?Gênée, mais surtout reconnaissante, elle frotta la tache humide que ses
larmesavaientlaisséesurlachemisedeLucas.—Jemesensmieux.Merci,Lucas.Jenet’auraisjamaiscruaussidouépour
leréconfort.Tufaisçaàmerveille.Etmaintenant,tuferaismieuxdefiler,oujevais pleurer toute la journée pour avoir droit àmon câlin. Allez, allez, fonceécriretonthriller.
—Dis-moiquetunepensespassérieusementquetuesgrosse?—Seulementdansmesmauvaisjours.Maisça,c’estjusteparcequej’adore
la gastronomie, la cuisine. Et si je ne fais pas attention, je chope un petitsupplémentdecourbes.
—Unsupplémentdecourbes?L’échod’unrireperçaitdansletondesavoix.—C’estunpeucommeunsupplémentdechantillysuruneglace?dit-il.En
d’autrestermes,unpeuplusdecequiestdéjàbon?—Maintenant,jesaisquetuesécrivain.Tusaisutiliserlesmotsqu’ilfaut.Elleseforçaàfaireunpasenarrière.—Mercipourtonaide.Tum’assortiedemoncoupdemou.—Jesaiscequec’estdeperdreunprocheaimé.Lerires’évanouitdanslavoixdeLucas.—Tuasl’impressionquetut’ensors,quetucommencesàémerger,etpuis
çat’emplafonnesansprévenirettelaissesonnéetàterre,dit-il.C’estcommesitunaviguaissurunemerlisseetquetuvoyaisseleverunevaguegéantejusteàl’instantoùelles’abatsurtoietqu’elletefaitchavirercorpsetbiens.
Personne encore n’avait décrit ce qu’elle ressentait avec des mots quisonnaientaussijuste.
—C’estcommeçaquetutesens?—Oui.Illuicaressadoucementlajoue.—C’estcensés’amélioreravecletemps,alorsaccroche-toi.Le regard de Lucas retint le sien. La relation entre eux était en train
d’évoluer,gagnaitenrichesseetenproximité…Ilyavaituneintimiténouvelleetautrechoseencore,unfluxdechaleurinattenduquilatraversaitmalgréelle.
Ledésir.Lucaslaréconfortait,etelleréagissaitparunemontéed’excitation.Lagêne
l’aurait envahie si elle n’avait pas vu flamber une réaction analogue dans les
profondeursdesesyeuxbruns.—Tudevraisteremettreàtonbouquin.—Tuasraison.Savoixavaitquelquechosederauque.Illaissaretombersamainetremitde
ladistanceentreeux.—Ettoiàtesexploitsculinaires.Ilsétaientsoudainunpeutropguindés,unpeutroppolis,l’unetl’autre.Ils
faisaient délibérément abstraction des mutations chimiques complexes quivenaientdeseproduireentreeux.
Eva retourna à la cuisine, essayant d’effacer cemoment de trouble de sespensées.
Ellecuisinatoutelamatinée.Sansrelâche,elleéplucha,détailla,fitblondir,revenir, braiser et mijoter, pendant que la tempête de neige continuait de sedéchaîner de l’autre côté de la vaste cloison en verre. New York avait étééclipsée par un tourbillon blanc qui rendait flou la découpe familière de sesbuildings sur fond d’horizon fantomatique. Les bars et les restaurants étaientfermés.MêmeBroadwayavaittirélerideau.
Avec un petit pincement au cœur, elle songea aux services d’urgence et àtous ceux dont la profession les contraignait à s’exposer aux éléments. Ellecroisaitlesdoigtspourqu’iln’yaitniaccidentsniblessés.
Detempsentemps,elleregardaitverslehautdel’escalier,maislaportedubureaudeLucasrestafermée.Luiaussiavaitétéblesséetaccidentéparlavie.Etilcomposaitavecsesblessuresàsafaçon.
À l’heure du déjeuner, elle lui monta un plateau.Mais à travers la porteclose, elle entendit le cliquetis pressé des touches et décida qu’il était plusimportantpourluid’écrirequedes’alimenter.Entoutcaspourlemoment.Elleredescenditavecsonplateauintactetrecommençaàcuisiner.
Paigeappelaàdeuxreprises.Unepremièrefoispourleboulot,carelleavaitdes questions sur une réception de fiançailles qu’elles organisaient en grandepompepourunericheclientebaséeàManhattan.Lasecondepourluidemandersielleétaitlibrepourleréveillondu31.
Eva baissa le feu sous la casserole dans laquelle elle faisait réduire unesauce.
—Jesuislibre,oui.Complètementettotalementlibre.—Tantmieux,carjeveuxtefairerencontrerquelqu’un.—OK.Jesuismûrepourl’épreuvedurendez-vousarrangé.
Elle essaya de ne pas penser à l’étreinte de Lucas. Il avait juste voulu laréconforter.
— Ça se passe comment, alors, sur la Cinquième Avenue ? Tu rentresquand?
Evajetauncoupd’œilparlafenêtre.—Jepensaisfaireauplusvitepourrentrertôt,maisleblizzardachangéla
donne. Je te rappellerai pour te le dire quand ça se calmera un peu,OK ? Jet’envoiequelquesidéespournotrefiancéetsafêtededemandeenmariage.EtjesuisentraindetravaillersurledînerdefiançaillesAddison-Pope.
Elleraccrocha,rangealacuisinepuispassacôtéséjourpourdécorerlesapinenessayantdenepaspenserque,deuxansplustôtencore,elleavaitaccrochédesguirlandeslumineusesdanslachambredeGrams.
Endébutdesoirée,ellemontaprendreunedoucheetsechanger.LaportedubureaudeLucass’ouvritalorsqu’elleatteignaitlehautdesmarches.
Ilclignadesyeux,posantsurelleunregardincertain,commes’ilvenaitdepasserlajournéedansuneautredimension.Elleauraitpeut-êtredûallerfrapperàsaporteplustôt?Cen’étaitpassaindetravaillertantd’heuresd’affiléesansprendrelamoindrepause,si?
—Commentças’estpassé?Tuasfaitquelquespaninis?— Un banquet complet, répondit-il d’une voix absente, comme s’il était
encoreabsorbéparsonbouquin.Puisunsourires’élargitsursestraits.—Tuesunvraigénie,Eva.—Moi?Jesuisjusteunecuisinièrequiparletrop.Soncœurcognaitdanssapoitrine.Commentavait-ellepupenserqueLucas
n’était pas son type ? Il avait été plus facile de le chasser de ses penséeslorsqu’elles’imaginaitencorequ’iln’étaitqu’unebellegueuletalentueuse,toutjustedouépourécriresesbouquinsd’horreur.Maisellesavaitmaintenantqu’ilavaitunevraiesensibilité.Etilnefaisaitpaspartiedeceshommesquifuyaientaumoindresigned’émotion.
—C’estjustementparcequetuparlesquejerecommenceàécrire.Evatressaillit.—Jesuisheureusedel’apprendre.Etmercidenepasavoirhurléausujetdu
sapin. Il est un peu plus grand que prévu, il faut le reconnaître. J’ai pris desphotospourlesenvoyeràtagrand-mère.J’espèrequeçanetedérangepas.Jen’aipasparlédetoi,maisjevoulaisqu’ellevoiequejefaismonboulot.
—Dansl’étatd’espritoùjesuis,tuauraispuinstalleruneperdrixdansunpoirier,celanem’auraitfaitnichaudnifroid.
Il se frotta lecrâne.Parquellemagie réussissait-il àêtreencoreplusbeauaveclescheveuxenbatailledresséssurlatête?Quandellesepassaitlesdoigtsdanssesmèches,elleavaitl’aird’unerescapéetoutjustesortied’unerencontreavecunebarrièreélectrique.
—C’estquoi,cetteobsessionpourlesvolatiles,cettesemaine?Jenesuispaspersuadéequelaperdrixsoitl’animaldomestiqueidéal.
Elleavaitlesnerfsenvrac,etlaraisonn’étaitpascompliquéeàtrouver:lesouvenir de leur étreinte flottait entre eux, gros comme une maison. Il étaittempsdesereprendreenmain.
— Laisse-moi juste une demi-heure pour passer sous la douche, puis jedescendraim’occuperdudîner.Saufsitupréfèrescontinueràtravaillerencore?
— Non, j’ai besoin d’une pause. Je continuerai à écrire ce soir. Je vaisprendreunedoucheaussi,puisjechoisiraiunebouteilledevin.Ilfautqu’onfêteça.
Fêterça.Undînerentêteàtêteetarrosé?Mmm…Perspectiveplutôtintime.Elleavait tout intérêtàgarderà l’espritqu’ellene sepréparaitpasenvue
d’unrencard,maisd’unesoirée-boulotpureetdure.
***
Souslejetbrûlantdeladouche,Lucassesentaitvivantcommecelaneluiétaitplusarrivédepuisdesmois.Questionbouquin,ilétaittoujourstrèsloindustadequ’ilauraitdûatteindreàquelquessemainesdesadatederemise,maisilavaitaumoinsréussiàquitterlesstarting-blocksetàprendreledépart.
Etcedémarrage,illedevaitàEva.Il enfila un jean noir et une chemise propre, et s’immobilisa en haut de
l’escalierenentendantchanterdanslacuisine.Lachansons’interrompit,aussitôtrelayée par le vrombissement d’un mixeur, batteur ou robot ménagerquelconque.Puislamélodiereprit.
Jetant un coup d’œil en bas, il constata qu’Eva avait remis ses écouteurs.Mais,cettefois,ellenedansaitpas.
Dèsqu’ellelevit,ellesetut.—Désolée.Jesuistropbruyante?
Sa question éveilla des images d’orgasme. Mais qu’est-ce qui chez elleorientaitsystématiquementsonespritsurlesvoiesdusexe?Iln’auraitjamaisdûla serrer dans ses bras. Parce que,maintenant, non seulement il savait qu’elleétaitbelle,maisilconnaissaitaussilasensationdesoncorpscontrelesien.
—J’ai toujourseuplaisiràécouterEllaFitzgerald.Tantque leschantsdeNoëlnefigurentpasaurépertoire,taplaylistnemeposepasdeproblème.
Desproblèmes,ilenavaitd’autres,enrevanche.Commelafaçondontsoncorpsavaitréagi lorsqu’ilavaitserréeEvacontre lui.Cesimplegestesemblaitavoirréveilléunmanquedontilignoraitl’existence.
—Qu’est-cequetuleurreprochesdonctant,àceschansonsdeNoël?—Ilmesemblequ’onadéjàassezdemanifestationsfestivescommeça,par
ici.Iltournalesyeuxverslesapin.Sesbranchesétaientàprésententrelacéesde
guirlandes et de délicates perles de lumière. Il se demanda si sa hauteurimpressionnante était censée compenser l’austérité résolument anti-festive desonappartement…
— Il est du genre immodeste, ce sapin. Tu ne crois pas aux vertus duminimalisme,Eva?
—Pasenmatièredesapin,non.Ellesouritet ilnotaquesonrougeà lèvresétaitd’un joli rosebonbon.Sa
boucheluifaisaitpenserauxsucresd’orgequ’ilavaitadorésenfant.—Etdansd’autresdomaines?L’irrésistiblefossetteresurgit.—C’estunequestiontrèsprivée,monsieurBlade.—Tuvischezmoietjet’aivueenpyjama.Jecroisquenoussommesdéjà
entrésdanslesterritoiresdu«privé».Il ne précisa pas qu’il l’avait aussi tenue dans ses bras. Ce n’était pas
nécessaire.Leglissement survenudans leur relation, ils l’avaientperçu l’unetl’autre. Une simple attirance abstraite s’était muée en une hypersensibilitéélectriquequifaisaitcrépiterl’airentreeuxàchaqueéchangederegards.
Et ce n’était pas que physique. Chaque conversation avec elle mettait enlumièreunenouvellepiècedupuzzleEva.
Elleétaitunvivierd’inspirationàelleseule.Ils’immobilisadevantsonmurdebouteilles.—Qu’ya-t-ildeprévuaumenu,cesoir?—Poêlée de légumes de saison avec une tartelette au fromagede chèvre,
puisdesraviolisàlacourgeetàlasauge.C’estfacileàmangersurunplateauà
côtédetonordinateur.Ça,c’étaitaucasoùtuauraisvoulucontinueràtravaillerenmangeant.
—Pascesoir,non.Jedîneavectoi,etunrepasaussiélaboréréclameuncruréputé.
Il se dirigea vers son armoire à vins réfrigérée et sortit une bouteille deblanc.
—Lapremièrefoisquejel’aigoûté,j’étaisentournéeenNouvelle-Zélande.J’enaiaussitôtfaitexpédierunecaisseici.Ilestsensationnel.
—Découvrons les saveurs de l’hémisphère Sud, alors… Pourmoi, ce neserapasplusd’undemi-verre.Ehoui, jenerevienspascher,commefille.Onpeutm’inviteràboireuncoupsansseruiner.Sij’avalelamoindregorgéeavantd’avoirfinidecuisiner,jenegarantisplusrienauniveaudurepas.Enfait,jenedevraispeut-êtrepasboiredutout.Jenevoudraispasperdremesinhibitions.
Lucassortituntire-bouchond’untiroir.—Parcequetuescenséeavoirdesinhibitions,toi?Tulescachesoù?—Trèsdrôle.Ilyapleindegensquiapprécientmoncôtétransparent.Mais
toi,tut’interrogesévidemmentsurlacriminellequejecacheenmoi.La criminelle en elle, non, certainement pas.Mais il la cherchait dans le
personnage qu’il élaborait en s’inspirant d’Eva. Une fille qui se révélaitcomplexe, retorse et d’une duplicité confondante. Mais pour le moment, ilpréférait s’intéresser à la femme de chair et de sang plutôt qu’à celle qu’ilconstruisaitenimagination.
Ilversalevin,lefittournerdanssonverre,observantsononctuosité.—Goûte-le.C’estunemerveille.—Vas-tum’éblouiravecundiscoursfleurisursesnotesdefruitsexotiques,
satenueenboucheetautresconsidérationsœnologiquessavantes?Ouréserves-tutonvocabulairepoétiqueàteslivres?
Ilsongeaàl’universtoutsaufpoétiquequinaissaitsoussaplumegrinçante.—C’estàpeuprèsça,oui.Bois.Ellehumalevinàsontourpuispritunetoutepetitegorgée—lentementet
avec précaution, comme si elle le soupçonnait de vouloir lui faire ingurgiterquelquevénéneuxbreuvage.
—Oooh…Ellefermalesyeuxuninstant,puisretrempaleslèvresdanssonverre.—Commentsefait-ilquelevinquejeboischezmoin’aitjamaiscegoût-
là?Tul’aspayécher?—Ilvautlargementsonprix.
—End’autrestermes,ilcoûtebeletbienunefortune.Jesupposequetuesfinconnaisseur?
—Disonsquelevinfaitpartiedemespassions.Ellereposasonverreetrepritsespréparatifs.— En revanche, répondre à ton courrier n’a pas l’air d’en être une, de
passion…Elleposauneassiettedevantlui.Lesbordsfestonnésdelatarteétaientdorés
àpoint,lapâtesuperbementlevée.Etlasurfaceformaitunecompositionétudiéedeformesetdecouleurs.C’étaitbeaucommeuntableauéphémère.
— Tu n’as même pas l’intention de l’ouvrir, ton pauvre courrier ensouffrance?
Ilpritsescouverts.—Jesuisabsent,nel’oubliepas.Jenepeuxpasrépondresijenesuispaslà.—Maiss’ilyavaitquelquechosed’urgent?—Net’inquiètepaspourça.MaisEvan’étaitpasfilleàlâcheruneidéelorsqu’ellel’avaitentête.—Et s’il y avait unmessage important ? Je peux l’ouvrir pour toi, si tu
veux.—Sivraimentçat’amuse…— Quelqu’un attend peut-être une réponse de ta part. Tu n’as pas
d’assistante?—Mon éditeur a une équipe qui prend en charge la communication des
auteurs.Eva hocha la tête et l’observa d’un air d’attente inquiète lorsqu’il prit sa
premièrebouchée.—Alors?—Mmm…C’estàsedamner.Et il n’exagérait pas. La pâte était une merveille. Avec les lamelles de
poivrons rouges marinés, le fromage de chèvre onctueux formait un duo desaveursaussiréussiquedétonnant.
—Tuassortimespapillesd’uncomaprolongé.Lecomplimentparutlaravir.—Jene suispasmécontented’être à l’originedecette résurrection…Toi
aussi, tu es talentueux dans ton domaine. Je ne peux pas en jugerpersonnellementpuisquejen’aijamaisrienludetoi,maismonamieFrankieestaddict.Ellenelitquedestrucsatroces.
—Merci.
Lesjouesd’Evarosirent.— Pardon. Je me suis mal exprimée. Ce ne sont pas tes livres qui sont
atroces,maiscequisepassededans.Teshistoiressontbientropterrifiantespourmoi, en tout cas. Je sais que je serais incapable de les apprécier à leur justevaleur.
—Situn’enasjamaisluaucune,commentpeux-tuenêtresûre?Elledécoupasatartelette.— Il suffit que je regarde la couverturepour le savoir.Sur ledernier, il y
avait du sangqui gouttait de la lamed’un couteau.Et puis les titres endisentlongaussi.Lamortfaitsoncome-back.Ambiance…
Evafrissonna.—Quandjelisça,j’aiplutôttendanceàcontournerlerayonqu’àmejeter
surlelivre,dit-elle.Laseulefoisoùj’aiessayédelireunthriller,j’aidormilalumièrealluméeetjemesuisréveilléeenhurlant.
—Meslecteurssedisentpourtantprisauxtripes.—Justement.Lesentrailles,cen’estpastropmontruc.Parle-moiplutôtde
l’histoirequetuasécriteàhuitans.Tuétaisdéjàdansleregistregore?—Alorsvoilà lescirconstancesquiontmarquémesdébuts littéraires :un
matin,onretrouvelechatdesvoisinsmortsurleborddelaroute.Toutlemondeen a conclu qu’il avait été heurté par une voiture, mais je n’arrêtais pas dem’interroger sur cette findevie féline.Et si c’était autre chose ?S’il lui étaitarrivéquelquechosedeplusinquiétant,àcettebête?J’aiépuisémafamilleavectouteslesautresexplicationspossiblesdontjeleurrebattaislesoreilles.
Ilvitl’expressiond’Evas’assombrir.—Tuauraispréférél’option«écraséparunevoiture»,c’estça?—J’auraispréférélescénariooùlechatauraitétéjusteblessé,puissoigné
etremissurpattes,maisj’imagineque,danslamesureoùc’esttoiquiécrivaisl’histoire,ledénouementn’apasdûêtretrèspositif.
—Jecrainsfortquenon,eneffet.Laréactiond’Evaluirappelaitclairementlesdifférencesentreeux.—C’étaitl’été.Jemesuisenfermédansmachambreetjen’ensuisressorti
qu’après avoir écrit mon histoire jusqu’au bout. J’avais imaginé neuf façonsdifférentesdontcechatavaitpuperdrelavie.
—Jepréfèrenepasconnaîtrelesdétails.Au souvenir du dénouement macabre qu’il avait choisi pour chaque
scénario,ilneputs’empêcherdesourire.
—J’airemisl’histoireàmoninstit,quim’aditqu’ellen’avaitjamaisrienlud’aussieffrayantdesavie.Ellem’ajuréqu’elleavaitvérifiédeuxfoisquesesportesetsesfenêtresétaientbienferméesetqu’elleagardésonchatbouclédanssa chambre. Puis elle m’a conseillé d’envisager une carrière dans le romand’épouvante.Ellel’aditenplaisantant.
—Maistul’aspriseausérieux.—Elle seplaignaitd’avoir étéobligéed’allumer toutes les lumièresde la
maison pour lire mon récit. Je ne pense pas qu’elle disait ça comme uncompliment.Mais,pourmoi,c’enétaitun,etmêmeleplusbeauqu’ellepouvaitmefaire.
Evan’avaitpasl’airtrèsconvaincue.—Donc, àhuit ans, tuas écrit cettehistoire lugubredechat assassiné.Et
ensuite?— J’ai continué à imaginer des scénarios macabres. Je les écrivais sous
forme de feuilleton que je refilais à mes potes de classe — chapitre aprèschapitre. Je découvrais que j’adorais tenir les gens en haleine.Une fois le plipris,j’aicontinué,mêmeenfac.Nonseulementj’yprenaisgoût,maisj’affûtaismaplume.
—Tuasétudiéquoi?L’écriturecréative?Lalittératureanglaise?L’histoireduromanaméricain?
—J’étaisenfacdedroitàColumbia,maisj’étaisfascinéparlapsychologiedescriminelsplusqueparlesstratégiesàmettreenœuvrepourlesdéfendre.J’aiterminémonpremierromanetjel’aipasséàmoncoloc.Ilacommencéàlireetilnes’estplusarrêtédelanuit.J’aidécidéquec’étaitcequejevoulaisfaire.
—Tenirlesgenséveilléslanuit?—C’estplusoumoinsl’idée,oui.Son regard s’attarda un instant sur la courbe douce des lèvres d’Eva, et il
songea qu’il n’aurait aucun problème à la garder éveillée la nuit entière, sansavoiràpasserparunromanàsuspensepouryparvenir.
Peut-être que sa grand-mère le connaissaitmieux qu’il ne l’avait cru, toutcomptefait?
— Il arrive qu’il y ait des personnages qui tombent amoureux dans teslivres?
—Detempsentemps.Elleparutagréablementsurprise.—C’estvrai?Etleurhistoired’amourseterminebien?—Jamais.
—C’estpourçaquejeneveuxpasliretesromans.Jesuisunetrouillarde…Tiens,parlantdecriminelsetdepolice, enchaîna-t-elle, sourcils froncés, en seservantunecuilleréedelégumes.Tuétaisentermestrèsfamiliersaveclesflicsquisontintervenushier.
—Jelesconnaisbien,oui.Ilseresservitàsontour.Mangerdevenaitpresqueaddictif tant lessaveurs
delacuisined’Evaétaientrevigorantes,intensesetinventives.—Mais tu n’as pas un vrai passé criminel. Tu te contentes d’écrire des
histoires.Commentsefait-ilquetulesfréquentes?—Ilsmerencardentàl’occasion,quandjefaisdesrecherchessurunthème
particulier.—Donc, tupréparesunmeurtredans ta têtepuis tu lesappelleset tu leur
demandes :«Hé, lesgars,qu’est-cequevousenpensez?»Et ils tedisent sic’estjouableounon?
—Plusoumoins,oui.—Etçat’arrivedelesaccompagner?— En patrouille ? Dans le temps, oui, je l’ai fait. Maintenant, beaucoup
moins. Soit j’écris, soit je suis en tournée d’auteur. Je n’ai plus beaucoup detempspourlereste.
—Tuavaispeurquandtupatrouillaisaveceuxlanuit?—C’était intéressantplusqu’angoissant.Mais l’essentieldeceque j’écris
ne relèvepasdescompétencesdespoliciersque tuascroiséshier.Lescassurlesquelsjemepenche…intéressentd’autresbrigades,conclut-ilpudiquemententendantlamainverslasalière.
—Tespersonnagessontplutôtdestueursensérie,quoi.Ellereposasescouverts,l’appétitvisiblementcoupé.— Pourquoi ce besoin de te pencher sur des gens horribles qui font des
choseshorribles?— La plupart des serial killers ne se considèrent pas comme des gens
horribles. Et j’écris à leur sujet parce que les méandres de leur esprit mefascinent.J’aitoujoursétéattiréparcequifaitpeur.Cequineveutpasdirepourautantquejesuisunmonstredesadismequigardedespetitsenfantscachésdansmes armoires pour les torturer à loisir, comme une journaliste venuem’intervieweravaitl’airdelecroire.
—Çat’arrivesouventcegenredemésaventure?— Beaucoup de gens pensent que pour m’intéresser ainsi au psychisme
criminel, je ne peux qu’avoir moi-même des prédispositions au meurtre.
D’ailleurs,tunedevraispasêtrerassuréedepasserlanuiticiavecmoidanscetappartement.
—Jen’aipaspeur.Ellesoutintsonregarduninstantpuisrougitlégèrementetseconcentrasur
sonverredevin.—Ilmemanquesansdouteunecase,maisjesuisincapabledecomprendre
quedesgenspuissentrechercherdessensationscommel’angoisseetlaterreurets’yvautreravecdélice.
La tension sexuelle entre eux devenait palpable, mais elle semblaitdéterminéeànepasenfairecas.
Ils’alignasursonattitude.—Lalecture,c’estunebonnefaçondesefairepeursansprendrelemoindre
risque.Jeremuedansmesbouquinslesangoissesprofondesquenouspartageonstousetjetisseunsuspenseautour.Lapeurestuneexcitationcommeuneautre.Certains vont la rechercher en faisant du saut à l’élastique, d’autres choisirontd’enressentirlamorsuretoutensesachantàl’abridansleconfortrassurantdeleurchambreàcoucher,àtournerlespagesd’unthriller.
—Ettunetefaispaspeurtoi-mêmeenécrivant?—Quandjesuisàfonddedans,oui.Laplupartdutemps,c’étaitlesdocumentsdanslesquelsilseplongeaitpour
ses recherches qui le glaçaient d’angoisse. Mais il ne jugea pas utile de lepréciseràEva.
—C’est pour ça que tu pratiques les artsmartiaux ?Pour te protéger desdémonsquetucrées?
—Désolédecassertesillusionsmais,laplupartdutemps,lesartsmartiauxsontjusteuneformeintéressantededisciplinementaleetphysique.
Ilterminasonassietteetserenversacontresondossier.—Assezparlédemoi.C’est ton tour,maintenant.Si tune lisnipolarsni
thrillers,quoid’autre?Lesclassiques?—Oui, bien sûr.Mais aussi la littérature contemporaine. Je ne crachepas
non plus sur la chick lit.Mais j’ai un grand faible pour les livres de cuisine.J’adoreça.
—Jecroyaisquetun’enutilisaispas?— Je ne m’en sers pas souvent mais j’aime m’immerger dedans. Ils
nourrissentmoninspiration.Ilpritunegorgéedevinenlaregardantservirlesraviolis.—Tun’asjamaissongéàenécrireun?
—J’aidéjàmonblog.EtunechaîneYouTube.Avec le travail que je faispourUrbanGénie,jepassepasmaldetempsàanimerdescontenus.
—TuascarrémentunechaîneYouTube?—La cuisine, c’est visuel. Pour réalisermes recettes, c’estmieuxdevoir
étapeparétapecomment jeprocède.Et jem’aperçoisque jenemedébrouillepassimal,pourmesdémonstrationsenligne.Lesgensaimentbienmeregardercuisiner.Çadoitprobablementtesurprendre.
Nonseulementçanelesurprenaitpas,maislecontrairel’auraitétonné!Quin’auraitpasplaisiràlaregarder?Aveccesyeuxet ce sourire, il étaitprêt àparier,mêmesansavoirvu son
blog, qu’elle attirait un nombre important de visiteurs. Il se demandait quelleétait la proportion d’hommes et combien, sur le tas, s’intéressait au côtépurementculinairedesesprestations…
Choisissant de ne pas trop y penser, il goûta un ravioli et cessamomentanément de maudire sa grand-mère pour ses tendancesinterventionnistes.
—Jen’étaispasconvaincud’avance,maisc’estexcellent!—Tutrouves?Ouf!—Àlacourgeetàlasauge,tudis?Iltestadenouveau.—Tunefaisjamaisrienàbasedeviande?Unsoupçondecouleurmontaauxjouesd’Eva.—Jepeuxencuisinerpourtoi,situenveux.—Mais,toi-même,tun’enconsommespas?—Jamais.Jesuisvégétarienne.Jen’aimepasfairedemalauxanimaux.Lucas sentit son cœur battre plus vite. Il reposa sa fourchette, se
désintéressantsoudaindelanourriture.—Etilyalongtempsquetuesvégétarienne?—Depuistoujours.J’aiétéélevéeparmagrand-mère,quiconsidéraitquele
respectdelaviepassaitd’abordparl’assiette.—Donc, depuis toute petite, tu as toujours été bonne avec les animaux ?
demanda-t-il,avecsonpersonnageentête.—Attends,jenesuispasunesainte.Jen’aiencorejamaiscâlinéd’araignée.
Maisjenelesécrasepas,sic’estcequetuveuxdire.Lorsqu’ellessontvraimenténormes,j’appelleMattetils’encharge.
—Mattestlefrèredetonamie?
—Oui, voilà. Il vit dans l’appartement au-dessus du mien. Il est un peucommema famille…Parlantde famille, vas-tudire à tagrand-mèreque tu esrentré?Ellevaforcémentvouloirtouslesdétailssurcequej’aiaccomplicheztoietjenevoudraispasavoiràluimentir.
Ilcompritqu’illamettaitdansunepositioncompliquée.—OK.Jeluidirai,c’estpromis.Sonattentionfutsoudainattiréeparlasurfacelissedelatableduliving.Il
luifallutunmomentpourmettreledoigtsurcequimanquait.—Qu’est-ilarrivéaucouteauquiétaitsurcettetable?Ellegardalesyeuxdétournés.—Quelcouteau?—Celuiquiétaitposélà.—Ilyavaituncouteau?Sontonrespiraitl’innocence.— J’ai dû le rangermachinalement. C’est dangereux de laisser traîner ce
genredechoses.N’importequellepersonnequitravailleencuisinesaitcela.Illaregardaunlongmoment.—Pourquoipensais-tuquececouteausetrouvaitlà,Eva?Elleavalasonvintropviteettoussota.—Jenesaispastrop.Maisçam’aparuplussûrdel’enlever.—Tupensaisquejepourraist’attaqueràl’armeblanche?—Quoi?Ohnon,pasdutout!Elleparaissaitchoquéequ’ilaitpupensercela.—Pasuninstant,non.Malgrélesangquidégoulinesurlescouverturesde
teslivres,jesaisquetun’espasphysiquementviolent.Lucassentitunecurieusetensionluipicoterlanuque.—Alorspourquoil’as-tudéplacé?Ellebaissalesyeuxsursonassiette.—Parcequejeredoutaisquetunet’enservescontretoi.Ilfixasurelleunregardmuet.—C’est pour ça que tu tenais à toute force à rester, alors ? Parce que tu
t’inquiétaispourmoi?—Ohnon,non,pasdu tout. Jesuis restéeparceque j’étaispayéepour le
faireetque jem’étaisengagéeenvers tagrand-mère.Mêmesiellen’avaitpasétéunecliente,jerespectelavolontédesgrand-mères.
—Eva…
—Bon,OK,oui!C’estenpartieparcequejenemesentaispastranquilleàtonsujetquej’aipréférém’incrustercheztoi.
— J’avais placé ce couteau là dans l’espoir qu’il m’inspire une idéed’intrigue.Çanevapaschercherplusloinqueça.
—Tantmieux.Parceque,quandjel’aivu,j’aieuunmomentdedoute.Tuavaisdegrandscernesnoirssouslesyeuxettuavaisl’airtellement,tellement…seul.Etpersonnenesavaitquetuétaislàet…
Ellevidalerestedesonvind’untrait.—…j’aieuunmauvaispressentiment.Maisj’imaginequetunemecrois
pas.Tupensaisquejerestaisparcequej’avaisdesviséessurtoi.Cequiensoin’est pas un raisonnement idiot parce que tu as effectivement un corps superexcitantet…Oups!Jet’avaisditdenepasmeservirplusd’undemi-verredevin.
Unsilencetomba.Àlafoislourdetvibrantdetensionsexuelle.Lesouvenirdu corps d’Eva contre le sien déclencha de nouveau une sérieuse attaque dedésir. Il se passa la main dans les cheveux et tenta de contenir la flambéed’excitation.
—Jepensequejedevraismeremettreautravail.—Situpaniquesausujetducommentairequejeviensdefaire,jeterassure
tout de suite. Comme je te l’ai déjà dit, tu n’es pas du tout mon type,physiquement.
Lui commençait à se dire qu’elle pourrait bien être le sien et la pensée lesurprit. Depuis la mort de Sallyanne, il avait croisé un certain nombre defemmes,maisaucuneneluiavaitrappeléainsiavecinsistancequ’ilavaitencoreunelibidoenétatdemarche.
—Jecroyaisquetun’avaispasdetypebiendéfini?—Tuassansdoute raison.Austadeoù j’ensuis, jedevraisprobablement
renoncer à être sélective. Il y a si longtemps que je n’ai pas fait l’amour quen’importequelindividupourvud’unpénisetd’unpoulsenactivitédevraitfairel’affaire,c’estça?
Lucass’étranglasurunegorgéedevin.—Tuviensvraimentdedirecequejet’aientenduedire?—Detoutefaçon,n’avons-nouspasdéjàétabliqu’ilpeutêtredangereuxde
juger lesgenssur leurbonnemine?Quisaitcequipourrait secachersous lasurfaced’untypequiseraitmontype?Enfin…jemecomprends.
Il avait eu l’occasion de s’entretenir avec suffisamment de tueurs en sériepour savoir qu’il valait mieux que le commun des mortels ignore ce qui se
déroulaitsouslasurfacelissedesapparences.— Cela t’arrive de trier tes pensées avant d’ouvrir la bouche et de les
déroulerenvrac?—C’esttafaute.Tum’asfaitboireduvin.Ellejouaavecsanourritureduboutdesafourchette.— Mais je reconnais que, même sobre, j’ai tendance à extérioriser
facilement.—Commentas-turéussiàsurvivreindemnejusqu’ici?—Jenesuispas indemne:dansmonparcoursamoureux, j’aieuaffaireà
quelquesgros,grosnuls.—Cequin’aentaméenrientaconfianceenunavenirsentimentalradieux?—Absolument pas, non. Ça veut juste dire qu’il y a des cons en ce bas
monde,maisçajelesavaisdéjà.Ilyaaussidesmecsbien.Etmêmedesmecssuperbien.Jen’aijustepassumedébrouillerpourlestrouversurmonchemin.Et je sais que tu ne rencontreras jamais la personne qu’il te faut si tu restescloîtrédanscetappartement.
—Stop.Onparledequi,là?Detoioudemoi?—Desdeux.Jemesuisjuréquecetteannée,àNoël,jenemeplanquerais
paschezmoià regarderdes rediffusionsdevieux filmsà laTVenpartageantmesfaveursentreBenetJerry.
Elleluijetaunregardencoin.—Jeparledelamarquedeglace,aucasoùtuteposeraislaquestion.— Si jeme « cache » chezmoi, Eva, c’est parce que j’ai un tapuscrit à
remettreenuntempsabsolumentrecord.— Nous savons l’un et l’autre que ce n’est pas la seule raison de ton
enfermement.Etmêmesic’était lecas,personnenebossevingt-quatreheuressurvingt-quatre.
Ilsongeaàsadatelimiteetauretardabyssalqu’ilavaitaccumulé.—Jenedevraismêmepasêtreassislààdiscuteravectoi.Il prenait le temps de le faire, pourtant. Et ne se sentait pas pressé de lui
faussercompagnie.Aucontraire.— Allez, file là-haut. Plus tôt tu auras terminé ce bouquin, plus tôt tu
pourrasrecommenceràvivrepourdebon.Elleselevaenprenantsoind’évitersonregard.—Jevaisdébarrasser.Puisj’ouvriraitoncourrier.—Fais-encequetuveux.Soncourrierétaitledernierdesessoucis.
***
Eva allait et venait en pestant contre elle-même. Avait-elle réellementprononcélesmots«corpssuperexcitant»àvoixhaute?
Le plus simple serait peut-être qu’elle se colle une bande adhésive sur labouche. Ou qu’elle se bloque les mâchoires avec des serre-joints. N’importequelleméthodeefficacepourl’empêcherdesortirdesénormitésferaitl’affaire.
Bon, en attendant, c’était aussi un peu sa faute à lui.Chaque fois qu’il laregardait, lachargesexuelleétait si fortequ’elleprenaituncoupdechaud.Latension lui grillait les neurones et faisait fondre ce qui lui restait de censureinterne.
Et ce n’était même pas la peine qu’elle se répète que Lucas n’était pasintéressé ou qu’il traînait trop de casseroles. Son corps n’écoutait rien de cequ’onluidisait.
Décidéeàgarder les lèvresscellées laprochainefoisqu’ilssecroiseraient,Evarangealacuisineetfrottalessurfacesjusqu’àcequ’ellesbrillent.Puiselletirauntabouretdevantl’îlotdecuisineets’installaavecsonrestedevinetuneénormepiledecourrier.
Ellecommençaparlespubs,déchirantl’adresseavecsoinavantdemettreletoutaurecyclage.Puiselles’occupadureste.
Laplupartdesenveloppescontenaientdesinvitations.Dessoiréesd’éditeur,uneséancedédicaced’unautreauteur,deslettresdelecteurs,neufsbalsdegala,une soirée à l’opéra et deux premières au théâtre. Plus douze lettres desollicitationémanantdediversesassociationscaritatives.
Àl’èredumail,elleétaitsurprisededécouvrirencoretantdelettrespapier.Etneufbalsdegala?
Evaexaminalesinvitationsposéesdevantelleavecunepointed’envie.Ici,soussesyeux,étaientétaléeslesmarquesd’uneviefascinante.
Sisapropreviesocialeavaitressembléàcetourbillondebalsetdecocktailsdans lesmilieux culturels dehaut vol, ses chancesde rencontrer quelqu’un seseraientvuesconsidérablementaugmentées.
—Ma foi,LucasBlade…pourquelqu’unquivit cloîtré, tues invitéàunnombreimpressionnantdepince-fesses.
Dessoiréesauxquelles,sansl’ombred’undoute,ilrefuseraitd’assister.Etellesavaitàprésentquecen’étaitpasseulementàcausedelapressionde
sadatederemisequ’ilpréféraitresterseulchezlui.Dansl’étatd’espritoùilse
trouvait en ce moment, il était aussi peu attiré qu’elle par la compagnied’inconnus.
Elle sortit son ordinateur portable et commença par les lettres. ChèreCaroline, tapa-t-elle,merci pour vos commentaires élogieux surmes dernièresparutions.Jesuisflattéd’apprendreque…Ellefitlamoueetpoursuivitavecunlégerhaut-le-cœur…queLaMortcommeseulecertitudeaétévotregrandcoupdecœurdel’année.
Ellerédigeaencorequelquesligneschaleureusespuisterminasurun:Bienàvous,LucasBlade.
Tropformel?Avecunlégersourire,elleeffaçalenomdefamilleetleremplaçapardeux
émoticônes«baisers».ElleétaitprêteàparierqueLucasn’avaitjamaisfaitçadesaviedansunelettre.
Aprèsavoirréponduàseslecteurs,ellepassaauxinvitationsqu’elledéclinapolimentl’uneaprèsl’autre,jusqu’aumomentoùelleatteignitladernièredelapile.
L’obscurité était tombée de l’autre côté de la vitre. Central Park baignaitdans une atmosphère presque irréelle alors que la lune se dégageait lentementdes nuages et faisait luire doucement la ville immobile sous son manteau deneige.
La dernière invitation était pour le Snowflake Ball à l’hôtel Plaza. Lescaractères en argent étaient imprimés en relief et la carte formait un floconstylisé avec art. Le visage dans les mains, Eva la contempla amoureusement.Elleétaitsijolie,cetteinvitation,quesiellel’avaitreçue,ellel’auraitencadréepour lamettreaumur.Lucasavaitde lachancequ’ellesesoitoccupéedesoncourrier.
Lebalavaitlieudansmoinsd’unesemaine.Était-iltroptardpouraccepter?Non.LucasétaituninvitéVIP.Ilsluitrouveraientuneplace,mêmesiladatederéponseofficielleétaitpassée.
Elle vérifia les détails. Les sommes collectées iraient à une associationdédiéeaudressagedechiensdethérapiepourlespersonnesâgéesdépendantes.Ellesesentitcraquer.Penseràtouslesseniorssouffrantdesolitudeluifenditlecœur.
Suruneimpulsion,elledécrochaletéléphone.— Bonjour, je vous appelle de la part de Lucas Blade… Oui, oui, il
m’emploiepourgérersacorrespondance…Cen’étaitpastoutàfaitunmensonge,si?
—…voilà.Tout à fait.M.Blade assistera auSnowflakeBall…S’il seraaccompagné ? Oui, oui, bien sûr. Nous vous ferons connaître le nom de lapersonneplustard.Mercibeaucoup.
Elleraccrocha,imaginantcequiseseraitpassésiellen’avaitpasouvertlecourrierdeLucas.
Il auraitmanqué un des événementsmajeurs du calendriermondain new-yorkais.
Nuldoutequ’ils’enseraitvoulud’avoirlaissépasseruneoccasionpareille.Et il lui serait tellement reconnaissant d’avoir récupéré la situation in
extremis.
***
—Hein?Tuasfaitquoi?—J’ai appelé lePlaza et j’ai dit que tu serais présent auSnowflakeBall.
J’imagine que cela te servira de leçon et que tu ne laisseras plus traîner toncourriersansl’ouvrir.Unpeuplus,etilétaittroptard.Tuauraisloupélebaldel’année.Ilyaurapleind’écrivains,d’architectes,de…
—Eva!Lucas perçut la colère qui grondait dans sa propre voix,même s’il savait
qu’ilétaitinjustedesedéfoulersurelle.— J’ai plus urgent à faire que d’aller m’emmerder à ce pince-fesses
cultureux.La simple idée d’assister à ce genre de manifestation le rendait malade.
Comme d’habitude, sa vision était aux antipodes de celle d’Eva qui associait,bienévidemment,lemot«bal»àdesroucouladesromantiquessouslesétoiles.Pour lui ce genre de soirées se traduisait par des œillades curieuses ou desregardscompatissants,etildétestaitlesunsautantquelesautres.
— Je sais que tu es à la bourre sur ton bouquin,mais ça va être sympa,comme fête. Et ça te prendra juste une soirée. J’ai décliné des tonnesd’invitations.C’estlaseulequej’aiacceptée.
—Tun’avaispasàlefaire.Ellesefigea.— Tu m’as dit que je pouvais m’occuper de ton courrier comme je
l’entendais.Celam’aparujudicieuxquetuacceptesd’assisteràcetévénementparticulier, sachant que tout l’argent collecté sera versé à une association quidéfenduntrèsbeauprojet.
—Si je contribuais chaque fois qu’onme demande de l’argent pour unebonne cause, je n’aurais même plus le temps d’écrire et je serais ruiné desurcroît.
—Maistun’espasruinépourl’instant,etiln’ajamaisétéquestionquetusoutiennestouslesprojets.Justecelui-ci.Uneassociationquifournitdeschiensdethérapieà…
—Tesinterventionsnesesontpasarrêtéeslà,jevois!Pour éloigner ce foutu Snowflake Ball de ses pensées, il avait porté son
attentionsurleslettresqu’elleavaitétaléesdevantlui.— J’envoie des exemplaires dédicacés de mon dernier bouquin pour une
vente aux enchères ? Qu’est-ce qui te fait penser que je dispose d’une tellequantitédelivresàdonner?
—Tu les as écrits, tu dois bien avoir des exemplaires d’auteur.Et cela teparaît peut-être très généreux,mais cela te prendra beaucoupmoins de tempsqued’assister toi-mêmeàcetteventeauxenchèresquipermettraderéunirdesfonds à l’intention de personnes en difficulté qui sont loin d’avoir lesmêmesmoyensquetoi.Jepensaisquec’était lecompromisparfait.Pourquoicesgenst’écrivent-ils à ton adresse personnelle, d’ailleurs ? Ils devraient normalements’adresseràlamaisond’éditionquitepublie,non?
—C’estcequ’ilsfont,répondit-ilaveclassitude.Cecourrierauraitdûêtretraité sur place, chez l’éditeur, mais ils ont une nouvelle assistante qui s’esttrompéeetatoutenvoyédirectementchezmoi.As-tulamoindreidéedunombredesollicitationsquenousrecevons?Ilestimpossiblederépondrefavorablementàtoutes,Eva.
—Pasàtoutes,non.Mais,pourcelles-ci,tupeuxcontribuersanscrainte.Cesontdesprojetscaritatifsvalables.
—Parcequ’ilenexistedesmauvaisàtesyeux,peut-être?Evasehérissa.—Parfaitement!J’aibienpluslatêtesurlesépaulesquetunelecrois.J’ai
fait des recherches sur chacune de ces associations, consulté les donnéesfinancières et vérifié que le pourcentage d’argent allant directement au projethumanitaireétaitoptimal.Jefaistoujourstrèsattentionquetoutnepassepasensalaires et dépenses somptuaires. Pour toutes ces causes, les comptes étaienttransparents.Tun’asriend’autreàfairequedesignerlalettreetdedédicacerleslivres.Jemechargeraidureste.
Ildécidaque,danscecasprécis,céderseraitlasolutionlapluséconomiqueentempsetenénergie.Ilpritunstylo.
—Tu as une longue pratique de la levée de fonds pour l’humanitaire, ondirait?
—Pasdu tout,non.Jepréfèrenepasme lancer là-dedanscar jeseraisenlarmestoutletemps.Jen’aipaslecuirtrèsépais…Essaiedenepasgribouiller,lemit-elle en garde en le regardant signer. Ils pourraient croire que c’est uneimitation.
Ilsignadefaçondélibérémentillisible.— Normalement, mon éditeur se contente de faire un envoi de livre en
glissantunesimplecartedevisite.—Jepensaisqueceseraitpluspersonnelcommeça. Ilschériront la lettre
écritedelamaindeLucasBladehimself.Ilenprituneauhasardetlutàvoixhaute:—«J’aieuun immenseplaisiràécrirece livrequiestundeceuxque je
préfère.»Quiconquemeconnaîtuntantsoitpeusauraquelaphrasen’estpasdemoi.Jenedisjamaisquetelouteldemesromansestmonfavori.
—Ahbon,pourquoi?— Parce que tes lecteurs en tirent la conclusion que les autres que tu as
écritssontmoinsbons.—C’estabsurde!Sijetedisquejecuisineundemesplatspréférés,tun’en
concluraspasautomatiquementquelerestedemesrecettessontdupurpoison.Ilsecontentad’unhaussementd’épaulesetcontinuadelire:«Jenesuispasloindepartagervotreavis.Ilesteneffetdommagequece
beaupersonnagedefemme,chaleureuseetpleinedejoiedevivre,aitétéamenéàmourirdèslesecondchapitre.»
Exaspéré,ilrelevalesyeux.—Tunepeuxpasécrireça!Jenesuisabsolumentpasd’accord.Ilesttoutà
faitcohérentquecepersonnagemeure,aucontraire.—Maispourquoi, sérieusement ?Mêmedansunehistoiredemeurtres en
série, ilpourraityavoirde tempsen tempsquelqu’unquiserait justeblesséetqui finirait par s’en sortir, grâce àune équipemédicaleperformante.Pourquoifaut-ilàtoutprixquetoutlemondemeure?C’esthorriblementdéprimant.
Ilreposalalettre.—Est-cequeje tediscommenttudoispréparer tesplats?Jemepermets
d’observer que ton soufflé devrait rester plus longtemps au four ou que tesbiscuitsseraientmeilleursavecdespépitesdechocolat?
—Non.
—Alors abstiens-toid’intervenir dans la façondont j’agence l’intriguedemesromans.
Ils’intéressaàlalettresuivante.— « Je suis impressionné par les objectifs généreux poursuivis par votre
association et je souscris entièrement à la cause que vous défendez…» Je nediraisjamaisçanonplus.Jesuisdéjàinondéd’histoiresàfairepleurerdansleschaumières.
— C’est pourquoi il m’a paru important que le ton de ta réponse soitpersonnel.Ilsapprécieronttoncôtétrèshumain.
—Et ils reviendrontme harceler encore et encore, enme bombardant delettresetdesollicitations.
Ilcontinuadelire.— « … Même s’il m’est impossible d’assister à l’événement que vous
organisez, j’ai le plaisir de vous adresser ci-joint un exemplaire signé demonlivre que vous pourrez mettre aux enchères. Je vous souhaite le plus grandsuccès dans votre entreprise…» et blablabla et blablabla. Et tu as signémonnomenajoutantdesbaisers.Enleurrecommandantdemeteniraucourant…
—Lesbisous,c’étaitpourplaisanter.C’étaitcensétefairesourire.Elleluiarrachalalettredesmainsetilressentitunepointedeculpabilité.—Si je signe avec des baisers, tousmes comptes sur les réseaux sociaux
vontêtresubmergéspardeslectricesdéterminéesàm’épousersurl’heure.—Ne tebercequandmêmepas tropd’illusions.Tu es terrifiant quand tu
faislatête.—Le fait de refuser d’aller à une connerie de bal, ça s’appelle « faire la
tête»?—Comment voulais-tu que je devine que ce serait une telle corvée pour
toi ?Ce n’est pas n’importe quel bal. Celui-ci a pour thème l’hiver, avec desfloconsetdessapinsdeNoëltoutenargent.
Visiblement fascinée, elle s’abîma dans la contemplation de l’invitation.Lucassedemandauninstantsiellen’avaitpasoubliéjusqu’àsaprésencedanslapièce.
Ellefinitparsoupirer.—Jeseraisprêteàcommettreunmeurtrepourpouvoiralleràcegenrede
fêtes.Ahtiens…c’estunmobileintéressant,non?Tuyavaisdéjàpenséàcelui-ci?
—Quetuaiesenvied’yaller,c’estunechose.Maistuasacceptépourmoi.Etc’estsurmoiqueçaretombe.
— Tu ne peux pas passer toute la période des fêtes bouclé dans tonappartement.
—Tucommencesàt’exprimercommemagrand-mère.—Ilsetrouvequejesuisdesonavissurcepointprécis.Cequineveutpas
dire que je suis d’accord avec elle sur tout, se hâta-t-elle de préciser.Qu’elleveuilleàtoutprixteprésenterdesfemmesbiensoustousrapports,jesuiscontre.Toutlemondesaitquelesrencontresarrangées,çanedonnejamaisrien.Maisjelarejoinssurlefaitquetudevraisrecommenceràsortirdecheztoi.
—Ettuvasbientôtmedirequelaphasededeuilaassezduréetqu’ilseraittempsquej’oubliemafemme,c’estça?
Malgrélaférocitédesonton,ellesoutintsonregardaveccalme.—Jenetediraisjamaisunechosepareille.Ressentirlebesoindepleurerses
morts, je connais.Tun’aspas lemonopolede ladouleur,Lucas.Cen’est pasparcequelesgensquit’aimentt’encouragentàmettrelenezdehorsdetempsentempsetàrespirerunpeud’airfraisqu’ilsestimentquetudevraisavoirrefermécechapitredetaviepourpasserausuivant.Tutesentiraispeut-êtrejusteunpeumoinsmalsitutefrottaisàtonprochaindetempsentemps.
—Oupeut-êtrequejemesentiraismillefoismoinsbien,aucontraire.Ets’ilyaunechosedontjesuissûr,c’estqu’iln’yaurariende«curatif»pourmoidanslefaitd’assisteràtonbalàlacon.Siçat’amusedevivredansunmondeimaginaireenchanté,c’esttonchoix.MaisnecomptepassurmoipourtesuivresurtonpetitnuagerosefaçonEvaland.
—Jenetedemandepasdemesuivre.Iln’yapasdeplacepourlescyniquesdansmon«mondeenchanté»,commetudis.
Ellepritsonsacetfourraquelquesaffairesdedans.—Tudevraisfairel’effortd’alleràcettesoirée,Lucas.—Pourquoi?Parcequejevaisyrencontrerquelqu’un, tomberamoureux,
vivreheureuxpourtoujoursenayantbeaucoupd’enfants?C’estcequetuallaisajouter?
—Toutcequej’allaisajouter,c’estquelamerde,çaarrive.Etquetoutcequ’onpeutfaire,c’estessayerdepoursuivresaroutequandmême.
Ellerefermasonsacavecunbruitsec.—Maisserepliersursoi,cen’estpaspoursuivresaroute,Lucas.C’estse
soustraireàlavieettrahirlesautresautantqu’onsetrahitsoi-même.Tagrand-mèrearaisonsurcepoint.Tudevraisvraimentalleràcettesoirée.
—Rappelle-lesetdis-leurquej’aichangéd’avis.—Non.
—Attention,Eva.Tudépasseslesbornes.Il reconnut à peine sa propre voix tant elle était glaciale. Mais il était
emportéparunélanqu’ilnecontrôlaitplus.— Je ne tolère déjà aucune interférence de la part de ma famille. Mais
j’admettraiencoremoinsquedesétrangersviennentsemêlerdecequej’aiounonàfaire.
Il vit ladouleurdans lesyeuxbleusd’Evaaumomentoù soncoupporta.Ellepritlesinvitationsetlesreplaçaavecsoinsurlatable.
— Je dépasse peut-être les bornes, mais je ne téléphonerai pas au Plaza,annonça-t-elled’unevoix tendue.Si tuneveuxpasyaller, il faudraque tu leleurfassessavoirtoi-même.
Ellesedétournaetsedirigeaversl’escalier.Lucasjuratoutbasetsepassalamaindanslanuque.Ilsesentaitàpeuprès
aussifierdeluiques’ilavaitmisuncoupdepiedàunchiot.Qu’est-cequiluiavaitprisdes’acharnercontreellecommeça?Ill’avaitprovoquéeàdessein,pourvoirjusqu’oùilpouvaitaller,et ilétait
incapable de dire pourquoi il avait ressenti le besoin de la casser. Il ne savaitqu’une chose : la présence d’Eva le déstabilisait. Et il n’était pas d’humeur àpenseràdesbalsetàdesfloconsdeneige.
Il entendit les pas légers d’Eva dans l’escalier. Levant les yeux, il la vitredescendreavecsonsacàdos.
Uneondedechocleparcourut.—Tut’envas?—J’ailaissétouteslesinstructionspourlesplatscuisinéssurunpetitcarnet
aimantésurlaportedufrigo.Sontonétaitpolietdétaché.Elleévitasonregard.—Situasdesquestions,tupeuxappeleràl’agence,auxheuresd’ouverture
d’UrbanGénie.J’ailaissélenumérodetéléphonesurcemêmecarnet.Maiscommentunepersonneaussipetiteetfragileavait-ellepucréerautant
deperturbationsdanssavieensipeudetemps?—Jen’iraipasàcebal,Eva.Cen’estpasenpartantquetumeferaschanger
d’avis.—Jesais.Tumel’asdéjàclairementfaitcomprendre.Toutcommetum’as
fait comprendre que tu ne voulais pas demon aide. Donc, oui, jem’en vais.C’est mauvais pour mon équilibre émotionnel de vivre dans l’entourage depersonnesencolère, surtout lorsqu’elles sont encolère contremoi. Jeneveux
pasd’ulcèresàl’estomacnimeboucherlesartères.Alorsjepliebagagetantquejesuisencoreenbonnesanté.
Ses paroles achevèrent de le culpabiliser. Il s’était comporté comme unimbécile.
—Reposecesac.Tunepeuxpaspartir.Ilneigeencore.—J’aimemieuxprendredelaneigequ’unepluiedereprochessurlatête.Et
si jen’aipas ledroitdem’inquiéterpour toi,pourquoiaccepterais-jequetu tesouciesdemonsort?Lestransportsencommunontrecommencéàcirculer,etj’airemplimoncontratici.
Lavérité, c’estqu’elle avait faitbienplusque soncontrat.C’étaitgrâceàelle qu’il avait pu repasser en mode création. C’était à Eva qu’il devait sonpersonnage,sondébutd’intrigueetunélandansl’écriturequidevraitapriorilemenerjusqu’aumot«fin».
Lalameaiguëdelaculpabilités’enfonçaunpeuplusavantdanssachair.IlavaitunedetteénormeenversEva.Ilauraitdûlaremercier.Ouaumoins
luiprésentersesexcuses.Maislesmotsluirestaientcoincésdanslagorge.Ilsevoyait perdre pied. C’était comme être prisonnier de sables mouvantsémotionnelsoùilspourraientfacilements’enfoncerensemble.
—Eva…—Bonnechancepourtonbouquin.Etessaiedenepaslaisserl’universnoir
detesfictionsdéteindresurtavisiondumonde.Tuasl’airdepenserquetoutesles interactionshumainessontde l’ordrede lamanipulationoude l’ingérence,maisilarriveque,toutsimplement,lesgenss’inquiètentlesunspourlesautres,cen’estpaspluscompliquéqueça.JoyeuxNoël,Lucas.
Elle s’enfonça son bonnet sur la tête, hissa son sac à dos sur ses épaulesfragilesetsedirigeaverslaporte.
Il tendit un bras pour l’arrêter puis le ramena lentement contre son flanc.Qu’allait-illuidire?
Neparspas.Ce serait plus sûr pour l’un comme pour l’autre qu’elle s’en aille, au
contraire.Celaluipermettraitdecontinueràbossersursonbouquindanslecalmeetle
silence. Il oublierait les tendres courbes du corps d’Eva, la douceur de sonsourire, son optimisme exaspérant et la façon dont elle chantait et dansait enmitonnantsespetitsplatsirrésistibles.
Ilseraitlibredeconsacrercentpourcentdesontempsàl’écriture.Etc’étaittoutceàquoiilaspirait.
Chapitre8
« Tout lemonde traîne des casseroles émotionnelles, mais il y a toujoursmoyend’ensemerquelques-unesenroute.»
—FRANKIE
MaryEleanorBlade—Mitzypour sesamis,etellen’enmanquaitpas—occupaitsaplacehabituelledansl’élégantebergèreMarie-Antoinetteofferteparsonfils.Sonfauteuilfavorisetrouvaitplacédefaçonqu’ellepuisseprofiteraumieuxdelacharmantevueurbainequisedéployaitsoussesfenêtres.
En cet instant précis, cependant, ce n’était pas la ville qui retenait sonattention, mais son petit-fils qu’elle couvait d’un regard discrètementappréciateur.
Elleavaitbeauavoirquatre-vingt-dixanspassés,elleétaitencorecapabledereconnaîtreunbelhommelorsqu’ils’enprésentaitun.EtLucasserangeaitdanscettecatégoriesansconteste.
Ilavaiteulabonnefortuned’hériteretdelabeautédesamèreetdelaforcephysiqueetmentalede sonpère.Cegarçonavait toutpour lui, finalement.Sahaute taille,uncharmeténébreuxcombinéàuneaurad’autorité impérieuse luiassuraientenpermanenceunfanclubfémininenthousiaste,mêmeparmicellesquin’avaientjamaisouvertundeseslivres.
Mitzyressentitunepointed’envieencontemplantlasuperbetignassedesonpetit-fils.
Dans unmagazine féminin pas tout à fait sérieux, elle avait lu queLucasBladeétait«l’hommeidéalsurtouslesplans».Unedéfinitionqui,mêmeàsesyeux de grand-mère conquise,méritait d’être nuancée. Lucas était doué d’uneintelligencebrillante,avecunhumourcaustiquesouventdésopilant.Maisilavaitaussi un caractère emporté et une façon très personnelle d’aborder la vie qued’aucunsdécrivaientmêmecomme«implacable».
Mitzynevoyaitpassonpetit-filssousunjouraussisévère.Ellesavaitqu’iln’étaitpas tant implacablequedéterminé.Cequ’elleconsidéraitplutôtcommeunequalité.Etquivoudraitd’unhommeparfait,d’ailleurs?Elleseméfiaitdelaperfectionetdesonaurasoporifique.Robertetelleavaientétémariéspendantsoixanteansetelleavaitaimélesfaillesdesonmariautantquesespointsforts.Lucas était comme lui. C’était un garçon passionnant. Passionnant maisperturbé.Etelleavaitlafermeintentionderemettrecejeunehommed’aplomb.La mère de Lucas, sa belle-fille, lui aurait conseillé de rester patiente etd’attendrequ’iltrouvedelui-mêmelechemindelaguérison.Maissiàquatre-vingt-dixanspassésonn’avaitpasledroitdemanœuvrerunpeupourlebiendesesproches,àquoibonêtreencoredecemonde?Undesavantagesdugrandâge,c’étaitquelesgenssemontraientplusindulgentsenversvosfrasques.Sesingérences dans la vie d’autrui étaient considérées comme « d’attendrissantesexcentricitésdevieilledame».Mitzyleslaissaitdire,mêmesielleavaitgardélecerveaudesesvingtans.Sic’étaitdel’ingérenced’essayerd’aider lepetit-filsqu’elleaimait,ehbiensoit.Etplutôtdeuxfoisqu’une.
Sespetitesintriguesdonnaientunsensàsonexistence.—TuescontentdetonséjourdansleVermont,alors?Elle avait posé la question d’un ton aussi détaché que possible.Mais, au
regardférocedeLucas,ellecompritqu’illuifaudraitredoublerd’effortssiellevoulaitjouerlejeuàsafaçon.
— Tu sais aussi bien que moi que je n’ai jamais mis les pieds dans leVermont.
—Ahvraiment?Illadévisageaavecimpatience.—Gran…Onarrêtelesconneries,OK?Elleclignalesyeux.—Tuesécrivain,monchéri.Jepensaisquetuseraiscapabledetrouverune
expressionunpeuplusrecherchéequecelle-cipourt’adresseràtagrand-mère.— Je pourrais en trouver, oui, mais celle-ci exprime mon message à la
perfection.Tupeuxm’expliquerpourquoitum’asfaitcecoupentraître?Il ladominaitdetoutesahauteurcourroucée,maiselleavait tropd’années
devolaucompteurpourselaisserimpressionnerpoursipeu.Etparsonpetit-filsmoins encore que quiconque. Elle avait conduit des ambulances pendant laguerre. Il en faudraitplusqu’un regardassassindeLucaspour lui faireperdretoussesmoyens.
—Quelcoupentraître?Jepeuxt’offrirunetassededarjeeling,Lucas?J’aidécouvert une nouvelle marque récemment qui offre des grands crus de thévraimentintéressants.
— Je ne veux pas de thé, non, répondit-il d’une voix tendue. Je ne veuxqu’unechoseetc’estcomprendrepourquoi tuasembrigadéquelqu’uncommeEvadanstesmachinations.Àquoipensais-tu,franchement?
—Jepensaisquetuavaisbesoindet’alimenterdécemment.EtEvaestunecuisinièredetalentcommetuaspu,jel’espère,t’enapercevoir.
Ellegardalatêtebasseetservitlethé,résistantàlatentationdesourire.Siellesouriaitmaintenant,elleétaitfichue.—Tumeprendspourunidiot,Gran?—Non.Elleleprenaitpourquelqu’undepassionnéetelleadoraitlespersonnesdans
songenre.SonRobertavaitétéexactementdelamêmetrempequelui.— Je pense que tu es quelqu’un d’entêté et d’opiniâtre, et qu’il t’arrive
d’êtredansl’erreuretdepersisterdansl’erreur.Maisjenet’aijamaisconsidérécommeunidiot.
—Tusaiscommemoique,situasenvoyéEvachezmoi,cen’étaitpaspourses talents culinaires. Je suis parfaitement lucide sur les buts cachés de tamanœuvre.Etçan’apasmarché,entreparenthèses.Jenel’aipastouchée.
Tuesbienbêtesic’esteffectivementlecas.MaisMitzygardacettepenséepourelle.
—Jesuisraviedel’apprendre.Jen’aipasenvoyécettejeunefemmecheztoi pour que tu lèves la main sur elle, dit-elle, faisant mine de ne pascomprendre.J’auraisétébienennuyéesitut’enétaisprisàellephysiquement.
Lucassecoualatêted’unairexaspéré.— On a été bloqués par la neige. J’ai dû la garder chez moi deux jours
entiers.—OhmonDieu,non!Mitzyécarquilla lesyeuxd’horreur, toutense félicitantque lesprévisions
météo,pourunefois,sesoientmontréesàlahauteur.—Lapauvrefille!Commeçaadûêtreaffreuxpourelle.—Pourelle?—Seretrouverenferméeavectoi,àlamercideteshumeurslugubres!Tout
lemondesaitque,lorsquetun’arrivespasàécrire,tuesmaussade,irritableet,defaçongénérale,invivable.OhmonDieu…
Ellesefrottalapoitrinedansungestethéâtral.
—J’espèrequejen’aipascommisuneregrettableerreurenenvoyantEvachez toi. Je pensais qu’elle ne risquait rien. J’imaginais qu’elle ne te verraitprobablementmêmepas.
—Pourquoitetiens-tulapoitrine,Gran?Tuasmal?Tuveuxquej’ailletechercherquelquechose?Quej’appelletonmédecin?
L’inquiétude dans sa voix lui réchauffa le cœur. Sous ses airs de belindifférentàl’humourgrinçant,c’étaitungarçonadorable.
—Jemesensjusteunpeuanxieuse,c’esttout.J’espèrequetun’aspasétéhorribleavecelle,Lucas.
Ellevituneexpressionfugitivepassersursonvisage,etcelaressemblaitfortàdelaculpabilité.
—«Horrible»estunbiengrandmot.Mitzycessadesefrotterlapoitrine.—Tuasétédésagréable,alors?—Disonsquenousnenoussommespasséparésentrèsbonstermes.Ilétaittendu,surlesnerfs.Lanatureirascibledesonpetit-filsavait-elleeu
raisondufragilerayondesoleilqu’étaitEva?—Situasblessécettefilled’unemanièreoud’uneautre,Lucas,jetejure
quetuvast’apercevoirquemapatienceadeslimites.Evaestdevenuepourmoiuneamieprécieuse.Etjenepeuxplusimagineruneviedontelleseraitabsente.
C’étaitprobablement la chose laplusvraiequ’elle lui ait ditedepuisqu’ilétaitentréchezelle.
—Justement,parlons-en.Elleyfaitquoi,danstavie,aujuste?Tunet’esjamaisétonnéequ’unefilledesonâge…
Ilsetutdefaçonabrupteetellehaussaunsourcilhautain.—Quoi?Étonnéequ’unefilledesonâgepuisseavoirspontanémentenvie
deconsacrerunepartiede son temps libre àunevieille raseuse commemoi ?C’estcequetuvoulaisdire?
C’était effarant, vraiment, comme les hommespouvaientmanquer de tact,parmoments!Finalement,c’étaitunmiraclequel’humaniténesoitpasencoreenvoied’extinction.
—Cen’estpasdutoutcequej’allaisdire.Tuesunedesfemmeslesplusintéressantesquejeconnaisse,maistuadmettrasquecen’estpassicourantpourunefillejeune,célibataireetattirantederechercherdesamitiésdansdestranchesd’âgessidifférentesdelasienne.
Ainsi,ilavaitbeletbientrouvéEvaattirante.Là-dessus,aumoins,ellenes’étaitpastrompée.
—Iln’yaquetoipourtrouversuspectquedeuxpersonnes,mêmeavecunécart de deux générations, puissent trouver du plaisir à leur compagnieréciproque.Tonproblème,c’estque,derrièrechaquecomportement,ilfautquetuailleschercherunearrière-penséetrouble,voireuneintentiondélictueuse.Tonimaginationd’auteurdepolarsasansdoutefaittafortune,Lucas,mais,danslavraie vie, elle ne te rend pas service. Lorsque Eva travaille, j’insiste pour lapayer.Maisilarrivequ’elleviennemevoirdesapropreinitiative.Ellemefaitdes gâteaux et promèneCacahuète les jours où je ne suis pas assez en formepoursortir.
—Ettunetedemandespaspourquoiellefaittoutça?Parcequ’ellesesentseule.Mitzyluijetaunregardsuave.— Tu trouves qu’on s’ennuie tant que ça avec moi ? Il t’est vraiment
impossible de concevoir que quelqu’un puisse rechercherma compagnie justepour l’affectionet leplaisir ?Unechancequemonegosoit aussibien trempéqueletien.
Lucaseutlabonnegrâcederougir.—Tufaisexprèsd’interprétermaquestiondetravers.—Si tu jugesutilede laposer, cettequestion, c’estque tun’aspaspassé
assezdetempsàdiscuteravecEva.—Erreur.Nousavonsbeaucoupparlé,elleetmoi.—Sivousavezparléetquetun’astoujourspascompris,c’estquetuaurais
peut-êtrebesoind’affinerunpeutonartdel’écoute,mongarçon.—Monartdel’écouteesttoutàfait…Ilsoupira.—Qu’est-cequetuessaiesdemefairecomprendre?Àcôtédequoisuis-je
passé?— C’est toi, l’écrivain, qui vis l’œil rivé sur les profondeurs cachées de
l’âme humaine. Je neme permettrais pas de te conseiller sur la façon dont tupeuxapprendreàconnaîtrequelqu’un.C’estpourçaquevousvousêtesquittésenmauvais termes?Parcequetunepensaisqu’à toi?Qu’est-cequetu luiasfait,aujuste?
Lucassehérissa.— Je n’ai rien fait du tout. Et elle est plus solide qu’il n’y paraît, entre
parenthèses.Nousavonsjusteeuunpetitdifférend.Connaissantlasensibilitéàfleurdepeaud’Eva,Mitzysongeaquequelques
réflexionscinglantesdelapartdeLucasavaientprobablementsuffiàlamettreà
mal.—C’estellequiafaitquelquechose,alors?— Elle a accepté en mon nom une invitation au Snowflake Ball. Sans
prendrelapeinedemeconsulter.MitzyscrutalestraitsdeLucasavecinsistance.—C’estuncrimehideux,eneffet.—Jen’aipasbesoindetessarcasmes,Gran.—Etellen’avaitprobablementpasbesoinnonplusdetacolère.Penserquesonpetit-filsavaitpublesserEvalacontrariait,etpasqu’unpeu.—Tuessaiesdemeculpabiliser?—Non.Situesbienl’hommequejetesaisêtre,tutesensdéjàcoupable.Levoyantsepassernerveusementlamaindanslescheveux,elleeutpresque
pitiédelui.Pendantunbrefinstant,elleretrouvatraitpourtraitlepetitgarçonquiavaitunjourvoléladernièreportiondegâteauauchocolatdanssacuisine.
EllesavaitqueLucasétaitunhommedecœur.Maiscecœuravaitétéabîmé—sévèrement,même.Etdepuisilnelaissaitpluspersonnes’enapprocher.
Ilpensaitqu’ellenecomprenaitrienàcequ’ilressentait,maisilsetrompait.Ellesavait,etelleenavaitmalpourlui.Longtemps,elleavaitattenduqu’il
vienne lui parler de la souffrance qui le rongeait,mais il ne s’en était jamaisouvertàelle.Peut-êtren’avait-ilparléàpersonnedecequ’ilavaitressentiaprèslechocdelamortdeSallyanne?Pluselleypensait,plusilluiparaissaitévidentqu’ilavaittoutgardépourlui.
—Donc,vousvousêtesdisputésetelleestpartie.J’imaginequetun’avaisqu’une envie, et c’était de retrouver ta précieuse solitude, alors où est leproblème?
Ilsepassalamaindanslanuque.—J’auraisbesoinqu’ellerevienne.Mitzysentitsoncœurfaireunbondjoyeuxdanssapoitrine,maisellegarda
uneexpressionneutre.—Situl’asrenvoyée,pourquoicerevirement,toutàcoup?—C’estcompliquéàexpliquermaisj’aibesoindelarevoir,c’esttout.Etil
faudraitquetumedonnessonadressepersonnelle.Mitzy n’en revenait pas. Il avait l’air tellement à cran qu’elle eut presque
pitiédelui.PuisellepensaàsachèreetdouceEva.—Jenesuispascertained’avoirl’adressedesondomicile.Oupeut-êtreque
jel’aietquejel’aioubliée.Tusaisquemamémoiren’estpluscequ’elleétait.—Tamémoirefonctionneàlaperfection,Gran.
Elleémitunsondubitatif.— Si seulement… Tu pourrais me passer mes lunettes de lecture et mon
téléphoneportable,s’ilteplaît?Lucastrouvalesdeuxsurlepianoetlesluitendit.—Ettoncarnetd’adresses?Tunet’ensersplus?— Eva m’a appris à enregistrer mes contacts sur ce merveilleux engin
moderne.Devait-ellevoleràsonsecoursetluidonnercequ’illuidemandait?Sachant
qu’Eva n’apprécierait pas forcément qu’elle prenne une telle liberté ? Si leschosesentreeuxnemarchaientpascommeellel’avaitespéré,deuxpersonnesàquielletenaitpourraientenfairelesfrais.
Avec un soupir d’impatience, Lucas voulut lui prendre son portable desmains.
—Jepeuxjeterunœil?—Non,surtoutpas.Situcommencesàappuyersurtoutessortesdetouches,
jeneretrouveraiplusjamaismescontacts.—Gran…—Pourquoias-tubesoindesonadresse,aujuste?—Parcequ’ils’agitde…Ils’interrompitetinspirabruyamment.—C’estpersonnel,Gran.Ilvautmieuxquejelavoieenfaceenface.—Personnel?Victoire!Depuisletempsqu’elledisaitquel’ingérenceavaitdubon!—Commetulesais,jen’aijamaiseudepetite-filleetj’auraisadoréça.Je
n’aiquedeshommesautourdemoi.Deshommesqui,invariablement,s’exprimaienttroppeuoudetravers.—Evaaprisuneplaceàpartdansmavieetjeneveuxpaslaperdre,reprit-
elle.Pourquoiest-cepersonnel?Tuasdécidédel’emmeneràcebal?LevisagedeLucasseferma.—Sûrementpas,non.JevaisappelerlePlazapourannuler.Tout en faisant défiler sa liste de contacts, Mitzy, sourcils froncés,
réfléchissaitàlaconduiteàsuivre.—Désolée.Jen’aipassonadresseprivée.Lucasparaissaitàboutdepatience.— Il n’a jamais été question que je l’emmène à ce bal. Même Eva
n’attendaitriendeteldemapart.
—Peut-êtrepas.Maisiln’yariendeplusagréablepournouslesfemmesquelorsqu’unhommenousfait lasurprisededépassernosattentes.Si tuveuxquejetetrouvesonadresse,ilfaudramepromettredelaconduireàcebal.
—Tunecroisquandmêmepassérieusementquejecéderaiàcechantage?Mitzyreposasontéléphone.—Alorsilfaudraquetuappellessonnuméroprofessionnel.— Je t’ai déjà dit que ce n’était pas un sujet que je souhaitais aborder au
téléphone.—Ilneteresteplusqu’unesolution,alors.Valavoirdanslesbureauxde
sonagence.De mieux en mieux, jubila-t-elle. Les trois filles d’Urban Génie
fonctionnaient en open space, et Lucas serait probablement amené à tenir sondiscoursdevantlesdeuxcollèguesetamiesd’Eva.Deuxfillesfortesetdécidées,quiprenaientlesintérêtsdecelle-citrèsàcœur.
—Bonnechance,Lucas.—Jen’iraipasàcebal,Gran.Oh!ilneselaissaitpasmarchersurlespieds,songarçon.Quoiqu’ilensoit,
il était beau, il avait de la force de caractère et très bon fond. Il portait uneblessureprofonde,maislapartabîméeenluipouvaitêtreréparée,elleenavaitdésormaislacertitude.
Pasdedoute:Eva,cettechanceuse,étaittombéesurlegroslot.
***
Chez Urban Génie, c’était jour de réunion boulot officielle avec Paige etFrankie. Eva faisait des efforts méritoires pour centrer son attention sur leurnouveauplandedéveloppementpour le trimestreàvenir.Maiselleavaitbeautendre sa volonté, son cerveau refusait de coopérer, et les perspectives decroissance ou d’accroissement de clientèle glissaient sur elle comme sur lesplumesd’uncanard.Sespenséesn’avaientplusqu’unseul thème,etce thèmeétaitLucas.
Déjàparcequ’elleétaitremontéecontrelui.Mince,àlafin,toutcequ’elleavait fait, c’était prendre ses problèmes à cœur et chercher des solutionsconcrètespourl’aider!Elleavaitcrusincèrementqu’ilsavaientcommencéàserapprocher. Jusqu’au moment où il l’avait rejetée en lui lançant à la figurequ’ellen’étaitqu’uneétrangèreetquelaproximitéentreeuxn’avaitexistéquedanssatête.
Cequi ne l’empêchait pas de continuer à s’inquiéter pour lui.Elle n’avaitpas pu résister à la tentation de faire quelques recherches sur Internet et cequ’elle avait lu avait atténué sa colère sur-le-champ. Sans le savoir, elle avaitdébarqué dans l’appartement de Lucas le jour anniversaire du décès de safemme.Alorsqu’ilsecachaitchezluicommeunanimalblessé,aveclebesoinévident d’être seul, elle était arrivée avec ses gros sabots, ses sacs pleins denourritureetsesjoyeusesdécosdeNoël.
Quefaisait-ilencemoment?S’extirpait-ildetempsentempsdesoncabinetd’écriture,aumoins?Ets’ilneprenaitmêmepaslapeinedemangerlespetitsplatsqu’elleluiavaitpréparés?Elleavaitlecœurserrédelesavoirsiseul,danscetappartement,là-bas.
—Ev?Tuécoutescequ’onraconte,aumoins?Elletressaillitcommeunecoupableprisesurlefait.—Biensûrquej’écoute.—Tuasl’airailleurs.Frankiemalaxaituneballeanti-stressenformedebouteilledeCoca.Evafit
appelàtoutessescapacitésdeconcentration.—J’établiraiunelistedesmeilleursweddingplannersdumomentetjeme
charged’entrerencontactaveceux.Paigehochalatêteetrefermasonfichier.—OK.Onarrêtelàpourlechapitre«développementdubusiness».Avons-
nousbesoinderevenirsurundenosprojetsencours?Qui pourrait convaincreLucas de sortir enfin de chez lui ?Aux dernières
nouvelles,Mitzynesavaittoujourspasqu’ilétaitrestéàNewYork…Unobjetl’atteignitenpleinfrontavecunbruitsourd.Ellelevalesyeuxet
vitFrankie,lebraslevé,unsourirejusqu’auxoreilles.—Jerêveoutuviensdemebalancertonjouetanti-stressàlafigure?—Tunerêvespas.Letrucgénial,lorsqu’onbosseàsoncompte,c’estqu’on
peutsecomportercommeunegamineenclassedematernellesansêtreviréesur-le-champpourautant.Quesepasse-t-ilderrièrecefrontpensif,Eva?
—Rien.Etmêmecarrémentplus riendu tout,maintenantque tuviensdemefracasserlesneurones.
Evafrottalefrontpensifenquestion.—EncequiconcernelademandeenmariagepubliqueadresséeàLaura,le
projetestbouclé.Jevousl’aitransféréparmail.Paigeluijetaunregardreconnaissant.
—J’aivu,oui.C’estdugrandart.Unemagnifiquedéclarationd’amourdeNoël. Je suis presque jalouse de Laura. Le souvenir de cette journée devraitrestergravéenellepourlavie.Tuasfaitunsuperboulotenuntempsrecord,Ev.Tuasunteltalentpourréglerlesproblèmesdesautres.
Ceuxdesautres,oui.Lesmiens,plusdifficilement.Etellen’avaitrienréglédutoutdanslaviedeLucas.Sonfrigoétaitpleinet
elleavaitdécorésonappartement,mais il restaitrepliésur lui-même,fuyant lerestedumonde.
— Je propose qu’on ajoute « agence matrimoniale » à la liste de nosprestations.
Frankiesepenchapourrécupérersaballeanti-stress.—VousvoussouvenezquandontravaillaitencorepourCynthia?Paigefronçalessourcils.—C’estunepagedemaviequej’essaied’oublier.—Àsesyeux,sionavaitunmomentdeplaisirautravail,c’étaitforcément
signequ’onétaitpayéesànerienfaireetqu’ongaspillaitnotretemps.Frankieserenversacontresondossieretposalespiedssurlebureau.—Maintenant,on rit tout le tempset çanenousempêchepasde fairede
l’excellentboulot.Maisàprésentquelaréunionestterminée,jeveuxlavéritéetrienquelavérité,EvaJordan:pourquoies-tusidistraite?Fais-nousundébriefsur Lucas Blade. As-tu réussi à lui piquer quelques exemplaires dédicacés ?Écrit-iljouretnuit?Jen’enpeuxplusd’attendresonprochainbouquin!
Elleavaitfourniàsesamiesuneversionexpurgéedesmomentsqu’elleavaitpassés avec Lucas, sans mentionner le syndrome de la page blanche de cedernier.C’étaitsonsecretetelletrouvaitnormaldelegarderpourelle.
—J’aipassétoutmontempslà-basàfairelacuisine,dit-ellesansmentir.Etluirestaitbouclédanssonbureauàécrire.
—Vousmangiezchacundevotrecôté,alors?—Onadînéensemble.—J’imaginequevosrepasnesesontpasdéroulésensilence?—Pasvraiment.Evarestaitévasiveàdessein.FrankieetPaigeéchangèrentunregard.PuisFrankierepritpatiemment:—Ev…C’estdetoiqu’ilestquestion,là.Tuesincapabledepasserplusde
cinqsecondesd’affiléesansdirequelquechose.Tutesouviens,àl’école,quandon participait à l’opération « silence sponsorisé » pour je ne sais plus quelle
bonne cause ?Tu n’as jamais réussi à lever lemoindre dollar. Pasmême unepetitepièce.
Evarougit.—Oui,bon,onacausé.Maisjenesaisplustrèsbiendequoi.Paigereposasonstylo.Sonregardétaitchaleureux.—J’ail’impressionquetul’apprécies,ceLucas?Frankiefronçalessourcils.—Qu’est-cequeturacontes?Illuiahurlédessus.Evasecoualatête.—Ilm’aincendiée,maisjel’avaischerché.Jen’auraispasdûacceptercette
invitationsansleconsulterd’abord.—Tuesnéeavecl’indulgencechevilléeaucorps,Eva.Frankiereposalespiedsausol.—Ils’estmontrépuantavectoi.Tuauraisdûlefrapperetpartir.—Ellene l’apeut-êtrepas frappé,maiselleestquandmêmepartieen lui
claquantlaporteaunez,intervintPaige.Evaéprouvaunpincementderegret.—J’avaisterminétoutcequej’avaisàfairechezlui.Maiselleauraitputrouveruneexcusepourrester.Etelleregrettaitenpartie
denepasl’avoirfait.C’étaitabsurdeparcequ’elleleconnaissaitàpeine,maisilluimanquaitaffreusement.
—Ilsouffre.Ilaperdul’amourdesavie.Safemmeetluisesontrencontrésalorsqu’ilsétaientencoretoutgamins.
—Commenttusaisça?Evasesentitrougir.—Jelesais,c’esttout.Elleneprécisapasqu’elleavaitécumélaToilepourliretoutcequ’elleavait
pu trouver à son sujet. Sa femme avait glissé sur une plaque de verglas alorsqu’elle s’apprêtait àmonter dans un taxi.La chute avait provoqué des lésionscérébralessévèresetelleétaittombéedansuncomadontellen’étaitplusjamaissortie.QuelquessemainesàpeineavantNoël.
Ellecomprenaitàprésentpourquoiilavaitbrusquementrenoncéàl’expulserdechezluilepremiersoir.Celaexpliquaitaussiquelavuedelaneigeau-dehorsait paru lui faire horreur.Et elle qui, sans se douter de rien, l’avait inondé decommentaires extasiés sur la magie des flocons et la beauté du paysagehivernal…
—Ilavaitététrèsclairsurlefaitqu’iln’avaitaucuneenviedesortir.Pourlebal,j’aiprisladécisionàsaplaceetj’aieutort.Jedétestequ’onfassecegenredetrucpourmoi.
Frankieluijetaunregardscrutateur.—Qu’est-cequisepasse,là?C’estjustetonâmesensiblequiparle?Ouil
yaautrechosequicouve?—Quoi?Non,pasdutout.Eva sentit une vague de chaleur lui monter le long du cou et se diffuser
lentementjusqu’àsesjoues.—Ilvitquelquechosedetrèsdifficile,c’esttout.—Ceseraitpurecompassiondetapart,alors?—Allez,Ev.Crachelemorceau.Paigearaison,non?Ilteplaît!Ellerenonçaàfairesemblant.—Oui,d’accord,j’avoue.Ilestbrillant,caustiqueetdebonnecompagnie—
debonneetintéressantecompagnie.—Jecroyaisquevousaviezàpeineéchangédeuxmots?Paigeréprimaunsourireetregagnasonbureau.—Fiche-luilapaix,Frankie.Elleadroitàsessecrets.—Non,jenelalaisseraipastranquille.Evaestenquêted’amour,cequila
rendvulnérable.C’estmonjobdefiltrerleshommesdontelletombeamoureuse.—Jenesuisabsolumentpasamoureuse!Frankieneselaissapasarrêterpoursipeu.—Mêmesic’estjustedel’appétitsexuelbrut,jefiltrequandmême,parce
qu’il y a un risque non négligeable que tu tombes amoureuse du premierindividuavecquitut’enverrasenl’air.
—Cen’estpasvrai!Frankiehaussalessourcils.—Autrementdit,ilyabeletbiendel’appétitsexuelbrut?Parceque,s’il
ressembleàlaphotosurseslivres,j’avouequejepourraisêtretentéedemejetersurluietdeluifairedeschosesinavouables.
EvarevécutlemomentàcouperlesouffleoùelleavaitcruqueLucasallaitl’embrasserdanslapénombredesonbureau.
Probablementjusteuneffetdesonimaginationfertile.Desoncôté,entoutcas, l’alchimieavaitété instantanéeetbrûlante.Embraséededésircommeellenel’avaitencorejamaisété,elleavaitdûbattreenretraite.EllepréféraitnepasimaginerlaréactiondeLucas,sielleavaitessayédel’embrasserdeforce.
— Dans la vraie vie, il n’est pas si irrésistible que ça, prétendit-elleeffrontément.IlfautseméfierdePhotoshop.Etsurlesphotos,ilestrasé.Cequin’étaitpaslecasquandjel’aivu.
—Ilyapleind’hommesquisontencoreplusbeauxavecundébutdebarbe.—Paslui.Elles’interrompitlorsqueleurréceptionniste,Lara,entra.— Nous avons eu des tonnes de demandes qui sont arrivées via l’appli,
annonça-t-elle. J’ai traité toutes celles dont je pouvais me charger et je t’aitransférélereste,Paige.Tutrouverasunrapportcompletdanstaboîtemail.Ilyaungrosboomsurlestoutousàpromener.Essentiellementdesclientsâgésquin’osentpass’aventurerdehorsàcausedelaneige.
Paigeétaitdenouveauenmodeboulotàcentpourcent.—LesWoofRangersvontpouvoirabsorberlademande?Oufaut-ilqueje
trouvedenouveauxprestataires?— Pour l’instant, les jumelles assurent. Elles envisagent de recruter une
troisièmepersonne.J’aiparléàFliss,hier.LaraplaçaunecannettedesodasurlebureaudeFrankieetservituncaféà
Paige.—Jen’airienprispourtoi,Eva,commetuviensdetefairetonthévertettu
asditquetuétais…Oh!lavache!—Jenesuispasunevache,non,protestavigoureusementEva.EllesetutenconstatantqueLaranel’écoutaitpas.—Quoi?Qu’est-cequ’ilya?Surquifixes-tucetœilhagard?—Lui,là…,chuchotaLarad’unevoixfaible,leregardrivésurlacloisonen
verre. Je suis mariée et j’ai deux enfants. Je ne suis pas censée regarder unhommeetavoirenviedeluiarrachersesvêtementspourleviolersurplace.
—Touteslesenviessontpermises,rectifiaPaigeensouriant.Tantqu’onnepassepasàl’acte,aucunproblème.
Puisellelevalesyeux.—Hé!Ceneseraitpasparhasard…—LucasBlade!Abasourdie,Eva en renversa son thé.Le liquidebrûlant se répandit sur le
bureau,trempantdocumentsetdossiers.— Voilà qui répond à notre question « Est-il aussi beau en vrai que sur
papier?»,commentaPaige,pince-sans-rire.J’allaistediredelajouercool,maisleconseilarriveunpeutard.
La voyant pétrifiée, Paige se leva pour sauver son ordinateur portable del’inondation. Puis elle rassembla quelques serviettes en papier récupérées àl’occasiond’undeleursévénementsettentadelimiterlesdégâts.
—Passiirrésistiblequeçadanslavraievie,tudisais?À son tour, Frankie observait à travers la cloison en verre leur visiteur
surprisequisetenaitàl’accueil.— Mmm… Il est juste quelconque, en effet. Et le début de barbe…
strictementaucuncharme…Bossuetlaidcommeuncrapaud.—Arrête,Frankie.Eva sepencha, le visage écarlate, tout en tapotant les documentsmouillés
sursonbureau.—Qu’est-cequ’ilfaitlà?—Aucune idée,mais je pense qu’on ne va pas tarder à le savoir, car ils
l’envoientparici,chuchotaPaigeenjetantlesserviettesenpapiertrempéesdanslacorbeille.
Frankie,querienn’impressionnaitd’ordinaire,donnadessignesdepaniquetoutàcoup.
—Ausecours.J’aidespalpitations.Jevouspréviens:jevaismecomportercommeunegroupiestupide.
— Toi ? Tu es d’une coolitude incarnée, protesta Eva. Et moi, j’ai unegrande tache toute mouillée sur ma chemise. On dirait que je me suis bavédessus.
Elle tenta d’absorber l’humidité avec une des serviettes mais ne fitqu’aggraverlasituation.
—Sijemecachesouslebureau,vousluidirezquejenesuispaslà?—Reste assise, surtout, ordonna Frankie. Je ne suis pas trop star-system
dansl’ensemble,maisvouscroyezqueçalafoutraitmalsijeluidemandaisdefaire un selfie avecmoi ? Sérieux, je n’arrive pas à y croire. Rencontrer sonécrivainpréféré…çan’arrivejamaisdanslavraievie!
—Méfie-toi, sonesprit fonctionnebizarrement,marmonnaEva.Qu’est-cequ’ilfaitici,àvotreavis?
Soncœurbattaitàtoutevitesseetsesmainstremblaient.—Ilal’airfurieux?C’estsûrementàcausedecebalauPlaza.Ilapeut-être
appelépourannuleretilsluiaurontditqu’ilslefacturerontquandmême.Jesuiscontentequ’ilaitfiniparsortirdechezlui,maisj’auraisautantaiméquecenesoitpaspourvenirmemassacrer.
—Qui te dit qu’il est venu te massacrer ? Il peut avoir des milliers deraisonsdesebaladeràManhattan.Calme-toi,Eva.
Paige se leva pour accueillir leur visiteur. Son sourire était chaleureux etimpeccablementprofessionnel.
— Monsieur Blade, bonjour… Je n’ai pas souvenir que vous ayez prisrendez-vous?
—J’adorevoslivres!s’écriaFrankie.Elleenbalbutiaitpresque.Lucasluiadressaunsourire.—Merci.Plongeantlamaindanssonsac,elleensortitundesesthrillers.—Jesupposequevousavezmieuxàfairequede…Paigeouvritdegrandsyeux.—Tupromènescepavédanstonsac?Tun’aspasmalaudos?—Jenepouvaispluslelâcher.Parmoments,quandtunemeregardespas,
jelelissousmonbureau.—Sérieux?Paigelevalesyeuxauciel.—Accorde-toiunejournée-lectureouquelquechosecommeça,puisreviens
quandtuserasconcentrée.—Vousvoulezquejeledédicace?Lucas tendit lamain etFrankie lui remit le livre comme si elle vivait son
plusbeaurêve.—«PourFrankie»,çaira?—Oui,oui…T-toutcequevousvoudrez.Merci.EvaetPaigeéchangèrentunregard.Frankiequibégayait?Lucasgriffonnadeuxlignesetsigna.—Voilà.Marécompense,ceseracinqminutesentêteàtêteavecEva.Evaeneutdespalpitations.PuisellesesouvintenquelstermesLucasetelle
s’étaientquittés.—Sic’estausujetduSnowflakeBallauPlaza…—Non, rien à voir. Je vais les appeler et leur expliquer que c’était une
erreur.Ilprituneinspiration.—Ya-t-ilunendroiticioùnouspourrionsparlertranquillement?Evaressentitunepointededéception.Elleavaitespéréqu’iltrouveraitplus
simpledefaireuneapparitionaubalquedeprendrelapeined’annuler.
Avantqu’ellepuisserépondre,Paigeladevançad’unevoixferme:—Cequevousavezàdire,vouspouvezledireici.Nefaitespasattentionà
Frankieetmoi.Il soutint le regard de Paige un instant, haussa les épaules, puis se tourna
verselle.—J’auraisbesoinquetureviennes.—Pardon?—Queturevienneschezmoi.Evas’enfonçalesonglesdanslespaumes.— Pourquoi ? Le sapin de Noël a déjà perdu ses aiguilles ? Il y a un
problèmesanitaireauniveaudesplatsquej’aicuisinés?—Ilssontdélicieuxetlesapinétaitencoreintactauxdernièresnouvelles.Il
esttrèsbeau…pourquiaimelessapinsdeNoël.—Cequin’estpastoncas.L’ombred’unsourireeffleuraleslèvresdeLucas.—Jem’yhabituepresque.—Sicen’estniunproblèmedesapinniunproblèmedenourriture,qu’est-
cequ’iltefaut?—Toi,répondit-ilàvoixbasse.J’aibesoinquetureviennes.Qu’ellerevienne?Elles’étaitattendueàtoutsaufàça.—Etàqueltitre?Ilyeutunsilence tendu.Unmuscle tressaillit à l’anglede lamâchoirede
Lucas.—Àtitre…d’inspiratrice.—Jetedemandepardon?Ilsoupira.— Comme tu le sais déjà, j’ai eu quelques problèmes pour démarrer le
bouquinquejedoisremettrelejourdeNoël.—Jecroyaisquetulesavaisréglés.— Je le croyais aussi. Mais étrangement, dès l’instant où tu as quitté
l’appart,j’airenouéavecleblocage.—Jenecomprendspas.—Moipasplus.Ellesurpritunelueurdefrustrationdanssonregard.— Honnêtement, je ne sais pas… Est-ce le fait d’avoir quelqu’un qui
s’activeà lamaison?Est-ceàcausedenosdiscussions?Quelquechosechez
toi, en tout cas, déclenche le processus créatif chezmoi.C’est unepériodedel’annéequejevistoujoursassezmal.Tume…changeaislesidées.
—Tuvoudraisquejetechangelesidées?Maisçavatedéconcentrerplusqu’autrechose!Jeneconnaisrienàl’écritureetjen’aijamaisluunpolardemavie!Jenevoisvraimentpascommentjepourraist’êtreutile.Tunepensespasque tudevraisplutôt t’adresserà tonéditeur?Oufaireappelà tonagent?Lemieux serait peut-être qu’un autre écrivain vienne te sortir de là. Mon amieMatildasauraitsemettreàtaplaceetcomprendrecequetutraverses.
Frankiel’arrêtad’ungeste.—OublieMatilda.ChaseetellesontdanslesCaraïbes,trèsoccupésàfaire
desbébés.Lucassecoualatête.—Jen’aipasbesoind’empathie, j’aibesoind’inspiration.Tum’asdonné
des idées pour un personnage demon livre. Tant que tu étais là, je la voyaisclairement,jel’imaginais,lavoyaisagir.Dèsquetuespartie,elleadisparu.
—Jesuisunpersonnagedetonintrigue?Unesensationdechaleurl’envahit.Ellepouvaitàpeinerespirer.—Tum’asmisedanstonlivre?Moi?— Pas toi spécifiquement, mais certains aspects de mon personnage
s’inspirent de ta personne. Je pensais avoir suffisamment d’éléments pourcontinueràécrirejusqu’audénouement,maisj’aieulamauvaisesurprisedevoirlesyndromedelapageblancherevenir.Dèslemomentoùtuespartie,çaaétélapanned’inspirationtotale.
Il avait pensé à elle ! Et lui avait donné un rôle dans son livre.Naturellement, elle n’en tirerait aucune conclusion. Il était hors de questionqu’elleselancedanslamoindreinterprétationhâtive.
—Ainsituasforgéundetespersonnagesàmonimage.Ilhésita.—D’unecertainemanière,oui.Disonsquetul’inspiresdeloin.—Deprèsoudeloin,c’estlapremièrefoisdemaviequejefiguredansun
bouquinquivaêtrelupardesmillionsdepersonnes.Ellesesentaitimmensémentflattée.Etsisoncœurchantait,c’étaitjustede
sevoirintroniséedanscerôledemuseinespéré,biensûr.—C’estunhonneurpourmoi,maisjenepeuxpasretournercheztoi.Urban
Génie a besoin demoi. Je suis le cerveau créatif de l’agence et nous sommessurchargéesdeboulot.
—Jeterémunérerai.
IlnommaunmontanttelqueFrankies’enétouffaavecsonsoda.Paige,elle,gardauncalmeolympien.
—Ce n’est pas qu’une question d’argent. Eva a raison d’affirmer qu’ellejoue un rôle clé dans l’agence. En plus, les clients l’adorent. Ils demandenttoujoursà lavoirenpersonne.Mêmesinousparvenionsà repousserquelquesrendez-vous, nous aurions quand même besoin d’elle pour les consultationstéléphoniques.Celavousposeraitunproblème,sielletravaillaitàpartirdechezvous?
— La troisième chambre peut facilement être reconvertie en bureau pourEva.
—Danscecas,jevaisvousindiquernotretarif.Paigepianotasursonclavier.—Vouslavoulezjusqu’àNoël,jecrois?Celanousferaituneduréedetrois
semaines…Dejourmaisaussidenuit,donc…Evasesentitdevenirécarlate.—Hé!Onn’estquandmêmepasdansPrettyWoman,là!Sansmêmerelever,Paigepoursuivitsescalculsetparvintàunmontantqui
lalaissamuette.—Bon,OK, je prends, réponditLucas sans une hésitation.Vous êtes une
rudenégociatrice.Jecomprendspourquoivotrepetiteentrepriseprospère.Paigelegratifiad’unsouriredétaché.—Nous appliquons un tarif qui nous paraît équitable pour un service de
hautequalité.Etsinotreagenceprospère,c’estparcequenousexcellonsdansnotredomaine.VousvoulezEvaenpersonneetàtempsplein.Desprestationsdeceniveau-là,çaasonprix.
Evaclignalesyeux.—Je…—Marchéconclu.Les bras croisés sur la poitrine, les pieds légèrement écartés, Lucas
personnifiaitlemagnétismeviriletl’assurancearrogante.—Hé!Attendezunpeu,touslesdeux.Ellese leva, les jambes tremblantes.Sepliersansunmotàcemarchéqui
venaitdeseconclureentrePaigeetlui,ceseraitaccepterqueLucassoitseulàfixersesconditions.C’étaitquelqu’unquiétaithabituéàobtenircequ’ilvoulait,comme il le voulait et quand il le voulait. Sonbesoin à elle, dans l’immédiat,consistaitàlefairelâcherdulest.Pourleprincipe.
— Si j’accepte de tout envoyer promener pour m’installer chez toi troissemaines,jeveuxquetufassesaussiquelquechosepourmoi.
Illevaunsourcil.—Lemontant que jem’apprête à verser suffirait à financer l’achat d’une
petitevoituredesportitalienne.—Jen’aipasl’usaged’unevoituredesport—italienneoupasitalienne.Leursregardss’affrontèrentetunetensionvibraentreeux.—Qu’aimerais-tuquejefassepourtoi,alors?demanda-t-ilàvoixbasse.Ilyavaitunetellenuanced’intimitédanssaquestionqu’Evasentitsoncœur
cogneràgrandscoupssauvagesdanssapoitrine.—JeveuxquetuassistesauSnowflakeBall.Un long silence chargé tomba. L’expression de Lucas demeurait
indéchiffrable.—Qu’est-cequeçapeuttefairequej’ailleounonàcetteconneriedebal?—Ça peutme faire quemoi je veux y aller. Et je n’ai pas l’intention de
débarquerauPlazatouteseule.Jeveuxquetum’yemmènes.Commeça,aumoins,elleprogresseraitd’unpasdanssonprojetdeletirer
horsdecetappartement.—Etsijerefuse?—Jeneviendraipasnourrirtoninspirationcheztoi.LeregarddeLucassedurcit.— Je doute que tes associées apprécient que tu déclines une offre aussi
juteuse.—Noussommesassociéesàpartségales,répondit-ellesanssedémonter.Je
suisentièrementlibredeprendremadécisioncomme je l’entends.Alors?Tonchoix?
—Tuessérieuse?—Sijedoisresterboucléecheztoipendanttroissemainesd’affilée,celame
feraaumoinsuneoccasiondesortiretdevoirdumonde.—Autrementdit, tun’irais pas à cebal pour leplaisir demacompagnie.
Tonprojetestdeteservirdemoisansvergogneetdem’abandonnerdèsquetuserassurplace?
—Absolument.Maiscelanedevraitpasteposerproblème,carjesuissûrequetuserasassailliparunehordedefemmessuperbesdèsquetumettraslepiedauPlaza.Avecunpeudechance,jerencontreraiquelqu’unaussi.
—Aussi?
—Oui.Parcequelachanceserademoncôté,cesoir-là,jelesens.Cebalseradéterminantpourmoi.
Dansl’idéal,elleauraitaiméquelachanceenquestionprennelestraitsdeLucas.Maisellesavaitquecelaneseproduiraitpas. Iln’étaitabsolumentpasprêtàs’engagerdansunenouvellerelation.Pasplusqu’ellen’étaitprêtedesoncôtéàtomberdanslesbrasd’unmecencoretotalementobnubiléparuneautre.Elle avait besoin de vivre une histoire sincère et sans complications qui larendrait heureuse. Depuis la mort de Grams, elle n’avait plus le ressortémotionnel nécessaire pour affronter de nouveaux déchirements, même sil’alchimieentreLucasetelleétaittorride.
—Tuasparléavecmagrand-mère?—Non.Jepensaism’arrêterchezelledemainenrentrantdutravail…Alors,
votre réponse,monsieurBlade?Meconduirez-vousauSnowflakeBallàborddevotrecarrosse?
—Sic’estleprixàpayer,soit.Ilesquissaunsouriresardonique.—C’esttoiquim’embarquesdanscettegalère,donccen’estquejusticeque
tuendurescettecorvéeavecmoi,dit-il.—Qu’ellel’endure?Frankiepouffa.—C’estsûr:unbalauPlazaseraunevéritablesouffrancepourelle.Çava
êtreletangodelatortureetlavalsedumartyre.Eva jetaunbref regardnoiràsonamieavantdereportersonattentionsur
Lucas.—Jepeuxcomptersurtoi,alors?—Moi, je respecteraimonengagement.Maisquesepassera-t-il sicebal,
lui,netientpassespromesses?Jesaisquetonvœunumberonesurtalistedecadeaux de Noël, c’est de rencontrer un mec, mais tes exigences sont assezpointuessimessouvenirssontbons.
Paigefronçalessourcils.—Ilconnaîtlalistedetescritères?—Absolument,réponditLucas.C’étaitquoi,déjà?Ilcommençaàénumérer:—Un: lesabdosbiendessinés.Deux : la largecarrure.Trois : lesensde
l’humour. Quatre : la tolérance envers ton vieil ours en peluche. Cinq : untempéramentsexuelassezimpétueuxpourfatiguerlepréservatifquetuasdanstonsacavantqu’ilnesepérimecommeleprécédent.
Lesjouesenfeu,EvareçutdepleinfouetleregardincréduledePaigeposésurelle.
—Ev?Pourquoi, mais pourquoi fallait-il qu’elle souffre d’incontinence verbale
aggravée?—Jenevoispascequ’ilyademalàdiretouthautcequel’onpensetout
bas.Mêmesi,pourêtrefranche,jen’avaispasl’intentiondefairelapubdemalistedecritères.Lesmotsonttendanceàsortirtoutseuls,chezmoi.Etcen’estpasunoursenpeluche,maisunkangourou.
Frankiesecollalatêtesursonbureau.—C’est un vrai problèmede sécurité publique de te lâcher comme ça en
ville,sanssurveillance.Situvasàcebal,qu’est-cequit’empêcheraderentreràlamaisonavecuncinglé,unpervers,unmaniaque,unobsédé?
—Aucunrisque.Jesuisuneexcellentejugedelanaturehumaineengénéraletmasculineenparticulier.
Frankie se redressa de sa position affalée pour jeter un regard appuyé àLucas. Il répondit par un hochement de tête à peine perceptible, comme s’ilsvenaientdepasserunaccordtacite.
—Elleseraensécuritéavecmoi.Jeprometsdenepaslalaisserrepartiraubrasd’unfêlépsychopathe.
— Parce que vous vous estimez capable de les reconnaître rien qu’à leurphysique?
Lucasréponditsanshésiter:—C’estpourçaqu’elleseraensécuritéavecmoi:jesuissansillusionsurla
naturehumaine.— C’est vrai, confirma Eva. Et je trouve ça très perturbant. Maintenant,
j’aimerais que vous arrêtiez de parler de moi comme si j’étais un toutouabandonnéquiauraitbesoind’êtrerecueillichezunbonmaître.Jesuistoutàfaitcapabledemordrequandc’estnécessaire,merci.
Lucassetournadenouveauverselle.—Toutestréglé,alors?Turevienstravaillerpourmoi?—Justeletempsdepréparerquelquesaffaires.J’arriveraidemain.—Cetaprès-midi.Letempspresse.Ilregardasamontre.—Donne-moil’adressedetondomicileetj’enverraiunevoiture.Jeneveux
pasquetuprenneslemétro.
—Nousvousenverronslecontratparmail,annonçaPaigedesontonleplusprofessionnel.
Lucasacquiesçad’unrapidehochementdetêteetquittaleursbureaux.Evarelâchasonsouffleetsetournaverssesdeuxamies.—Jerêveouvousvenezdemevendreauplusoffrant?—Iln’yavaitqu’unseuloffrant,rétorquaFrankiegaiement.EtPaige,avecunsourirejusqu’auxoreilles,faisaitdéjàapparaîtreàl’écran
leurmodèledecontratpréenregistré.— Je ne t’ai pas vendue. J’ai juste passé un marché particulièrement
profitablepourUrbanGénie,nuance.— Tu m’as bradée pour le prix de la petite île dans les Caraïbes où
séjournentMatildaetChaseencemoment.—Etenplus,tupourrascontinueràtravaillerpourl’agencesurplace.C’est
le contrat du siècle. J’adoremon boulot !Quant à toi,miss Jordan, tu es trèsdouée pour le tien… Je suis en train de regarder ton planning, là. On vareprogrammertesrendez-vousextérieurset,lereste,tuleferastranquillementdechezLucasBlade. Pense quandmême à faire le point avec nous de temps entemps.
—C’estlapremièrefoisdemaviequej’entredansunlivre,murmura-t-elleavecunsoupçondetremblementdanslavoix.
—C’estsuperexcitant,non?Frankiebalayasaproprequestiondureversdelamain.— Quoi qu’il en soit, moi ce que je veux, c’est son bouquin ! Je suis
mortellementaccro,lesfilles.C’estleseulauteurpourlequeljeplacelalectureenprioritésurlesommeil.Ettoi,tuessasourced’inspiration.Samuse.Jevoistonpersonnaged’ici,danslebouquin:unetendrevictimevulnérableetdouce.Çavaêtretropmignon.J’aihâtedevoircommentilcomptet’assassiner.
—M’assassiner?Lapenséenelamettaitpasvraimentàl’aise.—J’espéraisplutôtêtreunebrillanteagenteduFBIavecunflairimparable
etunhumourféroce.Sijesuislavictime,jepeuxt’assurerquejemedéfendraijusqu’à mon dernier soupir. Je me servirai de la prise mortelle que tu m’asenseignée.
Frankieserenversacontresondossier.— Tu n’en connais qu’une seule ? Ce serait peut-être bien que je t’en
inculqueaumoinsdeuxdeplus.
Eva frémit.UnevisiondeLucas, son corps dur plaqué sur le sienpour lamaintenirausol,fleuritd’elle-mêmedanssonesprit.
—Tucroisvraimentqu’ilvamefaireassassiner,alors?—Justedans son livre,Eva.C’est de la fiction. Jen’ai aucune idéede la
façondontuncerveaud’écrivaindethrillerfonctionne.Toutcequejesais,c’estque jeveux lire le résultat final.Donc s’il abesoinde toi commemuse,ne teposeaucunequestionetfilel’inspirerchezlui.
— Tu en as de bonnes, toi. Je n’ai pas envie de mourir dans descirconstances atroces. Franchement, je me demande si c’est une bonne idéed’allerm’enfermertroissemaineschezlui.
—C’estuneexcellente idée,aucontraire.Etpasseulementparcequ’ilestprêt à payer une telle fortune pour t’avoir commemuse à domicile que nouspourrons vivre toutes les trois sans travailler pendant les six prochains mois.N’oubliepasqu’ilvateconduireaubal,Cendrillon!Tuvasadorer.PenseàtouslesPrincesCharmantsquiteferontdanser!
Chapitre9
«Danslegrandvoyagedelavie,soisleconducteur,jamaislepassager.»—FRANKIE
Ils’étaitfaitmanipulerbiencommeilfaut.Lucashésitait entre l’enviede rire, cellede frapperungrandcoupdans le
mur…oulafrancheadmiration.Elleétaittellementplusfortequ’ellen’enavaitl’air.Résultatdescourses:ilétaitcondamnéàl’accompagneràcefoutubal,alors
qu’ilétaitprisà lagorgeniveau temps.Mais iln’avaitpaseud’autre solutionqued’accepter.
Son écriture, si fluide tant qu’Eva avait été présente dans l’appartement,s’étaittariedèsl’instantoùelleluiavaittournéledos.Commesisoninspirationavaitpiléàmortenenfonçantlapédaledefrein.
Lui qui avait toujours écrit comme il respirait s’était retrouvé une fois deplus privé de l’usage de ses mots. Après avoir lutté une journée entière enséchantsursapageblanche,ils’étaitinclinédevantl’urgence.Nécessitéfaisantloi,ils’étaitmisenquêted’Eva.
Etmaintenant, il arpentait sonappartementde longen large, enévitantderegarderlesétenduesenneigéesdeCentralPark.
Leurarrangementstipulaitqu’illaconduiraitàcebal,maisneprécisaitpascombiendetempsilétaitcenséypasser.Ilresteraitdoncunquartd’heure,puisil rentreraitchez luipourécrire.Et ilenverraitunevoiturepourEvaplus tard,lorsqu’elleauraiteusadosedemondanités.
Eurêka !Satisfaitd’avoir réussiàdéjouer sonchantage, ilmontaà l’étagepourseremettreàsonbouquin.
Quelquesheuress’écoulèrentavantqu’ilentendeuncouphésitantfrappéàsaporte.
—Lucas?Ilselevaenhâte,sesentantcoupabledenepasavoiraumoinsfaitl’effort
d’êtreprésentpourl’accueilliràsonarrivée.Hantéparlafictionqu’ilétaitentraindecréer,ilsortitsurlepalier.Elle se tenait devant lui en souriant, avec un plateau dans lesmains. Son
regards’arrêtasurlacourbedoucedeseslèvres.Il était violemment tenté de l’attirer dans son bureau et de l’embrasser à
corpsperdu,commeilavaitétéàdeuxdoigtsdelefairelorsqu’elleétaitvenuelerejoindre en pleine nuit, vêtue de son pyjama de soie claire.Mais cela auraitconduit à des complications qu’il n’était pas en état de gérer. Il la connaissaitdéjàsuffisammentpoursavoirqu’elleetluinevivaientpasdanslemêmecontedefées.
—S’ilteplaît,dis-moiquecen’estpasdelatisane.—Tuasditquemaprésencefavorisaittonprocessuscréatif.Etcommenous
nesavonspasaujustecequichezmoiadéclenchétoninspiration,j’aipenséquelemieuxseraitdetoutrecommenceràl’identique.Ladernièrefois,tuasbumoninfusion.
—Ladernièrefois,jel’aijetéedanslesWC.— Nooon… ! Tu n’es pas très attentif à respecter la sensibilité de ton
prochain,LucasBlade.Ilyavaitunenuancedereprochedanssavoix.—Si, justement.Puisquetuignorais jusqu’àprésentquej’avaisbalancéta
boissonmiracledanslacuvette.—Maismaintenantjelesais.Ilsouritàdemi.— La franchise brutale m’a paru être la seule méthode susceptible
d’endiguerleflotcontinudetisanesqui,sinon,auraitcoulédansmadirection.—Ilyaurait aussiuneautreattitudepossibleet ce seraitde laboire, tout
simplement.Ils’adossacontrelaporte.— Dois-je comprendre que cette scène donne le ton de notre future
cohabitation?Siturestesicituvasessayerdemefairevivrecommeunsaint?—Commeunsaint,non,maisdefaçonsaine,oui.Elleluifourraleplateauentrelesmains.—Tuingèrestropd’alcooletdecaféine.—Y a-t-il d’autres péchés dont tu comptesme guérir durant ton séjour ?
Quepenses-tudemonrapportautravail?
— Travailler dur n’a jamais été un travers à mes yeux. J’admire tapersévérance.
Saréponselesurprit.Ilétaithabituéàcequ’onlesermonnesurlefaitqu’ilpassaittropd’heuresàécrire.
—Et la viande ? Tu comptesme faire la leçon surma consommation devianderouge?
—Jen’aipasl’intentiondet’enservir.Cesoir, tuaurasmonsuperrisottovégétarienauxcèpes.
—Jecommenceàregretterlafolleimpulsionquim’apousséàt’inviterici.—Tuvasadorer,tuverras.Etentreparenthèses,tunem’aspasinvitée,tuas
requisd’autoritémaprésence.Etenversantleprixd’avance,doncilesttroptardpourreculer.
—Dois-jecomprendrequej’aiperdutouteinfluence?—C’estexact.Jesuisauxcommandes.Ellesourit.—Savouretoninfusion,Lucas.
***
LuttantpourrepousserlesimagesduregardincandescentdeLucasetdesoncorpssexyendiable,Evasemitautravailàl’endroitquiluiétaitfamilierentretous:lacuisine.
Elleavaitdéjàprévud’ajouterdeuxrecettesfestivesàsonblog.EtLucasenseraitlebénéficiaire,carilluireviendraitdedégusterlerésultat.
Elle cuisina tout l’après-midi, enregistra une vidéo pourYouTube, puis lamitenligneaprèsavoirprocédéàunmontagesoigné.Pasuneseulefois,duranttoutesceslonguesheuresd’activité,ellenevitLucasmettrelenezhorsdesonantre.
Àl’occasion,ellelevait lesyeuxverslehautdel’escaliermaislaportedesonbureaudemeuraitobstinémentclose.Plusletempspassait,plussaperplexitémontait.Lefaitqu’ellenourrissait l’inspirationdeLucasn’impliquaitpasqu’ilaitbesoindeposerlesyeuxsurelle,apparemment…
À la nuit tombée, le parc emmitouflé dans son cocon de neige s’habillad’unelumièreargentéestriéed’ombresmystérieuses.EttoujoursaucunsignedeLucas.Cesilencequin’enfinissaitpasjouaitsursesnerfs.
N’y tenant plus, elle monta à l’étage, frappa à la porte de son cabinet etattendit,l’oreilleauxaguets.
Pasunson.Elleétaitsurlepointderedescendrelorsquelaportes’ouvrit.Lasilhouette
deLucassedessinadansl’encadrement.—Oui?Ilfaisaitpartiedeceshommesquipouvaientporteravecuneégaleassurance
le jeanou le smoking.Aujourd’hui, c’était le jeanet il le remplissaitbien : ledenimuséflattaitlamusculaturepuissantedesescuisses.Lehautdesachemiseétaitdéboutonné,laissantentrevoirlatoisonsombredesontorse.
Unevaguedesensationscourutsursapeau.—Coucou,c’estmoi.Ilparaissaitdistrait.—Tuasbesoindequelquechose,Eva?Unvidesefitdanssatête.Les ondes de sexualité brute qui émanaient de lui étaient si puissantes
qu’ellenesavaitmêmepluspourquoielleavaitfrappéàsaporte.Sonregardseperditdanslesien,sesgenouxsedérobèrent,sonventrefrémit.
—Je…jevenaisvoirsituavaisfaim.Elle jeta un rapide coup d’œil par-dessus l’épaule de Lucas et fut
ridiculementfièredevoirsonécrannoircipardeslignesetdeslignes.—Toninspirationestrevenue?Çafonctionne,alors,maprésenceici?Ilclignalesyeuxetfinitparconcentrersonattentionsurelle.—Oui.Çafonctionne.—Concrètement, donc, il suffit que je soisdans le coin à faire tintermes
casserolespourqueçamarche?Jeveuxdire,tun’espascommeunpeintreouunsculpteurqui,pourcréer,doitavoirsonsujetsouslesyeux?Jesuistasourced’inspiration,mais jen’airiendespécialàfairepourassurermesfonctionsdemuseavecefficacitéetrendement?
Ellecrutvoirunelueurd’amusementpétillerdanssesyeuxbruns.—Laconversationquenousavonseuequandtuesvenueapporterlatisane
m’asuffi.—Tuasrefusédelaboireetjet’aimenacé.Enquoiest-ceinspirant,comme
scène?— J’ai décidé quemon personnage féminin boirait des infusions et serait
végétarienne.— Comme moi ? Et je parie qu’elle est gentille avec les animaux, elle
aussi?Evaétaitravie.Lucaslaissaglissersurelleunregardscrutateur.
—Aveclesanimaux,elleesttrèsdouce,oui.—Top !Frankie prétendque les personnages de tes livres ne sont jamais
attachants,maiscelui-civafaireexception.Peut-êtrequejedevraisquandmêmeessayerdelireundetesbouquins,finalement.Ilyenaun,enparticulier,quetumerecommanderais?
Ellepassaàcôtédeluipourentrerdanssonbureauetparcourutdesyeuxlestitresalignéssurlesrayonnages.Frankieenbaveraitd’enviesiellevoyaitcettebibliothèque.Cen’étaitjamaisdifficiledechoisiruncadeaupourFrankie.Pourelle, c’était des livres, encore des livres, toujours des livres. Et Lucas, àl’évidence,étaitfabriquésurlemêmemodèle.
De plus près, elle vit qu’un pan demur entier était consacré aux proprestitresdeLucas,enversionsoriginalesettraduites.
—Situcherchesunehistoirequiseterminebien,tunelatrouveraspasdececôté-là.
Elles’interrompit,letempsd’admirerunephotoennoiretblancaccrochéeaumur. Un chalet rustique, des arbres enneigés, la splendeur presque irréelled’unlacprisdanslesglacesdel’hiver.
—Quelpaysagesomptueux.C’estoù?—ÀSnowCrystal,dansleVermont.—Làoùtuétaiscenséteretirerpourécrire?Çaal’airidyllique.Unlieude
profondebeauté.Elle se rapprocha pour examiner les sommets enneigés qui dominaient les
étenduesdeforêts.C’étaitunlieuàpart,propreàinspirerunécrivain.— Ça donne envie d’y poser ses valises…, reprit-elle. Je vais peut-être
ajouter SnowCrystal à la longue liste des destinations que je veux découvriravantdemourir.
EllesetournaetvitunelueurbrûlerdanslesyeuxdeLucas.Sousl’impactdesonregard,ellesetroubla.Dessensationsdenaturerésolumentsexuellessedéployèrentenelle,commesisoncorpsentiermontaitentempérature.
Lucasavait-ilconsciencedel’effetqu’ilproduisaitsursessens?Ellecroisalesdoigtspourqu’ilneremarquerien.Sachantqu’ellen’avaitpaslaréputationd’êtretrèsdouéepourdissimulercequisepassaitenelle.
Eva Jordan, tu es venue l’inspirer pour son roman et le nourrir de façondécente.Tuasledroitdesaliversurtespetitsplats,maispassurleclient.
— C’est une station de ski familiale où je passe mes vacances depuistoujours.Tuskies?
—Jen’aijamaisessayé,maisj’aiunepassionpourlaneige…
Elles’interrompitnet,consciented’avoirmanquédetact.—Désolée.—Désoléepourquoi?—Parceque…Elles’humectaleslèvres.—…jesaisquetudétesteslaneige.LevisagedeLucasdemeurasansexpression.—Tuaslulesarticlessurl’accidentquiacoûtélavieàmafemme.Ohmerde.—Oui, c’est vrai. Mais pas par curiosité malsaine, Lucas ! Uniquement
parce que j’avais peur de dire quelque chose qui pourrait te rendre triste. Jevoulaisensavoirpluspournepasfairedegaffes.Jesaisàquelpointtul’aimais.
Elle avait été surprise que si peu de photos de Lucas avec sa femmeapparaissent en ligne. Sur les quelques rares qu’elle avait pu trouver, on lesvoyait toujours collés l’un contre l’autre, comme s’ils ne pouvaient supporterl’idée d’être séparés. Ils paraissaient si amoureux, si fascinés l’un par l’autrequ’illuiavaitétépresquedouloureuxdelesregarder.
Face à ces photos, elle avait compris pourquoi il haïssait cette période del’année. L’hiver lui avait volé son grand amour. Car il ne faisait aucun doutedanssonespritqueLucasavaitpassionnémentaimélafemmequipartageaitsavie.Etquecetamouravaitétésifortqu’allerdel’avantsanselleétaitpourluipresqueinsoutenable.
Mêmesielleavaitsouslesyeuxlapreuvequel’amourrendaitvulnérable,Evaespéraitunjouraimeretêtreaiméeaveccetteinsondableintensité.
D’untonformeletfroid,Lucaschangeaabruptementdesujet.— Nous n’avons pas encore eu l’occasion de discuter des modalités
pratiquesdenotrearrangement.Jevaispasserl’essentieldemontempsàécrire,maisj’espèrequetuferasicicommecheztoi.
—Si je faisais ça, tume jetteraisdehorsdans lesquarante-huit heures. Jesuisuneincurablebordélique,tul’avaisoublié?
Ellesourit,espérantlevoirsedétendre.Maisils’étaitfermédepuisqu’elleavaitfaitallusionàladisparitiondesafemme.Ellelesentaitdistant,enretraitderrièrelemurqu’ilavaitérigéautourdeluipourseprotéger.
—Jevaisessayerdemesouvenirquejenesuispaschezmoi,aucontraire,reprit-elle,etéviterdemerépandreunpeupartout.
—Jet’aivueprocéderlorsquetucuisines.Tuesméticuleuseetorganisée.
—C’est dans une cuisine que j’apparais sous monmeilleur jour. Partoutailleurs, c’est unpeu le souk, jedoisdire.C’est undemesgrosdéfauts.Toutcommelefaitdetropparleretdenepasêtreuncadeauausautdulit.
—Tun’espasdumatin?Evasecoualatête.—J’aitoutessayé.Lesdouchesfroides.Lecoupdeposerleréveilàl’autre
bout de la chambre — j’ai écumé toutes les solutions ou presque. Rien nemarche. Mon cerveau ne commence à fonctionner décemment qu’à partir de10 heures. J’essaie de ne pas utiliser de couteau de cuisine avant ce seuilfatidique.
Ellefitlamoue.—Jenesaispaspourquoijeneteparlequedemesaspectslesplusnégatifs.
C’estjournée-confession,ondirait.Enfin,ellevituneamorcedesouriresedessinersurlestraitsdeLucas.—Cesonttespiresdéfauts?Semertesaffairessurplaceetnepasêtreau
toplematin?—C’estgentildeminimiserl’affairemaisjepeuxtedirequemesamies,ça
les rend folles.Avant d’être virées, on était employées toutes les trois dans lamêmeentreprise.EtjeseraisarrivéeenretardauboulottouslesmatinssiPaigeetFrankienem’avaientpashisséehorsdulitettiréedanslemétrodansunétatsemi-somnambulique. Il y a eu des jours où je ne me souvenais même plusd’avoirfaitletrajet.
—Jenesavaispasquevousaviezétévirées?— Licenciement collectif. On bossait pour Star Events, une boîte
d’événementiel qui avait pignon sur rue.Mais ils ont perdu un gros client et,nous,onaétélesdommagescollatéraux.
Eva les revit toutes les trois sur le trottoir devant Star Events, ce jour-là,aspiréesdansunmêmetourbillondepanique,commesilaterres’étaitsoudainouvertesousleurspieds.
—Celicenciement,ilnousafaitl’effetd’uncoupdegourdinsurlecrâne.Maisfinalement,c’étaitlameilleurechosequipouvaitnousarriver.Ons’estditqu’il y avaitmoyen de faire pour nous-mêmes ce que nous faisions pour StarEvents.Tuasremarquéqueçasepassesouventcommeça,danslavie?Onseprenduntrucdanslesdentsavecl’impressionqu’ilnepeutriensurvenirdepire.Etpuis,avec lerecul,cetévénementsinoirse trouveêtre ledébutdequelquechosedepositif.
Comprenant un peu trop tard comment ces paroles pouvaient êtreinterprétées,ellefermalesyeux,prêteàsegifler.
—Jenevoulaispasdireque…—Jesais.Ettun’aspasbesoindeprendredesgantsavecmoi,Eva.— C’est un de mes défauts que tu connais déjà, murmura-t-elle d’un air
sombre.Moncerveauetmalanguesontenconnexiondirecte.Entrelesdeux,iln’y a ni filtre ni censure. J’ai aussi quelques qualités,mais tu as déjà dû t’enrendrecompte,sinon tunem’auraispasmisedans ton livre.Et toi,c’estquoi,tespiresdéfauts?Àpart lefaitquetubois tropetque tu tecloîtresseulcheztoi?
—Jeconsidèrecesdeuxparticularitéscommedesélémentsdemonstyledevie.Pascommedesdéfauts.
Lucasavaitdenouveaul’airplusdétendu.—Jediraisqu’undesélémentsnégatifschezmoi,c’estque jenesaispas
lâcher quand j’ai un objectif en tête. Il y en a qui disent que je suismonomaniaque. Quand je veux quelque chose, je ne laisse aucun obstacle semettreentraversdemonchemin.
—Jeneconsidèrepasçacommeundéfaut.Elleselaissatombersursoncanapésansattendrequ’ill’yinvite.—J’aimeraisbien,moi,êtrepersévérantecommeça.Quandjetravailleou
quejecuisine,jetiensmoncapmais,pourlereste,c’estnavigationàvue.J’aitoujoursuntasd’intentionslouablesmaislaplupartn’aboutissentpas.
—Commequoi,parexemple?—Lesport.PaigeetFrankiecourentrégulièrement,maisellesyvonttôtle
matin, quand je suis encore dans le coma. À cette heure-là, je peux à peinemarcher,doncquestioncourseàpied,cen’estmêmepaslapeine.Jemeprometstoujours d’y aller plus tard, à une heure où je serai en forme, mais c’est lemomentoùtoutlemondebosse,biensûr.Toutelajournée,c’estlacourse,etlesoirenarrivantchezmoijesuiskaput.Alors,laplupartdutemps,jem’écroulesurmonlitetjere-comatedevantNetflix.
—Lapiècequiesttoutenhautaétéaménagéeensalledesport.Tueslibredet’enservirquandtuveuxpendanttonséjourici.Moij’ysuisengénéralverscinqheuresetdemiedumatin,maisilyalargementdelaplacepourdeux.J’aiplusieursappareilsdecardio-trainingettoutunchoixdepoidslibres.
—Cinqheuresetdemiedumatin?Cetteremarquemeditquetuasencorebeaucoup de choses à apprendre àmon sujet.À cette heure-là, j’ai à peine laforcedesouleveruncil.Donconneserapasenconcurrencesurleshaltères.
Mais elle savait à présent ce qui se cachait en haut de l’escalier encolimaçon. Une salle d’entraînement privée. Pour Lucas Blade, pas detranspirationpartagéedansdesclubsdesportsurchauffésnidefootingdanslefroidglacialdesruesdelaville.
—Inutiledetedemandersituesdumatin,conclut-elle.—Jedorsassezpeu,enfait.Jesaisqu’ilyadesécrivainsquirespectentune
discipline de fer et des heures de travail immuables. Mais la routine et leshoraires de bureau, ça ne marche pas pour ma prose. Tant que ça vient, jecontinued’écrire.Vite,depréférence.
— Tu as d’autant plus intérêt à écrire vite que tu n’as que trois petitessemainesdevanttoi.Tucroisquetupeuxyarriver?
L’objectif luiparaissait inatteignable, avecundélaiaussicourt.Unsourired’autodérisionpassasurleslèvresdeLucas.
—NousauronslaréponseàcettequestionlejourJ.—Qu’est-cequejepeuxfairepourt’aider,Lucas?Jeneveuxpasfrapperà
ta porte à des moments où tu es à fond.Mais je n’ai pas envie non plus dedécouvrirquetesmusclessesontatrophiésparcequetun’auraspasbougédetachaisetroisjoursdesuite.
—Tupeuxm’aiderenoubliantcettehistoiredebal.—Jesuisprêteàtoutfairepourtoi—saufça.Ellesedirigeaverslaporte.—Retourneàtonclavier.Jevaisallertestertasalledegym.
***
L’espace qu’elle découvrit était vaste et lumineux, avec des verrières surtroiscôtésouvrantsuruneterrassedetoit.
Elles’imaginaauxbeauxjoursenchaiselonguesurcerooftop,faceàlavuesur Central Park bordé par les silhouettes familières des beaux buildings deMidtown.
Illuisemblaitquesielleavaiteuaccèsàunesalledesportcommecelle-ci,elle n’aurait plus eu aucune difficulté à s’astreindre à faire de l’exercice —même si la probabilité restait faible pour que la tentation se fasse sentir à5heuresdumatin.
Frissonnantàcetteidéebarbare,ellenouasescheveuxavecunélastique,pritplacesurlevéloelliptiqueaprèsavoirchoisisaplaylistpréféréeetsesoumità
un vigoureux entraînement. Puis, hop, une petite douche, et elle descenditpréparerledîner.
Cesoir,elleavaitprévuunrisotto,etunrisottodignedecenomexigeaituneattentionsoutenue.
Toutenajoutantlebouillon,cuilleréeparcuillerée,etentournantlemélangeavecsaspatule,elleréfléchissaitaulivredeLucas.Ellebrûlaitdecuriositéd’enlirequelqueslignespourvoircequedonnaitlepersonnageinspiréd’elle.
Lucasdescenditalorsqu’ellecuisinaitencoreetseperchasuruntabouretdebarpourl’observer.
—Çaal’aird’êtreuntravaildelonguehaleine,tontruc.—Enfait,çamecalmedefaireceplat.Certainsutilisentdesapplicationsde
détenteavecdesbolstibétains,moijemelancedansunrisotto.Elleréglalatempératuredelaplaqueetrecommençaàtouillerdeplusbelle.—Ettoi?C’estquoitontrucpourteviderlatête?—Avantd’êtrepublié,jemedétendaisenécrivant.—Maintenantquec’esttongagne-pain,çanemarcheplus,jesuppose?— Le risotto, c’est ton boulot aussi. Et pourtant, il te fait le même effet
qu’unedemi-heuredeméditation.Ellerajoutaunpeudebouillon.—C’estvrai.Àpartquepersonnenemeforceàenpréparerun…Ettoi?
L’écrituretetendoutedétend,ducoup?—L’unetl’autre.Pourlâcherlapression,jem’entraînelà-haut.Etpuisily
alesartsmartiaux.Jepratiqueprèsd’ici.—Çaauneffetcalmantdesebattre?Lucasselevapourchoisirunebouteilledevin.—Avantd’êtreducombat,c’estsurtoutuneformidabledisciplinementale.—Jen’aijamaisétécopineaveclaviolence.D’oùlefaitquejedétesteles
thrillers,filmsd’horreuretautres.ElletestalacuissondurizpendantqueLucasversaitlevin.—Quandas-tuvuunfilmd’horreurpourladernièrefois?demanda-t-ilen
luitendantunverre.—Ilyatrès,trèslongtemps.Avecungarçonquipensaitqueceseraitune
excellenteméthodepourquejemeréfugiedanssesbras.Iln’avaitpasanticipéquejehurlerais.
Elleretiralacasseroledufeuetpritunegorgéedevin.—Mmm… Fabuleux. J’adore ta collection de bouteilles rares. À part le
cardio-trainingetlejujitsu,tuasd’autresplaisirshorsdelasphèredel’écriture?
—JevaismarcherdanslesruesdeNewYorketj’observelesgens…Tuasvraimenthurléaucinéma?
—Plusfortquel’héroïnequiétaitsurlepointdesefairetrancherlagorge.Etlafillequiétaitassisederrièremoiacriéencoreplusforttellementjeluiaifaitpeur.
Lucasparaissaitamuséauplushautpoint.—J’auraisaiméassisteràlascène.—Crois-moi,çaauraitpuêtredangereuxpourtestympans.Siunjourjeme
retrouveencoresansemploi, j’essaieraidemeprésentercommeartistecrieuse,siçaexiste.J’aiuncriquiauraitdonnédessueursfroidesàHitchcock.
—J’aimeraisbeaucoupl’entendre.— Je ne le fais jamais sur commande. Je gardemesmeilleurs hurlements
pourdesmomentsd’authentiqueterreur.Sionnecriepasàbonescient,lesgensfinissentparneplus faireattention. Ils sedisent«Tiens, c’est encoreEvaquihurle»aulieude«Vite,ilfautallersecourirEva».
—Quandas-tuhurlépourladernièrefois?— La semaine dernière, en découvrant une énorme araignée dans la
baignoire.Voilà,c’estprêt.Elleservitlerisottoauxcèpesdansdeuxassiettescreuses,saupoudrad’une
pointedeparmesanfraîchementrâpéetplaçauneportiondevantlui.—Etvoilà.Bonappétit.Si turetournes travailleraprès ledîner, jesortirai
peut-êtremarcherunpeu.Commetun’aspasmislenezhorsdetonbureaudetoutl’après-midi,j’imaginequemonabsencen’aurapasd’impactsignificatifsurtonfluxcréatif.
Lucasenoubliauninstantdemanger.—Tunepeuxpasallermarcherseuleàuneheurepareille!—Seule?ÀNewYork?Ilyatoujoursdumondepartout,àtouteheuredu
jouretdelanuit.Etpuisiln’estpassitardqueça.Jen’iraipasdanslesalléesdésertesdeCentralPark.JusteflânerunpeusurlaCinquièmeAvenue.
—Lesmagasinsseronttousfermés.Elle prit une cuillerée de risotto, ferma les yeux et sourit, ravie par le
résultat.—Justement.C’estplussûr.Quandilssontouverts,çapeutêtrefatal.—Dépendancepathologiqueaushopping?—Pasàcepoint.Disonsquemesgoûtsetmoncompteenbanquenesont
pastoujoursenphase.—Enparlantdegoût,cerisottoestremarquable.
Ilmangeaensilenceetacceptadeseresservirsanssefaireprier.—TuasunmagasinpréférésurlaCinquièmeAvenue?Ellen’eutpasbesoinderéfléchirpourrépondre.— Tiffany’s. J’aime bien regarder les gens qui se pressent devant leurs
vitrines.Ilarrivemêmequ’onassisteàunedemandeenmariagedanslesformes,où l’homme a la main sur le cœur et où on voit le visage de la femmes’illuminer.Jetrouveçatrèschouette.Commeunecomédieromantiqueenlive.
Lucasnefitpasdecommentairemaisterminasonassietteetseleva.—Allez,onyva.Elleécarquillalesyeux.—Ensemble?Toutdesuite?Maisilfautquejedébarrasse.—Çaattendra.— Tu es sûr ? Tu n’as pas vraiment la tête d’un pratiquant assidu de la
thérapieparleshopping.Ettuasunlivreàécrire.—J’aibesoind’unepause.Etj’aimebient’entendrecauser.—Çamechange.Normalement,lesgensmedemandentplutôtdelafermer.—Tuasparfoisunregardsurlaviequim’intéresse.Elleessayadenepassesentirtropflattée.S’ilvoulaitlafaireparler,c’était
probablementjustepourétoffersonpersonnage.—Donc, ton héroïne va aller se balader devant chez Tiffany’s ? Elle est
amoureuseetsonmeccompteluifaireunepropositionromantique?Ilouvritlabouche,puislarefermaetsourit.—Jen’aipasencoredéfiniprécisément toutes lesétapesdesonparcours,
dit-ilalors.—Si tuveuxmonavis, unparcoursqui se terminerait parunevirée chez
Tiffany’s,ceseraitexactementledénouementqu’illuifaudrait,àtonhéroïne.
***
Ilss’emmitouflèrentets’engagèrentsurlaCinquièmeAvenue, leurhaleineformantdepetitsnuagesdevapeurdansl’airglacédelanuitnew-yorkaise.Laneigeavaitcessédetomberetlesenginschargésdenettoyerlesruesreprenaientpetitàpetitledessussurleséléments.Maislestrottoirsétaientencoreblancsetglissantsparendroitsetlaneigerepousséesurlecôtéformaitd’impressionnantsmonticules.UncalmepresqueirréelenveloppaitNewYork.
Les vitrines de chez Tiffany’s avaient été dûment décorées pour les fêtes.Lucasn’yvoyaitqu’unscintillementgénéralisé,unetoiled’araignéedelumières
minusculesetdedécorationsdontl’éclatrivalisaitavecceluidesjoyaux.Blottiedanssonmanteau,Evaadmiraitdesbijouxdisposéssurunplateau.
Sonregardtombasurunefemmeperduedansunemêmecontemplationdevantlavitrinesuivante.
Lorsqu’elles’éloigna,Evalasuivitdesyeux.—Elleesttriste,murmura-t-elled’unairpensif.—Pourquoitudisça?Ellefaisaitjustedulèche-vitrines,commetoi.—Tun’aspasvusonregard?C’estunabîmededouleur,cettefemme.À
mon avis, l’homme avec qui elle projetait de partager sa vie vient de luiannoncerquec’estfini,qu’ilnel’aimeplus.
—C’estpeut-êtreellequiarompuaveclui.Evasecoualatête.—Si c’était le cas, elle ne serait pas venue traîner devant la vitrine de la
joaillerielaplusromantiquedumonde.Jesuissûrequ’elleavaitimaginéveniriciavecluipourqu’ilschoisissentunebagueensemble.
Arrachant son regard de la bouche d’Eva, Lucas tourna la tête et vit lasilhouettefémininesolitairesefondredanslanuitglacée.
—Etmalgréça,tucontinuesderêverdugrandamour?—Pourquoipas?Cen’estpasparceque jecroisà l’amourque j’imagine
quetouteslesrelationsamoureusesseterminentbien.Ilcalauneépaulecontrelemur,laprotégeantdelamorsureduventd’hiver
glacial.—Tuasgrandioù?PasàNewYork,j’imagine?—Non.ÀPuffinIsland,dansleMaine.C’estunepetiteîle,grandecomme
untimbre-poste…—…au largede lacôtedePenobscotBay.Je laconnais.Donc tuesune
filledelameretduvent,enexildanslamétropole.—J’imaginequec’estunpeuça,oui.Mêmes’ilyaunpaquetd’annéesque
jel’ailaisséederrièremoi,monîlesauvage.Ellenes’enétaitpaséloignéetantquecela,songeaLucas.Evaposaitsurle
monde ce regard confiant en l’humanité que l’on acquiert dans les petitescommunautésoùlesgenssemontrentplussolidairesqu’ailleurs.
Son héroïne partagerait cette caractéristique. Elle arriverait dans la grandevilleavecdesespoirsetdesillusionsquelaviesechargeraitdedétruire.
—TuasencoredelafamilleàPuffinIsland?Parcequ’il l’observait avecuneattention soutenue,guettant lamoindrede
sesréactions,ilvitlarespirationd’Evasemodifier.
—Jen’aiplusdefamilledutout.DepuisqueGramsestmorte,iln’yaplusquemoi.
Elletournaversluiunsourireradieux.—Onyva,Lucas?—Ta grand-mère était ta seule famille ?Ce n’est pas étonnant qu’elle te
manqueautant.—C’estellequim’aélevée.Enfait,ellem’atenulieudemèreetdegrand-
mèreàlafois.Maisparlonsplutôtd’autrechose,sinonjevaisencorememettreàpleureretçaadéjàétésuffisammentembarrassantlapremièrefois.
Quelques instantsplus tôt, iln’avaitqu’uneenvieetc’étaitd’abrégercettesortielèche-vitrinespourretournerécrire.Maisencetinstant,ilétaitpossédéparlebesoind’ensavoirplusausujetd’Eva.Duplus loinqu’il s’ensouvienne, ilavaittoujourseucettecuriositéexacerbée,cebesoinpermanentdedécouvrir,decreuser, de comprendre ce qui se passait dans la tête des gens. Mais il étaitconscient que, dans le cas d’Eva, son avidité de savoir était de nature moinsscientifiquequepersonnelle.
—Qu’est-ilarrivéàtesparents?—Monpère, je ne l’ai jamais connu.Mamère avait dix-huit ans et allait
quitter l’île pour ses études lorsqu’elle a découvert qu’elle était enceinte. Jepensequemonpèren’étaitpasmûrpourlapaternitéetqu’ilaeupeurpoursesperspectives d’avenir. Il voulait quemamère avorte.Quand elle a refusé, il apliébagageetmamanest restée sur l’île avecGramsetGramps.Mamèreestmorte à ma naissance — à cause d’une forme très rare de complicationobstétricale.Pourpouvoir s’occuperdemoi,magrand-mèreaprisune retraiteanticipée.
Lucas pensait rarement à sa propre enfance. Il avait grandi au sein d’unestructure familiale solide comprenant parents, grands-parents, oncles, tantes etcousins. Ses souvenirs étaient peuplés de grandes tablées familiales toujoursbruyantes—carlesBladeavaienttousdesidéesfermementarrêtées—,dejeuxendiablésavec son frère,degenouxéraflés,decabanes secrètesetdedisputessans lendemain. Rien dans cette enfance heureuse ne rappelait l’ambiancesombreettorturéequicaractérisaitseslivres.
Rien dans cette enfance heureuse n’évoquait non plus la solitude que luidécrivaitEva.
—Jesuisdésolé.Ellesecoualatête.
—Ilne fautpas. Jen’ai jamaisconnumamère,donconnepeutpasdirequ’ellem’aitmanqué.Jen’auraispaspurêverplusbelleenfancequelamienne.Magrand-mèredisaittoujoursquec’étaitmoiquileuravaissauvélavie,àmongrand-pèreetelle. Ilsavaientperdu leuruniqueenfantmais ilsn’ontpaseu letempsdes’effondrercarj’étaislà,ennéonatalogie,etqu’ilsnepouvaientpasmelaisser tomber.Pendant six semaines, ilsontquasimentcampéà l’hôpitalpourêtrelepluspossibleauprèsdemoi.Unefoisquej’aiététiréed’affaire,ilsontpumeramenersurl’île.Gramsdisaitquej’étaisundonduciel—uncadeauquilesreliaitàlavie.
Evasetutpours’immobiliserdevantunevitrine.Elleaffichaitunesérénitéétonnante,alorsqu’ellevenaitdeluirévélersatragédiepersonnelle.
L’ampleurdesarévélationlelaissaitsouslechoc.Commeelleétaittoujourstrès directe, spontanée et qu’elle s’exprimait sans aucune réserve, il avaitimaginéqu’ilsavaitdéjàd’elletoutcequ’ilyavaitàsavoir.Ellefaisaitpartiedecesgensquidisaienttoutcequileurpassaitparlatêtesansriengarderpoureux-mêmes.
Cela,pourtant,ellel’avaitgardé.—Tuasperdutamèresijeune…—ÇaaétéhorriblementdurpourGrams.—Etcruelpourtoi.Cettenouvelleinformationmodifiaitlavisionqu’ilavaitd’elle.Commes’il
s’était tenu dans une pièce plongée dans la pénombre et que quelqu’un avaitsoudainouvertlesvoletsengrandpourlaisserentrerlalumière.Ilcomprenaitàprésentpourquoi lagrand-mèred’Evaavait tenuune telleplacedans laviedecelle-ci et en quoi sa disparition avait ouvert un abîme sous ses pieds. Celaexpliquaitlefonddevulnérabilitéqu’ilpercevaitchezelle.Surtoutàl’approchedeNoëloùiln’étaitquestionquedefamille,defamilleetencoredefamille.
Elleluisourit.—Pourmoi, cela n’a pas été si dur que cela, je t’assure.Dansmon petit
monde à moi— sur la « planète Eva », comme mes amis l’appellent — lafamille, ce n’est pas forcément la triade classique père-mère-enfant. Ce quisoude les gens entre eux, c’est surtout l’amour, non ? L’amour et la sécuritéaffective.Et iln’yapasque lesmèresquipeuvent ladonner.Parfoisc’estunpère,unetanteou,dansmoncas,unegrand-mère.Pourqu’unenfantpuisseseconstruire,ilajustebesoindesentirqu’ilestaiméetacceptételqu’ilest.Ildoitavoir lacertitudeque lapersonnequi l’élèveseraà l’écoute,quoiqu’ilarrive,qu’ilpeutcomptersurelle,mêmes’ilsetrompeouqu’ilfaitdesconneries.Ma
grand-mèreaétécettepersonne-làpourmoi.Elleaétémamèredans tous lesdomainesquicomptaient.Ellem’aimaitdefaçoninconditionnelle.
Et Eva venait de perdre la femme qui non seulement l’avait élevée,maisavaitétésonuniquefamille.
Lucassesouvintdesparolesdesapropregrand-mère.«Tuauraispeut-êtrebesoind’affinerunpeutonartdel’écoute.»Unepointedeculpabilitéluilabouraitlaconscience.Sagrand-mèreavaitvu
juste:iln’avaitpasétéàl’écouted’Eva.Ilavaitvusonsourire,l’optimismeàtoute épreuve qu’elle affichait.Et lui qui se vantait de ne jamais s’arrêter auxapparencesn’avaitpasgrattéau-delàdelasurface.Iln’avaitpassuvoiràquelpointelleétaitseule.
Ilauraitvoulupouvoirlarassurer.Maisqueluidire?Quel’amourdontellerêvaitavaitunprix?
—Oh!regarde!Ondiraitunerobedesirène!Surprisd’entendreunenoted’émerveillementdanssavoix,ilsuivitleregard
d’Evaetvitdansunevitrineune robedu soirdansuncamaïeudebleusetdeturquoiseoùcouraientdemincesfilsd’argent.
—Parcequetucroisaussiauxsirènes?Ellelevalamainpourl’arrêter.—Cen’estpasparcequejeprononcelemot«sirène»quetuesobligéde
dégainer tonarsenalderemarquescyniques.C’est justequejesuissûrequelafillequiaural’occasiondeportercetterobecroiraauxcréaturesmagiquesdelamer.
Elle sortit son téléphone, prit la robede sirène enphoto et la transmit parWhatsApp.
—Tul’envoiesàtamarrainelabonnefée?—Onvafairecommesitun’avaisriendit,OK?JelapartageavecPaige
parcequejesaisqu’ellel’appréciera.— Si elle te plaît tant, tu peux toujours revenir l’acheter aux heures
d’ouverturedelaboutique.— Tu plaisantes ? Jamais de la vie je ne pourrais m’offrir une robe de
couturier.D’ailleurs,mêmesij’avaislesmoyens,ceseraitunachatinjustifiécarjen’aipasl’occasiondelaporter.Ceseraitunpeudécalédel’enfilerpourmevautrerdevantNetflixenmangeantdeschips.Maismêmesicetteroben’estpaspourmoi,j’ailedroitderêver,non?
Il reporta son attention sur lemodèle en vitrine. La ligne droite paraissaitd’unesimplicitétrompeuse,maislacoupeétaitimpeccableetl’étoffetrèsbelle.
—Tupourraislaporteraubaloùtut’esjurédemetraîner.—J’aidéjàprévuunerobe,rétorqua-t-ellesansgrandenthousiasme.Ilscrutasonvisagepouressayerdedétecterdessignes.—Mais?—Iln’yapasdemais.C’estunesuperrobe.Jel’aitrouvéeensoldechez
Bloomingdale’silyadeuxans,parcequejedevaisassisteràunévénemententenuedesoirée.
Evasedétournadelavitrine.—Allez. J’ai euma dose de rêverie-shopping pour un soir. Et tu devrais
rentrer.Tuasunlivreàécrire.—Jerentreraiquandturentreras.—Celanemedérangepasdecontinuerseule.Jemebaladetoutletempsle
soiràNewYork.—C’estpossiblemais,encemoment,tueschezmoietjenetelaisseraipas
seuledanslarueàcetteheure-ci.—Donc,soustesdehorscyniques,tucachesunegrandeâme,généreuseet
protectrice.—C’estjustementmanaturecyniquequifaitquejeneveuxpastelaisser
seule.J’imaginequemaintenanttuvasmetaxerdesexisme.—Jenecroispasquecesoitdusexisme.Cheztoi,j’yvoisplutôtuneforme
classiquedegalanterie.Tuauraispluàmagrand-mère.Leslonguesbouclesd’Evas’échappaientdesoussonbonnet.Sachevelure
étaitrichedetoutessortesdenuances—couleursdemieletdebléentrelacéesdefilsdecuivreetd’orqui luisaient lorsqu’ilscaptaient la lumière.L’enviedeprendresescheveuxdanslesmainsetdeleslaisserglisserentresesdoigtsétaitpresqueirrépressible.
—Tuesprêteàrentreravecmoi?—S’iln’yaquecemoyenpourquel’écrivainseremetteàl’ouvrage,alors
go!Ellefitdemi-tour—etperditl’équilibresuruneplaquedeverglas.Il la rattrapasanspeineet la remitsursespiedsavantqu’ellene touche le
sol.—Faisattentionoùtumarches.Evas’étaitraccrochéeàluidanssachuteetgardaitlamaincrispéesurson
manteau. L’odeur de ses cheveux flotta jusqu’à ses narines. Il y avait trèslongtempsqu’iln’avaitpluseuenvied’embrasserunefemme,maisilnefaisaitaucundoutequ’ilavaitenvied’embrasserEva jusqu’àcequ’ilsenoublientde
respirerl’unetl’autre.Jusqu’àcequ’ilenoubliel’heure,lejouretl’annéeainsiquelaraisonpourlaquelleilrestaitàdistancedesfemmesdepuistroisans.
Ellefutlapremièreàseressaisir.—Tun’asmêmepasunetoutepetiteenvied’alleràcebal?— Je me prépare à cette échéance avec autant de ferveur que si je
m’acheminaisversunedéclarationd’impôtsàremplir.— C’est triste d’être aussi négatif. Il y aura forcément un tas de gens
passionnantsàcettesoirée.—Cequiestvraimenttriste,c’estcroirequetuvastrouverl’amourdansun
endroitcommecelui-là.—Tout lemonden’apas lachancedetombersurLAbonnepersonnedès
l’écolematernelle.EllefaisaitallusionàSallyanne.IlrevitcepremierjourdeclasseoùSallyanneluiavaitvolélapommedeson
goûter.Elleavaitexigéunerançonenéchangedesonbutin.Ilsavaientsixansl’unetl’autre.—Toi,tuesvraiment,vraimentsûredevouloiryaller?Evahochalatêteavecvéhémence.—Àcentpourcent.Jemesuis juréqu’àNoël jeferais lafête.Quoiqu’il
arrive.Jeveuxdanserjusqu’àenavoirlespiedsensang.Etvoiruntasdegens,untasdevisagesdifférents.TucroisqueCendrillonauraitrencontrésonprincesielleétaitrestéeenferméedanssacuisine?
Ilcontournauneplaquedeverglasengardantfermementlebrasd’Evasouslesien.
—Sonprince?Cen’estpasuncadeau!Ill’atraquéesansmercid’unboutàl’autredupayspourremettrelamainsurelle.Cequifaitdeluiunharceleurperversérotomane.Doubléd’unfétichistedupied.
Elleéclatad’unrirejoyeux.—Iln’yaquetoipourimaginerunerelectureaussisinistredececonte.Tu
peux rire demoi tant que tu veux,mais j’ai vraiment envie de faire unebellerencontre.Etçan’arriverapastantquejeresteraiboucléeàlamaison.Ilyauraplein de gens dans la même situation que moi à cette soirée, prêts à rire, àdiscuteretàdanser—avecl’espoiraucœurquel’amiCupidonseraaurendez-vousetajusterasaflèche.
—Concrètement, tu te trouveras entourée d’unemarée d’inconnus. Tu neconnaîtraspersonnelà-bas,Eva.
—Jeteconnaîtrai,toi.
Elle leva les yeux vers lui et leurs regards s’effleurèrent. Très vite, elledétourna la tête, comme si elle venait de tremper lamain dans un liquide enébullition.
— Un inconnu n’est un inconnu que jusqu’au moment où on fait saconnaissance,dit-elle.
Ilsoupira.—Accepte le conseil de quelqu’un qui en connaît un rayon sur la nature
humaine,etessaieaumoinsdemettrel’option«censure»enmarchequandtuparles.
—Tun’asaucuneraisondet’inquiéterpourmoi.JenesuispastoutàfaitidioteetjevisàNewYorkdepuisdixans.
—Ton art consommé de trop en direm’effraie sérieusement. Tu pourraistombersurunmecquiréagiraitauquartdetour.
Elleluiadressaunsouriremutin.—Jenedemandequeça. J’aiécritune lettreauPèreNoëloù jeconfesse
monintentiondemecomportercommeunefilleabsolumentpassageàNoël.Ilsecoualatête.—Onnepeutdécemmentpas te lâcher touteseuleàcebal.Tuesundéfi
auxrèglesélémentairesdesécuritéàtoitouteseule.Annulonslasoiréetoutdesuite.
La conversation fusait entre eux, enjouée, provocatrice, pendant qu’ilss’appliquaientl’unetl’autreàfaireabstractiondescourantsd’attractionsexuellequilesramenaientl’unversl’autre.
—Onn’annuleriendutout.D’ailleursenmatièrededragueetderelationsamoureuses, tuesaussirouilléquemoi,doncceneseraitpastrèsavisédemapartd’écoutertesrecommandations.
Elleluitapotalebras.—Allez,allez…Détends-toi,Lucas.Unconseilimpossibleàsuivrealorsqu’ilsétaientphysiquementsiproches.—C’étaituneplaisanterie,jesuppose,cettepromessededévergondage?—Non,non,c’esttrèssérieux.Maisjeteprometsdefairetrèsattention.—Parcequetufiltrerastesparoles?—Non,parcequej’utiliseraimonpréservatif.
Chapitre10
«Leplusbelaccessoired’unefemme,c’estlaconfiancequ’elleaenelle.»—PAIGE
—Visedirectementleplusbeaumecqueturepérerasdanslasalledebal,OK?
LavoixdePaigemontaitduhaut-parleurdesontéléphone.Evasourit.—Bond’accord.Etensuite?— Ensuite tu m’envoies son nom et prénom par texto. Jake fera une
rechercheoudeuxàsa façonpourêtre sûrquece typen’apasquelquesvicescachésdontilvaudraitmieuxquetusoisinformée.
— Et il s’y prendrait comment, Jake, pour obtenir ces infos hautementprivées?Non,nerépondspas,jeneveuxpaslesavoir,enfait.
Enveloppée dans un drap de bain noué au-dessus de sa poitrine, Eva sepenchaverslemiroirdelasalledebainsetfinitd’appliquersonmascara.
—Pourquoi êtes-vous siméfiants, tous ? Frankie et toi, vous êtes encorepiresqueLucas.Etneleprendssurtoutpascommeuncompliment.
Elleglissaletubedemascaradanssatroussedemaquillageetexaminasonreflet.
Ellesavaitdéjàquiseraitleplusbeaumecdanslasalledebal.Maiscelui-làétait frappé d’interdit. L’attirance était là, pourtant.Mais lui ne semblait avoiraucunedifficultéàlamaîtriser.
Lucas n’avait pas lesmêmes attentes qu’elle dans la vie.C’était pourquoielleluttaitcontresondésirautantquelui.
—Onn’estjamaistropprudent,Eva.—Magrandeprudenceestprobablementlaraisonpourlaquellejen’aiplus
devie sexuelledepuisdes siècles.Etmêmesi jeme trompe,qu’est-cequeçafait?Jepeuxaccepterdecommettreuneerreuroudeuxdetempsentemps.
Ilyenavaitjusteunequ’ellenecommettraitpas,etcetteerreursenommaitLucasBlade.Samain resta en suspens au-dessus de sa collectionde rouges àlèvres.
—Jen’enverraipasdetextoetJaken’irapashackerdesordinateursprivésou je ne sais quoi.Ce soir, j’aurai recours à laméthode classique et éprouvéepoursonderlesconsciences:jevaisécoutermonintuition.
—Jene suispaspersuadéequece soituneméthodeà touteépreuvedansunevillecommeNewYork.
—Cool,Paige,cool.Elleoptapourunecouleurprune.—Bon,jetelaisse,OK?Ilfautencorequejem’habille.—Qu’est-cequetuvasmettre?—Jenesaispaspourquoitumeposeslaquestion.Tusaiscommemoique
jen’aiqu’unerobepossibleàenfilerencasdetenuedesoiréeexigée.—Lanoire?Tuesmagnifiqueavec.—Oui,enfin…OnnepeutpasdirequecesoitLArobedesoiréequiclaque,
mais je n’ai pas voulu me lâcher et vider mon compte en banque juste pourdanserquelquesheures.Allez,bisous.Jeterappelledemain,Paige.
Elleseretournaetpoussauncriétouffé.Lucas se tenait dans l’encadrementde la porte et l’observait. L’expression
danssonregardsombrelaprivadupeud’airqu’illuirestaitdanslespoumons.—Oh!mince,tum’asfaitpeur.Ellepressalamainsursapoitrine.— C’est encore un de tes petits gags de prédilection dans la série
« Épouvante » ? Se tapir quelque part en silence et procurer un infarctusfoudroyantàtesvictimes?
Ilétaitdéjàfinprêtpourlebaletsavestedesmokingtombaitàlaperfectionsurlamusculaturemarquéedesesépaules.
—J’aifrappé.Maistunem’aspasentendu,apparemment.Lefaitqu’ilsoithabillédepiedencaplarendaitd’autantplussensibleàsa
propresemi-nudité.Troublée,ellecrispalesdoigtssurledrapdebain.—Tuasdonceul’heureuseidéed’entrericisansprévenir.Histoiredetester
s’ilyamoyendedéclenchermonfameuxhurlementd’horreurquifaitvolerlesvitresenéclats?
LesouriredeLucassuscitauneflambéeimmédiatedesensationstorrides.Elletentadehisserledrapdebainplushautmaiss’aperçutquelamanœuvre
avait surtoutpour résultatdedévoileruneplusgrande longueurdecuisses.La
salledebainsluiparutsoudainridiculementétroite.Enquelquessecondes,l’airse chargea d’une tension nouvelle.Une sensation épaisse et chaude coulait enelle avec la lenteur léthargique de la lave. Des picotements de plaisir luiélectrisaientlapeauetsonventresecontracta,formantunnœudserrédetension.C’étaitlesmêmesdéflagrationssensuellesqueLucasdéclenchaitchaquefoisenelle.
Maiselleétaitdéterminéeàn’enteniraucuncompte.—Qu’est-cequetuveux,Lucas?Lafrustrationsuscitaitchezelleuneirritationquineluiétaitpashabituelle.—Jet’aiapportéquelquechose.C’estsurlelit.Ellepassadevantluipourregagnerlachambre—ets’immobilisa.Drapéesur lecouvre-lit, larobebleuequ’elleavaitadmiréedanslavitrine
chatoyaitsouslalumière.—Larobedesirène…Lagorgenouée,ellesetournaverslui.—Jet’avaisditqu’elleétaitau-dessusdemesmoyens.—Maispasdesmiens.Etc’estuncadeau.Jenesuispasvraimentexperten
contesdeféesmais j’imagineque,pour flotterendirectionde tonfuturprincecharmant,ilestpréférablequetuaiesautrechosequ’uneserviettemouilléesurledos.
Ilétaitalléluiacheterunerobe?—J’avaisdéjàprévuautrechose.— Je sais. Mais tu n’avais pas l’air très enthousiasmée par la tenue en
question.Tantqu’àêtrecondamnésàparticiperàcebal,autantquetuyaillesenétantcontentedecequetuportes.Jetelaisset’habiller.
Sa voix rauque laissait plutôt entendre que, s’il ne quittait pas la chambresur-le-champ,ilpourraitbienêtretentédel’aideràsedénuderunpeuplus.
Elle le suivit des yeux un instant, puis secoua la tête pour dissiper lesvapeursdedésirquiluiembrumaientlecerveau.
Illuiavaitoffertunerobe.Etpasn’importelaquelle:larobe.La raison aurait probablement voulu qu’elle refuse, mais cette absolue
merveilleentaffetasdesoiereprésentaitunrêve.Ellen’avaitencorejamaisrienpossédéd’aussibeau.Etpuisçan’auraitpasétécooldedirenonetdelelaisseravecsoncadeausurlesbras.D’ailleurs,lesimplefaitqu’ilaitremarquéquelarobel’avaitsubjuguéeetqu’ilsoitretournéàlaboutiquepourlaluiacheter…
Sonimaginations’emballa,entraînantsonpoulsdanslafoulée.
Pourquoi avait-il fait cela ? Comment expliquer ce geste ?Qu’est-ce quecelasignifiait?
Elles’aperçutquesesyeuxétaientpleinsdelarmesaumomentoùelledutclignerlespaupièrespourleschasser.
Bon,çasuffit,Eva.Cegestenevoulaitdirequ’uneseulechose:queLucasavait lagénérosité
chevilléeaucorps.Ellenepouvaitabsolumentpass’autoriseràsefantasmerenhéroïnedeméloavecLucasBladedanslerôle-titremasculin.Elles’étaitbattuebecetonglespourobtenird’alleràcebaldansl’idéederencontrerquelqu’un.Etsûrement pas pour tomber amoureuse d’un homme fermé à toute perspectiverelationnellestable.
***
Lucas se servit un whisky. Il savait que ce premier verre serait suivi pard’autres.Unecuiteenbonneetdue formes’imposaitpour survivreà la soiréequil’attendait.
Ilsesentaitengoncédanssavestedesmoking,commesielleappartenaitàquelqu’un d’autre.Cela dit, il était parfaitement conscient que sonmalaise nevenaitpasduvêtementmaisdelaprésencefémininedanslapiècevoisine.
Lavoixlumineused’Evas’élevadanssondos.—Alors?Jesuiscomment?Ilpritletempsdedescendresonwhiskyavantdeseretourner.Etsefélicitad’avoireulaprudencededéglutiravantdeposerlesyeuxsur
elle.—Tues…La bouche soudain très sèche, il s’humecta les lèvres.Qu’avait-il fait ? Il
avait déjà assez demal à ne pas lui sauter dessus comme ça. Et il venait decorserencoreunpeupluslatâche.
—Tuallaisdirequelquechose?Ellesepassalesmainssurleshanchesetluiadressaunsouriretimide.—Elleestpilepoilàmataille.—Ondirait,oui.Savoixs’enrayaetilseraclalagorge.—Ehbien,c’estparfait.—Comment?
Il essaya de saisir le sens de sa question, mais son cerveau avait cesséd’opérer.
—Commentquoi?—Comment as-tu fait pour tomber sur la bonne taille ?Tum’as droguée
avantdeprendremesmensurationsdansmonsommeil?Tuasvoléunedemesrobesettul’asenvoyéeàlaboutique?
Lesyeuxronds,elleseplaqualamainsurlabouche.—C’estmoiquiparlecommeça?Jecommenceàraisonnercommetoi.Tu
asfaitdemoiunecyniquesuspicieuseenmoinsde tempsqu’iln’enfautpourretournerunecrêpe.Tutesensfierdetoi?
Iln’étaitpassûrdepouvoirdéfinircomment ilsesentaitmais,s’ilyavaitbien une chose dont il était certain, c’était que la sensation n’avait rien deconfortable.
Lamaind’Evaretomba.—Disquelquechose.Cen’estpasfaciledetrouverdesvêtementsquime
vont.Jen’aipasdesmensurationsstandard.Commentas-turéussicetexploit?Desonpointdevueàlui,lesmensurationsenquestionétaiententoutpoint
idéales.—J’aiappelétonamiePaige.Commejesuisofficiellementclientd’Urban
Aladine, j’ai désormais droit à un service de conciergerie complet. Je peuxdemanderqu’onenvoiedesfleursàmagrand-mère,qu’onmelivreungâteauàdomicileouqu’onpromènemonchienàtouteheure.
—Tun’aspasdechienetjeviensdeparleràPaigeilyaquelquesminutesàpeine.Ellem’ademandécequejecomptaismettrecesoir.
—J’imaginequ’ellesondaitleterrainpoursavoirsijet’avaisoffertlarobeounon.
Ellepivotasurelle-mêmeetluilançapar-dessusl’épauleunregardpiquant.—Alors,qu’est-cequetuendis?Tucroisquej’aimeschances,cesoir?Lucasenveloppad’unregardrapideletaffetasdesoied’unbleulumineux,
lesourireétourdissant. Ilnecroyaitpas, ilétaitsûr.Quelhommehétérosexueldanssonétatnormalnetireraitpaslalangue,foudedésiràl’idéedequitterlebalaubrasd’unetellefemme?
—Situasteschances?Possible,oui.Ilressentitunepointedemalaisedelavoiraussiprêteàsauterlepas,aussi
désireuse de s’ouvrir à l’amour. Elle faisait partie de ces rares personnes quivivaientsansbarrière,sansfiltresetsanspeurs.
Avait-il un jour été comme elle ? Avant, peut-être. Au temps où la vien’avait pas encore broyé tous ses espoirs pour en éparpiller les restes ravagésautourdeluicommeautantdemornesconfettis.
—Jecomptesurtoipourmeprésentertouslesgensquetuconnais.Etsituveuxconclure,toiaussi,ilfautquetuteprésentessoustonmeilleurjour.
Ellesedressasurlapointedespiedsetajustasonnœudpapillon.Prisonnierde l’odeurd’Eva, il se retintde fermer lesyeux.Elle sentait comme les fleursfraîches en été, comme le soleil sur la peau, lorsque les jours sont longs,brûlants,nourrisd’indolence.Ilvoulaitenfouirlesmainsdanssescheveuxetserepaîtrelonguementdelasaveurdeseslèvres.
Etilsavaitqueçanes’arrêteraitpaslà.Qu’est-ce qui l’empêchait de céder à la tentation, d’ailleurs ? Il pouvait
menercetteattirance jusqu’àsaconclusionnaturelle. Ilétaitàpeuprèscertainqu’Evasuivraitlemouvement.
Maisensuite?Commentnégocieraient-ilsl’étapesuivante?Pour contenir une montée insistante de désir, il essaya de retenir sa
respiration, en espérant qu’elle n’en avait pas pour trop longtemps à traficotersoncoldechemise.
—J’ailaissétomberdesnotionscomme«draguer»et«conclure»depuislafindel’adolescence.
Ledosdesdoigtsd’Evaluieffleuralagorge.—J’imagine,oui.Mais,cesoir,celapourraitêtreunpremierpaspourtoi.—Etpeut-êtreest-ceunpasquejen’aipasenviedefaire.Il ne pouvait détacher les yeux du rouge à lèvres d’Eva. Sa mystérieuse
couleurprune,satexturefondante…—Quiteditquejenesuispassatisfaitderestercommejesuis?—Cen’estpasunesolution,ça,Blade.Etmaintenant,souris.—Tumetraînesàunbalettuvoudraisquejesourie?—Tuesbeaucouppluscraquantquandtusourisquequandtutireslatête.
Etcesoir,tonseulbutserad’attirerdelanana.—C’estquoi,cettenouvelleobsessionencore?—Jeseraitonrabatteur.Tonpotededrague.Jemechargedefairetomber
unefilledanstesfilets.Lavoixrauqued’Evas’enroulaitautourdeluienvolutesdélicates.—Jeneveuxpasdefille,doncjen’aipasbesoind’unrabatteur.— Je sais que tu as peur. C’est justement pour ça que je suis là pour te
soutenirett’encourager.
—Pourquoivoudrais-tuquej’aiepeur?Jemesensjusteunpeuencombréde moi-même, car je déteste me harnacher dans un smoking pour taper laconversationàdesgensquin’enontpasplusàfairedemoiquejen’enaiàfaired’eux.
Etcommeellesetenaittropprèsdelui,ilnepouvaitpasseconcentrernonplus.
—ÇavaêtreOKpourtoi,Lucas,tuverras.L’authentiquegentillessedanssonregardluicoupalesouffle.Etilsentitson
cœur, qui était resté pétrifié pendant ce qui lui semblait être une éternité,recommenceràbattre.
—C’estquoi,cette façondes’exprimer?N’oubliepasque tuparlesàunécrivain.J’aihorreurdecetteexpression,«êtreO.K».
—C’estfaciledecritiquermonchoixdevocabulaire,monsieurl’Écrivain,maispuis-jetefaireremarquerquetusouffraisdusyndromedelapageblancheavantmonarrivée?
Elleluidonnaunpetitcoupdecoude.—Jevaistetrouveruneblondecanonquiteferaoubliertespeurs.—Jet’aidéjàditquecen’étaitpasunequestiondepeur.Quelbazar…Ilnevoulaitsurtoutpasdeça.Pasderésurrectionintempestive
desesémotions,sentimentsouautres.—Despeurs, toutlemondeena,maiscertainespersonnesontpeurdeles
montrer.Cequidonneunepeurredoublée.Toi,parexemple,tuasàlafoispeuretpeurd’avoirpeur.Çafaitunpaquetdetrouillesl’unesurl’autre.
—Çayest?C’estfini?Laséancedepsychanalyseestterminée?— Je commence juste. Pourquoi les hommes redoutent-ils à ce point
d’avouerqu’ilssontterrifiés?—Aucune idée. Je le saisd’autantmoinsque jene suispasdans la peur,
comme je viens d’essayer de te l’expliquer. Avec ça, les beautés blondes melaissentgénéralementplutôtinsensible,luiassura-t-ilendétournantlesyeuxdesatentantechevelure.Lesbrunessontplusmontype.
—Jetetrouveraiunebrunemystérieuse,alors.—Neperdspastontemps.Jeneluiadresseraipaslaparole.—Parcequetuaspeur.—Bon,OK,si tuveux, j’aipeur.C’estceque tusouhaitaisentendre? Je
suismêmetellementtétaniséquejecroisquejevaisresterici.— Je te signale que tu as dit «OK », tu ne peux pas rester. Nous avons
concluunmarché,Blade.
—C’estdupursadisme.Ellelefittaireenposantleboutdesdoigtssurseslèvres.—Chut.Iln’auraitqu’àlesentrouvrirpouraspirerlesdoigtsd’Evadanssabouche.
Attrapantsamaindanslasienne,ill’écartadulieudelatentation.—Pourquoiparle-t-ondemoialorsquec’estdetasoiréequ’ils’agit?Elle semblait avoir la plus grande peine à respirer, et il sentait le léger
tremblementdesesdoigtsentrelessiens.Jamaisiln’auraitimaginéqu’unetensionsexuelleaussifortepuissemonter
entreunhommeetunefemmequineseregardaientmêmepas.Elledégageadoucementsamaindelasienne.—Tuasraison.C’estmasoirée.Etilesttempsdepartir.Son ton était un peu trop énergique, son sourire trop enjoué. Et elle
continuaitd’évitersonregard.—Un bal comme celui-ci, ça n’arrive qu’une fois dans une vie. Et je ne
veuxpasenperdreuneseulemiette.Nousallonsvivreungrandmoment,Lucas.Ungrandmomentoùilauraitleprivilègedelavoirdanserdanslesbrasde
toutuntasdemecspasforcémentformidables.Soudain énervé, Lucas décrocha son manteau dans l’entrée. Combien de
tempsencoreserait-ilcenséendurercetteamèremascarade?
***
L’hôtel Plaza avait été métamorphosé pour l’occasion en Grand Palaisd’hiver.Rienn’ymanquait,pasmêmed’immensessculpturesdeglaceéclairéespardesguirlandesdelumières.
LedécorévoquaitunevastecavernedecinémapourunAliBabadesneiges.Sentant Lucas sur le point de faire demi-tour pour s’enfuir, Eva se hâta deconfiersonmanteauauvestiaire.
—OnsecroiraitdansLeMondedeNarnia,commenta-t-elleàmi-voix.Direqu’ilsontutilisétoutecettefausseneigealorsqu’ilsenontdestonnesdevraieàdispositionpartoutautour.
—Ilspréfèrent l’artificeouatéà lagadouegrisâtre,aumouilléetaufroid.Ehbien,lasoiréeprometd’êtreauthentique…
Eva sourit. Pour une oreille peu attentive, leur conversation donnaitprobablement l’impressiondecoulerd’elle-même,commes’ilsavaientdéjàeudesmilliers d’échanges semblables à celui-là. Percevoir le courant de tension
sous-jacentauraitexigéuneattentionplussoutenue,mêmesil’attirancegrondaitentre eux depuis l’instant où Lucas était entré dans la salle de bains. Ils setournaientautourenunesortedeballetétrange,mêmesicen’étaitpasdutoutlegenrededanseauquelelleavaitprévudeselivrercesoir.
Au bout d’unmoment, elle avait choisi de faire comme si rien ne s’étaitpassé.Commesirienn’avaitchangé.
Etqu’est-cequiauraitchangé,d’ailleurs?Pasgrand-chose.Ilsétaientjustepassésparunmomentdetrouble.Etcen’étaitmêmepaslepremier.
EllefranchitlaportemenantàlasalledebaletvittouteslestêtessetournerversLucas. Ilavaitpeut-être fallu le traîner là sous la contrainte,mais il avaitl’airtoutàfaitàsaplacedanscetunivers.
Evaressentituncruelpincementaucœur.S’intéresseràLucasdetropprèsétaitunluxequ’ellenepouvaitpassepermettre.
Elleinjectadoncladosed’enthousiasmevouluedanssavoix.—Bon,allez.Onvaseséparer,maintenant.Lucas tourna vers elle un regard intense où ne perçait pas l’ombre d’un
sourire.—Seséparer?—Silesgenspensentquejesuisavectoi,personnenem’inviteraàdanser.
Etpourlereste,ilfaudraencoremoinsycompter.LabouchedeLucassecrispa.—Ilesthorsdequestionquejetelaisseseulelà,aubeaumilieudecepanier
decrabes.—Lucas,si,illefaut.C’étaitl’idéededépart,non?—Regardeautourde toi.Cen’estpasunbal, c’est la chasseouverteà la
viandefraîche.—Soisgentiletformule-moiçaautrement.Jesuisvégétarienne,souviens-
toi.Elle tourna un rapide regard dans sa direction. Aucun homme, jamais,
n’avaitportélesmokingavecautantdeclasse.Ilétaitlatentationincarnée.—Tunepeuxpassourireunpeu?Ondiraitquetutepréparesàentrerdans
lecabinetdudentiste.—Jemesuisengagéàt’accompagner.Fairesemblantdem’éclatern’estpas
prévudanslestermesducontrat.—Mêmesanslancerdes«youpi!»,riennet’empêchedetedécrisperun
minimum.Çafaituneéternitéquetunesorsplusdecheztoi.Tupourraisavoirl’heureuse surprise de découvrir que c’est parfois très divertissant de discuter
avec des gens plus oumoins normaux.La compagnie exclusive des tueurs ensérie,c’estunpeuarideàlalongue,non?
Ellefitungestedelatête.— Tu le connais, cet homme près du bar ? Celui qui est en train de me
sourire?—C’estunfauxsourire.Çasevoitàlafaçondontilmontrelesdents.Ilest
enchasse.—Enchasse?—Àlarecherchedesaprochainevictime.Notesonregardfixe.Concentré
sursaproie.Enparlantdeconcentration,Evaavaitlesplusgrandesdifficultésàfixerla
siennesurautrechosequeLucas.—Tucroisquec’estunserialkiller?—Saspécialitéensérieà lui,c’estplutôt lasexualitéextra-conjugale.Ila
déjàquatremariagesàsonactif.Ladernièrenanaqu’ilaépouséeétaitenceintedehuitmoislorsqu’ilestpartienclaquantlaporte.
—Tudéduistoutçarienqu’àlafaçondontilsourit?Tum’impressionnes.—Cen’estpasdeladivination.J’aijusteledouteuxprivilègedeconnaître
cetype.TuasdevanttoiDougPeterson,associéchezCrouch,Fox&Peterson.Uncabinetd’avocatsd’affaires.Ladernièrechoseà faireestde lui rendresonsourire.Sousaucunprétexte,Eva.
—Lebutdecettesoirée,c’estdemepermettrederencontrerdumonde,devoird’autrestêtes.
—Ilvautmieuxéviterlestêtescommelasienne.Ilarrivedroitsurnous.Jemechargedelui.
Elle ouvrit la bouche pour répondre qu’elle était tout à fait capable del’envoyerbaladertouteseule.MaisDougPetersonlesavaitdéjàrejoints.
—Tiensdonc,Lucas.Çafaitplaisirdeterevoirdenouveauenselle.IlserralamaindeLucas,gardaunbrefcontactoculaireaveclui,puistourna
verselleunregardgourmand.—Tumeprésentestanouvellecompagne?Sanouvellecompagne?Siseulement.—Jenesuispassa…—VoiciEva.Lucasluiattrapalamaind’ungestepossessif.— On ne va pas te retenir, Doug. Je suis sûr que tu as une soirée très
occupéeenperspective.
Congédié sans merci, Doug s’accorda juste le temps de poser un regardappuyé sur son décolleté. Puis il sourit, exhibant une dentition d’un blancétincelant.
Commeunrequinsur lepointd’avalersaproie,songeaEva,résistantà latentationdeporterlamainàsapoitrine.DougreportasonattentionsurLucas.
— Il y a longtemps qu’on ne te voit plus nulle part, Blade.Mais je doisreconnaîtrequepouruncome-back,c’estuncome-back.Lagrandeclasse.
Sidérée,EvasuivitDougdesyeuxtandisqu’ils’éloignait.—Tuluiaslaissécroirequetoietmoi,on…LesdoigtsdeLucasrestaientcrispéssursonpoignet.—Oui.—Tun’avaispasbesoindefaireça.J’auraispul’envoyerboulertouteseule.—J’aifaitleboulotpourtoi.—Ehbien,nerecommencepas.Situcontinuesà«faireleboulot»,jene
rencontreraipersonne.Toutlemondecroiraqu’oncoucheensemble.Alors qu’elle faisait tout, justement, pour éviter que sa riche imagination
érotiquenes’emparedecetteidéeetnecommenceàjongleravec.Chaquefoisqu’illatouchait,chaquefoisqu’illaregardait,latâchedevenaitplusdifficile.
—S’ilfautenpasserparlàpourassurertasécurité…—Jeneveuxpasêtreensécurité!Jeveuxvivre!—Dès que nous trouverons un individu qui me paraîtra raisonnablement
fiable,jeluiferaicomprendrequ’onn’estpasensemble.—S’ilfautattendredetombersurquelqu’unquit’inspireconfianceàtoi,on
vaypasserlanuit.Àtesyeux,lemonden’estqu’unvasterepairedeperversetdecriminelsenpuissance.
Elle baissa les yeux sur son poignet que les doigts forts de Lucasencerclaienttoujours.
—Tuasl’intentiondemelâcher?Ilnedesserrapassaprise.—Jefaiscequejepeuxpourtetenirhorsdelazonededanger.—C’est justementpourçaque jevoudraisque tume laisses libre. Je suis
biendécidéeàmemettreendanger,justement,ettoitufreinesdesquatrefers.Ellescrutalasalleduregardetrepéraunejoliebruneàl’autreextrémitéde
lapistededanse.—Regardecettefille.Elleauntrèsbeausourire,non?Çapourraitcoller?—Tuesbisexuelle?—Jepensaisàtoi.C’esttontype.
—Qu’est-cequitefaitdirequec’estmontype?LavoixdeLucassefitplusdure:—TuasvudesphotosdeSallyanneettut’esditquetuallaismetrouverun
équivalent,c’estça?Larépliqueparfaite?—Jenepensaispasàça.Tum’asjusteditquelesblondestelaissaientfroid
etquetupréféraislesbrunes.Ellevitunmuscletressailliràl’angledesamâchoire.—C’estvrai.Désolé.—Tun’aspasà t’excuserd’être tristeetde trouverdifficilede tedivertir
dansunlieucommecelui-ci.Autour d’eux, la foule enmouvement tournait, brassait, s’agitait.Mais ni
l’unnil’autren’yprêtaitattention.—Jen’auraispasdûvenir.C’étaituneerreur.— Je pense que le fait que tu trouves difficile d’être ici était une bonne
raisondevenir,aucontraire.Laprochainefois,ceseradéjàmoinsdur.Elleglissasamaindanslasienne.— OK. J’arrête de te chercher des filles. Ne te fâche pas, Lucas. Mes
intentions n’étaient pas mauvaises. Pas plus que les tiennes lorsque tu asrepousséceDougtoutàl’heure.
—Cen’estpaslamêmechose.—Si.Nousinterféronschacundanslaviedel’autre.Doncvoicicequ’onva
faire:jetefichelapaixettumeficheslapaix.Donnant-donnant.Lucasfixalapistededansed’unœilsombre.— Et s’il te prenait l’idée de partir d’ici au bras d’un mec pas très
recommandable?—J’aiundoctoratendétectiondemecspastrèsrecommandables.Etsi tu
l’invitaisàdanser,cettefille?Elleaunsourireirrésistible,vraiment.—Jeterappellequetuviensdet’engagerànepastemêlerdemavie.—J’aimenti.Elleluidonnaunpetitcoupdecoude.—Elleal’airsympa.—Sympa?C’estquoicequalificatifdébile?—Ne temoque pas demoi. Si tume faisais desœufs brouillés et qu’ils
avaientun sale aspect, je tedirais juste«merci». Jen’ironiseraispas sur tonmanquedecapacités.
—Tuasraison.Désolé,unefoisdeplus.
—Ne t’inquiète pas. Je sais que c’est le fait d’être ici qui joue sur tonhumeur. Et je suis responsable, puisque je t’ai forcé à venir.Maismaintenantqu’onestlà,j’ail’intentiond’enprofiter,alorssouris.
Lorsqu’iltournalatêtepourlaregarder,sesyeuxluisaientd’unéclatsombresousleslumières.
—Peut-êtreque,dansmoncas,cen’estpasunequestiondepeur.C’estjustequejen’aipaslesmêmesbesoins,lesmêmesenviesquetoi.Tuasdéjàpenséàça?
—Tuneveuxniamourniamitiédanstavie?Non,biensûr,cariln’yariendeplusaffreux!Avoirquelqu’unquisesouciedetoi,quitepousseàdonnerlemeilleurdetoi-même?Beurk.C’esttellementmieuxd’êtreseuletsansamour.Commeçaaumoins,tuessûrdenejamaist’enprendrepleinlafigure.
—Lesarcasmenetevapasauteint.—Ahnon?Jepensaispourtantqu’ils’accordaitàlaperfectionavectatête
derenfrogneux.—«Renfrogneux»n’existepasdansledictionnaire.—Dommage.C’estunmotquiauraitsonutilité,pourtant.Etneprendspas
tonairsupérieur,s’ilteplaît.Même si elle répondait du tac au tac, son esprit était ailleurs. Elle
s’interrogeaitsurcequ’ilvenaitdedire.—Tulepensessérieusement,alors?—Quoi ?Que« renfrogneux»n’existepas ?Non seulement je lepense,
maisjesaisquec’estvrai.—Jeveuxdire:tupensessérieusementquetunecherchespasl’amour?Ilmarquauntempsdesilence.Maissonhésitationétaitdéjàuneréponseen
soi.Elleeneutlecœurserrépourlui.—Çafaitmalàcepoint?Le regard de Lucas restait fixé au loin, quelque part de l’autre côté de la
pistededanse.—Oui.Elleregrettaitqu’ilsaiententamécetteconversationdansunendroitquise
prêtaitsipeuauxquestionsintimes.—Lorsquequelquechosenousparaîtinsurmontable,lemieux,c’estencore
deprendreunegrandeinspirationetdeplongerdanslamareauxcanards.Iltournalentementlesyeuxverselle.—Tuasdéjàétéamoureuse?Pourdevrai,jeveuxdire?
—Pasencore,non.Maisc’estprévuauprogramme.—Situn’asjamaisétéaccroàquelqu’un,tun’espasenpositiondejugersi
c’estounonunedouleurparlaquelletuasenviedepasserplusd’unefoisdansunemêmevie.
— Je ne dis pas qu’il faut que tu retombes amoureux direct. Commencepetit.Essaiejusteunedanse.Etsitun’yvaspas,moi,entoutcas,jemelance.J’aienviededéployermesplumes.
—Tesailes.Ondéploiesesailes.Lesplumes,onvolededans,plutôt.Ilscontinuaientàs’envoyerdesvacheriesmais,souslalégèretédespiques
échangées, une nouvelle couche d’intimité s’était formée. Leurs remarquesétaient superficielles parce qu’ils choisissaient de communiquer de cettemanière.Maislaprofondeurétaitlà.Ilssecomprenaient.
—Ce n’est pas étonnant que tu restes seul. Si tu passes ton temps à lesreprendre,lesfemmesdoiventavoirenviedetefrapperplutôtquedetetomberdans lesbras.Si tunedansespas,vaaumoins taper lacausetteavecquelquespersonnes.Iln’yapasuneseulefemmedanscettesallequinerêvedepasserunmomentavectoi.
—Parcequ’ellessaventquej’aidufric.—Si tuveuxmonavis,ça tientplusaufaitque tuesméchammentcanon
quand tune tirespasune têtede sixpiedsde long.C’estduboulotd’être tonrabatteur.Jerisqued’avoiràtefacturerdesheuressupplémentaires.
Elleluidécochaunebourrade.—Allez,justeunsourire.Essaieetonverrasitutefaisassaillirounon.Je
metiendraidel’autrecôtédelasalleetjet’observeraideloin.Ilfronçalessourcils.—Non,Eva.Tunepeuxpas…Ellesefitviolencepours’arracheràsaprésence.PourLucas,ceseraitune
grande avancée s’il rencontrait une femme qui éveillait son intérêt. Ce quin’avait aucune chance de se produire si elle restait à ses côtés. Quant à elle,même combat : tant qu’elle gardait Lucas dans son champ de vision, elle nevoyaitpersonned’autre.
Maisavecunpetiteffort,elleoublieraitqu’ilétaitdeloinl’hommeleplusfascinant de la soirée. Elle oublierait que Lucas Blade savait écouter commepersonne.Elleoublieraitjusqu’auxtempêtesqu’ildéchaînaitenelle.
L’heure était venue de rencontrer un homme prêt à s’engager dans unegrandehistoired’amour.Pourdevrai.
***
Pourquoiavait-ilacceptédeselaissertraînerdanscesous-soldel’enfer?Àl’autreboutdelasalle,levisagerieurd’Evaétaitlevéversunhommeque
Lucas ne voyait que de dos. Quel type avait-elle encore dégotté, cette fois ?Quelqu’unqu’il connaissait ?La jalousiebrutalequi lui vrillait les tripes étaitpour lui entièrement nouvelle. Et il ne s’était certainement pas attendu à laressentircesoir.
—Lucas!J’aieuunmomentdedoute,maisc’estbientoi!Interrompudanssespensées,ilsetournaverslavoixfémininequivenaitde
s’éleveràsagauche.—Ahtiens,Caroline.Ilsepenchapourembrassersurlesjoueslabeautéroussecribléedetaches
derousseurquiluiadressaitunsourirevaguementéméché.Carolineavaitfaitpartieduréseaud’amisdeSallyanne,sansappartenirau
cercledesintimes.—LucasBlade…Tuesladernièrepersonnequejem’attendaisàvoiràce
genrederaout.Tuesseul?Elleglissasonbrassouslesien.—Allezviens,ondevraitdanser.Êtrejeunesetenvie,çasefête.Sonexpressionsefigealorsqu’ellepritconsciencedel’impairqu’ellevenait
decommettre.Ce qu’il vit dans le regard de Caroline le ramena aux heures noires qui
avaientsuivilamortdesafemme,lorsquetoutlemondeautourdeluimarchaitsur desœufs, au point qu’il lui était arrivé d’avoir à réconforter les « amis »consternésquinesavaientpasquoi luidire.Son rôleavaitconsistéalorsà lesconvaincre qu’il s’en sortait à peu près pour qu’ils cessent de se sentirmal àl’aise.
Les soirées comme celles-ci lui avaient toujours paru être d’une désolantesuperficialité.MaisdepuisledécèsdeSallyanne,cetteimpressions’étaitencoreamplifiée.Toutétaitdevenuencoreplusfaux:lessouriresartificiels,lagaietéunpeutropaffichée.
EtCaroline,quivenaitdemettrelespiedsdansleplatsemblaitdéterminéeàseracheterenredoublantdesollicitude.
—Çan’apasététropdurpourtoi,cestroisdernièresannées,Lucas?Elle lui caressa la manche et sa main s’attarda — avec un peu trop
d’insistancepourêtreinterprétécommeunsimplegested’amitié.
De l’autre côté de la salle, il vit qu’Eva riait toujours. Le mec qui avaitentreprisdel’emballerchangeadepositionpourserapprocherd’elle.
Lucasplissalesyeux.Cettefois,ildistinguaitsonprofilet…Merde.C’étaitMichaelGough.Lepseudo-célibatairequifaisaitdesravages.
Faceàquelqu’uncommelui,Evan’avaitaucunechance.Mêmesielleavaitdebonnes antennes, elle neverrait probablement pas à travers le jeu retors de cetype.Ensurface, il correspondait à tous sescritères.Mais leconnaissant, il seservirait du préservatif d’Eva en faisant miroiter des promesses qu’il sedépêcheraitdenepastenir.
—Lucas?IlavaitradicalementoubliéCaroline,quivacillaitsursestalonsetlecollait
d’unpeutropprès.—Bonnefindesoirée,Caro.Àundecesquatre.—Hé,attends!Tunevaspas…Iln’entenditpaslerestedesaphrase,parcequ’iltraversaitdéjàlasallede
bal, zigzaguant entre les couples tournoyants, àmoitié aveuglé par la lumièrestroboscopiqueetleclinquantdespaillettes.Mêmesi lamusiqueétait forte, lerugissementdusangdanssatêtelacouvraitpresque.
IlatteignitEvajusteaumomentoùMichaelsepenchaitsurelle.—Tumefascinescomplètement,Eva,luiassurait-ilàvoixbasse.Tesseins
sont incroyables. Et tes cheveux me rendent dingue. Je veux voir à quoi ilsressemblerontsurmonoreiller.
Uneboufféederageobscurcitsavision.Ilouvritlabouchepourintervenirmais,avantqu’ilpuisseprononcerunmot,Evaporta lesmainsà sa tête—ets’arrachauncheveu.
ElleletenditàGoughavecunsouriredésarmant.—Tiens,c’estpourtoi,Michael.Tupourrastefaireuneidéepartoi-même.
Mes seinsne sontmalheureusementpasdétachables,donc jenepeuxpas t’enconfierunpourquetuleramènescheztoi.
Lucasrepritsonsouffle.IlsavaitqueMichaelétaitunanimementconsidérécomme une belle prise et il aurait été prêt à jurer qu’Eva, dans sa grandeinnocence,seferaitavoircommeunebleue,charméeparsavoixprofondeetsestechniquesdeséductionàtouteépreuve.
Aulieudequoi,elleavaitgardéla têtefroide.Etn’entraitvisiblementpasdanssonjeu.
LucasvitMichael serrer les lèvres,désarçonnépar la réactiondesaproie.Maisiln’étaitpasencoreprêtàlalâcher,detouteévidence.
—Tuviens,Eva?Ondanse?Ellesecoualatête.—Mercipourl’invitation,maisnon.—Tuessibelle.Jecrèved’enviedeteconnaître.Detoutconnaîtredetoi.—Tucrois?Eval’examinad’unairpensif.— Tu aimerais connaître mon cerveau, par exemple ? Mes pensées
t’intéressent?Etmesémotions?Tuveuxsavoircequimefaitrireetcequimefaitpleurer?
Michaelparutvaguementdéconcerté.—Évidemment,quellequestion.Mais…—Ilmesemblaitbien,oui.Quandtuprétendst’intéresseràmoi,cequetu
veuxdirevraiment,c’estquetuasjusteenviedesexe.Jen’airiencontresurleprincipe,maisjenesuispaspartante.
Elleluiadressaundesessouriresirrésistibles.—Mercipourl’intérêtquetum’asporté.Passeunebonnesoirée.Lucasl’interceptaaumomentoùellepivotaitsurelle-mêmepours’éloigner.
Elleouvritdegrandsyeux,visiblementsurprisedeletrouverlà.Sansluilaisserletempsdeseressaisir,ill’attirafermementcontrelui.
—C’estmontourdedanseravectoi,jecrois.Michaelhaussalessourcils.—Lucas?Jen’avaispasréaliséquevousvousconnaissiez,touslesdeux.—Onvitensemble,Evetmoi.Evaluijetaunregardd’avertissementdontilpritactesansréagir.Michael,
lui,retrouvalesourire.—Jecomprendsmieux,maintenant.Tuastoujoursétéunhommedegoût,
Lucas.Bonnesoiréeàvousdeux.Michael s’éloigna, visiblement rasséréné. Eva le suivit des yeux avant de
reportersonattentionsurlui.—Pourquoias-tufaitça?ditça,plutôt?—Ilvoulaitt’empapaouter.—C’étaitl’idée,oui.Etjeluiaipolimentditnon.Mais,maintenant,ilpense
quejel’aijetéparcequelaplaceétaitdéjàprise.Etpasparcequ’ilsecomportaitcommeuneracluredebidet.
— Il valait mieux que ça se passe comme ça. C’est un garçon qui neplaisantepasavecsonego.Jeleconnais,Eva.
—Tuconnaistoutlemonde,toi!Jen’aipascettechance,parcontre.Etçanevapass’arranger,saufsiturestescantonnédel’autrecôtédelasalle.
—Jeveillesurtoi,figure-toi.Jesuisicipourtesauverdetoi-même.Il imposa silence à la petite voix qui lui murmurait que son intervention
n’étaitprobablementpasaussidésintéresséequ’illelaissaitentendre.—Est-cequej’avaisl’aird’avoirbesoind’êtresecourue?—Eva, c’est un briseur de cœurs en série. Et il est tout sauf célibataire,
contrairementàcequ’ilprétend.—Jesais.—Iltel’adit?Çam’étonnedelui.—Ilnem’arienditdutout,maisj’aivulamarquedesonalliance.Cequi
prouvequ’ilnelametquelorsqueçal’arranged’êtremarié.Ellesoupiraetglissasonbrassouslesien.—Jesuistouchéequetuprennesmonsalutàcœuretquetutesoisruéici
pourm’arracherdesgriffesduvilainmonsieur.MaisdesDougetdesMichael,jem’en coltinedepuis l’âgede seize ans.Desmecsqui voientmes seins etmescheveuxetendéduisentaussitôtquejesuisincapabled’alignerdeuxphrasesquisetiennent.
—Une première rencontre dans un lieu comme celui-ci relèvera presquetoujoursduregistredusexuel.
—C’estvrai.Maisjesuiscapabledefaireladifférenceentreuntypequiajusteenviedemebaiseretunautreavecqui ilyaurasuffisammentd’affinitéspourqu’ilaitenviedevoirautrechoseenmoiqu’unepairedeseinsetunepairedefesses.
Lesourired’Evavacilla.—C’est peut-être pour ça que je suis célibataire depuis si longtemps, au
fond. La triste réalité, c’est que je tombe systématiquement sur desmecs quin’ont aucune envie d’en savoir plus sur moi à part la manière dont je mecomportedansunlit.Jesupposequejepeuxenconclurequejecoursaprèsunidéalinatteignable.
Luienconcluaitplutôtquetouscestypesétaientdescrétinsfinis,maisilneluifitpaspartdecetteopinion.
Ilpréféraitnepaspenseràcesmecsdutout.Lâchantlamaind’Eva,illuiattrapalataille.—Ondanse?—Tudétestesdanser.Tum’as justeproposéçapourm’extrairedespattes
libidineusesdetonpoteMichaelsisoucieuxdesonego.
—Mais,toi,tuadoresdanser.—C’est vrai. C’est la raison principale pour laquelle j’étais déterminée à
veniricicesoir.J’aienviededanserjusqu’àenavoirmalauxpiedsetlatêtequitourne.
Ilfourmillaitd’idéesquipourraientluifairetournerlatêtesanspasserparlacase«dansedesalon».Maisilréprimalesimagesquiaffleuraientàsonécranmental.
—Alorsdansons.Toute une collection de regards masculins restaient rivés sur elle. Lucas
l’embarquad’autoritésurlapistededanseavantqu’unnouveauprétendantneselance dans la bataille. Il se soupçonnait d’être capable de leur allonger unmauvaiscoupetdeleslaisserenétatdemortcérébrale.
Evaposalamainsursonépauleetseplaçaengardantentreeuxunedistancetrèssage.
— Danser, c’est presque une obsession, chez moi. J’ai fait de la danseclassiquejusqu’àquatorzeans.
—JepariequetudansaislaféeDragée?—C’estvrai!Commentas-tu…—Peuimporte.—Chaqueannée,àNoël,Gramsm’emmenaitvoirleNewYorkCityBallet.
C’étaitnotretraditionàtouteslesdeux,etj’adoraisça.Lavalsedesfloconsdeneige, Clara et le Prince arrivant au royaume des Délices, la musique deTchaïkovski. Chaque fois, je flottais dans une ambiance magique. C’était çaNoëlpourmoi.Jerentraisàlamaisonetjefaisaisdessautsetdespirouettesenmeprenantpourunedanseuseétoile.
Il baissa les yeux pour la regarder et l’imagina en collant rose, tutu etpointes,dansantsonrêve.Qu’elleaitpuatteindre l’âgeadultesansrienperdredecesgracieusesillusionsresteraittoujoursunmystèreàsesyeux.
Elle dansait comme il l’avait surprise à le faire dans sa cuisine, avec desmouvements fluides, une sensualité naturelle et sans ostentation. Ses cheveuxvolaient autour de ses épaules dénudées et son visage était illuminé par sonsouriremégawatt.
—C’estgénial,non?Ilnelacontreditpas.—C’esttoujoursmieuxquedeparlerpourneriendireavecdesemmerdeurs
soporifiques.—Tueshorriblementmédisant,Lucas.
— C’est vrai. Je ne saurais trop te conseiller de te préserver de macompagniesubversive.
— C’est ce que j’ai essayé de faire toute la soirée.Mais tu ne peux past’empêcherdemettretongraindeseldansmavieamoureuse.Etilfautquejetesurveille de près, si je veux éviter que tu te fasses arrêter pour violences ettroubleàl’ordrepublic.
Leurs efforts pour se faire entendremalgré lamusique les amenèrent à serapprocher.
—Est-cequetumelaissesvraimentlechoix?Tuesd’uneimprudencefolleetj’aifaitunepromesseàtonamieFrankie.
—Jesuisbonjugedescaractères.—Situtepenchaisd’unpeuplusprèssurlesstatistiquesdeshomicides,tu
découvriraisquelaplupartdesvictimesdemeurtresonttuéespardespersonnesdeleurentourage.
Ellerejetalatêteenarrièrepourdardersonregardexaspérédanslesien.— Nous sommes au bal, Lucas. Un bal d’hiver romantique. Et toi, tu
m’annoncesquejesuissurlepointdemefaireassassinerparquelqu’unquejeconnaisbien?
— Je te dis que si tu devais être victime d’un meurtre, l’auteur seraitprobablementunproche.J’essaiejustedefairetonéducation.Det’inculquerunminimumdeprudenceetderéflexion.
—Tuasunevisiontorduedel’existence.Etonnedanserapasplusd’uneseule fois ensemble. Si je parle avec toi trop longtemps, je vais faire descauchemarsetdormiraveclalumièreallumée.Etpuisjenerencontreraijamaispersonne.Pareilpourtoi,d’ailleurs.
Lamusique s’alanguit etLucas crut qu’Eva allait se dégager pour repartirdans sa quête amoureuse. Mais il se produisit tout l’inverse. Avec un légersoupir,elleposalajouecontresontorseetglissalesbrasautourdesataille.Lasensationdesaprésencephysiquecontre luienvahit tout sonespacesensoriel.Satêtesevida.Avecsesfonctionscérébralesauralenti, ilcherchaenvaindesmotsappropriésàlasituation.
Eva,parchance,avaitquantàelledesquantitésdechosesàdire.—Tuasdéjàréfléchiàtesrésolutionspourlenouvelan?Sinon,j’enaiune
quidevraitt’allercommeungant.Illasentaitdouceetsouplecontrelui,soncorpsconfiantcommeamalgamé
ausien.—Jedevinecequetuvasmedire.
Lefaitqu’ilaitréussiàluirépondreétaitunexploitensoi,comptetenudesesdifficultésrespiratoiresdumoment.
—Jenesuispassûre,non.Elleposalapaumed’unemainsursapoitrine,auniveauducœur,etlevales
yeuxverslui.Ilesquissauneébauchedesourire.—Jepariequetuveuxquejem’engageàsortiretàrencontrerdesfemmes.— Faux. Je propose que tu arrêtes de toujours chercher la face sombre
cachéecheztonprochain.—Jesuisfaitcommeça!Cen’estpasunaspectdemoiquejepeuxmettre
enmodeonouoff.— Je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas ta véritable nature. C’est la
fréquentationassiduedesmonstresquipeuplent tesromansqui t’arenduainsi.Mais,danslavraievie,tupourraisregarderlesgensautrement.
Ils dansèrent quelques instants en silence, les yeux clos, à des années-lumièredelafoulecompactequilesentourait.Lucasfituneffortpourreveniràleurconversation.
— Si je te recommandais d’être plus réservée, plus suspicieuse, plusméfiante,tucroisquetupourraischangerd’attitudesurcommande?
— Peut-être que je pourrais y arriver. Mais je pense que je prendraisnettementmoinsdeplaisiràlavie.
Elleseblottitcontreluitelleunechatte.Ilsetenditdansunpremiertemps,puislaissaglisserunemaindansledosd’Eva.Lachaleurdesapeauàtraversletissudesarobel’émutviolemment.
Larobequ’illuiavaitachetée.Peauettaffetas.Renonçant à lutter, il l’amena encore plus près, jusqu’à ce que les doux
arrondisdesoncorpsépousentétroitementlessurfacesplanesdusien.Ellenoualesbrasautourdesoncouetposalatêtesursonépaule.
Legesteavaitquelquechosedesimple.D’évident.Unepousséededésir flambaen lui—sauvage,violente. Il était sidéréde
vouloiravectantdeforcequelquechosequ’ilsavaitêtreuneerreur.Ilétaitencoretempsdelalaisserpartir.Delâcheruneremarquedésinvolte
surlefaitqu’ilsétaientlàpourfairedenouvellesrencontres,pourvoird’autrestêtes.Maisilneditrien.Secontentadelatenirainsicontrelui,desedraperdanssachaleur,des’envelopperdesonodeurcommed’unmanteaudeplaisir.Ancrédans l’instant, il prenait tout ce qu’il y avait à prendre, sourd à la musique,aveugleauxautresdanseurssurlapiste,insensibleauxregards.Ilnevoulaitpaspenserauxautres.
PaspenseràSallyanne.JustedanseravecEva.Il lui vint à l’esprit l’image d’une bougie que l’on allume dans le noir. Il
ignoraitladuréedeviedelaflammemais,tantqu’ellebrûlerait,ilresteraithorsdesesténèbresintérieures.
Desrayonsdelumièreglissaientsurleplafond,versantunepluied’orsurlescheveux d’Eva. Elle avait la tête inclinée et il ne voyait d’elle que le dessindélicatdesonnezretrousséetlacourbedeseslèvres.
Lamusique changea de nouveau,mais Eva ne fit pasmine de vouloir sedétacherde sesbras.Comme il n’était pasprêt à la laisser partir nonplus, ilscontinuèrent de tourner lentement, étroitement enlacés, obéissant sans mêmel’entendre au rythme de la musique. Pourquoi n’avait-il jamais remarquéauparavantquedanserpouvaitêtrepresqueaussiintimeetvertigineuxquefairel’amour?
Lesdoigtsd’Eva étaient nouésdans sanuque et il se sentait en lien étroitavec son corps, sa chaleur, ses mouvements. Ce qu’il n’avait pas voulu voirjusque-là s’imposa alors avec la clarté d’une évidence : il ne la laisserait pasrepartiravecunautrehomme.
Il nevoulait qu’une chose : la ramener à lamaison avec lui.Et pasparcequ’ilcherchaitàlateniràl’abridudanger.Laprotégerauraitétéunemotivationdésintéressée.Sesraisonsàluiétaientpurementpossessivesetégocentriques.
Etcomme ils étaient comme imbriqués l’undans l’autre, ilperçutpresquesimultanémentlechangementquiseproduisitchezEva,larésolutionquisefitjour en elle. Il la sentit à la façon dont elle se redressa, à la tension presqueimperceptibledanssoncorps.
—Onyva?Ilavaitmurmurélesmotscontresescheveux,espérantàmoitiéqu’elle lui
résisterait.—Saufsituveuxresterencoreunpeu,biensûr,ajouta-t-il.C’étaittonrêve
d’alleràcebal.Evas’immobilisadanssesbras.—Tuveuxqu’onrentre?chuchota-t-elletoutcontresonoreille.J’espérais
tellementqueturencontreraisquelqu’und’intéressant.Il y eut un long silence durant lequel, sans rien dire, ils admirent l’un et
l’autrecequ’aufondd’eux-mêmesilssavaientdéjà.Enfin, suffoquant presque sous la tension sexuelle qui les rivait l’un à
l’autre,ill’écartadeluietplongealeregarddanslesien.
—Jesuisaveclaseulepersonneiciquim’intéresse.Elledéglutitavecpeine.—Moiaussi.L’humour, les résistances, la comédie de l’indifférence… Tout cela avait
disparu,balayéauloin,nelaissantplacequ’àlanuditédudésirassumé.Ilsnebougeaientplus,nefaisaientplussemblantdedanseretd’êtrepartie
prenante de la soirée, en lien avec les autres couples qui tournoyaient autourd’eux.Ilsétaientdansleurmondefermé.Àpart.Séparésdetout.
Les jouesd’Eva avaient la couleur des roses et ses yeuxbleus semblèrentétincelersousleslumières.
—Rentrons.Elleluipritlamain,maisLucasnesuivitpasimmédiatementlemouvement,
paralyséparlacertitudequ’iln’yauraitpasderetourenarrièrepossible.—Tuessûre?—Sijesuissûre?Oh,Lucas…Elleluieffleuralajouedelapaume.—Jenel’aijamaisautantétédemavie.
Chapitre11
«Soistoujoursunefillesage,saufquandc’estplusfund’êtreunebadgirl.»—EVA
Dansletaxiduretour,ilsgardèrentunecertainedistance.NiLucasniellenesesentaitcapabledemaîtriserl’élansexuelravageurquileshabitait.
Visiblementtendu,Lucasdesserrasonnœudpapillonetdéboutonnalehautdesachemise.
Evagardalesyeuxfixéssurlabasedesoncou.Elleosaitàpeinelesleverplushauttantledésirlaconsumait.
—Tuaschaud?Lucas tournaverselleun regardchargéd’une intimité si fortequ’ellecrut
quesoncorpsentierseliquéfiait.—Quelquechosedecetordre-là,oui.N’yaurait-ilpaseumoyendedemanderauchauffeurd’accélérerunpeu?
L’appartement de Lucas n’était qu’à quelques pas. S’ils avaient couru, ilsseraientprobablementarrivéschezluiplusvitequeça.
Ellelaissasamains’égarerversluietLucaslaprit,pressantsapaumecontresacuissedureettendue.
Chaquecontactentreeuxexacerbaitl’attente.Ledésirlafaisaittrembleretl’amollissaittouràtour.
Lorsqu’ilsatteignirentenfinlarésidence,lebesoind’embrasserLucasétaitdevenu si impérieux qu’elle faillit l’entraîner dans le parc au risque d’attraperdes engelures plutôt que de perdre de précieuses secondes supplémentaires àtraverserlehalldel’immeuble.
À la fractiondesecondeoù lesportesde l’ascenseurse refermèrent, ils secollèrentl’unàl’autrecommedeuxaimants.
D’unemain,Lucas lui saisit lanuque,et sabouchevint fouiller la sienne.Eva avait une seule pensée qui retentissait dans sa tête et c’était enfin, enfin,enfin.Après cela, les contoursde sa conscience s’estompèrent et elle se laissaporterpar leflux.Avides,érotiques, leurs languesluttaient,s’enveloppaient,secaressaienttouràtour.DesesmainsimpatientesLucaslapoussaitverslaparoidufond,soncorpsplaquécontrelesien.Leurétreinteétaitintense,palpitanteetsiexcitantequ’elleparvinttoutjusteàinspireruneboufféed’airavantdebraverunenouvelletempêtedebaisers.
Leurcorps-à-corpsétaitempreintdesauvagerieplusquedetendresse,maisc’était trèsbienainsi.Lesmainsenfouiesdans la soie sombredescheveuxdeLucas, elle les ébouriffait avec impatience en amenant son visage encore plusprès, avide de boire à la source de ses lèvres. Quelque part dans la distanceouatée, elle entendit un dring étouffé et Lucas la poussa hors de la cabined’ascenseursanslalâcherd’unmillimètre.
Ilcontinuadel’embrassertoutenbataillantaveclaserrureetilsentrèrentenchancelantdansl’appartement.Dèsl’instantoùlaporteserefermaderrièreeux,ilsperdirenttouteretenue.
Lesoufflelourd,ilfitdescendreseslèvressursajoueetlelongdesoncoutandisqu’ilbaissaitlafermetureÉclairdesarobe.Ilfitglisserlesbrideslelongdesesépaules,etlevêtementtombaausolavecunbruitlégerdesoie.
Sursapeaubrûlante,lafraîcheurdelanuitétaitpurecaresse.Avecunsoupirébloui,ilcueillitundesesseinsdanssapaume,faisantalleretvenirsonpoucesurlapointeérigée.Ellesepressaplusfortcontreluietsentitsonérectionbattrecontresonventre.Lessensationss’ajoutaientauxsensations,sedémultipliaienten une vertigineuse escalade. Elle vacilla, comme sous le jet puissant d’unecascade,sansaucunepossibilitédereprendresonsouffle.
LeslèvresdeLucasprirentlaplacedesesmainsetilaspiraletétondanssabouche,lemordilla,leléchaavidement.
—Lucas,attends…Monsac.Elletentadeseconcentreretdeseremémorerl’endroitoùelleavaitlâchésa
pochette en entrant, mais la tête lui tournait et elle avait perdu tout sens del’orientation.
—Tun’aspasbesoindetonsac.—Monpréservatif…Jurantentresesdents,ils’arrachaàsonétreinteletempsderécupérerl’objet
perdu. Puis il le lui fourra entre les mains et la souleva dans ses bras, saccompris.
—Onvaoù?—Aulit.— Debout contre le mur, ça m’allait bien aussi, murmura-t-elle dans un
souffle.Sonenviedeluiéclipsaittoutlereste.Elleauraitétéincapabledediredequellemanièreilsatteignirentlachambre
à coucher. Elle était trop occupée à l’embrasser et à le caresser pour sepréoccuperdespéripétiesdutrajet.
Illalaissaglissercontreluijusqu’àcequ’elleaitlesdeuxpiedssurlesoletlasoutintlorsquesesjambessedérobèrent.Eva,l’attentionrivéesurlesexedurdeLucas,s’attaquad’abordàsachemise.
—Maintenant,chuchotait-elle—encoreetencore,commeunmantra.Il la fit taire en l’embrassant de plus belle, et son « pas tout de suite »
murmuréfutétoufféparlapressiondeseslèvressurlessiennes.Fébrile,EvalaissaitsesmainscourirsurlesmusclesdudosdeLucas.—Jenepeuxplus attendre,Lucas. Il y a tellement longtempsque jen’ai
pas…—Raisondepluspournepasbâclerleschoses.Il avait les mains dans ses cheveux, la bouche sur la sienne et ils
s’embrassèrent, encoreetencore, insatiables l’unet l’autre,commesi leballetérotiquedeleurslanguesetlemélangetorridedeleurssoufflesétaientdevenusunenécessitévitale.
C’était lapremièrefoisqu’elleentraitdanslachambredeLucas,maisellen’eut même pas la curiosité de regarder autour d’elle. Son environnement nel’intéressait pas. En cet instant, le monde entier se résumait à Lucas. Elle nepouvaitplusdétacherlesyeuxdudésirincandescentquiirradiaitlessiens.
Ellelaissasesmainsvagabondersurluietcouvritsonérectiondesapaume.L’intimité du geste parut l’arracher en sursaut à la frénésie de baisers qui lesconsumaitl’unetl’autre.
—Onestunpeudingues,non?s’inquiéta-t-ilàvoixbassecontreseslèvres.Turêvesd’amourmadeincontesdeféeetjesuisaussipeuprincequecharmant.
—Leprincecharmantétaitun«harceleurperversérotomane.Doubléd’unfétichistedupied».
Le souffle court, elle se cramponnadesdeuxmains au coudeLucaspourl’empêcherdesedégagerdesonétreinte.
—C’esttoiquim’asapprisça,souviens-toi.—Peut-être.Maisils’estquandmêmerachetéenépousantlafilleàlafin.
—Jenecherchepasunmari.Jeveuxjustequetumeprocuresunorgasme.—Unseul?Tesattentessontbienmodestes.Saboucheétaitderetoursurlasienneetsonbaisers’enharditencore,sefit
délicieusementexplicite.Avait-ellejamaisétéembrasséeainsi?Non.Trèsclairementnon.ElleentrepritdedégagerlachemisedeLucasdelaceinturedesonpantalon.
Maisilluiimmobilisalamain,lesoufflepantelant.—Eva…—J’aienviedefairel’amouravectoi,c’esttout.Uneidéealarmanteseformaquelquepartauxmargesdesaconscience,se
frayantuncheminàtraverslebrouillardépaisdelavolupté:ilcherchaitpeut-êtrejusteunprétextepourfairemachinearrièretoute?
—Est-ceuneenviepartagée,Lucas?Saréponsetombasansunehésitation:—Àtonavis?—Danscecas…Ellenouaunejambederrièrelasienne,etilseretrouvaàplatdossurlelit,
sonregardsurprisrivéausien.—Oups!C’étaitquoi,cettemanœuvre?Ellel’enfourchafièrement.—Ça,moncher,c’étaitmaprisefatale.En le maintenant prisonnier entre ses cuisses, elle se pencha pour
déboutonnersachemise.—Jeteveuxentièrementnuetsoumissousmoi,LucasBlade.Commesesdoigtsimpatientsbataillaientenvainaveclesboutons,elleémit
ungrognementdefrustrationetserabattitsursonpantalon.—Bon,jelaissetomber.Lanudité,c’esttrèssurfait.Lucas jura tout bas puis il lui immobilisa la main et l’aida à faire le
nécessaire. Ses vêtements atterrirent sur le sol un à un, et elle ressentit unenouvelleflambéededésirenpassantlesmainssursapeaunueavecunelenteurpresquerecueillie.
Ilyavaitsilongtempsquesesaventuresmasculinesnel’avaientplusmenéeau-delà d’une simple conversation et d’un baiser. Si longtemps qu’elle n’avaitpaséténuedanslesbrasd’unhomme.Silongtempsqu’ellen’avaitpascaresséetétécaressée.
Suiteàcettelonguephased’abstinence,elleavaitcraintdesesentirinhibée,maisnilanervositénilatimiditén’étaientaurendez-vous.Iln’yavaitplaceen
ellequepourledésir.Puissant.Impérieux.Mais lorsqu’ellevoulutrefermerlamainsursonsexe,Lucaslafitsoudain
basculersurledosetseplaçasurelle,laclouantsoussonpoids.Lesoufflecoupé,elleseraccrochaàsesépaules.—Qu’est-cequiteprend?Cen’estpassupportablepourtoiqu’unefemme
prenneledessus?—C’estleseulmoyenàmadispositionpourralentirleprocessus.Tuveux
unorgasme.Jesuislàpourveilleràcequ’ilsoitdequalitésupérieure.—Mêmeunorgasmedequalitéordinaireferaitmonaffaire.Elle se tortillait sous lui mais il la maintint sur le dos, l’immobilisant
d’autoritésoussonpoids.—Tumanquesunpeud’ambition,machérie.Viselesommet,plutôt.—D’accord.Maissitupouvaisjuste…—Non.Illuiimposasilenced’unbaiserétourdissant.—Àpartird’ici,jeprendsladirectiondesopérationset,toi,tudélègues.Pouracheverdefairepasserlemessage,illuiemprisonnalesdeuxmainset,
avecsesmots,sa langueetses lèvres, ilentrepritderendreaucorpsd’Evaunhommagevibrantdeconviction.
Décidément, il en connaissait un rayon sur la torture—mais cette formeparticulièredesuppliceavaitdubon.
—Lucas…S’ilteplaît…Maintenant…Saréponseconsistaàladébarrasserdesessous-vêtementsetàluiécarterles
jambes.Ilnetintpaspluscomptedesaprotestationétoufféequ’iln’avaitcédéàses
supplications pour qu’il la prenne là, très vite, sur-le-champ, debout en appuicontrelapremièrecloisonvenue.
Exposantlesreplissecretsdesachair,ilexplora,caressa,dévora,etelleselivra, s’ouvrantenconfianceàson intrusion intime,atteignantune intensitédeplaisircommeellen’enavait encore jamaisconnue.Seshanches tressautaient,maisillesimmobilisait,latenantentièrementàsamerci.
Ilglissasesdoigtsenelle,etEvaentenditsespropresgémissementsétouffésemplir la chambre alors qu’il faisait monter son plaisir, avec une patienceimplacable.
Lajouissancel’emportaaveclapuissanced’unelamedefond.Puis elle retomba sans force, comme une poupée de chiffon. Une vague
d’émotionlasubmergea.Sesyeuxseremplirentdelarmesetelles’appliquaàles
garderfermés,n’osantpasleregarderdecraintequ’ellesnesemettentàcouler.Lucasremontalelongdesoncorps,etellesentitlespoilsdursdesontorse
effleurerlespointeshyper-sensiblesdesesseins.—Regarde-moi.Ilavaitmurmurél’ordreàvoixbasse.Ellesoulevalentementlespaupières.
Enespérantqu’ilneremarqueraitrien.—Merci.—Nemeremerciepas.Jecommencetoutjuste.Ill’embrassaetellegoûtalasaveurdesonpropreplaisirsurseslèvres.Puis
ilsepenchapourouvrirsontiroirdetabledechevet.Elleluitirasurl’épaule.—C’estmonpréservatif,aumoins?—Non.Maisnet’inquiètepaspourlui.Ons’occuperadesoncasplustard.
Nousavonstoutelanuitdevantnous.Savoixrâpeuseetrauqueexprimaitunteldésirqu’Evaentressaillit.Toutelanuit.—Lucas…Ellemurmura son nom dans un souffle, et les battements de son cœur se
précipitèrentlorsqu’ellesentitlafermepressiondesonsexeàl’oréedusien.—Jesaisquec’esttavocationdefairedurerlesuspense,mais…—Maislesuspenseesttrèssurfait.Ilglissaunemainsoussesfessesetvintenelleavecjustecequ’ilfallaitde
lenteur délicieuse. Son regard ne quittait pas le sien alors qu’il l’emplissait,repoussaitdoucementseslimitespourqu’elleleprennetoutentierenelle.
Puisils’immobilisa,luichuchotadesmotstendresdanslescheveux,toutenluilaissantletempsdes’habitueràlui.Ellefitdescendresesmainsjusqu’aubasdudosdeLucas,émueparlasensationdesesmusclesondulantsoussesdoigts.Elleavaittoujoursaiméfairel’amourmais,sionluiavaitditquel’actesexuelpouvaitatteindreceparoxysmed’intensité,ellene l’auraitpascru.Ceenquoielleseseraittrompée,commeelles’étaittrompéesurtantdechoses.
Ellesouleva lebassinpourmieux l’accueilliretnoua les jambesautourdelui. Il s’enfonça plus profondément en elle, suscitant des sensations qui luienflammèrent le cœur. Elle aimait tout dans ce corps-à-corps avec Lucas : lasensation de sa jambe contre la chair tendre à l’intérieur de ses cuisses, lachaleurdesabouche,laforcedesesmainsagiles,inventivesetsensuelles.
Et,avanttout,lasensationdeluienelle.
Cettepuissance.Ceva-et-vient.D’elleàlui,deluiàelle,justerythméàsaconvenance, qui l’irradiait de plaisir, la chavirait d’un bonheur fou. Chaquepoussée faisait danser ses hanches, l’amenait plus loin, sur un nouveau palier,une nouvelle plage, puis l’ascension reprenait, lui arrachant une mélopéecontinue jusqu’à ce que les spasmes de l’orgasme l’ébranlent, la ravagent, lamétamorphosent tout entière, entraînant Lucas avec elle dans un feulementpartagé.
***
Evaseréveilladanslenoiretconstataquelelitétaitvide.Elleavait lesmembreslas, lecorpsperclusdepetitesdouleursdélicieuses,
comme elle n’en avait plus ressenties depuis des siècles. Peut-être mêmed’ailleursn’enavait-ellejamaisexpérimentédepareilles.
ElletournalatêtepourvoirsiLucasétaitdanslasalledebainsmaisellenevoyaitfiltreraucunraidelumièresouslaporte.
S’arrachantauconfortouatédesasomnolence,elles’assitetregardaautourd’elle.
Unepartied’elle-mêmeétaittentéedeseblottirdenouveausouslesdrapsetde se laisser aspirer avec volupté dans les profondeurs bienheureuses dusommeil.Maisl’autrepartieavaitbesoinderetrouverLucas.
Elle revécut en pensée lesmoments d’intimité partagés, les vertiges de cetempsdedécouvertemutuelle—passeulementlapremièrefois,nilaseconde,mais surtout la troisième — ou était-ce la quatrième ? — lorsqu’ils avaientrecommencéàfairel’amourlentement,rêveusement,dansl’abandond’undemi-sommeil.Unglissementirréversibles’étaitproduitdansleurrelation.Enmêlantleurschairs,ilss’étaientlivréssansretenue.
Sepouvait-ilqu’ellesoitlapremièrefemmeavecquiilavaitcouchédepuislamortdeSallyanne?
Peut-êtreétait-ilàprésentassailliparlesremords?Cettepenséegâchacequipourelleavaitétéunenuitparfaite.Evaglissalesjambeshorsdulit,attrapalachemisedeLucasetl’enfilapour
se protéger de la fraîcheur de la nuit. Les bras étaient si longs qu’ils luicouvraientlesmainsjusqu’auboutdesdoigtsetl’ourletluiarrivaitàmi-cuisses.Roulantlesmanches,ellesortitdelachambrepiedsnusetsemitàsarecherche.
La porte de son cabinet d’écriture était ouvertemais au premier regard lapièce paraissait vide. Aucune lumière n’y brillait et l’ordinateur portable était
restéfermésurlatabledetravail.Evaétaitsurlepointdefairedemi-tourpourpoursuivresesinvestigationsenbaslorsqu’ellelevitaffalésurlecanapé.
Unverredewhiskyàlamain.Il y avait dans saposturequelque chosededésolé, commeécraséparune
défaiteintérieure.L’impressiondetotaleetirrémédiablesolitudequisedégageaitdeLucasen
cetinstantluidéchiralecœur.Son langage corporel était aussi clair que s’il avait accroché un panneau
«Nepasdéranger»àsaporte.Maisimpossibledesedétourneretdelelaisseràsa solitude.Elle lepouvait d’autantmoinsqu’elle se sentait responsablede sasouffrance.Etellesavaitaveccertitudequ’ilvivaitunmomentdepuretorture.
—Lucas?Ilnelevapaslatête.Netournapaslesyeuxdanssadirection.—Retournetecoucher,Eva.—Tuviendrasmerejoindre?—Non.Ilserefermait.Aussi irrémédiablementques’il luiavaitclaquélaporteau
nez.Les regards, les mots passionnés qu’ils s’étaient chuchotés, leur intense
proximitéphysique,toutcelas’étaitdissipécommeunebrumematinalesouslespremiers rayons de soleil. Si son corps rompu d’amour n’avait pas gardé lesmarquessensiblesdeleursétreintes,elleauraitpupenserqu’elleavaitrêvélesévénementsdelanuit.
Unélandenostalgielasaisitpourcesheuresincroyablesoùlemondes’étaitréduitàeuxdeux—àlachorégraphiedeleursdeuxcorpsmoitesetenlacés,àl’élan muet qui les avait jetés l’un vers l’autre. Mais cette fièvre-là étaitdéfinitivementretombée.
Sadécisionprise,elles’avançaverslui.—Parle-moi,Lucas.—Jenepensepas,non.Commentpouvait-ildirecela?— Si tu regrettes ce qui s’est passé entre nous cette nuit, ces regrets me
concernentautantquetoi.—Qu’est-cequitefaitpenserquejeregrette?Elledéglutitavecpeine,conscientequ’elles’avançaitsurunterrainplusque
miné.
—Tul’aimais.Onpeutsupposerquetuéprouvesunsentimentdetrahison.Mais…
— Eva, ce n’est pas une conversation dans laquelle je te conseille de telancer.
Soncœurbattaitàserompredanssapoitrine.—Tuveuxdirequetun’aspasenviedemeparler?Ilbalançalesjambeshorsducanapé.Sesyeuxluisaientd’unéclatsombre.—Jetedisjustecequejedis:quelaconversationneseraitpasàtongoût.Pourquoipensait-ilunechosepareille?Croyait-il qu’elle attendait de lui plus qu’une magnifique nuit de sexe ?
Qu’elleavaitdonnéauxheuresquiavaientprécédéplusdesignificationqu’ellenel’auraitdû?
—Tu as peur deme blesser enme parlant de Sallyanne ? Je ne suis pasnaïve,Lucas. Je sais que cequi s’est passé entrenousn’a rien àvoir avecdel’amour.
Ellefittairelatoutepetitevoixdanssatêtequimurmuraitqu’elleétaitprêtepour sa part à ouvrir en grand la porte des sentiments. Ce n’était pas unedirectionqu’elleavaitl’intentiondeprendre.Parcequ’ellen’oseraitpas.
—Mais j’aimeraispouvoirpenserquenotreamitiénes’arrêterapas là. Jevoudraisquetumeparles.Quetumediseslavérité.
—Tun’espasprêteàl’entendre.Il garda un longmoment les yeux fixés sur le verre qu’il tenait à lamain
avantdereportersonattentionsurelle.—Tuasdesattentestellementdémesuréesparrapportàl’amour,Eva.Mais
qu’est-ce qui te prouve qu’il t’apportera ce que tu en espères ? L’idée ne t’ajamais traversé l’esprit qu’il pourrait être beaucoupplusprofitablepour toi det’enpasser?
Evasentitsoudainsoncœurpeserpluslourddanssapoitrine.—Tudisçaparcequetuasperdulafemmequetuaimes,maisjepersisteà
penser qu’il vautmieux aimer,même au risque de souffrir, que de garder soncœurausec.Unjour,toiaussiturecommencerasàaimer,Lucas.Jelesais.Pourlemoment tu es convaincuque celanepeut plus t’arriver et il est vrai que tun’oublieras jamais Sallyanne, mais un jour tu rencontreras quelqu’un qui terendratonbonheurperdu.
Gênée,ellepressa les lèvres l’unecontre l’autre.C’étaitprobablementuneerreurde luiavoirditcela. Iln’étaitpasprêtàentendrecepronosticoptimistealorsqu’ilétaitencoresousl’emprisedudeuil.
Illaissapasserunlongsilenceavantderépondred’unevoixâpre:—Tuesuneidéaliste,Eva.Unerêveuse.Tun’aspaslamoindreidéedece
donttuparles.L’amourneressembleenrienaurêveédulcorédonttuteberces.Cen’estpasunejoliescèneàpaillettestouteroseoùondansesurfondd’arc-en-ciel.L’amour, c’est chaotique, c’est compliqué, c’estusantet ça faitmal.Trèsmal,même.
—C’esttonsentimentactuelparcequetuasperdulafemmequetuaimes,mais…
—Cen’estpasmonsentimentactuel,c’estmonsentimentdepuisbienavantledécèsdeSallyanne.Tucroisquejesuisd’humeursombreparcequejevisledeuil du parfait amour ? Désolé de piétiner tes belles illusions une fois pourtoutes,maisnotreamourn’avait riend’idéal,Eva.Cequinem’empêchaitpasd’aimermafemmequandmême.Etc’estcequifaitquec’esttellementdifficilemaintenant.
—Jesais,mais…—Non,tunesaispas,merde!Tun’aspasidée,même.Laférocitédanssavoixlachoqua.—Lucas…—Lejouroùelleestmorte…lorsqu’elleestsortied’ici,engrande tenue,
ellenes’absentaitpaspourlasoirée.Sesdoigtscrispéssurleverreétaientlivides.Illeserraitsifortqu’ellecrut
uninstantqu’ilallaitlebriser.— C’était son nouveaumec qu’elle s’apprêtait à rejoindre. Sallyanne me
quittait.Alors, ils ressemblent à quoi,maintenant, tes clichés rose bonbon surl’amour?
Chapitre12
«Soisplutôtleaderquefollowermais,s’iltefautàtoutprixsuivrequelquechose,quecesoittonintuition.»
—PAIGE
Lucass’attendaitàcequ’elleluitourneledos,etilneluienauraitpasvoulusiellel’avaitplantélà.Peut-êtremêmeétait-cecequ’ilespérait,aufond.
Pourquoi,sinon,luiaurait-ilassenélavérité?Commeellegardaitlesyeuxrivéssurluisansriendire,ilobservaensilence
le défilé d’émotions qui venaient s’inscrire en rapide succession sur les traitsd’Eva.Quelquesheuresplustôtàpeine,c’étaitleplaisiretl’extasequis’étaientreflétésdans lebleu lumineuxde sesyeux.Àprésent, son regardexprimait lechoc et la confusion. Puis la surprise et l’effarement s’effacèrent, et il n’y eutplusquelacompassion.
Quoid’étonnant,d’ailleurs?C’étaitdanssanature.Ilauraitdûanticipersaréaction—etlacompassionétaitladernièrechosequ’ilavaitenviederecevoirdesapart.
Baissantlatête,ilregardafixementsesmains,écœurédelui-même,furieuxd’avoirgâché lanuitdeplaisird’Eva.Au lieude l’abandonneràsonsort,ellevints’asseoiràcôtédelui.
—Jenecomprendspas,Lucas.Elleétaitpourtant…Elleenperdaitsesmots.Ellesecoualatête.—C’étaittongrandamourdepuisl’enfance!Jecroyaisquevousvousétiez
connusdèsl’écolematernelle!—C’estexact.Sur son joli visage si expressif, il suivait à livre ouvert l’impact de la
nouvelle qu’il venait de lui assener : comment sa représentation idéalisée du-
parfait-amour-suivi-d’un-parfait-mariage se délitait pour former un tableauinquiétant,meublédezonesd’ombre.
—Maisjevousaivusenphoto,touslesdeux!Àdespremières,authéâtre.Oumarchantbrasdessus,brasdessousdanslesalléesdeCentralPark.J’aivulafaçondontvousvousregardiez!
—Celaconfirmeencoreunefoiscequejeterépètedepuislepremierinstantoùtut’esintroduitechezmoipareffraction:onnepeutsavoirquetrèspeudechosesd’unepersonnequandonneconsidèrequelafaçade.
Elleignorasoncommentaire.—Tum’asditquetul’aimais.Etelle,j’aivusonexpressionsurlesphotos.
Ellet’aimaitaussi.—Ouiellem’aimait,sansdoute.Dumieuxqu’ellelepouvait.Maisl’amour
est une affaire compliquée,Eva.C’est ce que j’essaie de t’expliquer depuis ledébut.Cen’estpas justeunocéandesérénité,depetitscœursetde tendresse.Aimer, ça peut être particulièrement douloureux, pour certaines personnes.Sallyanneétait incapabledevivreunengagementamoureuxà longterme.Elleattendaitdenotrehistoirequ’elles’autodétruise.Commeçanes’estpasproduit,elleachoisidelasaboterdélibérément.
—Jenecomprendspas.—Moinonplus,àl’époque.Etils’envoulaitdecela.Sereprochaitdenepasavoiranalyséleurrelation
defaçonplussubtile,plusattentive.Luiquisevantaitdetoujoursallerchercherducôtédelaprofondeurn’avaitmêmepassuégratignerlasurfacelorsqu’ilavaitétéquestiondelafemmequ’ilaimait.
—D’autrespersonnessontaucourant?—Dequoi?Qu’ellemequittait?Non.Maissiellen’avaitpasglissésur
cette plaque de verglas enmontant dans le taxi, la nouvelle serait rapidementdevenuepublique.Etnotreentourageseraitprobablementtombédesnuesautantquemoi.
«Tuvois,Lucas, ceque j’ai fait denousdeux. J’ai cassé cequ’il y avaitentrenous.Depuisledébut, jet’avaisprévenuquejen’yarriveraispas,quejefiniraispartoutfoutreenl’air.»
Il saisit la bouteille de whisky, mais sa main tremblait tellement qu’ilmanqua le verre. Eva tamponna les flaques couleur ambre avec une desserviettesenpapierqu’elleluiapportaitparfoisavecsesplateaux-repas.
Puiselleluipritlabouteilledesmainsetleservit.—Tunemefaispaslaleçonsurmaconsommationexcessived’alcool?
—Non,jenetefaispaslaleçon.Iln’yavaitaucunjugementdanslavoixd’Eva.Quedelagentillesseetde
l’amitié.—Ques’est-ilpasséentrevouscesoir-là?Il n’en avait jamais parlé avec personne.S’y était toujours refusé avec un
sentimentd’horreur.Jusqu’àcesoir.PourquoicebesoindeseconfieràEva?Pourquoimaintenant?ParcequeEvaetluiavaienteuunefacilitéàcommuniquerdepuisledébut?
Ouparcequ’illasentaitplusprochedeluidepuisqu’ilsavaientfaitl’amour?Ilavaitsouslesyeuxlesmarquesvisiblesdeleurintimitéphysique:lescheveuxsauvagementemmêlés,lesdiscrètesrougeurssursapeaufragile.Maisilyavaitd’autres traces,moins directement perceptibles : une ouverture, une proximitéqui avaient été absentes jusque-là. Partager son lit avec Eva avait ouvert unebrèche dans ses défenses qui étaient restées hermétiquement scellées pendanttroisans.
—Sallyannem’aannoncéqu’ellemequittait.Ons’estenvoyédestrucsàlafigure. Je luiaiditque je l’aimaisetellea réagienm’annonçantqu’elleavaitquelqu’und’autre.Audébut,jenelacroyaispas…
Ils’interrompitensedemandantcommentluidécrirel’ampleurdudésarroiquis’étaitsaisidelui.
—Jecroyais laconnaîtreparcœur.Elleétaitdansmaviedepuis toujours.Ons’était justeperdusdevue le tempsdenosétudes. Je suis resté sur lacôteEst,elleestpartieàl’ouest.Jevoulaisexpérimenterlavieestudiantinedansunegrandeville.Jepensequetuauraisappeléçama«phasebadboy».Puisons’estretrouvésunpeuparhasard,elleetmoi,àuneréuniond’anciensélèvesdulycée.Etcettefois,elleaflashésurmoi.Moncôtémauvaisgarçonluiavaitplu,a-t-elleadmisparlasuite.Lejouroùj’aiapprisquemonpremierbouquinallaitétépublié,elleétaitàmescôtés.Onafêtélanouvelleparunecuitemémorableetenfaisantl’amourcommedesfoussur…
Illuijetaunregardencoin.—Peuimporte.Elleluipritlamain.—Tun’espasobligédesurveillertesparolesavecmoi,Lucas.—Nousavonsrenouénotreancienneamitiéetc’étaitcommesionn’avait
jamais été séparés. Pourmoi, lemariage s’imposait comme un aboutissementlogique.MaisSallyanneétaitréticente.Elleestimaitquenousavionstrouvéun
équilibreetquenotrerelationfonctionnaittellequ’elleétait.Àforced’insister,j’aiquandmêmefinipar laconvaincre.L’idéequecelapourraitnepasêtre lameilleuresolutionpourellenem’avaitmêmepastraversél’esprit.
—Tulaconnaissaisbien,pourtant.—Jecroyais la connaître. Ses parents sont passés par un divorce pénible
quandelleétaitpetite.Laprocédureavaitétélongue,compliquée,haineuse.Elleenestressortieaveclaconvictionprofonde,viscérale,quelemariageétaitvouéà la destruction.Mais je n’avais aucune idée de la gravité de ses angoisses, àl’époque.Le jour où je lui ai glissé une alliance audoigt, j’ai signé l’arrêt demortdenotrerelation.Toutétaitterminéavantmêmed’avoircommencé,enfait.
—Ettutedoutaisqu’elleavaitquelqu’und’autre?—Absolument pas, non. Ellem’a d’ailleurs assuré, ce soir-là, qu’elle ne
ressentaitrienpourlui.Illevasonverreetbutens’efforçantdeteniràdistancelecauchemardesa
dernièreconversationavecSallyanne.—Ellecouchaitaveccemecparcequ’ellepensaitquecelamedétacherait
d’elle. Elle voulait me « libérer », comme elle le disait. Pour elle, c’était unservicequ’ellemerendait.Illuirevenaitdefaireensortequejelahaïssepourque je puisse me tourner vers quelqu’un d’autre. À ses yeux, c’était un«cadeau»qu’ellemefaisait.
—Oh!Lucas…—Jenesaistoujourspascequiseseraitpassésiellen’avaitpasfaitcette
chute fatale. Peut-être espérait-elle un grand geste de ma part qui lui auraitprouvéquenotreamourtenaitquandmêmelaroute.Oupeut-êtrequ’ellevoulaitvraimentque touts’arrêteentrenous.Labrèchequis’estcrééecesoir-làdansnotre relation n’aurait pas été simple à combler. Elle a prononcé des motsterribles.Et jen’aipas faitmieuxdemoncôté. J’étais ravagépar lacolère—unecolèrequiconfinaitàlarage.
Etlaculpabilitélerongeaitdel’intérieuràlamanièred’unacide.—Évidemmentquetuétaisencolère!—Elleaété terribleetdestructrice,parcequ’ellevoulait tuer l’amourque
j’éprouvaispourelle.Maiscelan’arientuédutout.Etaprèssamortbrutale,çaaétélaplongéeenenfer.Àladouleurdel’avoirperdues’ajoutaitlatorturedudoute—undoutecauchemardesque.Jedevenaisdingueàforcedem’interrogersurlanatureréelledesessentimentspourmoi.Etiln’yaurajamaisderéponse.Jecroismaintenantqu’ellenementaitpas,qu’ellem’aimaiteffectivementmaisque ses peurs étaient bien trop noires, trop paralysantes, trop toxiques.C’était
commesielleavaiteudetellescraintesdenepaspouvoirsurmonterunerupturehypothétique qu’elle a préféré précipiter le dénouement négatif. En devenantelle-mêmel’instrumentduprocessus,ellegardaitaumoinslamaîtrise.Etmalgrécequ’ellenousafait,j’aicontinuédel’aimer.Jenesaispassic’estdelafolieoudel’illusion…Peut-êtrelesdeux,murmura-t-ilenreposantsonverre.
—De la constance…J’y vois surtout de la constance, observaEva d’unevoixcalme.L’amourn’estpasquelquechoseque l’onbrancheoudébrancheàvolonté.
—J’auraisaimépouvoir«débrancher»,pourtant.C’étaitlapremièrefoisqu’ill’admettaitàvoixhaute.—Quand tu t’aperçois que tu t’esmépris sur la personne qui est le cœur
mêmedetavie,celadevienttrèsviteuneobsession.Turepensesàtoutcequevousavezfaitetvécuensemble,tuexaminessoustouteslescouturessesmots,ses réactions, ses gestes, depuis le tout début. Et tu essaies de déterminer aposterioris’ilsétaientauthentiquesounon.C’estcommesituprenaisunpullenlaine que tu détricotais,maille aprèsmaille, jusqu’aumoment où tu n’as plusqu’untasdelaineentrelesmains.Ettutedemandescommenttuvasretissertoutça pour en faire quelque chose qui tienne. Peux-tu imaginer ce que ça fait,lorsque tu penses connaître ta femme vraiment, vraiment bien, et que tut’aperçois après coup que tu n’as rien compris à la personne qu’elle étaitréellement ? Tous les moments dont tu pensais qu’ils constituaient le tissuprofonddevotrerelationdeviennentinsondablesaveclerecul,ettutedemandess’ilyaeuunevraieproximitéousituastoutfabriquédanstatête.Situnepeuxpluscroirelapersonnecenséeêtrelaplusprochedetoi,àquiouàquoisefierencore?C’estcommetomberdansunpuitssansfond.
—Jecomprends,chuchotaEva.Onabesoindesavoiroùonenestaveclapersonnequipartagevotrevie.C’estuneexigencenormale.
Elle se rapprocha, lui offrant d’instinct la consolation de sa présence. Sacuisseeffleuralasienne,etelleluirepritlamainentrelesdeuxsiennes.
—Jecroyaisquec’étaittonmétierquiterendaitsiméfiantenverslesautres— que la fréquentation assidue des zones d’ombre de l’âme humaine avaitdéformétaperceptiondeschoses.Pasuninstant,l’idéenem’avaiteffleuréequecela venait de ton expérience personnelle. J’étais à des années-lumière del’imaginer. Et je trouve horrible que tu aies été seul à porter un secret aussilourd,aussicorrosifpendanttroisans.
— Je n’avais pas envie de voir son souvenir entaché par les potins de lapresse people. Et puis je n’étais pas seul en cause. Les parents et la sœur de
Sallyanne étaient effondrés.Leur dire la vérité n’aurait servi qu’à les accablerdavantageetnem’auraitrienapportédeplus.
—Mais comment as-tu réussi à étouffer l’affaire ? Et cet homme qu’ellepartaitrejoindre…
— Il était marié. Et n’aurait jamais quitté sa femme pour elle. C’estprobablementlaraisonpourlaquelleellel’avaitchoisi,d’ailleurs.Ellenevoulaitpasd’engagement,justeuneaventure.Oupeut-êtrequ’elles’estjusteserviedeluicommed’unoutildedestructionmassivepouranéantir lessentimentsentrenous. Je ne le saurai jamais.Lui ne demandait qu’à faire profil bas.La véritéauraitmissoncoupleendanger.
Eva poussa une exclamation peinée, et il ressentit un brusque sursaut deculpabilité.
—PauvreEva.Jeviensdedétruiretesdernièresillusionssurl’amour.—Pasdutout.Jesaisqu’amouretbéatitude,çafaitdeux.Etqu’entredeux
personnesqui s’aiment çapeut être carrément compliqué, parmoments. Il y alongtempsquej’aiconsciencedeça.
—Maistupersistesàvouloirtomberamoureusequandmême?—Biensûr.Parcequ’aufinalseull’amourcompte.Tout paraissait toujours si simple, dans lemonde d’Eva.Alors que lui ne
voyaitquesouffranceetdestruction.—Jenesuispasd’accord,Eva.Depuisqu’elleestmorte,jesuispassépar
desphases trèsnoiresoù j’aurais toutdonnépourqu’elle etmoionne se soitjamaisrencontrés.
Ilsoulevalatêtepourplongerleregarddanslesien.— Je ne peux pasme résigner à accepter qu’ellem’ait tant caché d’elle-
même.Jemeberçaisd’illusions,autantquetoilorsquetut’extasiaisdevantcesphotosoùonnousvoyaitsiamoureux.Unephoto,encore,çasetrafique.Maisjevivais avec elle au quotidien et j’étais persuadé que notre relation étaitauthentique.Sionnecomprendrienàquelqu’unquel’onconnaîtdepuisvingt-cinqans,qu’est-cequireste?
—Cen’estpasétonnantquetutesoisrepliésurtoi-mêmesuiteàça.—Parchance,monstatutd’endeuillémepermetdebénéficierd’unemarge
detolérance.Jemesuisfocalisésurl’écriture.Maproductionannuelleatripléetmes polars sont devenus plus tourmentés et plus profonds. Les ventes demeslivresontgrimpéenflècheetlescritiquessoulignentla«dimensionnouvelle»et « le noir fatalisme » qu’ils perçoivent dans mon écriture. Sallyanne auraitprobablementditquec’étaitlederniercadeauqu’ellem’afaitenpartant.Ilya
une ironie grinçante dans cette histoire, non ? J’écris des best-sellers qui sevendentpartoutdanslemondeparcequemafemmem’acomplètementcasséentantqu’êtrehumain.
Ilrepritsonverreetlevidad’untrait.Lewhiskyluibrûlalagorge.—Et voilà, Eva. «Histoire d’un grand amour : naissance, suite et fin. »
Édifiant,non?Maintenant,tudevraisretournertecoucheretjevaismeremettreàmonbouquin.
—Àtonbouquin?À4heuresdumatin?—Jenedormiraipas,detoutefaçon.Mais,toi,tuasbesoindesommeil.Tu
asdéjàassezdemalcommeçalematin,mêmeaprèsunenuitnormale.Il se pencha pour repousser une mèche des cheveux d’Eva et la placer
derrière une oreille.Que se serait-il passé s’il l’avait rencontrée dans d’autrescirconstances?Maislaquestionn’avaitaucunsens.Mêmedansunephasepluspositive de son existence, il n’aurait pas été l’homme indiqué pour une fillecommeelle.
—Tuvienstecoucheravecmoi,Lucas?Unepartdeluinedemandaitqueça.Maisiln’yavaitrienencoreentreeux,
à part les quelques heures qu’ils venaient de passer au lit ensemble. Fairel’amourunenuitpuisrepartirchacundesoncôtérestaitunepratiquecourante.C’étaitàluideveilleràcequ’unenuitnesemuepasendeux,puistrois.
—Non.Il replia lesdoigtsdans lespaumespournepasêtre tentéde la toucherde
nouveau.Leregardd’Evafouillalesien.Puiselleredressalesépaulesetseleva.—Nefaispasça,Lucas.—Nefaispasquoi?— Regretter ce qu’il y a eu entre nous. Ne commence pas à observer, à
décortiquer, analyseret autopsier.Etnem’attribuepasdesattentesque jen’aipas.Jesaisqu’hiersoirn’étaitqu’uneparenthèse.Doncnetesenspasobligédeme fournir des explications ou, pire encore, des excuses. Je vaisme coucher,maintenant.Sans regrets.Et j’aimeraisautantque tun’enaiespasnonplusdetoncôté.
Elle s’éloigna, le laissant à la solitude qu’il s’imposait à lui-même. Il lasuivitdesyeux,hypnotiséparlescourbesfinesqu’ilentrevoyaitentransparenceà travers le tissu de sa chemise.Et se demanda comment on pouvait se sentirtristeetfrustrédevoirquelqu’unrépondreausouhaitquel’onvenaitsoi-mêmed’émettre.
Ill’avaitenvoyéesecoucherseulemais,àprésent,iln’avaitqu’uneenvieetc’était de lui emboîter le pas. Il voulait se réchauffer à sa flamme, sentir sonproprecœurenexilreveniràlavieentrelesbrasgénéreuxd’Eva.Maisilrésistaà la tentation, car il serait injustede se servird’elle commed’un refuge, alorsqu’ilsesavaitàjamaisincapabledesehisseràlahauteurdesesrêvesdorés.
Si elle n’avait rien signifié à ses yeux, la situation aurait été plus simple.Maisellecomptaitpourlui.Unpeutrop,même.Alorsilseforçaàresteroùilétait, avec pour seuls compagnons les remords, la culpabilité et tout un tasd’autresémotionsencorequ’ilnesesentaitpasenétatdedémêler.
***
Evaseroulaenbouledanssonlitsolitaireetrestaimmobile,lesyeuxgrandsouvertsdanslenoir.
Elle avait été tentée de se recoucher dans la chambre de Lucasmais elles’était ravisée. Prendre ses quartiers chez lui serait intrusif de sa part. Car oùdormirait-illuisiellemonopolisaitsonlit?
«Quelqu’unacouchédansmonlitetydortencore!»CommeellenevoulaitpasêtreBoucled’Or,elleavaitregagnésachambre
d’amis.Mais le lit paraissait immense, froid et vide.Et pour le remplir, il n’yavaitplusqu’elleetsespensées.
La nuit avait été sublime jusqu’au moment où elle avait trouvé Lucasembastionnédanssonbureauavecsabouteilleetqu’ilavaitfiniparluirévélerson secret.Un secret lourd comme une pierre et qui pesait désormais sur soncœur à elle. Pas un instant elle n’avait imaginé que le couple de rêve qu’ilformaitavecSallyannen’avaitétéqu’unefaçade.
Elleroulasurledosetfixaaveuglémentleplafond.Ilavaiteuraisond’affirmerqu’ilavaitcassésonimageidéaliséedel’amour.
D’une certaine façon, c’était le cas.Elle avait regardé leurs photos de couple,constaté le désespoir de Lucas depuis lamort de Sallyanne, et lui avait enviél’amourfouqu’ilavaitconnuavecsafemme.
Ellen’avaitpascherchéàgrattersouslajoliesurface.Parcequ’elleavaitcrunaïvementqu’unefoisqu’onavaittrouvélabonnepersonnel’amourdevenaitlachoselaplussimpleaumonde.
Lucasdevaitvoirenellelesummumdelagourdesentimentale.Entoutcas,c’étaitcommecelaqu’elle-mêmesevoyait.
Cen’étaitpasétonnantqu’ilvivecloîtrédepuistroisanschezluiaumilieudesesbouquins.Pasétonnantqu’ilenvoieboulertousceuxquipensaientqu’ilétaittempspourluidebouclerlechapitreSallyanneetdepasseràautrechose.Iln’avaitpasseulementàaffronterlapertedel’êtreaimé,ildevaitaussicomposeraveclesdoutes,lesentimentdetrahisonetl’impressionqu’iln’avaitriensaisidece qui se passait dans la tête de sa femme. Elle commençait à comprendrepourquoiLucasrefusaitmordicusdesefierauxapparences.
AvecSallyanne,ilavaitpersonnellementfaitl’expériencequecequ’ilvoyaitensurfacenereflétaitpaslaréalitésous-jacente.LaméfiancedeLucasn’avaitrienàvoir avec les fictionsqu’il écrivait.C’était sa réalitéqui faisait qu’il nejugeraitplusjamaislesgenssurleurbonnemine.
Etrienneservaitderegretterqu’ilsoitdevenuainsi.Etencoremoinsdeseraconterqu’àelleseuleelleallaitletirerdesaffresdupassépourleramenerauprésent.Elleétaitpeut-êtreunpeutroprêveuse.Unpeutropoptimiste.Maisellen’était pas irréaliste :Lucas avait un énorme travail à faire sur lui-mêmepoursurmonterlesséquellesdesondramepersonnel.Ettantqu’ilnel’auraitpasfait,ilresteraitincapabledes’engagerdansunenouvellerelation.
Ladernièrechosedontelleavaitbesoin,c’étaitderisquersoncœurdansunehistoireavecunhommerepliésurlui-mêmeetobsédéparsesdémonsintérieurs.
Comme en réponse à cette pensée, Eva sentit une douleur sourde dans sapoitrineetellecompritqu’ilétaittroptard.Soncœurn’étaitdéjàplustoutàfaitindemne.Mêmesi,avecLucas,ellen’avaitaucunechance.
Elle pouvait lui cuisiner les plats les plus raffinés et mettre une touchefestive dans son appartement, mais il lui était impossible de changer ce qu’ilressentait.Lucasétaitleseulàpouvoirsevenirlui-mêmeenaide.
Cequinel’empêchaitpasdemourird’envied’essayerdelesecourirquandmême.
Chapitre13
«Tantquetugardesunpiedcoincédanslepassé, tunepeuxpasfaireunpasversl’avenir.»
—PAIGE
Lucas se réveilla avec un début de torticolis après avoir comaté quelquesheuressurlecanapédansunepositionimprobable.
Àtraverslacloisonvitrée,ilvitleslongsdoigtsdorésdel’aubesedéployerdans un ciel serein. La neige avait cessé de tomber,mais Central Park restaithivernal et enchanteur sous ses étendues blanches. Mêmes les allées étaientencore tapissées de neige et les grands arbres centenaires se drapaientorgueilleusementdansleurmanteaud’hiémalesplendeur.
Labouteilledewhiskyétaitrestéeouvertedevantlui,avecleverrevideposéàcôté,commeunrappeldelanuitécoulée.
IlrepensaàlafaçondontEvaetluiavaientdansé,soudésl’unàl’autre,auretourfébriledansletaxipuisàlanuitd’amoursomptueusequiavaitsuivi.Aucoursdecesébats,Evas’étaitdonnéesansréserve.Elleavaitétépure,sincèreetincroyablement généreuse d’elle-même. Pas seulement pendant qu’ils faisaientl’amourmaisaussiaprès,pendantleurconversationdanssonbureau.Elleauraitpourtanteu toutes les raisonsdesemettreencolèreoude l’envoyerpromeneravecfracas. Ilavaitétéparticulièrement indélicatdesapartde luiparlerdesarelation avec Sallyanne alors qu’une heure plus tôt encore ils avaient rouléensembledanssonlit,enlacésetpantelants.
Cequin’avaitpasempêchéEvadel’écouteravecempathieetattention.Juranttoutbas,ilseredressaetsepassalamaindanslescheveux.Elle était entrée dans son lit avec ses illusions intactes et elle en était
ressortie avec sa vision de l’amour en miettes. Voilà le super effet qu’ilproduisaitsurlesfemmes.
Etmaintenant,bordel?Commentgérerlasuite?Sonpremier réflexeauraitconsistéàs’éclipser,mais ilétaitchez lui. Ilne
pouvaitpasnonpluslarenvoyerchezellepuisqu’ilavaitbesoindesaprésencepourécrire.
Prisonnier d’un dilemme dont il était lui-même l’auteur, il regagna sachambre, en se préparant à soutenir une conversation qui promettait d’êtrehouleuse.Maisileutlasurprisedetrouversonlitvide.Leschaussuresqu’Evaportaitlaveillegisaientausol,luirappelantl’excitationdubal.
Toutauraitpus’arrêterlà.Au lieu de danser avec elle, il aurait dû la laisser repartir avec un autre
homme.Resterenretraitetluipermettredevivrelarencontredesesrêves.Ce qui aurait été préférable pour elle comme pour lui. Au lieu de quoi il
avaitgâchélejolicontedeféesd’Eva.Sonregard tombasur lesdrapsentortillés.Avait-elledormidanssapropre
chambre?Amoinsqu’elleaitfaitsesvalisesetqu’ellesoitpartieenclaquantlaporte ? Il pourrait difficilement lui en vouloir si elle avait décidé qu’elle nevoulaitplusentendreparlerdelui.
La douloureuse angoisse qui lui tomba dessus à la pensée qu’elle l’avaitpeut-êtrequittén’avaitrienderationnel.Pasplusquesonsoulagementlorsquedeseffluvesdebaconfritvinrentluichatouillerlesnarines.
Ellen’étaitdoncpasrentréechezelle.Toutenessayantdecomprendrecequil’avaitpousséeàrester,ilentradans
lacabinededouche,ouvrit le robinetà fondet ferma lesyeuxpour laisser lespuissantsjetsd’eauchaudechasserdesoncorpslesdernièrestracesdesommeiletd’alcool.S’essuyantl’eausurlevisage,iltentadeclarifiersespensées.
Il la connaissaitdepuismoinsd’une semaineet,pourtant, il lui avaitparlécomme il n’avait encore jamais parlé à personne. Pour Eva, et pour personned’autre,ilavaitpumettredesmotssurl’encombrantsecretqu’ilavaitcrudevoirgarderpourtoujourspar-deverslui.
À quoi cela tenait-il ?À ce quelque chose d’indéfinissable dans le regardd’Eva ? À la gentillesse rare et profonde qui émanait d’elle ? A son toucherdélicatquiavaitdéverrouillécequi,pendanttroisans,étaitrestécommemuréaufonddelui?
Mais avecun tel degréd’intimité entre eux, n’allait-elle pas seméprendresursesintentionsenverselle?Iljuratoutbasetattrapaundrapdebainpoursesécher.
L’explication qui s’imposait entre eux promettait d’être passablementinconfortable.Maisladifférernelemèneraitnullepart.Autantallerlavoirsansattendrepourclarifierauplusvitelasituation.
Ilenfilalepremierjeanquiluitombasouslamainetdescenditàlacuisine.Elleavaittoujourssurledoslachemisequ’elleavaitenfiléedurantlanuit.
Et le désordre de ses cheveux relevés à la va-vite était furieusement sexy.Duseuil de la cuisine, il entendit crépiter le bacon et une délicieuse odeurl’enveloppa,réveillantsespapilles.Ilnotaqu’ellenechantaitpas,enrevanche.Unconstatquidonnalieuàunenouvelleboufféederemords.
Ilnefaisaitaucundoutequ’ilétaitresponsabledusilenced’Eva.—Mmm…C’estquoi,cesdivinsfumetscarnés?Ilestimaitquec’étaitàluidefairelepremierpasdanscettephasedélicate
du«premiermatin».Mêmes’ilauraitétéincapablededirequellepartiedelanuitleculpabilisaitleplus:celleoùilsavaientfaitl’amouroucelleoùils’étaitlancédansdesconfidencesmalvenues.
—Jecroyaisquetuétaisvégétarienne?Sanstournerlatêteverslui,elleattrapauneassiette.—Lebacon,c’estpourtoi.J’aientendudirequec’étaitunexcellentremède
contrelagueuledebois.—Jen’aiabsolumentpaslagueuledebois.C’étaitunmensongeetellelesavait.MaisEvan’insistapasetseconcentra
sur sesœufspochésen lui laissant tout loisirde sedemanderpourquoielle sedonnaittantdemalpourlui.
—Eva…—Non,stop.Pasunmot.Jeneveuxpasquetumeparles.—Tuesencolère?—Non.Mais je dors encore àmoitié. Il est tôt,Lucas.Comme tu le sais
déjà,jesuiscomateuseàcetteheure-ci.Surtoutaprèsunenuitaussicourte.Bâillantàsedécrocherlamâchoire,ellefitglisserlebaconsuruneassiette,
ajoutaunœufpoché,puislaplaçadevantluiavecunetranchedepaingrillé.—Toutvabienpourmoi,OK?Jenesuisjustepasenétatdesoutenirune
discussion.Traduction : elle le dispensait d’explications et le tenait quitte d’une
conversation qu’il redoutait. Il aurait dû se frotter les mains de pouvoir yéchapper.
—Jen’aipasbesoindeprendredepetitdéjeuner.
—Jemesuislevéetôtpourtelepréparer,doncsitunemangespas,làçavamemettreenrogne,pourlecoup.Tuasbesoinderécupérerlescaloriesquetuasdépenséescettenuit.
—Justement,parlantdeladépensecaloriqueenquestion…—Mange.Elleluitenditsescouvertsetsedétournapoursortirdufouruneplaquede
muffins.L’odeurluimitl’eauàlabouche.Et pas seulement l’odeur des muffins, d’ailleurs. Les yeux rivés sur les
longuesjambesnuesd’Eva,iloubliacequ’ilavaiteul’intentiondeluidire.—Tum’aspiquémachemise.—Jevoulaism’occuperdupetitdéjeuneravantdeprendremadouche.Ça
t’ennuie?D’un haussement d’épaules, il lui indiqua que non. Au point où ils en
étaient,unsigned’intimitédeplusoudemoinsneferaitpasgrandedifférence.Ilavalaunepremièrebouchée,puisuneseconde.Etsesentitétonnamment
requinqué. Le bacon était croustillant, l’œuf cuit à la perfection et le muffinqu’elleluitendit,unepuremerveille.Elleavaitlenezpourtoujoursluipréparerles plats qui lui faisaient du bien. Pour choisir la nourriture adaptée à sonhumeur.
—Quand je ne t’ai pas trouvée dans la chambre, j’ai pensé que tu avaisquittélenavire.
—J’aidormidansmonlit.Elleseservituncaféets’adossaaucomptoirdupetitdéjeuner.—Ettuauraisdûdormirdansletien.Tudoisavoirlescervicalesenmiettes
aprèsunenuitsurlecanapé.—Eva,cequis’estpasséentrenouscettenuit…—Onn’abordepaslesujetmaintenant,Lucas.—Onenparle,si.Ellesoupira.—Bon,sionenparle, ilmefaudraplusdecafé.Et je refused’être tenue
pourresponsabledecequejepeuxraconterdansunétatsemi-somnambulique.Ellerefitlepleindecaféetluitenditunmug.—Tout était parfait hier, Lucas. La robe, le bal, danser avec toi— faire
l’amouravectoi.Soiréeréussiesurtouslesplans.Il faisaitdeseffortsméritoirespour tenir le sexe loindesespensées,mais
maintenantqu’elleavaitprononcélemot,ilétaitbombardéd’imagestoutesplustorrides les unes que les autres. Eva, nue, avec ses seins incroyables pressés
contre son torse. Eva, les yeux clos, ses lèvres roses entrouvertes alors qu’ilss’embrassaientàbouchequeveux-tu.Eva,assisetoutprèsdeluisurlecanapé,quil’écoutaitsansjuger.
Merde.—Tufaisl’impassesurlepiteuxépisodeoùjepiétinetesrêvesetbousille
tesillusions.—Tuveuxparlerdumomentoùtum’asditcequ’ilenétaitréellementde
tonmariage?Jenel’oubliepas,non.Ellepritunegrandegorgéedecafépuisreposasatasseavecprécaution.—Jesuiscontentequetuaiesenfinpumettrecesecretenmots,parceque
çaadûêtretrèslourddeporterpareilpoidsdanslasolitudelaplustotale.Jesuisdésoléepourtoutcequit’estarrivéetjecomprendsmaintenantpourquoiilt’estsidifficiledecroirequelesgenssontparfoisjustetelsqu’ilssemblentêtre.
—Eva…—Tucherches toujours le senscachéderrièrechaqueparole,alors jevais
t’épargnercettepeineettedirefrancocequej’aidanslatête.Lanuitpasséea-t-elle été bouleversante pourmoi ?Oui, elle l’a été. Est-ce que je veux que çarecommence?Oui.Unepartdemoiseraittrèstentéedepoursuivre.
Pareilpourlui.Etlefaitqu’ellesoitdescenduevêtuedecettefichuechemisen’arrangeait rien.Si elle avait euquelque chosed’unpeuplus couvrant sur ledos,ilauraiteumoinsdemalàseconcentrer.
—Unepartdetoi?—Cellequivoudraitfaireabstractiondelaréalité—autrementditquetuas
un mégapassif affectif à régler avant de pouvoir t’engager dans une nouvellerelation.Melancerdansunehistoireavectoiéquivaudraitàconduireunevoituresur une chaussée hérissée de clous et de morceaux de verre brisés. Le genred’équipée qui ne peut que se terminer à la casse. Et je préfère ne pasm’embarquer dans un projet lorsque je vois déjà de grosses complications seprofileravantmêmede franchir lacasedépart.Donc, tun’asaucunsoucià tefaire.Onvadirequec’étaitjusteuncoupd’unenuit.
Ilauraitdûpousserungrandoufqu’ellesemontreaussiraisonnable.Ilétaitbeletbiensoulagé,d’ailleurs,donciln’avaitaucuneraisondesesentirdépité.
—Tuescontrelesaventuresd’unenuit.— Ce n’est pas ce que je préfère, mais ça ne veut pas dire que je suis
incapabled’apprécierunehistoiredecegenrelorsqu’elleseprésente.Sontonétaitléger,maisilsavaitquececôtéenjouéétaitdesurfaceetque
d’autresémotionssecachaientderrière.
—Situprenaisladécisiondepartir,jelecomprendrais,Eva.Ellerepritsoncaféetbutunegorgéeenl’examinantpar-dessuslerebordde
satasse.— Ça dépend. Est-ce que tu veux vraiment que je m’en aille ? Tu m’as
demandédevenircheztoipourquetupuissesterminertonroman.Àmoinsqu’ilnesoitboucléouquemaprésencenetesoitplusindispensable, jesuisprêteàresterjusqu’àlafinducontrat.Tuasbesoindemoiounon?
Labouchesoudaintrèssèche,Lucasdutseremettreentêtequelaquestionétaitpurementprofessionnelleetnond’ordreprivé.
—J’aibesoindetoi,oui.—Alorstupeuxcomptersurmoi.Leslèvresd’Evadessinèrentunsourire.—Etjeteprometsdenepastesauterdessuspendanttonsommeil,donctu
n’es pas obligé de te planquer sur ton canapé, OK ? Bon. Tout est réglé ?Maintenantqu’onestauclairtouslesdeux,ilnenousresteplusqu’àcontinuercommeavant.
Siseulementc’étaitaussisimple…Il aurait aimé pouvoir prétendre que tout était « comme avant », mais il
savaitquelesévénementsdelanuitneselaisseraientpaseffacer.C’étaitcommeessayerde refermer laported’unearmoire troppleine.Toutes lesaffaires troplongtemps restées remisées dedans faisaient contrepoids et cherchaient às’échapperaprèsdesannéespasséesàêtrereléguéesenvrac.
Eva pensait peut-être que c’était unilatéral. Elle n’avait aucune idée ducombatqu’ildevaitmenerpournepasenvoyervalsertoussesbeauxprincipesetchercherdenouveaulerefugedesonsexe,desesbaisersetdesesbras.
Ilneprononçapasunmotpendantqu’elleremplissaitpourlasecondefoissonassiette.Etlaregardafairesansriendirependantqu’elleluiservaituncaféexactementcommeill’aimait.
Toutcequ’ellefaisaitétaitexactementcommeill’aimait,d’ailleurs.Après avoir avalé jusqu’à la dernière miette, il se leva et chargea
bruyammentlelave-vaisselle.—Mercipourlepetitdéjeuner.Iln’avaitpaseu l’intentionde lediresurun tonaussiabrupt,maisellene
parutpass’enoffusquer.Evafaisaitpartiedecesrarespersonnesquicaptaientde façon intuitive les émotionsd’autrui et les prenaient commeelles venaient,sansporterdejugement.
—Derien.Merciàtoipourl’orgasme.
Sesjouespâlesvirèrentaussitôtaurosesoutenu.—Oubliequejet’aiditça.Jet’avaisprévenuquejen’étaispasenétatde
soutenirunediscussiondebonmatin.Quelle que soit la tension ambiante, elle trouvait toujours lemoyen de le
fairesourire.—Tunemeremerciesquepourunseul?Lesautres,non?—J’aiperdulecompteenroute.Leurs regardsse trouvèrentet l’airdans l’appartements’élevadequelques
degrés,chargédessouvenirsd’uneintimitébrûlante.Ilsongeaque,s’ilcédaitàsondésirmaintenant,celasetraduiraittôtoutard
par un désastre et elle n’aurait plus jamais envie de lui dire « merci », pourquelqueraisonquecesoit.
***
Latempêteétaittoutàfaitterminée,àprésent.Ruesettrottoirsredevenaientpraticables et les New-Yorkais affluaient hors de chez eux, bien emmitoufléscontre le froid, prêts à reprendre leurs préparatifs de Noël avec une énergieredoublée.Bourdonnanted’activité,NewYorkredevenaitNewYork:ilyavaitdes cadeaux à acheter et à emballer, des sapins à décorer, des vitrines et desdécorations à admirer. Et dans l’euphorie de Noël retrouvée, les festivitéssuccédaientauxfestivités,commesilemoisdedécembretoutentiern’étaitplusqu’unlongréveillon.
EvaseconcentraitsursontravailpourUrbanGénieets’efforçaitdenepastroppenseràlanuitqu’elleavaitpasséeavecLucas.
Une nuit si belle qu’elle aurait mérité d’être remémorée, pourtant. Maischaque fois qu’elle se laissait aller à rêvasser à ce propos, elle se surprenait àdésirerardemmentquelquechosequine faisaitpaspartiedesoffresproposéesenrayon.
Ni Lucas ni elle n’abordait le sujet, mais leur silence sur la questionn’excluait pas la tension.Celle-ci bouillonnait en permanence sous la surface,créant d’invisibles turbulences dans une atmosphère par ailleurs plutôt lisse.Jamais elle n’aurait imaginé que tant d’émotions pouvaient passer dans unsimpleregard,dansuneffleurementàpeineesquissé.
EtelleenviaitàLucaslecontrôleconstantqu’ilexerçaitsurlui-même.—S’il n’en tenait qu’àmoi, tu vois, je serais incapable de résister. Je lui
sauteraisdessussanshésiter.
Elle papotait au téléphone avec Paige tout en battant, fouettant puisincorporantsesblancsd’œufs.AusujetdelanuitpasséeavecLucas,elleavaitditlavéritéàsesamies.Maiselleavaitgardépourellelesconfidencesqu’illuiavait faites sur Sallyanne. C’était un secret qu’il ne lui appartenait pas dedivulguer.
—C’estlegenredemecquiestcapabled’avoirduchocolatchezluietdenepasy toucher.Si seulement j’avais reçuà lanaissancecettecapacitéd’exercerunetellevolontéd’aciersurmoi-même!Jeseraismince,brillanteetformidable.
—Tuasreçuàlanaissancedenombreusesautresqualités.Etjeneconnaisaucun mec qui échangerait tes courbes contre une version « mince » de tapersonne.
—Tuveuxdirequejesuisgrosse?Elle regarda par-dessus son épaule, se dévissant le cou pour essayer
d’apercevoirsesfesses.—Jemesuisentraînéetouslesjourssurlevélod’appartementdeLucas.Et
j’aimêmesoulevédeshaltères.Moncorpss’estraffermi—maisjenesuispasmince,non.Probablementàcausedemonabsencedeself-control.
—L’excèsdecontrôledonnedespersonnalités rigides…Donc, iln’aplusjamaisfaitallusionàvotrefollenuitdesexe?
— Pas une seule fois, non. Pas après notre laborieuse conversation lelendemainmatin,durantlaquelleonabrilléaussipeul’unquel’autre.
Elletamisaencoreunpeudefarinedanssajatte.— On fait comme si de rien n’était. En apparence, en tout cas, tout est
paisible.Et sous l’écorce ? La tension ne cessait de monter. Les moments qu’ils
passaient ensemble étaient si intenses qu’il devenait de plus en plus difficiled’agir de façon normale. Eva avait presque atteint le stade où elle ne sesouvenaitmêmeplusàquoiressemblaitla«normalité».
Paigeémitungrommellementsceptique.— Tu es sûre que c’est bon pour toi de t’éterniser là-bas dans ces
conditions?Jenevoudraispasquetut’attachesàcetypepourdebon.Evasortituneboîted’œufsduréfrigérateur.—Aucunrisque.Jesuisplusdétachéequedétachée.— Mmm… Je te connais. Toi, quand tu couches, il y a toujours des
sentimentsquis’enmêlent.Jen’aipasenviequetuteprennesuneveste.—J’aipassétellementdetempsàvivrecommeunenonnequeçaaeuun
effetdétonantderenoueraveclesexe,c’estsûr.Maisc’étaitjustephysique.On
vadirequ’onaétédessex-friendspourjusteunenuit.Si elle se le répétait assez souvent, elle finirait peut-êtrepar semettre ày
croire.—Maistuauraisaiméqueçacontinueentrevous?—J’évitedemeposerlaquestion,Paige.Evarefermalaporteduréfrigérateurensedisantquesonself-controln’était
finalementpasaussimauvaisqu’ellelepensait.Résisterauxalimentssucrésetauxbâtonsderougeàlèvresn’étaitpassonfort.Maisellenesedébrouillaitpassimal,danslefond,pourmaîtrisersessentimentsenversLucas.
***
Les jours suivants, Lucas passa presque tout son temps bouclé dans sonbureau,n’émergeantquepourprendrelesrepasqu’elleluiconcoctait.S’isolait-ilpourlesbesoinsdesonromanouparcequelatensionentreeuxcommençaitàl’useraussi?Leurssilencesétaientchaquefoisaussilourdsdesignificationqueles paroles qu’ils auraient pu échanger— sans jamais s’y risquer au bout ducompte.Ilyavaitdesmomentsoùelleavait l’impressiondedéfaillir tellementelleavaitenviedelui.
Parfois la tensionsexuelle retombait,etelles’inquiétaitpour lui,craignantqu’à forcede solitudedans sonbureau ilne replongedans sonenfer intérieur.Elle ne pouvait s’empêcher de se demander s’il lui arrivait de penser à ellependantqu’ilruminaitdanssoncoin.
Commepromis, ilavaitmissasecondechambred’amisàsadispositionetl’avaitaidéeàlaconvertirenespacedetravail.Ilavaitmêmedéplacélebureauvers la fenêtre pour qu’elle puisse bénéficier à plein de la vue sur les arbresenneigés ainsi que sur les silhouettes légendaires des immeubles frangeantCentralPark.
À ses yeux, c’était un des plus beaux paysages urbains aumonde et elledevait se faire violence pour s’arracher à ce spectacle et se concentrer sur sesmenus.
Elle s’était créé un poste de travail fonctionnel, avec portable, écran etorganiseur,et faisait régulièrement lepointavecPaigeetFrankie.Unsoir,elleétait sortie les retrouver pour assurer un événement important qu’elles avaientorganisé dans le quartier d’affaires de Midtown. Mais, pour le reste, elle sedébrouillait en travaillant à partir de sonhomeoffice improvisé. Elle discutaitlonguement au téléphone avec les clients pour bien cerner leurs goûts et leurs
attentes. Puis elle assurait la liaison entre le traiteur et le lieu qui accueillaitl’événement.
Lerestedutemps,ellelepassaitdanslacuisineàfignolerdespetitsplats.Avec l’approchedes fêtes, lessouvenirsdesagrand-mèrese faisaientplus
présents.Tout la ramenaità leursNoëlsd’antan : lesodeurset lessaveurs, lestextures et les fragrances. Depuis la disparition de Grams, elle avait cessé decuisinercertainsplatsquifaisaienttropintimementpartiedeleursrituels.Mais,cetteannée,elles’yattelapourLucaseteutlasurprisedetrouveruneformedeconsolation dans la préparation des mets familiers, même si la tristesse et lanostalgieétaientaussiaurendez-vous.
Malgrélelivrequimonopolisaitsontempsetsonattention—oupeut-êtregrâceàlui,justement—,Lucassemontraitbonpublic.Illacomplimentaitsurtoussesessaisculinairesetsuivaitsescréationsavecunintérêtsincère.
Très vite, le dîner prit pour elle le statut de repas le plus important de lajournée,carc’étaitleseulqueLucasetellepartageaient.Lepetitdéjeunerétaitsouvent avalé debout, le repas demidi pareillement expédié. Parfois Lucas secontentaitd’unplateauetremontaittravaillerengrignotantàsonbureau.
Pourledîner, ils’accordaitunevraiepause,enrevanche.Il laquestionnaittoujours longuement sur le menu, puis choisissait le vin en fonction decomplexesaccordsdecomplémentaritéentremetsetboissons.Elleétaitdeplusen plus impressionnée par la finesse et plus encore par l’étendue de sesconnaissancesœnologiques.
—Donctuasicidescrustrèsanciensettrèschers?—Ehoui.—Ettuachètescertainsgrandsmillésimesdansdesventesauxenchères?—Celam’arrive,oui.IlversaunvindeBourgognequ’ilavaitcaraféetluitenditsonverre.—Goûte-moiça.Fermelesyeux…Dis-moicequetuenpenses.Lapremièrefoisqu’il luiavaitdemandédedonnersonavis,ellenes’était
pas sentie très à l’aise. Elle ne connaissait rien à l’œnologie et n’avait pasl’intentiond’ânonnerdescommentairesapproximatifssurlestanins,lesarômesetlalongueurenbouche,alorsqu’elleavaitaffaireàunvraiconnaisseur.
—Jeletrouveexcellent.C’esttoutcequejepeuxt’endire.—Etenquoiteparaît-ilexcellent?— Parce qu’il se boit comme du velours et qu’il me donne envie de
descendrelerestedelabouteille.Elleluisouritpar-dessuslereborddesonverre.
—Jesuisdésoléedetedécevoir,maisjenepeuxpasêtreplustechniquequeça.Commentas-tuapprisl’artsubtildeladégustation?
—Parmonpère.Lucasseservitàsontour.— C’est sa passion. Quand j’étais gamin, une partie des vacances était
consacréeàlatournéedesdomainesviticoles.QuecesoitenCalifornie,auChiliou,biensûr,enFrance.
Entrecetteenfancevagabondeetsestournéesdepromotioninternationales,il avait parcouru la planète de long en large, comme d’autres partaient visiterLongIslandenmétro.
— De l’Europe, je ne connais que Paris. J’ai passé un mois à faire lamarmitonnedansungrandrestaurant.
Ellepritunenouvellegorgéedevin.—Toi,tuconnaislemondeentier,parcontre.—Pas lemonde entier, non. Il s’en faut de beaucoup.Etmême quand je
voyage, mes horizons restent limités. En tournée de promo, je ne voisinvariablement que des aéroports, une chambre d’hôtel standard et l’intérieurd’unelibrairie.Puisonrembarquepourladestinationsuivante.Parle-moidetonséjouràParis,plutôt.Qu’est-cequit’afascinéelà-bas?
— Tout ! Le pain, le rapport passionné à la gastronomie, la qualité desingrédients!EtlespontssurlaSeine,biensûr.
Elleétait touchéepar l’intérêtqu’il lui témoignait.Tantdefois,elles’étaitretrouvéeentêteàtêteavecdeshommesquipassaientleurtempsàdéversersurelle d’interminables monologues dont ils formaient invariablement la figurecentrale.Lucasposaitdesquestionsetsemontraitattentifàsesréponses.
Il avait une très bonne écoute, patiente et généreuse, et elle en vint toutnaturellement à lui parler de son enfance, à évoquer des détails au sujet de sagrand-mèrequ’elleavaittoujoursgardéspourelle.
—PuffinIslandestunepetiteîlesolidairealors,cheznous,c’étaittoujoursplein de monde. Après la mort de mon grand-père, nous n’avons plus fait lacuisinependantaumoinssixmois.Touslesjours,lesgensnousapportaientdespetitsplatsqu’ilsposaientdevantnotreporte.EtGramsadoraitça.Commeellenevoulaitpasquejesoistoutletempsseuleavecelle,elleadécidédefaireensortequejevoiepleindemonde.Danscetteoptique,elles’estmiseàimproviserdesrecettesetcommec’étaitunpeuopenbarcheznous,çadéfilaitpourvenirgoûtersesnouveautésculinaires.
La conversation glissa vers d’autres sujetsmais, quelques jours plus tard,Lucasrevintsursonenfance:
—Pourquoiavez-vousquittéPuffinIsland,tagrand-mèreettoi?—J’avaisterminélelycéeetjevoulaisfairedesétudes.Elleajoutaunsoupçond’huiledetruffeàsestagliatelles.—AlorsGramsadécidéqu’elleétaitmûrepourunchangementdecadre.—Sacréchangement,eneffet.Etcourageuxdesapart.—C’étaitunefemmeincroyable.Lavie,commeelleledisaittoujours,c’est
devant,pasderrière.Etellenedoutaitjamaisdesescapacitésàréussircequ’elleentreprenait.Unefoissadécisionprise,elleapriscongédesapetiteîleruraleduMaineethop!noussommesalléesposernosvalisesàNewYork.
—Ellequiavaitenseignélalittératureadûapprécierl’accèsàlaculture.—Ohoui.Elle était émerveillée par toutes les possibilités qui s’offraient.
Au début, elle avait pris un petit appartement dans l’Upper West Side. LaproximitédeCentralPark luipermettaitde resteren lienavec laverdure.Nosviréesauparcfaisaientnotrebonheur.J’adoraisnourrirlescanards.
—Sonîleneluiapasmanqué,alors?—Honnêtement,jenecroispas.Evaservitlestagliatellesauxmorillesetposalesassiettessurlatable.—Elle trouvaitmagique qu’on puisse assister à des concerts en plein air,
passer des journées entières dans lesmusées et se procurer les ingrédients lesplus sophistiqués plutôt que d’avoir à se débrouiller avec le maigre choix enstockdansl’uniquemagasindel’île.
—Ettoi?TuasregrettéPuffinIsland?Ellesecoualatêteens’asseyantenfacedelui.— J’adorais vivre là-bas, mais New York a été pour moi comme une
révélation. Le jour où je suis entrée chez Bloomingdale’s, j’ai compris quej’avais trouvémavraie patrie. Sans parler du rayon chaussures deSaks sur laCinquièmeAvenue. Il est tellement immense que c’est un continent à lui toutseul.Ilyamêmeunascenseurexpressquit’yconduittoutdroit.
—Unemontéedirecteauparadis?—C’estunpeuça,oui.—Tagrand-mèreavaitunepersonnalitétrèsaffirmée.Cen’estpasétonnant
quetonlienàellesoitaussifort.—Elleétaittoutpourmoi,admitEva.Jelavoyaiscommelecœurdemon
univers.Songrandtalent,c’étaitsacapacitéàsefocalisersurcequisepassaitbiendanssavie—passurcequiallaitdetravers.Quandjemeprécipitaispour
ouvrir les volets le matin et que j’annonçais qu’il pleuvait à seaux, elle merépondait que c’était bon pour les plantes. Puis elle me promettait qu’ons’amuserait dans les flaques une fois que la pluie aurait cessé de tomber.Uneannée,l’îleestrestéecoincéesouslaneigependantlamoitiédel’hiver,maisellen’a jamais émis une seule plainte. Elle se félicitait des conditions idéales quipermettaient de se pelotonner au coin du poêle et de faire plein de nouveauxgâteaux.Elleétaittellement…solaire.
—C’estunequalitéqu’ellet’atransmise.—C’estcequej’aitoujourscru,oui.Maintenant,jen’ensuisplussisûre.Ellejouaaveclesmorillesdanssonassiette.—Depuis qu’elle estmorte jeme sens plus nuage de pluie que rayon de
soleil.Ellecomptaiténormémentdansmavieetjenecroispasquejem’adaptesibienquecelaàuneexistenceoùellen’aplussaplace.
Clignantlesyeux,elleravalaseslarmesparautomatisme.—Désolée.Parlonsd’autrechose.—Tuasenviedeparlerd’autrechose?Non.Elleavaitenviedeparlerdesagrand-mère.Demettredesmotssurle
chagrintenacequil’empêchaitdereprendrepieddanslavie.—Jeneveuxpasmelamenterausujetdemesproblèmes.—Parcequetagrand-mèret’aapprisànepaslefaire?Lucasscrutasestraitsd’unairpensif.—Tuas ledroitde te sentir triste,Eva.Cen’estpasuncrimed’avoirun
coupdemoudetempsentemps.—Jecroisqu’unepartdemoiapeurque,sijecommence,jenepourraiplus
m’arrêter. Paige et Frankie ont été super avec moi. Elles m’ont écoutée etréconfortéedans lesmomentsdifficiles.Mais jenepeuxpascontinuercommeça.Ilfautquejemeressaisisse.
—C’esttoiquim’asditqu’iln’yavaitpasdeduréestandardpouruntravaildedeuil.Quechacundoitfairelesienàsonrythme.
— J’ai l’impression de trahir Grams. Je voudrais tant rester fidèle à sesvaleurs,àsaphilosophie.Maistoutestsidifficile,parmoments.
—Comment voudrais-tu que ce ne soit pas difficile ?Après le départ deSallyanne,j’aibeaucouplusurlathéoriedudeuil,maisc’estunprocessustrèsindividuel que chacun vit comme il peut. Concrètement, tu ne peux pas fairegrand-chose, à part tenir bon dans lemoment présent et aller de l’avant, jouraprèsjour,avecl’espoirqueçafiniraparallermieux.
—Qu’est-cequitemanquelepluschezelle?
—ChezSallyanne?Lucasreposasescouvertspourréfléchir.— Je ne sais pas. Son sens de l’humour irrévérencieux, je pense.Et toi ?
Pourtagrand-mère?— Le sentiment d’être comme emmitouflée d’amour. L’impression de
sécuritéquedonnaitlacertitudequ’ellem’aimaitquoiqu’ilarrive.Depuisquejel’ai perdue, c’est comme si j’étais allongée dans un grand lit froid et quequelqu’unm’avait arraché les couvertures.Et puis il y a les petites choses duquotidien.Leplaisirdel’appeleretdeluiannoncermesnouvellesdumoment.Puisdel’entendreracontersesanecdotesausujetdesarésidence…ladernièreblagueracontéeparTom.OucommentDorisavaitoubliésondentierdansunetasseetterrifiélefacteur.J’assistaistoujoursàleurfêtedeNoël.Çaaussi,çamemanque.
Levantsonverredevin,elleadressaunsourired’excuseàLucas.—Désolée.J’arrête.Findulamentoautocomplaisant.Lucasseresservitdestagliatelles.—Arrêtede t’excuser.Etpour info, jene te trouvepasautocomplaisante.
Aucontraire.Jetevoistoujoursgardertonchagrinpourtoi.Tudevraispartagerplus.C’estimportant.
—Tun’enparlespas,toinonplus.—J’écris.C’estunmoyend’évacuerlatension.—Tutuesunpersonnageoudeuxetçateremetlemorald’aplombdirect?Ilrittoutbas.—Oui,voilà.Ellejoignitsonrireausien.Etdécouvritqu’ilyavaitdesmoisetdesmois
qu’ellenes’étaitpassentieaussibien.—Mercidem’avoirécoutée.Avectoi,c’estfaciledeparler.Peut-êtreparce
que tu as perdu quelqu’un que tu aimes, toi aussi. Tu sais ce que ça fait. Tucomprends.
C’était encore un lien de plus entre eux — un élément de proximitésupplémentaire.
Elleavaitrenoncéàessayerdeseconvaincrequ’ellenevoulaitsurtoutpasde lui.Elle ledésirait follement. Iln’auraitqu’ungesteàfairepourqu’elle luitombe dans les bras sans se poser de questions. Mais ils avaient beau parlerjusque tard dans la nuit, aborder des sujets de plus en plus personnels, Lucascontinuaitinvariablementàs’abstenirdetoutcontactphysiqueentreeux.Etellefaisaitdeseffortsméritoirespouralignersoncomportementsurlesien.
Une fois, leurs mains s’étaient effleurées par mégarde alors qu’elle luitendait une assiette. Elle s’était rétractée d’un mouvement si brusque quel’assietteenquestionavaitfaillifinirsatrajectoireausol.Ill’avaitrattrapéeauvol et elle avait ludans son regardbrûlantqu’il savaitquelle lutte ellemenaitcontreelle-même,etqu’il livrait lemêmecombatdesoncôté.Maismalgré latensionsexuelleentreeuxquibouillonnaitàdestempératuresplusélevéesquetoutcequ’elleluimitonnaitencuisine,ilgardaitscrupuleusementsesdistances.
Stoïque,elleserraitlesdentsdesoncôté.Elle se disait qu’il semontrait raisonnable pour deux et que c’étaitmieux
ainsi.Maiselleavaitbeaufaire,ladéceptionl’envahissait,commeunedouleursourde,insistante.Elleauraittantvouluqu’ilpuisseenallerautremententreeux.Et par moments la nostalgie de leur nuit d’amour lui déchirait le cœur. Sonsommeilétaitirrégulier,troublépardesrêvesérotiquesdontelleseréveillaitlapeaumoite et le cœur battant.Avec des images fiévreuses dans la tête que lalumièredujourpeinaitàeffacer.
Elletentaunemanœuvredediversionpourdétournersespenséesdusexe.—Ettonlivre?Ilavance?Illesresservitenvin.—Mieux que prévu, oui. J’ai encore écrit dixmillemots aujourd’hui. Je
commence à penser que j’ai mes chances de pouvoir rendre le manuscrit àtemps.
—Tumeleferaslire,puisquejefigurededans?Ilportasonverreàseslèvres.—Jecroyaisquetunelisaispasdepolars?—Jusqu’icijen’avaisencorejamaisétéunpersonnagelittéraire.Çachange
ladonne.—Personnen’aencoreluundemeslivresavantqu’ilnesoitterminé.Elleressentitunepointededéception.—Bon,OK.Maisjeveuxunexemplairedédicacé.—Mêmes’ilyadusangsurlacouverture?—Jemehâteraidecouvrirlebouquinavecdupapierroseàfleurs.Elleselevapourallerchercherlatarteaucitronmeringuéeinspiréeparson
séjour à Paris. Puis Lucas monta de nouveau se cloîtrer dans son cabinetd’écriture.
Evaconsultasesmails,réponditauxplusurgents,remitàjoursescomptesmédiasetappeladeuxclients.
Avantd’allersecoucher,ellepréparadeuxtisanesetenportauneàLucas.
Laportedesonbureauétaitouvertemaisilnesetrouvaitpasdanslapièce.Elleentrapourposerl’infusionetvitl’ordinateurallumé.Ils’étaitinterrompuaubeaumilieud’unchapitre,apparemment.
Lacuriositéfutsoudainplusfortequ’elle:ellesepenchasurl’écran.Dans sa tête, une petite voix coupable lui signala qu’elle enfreignait un
interdit.Maisellerepoussasesscrupulesd’unhaussementd’épaules.Elleétaitlasourced’inspirationdeLucas.Celaneluiconférait-ilpasledroitdesefaireuneidéedupersonnagedontelleétaitlemodèle?
Elle seplongeadans la lecture, avec l’intentiondenepas aller au-delàdequelqueslignes.
Maisunefois lancée,ellecontinuade lire.Encoreetencore.Mêmesielleavaitlabouchetoutesècheetquesesmainstremblaientdefaçonconvulsive.
Ellen’entenditmêmepasLucasrevenirdanslapièce.—Eva?Lesondesavoixlatiradesonétatdechoc.Ellerecula,trébuchantsurune
piledelivresentreposéeparterre.—C’estmoi,cettefemme?Lesmotss’étranglaientdanssagorge.—Tuasditquejet’inspiraisunpersonnage.—Eva…—Etjesuisquoi?Lameurtrière!Jecroyaisquedanstonbouquinj’étais
quelqu’undebon,d’honnêteetdesympa,maisjesuisunecriminelle?Tuasfaitdemoiunetueuse?
—Cen’estpastoi,Eva.Mespersonnagesnesontpasréels.Cen’estquedelafiction,toutça.
Ilhésita.—C’estvraiquej’aiempruntécertainsdetestraitsdecaractère,mais…—Elleadescheveuxcommelesmiens,desbonnetsD.Etc’estunesuper
cuisinière!TuauraispuaussibienlaprénommerEva!Toutlemondesauraquetu t’es basé sur moi pour créer cette femme monstrueuse, et c’est … c’esthorrible!
Impossible de prononcer les mots à travers la boule de colère qui luiobstruaitlagorge.
—Etilyad’autresdétailsqui…—Eva,s’ilteplaît.—Toutescesquestionsque tum’asposéesdepuisque jevischez toi ! Je
croyaisquetonintérêtpourmoiétaitsincère.Quetuavaisenviedemieuxme
connaître. Mais tu voulais juste du matériel à utiliser pour ta connerie debouquin!
—Cen’estpasvrai.Ilfitunpasdanssadirectionmaisellelevalamain.—Ahnon!Net’approchepas.Etsurtout,nemetouchepas,Lucas,cartelle
quetumevois,jesuisdansunecolèremeurtrière,justement.—Tunecroispasque tudramatisesunpeu, là?Cepersonnages’inspire
vaguementdetoi,c’esttout.—C’esttout?L’indexbrandi,elleluifonditdessus.—J’aiunegrandenouvellepourtoi,Lucas:jesuisunepersonneréelle.Un
êtrehumainenchairetenos,avecdesémotionsetdessentiments.Jenesuispasundetespersonnagesetnousnesommespasdansundetesromans.Ceciestlavraievie.Mavie,enl’occurrence,etjet’interdisde…
Elle lui planta le doigt dans le sternum. Sa respiration était si brève etheurtéequ’elleensifflaitpresque.
—Jerefusequetufassesdemoiunecriminelle!—Situvoulaisbienm’écoutercinqminutes…—Non, jenet’écouteraipas!Jeneveuxpasquetum’amadouesavecde
bellesparoles.Tucroisquejecacheuneâmedemeurtrièreaufonddemoi,c’estça?Ehbien,jevaistedireunechose…
Elle était tellement furieuse qu’elle crachait ses mots comme autant deprojectilesvengeurs.
—Figure-toi que je commence à envisager de tuer une certaine personnepourdebon.Merciqui ?Là, toutde suite, j’aurais aumoinsunedouzainedeplansdifférentspourt’assassineretjetepariequ’ilyenacertainsquinetesontmêmejamaisvenusàl’esprit.
Sans lui laisser le tempsde répliquer,ellepivotasurses talonsetquitta lebureauenclaquantlaportederrièreelle.
Ellepoursuivittoutdroitjusqu’àsachambredontelleclaqualaporteencoreplusfort,tropremontéepourréussiràrespirerconvenablement.
Ilavaitfaitd’elleunpersonnagedeserialkiller.Etellequiauraitétéprêteàjurerqu’unebelleetdiscrèteintimitésetissait
entreeux,jouraprèsjour!Làoùelleavaitcruvoirunlienfortsenouer,luisecontentait de collecter des infos qu’il recyclait illico dans son roman. Il nes’intéressait pas à elle parce qu’il tenait à elle, mais parce qu’il tenait à sonbouquin!
Naïvement,elles’étaitracontéqu’elle l’aidaitparsaprésence,qu’elleétaitlamusegénéreusequinourrissaitheureaprèsheuresoncorpsetsoninspiration.Orlaseulechosequ’elleluiavaitinspirée,c’étaitl’idéedefaired’ellequelqu’und’épouvantable!
Ulcérée, elle arpentait la chambre dans un état de stress tellementmonumentalqu’ellesesentaitauborddel’implosion.Quefaire?Boireunverre.Illuifallaitdel’alcool,unpointc’esttout.LaméthodefonctionnaitpourLucaslorsqu’iltraversaitsesphasesnoires.Alorspourquoipaspourelle?
D’un pas furieux, elle dévala l’escalier et traversa la cuisine. Sansmêmeaccorderunregardàlaprovisiondewhiskys,ellesedirigeadroitverslescasiersàvinetensortitunebouteille.
Despasrésonnèrentdanssondos,maisellenetournamêmepaslatête.Ellenevoulaitpaslevoir.Etencoremoinsluiparler.Quellepartd’authenticitéyavait-ileuedansleurséchanges?Leursregards
prolongés, la force de volonté presque surhumaine qu’ils avaient exercée sureux-mêmeschaquefoisqu’ilsse trouvaientensembledansunemêmepièce—avait-ellefantasmétoutcela?
Elle lui avait confié des choses qu’elle n’avait jamais dites à personne,même pas à ses deuxmeilleures amies. Et au lieu de garder ces confidencescommeuntrésor,ils’enétaitemparéfroidementenvued’entirerduprofit.
Abattant la bouteille sur le plan de travail, elle attrapa un ouvre-bouteilled’unemaintremblante.
—Jenesaispascequetuasl’intentiond’enfaire,maisnelarenversepas,surtout, murmura Lucas dans un souffle. C’est un romanée-conti de… Peuimporte.
—Ungrandcruquivautunefortune,c’estcequetuallaisdire?—Danslemondeentier,iln’enrestequeonzecommecelle-ci.Ellesoutintsonregarduninstantpuistirasurl’ouvre-bouteille.Lebouchon
cédaavecunbruitsec.—Ehbienmaintenant,iln’enresteplusquedix.Versantunedosedel’illustrecrudansunverre,ellelelevaenledéfiantdu
regard.—Aumeurtre!Ellebutunegorgéeetfermauninstantlesyeux.—Mmm…Tuas raison,c’estbon.Onditque lecrimenepaiepasmais,
dans ton cas, il rapporte à l’évidence des sommes intéressantes. Tu aurais dûacheterlesdixautresbouteillesrestantes.
Ilcontemplacellequ’ellevenaitdedéflorer.—C’estfait.Evaseresservit.Sonhumeurrestaitfracassante.—Etoùsont-elles?—Stockées.—Alorsquefaitcelle-ciici?Elle avala de nouveau une grande gorgée. Lucas la regardait faire,
l’observantavecprécaution,commes’ilavaitunebombenondésamorcéejustedevantlui.
—Jelagardaispourunegrandeoccasion.—Alorsçatombebien,carc’enestune.Cen’estpastouslesjoursquel’on
sedécouvremeurtrière.Çanecorrespondpastoutàfaitauplandecarrièrequejem’étaisfixéetjenesuispassûrequemagrand-mèreauraitétéfièredemoi,maisjesuisd’avisquetoutedécouvertemérited’êtrecélébrée,mêmesielleestpeuglorieuse.J’espèrequejesuisunecriminelledouée,aumoins?
Ellevidasonverred’untraitetlereposabruyammentsurlecomptoir.Lucaslaregardaitfaireavecinquiétude.—Tunedevraispasboireaussivite.Tuvasavoirmalàlatête.—Jelaboiraicommejeveux,ettuasledroitd’assisteràladescentedeta
précieusebouteillesiçat’amuse.—Celaneteressemblepas,Eva.— Peut-être que si, justement. Ça pourrait être le côté de moi dont tu
ignorais l’existence. C’est ton grand credo, non, que les êtres humains ontplusieursvisages?Tucroisquelefaitd’êtreoptimisteetdechercheràvoirlesautressousleurmeilleurjourfaitdemoiquelqu’undefaible?Tupensaisquejen’oseraispasl’ouvrir,tonpinarddeluxe?C’estlemomentdereconsidérertesopinions,Lucas.
Elleseresservitunerasade.—Ilvautcombien,aujuste,tonlitron?Ilnommaunmontantquimanqualuifairelâcherlegoulot.—Bien.J’aiintérêtàsavourerchaquegorgée,alors.—Tun’aspasl’intentiondelapartager?—Non.Tu vasme regarder la boire. Je ne serai jamais une vraie tueuse,
maisjemesenscapabled’exercercettetorturedélibéréesurtoi.C’estaumoinsunesatisfactionquejepeuxm’octroyer.
Illaconsidérad’unœilprécautionneux.—Qu’est-cetuentendsparlà?
Evavitsamaintremblersurlabouteille.— Je t’aimais bien, Lucas. Beaucoup, même. Et je croyais que… Peu
importecequejecroyais.J’étaisstupide.Tupeuxl’écriredanstonbouquinsiçat’amuse.Autantrespecteràlalettrelessourcesdocumentairesquiteviennentdetonmodèle.
—Situcroisquelefaitqu’onacouchéensembleaquoiquecesoitàvoiravecmonintrigue,tuesloin,trèsloindelavérité.
—Ahnon?L’expériencenes’estjamaisrenouvelée,pourtant.Doncsoitçanet’apasplu,soittuaseucequetuvoulaiset…
—Eva…—Jen’aipasenvied’entendrelaréponse.Sérieux.—Lefaitque«l’expérience»,commetudis,n’apasétéréitéréeestsans
rapportaucunavecdesconsidérationsliéesàl’écrituredemonlivre.— Inutile de gaspiller ta salive.Àpartir demaintenant, je ne prononcerai
plus un mot. Ça évitera que tu utilises mes propos comme preuve, indice,descriptionoutoutautrebénéficelicencieux.
Elleagitasabouteille.—Tuasentendu?J’aidit«bénéficelicencieux».Celaprouvequejepeux
utiliser d’autres mots que « chouette », « top » ou « sympa ». Tu esimpressionné,j’espère?
—Jepensesurtoutqu’ilvaudraitmieuxquetuarrêtesdeboire.—Nemedispascequiestmieuxpourmoi.Tucherchesàinsinuerqueje
netienspasl’alcool?Jesuissûrequeturouleraissouslatableavantmoi.Ellevacillaetréussittantbienquemalàretrouversonéquilibre.—Vatefairefoutre,Lucas…Ahnon,quedis-je,çac’estplutôtmontrucà
moi.Conscientequ’ilétaittempsd’opérerunesortiedescènedansladignitétant
qu’elle tenait encore sur ses jambes, elle récupéra sa bouteille, gravitbruyammentl’escalieretclaqualaportedesachambrederrièreelle.
Chapitre14
«Unamiquisaitécoutercoûtemoinscherqu’unethérapie.»—FRANKIE
Lelendemainmatin,lorsqueLucasdescendit,iltrouvalacuisinevide.Eva finit par émerger sur le palier et négocia l’escalier cramponnée à la
rampe, comme si lemoindre chococcasionnait une intensedouleur.Auvuduregard courroucé qu’elle posa sur lui, il en conclut que ses dispositions à sonégardnes’étaientpasamélioréesdurantlanuit.
Notant son extrême pâleur, il ouvrit le tiroir qui lui servait d’armoire àpharmacie.
—Ibuprofène?Illuitenditunblistermaisellel’ignora.— Je n’en ai pas besoin. Souviens-toi que je tiens l’alcool comme un
soudard.Ilétaitclairqu’ellementaitplutôtcommeunearracheusededents,maisEva
neluilaissapasletempsdecontester.Elledisparutuninstantpuisrevintavecunmanteauetunbonnet.
—Oùtuvas?—Quelque part où je ne pourrai pas être tentée d’attenter à ton intégrité
physique.Jen’aipasenviedepasserNoëldansunecellule.Elles’enfonçalebonnetsurlatêteetboutonnasonmanteau.—Vaécriretonlivre.C’estçaquit’intéresse,non?—Ilfaitunfroiddeloupdehors.Tunepeuxpassortir.—Jepeuxsijeveux.Elleenfilasesgants.—Ettun’aspasintérêtàmesuivre.Ellesortitenclaquantlaported’entréederrièreelle.
Lucassepassalamainsurlevisageetlâchaquelquesjuronsbiensentis.Etmaintenant?Il remonta dans son bureau, ranima son écran et parcourut des yeux le
passagedanslequelill’avaittrouvéeplongéelaveille.Dansunpremiertemps,ilavait eu du mal à comprendre la violence de sa réaction. Mais il se rendaitcompte à présent qu’il avait été trop pris dans l’intrigue, trop proche de sespersonnagespourlirelascènecommeEval’avaitlue.
Il s’agissait d’un premier jet qu’il reprendrait plus tard, en opérant descoupures,enremaniantdestournures.Maisilétaitclairque,danssaformulationactuelle,l’extraitavaitpuchoquerEva.
Malheureusementpourlui,elleavait lu lepassageoùsonhéroïnecuisinaitunrepasqu’elles’apprêtaitàserviràsaprochainevictime.
S’il se plaçait du point de vue d’Eva, les mots à l’écran pouvaienteffectivementluirenvoyerunecaricatureoffensanted’elle-même.
Pestantentresesdents,Lucasattrapasonmanteauauvoletpritl’ascenseurpour descendre au rez-de-chaussée, où il trouva Albert à son poste. Jusqu’àl’arrivéed’Eva,ilnes’étaitjamaispenchésurlefaitqueleportierqu’ilcroisaittouslesjoursavaituneidentitéetunprénom.
—Sic’estEvaquevouscherchez,elleaquittél’immeuble.Un seul coupd’œil sur levisage sévèred’Albert lui apprit qu’Evan’avait
rienperdudesonincapacitéfondamentaleàmasquersesémotions—Avez-vousvudansquelledirectionelleestpartie?L’expressiond’Albertdemeuraglaciale.—Jen’aipasfaitattention.Autrementdit,ilsavaitmaisilgardaitl’infopourlui.—Ellenevapasbien,Albert.Ilfautquejeluiparle.—Etvoussavezquiouquoil’aperturbéecommeça?—C’estmoi.Lucas devait bien admettre qu’ilméritait le regard réprobateur dont il fut
gratifié.—C’estpourçaqu’ilfautquejelaretrouve.—Pourallerlaperturberencoreplus?—Pouressayerd’arrangerleschoses.Aumomentoùilprononçacesmots,ilcompritàquelpointildésiraitcette
réconciliation. Oui, il était inquiet à l’idée de la savoir seule dans les ruesverglacées, mais ce n’était pas pour ça qu’il était sorti en courant del’appartement.
— Eva est quelqu’un de très sensible. Ce n’est pas une fille comme lesautres.
—Jesais.Albertledévisageait,commes’ilcherchaitàlirequelquechosesursestraits.—Elleestauparc.—Auparc?Vousêtessûr?Ellen’estpasalléefairedushoppingplutôt?Il
faitunfroiddecanardet ilsannoncentdenouvelleschutesdeneige.Pourquoiirait-ellesefrigorifierlà-bas?
—Ellem’aditqu’ellecomptaitprendredubontempsavecleseulgenredebonhommequ’elleaimaitencore.
Lucassecoualatêteensedemandantàquoiilfaisaitallusion.—Unbonhomme?Quelbonhomme?Albertluijetaunregardappuyé.—Deneige.
***
Elle aurait dû êtremorte de froid,mais l’humiliation fonctionnait commeuneprotectionthermiquetrèsefficace.Lacolèrelachauffaitdel’intérieuretlavexation lui brûlait la peau. Elle avait été vraiment trop conne ! Une connecrédule et confiante. Et comme si cela ne suffisait pas, il avait fallu en plusqu’elleluiparledesessentimentspourlui.Alorsqu’elleauraitpulajouercoolet juste prétendre être horrifiée qu’il ait fait d’elle une meurtrière dans sonintrigue.Maisaucoursdesderniersjours,elleavaitlaissétomberpresquetoutesses défenses avec Lucas. Non seulement elle avait commencé à croire qu’ilpourraits’intéresseràelle,maiselleétaitalléejusqu’àleluidire.
Donc, il savaitmaintenant qu’elle s’était fait des illusions au sujet de leurrelation.Cerisesurlecadeau,ungroupedepercussionnistesfoussedéchaînaitsoussoncrâneencompote.Elleauraitdûaccepterl’analgésique.
—Eva?Unpoidsluitombasurl’estomaclorsquelavoixdeLucass’élevadansson
dos.Ill’avaitsuivie!Il ne lui restait qu’une façon de dissimuler sa honte et c’était de rester le
visagecollésursonbonhommedeneige.—Qu’est-cequetuviensfaireici?
Ellerassembladelaneigeavecsesgantsenprenantbiensoindenepasseretourner vers lui. Comment pouvait-on avoir les joues en feu alors que lestempératuresplongeaientendessousdezéro?
—Turefaisunsyndromedelapageblanchedèsquetunem’asplussouslamain ? Il te faut unnouveaudétail intime àmon sujet que tu puisses intégrerdans taprose?Sic’estça, tuperds ton temps.Tusaisdéjà toutcequ’ilyaàsavoirsurmapersonne.Jen’aiplusaucunsecretcroustillantquetupourraistemettresouslaplume.
Siseulementelleavaittenusalangue!Pourquoin’avait-ellepasétéfichuedefiltreraumoinsaminimalesparolesquisedéversaientdesabouche?
LaneigecraquasouslespasdeLucasetlapointedesesbottesapparutdanssonchampdevision.
—Jevoisquetuesencoretrèsremontéecontremoi.— Exact. Je suis dans une colère noire. Et il en faut beaucouppour me
mettredanscetétat.Tuasdûretenirçadenosdiscussionsoùtufaisaisminedet’intéresser à moi. Quand tu me disais que je devrais être plus méfiante etregarderau-delàdesapparences,jen’avaispascomprisquec’étaitcontretoiquetumemettaisengarde.
—Viens,Eva.Onretourneàl’appartement.Onpourraparlerdetoutçaauchaud.
—Je suisbien ici,Lucas. Jecompte sur les températuresextérieurespourcalmermonétatd’ébullition.
Elleplantaavechargneunecarottedanslaboulequiformaitlatêtedesonbonhomme de neige. Lucas l’effleura de son bras lorsqu’il s’accroupit à côtéd’elle.
—Jem’intéresseàtoi,Eva.Vraiment.Etjet’aimebeaucoup,moiaussi.Tunet’espastrompéelà-dessus.
—J’imaginequelepersonnagedetonlivrepassesontempsàmenacerleshommesde lesdécouperenpetitsmorceauxs’ilsne l’aidentpasàutiliser sonpréservatifavantladatedepéremption?
—Riendecequiconcernelanuitquenousavonspasséeensemblen’entrenin’entreradansmonlivre.
LavoixdeLucasétaitcalme,cequi,pouruneraisonmaldéfinie,neservitqu’àexacerbersacolère.
—Queldommageque tun’aies rienpuen tirerd’utilepour les scènesdesexedetonroman.
—Cettenuitaétéunique,trèsprivée,etn’avaitrienàvoiraveclacollectedematériel.
Lacarottechutadunezdubonhomme.Lucaslaramassaetlaremitenplace.—Iltefautdesyeux.—J’enai,desyeux.Jenelesutilisepastoujoursàbonescient,c’esttout.—Jeteparlaisdetonbonhommedeneige.—Ah…Si seulement il ne se tenait pas aussi près.Songenouplié lui effleurait la
jambe,etlalargeurdesesépauleslaprotégeaitenpartieduventmordant.—Tupeuxt’écarter?Tumebloquesl’accèsàmontasdeneige.Il se déplaça juste des quelques centimètres nécessaires, et elle formaune
nouvelle boule de neige dont elle se servit pour arrondir le ventre de sonbonhomme.
—Jet’avaisannoncélacouleurdèsledépart,Eva.Tusavaisquejem’étaisinspirédetoipourundemespersonnages.
—Sansmepréciserquelgenredepersonnage.—Jen’arrivepasàsavoircequit’achoquéeleplus:découvrirquej’avais
utilisé certains aspects de toi pour créer mon héroïne criminelle — laquellehéroïne, entre parenthèses, a une personnalité très éloignée de la tienne—oul’idée que je te faisais parler uniquement pour emprunter des aspects de tabiographieetlesattribueràmonpersonnage?
—L’unetl’autrem’horrifient.Àpartségales.LarespirationdeLucasformaitdepetitsnuagesdevapeurdansl’airglacé.—Qu’est-cequejepeuxfairepourremédieràça?—Rien.C’estjusteàmoid’apprendreàneriendirequetupuissesutiliser
contremoi.—Tun’aseuqu’uneseulepagesouslesyeux,Ev.Situavaislul’ensemble
dumanuscrit,tuneteseraispasreconnuedutout.—Seulsmesvraisamism’appellentEv.—Jepensaisquelesmomentsintimespartagésm’auraientvaludepartager
ceprivilège.Lerappeldeleursétreinteslahérissadeplusbelle.—Pasdutout.Parcequecen’étaitpasréel.Iljuratoutbas.—Pasréel?Qu’aurais-tuvouludeplusenmatièrederéalité?Tulesais,
qu’iln’yapaseudefaux-semblants.—Etjesuiscenséelesavoircomment?
—Quetedittonintuition?—Grâceàtoi,j’aicessédecroireàcequ’ellemeraconte,justement.Jene
suispaslebonjugedescaractèresquejepensaisêtre.Ilpritunegrandeinspiration.—Depuis ledépartdeSallyanne, iln’yapluseud’autre femmedansma
vie.Toutescellesque j’aicroiséesdeprèsoude loin jusqu’icim’ont laissédemarbre.Etlemoinsquel’onpuissedire,c’estqu’avectoijenesuispasdeglace.Cequis’estpasséentrenousn’astrictementrienàvoiravecmonbouquin.Lis-leettuverras.
—Tuaspourprincipeimmuabledenejamaislaisserpersonneliretaproseavantquetonmanuscritsoitterminé.
—C’est exact.Mais s’il faut en passer par là pour te convaincre que cepersonnagen’estpastoi,jesuisprêtàfaireuneexception.Onvarentrertoutdesuite,ettucommencerasàlapremièrepage.Commeça,tuteferastonopinionpartoi-même.
Ellesongeaàtousseslecteursassidus—Frankiecomprise—quiauraientétéprêtsàtuerpèreetmèrepourleprivilègedeseplongerdansledernierLucasBladeenavant-première.
—Non,merci.Maisquetumeproposesdelefairesignifiebeaucouppourmoi.
—Pourquoirefuses-tudelelire?—Parce que lemaigre extrait que j’ai eu sous les yeux pourrait déjàme
procurer quelques cauchemars. Je préfère ne pas imaginer l’effet queprovoqueraitlereste.
Ilrittoutbas.—Reviensàl’appartement,Eva.—Jen’aipas terminémonbonhomme.Et jene tourne jamais ledosàun
hommeavantd’enavoirfiniaveclui.Sans compter qu’elle ne se faisait pas encore confiance pour rentrer avec
Lucasmaintenant.Ellen’étaitpascomplètementprêteàluipardonner.—Bon.Ehbienonvalefabriquerensemble,tonbonhomme.
***
Lucas avait abandonné la constructiondes bonhommesdeneigedepuis salointaineenfancedanslenorddel’ÉtatdeNewYork.
—Jenesuispassûrdemaîtriserlatechnique.
Mais il était prêt à toutoupresquepour trouverune solution auproblèmequ’ilavaitlui-mêmecréé.
Evaseredressaenappuisursestalons.—Nemedispasquetun’asjamaisfaitdebonhommedeneige?— Une fois ou deux, si. Mais mon frère et moi, on était plus orientés
destructionqueconstruction,àl’époque.Onsebattaitcommedesmaladesaveclaneige.Laseulechosequ’oncréait,c’étaitdubazar.
—C’estlapremièrefoisquejet’entendsparlerdetonfrère.Ellerepritdelaneigeets’enservitpourétoffersonbonhomme.—Vousn’êtespastrèsproches,luiettoi?C’étaitunvraisoulagementqu’ellesoitdisposéeàparlerd’autrechoseque
del’héroïnedesonbouquin.—Onnes’entendpastropmaldansl’ensemble,luietmoi.Maisonnese
voitpassouventcaronbossecommedesdinguesl’unetl’autre.Ilestbanquier.—Jesais.Mitzymel’adit.Jel’aicroiséchezelleunefoisetjeluiaidonné
macarte.Enfin…lacarted’UrbanGénie.Iln’avaitjamaisétéinformédecettenouvelle.—Monfrèreaeurecoursauxservicesdetonagence?—Non. J’avais prévu de le solliciter,mais après on a été submergées de
demandesetjen’aipaseubesoindelefaire.Entoutcas,c’étaitgentildelapartdetagrand-mèredenousavoirmisenrelation.
—Jesuisalléluirendrevisite,aufait.—Ahbon?Quand?— Avant de passer te voir dans les bureaux d’Urban Génie. Je voulais
qu’ellemedonnel’adressedetondomicile.Ellearefusé.—DoncellesaitmaintenantquetuétaischeztoietpasdansleVermont.Lucashésita.Jusqu’oùpouvait-ilêtresincère?Ilpesasesoptionsetdécida
qu’ilnevoulaitpasprendrelerisquedevoirsurgirdenouveauxmalentendus.—Ellen’ajamaiscruuninstantquej’étaispartidansleVermont,Eva.—Mais…Ellecessadetapoterlaneigeetlevalesyeuxverslui.—Tuveuxdirequ’ellem’auraitmentidélibérément?—J’adoremagrand-mère,mais elle n’hésite pas àmanœuvrer et tirer les
ficelleslorsqu’ellepensepouvoirserendreutileàl’undesesproches.—Sérieux?Destupéfaction,Evabasculaenarrièreet se retrouva lepostérieurdans la
neige.
—Oh!laroublarde!—Jereconnaisqu’ellepeutl’être,oui.—Etmaintenant,j’imaginequetuesconvaincuqueMitzyetmoi,onétait
demèchedepuisledébut.—Non.Jesaisquecen’étaitpaslecas.Cequejecrois,c’estquemagrand-
mèreauneréelleaffectionpourtoi.Etiln’avaitaucunmaldésormaisàcomprendrepourquoi.—L’affectionestréciproque.—Magrand-mèreadeuxfilsetdeuxpetits-fils.Illuimanqueuneprésence
féminine.—Ettamère?—Mesparentsviventàlacampagne,danslamaisonoùj’ai
grandi.Etilspassentunegrandepartiedeleurtempsàvoyager.Ceseraitàmonfrèreetàmoi,quihabitonsNewYork,depasserplusdetempsavecelle.Maisonn’assurepasvraiment,surceplan-là,jesuislepremieràlereconnaître.Magrand-mèrepensequetoietmoi,onpourraits’épaulermutuellement—sefairedubien,ensomme.
Evaplaçauncaillouchargédereprésenterunboutondesonbonhomme.—Ellesefaitdefaussesidées.—Peut-être,dit-elle.—Peut-être?C’étaitsonmétierd’utiliserlesmotspourmanipulerlesémotionsdesautres.
Ilsavaitcommentcréerl’attente,l’excitation,laterreurnoire.Etpourtant,ilsesentaitprivédetoutrecoursfaceàEva—incapabled’exprimerentermesclairscequ’ilressentait.Toutcequ’ilsavait,c’étaitquelorsqu’elleétaitsortiedechezlui, son appartement était redevenu un puits sombre et sans âme. Elle avaitemportél’éclatdusoleilavecelleetils’étaitretrouvédémuni.
—Tun’aspasétélaseuleàlâchertessecrets,Eva.J’aifaitlamêmechoseavec toi. Nous nous sommes confié mutuellement des choses importantes. Etcelan’avaitrienàvoiravecmonlivre.Ettoutàvoiraveccequ’ilyad’intimeentrenous.
Cen’étaitpasfacileàadmettrepourlui,maisilsavaitqu’ildisaitlavérité.Quelquechosedanslanaturegénéreused’Evaencourageaitlesconfidences.
—Lesexe,tuveuxdire?—Onétaithabillésl’unetl’autrelorsquecesconversationsonteulieu.Et
denousdeux, jesuisprobablementceluiquiapris leplusderisques.J’aimisentretesmainsdesinformationsquetuesseuleàconnaîtreetdonttupourrais,situlesouhaitais,fairetoutuntasd’usages.
Lesyeuxd’Evaétincelèrent.—Jamaisjenemeserviraisdecelacontretoi!—Jesais.Etc’estprécisémentoùjechercheàenvenir.Jetefaisconfiance
et je te demande deme faire confiance en retour. J’ai inventé un personnageféminin pourmon livre. Est-il exact que je lui ai attribué quelques-uns de tesaspectsirrésistibles?Oui,jel’admets.Parcequecesontcestraitsquiséduirontlelecteur.
Ellegardalesilenceunmoment.—Tutrouvesquej’aidesaspectsirrésistibles?Tunedispasçaseulement
pouréviterquejet’assommeàcoupsdecarotte?—Pasquepourça,non.—Cettefemmeestunemeurtrière.— Elle est aussi humaine. Les personnages de fiction sont plus crédibles
s’ils ne sont pas ou tout noirs ou tout blancs.Rien de plus soporifique que lavertu.Etlevicepurlassetoutaussivite.Parceque,lavérité,c’estqu’ilyadubonetdumauvaisenchacundenous.Etcequifaitl’intérêtd’unelecture,c’estlorsquel’unetl’autresontprésents.
—Tuveuxdirequelepersonnageinspirédemoiétaitquelqu’undebienaudépart?
— Cette fille est une psychopathe, mais elle a aussi une grande fragiliténarcissique.Onpourrait sansdouteparler d’un troublede lapersonnalité, à lalimite.Sielleavaitgrandidansunenvironnementmoinscruel,silespremièresannéesdesavies’étaientpasséesdifféremment,elleseraitpeut-êtredevenueunetoutautrepersonne.Maissondébutdeviecompliquéanourricettepartmaladeenelle.
—Lapauvre.Laremarqueétaitsitypiqued’Evaqu’ilneputquesourire.—Elleestfictive.C’estcequiestsiextraordinairedansleroman.Onpeut
créer les héros qui nous intéressent. Un livre laisse sa marque sur le lecteurlorsque ses personnages sont complexes. Il y aura des aspects d’elle aveclesquels le lecteur sesentiraenempathie.Laviea trèsmaldémarrépourelle.Leslecteursserontchoquésparsesactes,maisilyauraaussiuneminusculepartd’eux-mêmesqui se demandera si les hommesqu’elle tuen’ont pasmérité cequileurarrive.
Evahochalatête.—Tucroisquetuvasterminertonmanuscritdanslestemps?—Jenesaispas.Tureviensavecmoiàl’appartement?
—Sitonromanavancebien,tun’asplusbesoindemoi.—J’aibesoindetoi,si.Il s’était réveillé ce matin, conscient que le brouillard givrant qui lui
paralysaitlecerveauàcetteépoquedel’années’étaitdissipé,chasséparl’éclatdusourired’Evaetparlerayonnementdesaprésence.Ilnesavaitpascequisepasseraitsiellepartait,maisiln’avaitpasenviedesombrerdenouveaudanslanoirceurde ladépression.Quelquechoseenellenourrissaitsonâmeprivéedeforce.Quelquechosequin’avaitrienàvoiravecsestalentsencuisine.
—Besoindemoipourquoi?Pourtonlivre?—J’aibesoindetoitoutcourt.Cettefoisilprononçalesmotslentementetdefaçondélibérée.Ellecessade
façonnersonbonhommedeneigeetluijetaunregardprolongé.Clairement,elleétaitentraindedécidersiellepouvaitouiounonluifaireconfiance.Etilétaitincapablededéterminersilabalancepesaitounonensafaveur.
Ilavaitenviedel’attirercontrelui,deprendresesjouesrosiespar lefroidentresesmainsetdel’embrasserjusqu’àcequ’elleenoubliesonnom.
—Il faut justeque je coupeencoredeuxbranchespour lesbraset j’auraiterminé.
Elleseredressaetépoussetalaneigesursonmanteau.—Tugardesnotrebonhomme?Jerevienstoutdesuite.Illavitprogresserdanslaneigeendirectiondesarbres.Uncalmeétonnant
régnaitdansleparc.Mêmesilatempêteétaitfiniedepuisquelquesjours,seulsquelques courageux amis des chiens et deux ou trois photographes amateurss’étaientaventurésdanslesallées.
Ildébattaitaveclui-mêmepoursavoirs’ilavaitletempsdes’accorderunepauseetd’emmenerEvadîneraurestaurantlorsque,soudain,ill’entenditcrier.
—Lucas!Lapaniquedanssavoixlefitbondir.—Eva?Au début, il ne vit rien d’autre que la masse sombre des arbres. Puis il
découvritlatachequeformaitsonmanteau.Evaétaitàterreetsesmainsétaientrougesdesang.Sonventresenouaet,l’espaced’uninstant,ilcrutqu’elles’étaitblesséegrièvemententombant.Puisilvitquelquechosebougerentresesbras.
Illarejoignitaupasdecourse.—Qu’est-cequec’est?—Unchiot.Fourrédansun sacplastiqueet abandonnépar terreentre les
arbres.Jel’aivubouger.
Savoixétaitétrangléeparleslarmesetlacolère.—Quelqu’unadû lebalancer là commeunvulgairepaquet. Il estblessé,
Lucas.Sespattessontcoincéesetilestglacé.Jen’arrivepasàcroirequ’ilyaitdesgenscapablesdefaireunechosepareille.Etjen’arrivepasàlesortirdecefichusac.
Lucass’accroupitàcôtéd’elle,ivredesoulagementdeconstaterquelesangn’était pas le sien. Ses mains tremblaient et il lui fallut un moment pourrassemblersespensées.
LechiotavaitsesgrandsyeuxfixéssurEva,commes’ilavaitdéjàcomprisqu’ellereprésentaitsondernierespoirdesurvie.
—Tiens-lepourl’empêcherdebouger.Jevaisessayerdeledégager.Il tenta de glisser les doigts entre le plastique entortillé et les membres
inférieursdel’animalapeuré.— Je n’y arrive pas, Ev. Il a dû se débattre comme un fou. Sa patte est
complètementemberlificotée.— Évidemment qu’il s’est débattu comme un fou ! Si quelqu’un t’avait
abandonnéaufondd’unsac,tuauraisluttépourtavie,toiaussi.Ellecaressalatêteduchiotenchantonnantd’unevoixapaisante:—Calme-toi,petitchien,toutvabien…TontonLucasvatesortirdelà.« Tonton Lucas » ne voyait pas trop comment il allait s’y prendre, en
l’occurrence.Maisnotantl’expressiond’Eva,ilcompritqu’ilavaitintérêtàfairequelquechoseetvite.
—Ilfaudraitlemontreràunvéto.Ilavaitdéjàsontéléphonedanslamain,maisEvasecoualatête.— Attends, je connais quelqu’un. Tu peux le tenir pendant que je passe
l’appel?Ilesttrèssale,parcontre.Ilvaprobablementpourrirtonmanteau.Lucas considéra tour à tour les grands yeux inquiets d’Eva et le chiot
tremblantdefroid.—Unmanteau,çasenettoie.—Bonneréponse,l’amidesbêtes.Avecprécaution,elleluidéposal’animalsecouédefrissonsdanslesbraset
sortitsonportabledesapoche.—Fliss?C’estEva.J’aiunesituationd’urgence.Elleracontaenquelquesmotscequis’étaitpassé,écoutaquelquesinstants,
puisremerciaetraccrocha.— Fliss dit qu’il y a un très bon véto juste en face du parc. On peut se
relayerpourporterlechienjusque-là.
—Ilnepèsepasbienlourd.QuiestFliss?—Sasœuretelletiennentunepetitesociétédeservices:lesWoofRangers.
Leurboulot consiste àpromener les toutous sur tout l’estdeManhattan.Nousfaisonstrèssouventappelàelles.EtHarrietestbénévoleàlaSociétéprotectricedesanimaux.Illuiarrivedefairefamilled’accueilpourleschiensenattendantqu’ilstrouventunmaître.
Le nomde la boîte lui parut vaguement familier sans qu’il parvienne à lereplacerpourautant.
—Tucroisqu’elleaccepteraitderecueillircelui-ci?—Jenesaispas.Flissditqu’elleauneportéecomplètedechiotschezelle
encemoment,donccen’estpasforcémentgagné.Siellenepeutpasleprendre,jelegarderaijusqu’àcequ’ilsoitadoptédansdebonnesconditions.
L’expression d’Eva disait clairement qu’elle tiendrait sa résolution etqu’aucunecomplicationnepourraitl’arrêter.
—Ettuvaslegarderoù?—Tut’inquiètespourtonappartementimpeccable?Cen’estpasnécessaire.
Jeleramèneraichezmoi.—Monappartementacesséd’êtreimpeccabledèslepremierjouroùtut’y
esinstallée.—Oups.ÀcausedusapindeNoëlquiperdsesaiguilles?— Entre autres. Et tes affaires ont spontanément tendance à s’éparpiller
jusquedans les recoins les plus inattendus.Tiens, à propos, si tu cherches tonfoulard,jel’aitrouvéhierdansmonbureau.
— Le vert ? J’ai retourné tout l’appart pour essayer de mettre la maindessus!
Voyant qu’elle commençait à retirer son manteau, il tendit la main pourarrêtersongeste.
—Qu’est-cequetufais?—Jevaisl’enroulerdedanspourleréchauffer.—Tuneserasd’aucunsecoursàcechiensitumeursd’hypothermie.Lucasdéboutonna sonpardessusetglissa le chiot à l’intérieur.Aussitôt, il
sentitlefroidhumideémanantdel’animals’infiltreràtraverssonpull.—Allez.Onyva?—Ducoup,tuasbousilléettonmanteauettonpull—encachemire,l’unet
l’autre.Elles’assurad’unœilinquietquelechiotavaitassezd’airpourrespirer.—C’esttafaçondetefairepardonner,Lucas?
—Non.J’aid’autresidéespourcela.Maisonenparleraplustard.
***
LevétérinaireavaitdéjàétéprévenuautéléphoneparFlisset il lespritenurgence.
—Leschienssontcommeleshumains.Ilsrisquentlesengelurespartempstrèsfroid.
Ilprocédaàuneauscultationapprofondieduchiot,quicommençaàémettredepetitssonsplaintifs.
—S’ilestencoreenvie,c’estgrâceaufaitqu’ilaétédéposéentrelesarbresetqu’ilabénéficiédeleurabri.
—Etlesang?—Cen’estrien.Justeunecoupure.Ilyavaitprobablementquelquechose
souslaneigequil’ablessé.Peut-êtreunepierreouunrameau.Levétérinaire lui fitunepiqûred’antibiotiqueset leva lesyeux lorsqu’une
jeune femme fit irruption dans la salle d’examen. Les pans de son manteauouvert flottaient dans son dos et elle portait une écharpe d’un rouge éclatantenroulée autour du cou. Ses cheveux d’un blond très clair, presque argenté,étaient relevés en queue-de-cheval. Le médecin l’accueillit avec un souriredétendu.Ilsseconnaissaientbien,àl’évidence.
—Salut,Harriet.Comment va Fliss ? Elle est remise de sa grippe ?Elleavaitunemeilleurevoix,autéléphone.
—Elleabienrécupéré,oui.Ellet’envoielebonjouretm’ademandédetedire queMidas va vraimentmieux depuis son opération. Elle te le ramène lasemaineprochainepourunevisitedecontrôle…Etcechiot,alors,ilenestoù?Pastropdebobos?
EllesouritàEva.— Fliss m’a dit que tu étais en pleine opération sauvetage. Alors je suis
venuefaireunsautpourvoirsijepouvaismerendreutile.Harrietreportasonattentionsurlechiot.—Oh!maisc’estquetuesvraimenttrèsmignon,toi…Elle caressa doucement les oreilles du jeune animal, qui cessa aussitôt de
geindreetpoussasonmuseauaucreuxdesapaume.—Pauvrebébé.Tues en sécurité,maintenant.Tuasde la chancequ’Eva
t’aittrouvéàtemps.Qu’est-cequetufaisaisauparcparcetemps,Ev?—Unbonhommedeneige.
Harriet garda une main rassurante sur la tête du chiot pendant que levétérinairesoignaitsacoupure.
—Jepensais que tu serais plutôt chez toi àBrooklyn, à travailler commeunedinguepourassurertouslesévénementsliésàlapériodedesfêtes.
— Je suis basée ici à Manhattan en ce moment. Je cuisine, j’aide auxpréparatifsdeNoël,cegenredechoses. Je teprésenteLucas,au fait…Lucas,voiciHarrietKnight.C’estunemoitiédesWoofRangers.
—LesWoofRangers?Ilsesouvintalorsoùilavaitdéjàentenducenom.—Ilvousestdéjàarrivédepromenerlechiendemagrand-mère,jecrois.De sa main libre, Harriet déroula la grande écharpe qu’elle s’était nouée
autourducou.—Votregrand-mère?—MaryBlade.Harrietécarquillalesyeux.— Vous êtes ce Lucas-là ? Lucas Blade, l’auteur de romans policiers ?
Quand je vais dire ça à Fliss, elle va être folle. Elle achète tous vos romans.C’estunepassion,chezelle.Frankieetellesontdesfansenragées.
Ellesourit.— Enfin… Ce n’est peut-être pas vraiment le lieu pour parler
d’«enragées»?Levétérinairenerelevapas.Lucassentaitsesyeuxrivéssurlui.—LucasBlade,dansmoncabinet?C’estunhonneur.Jefaispartiedevos
lecteursassidus.Maisjesaisquenoussommesnombreuxdanscecas.Harrietcaressaittoujourslesoreillessoyeusesduchiot.—Sij’avaissu,j’auraisachetéundevoslivresetjevousauraisdemandéde
me le dédicacer. Je n’ai pas l’ombre d’une idée de cadeau pourFliss, àNoël.C’esttoujourstrèscompliquédetrouverquelquechosepourelle.Alorsqu’avecçaj’auraistouchéenpleindanslemille.
Lucas sentait le regard interrogateurd’Evaposé sur lui. Il tourna lesyeuxversFliss.
—Jevousferaiparvenirunexemplairedédicacé.Jesupposequ’Evaavotreadresse?
— Elle l’a. Vous feriez ça ? Sérieux ? Je ne sais pas comment vousremercier.C’estsupergénéreuxdevotrepart!
Ellelevalesyeuxverslevétérinairequiterminaitsoncheck-up.—Alors?
Ilexaminalesoreillesdel’animal.— Je crois qu’il ne devait pas être abandonné dans le parc depuis très
longtemps.Quelquesheuresauplus,jepense.Harrietlissalatêteduchiot.—Toi,jevaisterameneràlamaisonettedonnerunbonlitbienchaud.Et
demain,j’appellerailecentredesadoptions.—Tuvasleprendrecheztoi?Evaparaissaitsceptique.—Flissaditquevousaviezdéjàuneportéecomplètedechiotsengarde.—Oui,c’estvrai,maiscommeFlissestconvalescenteetresteàlamaison,
ellepeutm’aider àgérer cette joyeusepetitebande.Etquiconqueapasséunenuit dans la neige par ces températures mérite de bénéficier de la douceurréconfortanted’unfoyer.Detoutefaçon,jepeuxvouspromettrequeceboutdechientrouveraunmaîtrerapidement.Quiluirésisterait,sérieux?
LucasobservaEvapendantqu’ellecaressaitlatêteduchiot.Ilyavaitdanssesyeuxcommeuneardentenostalgiequitouchaquelquechosedetrèsprofondenlui.
Au fil de leurs discussions, il avait compris que lamort de sagrand-mèreavaitcreuséunvideprofondenelle.Unvidequ’ellecherchaitàrempliràtoutprix. Et pour cela, elle revendiquait l’amour, car elle avait la convictionprofondémentancréequel’amourétaitquelquechosedebeauetdesimple.
Lui savait d’expérience qu’il n’en était rien. L’amour était une affairecompliquée, douloureuse, et on ne s’en sortait pas toujours indemne. L’amouravaitunefaceobscure.Ilpouvaitêtrehérisséd’épines,etLucass’étaitjurépoursapartdeneplusjamaiss’yfrotter.C’étaitl’uniqueraisonpourlaquelleils’étaitabstenu de toucher Eva depuis la nuit qu’ils avaient passée ensemble. Il laconnaissait suffisamment bien maintenant pour savoir qu’elle était fragile,vulnérable, et qu’elle se sentait seule à crever. Dans ces conditions, elle nepourraitquetropfacilementtomberamoureusedelui.Etc’étaitunesouffrancequ’ilrefusaitdeluiinfliger.
Lucasguetta la réactiond’Eva, curieuxde savoir si elle allait proposer degarderlechiotelle-même.MaisellesecontentadesourireàHarriet.
—Merci,Harriet.C’estvraimentsympadeleprendreencharge.—MerciàUrbanGéniepourtoutleboulotquevousnousprocurez.Cette
année,notrechiffred’affairesa faitunbond.Nousavons recrutédenouveauxpromeneursdechiensetnouscouvronsmaintenanttoutl’EastSide.
—Paigem’aditça,oui.
Lucasremarquaqu’Evafrissonnait.—Tuasprisfroiddansleparc,Eva.Iltefautunedouchebienchaude.Harrietparutinquiète.—C’estvraique tuas l’airgelée.Rentrevite. Jem’occupedeceboutde
chien.Lucas régla la consultation et poussaEvadansun taxi.Ellene lui opposa
qu’unefaiblerésistance.— Je pourrais être encore fâchée contre toi, protesta-t-elle sans grande
conviction.Ilseretintdesourireau«pourrais».—Tun’aspasencoretranchédansunsensoudansunautre?Par chance pour lui, elle n’était pas de celles qui restaient en colère
longtemps.Evaénumérasursesdoigts:—Bon.Tum’assuivieauparcaulieuderetournert’enfermerbosserdans
tonbureau,commetuauraispu lefaire.Entre lecachemirede luxeet lechiotsaleetmouillé,tuaschoisilechiot.Celatevautuncertainnombredepoints.Ettut’esinvestiaussidanslafabricationdubonhommedeneige.
—Pendantquetudélibèrespoursavoirsituesencoreenpétardcontremoiounon,jevaisteréchauffer.
Ill’attiradanssesbras.—Tutremblesautantquelechiottoutàl’heure.Ellefrissonnatoutcontrelui.—Onauraitpurentreràpied.Tonappartementestàquelquespas.—Quelquespas,peut-être,maisassezpourquetuaiesletempsdetomber
enhypothermie.—Jepeuxtedemanderquelquechose?Situn’aspascouchéavecmoipour
lesbesoinsdulivre,c’étaitquoi,laraison?Ils’étaitlui-mêmeposélaquestionàplusieursreprises.—Laraison,c’estquemavolontéquejecroyaisd’airainn’estpastoutàfait
aussi«Eva-proof»queprévu.—Mais,depuis,tuasretrouvétoncontrôled’aciersurtoi-même?— J’y travaille, oui. Pour mon bien comme pour le tien… Voilà que tu
claquesdesdents,maintenant.Illuifrottalesbras.—Raconte-moicommenttuasrencontréHarriet.—Tudéviesdenotresujetdeconversation.
—Exact.Onpeutparlerdetoutcequetuveuxàconditionquecenesoitpasdesexe.
—Autrementdit,tuenasencoreenvie.Ellelevaunbrefregardverslui.—C’estintéressant,dit-elle.—Eva…—Harriet etFliss sont jumelles et leur frère est un amideMatt.Lorsque
Daniel a appris qu’on avait perdu notre boulot et qu’onmontait notre propreagence, il a pensé que ce serait une bonne idée de proposer l’option « Faitespromenervotrechien»dansnotreservicedeconciergerie.Audébut,çan’apasdémarré très fort,mais une fois qu’UrbanGénie a pris son essor les filles ontdécolléenmêmetempsquenous.Desdeux,c’estFlisslafemmed’affaires,maisHarrietaunvéritabledonaveclesanimaux.Mercid’avoirproposédedédicacerunlivrepoursasœur,aufait.C’estsympadefaireçapourelle.
—Jenelefaispaspourelle.Jelefaispourtoi.J’essaiederevenirdanstesbonnesgrâces,l’aurais-tuoublié?Jusqu’ici,celam’acoûtédesengeluresetunmanteauencachemire.
—Etpourquoias-tutantenvied’êtredansmespetitspapiers?—Parceque,situt’envas,jenepourraiplusécrire.Etjeseraiprivédeces
petitsrepasaddictifsquetumemitonnesadmirablementàtouteheuredujour.Il n’était pas prêt à concevoir qu’il pourrait y avoir autre chose de plus.
Contresajoue, ladouceurdescheveuxd’Evaétaitgrisante.Mêmeaucœurdel’hiver,elleportaitenellel’odeurdusoleiletdesfruitsdel’été.
—J’étais persuadéque tu allais teporter volontairepour adopter le chiot,avoua-t-il.
—J’aiétéàdeuxdoigtsdelefaire,c’estvrai.Maismoncôtépratiqueaprisledessus.Ilyadesjoursoùjehaiscettefacettedemapersonnalité.
Lesondesavoixétait triste,et il l’écarta légèrementde luipourvoir sonexpression.
—Tuenavaisenvieàcepoint,decepetitchien?—Unebestiolecommeça,c’estdel’amourinconditionnelsurpattes.Mais
biensûr, tuvas t’empresserdemerépondrequec’est justemavisionidéaliséedes choses et que cette « adorablepetite bête»m’aurait probablement tuée etavaléetoutecrueunefoisatteintl’âgeadulte.
Lucassepenchapourpayerlechauffeur.—Jepensequeceseraitunechancepourn’importequelchiendevivreavec
quelqu’uncommetoi.
Etpourn’importequelhommeaussi.Dans la cabine d’ascenseur, il passa de nouveau les bras autour d’elle—
toujours sousprétexted’éviterqu’ellene se refroidisse.Mais il savait qu’il seracontaitdeshistoires.Illatenaitserréecontreluiparcequec’étaitunpurplaisirdel’avoirdanssesbrasetqu’iln’étaitpaspressédelalâcher.
Elleappuyalefrontcontresontorse.— Je suis encore fâchée que tu aies fait de moi unemeurtrière dans ton
bouquin.—Tun’aspasl’airtrèsencolère…—Ahbon?C’estpourtantlavoixdemafureurquetuentendstonitruerà
tesoreilles.—Ilfaudralatravaillerunpeu,ta«voixdelafureur».Oualors,tupourrais
simplementrenonceràêtreencolère.Etait-ildéjàarrivéàEvaderesterremontéeplusdecinqminutescontrequi
quecesoit?— Si ça peut contribuer à me racheter, je suis prêt à ramper pendant
quelquesjours.—Rampercomment,parexemple?—Toutes les options sont possibles. Si tu as une faveur àme demander,
c’estlemomentoujamais.L’enviedesacrifierunesecondebouteilledemonvinridiculement hors de prix se fait-elle sentir ? Pas de problème. Je te fournismêmeletire-bouchon.
Ilyeutunpetittempsdesilence,puisellelevalesyeuxverslui.—Riend’aussicoûteuxneseranécessaire.Jevoudraisjusteunpeudesexe.
Emmène-moidanstonlit,Lucas.Offre-moiencoreunorgasme.
Chapitre15
«Rireestexcellentpoursetaillerdesabdosenbéton.»—EVA
L’étreintedeLucassedesserra.L’espaced’uninstant,Evasepritàregretterd’avoir formulé son souhait ouvertement. Elle aurait dû garder le silence etlaisser les choses se faire toutes seules. Parce qu’ils auraient fini au lit d’unefaçonoud’uneautre,elleenétaitcertaine.Ilavaiteuunefaçondelatenirdanssesbrasquiexprimaitautrechosequ’unesimplevolontédetenirl’hypothermieàdistance.
—Jesuisprêtàt’offrirtoutcequetuveux,maispasça.LavoixdeLucasétaitrauqueetsoncorpstendusecrispaitsouslatension.—Pourquoi?—Tusaispourquoi.Toietmoi,nousnevoulonspaslamêmechose.—Moi,cequejeveux,c’estdusexe.Ettoi?Iljuraentresesdents.—Onn’abordepaslesexesouslemêmeangle,toietmoi,Eva.—Tantquel’angledepénétrationrestebon,çamarchepourmoi.Lucasnesouritmêmepas.—Tuesuneromantique.— Tu as peur que je tombe amoureuse de toi, mais cela n’arrivera pas.
Regarde-moibien,Lucas.Ellelevasonvisageverslui.— Est-ce que j’ai des étoiles plein les yeux ? Une expression d’extase
rêveuseillumine-t-ellemestraits?Est-cequejeteregardecommesituétaisunelicorneplaquéeor?Non.Parcequecen’estpasunefemmeamoureusequetuasdevant toi, Lucas. Juste une femme qui a envie de faire l’amour. Alors ? Tadécision?Tuentresoutusors?
Unsourire,cettefois,effleuraleslèvresdeLucas.—Laquestionestàprendreausenslittéraloufiguré?—Lesdeux,jepense.Sonsourires’évanouit,etilluieffleuralajoueduboutdesdoigts.—Cen’estpassisimpledegarderlamainmisesursessentiments.—Tu teconsidèrescomme irrésistibleàcepoint?C’estunpeuarrogant,
non,commeattitude?—Jenemeconsidèrepasmoicommeirrésistible,jeteconsidèretoicomme
vulnérable.Nuance.Etjeneprofitepasdesfemmesensituationdevulnérabilité.—Jenesuispasvulnérable,jesuisouverte.Cen’estpaslamêmechose.Je
n’ai pas peur de mes émotions, Lucas. C’est la différence entre nous. Nonseulement les émotions font partie de la vie, mais ce sont elles qui nouspermettentdesavoirquenoussommesvivants.
Ilmaintintsonregardplongédanslesienjusqu’aumomentoùlesportesdel’ascenseur s’ouvrirent. Puis il lui prit la main en silence et l’entraîna dansl’appartement.
—Jeveuxquetuprennestoutdesuiteunedouchebrûlante.Tuasbesoindeteréchauffer.
—Tuvienslaprendreavecmoi?EllevoulutglisserlesmainssouslepulldeLucas,maisilarrêtasongesteen
luiimmobilisantlespoignets.—Eva…—Jevaissuivretonconseil,pourladouche.J’émetsjustelesouhaitquetu
viennestejoindreàmoi.Elle se dirigea vers l’escalier en déroulant son écharpe.Un tour à chaque
pas.Puisellelalaissatomberausoletdéboutonnasonmanteauenluijetantunregardd’invite.
— Je frissonne toujours. Je pourrais mourir d’hypothermie si tu ne meréchauffespasrapidement.
—Alorsgardetonmanteausurtoi.Lavoixtendueetletonhachélafirentsourire.D’unmouvementd’épaules,
ellesedébarrassadelaparka.—Ilfautquejeretireauplusvitetoutlelingetrempéquej’aisurledos.Elleôtasonpulletl’entenditravalersonsouffle.—TuasdroitàladansedesSeptVoiles,Lucas.Enversionthermique.Espérant que le désir de ce dernier l’emporterait sur sa volonté, elle se
dirigeaverssachambresansplusseretourner.
Elleavaituneenvieéperduede faire l’amouravec lui,etàprésentqu’elleavaitlaconfirmationquec’étaitréciproque,ellenevoyaitplusaucuneraisondes’enpriver.
Lucaslasuivitmaiss’immobilisaàl’entréedelasalledebains,lamainsurl’encadrementdelaporte.Lesjointuresdesesdoigtsétaientlivides.Commes’illuttaitcommeunpossédépours’interdiredefairelepasdécisifquileconduiraitàl’intérieur.
—Tusaiscommemoiqueceseraitunemauvaiseidée,Eva.—Prendresonpiedencompagniechoisien’estjamaisunemauvaiseidée.Ses vêtements détrempés par la neige lui collaient à la peau et ses doigts
gourdsavaientpresqueperdutoutesensibilité.Elleréussitàsedéshabiller tantbien que mal et se dirigea vers la cabine de douche. En prenant son temps,conscientequ’ilavaitlesyeuxrivéssurleroulementdeseshanches.
Elle le désirait et le lui avait clairement fait savoir.Que restait-il encore àajouter?S’ilnevoulaitpas,tantpispourelle.Ettantpispourlui.Ellen’iraitpasjusqu’àlesupplier.
Réglant le jet, elle ferma les yeux et poussaun long soupir d’aise lorsquel’eauchauderuisselaenfinsursapeauglacée.Àtraverslamusiquedesgouttes,elleperçutenfinletimbresombredesavoix:
—Tusaisquecen’estpasquesexuel,Eva.Le son grave l’enveloppa, formant des volutes invisibles qui s’enroulaient
autour d’elle. Il y avait une force tranquille dans sa voix qui l’apaisait, luidétendait un à un tous les muscles. Tout son corps réagissait. De peur de setrahir,ellegardalesyeuxfermés,conscientequesonregardparleraitdéjàpourelleavantmêmequ’ellen’ouvrelabouche.
—Tucrois?Ellesetournaverslui,laissantl’eaucoulersursescheveuxetglissersursa
peau.— On compte combien d’orgasmes en moyenne avant qu’une relation
sexuelleoccasionnellenedevienneunerelationsuivie?—Jenesaispas.Tufrissonnes…Tuasencorefroid?—Pasfroid,non.Cesréactionsn’avaientplusrienàvoiravecdesproblèmesthermiques.Mais
expliquer ce qu’elle ressentait la mènerait trop loin. Muette, elle le regardaretirer ses vêtements et entrer à son tour dans la cabine de douche. Puis ellefonditpourdebon lorsque lesmainsdeLucasglissèrent sur sapeauetque lamasse dure de ses cuisses entra en contact avec les siennes. Elle soupira de
plaisir,savourantlarencontrehumidedeleurscorpsdanscemicrocosmetiède,saturé de vapeur. Elle avait oublié à quel point le contact entre deux peauxpouvaitêtreunplaisir,richecommeunepromessed’infini.Oupeut-êtren’avait-elle rien oublié du tout ? Peut-être était-ce simplement la première fois qu’unprélude à l’intimité la bouleversait à ce point ? Elle tenta de se convaincrequ’elle réagissait ainsi uniquement parce qu’elle ne faisait pas l’amour assezsouvent.Maisellesavaitquelaraisonétaitplusprofonde.
Lucaslafitreculerdoucementcontrelacloison,l’écartantdujetquifrappaavecunbruitdetonnerrelalargeurdesesépaulesetdesondos.
Illuitouchalescheveuxavecunedouceurinfinie,sesdoigtsglissantentrelesmèchesmouilléesavantdechasserlesgouttesd’eauquiluiruisselaientsurlevisage. Il lui embrassa les paupières l’une après l’autre avant de laisser errerlentementseslèvressursajoue.Làseulement,alorsquel’excitationformaitunebouledetensionquiluiembrasaitleventre,ilcherchasabouche.
—Eva…Il murmura son nom contre ses lèvres et elle ferma les yeux, se laissant
sombrer corps et biens dans un bain vertigineux de désir où elle voulaits’immergerquitteàdisparaîtreàjamais.
Il fit pleuvoir des baisers légers dans son cou avant de lui mordiller uneépaule.Ellelaissaéchapperunpetitcridesurpriseetdeplaisirlorsqu’ilplantales dents dans sa chair. Le désir appelait le désir, et l’anticipation de lapénétrationfitmontersonexcitationsivitequ’ellecrutqu’elleallait jouir rienque par la sensation de sa langue sur la pointe de son mamelon. Elle secramponnaauxmusclespuissantsdesépaulesdeLucas.
—Maintenant.Unseulmot,maisprononcédansl’urgence,àmi-cheminentrel’ordreetla
supplication.Elle s’attendait vaguement à ce qu’il proteste, mais les mains de Lucas
glissèrentaubasdesondosetillasouleva,cuissesouvertes,lamaintenantentreson corps puissant et la faïence de la paroi. Avec le jet réglé à fond, l’eaudévalait sur eux avec le fracas d’une pluie tropicale et la vapeur embrumaitl’atmosphère. Ou était-ce la sauvage alchimie entre eux qui créait cetteimpression de brouillard tourbillonnant ? Tout ce qu’elle savait, c’était quel’engourdissementdu froid l’avaitquittéeetque toutes lespartiesanesthésiéesd’elle-même se réveillaient dans un bel ensemble. Sa libido vibrait et chantaitsous l’effet des baisers de Lucas, et sa peau, ses lèvres, le bout de ses doigtsavaient gagné en sensibilité. Sous le jet brûlant, elle l’embrassait dans le plus
grand abandon— eau, salive et soupirsmêlés. Les cheveux de Lucas étaientplaqués,desgouttesd’eaus’accrochaientàsescilsépais,etelles’enivraitdelapressiondesonsexedurquipulsaitavecinsistancecontrelebasdesonventre.
Son regard arrimé au sien, il la pénétra. Elle l’accueillit avec ungémissement depur plaisir.Laissant tomber la tête sur l’épaule deLucas, elles’offrit à son invasion alors qu’il la tenait fermement, offerte à l’assaut de sesreins.
Faire l’amour ainsi était d’un érotisme presque insoutenable : l’urgencecontenue,l’intimitéardente…Elleauraitvouluqu’ilsrestentainsitoujours,unis,connectés,commejointsdemanièreindissociable.
La tête lui tournait. Elle haletait, et son excitation atteignait un niveaud’intensité presque alarmant. Des mots incohérents se bousculaient dans sonespritembrumé.Elleauraitvoululuidirecequ’elleressentait,maisleseulsonqui émergea de ses lèvres fut un long râle qui se déployait sans fin. Elle secontenta alors de le lui montrer, en lui pétrissant les bras et les épaules,s’attardant sur le renflement de ses biceps, se gorgeant de la sensation de sesmusclesenmouvementalorsqu’ilsoutenaitsonpoids,pouralleretvenirenelle.Ilmaintintsonrythme—lent,parfait,subtilementaccordéauxexigencesdesonplaisir à elle, sa bouche fusionnée à la sienne, jusqu’à ce que la jouissancedéferlesureux,ajoutantdelavapeuràlavapeur.
***
Unrayondelunejouaitparmilesombresdelachambre.Lucasécoutait lesonlégerdelarespirationd’Eva.Elles’étaitendormietoutcontrelui,lovéedanssesbrascommeunchatoncherchantun lieu sûroù seblottir. Il s’étaitpromisaprèslapremièrefoisqu’ilnerecommenceraitpas,quelanuitquiavaitsuivilebalresteraituneparenthèseunique.Etvoilàqu’ilétaitdenouveaudansunlit,nuetenrouléautourd’Eva.
Qu’y avait-il donc chez elle qui lui faisait oublier ses plus fermesrésolutions?
Ensaprésence,ledésirendormaitlaprudence.C’étaitungenred’engouement—unengouementsexuelquiluitroublaitle
jugement.Oupeut-êtreétait-cejustelatroplonguephased’abstinencepréalablequifragilisaitsavolonté?
Quellequesoitlanatureexacteduphénomène,cen’étaitpasdel’amour.
Soncorpsétaitséduit,inutiledelenier,maissoncœurrestaitintact,malgrétout ce qu’ils partageaient. Intact parce que anesthésié ? Abîmé ? Il étaitincapabledeledire.
Latensionqu’il ressentaitdutsecommuniqueràEvacarellesepelotonnaun peu plus étroitement contre lui et bâilla comme une chatte, ses membresmêlésauxsiensdansleplusgrandabandon.
—Tuesbiensilencieux,Lucas.Àquoitupenses?Àquoi il pensait ?Qu’elle était une femmequi attendait unhappy end et
qu’iln’avaitrienàluioffrirenguisededénouementjoyeux.Ilneconnaissaitpasgrand-choseaubonheur.Toutcequ’ilsavait,c’étaitqu’elleaspiraitàrencontrerl’amouretque,desoncôté,ilavaitdéjàdonné.
—Jenepenseàrien.—Tu réfléchis, si.Tu te demandes ceque cet épisode signifie et où il va
nousmener.—Ilnemènenullepart,Eva.—Parcequeturefusesderetomberamoureux.Ilyeutuntempsdesilence.Puisellereprit:—Tuteconsidèrescommeunexpertenamour.Maisqu’est-cequiteprouve
quec’estbienlecas?—Tuessaiesdemedirequejen’aimaispasmafemme?—Non,cen’estpasça.Lavoixd’Evaétaitdoucecommelanuit.— J’essaie de te dire qu’il y a autant de façons d’aimer qu’il y a d’êtres
humainsencemonde.Aucunerelationamoureuseneressembleàuneautre.Ettantmieux, sinon iln’yauraiteuqu’unseul romand’amourécrità travers lesâges.
—TuveuxdirequeRoméon’avaitpaslesmêmessentimentspourJuliettequeHeathcliffpourCathydansLesHautsdeHurlevent?
—C’estbientoi,dechoisircommeexempledeuxhistoiresquiseterminentdemanièretragique!Monidée,c’estjustequel’amourprendunvisagedifférentpourchaquepersonnequil’éprouve.Deuxpersonnesquis’aiment,c’esttoujoursdel’inédit.Etlaformulevarieàl’infini.Tiens,prendslepain,parexemple.Onpourrait dire que c’est juste de la farine et de l’eau. Et pourtant, il y amillefaçonsdelefabriquer.L’amourn’estpasparessencevouéàtourneraudrame.Çapeutaussisepasserdanslajoie.
Ellehésita.—Tunecroispasauxdeuxièmeschances?
— L’échec d’un mariage, c’est autre chose que louper un examen. Il nes’agitpasjustederepiqueruneannéedansl’espoird’obtenirdemeilleuresnotesàlasecondetentative.Cen’estpasmavisiondeschoses,entoutcas.
—Parcequetuconsidèresquetoncoupleserésumeàça?Àunéchec?—Dansnotrerelation,ilmanquaitquelquechosedefondamental.Quelque
chosequejen’aipassudonneràSallyanne.— Peut-être que personne n’aurait pu lui donner ce qu’elle n’a pas su
trouverdansvotrerelation.Cettepartmanquante,c’étaitprobablementquelquechosequ’elleauraiteubesoinderésoudrechezelle.
Evasetutuninstant.—Tuasdécidéqu’aimercen’étaitpluspourtoimais,s’ilyavait,quelque
part, une autre histoire d’amour en réserve qui t’attendait ? Un amour qui tetireraitverslehautaulieudetebroyer?Lavieesttropcourteettropprécieusepourêtrevécuedansladésolationd’uncœurfermé,Lucas.
Croyait-elleréellementcequ’elledisait?L’entendre parler ainsi le conforta dans sa conviction qu’ils venaient de
commettreunegigantesqueerreur.—J’aitoujoursautantdemalàcroirequetuaiespuarriveràcestadedeta
vieengardanttonstockcompletd’illusionsintactes.—Tuparsautomatiquementdupointdevuequetuasraisonetquej’aitort,
maisquiteditquelecontrairen’estpasvrai?—J’aidéjàaimé,Eva.Jeconnaislavraienatureduphénomènepourl’avoir
vécudel’intérieur.—Tuconnaislavraienaturedel’amourquetuasvécuavecSallyanne,mais
quesais-tudelavraienaturedel’amourquetupourraispartageravecuneautrefemme?Lafoissuivantepourraitêtredifférente.Penseàcettepossibilité.
Ilavaitdumalàdécidersilavisionqu’elleavaitdelavieétaitinspiranteouterrifiante.Peut-êtrelesdeuxàlafois.
—Cequejepense,c’estquetuesrepartieaupaysdesBisounours.—Mes amis l’appellent « la planète Eva ».Mais on y est bien, tu sais,
murmura-t-elledesajolievoixlégèrementvoilée.Peut-êtrequetudevraisvenirm’yrejoindre,mêmesic’estjustepourunepetitepause.
Malgrétouslessignauxd’alertequisedéchaînaientdanssa tête,elleavaitréussiàlefairerire.Ilsepenchapourlafairetaired’unbaiseretlaplaquacontrele matelas. Elle était douce, pulpeuse et appétissante, comme la nourriturequ’ellecuisinait.
—OK.Vapourunepause,alors.
—Ilyajusteuneseulerègleàrespectersurmaplanète:onnes’encombrepas et on laisse sesgrossesvalisesderrière soi.Seuls lesbagages àmain sontautorisés.
***
Eva se rendormit par deux fois après la sonnerie du réveil avant de sedécideràselever,toutazimutéeetd’humeurvaseuse.
ElledébusquaLucasdanssasalledebainsentraindeseraser,undrapdebainnouéautourdelataille.
—Ilesthorriblementtard.Pourquoitum’aslaisséedormir?— Parce que tu es ingérable le matin et que tu es encore pire quand tu
manquesdesommeil.Ettuavaisdebonnesraisonsd’êtrefatiguée.Tuaseuunenuittrèsactive.
—Jen’étaispasseuledans lecoup.Tuétaispartieprenante,aucasoù tul’auraisoublié.
Leursregardssetrouvèrentdanslemiroir.—Jenel’aipasoublié,crois-moi.Ellevoulutbattreenretraite,maisillarattrapaparlepoignet.—Tuvasoùcommeça?—Préparerlepetitdéjeunerenvitesse.—Oublielepetitdéjeuner.Cematin,tutereposesetc’estmoiquiassurela
bouffe—endéléguant, rassure-toi.Onvaprendreunmagnifiquepetitdéj’ auFrenchBistro,justeaucoindelarue.Jepensequetuvasadorer.
Illuilâchalamainetrecommençaàseraser.—Maistonlivre…—J’aibouclélepremierjet.Ilfautquejeprenneunpeudereculavantde
poursuivre.—Tul’asterminé!Elleétaittoutexcitéepourlui.—Combiendemots,alors?—Centmille.Maisiln’estpasterminé,non.Unpremierjet,c’estencorede
l’inachevé.Evaenavaitlesjambescoupées.—Centmillemots!Quandj’enécrismilledansmonblog,jesuisdéjàsuper
contentedemoi.Tuécristoujoursaussiviteunefoisquetuasdémarré?—Non.
—Mais,cettefois,tuétaisaupieddumur,c’estça?—Cettefois,j’étaisinspiré.Même si elle s’interdisait formellement de tirer des conclusions hâtives
chaquefoisqu’illuifaisaituncompliment,cesparolesluiprocurèrentunsursautdejoie.
—Parcequejesuislaparfaitemeurtrière?Unsourires’étirasurlestraitsdeLucas—lentetsexy.— Tu es la parfaite quelque chose. Je n’ai pas encore réussi à découvrir
quoi.—J’aipleindecordesàmonarc.Situneveuxpasquejet’arrachecedrap
debainpourtefaireunedémonstrationdemesaptitudes,jeferaismieuxd’allerm’habiller.
—Jevotepourquetutecouvresauplusvite.Ilesthorsdequestionquejerefasse l’amour avant d’avoir récupéré au moins une partie des millions decaloriesquenousavonsdépenséescettenuit.
Malgré cette affirmation catégorique, une bonne heure supplémentaires’écoulaavantqu’ilsnequittentl’appartement.
LeFrenchBistro surLexingtonAvenueoffrait undécororiginal avecuneauthentiqueFrenchtouch.Evafutimmédiatementsouslecharme.
—J’ail’impressiond’êtrederetouràParis!Commentsefait-ilquejen’aiejamaisentenduparlerdecetendroit?
—TuvisàBrooklyn,rappelle-toi.Lucas,lui,étaitvisiblementunhabituédeslieux.Lecaféétaitbondé,mais
ilseurentdroitàuntraitementdefaveuretonleurdégottaunepetitetableprèsdelafenêtre.
Evasedébarrassadesonmanteauetseglissasurlabanquette.—J’aireçuuntextodeHarriet.Ellevagarderlechiotquelquesjours,mais
lecentred’adoptiondesanimauxaconfirméqu’ilsluitrouverontunfoyersansproblème.
—Sauvetageréussi,donc.Heureusenouvelle.C’était lameilleuresolutionpour lechiot,eneffet.Alorspourquoicepetit
pincementaucœurquiressemblaitàdeladéception?Elleserépétaunefoisdeplusqu’ellen’avaitpasletempsdes’occuperd’un
animaldecompagnie,et seplongeadans lemenu.MaisLucas luiprit lacartedesmainsetlarenditauserveur.
Sansmême laconsulter sur sesenvies, ilpassacommandepoureuxdeux.Ellehaussalessourcils.
—Qu’est-cequit’arrive?Tunousfaisuncomplexededomination,toutàcoup?
—Depuis deux semaines, c’est toi qui décidesmatin,midi et soir de noschoixalimentaires.Cematin,c’estmontour.Jemangeicitoutletemps.Jesaiscequ’ilsontdebonàlacarte.
Ilserenversacontresondossier.—Avouequetulevoulaispourtoi,cechiot?Ellesecouafermementlatête.—Non.Jen’aipasletempsdem’occuperd’unanimal.J’aideplusenplus
deboulotavecUrbanGénie.Il resta un instant sans rien dire, à scruter ses traits en silence. Mais il
n’insistapas.—Tuasbeaucoupd’événementsàorganiserd’iciNoël?— Quelques-uns, oui. Mais aucun pour lequel j’aurai à me déplacer en
personne.Jedélègueàfond.—EtlafêtedeNoëlorganiséeparlarésidencepourseniors?Tucomptesy
assister?Laquestionlasurprit.—Non,pourquoi?Jen’aiplusvraimentderaisonsd’yaller.—Tuasditquelesoccupantsdelarésidencetemanquaient.Jesupposeque
tudoisleurmanquertoutautant.Pourquoinepasallerfaireuntourlà-bas?C’étaitunepossibilitéqu’ellen’avaitjamaisenvisagée.—Jenesaispas.DepuisledécèsdeGrams,j’aipenséuneoudeuxfoisà
aller leur rendrevisite.Mais j’ai dumal àm’imaginer là-bas alorsqu’ellen’yserapas…
Elle essaya de se représenter dans les locaux de la résidence, parmi lesanciensamisdesagrand-mère,etressentitunfluxd’émotionsmêlées.
— J’ai peur que le lieu soit trop chargé en souvenirs. Ça risque d’êtredifficile.
—Retrouver des gens qui l’ont côtoyée pendant des années, ça peut êtreaussiune façonde te reconnecter avecelle. Je suis sûrque lepersonnel et lesautres résidents ont des souvenirs d’elle qu’ils apprécieraient de partager avecquelqu’unquil’aconnueetaimée.
Leserveurarrivaavecducafébrûlant,destoastsetdesœufsBénédictesurunplateau.
Lesyeuxrivéssurl’assiettejolimentgarnieposéedevantelle,Evafixaitlanourrituresanslavoir.EllepensaitàTometauxautresamisdesagrand-mère.
—Jelesaiabandonnés.J’auraisdûallerlesvoir,mais…— … mais c’est un pas difficile à franchir. Demande à quelqu’un de
t’accompagnerpourtesoutenir.—Jenevois pas à qui je pourrais demander ça.Paige etFrankie bossent
non-stop.MattaungroschantieràLongIsland,donciln’estpassouventdanslesecteur.EtJake…Bon,j’adoreJake,maiscen’estpaslegenredemecavecquitutesensencouragéeàpleurersursonépaule.
—Jeviendraiavectoi,situveux.Commetuasdéjàpleurésurmonépaule,laformuleesttestéeetapprouvée.
Sapropositionlapritaudépourvu.—Tuferaisça?—Sanstoi,jen’auraispasréussiàécrire.Sijepeuxt’êtreutileàmontour,
ceseraavecplaisir.Elleétaittouchée.Etfittairelapetitevoixquis’interrogeaitsurlanaturedes
sentimentschezluiquilepoussaientàfaireunepropositionaussigénéreuse.—Tu risques d’être assailli de toutes parts, à la résidence. L’un des plus
proches amis de ma grand-mère fait partie de la horde avide de tes lecteursenthousiastes.
—Jelesapprécie,meslecteursenthousiastes.C’estgrâceàeuxquejegagnemavie.Leseultrucquipeutmemettremalàl’aise,c’estquandlesfemmesmefontpasserleurspetitesculottessouslatable.
—Çaarrive?—Plussouventquetunelecrois.Il lui raconta quelques anecdotes, mentionnant des incidents survenus à
l’occasiondesesséancesdedédicace.Elleécoutaaveccuriositéetamusement.— Qui aurait pu croire que le chemin d’un écrivain était ainsi pavé
d’embûches?Tudevraistoucheruneprimederisque.MaisTomaquatre-vingt-dixans,doncj’imaginequ’ilnereprésentepasunpérilphysiquemajeur.
D’unmouvementdumenton,Lucasluidésignalesœufsquirefroidissaientsursonassiette.
—Mange.Etréfléchisàmaproposition.Elle s’exécutaet continuade réfléchirpendantqu’ilsdéambulaient le long
de la Cinquième Avenue pour aller admirer le sapin de Noël du RockefellerCenter.
—JevenaissouventiciavecGrams.Emmitoufléedanssonmanteau,elleseblottitcontreLucaspourregarderles
patineursévoluersurlaglace,dansuntourbillonfloudefiguresetdecouleurs.
Desgratte-cielétincelaientderrièreeux,éblouissantssouslesoleilhivernal.—Parfois,jechaussaismespatinsetellemeregardaittournersurlapiste.Je
lui faisais des petits signes à chaque passage. J’aurais tellement voulu qu’ellesoitencorelà.Celamemanquedenepluspouvoirluiparler.
—Dequoiaurais-tuenviedeluiparleraujourd’hui?— Je lui demanderais son avis. Parfois, quand j’ai dumal à prendre une
décision, je ferme les yeux et c’est comme si je l’entendais me donner uneréponseàsafaçon.Çateparaîtpathologique?
—Non.Illuiglissaundoigtsouslementon,l’obligeantàsoutenirsonregard.—Dequelconseilas-tubesoin?Quellequestionluiposerais-tusielleétait
là?Ellen’auraiteuqu’uneseuleetuniquechoseàdemanderàsagrand-mère,et
c’étaitcequ’ellepensaitdesonhistoireavecLucas…Elledéglutitavecpeineetseforçaàsourire.—Là, comme ça, je n’aurais pas de problème particulier à lui soumettre.
D’ailleurs, je suis trop gelée pour avoir les neurones en état demarche.Allezviens,onretourneàl’appartement.N’oubliepasquetonmanuscritt’attend.
Chapitre16
« L’amour est une expédition en terre inconnue. Alors n’oublie pas det’équiperd’unecarteetd’uneboussole.»
—PAIGE
***
LucasrenonçaàessayerdeneplustoucherEva.Déjàparcequesavolontés’usait à lutter contre la tentation. Mais aussi parce que Eva se situait auxantipodesde cesgensqui valorisaient leur espaceprivé etmaintenaient toutessortesdebarrièresémotionnelles.Elleétaitcommelechiotqu’ilsavaientsauvé.Affectueuse,confiante—ettactile.
Ils’attelaàlaphasecorrection/réécrituredesonbouquinetmitlepaquet.Enimmersioncomplètedans l’universdefictionqu’ilavaitcréé, il restavissésurson fauteuil de bureau et cohabita en vase clos avec ses personnages. Cesderniersvivaientdanssonespritetprenaientforme,àtelpointquelemonderéels’estompaetfinitpars’effacercomplètement.Ilsavaitsansl’ombred’undoutequeceromanétaitlemeilleurqu’ilavaitécritjusque-là.Ilavaitrédigéunthrillerqu’ilseraitfierdemontreraurestedumonde.
Derrièrelesfenêtresdesoncabinetdetravail,lesoleilhivernalmouchetaitles arbres chargés de neige de minuscules éclats d’argent, comme si le parcs’étaitparédestrassetdepaillettesenl’honneurdelasaisonfestive.Despiétonschargésdesacsetdepaquetssepressaientsurlestrottoirs,entrantetsortantdesboutiques.Maisnilespectacledelaruenilabeautépresqueirréelleduparcneparvenaientàledistrairedesonlivre.Enréécrivantsonpremierjet,ilretranchaitetépurait,resserraitsonintrigue,approfondissaitsespersonnagesetpolissaitsesdialogues.Lesnuitsetlesjoursfinirentparseconfondre.Iltravaillaitdésormais
tantd’heuresd’affiléequ’il luiarrivaitparfoisde lever lesyeuxpourconstaterque le soir tombait déjà et qu’il était complétement passé à côté d’une autrejournée.
SansEva,ilauraitsansdouteoubliédeboireetdes’alimenteretauraitfiniamaigri, déshydraté, avec pour seules fonctions vitales encore en marche soncerveaufonctionnantensurrégime.Maisellefaisaitdesapparitionsàintervallesréguliers pour lui porter des en-cas à haute valeur nutritionnelle, si faciles àavalerqu’ilavaitàpeinebesoindedétacherlesdoigtsdesonclavier:desmini-quiches aux champignons shiitaké, avec une sublime pâte feuilletéemaison etdes saveurs subtiles d’ail et d’épices ; des crostinis nappés de lanières depoivronsmarinésetdeburratacrémeuse;uneonctueusemoussedesaumonaumascarpone présentée dans des verrines. Chaque bouchée était un festinminiature,conçupourêtreconsommésurlepoucesansqu’aucuneconcessionnesoit faite sur leplandes saveursetde laqualité.Faceàun telpaneldu talentd’Eva, iln’avaitaucunmalàcomprendrecommentUrbanGénies’étaitfaitunnom aussi rapidement. Eva avait un don très sûr pour accorder ses mets auxcirconstances—qu’ils’agissed’ungrandmariageoud’unécrivainquin’avaitplusletempsdedécollerlesyeuxdesonécran.
Hormis les moments où elle surgissait soudain comme une présencelumineuse au beau milieu de son univers glauque et lui apportait de quoi serestaurer, elle était attentive à ne pas le déranger même si, à l’occasion, ill’entendaitparlerautéléphoneavecPaigeetFrankie,ouchanterdanslacuisinetandisqu’elleexpérimentaitdesnouveauxplatspoursonblog.
Lesoir, ilsdînaient systématiquementensemble,mais il se retiraitaprès lerepaspourcontinueràtravaillerjusquetarddanslanuit.Cefutàl’occasiond’undesesmarathonsd’écriturenocturnequ’ilentenditlescrisdeterreurd’Eva.
Il bondit de sa chaise, le cœur cognant contre les côtes, dans un état detensionnerveuseexacerbéparl’ambianceterrifiantedelascènequ’ilvenaitderetravailler.
Ouvrant la porte de la chambre à la volée, il trouva la lampe de chevetallumée. Eva était assise toute droite dans son lit, les cheveux en bataille, lesyeuxécarquillésdeterreur.
—Eva?Qu’est-cequisepasse?Lesmuscles tendus à se rompre, il parcourut la pièce des yeux, préparé à
affronterdesassaillantscagoulés.Maisiln’yavaitpersonned’autrequ’Evaquitremblaitdetoussesmembres.
—Qu’est-cequit’estarrivé?
Dansunpremiertemps,elleneréponditpas,puiselletiraentremblant lescouverturessoussonmenton.
—Tu peuxmettre un peu de lumière, s’il te plaît ? demanda-t-elle d’unetoutepetitevoix.
—Talampedechevetestallumée.—Leplafonnier,jeveuxdire.Elle claquait des dents. Il actionna tous les interrupteurs de la pièce et se
dirigeaverslelit.—Dis-moicequis’estpassé,Eva.Elleétaitlivideetvisiblementtrèssecouée.—Unmauvaisrêve,jecrois.—Tuasfaituncauchemar?Ils’assitàcôtéd’elle,surlelit,etl’attiraaucreuxdesesbras.—Raconte-moi.— J’étais dans la cuisine et je préparais un dîner pour plein de gens, et
puis…Non,j’aimeautantnepastedécrirelascène.—Tulisundemesromans?s’écria-t-il,surpris,enavisant le livresur la
tabledechevet.—Jepensaisquec’étaitlachoseàfaire.Maiscefutunegrossièreerreur.Tu
esbondanstondomaine,maistondomainen’estpasbonpourmoi.S’ilteplaît,neleprendpascontretoi,Lucas.
Nonseulementilneleprenaitpasmal,maisilétaittouché.—Jenem’attendaispasdutoutàcequetulisesundemesbouquins.—Jevoulaiscomprendretonunivers.Malm’enapris…Ilsouritetresserrasonétreinte.—Cene sont que desmots,ma chérie. Juste le fruit demon imagination
macabre.—Jesais.Maiscequiestterrifiantdanstonhistoire,c’estqu’elleressemble
àlaréalité.Çanemedérangepasdeliredesbouquinssurdesextraterrestresoudeszombies,parcequejenerisquepasdetombersurundecesspécimenschezBloomingdale’s. Mais le mec de ton roman était charmant et je ne suis paspersuadéequej’auraissudétecterlemeurtrierenlui.
—Tuasunradarinfaillible,souviens-toi.Tuauraissenti toutdesuitequequelquechosen’allaitpas.
—Peut-être,oui.Maispeut-êtrepas. Jenesuispasprogramméepourêtreméfiante.
—C’estundesaspectsdetoiquej’aime.
Il regretta d’avoir utilisé le verbe « aimer », mais elle ne releva pas.Visiblementtrèstendue,ellesepassalesmainssurlevisage.
—Cerêvem’aflanquéunetrouillesévère.Tuneteterrorisespastoi-mêmequandtuesàfonddansl’écriture?
—Parfois.Quandçam’arrive,jesuisgénéralementassezcontentdemoi.— Dans ces cas-là, tu écris en allumant les lumières dans tout
l’appartement?Ilsourit.—Non. Je travailleplongédans lenoir,aucontraire. Iln’ya riendeplus
délicieuxquecegenredepeur.Ellefrissonna.—Celat’arrivedeliredesromansoùlespersonnagessontencorevivantsà
lafin?—Passouvent.Unnouveaufrissonlaparcourutetellejetauncoupd’œilsursontéléphone.—Quelleheureilest?—3 heures dumatin. J’étais en train d’écrire. Je n’avais pas réalisé qu’il
étaitdéjàsitard.—Désoléedet’avoircoupédanstonélan.Tupeuxretournertravailler,situ
veux.Çavaaller,maintenant.—Jecroisquejevaisplutôtenprofiterpourmecoucher.Ilseleva,retirasesvêtements,seglissaavecellesouslacouetteetlareprit
danssesbras.Ellechuchotacontreseslèvres:—Onpeutlaisseraumoinsunelumièreallumée?—Sérieux?— Oui. S’il y a un tueur en série dans la chambre, je préfère le voir à
l’avancequedelerepérerauderniermoment.
***
Deuxjoursplustard,Evaentradanssonbureauetposaunpaquetenrubannésursatabledetravail.
—JoyeuxNoël,Lucas.—Tum’asachetéuncadeau?C’estgentil,maistun’auraispasdû.Jen’ai
besoinderien.—C’estunequestiondepointdevue.Ouvre-le.
Il reporta son attention sur le paquet et glissa le doigt sous le papier,détachantlerubanadhésif.
—C’estunlivre!—Etpasn’importelequel.Ilfinitderetirerl’emballageetretournal’ouvragebrochépourendécouvrir
letitre.—OrgueiletPréjugés.Illevalesyeuxverselle.—Tum’asachetéunromandeJaneAusten?—Jepensequeceserait trèsprofitablepour toique tu t’ouvresàd’autres
approches littéraires. Toutes les histoires d’amour ne se terminent pas dans lecrime et l’abomination. Le style de JaneAusten est vif et plein d’humour, tuverras. Mais le plus important, c’est que ça se termine bien. J’essaie de temontrer qu’il existe des livres intelligents où les personnages ne finissent pasdécoupés en petits morceaux ou seuls, en miettes, trahis et livrés à uneirrémédiabledéchéance.Ilyad’autresoptions.
Ilreposalelivre.—Eva,dit-ilpatiemment.Mondomaineàmoi,c’estlecrime.L’épouvante.—Àquiledis-tu!Taprosem’aprocurédescauchemarsàhurler.Cetépisodepeuglorieux l’avaitpassablementembarrassée,maiselleavait
décidéqu’ilneservaitàriendefairesemblantd’êtrequelqu’und’autrequ’elle-même.
—Grâceàtoi,jenepourraiplusjamaisdormirdanslenoir.Etjen’oseraiprobablementplusprendredetaxinonplus.
—C’estnormalqu’ilyaitdesmortsdansdespolars,Eva.Cesontlesloisdugenre.
—Maiscesmêmespersonnagespourraientjusteêtregravementblesséspuissoignésetremissurpiedparunmédecinsympa,non?
Ilparutamusé.— À quoi bon un serial killer s’il n’y a pas de morts ? Le bouquin ne
produiraitpasl’effetespéréparlelecteur.—Ton tueur auraitpu rencontrerquelqu’undebien, se repentir et tomber
amoureux…—Eva,l’interrompit-ilgentiment.Leplussimple,crois-moi,c’estquetune
lisespascequej’écris.Celanesertàriendetetorturer.—Oui,jesais…Maisjemedisaisquesituécrivaisdestextesplusjoyeux,
tun’auraispeut-êtrepasunevisionaussinoireetdéforméedelaviecommede
l’amour.Tupourraisjusteessayerderédigerunenouvelledequelquespagesoùpersonnenemourrait,parexemple?
Elleattenditsaréponseenfixantsur luiunregard luisantd’espoir.Mais ilsecoualatêteenserenversantcontresondossier.
—Sic’estuncadeaudeNoël,ilfaudraitpeut-êtrequejemepréoccupedetrouverletien.
—J’aiabsolumenttoutcequ’ilmefaut.—Tun’aspasenvoyétalisteauPèreNoël?—Si.Cetétédéjà.J’aidemandédusexe—pasprodiguéparlePèreNoël
lui-même,biensûr,maisparunbeaumectrèshot.Doncj’aidéjàétéexaucée.Etcelane sert à rienque je lui écriveune seconde lettre car,depuis, j’ai étéunetrès,trèsvilainefille.
Ellesepenchapourl’embrasser.—Etquepeut-onattendreduPèreNoëllorsqu’onestunefillepassage?—Delui,jenesaispas,maisdemoi…Jevaistemontrercequejefaisavec
lesvilainesfilles.Ilselevaetl’attiradanssesbras.Elle se cramponna à sa chemise, déterminée à dire ce qu’elle avait sur le
cœurdepuisledébutdelajournée.—Lucas?—Quoi?—J’airéfléchiàcequetum’asdit,l’autrefois.EllelevalevisageversluietsaboucheeffleuracelledeLucas.—Qu’est-cequejet’aidit?— Que je devrais retourner à la résidence pour seniors et que tu
m’accompagnerais.Tuétaissérieuxquandtumel’asproposé?Ildesserralégèrementsonétreinte.—Ai-jel’habitudedefairedespropositionsenl’air?—Des fois ondit les choses sans les penser vraiment.Et ce n’est pas un
engagementanodinpourtoi.Celatecoûteraitunaprès-midientierdeboulotetjesais que tu écris jour et nuit en cemoment pour livrer tonmanuscrit dans lestemps.
—C’estvrai.Maisça,c’estencoreplusimportant.Ilentrelaçasesdoigtsauxsiens.—Tuasenvied’assisteràleurfêtedeNoël,alors?—Oui.Mêmesi j’aiunpeupeurdecraquerunefoissurplace.Jenesuis
pasretournéelà-basuneseulefoisdepuisqueGramsestmorte.Imaginequeje
memetteàchialercommeunveau?—Alors jechanteraiencoreplusfortpourcouvrir leson.Jebeugleraides
chantsdeNoëlàpleinspoumons.—TudétestesleschantsdeNoël.Ellesourit.Maiscommentsedébrouillait-ilàchaquefoispourl’arracherà
satristesse?—Jesuissérieuse,Lucas.—Etmoidonc.Illuipressalamain.— Personne ne portera de jugement sur toi, Ev. Si tu pleures, tu pleures.
J’espère que ce ne sera pas le cas, parce que je n’aimepas te voir en larmes,maissiçaarrive,personnenet’enferalereproche.Etsi tusensquec’esttroppour toi et que tu préfères partir, on trouvera une excuse pour s’éclipser. Tun’aurasqu’àmelaisserfaire.Quandils’agitdecouperauxmondanitésentoutgenre,jesuislegrandspécialistedel’esquive.
—Maistuesquandmêmeprêtàt’infligercetruc-làpourmoi.Lagorgesoudainnouéeparl’émotion,ellefixaleursmainsjointes.—Pourquoi,Lucas?—Parpurcalcul,biensûr.J’aibonespoirquetagratitudes’exprimeraaulit.—Cen’estpasunevraieréponse.Ilsoulevasamainpourlaporteràseslèvres.— Je le fais parce que je sais que, pour toi, c’est une étape difficilemais
nécessaire.Etparcequejetiensàtoi.Lecœurbattant,elleretintsonsouffle.—Tunecouperaspasauxlivresàdédicacer.—Avecunpeudechance,jedevraispouvoirsurvivre.
Chapitre17
«Aimetavie,c’estlaseulequetuas.»—EVA
AnnieCooperdirigeait larésidencepourseniorsdepuisqu’elleavaitquittésonemploid’infirmière-chefdansundeshôpitauxlesplusfréquentésdelaville.Lucasn’avait aucunedifficulté à l’imaginer régnant sur un servicehospitalier,avecuneefficacitéunpeubrusquemaisamicale.
ElleembrassachaleureusementEva.—Jesuistellementcontentedeterevoir!— C’est réciproque. Vous m’avez manqué, tous. Comment va ton fils,
Annie?C’était typiqued’Evadecommencerpars’inquiéterde toutun tasdegens
avantmêmed’avoirprononcétroismots.Elleétaittoujourspluspréoccupéedesautresqued’elle-même.
— Bien, bien. Il est très occupé. Et d’après ce que j’entends, tu essurbookée,toiaussi.J’aivupasserpasmald’articlessurUrbanGénie.
—J’auraisdûvenirvousvoiriciplustôt…—Tu avais d’autres priorités et c’est tout à fait dans l’ordre des choses.
D’ailleurs,onneteperdpasdevue,Eva.RegardertesvidéossurYouTubefaitpartie de nos nouveaux rituels maison. Ici, on adore ta recette de bouchéesénergétiquesauxdattes,amandeset floconsd’avoine.Tagrand-mèreauraitétéauxanges.Ettellementfièredetoi.
Evaesquissaunsourirefragileetsetournaverslui.—Annie,jeteprésenteLucas.Ilséchangèrentunepoignéedemain.— Eva m’avait avertie que vous viendriez aussi, monsieur Blade. J’aime
autantvousprévenirque l’effervescence règne,par ici.Unécrivaincélèbreen
visite,c’estdupainbénit.J’espèrequevousvoussentezdetailleàaffronterunfan club plus qu’enthousiaste. Nous avons tous vos livres dans notrebibliothèque.Celavousennuieraitd’endédicacerquelques-uns?
—Jesuisprêtàsignertoutcequevousvoudrez.Toutenparlant,LucasgardaitunœilsurEva.Durantletrajet,elleavaitété
moinsloquacequ’àl’ordinaire.Et,àmesurequ’ilsapprochaientdelarésidence,l’habituelflotenjoués’étaittaripournepluslaisserplacequ’àquelquesvaguesréponsesmonosyllabiques.
Anniesourit.—C’estgénéreuxdevotrepart.Jesaisquequelquesrésidentsapporteront
aussi leurs exemplaires personnels dans l’espoir d’obtenir une dédicace. Vouspourriezpeut-êtreaussinouslirequelquespagesaucoursdel’après-midi?
Evasortitensursautdesonétatdetranseetluijetaunregardinquiet.—Jene suispas sûrequece soituneheureuse idée.Noël, c’estNoël.Ce
n’estpaslajournéedusangquidégoulineetdeslameseffiléesplantéesdansdescœursinnocents.
Annielesprécédaenriantdansuncouloirinondédesoleil.— Rien ne vaut le plaisir d’un bon suspense, pourtant ! Il n’y a pas si
longtemps,ledernierromandeM.BladeaétééluLivredumoisparnotreclubdelecture.Toutlemondeétait impressionnéparlamaestriaaveclaquellevousavez réussi à nous laisser dans le doute jusqu’au bout quant à l’identité dumeurtrier.Etquelcoupdethéâtreàlafin!Ons’esttousfaitavoir,mêmeTomquinormalementdécryptel’énigmeavanttoutlemonde.J’imaginequetuesunegrandelectricedeslivresdeM.Blade,toiaussi,Eva?
—Euh…unelectricetrèsoccasionnelle.Enfait, jen’enailuqu’unetj’aidûentamerunethérapiedepuis.Jesuislareinedeslâches.
L’habituelsourireépanouid’Evaparaissaitunpeuforcéaujourd’hui.Lucaspressa le pas pour se rapprocher d’elle. Sa présence ici prouvait à elle seulequ’ellen’avaitriend’unelâche.
Anniepoussauneporte.—Tout lemondeest aucoursdeyoga sur chaise, encemoment,mais la
séancedevraitbientôtêtreterminée.Jepensaisqu’onpourraits’installerdanslaGardenRoom.
Elle les introduisit dans une pièce spacieuse dominant des jardins quis’étiraient jusqu’au fleuve Hudson. Avec ses grandes baises vitrées, le saloninondédelumièrebaignaitdansuneatmosphèreétonnammentapaisante.
—Magrand-mèreadoraitcettepièce.Elleaimaittellementlavue.
Leregardd’Evaseperditpar lafenêtre.Lucassedemandas’iln’avaitpascommisuneerreurenl’encourageantàfairecettedémarche.Ilpritconscience,toutàcoup,qu’elleauraitpu le taxerd’hypocrisie.Qu’avait-il faitdesoncôtépour se rapprocher des anciens amis de Sallyanne ? Rien. Cela dit, lescirconstancesétaientdifférentesdanssoncas.Entrel’imagequelesgensavaientdudrameetlaréalitédeleursituationdecouple,ilexistaituntelgouffrequ’ilnesavait plus comment le franchir. Couper les ponts avec leurs amis communsavaitétéplussimplequedemaintenirdesrelationsbaséessurlesnon-ditsoulemensonge.Leurs condoléances, leursmots de consolation avaient eu lemêmeeffet abrasif sur sa douleur à nu que s’ils l’avaient frottée au papier de verre.C’étaitundesfacteursquil’avaientpousséàs’enfermerdanscettelonguephased’isolementvolontaire—surtoutpendantlapériodequientouraitl’anniversairedelamortdeSallyanne.
Anniepoussadeuxfauteuilsendirectiondelafenêtre.—Notrechefnousapréparédesboulettesdedindeàl’orientale,sousforme
depetitesbouchées.Celadevraitfaireunejoliecollation.—Ahoui,tiens.J’aiapportédesgâteaux,commepromis.Dansuneffortévidentpours’arracheràsaprostration,Evasoulevalessacs
qu’ilsavaienttransportésentaxi.Annieluisourit.—Jevouslaisselesoindedéballertoutça?Pendantcetemps,jevaisaller
rassemblermestroupes.Lucasluipritlessacsdesmainsetlesportajusqu’àlatable.—Commenttutesens?—Bien.S’ilsn’avaientpascohabitédepuisdessemainesdans l’espaceclosdeson
appartement,ilauraitpuprendresaréponsepourargentcomptant.Maisdepuisle tempsqu’ilpratiquait leshumeursd’Eva, il lespercevaitaupremier regard.Mieux que cela, il les ressentait directement en lui, comme s’ils étaientconnectéspardeschaînesneuronalesinvisibles.
Encemoment,elleétaitclairementsubmergéeparsesémotions,maisilnepourrait pas faire grand-chose pour l’aider lorsqu’ils seraient entourés d’unefoulederésidents.
Ilsemauditdeluiavoirsoufflél’idéedecettevisite!—Netefaispasviolence,Ev.Iln’estpasencoretroptardpourinventerune
excuseetfilerd’ici.—Ahnon,jenepeuxpasleurfaireuncouppareil.Ceneseraitvraimentpas
sympaderepartirmaintenant.Tupeuxm’aideràdéballerlespetitsgâteaux,s’il
teplaît?Elleavaitconfectionnédescupcakes,etchacunétaituneœuvred’artensoi,
décoréavecuneattentionminutieusejusquedanslespluspetitsdétails.—Tuasfaitdesétudesartistiques?Elle arrangea sur un plat les pâtisseries colorées aux parfums et aux
consistancesvariées.—Non.Chaquefoisquej’essaiedepeindre,lerésultatestépouvantable.Je
nesuisbonnequ’àuneseulechose,danslavie:cuisiner.—Cen’estpastonseultalent,objecta-t-ilenluitendantunsecondplat.Tu
codiriges une société de services florissante à NewYork. Sais-tu combien destart-upsecassentlafigurechaquejourdanscetteville?
—Jeneveuxsurtoutpaslesavoir.Naturellement,c’est tamissiondanslavie de terrifier les gens, donc j’imagine que c’était ton intention de me fairepeur?
—Tefairepeurestladernièrechosedontj’aieenvie.Elletournalatêteetleursregardsserencontrèrent.—Lucas…—Tupeuxlefaire,mabelle.Jesuislà.Ilavaitparléàvoixbasse,poursesseulesoreilles,etelleluijetaunregard
reconnaissant. Au même moment, ils entendirent une exclamation admiratived’Annie.
—Extraordinaire!Ilssontvraimentmagnifiques,cescupcakes!Iln’eutpas l’occasionderenouvelersonapartéavecEva,car lesrésidents
arrivaientpetitàpetitdanslesalon.D’emblée,Evafutentourée,embrassée,ettrès vite engloutie au sein du petit groupe de personnes qui avaient été liéesd’amitiéavecsagrand-mère.Illavitpeuàpeusedétendrealorsqu’elleprenaitdesnouvellesdesunsetdesautres.Toussepressaientautourd’elle,attirésparcerayonnementquin’appartenaitqu’àelle.Lucasnotaqu’elleprenaitletempsd’échanger quelques mots avec chacun d’entre eux — y compris avec lesnouveauxrésidentsqu’elleneconnaissaitpasencore.
Chacunyallaitde son souvenir, etEva, réconfortéepar lesmanifestationsd’affectiondespensionnaires,retrouvaitpetitàpetitsapleinespontanéitéetsonsourire.Auboutd’unmoment,l’attentiongénéralesedéplaçaversluietilsigna,dédicaça et répondit aux innombrables questions dont les résidents âgés lebombardaientavecenthousiasme.
IlfitlaconnaissancedufameuxTom,quisemblaitsuspenduàseslèvres.
— Ma femme aussi appréciait vos romans. Chaque fois qu’un nouveauLucasBladesortait,onprenaitd’abord le tempsde le lirechacunànotre tour,puisonendébattaitpendantdesheures.Partagermeslectures,enparler…Celafaitpartiedeschosesquimemanquentleplusdepuisquecettefichuemaladieaemporté Alison. Soutenir une conversation avec une femme qui a dutempérament, c’est plus stimulant que lesmots-croisés, vous ne trouvez pas ?J’aitoujoursgardélanostalgiedenosdiscussions.
Evavintseglissersurunechaiseàcôtédelui.—Vousdevriezvousremarier,Tom.Levieilhommeluiadressaunsourireencoin.—C’estunedemandeofficielle?Jeveuxbient’accordermamain,mêmesi,
demontemps,c’étaitl’hommequiprenaitl’initiative.—Ilyalongtempsqu’onn’enestpluslà,Tom.Denosjours,nousavançons
droitsurl’objectifstratégique,nousautreslesfemmes.Jemeseraisbienmariéeavec vous,mais vous neme supporteriez pas plus d’une semaine. Jemets unbazareffroyablepartoutoùjepasseetjesuisdétestablelematinaulever.
Elle se pencha pour embrasser le vieil homme sur la joue, et il lui pressaaffectueusementlamain.
—Sij’avaiseusoixanteansdemoins,jet’auraispriseaumotetjet’auraismislabagueaudoigtenmoinsdetempsqu’ilnefautpourledire.J’aitoujourseulenezpourrepérerlesfemmesquivalentlecoup.Ilnefaudrapaslongtempspourqu’ungarsunpeuplusmalinquelesautrestemettelegrappindessus,mapetiteEva.
Lucassurprislerapideregardquelevieilhommejetaudanssadirectionetileutl’impressioninconfortablequelaremarquepourraitbienluiêtredestinée.
Tomavait-ildevinéqu’ilsepassaituntrucentreEvaetlui?Jugeantquelesmanœuvres de Tom vis-à-vis d’Eva étaient dumême ordre que celles de sonincorrigiblegrand-mèreaveclui-même,iljugeaprudentdegarderlesilence.
—Vousavezétémariécombiend’années,Tom?—Lapremièrefois,pendantvingtans.—Lapremièrefois?Tomeutunpetithaussementd’épaulesamusé.—Quevousdire?Jesuisunhommequiappréciedevivreencouple.Entre
Marthaetmoi,çaaétélecoupdefoudredèslepremierjourd’école.J’aiessayéde piquer le ruban qu’elle avait dans les cheveux et ellem’a frappé avec soncartable.Aupremiercoupreçu,j’aicomprisquec’étaitelleetqu’iln’yenauraitpasd’autre.Lorsquelamortl’aemportée—unemortnaturelle,jeprécise,donc
inutiled’enfaireunscénariolouche,jeunehomme—,j’aipenséquec’étaitfinipourmoi.Mathéorie,c’étaitqu’unhommenetombepasdeuxfoissur legroslotdansuneseulevie,etpourtantsi!J’airencontréAlisonàuneréunionduclubdelecturedontjefaisaispartie.Jel’airemarquéetoutdesuitecarc’étaitlaseuleànepas avoir aimé le livredontondébattait.Et ellen’apas eupeurde faireconnaître son opinion, moi je vous le dis ! Avec des arguments énergiques àl’appui.Ellem’asoufflé.Unesemaineplustard,jeluiaidemandésiellevoulaitm’épouser.Parcequequandl’amourestlà,etqu’ilestlàpourdebon,çanesertà rien d’attendre dix ans. Je sais que Martha aurait apprécié Alison, si elless’étaientconnues.
Lesyeuxd’Evas’embuèrent.—C’estunebellehistoire,Tom.Levieilhommeluitapotalamain.—Tagrand-mèreseraitdrôlementfièresielletevoyaitmaintenant.Àlatête
detapropreentreprise!Etamoureuseavecça.Lesjouesd’Evas’empourprèrent.—Jenesuispasamoureuse,Tom!D’oùtenez-vouscetteidée?LorsqueleregarddeTomseposasurlui,Lucascompritquecetteexpédition
àlamaisonderetraiten’avaitpasétélaplusheureusedesinitiatives…C’étaitcommeunevisiteàsagrand-mère,maispuissancedix.— Je vous ai vus chuchoter ensemble, avec Lucas, pendant que vous
arrangiezlespetitsgâteauxsurunplat.—Lucasm’adonnéuncoupdemain,c’esttout.Noussommesamis.—Etc’est trèsbienainsi,crois-moi.Dansune relationamoureuse, lapart
d’amitiéestdécisive.Parcequemettrelefeuauxdraps,c’estunechose,maissileliend’amitiémanque,c’estcuit.
Evatournaunregardmortifiéverslui.Ildécidadoncd’interveniravantqueTomneleurtrouveunvolontairepourlesmariersurl’heure.
—Evatravaillepourmoijusqu’àNoël.C’esttout.Tomluijetaunregardpatient—etsceptique.Cederniernecroyaitpasun
motdecequ’ilvenaitdeluidire,detouteévidence.— Certaines personnes vivent avec la conviction erronée qu’on n’aime
qu’unefoisdansunevie.Jesuislapreuvevivantequel’amourpeutsonnerdeuxfoisàlamêmeporte.
Lucaséchappadejustesseàlaréponsequ’onattendaitsansdoutedelui,carlechef fituneentrée remarquéedans laGardenRoomavecdesen-casde fête
disposéssurungrandplateau.Evase levaaussitôtpour luidonneruncoupdemain.
Lucasvoulutluiemboîterlepas,maisTomsepenchapourluimurmurersurletondelaconfidence:
—Cettefille,iln’yenapasdeuxcommeelle,vousnetrouvezpas?Lucasnepouvaitdécemmentsoutenirlecontraire,mêmesi,enacquiesçant,
ils’enfonçaitencoreunpeuplusdanslescomplications.—Jetrouveaussi.Toms’extirpadesonfauteuilavecunesouplesseétonnantepourunhomme
desonâge.—Quandonsouffrede lasolitude,ona tendanceàs’attacherunpeu trop
viteetàseméprendresurlanaturedesespropressentiments.—Jesuisd’accordavecvous.MaismêmesiEvaestuneromantiquedans
l’âme, elle a la tête sur les épaules. Et ne tombera jamais dans les bras den’importequi.
Tomleregardafixementpendantquelquesinstants.Puisilsecoualatête.—Jeneparlaispasd’elle.Jeparlaisdevous.Sur cette affirmation sibylline, le vieil homme alla rejoindre le reste des
résidentsquisepressaientautourdelatable.Qu’est-cequeTomavaitvoululuidire?s’interrogeaLucas,abasourdi.Ce
n’étaitpasluiquisouffraitdesolitude,c’étaitEva.Enfinmerde,ilavaittoujoursété parfaitement heureux dans son appartement perché loin du monde —jusqu’aumomentoùEvaavaitdébarquéchezluiparsurprise.
Ildédicaçaencoredeuxlivrespourdesrésidentsquivinrenttimidementluiapporter leur exemplaire, puis il se joignit au reste de la compagnie à qui onservitlacollationsaléepuislesdélicieuxcupcakesd’Eva.
Aprèscegoûtersubstantiel, lepetitgrouperéclamadelamusique.Tomsemit au piano et joua unmoment, puis tous ensemble ils persuadèrent Eva dechanter.Elledonnaunpetitrécitalàsafaçon,interprétantavectalentquelqueschansons connues. Lucas sentit couler en lui sa voix claire au timbreétonnamment sensuel dont les inflexions joyeuses coloraient désormais sesjournées.
Lorsqu’ils regagnèrent l’appartement, il faisait déjà nuit noire. Eva avaitenroulésagrosseécharpeenlainejusquesoussesyeux,etsavoixneluiparvintqu’étouffée:
—Jesuisdésolée,vraiment.C’étaithypergênant,cetépisodeavecTom.—Ilestprotecteurenverstoi.Ilveuttonbonheur,c’esttout.
Etlebonheur,c’étaitprécisémentcequeLucasnepouvaitpasluioffrir.Passur le long terme,en tout cas.LesparolesdeTom lui avaient rappelécequ’ilavait eu tendance à vouloir oublier : Eva n’était pas le genre de fille à sesatisfaired’unebrèverelationsuperficielle.Toutenelleallaitverslaprofondeur,aucontraire:sessentiments,sesespoirs,sesattentes.
Delafaçondontilvoyaitleschoses,elleétaitdansl’erreursurtoutuntasdeplans, y compris et surtout dans ses vues archi-romantisées de l’amour et dumariage.Mais si pour Eva la perte de ses désillusions semblait inéluctable, iln’avaitaucuneenvied’enêtre l’instrument.Cela lui feraitàpeuprès lemêmeeffetqued’attraperunpapillonpourluiarracherlesailes.Aucoursdesquelquessemainesécoulées,ilavaitapprisàadmirersoninébranlablejoiedevivre.Alorssi quelqu’un ou quelque chose devait détruire son talent pour le bonheur, ilaimaitautantquecenesoitpaslui.
Quel’amiTomaitétémariédeuxfoisounonnefaisaitpasl’ombred’unedifférenceàsesyeux.Ilauraitpusemariersixfoisdesuitequecelan’auraitrienchangé.
Pour sa part, il était déjà passé par la casemariage et l’expérience l’avaitguéridel’enviederecommencer.Sefaireboufferlecœurunefoisdansunevielui paraissait devoir suffire. Pour le moment, c’était Eva qui passait par unephase de vulnérabilité. Et certainement pas lui. Il était à l’abri, immunisé,cadenasséderrièreunblindageaffectifàtouteépreuve.
—Magrand-mèreetTométaientdegrandsamis.C’étaitgénéreuxdetapartd’accepterde jouerunepartiedebillardavec lui,poursuivitEvapendantqu’ilouvraitlaportedel’appartement.Etdel’avoirlaisségagner,surtout.
—Jenel’aipaslaisségagner.Ilm’amisunepâtéemémorable.Ilneprécisapasqu’ilavaitpasséplusdetempsàl’observerelleducoinde
l’œilqu’àseconcentrersurletapisvert.Il la regarda aller et venirdans l’appartement, actionnant les interrupteurs.
Quelquechoseavait changédans la façondontelle sedéplaçait.Commesi sadémarcheavaitperdusoncôtédansant.
—C’estuntypeintéressant,ceTom.Tul’avaisbrieféàl’avance,pourqu’ilsorte ainsi pile aubonmoment cette remarque sur le fait qu’onpouvait aimerdeuxfoisdansunemêmevie?
—Non.Elleluitournaledospourseverserunverred’eau.— Je ne l’avais pas revu depuis le décès deGrams.Et c’est toi quim’as
proposédem’accompagnerlà-bas,jeterappelle.
Ellejouadistraitementavecsonverre.— Ce qu’il a dit n’a rien de très original, Lucas. Inutile d’en faire une
théorieducomplot.Tomcroitàl’amour,c’esttout.Cequin’ariendevraimentétonnant puisqu’il l’a connu deux fois. Lorsqu’on en a soi-même faitl’expérience,onn’apastellementderaisonsdedouterdel’existencedelachoseenquestion.
—Jen’aijamaisaffirméquejenecroyaispasàl’amour.Toutcequejedis,c’estquejen’aipasenviedelerevivre.Tomsi,enrevanche.Etplutôttroisfoisqu’une.
Maispourquoiévitait-ellesonregardainsi?— Si tu veux mon avis, il t’épouserait sans hésiter si tu lui donnais sa
chance.—C’estpeut-êtreça,lasolution.JedevraismemarieravecTom.Ellebutunegorgéed’eau,reposasonverre.Maiscontinuadeluitournerle
dos.—Qu’est-cequinevapas,Eva?Iln’aimaitpasl’idéequ’ellepuisseluicacherquelquechose.—Rien.Toutvabien.Tuasfaim?—Non. J’ai stocké suffisamment de calories là-bas pour me protéger du
froidpendantunmoisentierenAlaska.Ils’avançapourluiposerunemainsurl’épaule.—Jeveuxsavoircequisepassedanstatête.Aulieudesedécrisperetdeglisserlesbrasautourdelui,ellerestaraideet
distantedanssonétreinte.—Ellememanque,c’esttout.Les cheveuxd’Eva lui effleurèrent lementon. Il lui passa lamaindans le
dos,dansunmouvementréconfortantdeva-et-vient.—Turegrettesd’êtreretournéelà-bas?—Non.Ellesedégageaducercledesesbrasencontinuantàregarderailleurs.—Quelqu’unaditquelquechosequit’afaitdelapeine?Lesoccasionsn’avaientpasmanquéoùilss’étaienttrouvésséparéspourune
raisonoupouruneautre.Peut-êtrequ’unincidents’étaitproduitsansqu’ils’ensoitaperçu?
—Ohnon,aucontraire. Ilsont tousétéadorables.J’aipromisàAnniederevenir les voir à la première occasion. Puisque tu n’as pas faim, je vais aller
mettremonblogàjour.Etj’imaginequetudoisêtrepressédeteremettreàtonmanuscritaprèsavoirsacrifiéunaprès-midientierpourmoi.
Il la suivit des yeux avec unmélange de contrariété et de frustration. Cen’étaitpasdans leshabitudesd’Evadesemontrer réservéeetévasive.Lavoirfairedepareilseffortspournerienlaissertransparaîtredecequ’elleressentaitlemettaitmalàl’aise.
—Eva…Elles’immobilisaenhautdesmarches.—Merci d’être venu avecmoi aujourd’hui, Lucas. J’étais contente de les
revoir. Et c’était bien aussi de pouvoir reparler de Grams avec eux. Ça m’aaidée.Jepensaisqueçaraviveraitmonchagrin,maisçal’aadouci,aucontraire.Jemesensmoinstriste.
Ilfronçalessourcils.Siellesesentaitmoinstriste,pourquoidoncavait-ellel’airmalheureuseàcepoint,alors?
***
Evafermalaportedelasalledebainsetselaissatombersurleborddelabaignoire.
Elleétaitamoureuse.Etpourdebon.Tom,lui,l’avaitvutoutdesuite,alorspourquoines’était-ellerenducompte
derien?Elleavaittoujourscruquelejouroùelleenressentiraitleseffets,ceserait
comme une descente en douceur dans des eaux tièdes et accueillantes. Ellen’avaitpasanticipécecôtésisoudain,sibrutal—plutôtdel’ordredelachutequede la glissadeprogressive, chute qui s’était soldéepar unplongeonbrutaldansunemer tumultueuseetprofonde.Déjà,elleavaitperdu toutemaîtriseduphénomèneetseretrouvaitlesoufflecoupéetenéquilibreprécaire,dansunétatquioscillaitentrelaterreuretl’exaltation.Maismalgrétouscesremousinternes,aucun doute ne l’effleurait : ce qu’elle ressentait pour Lucas n’avait rien desuperficiel,etlepassagedutempsn’effaceraitrien.
Elleenétaitd’autantpluscertainequ’ellenevoulaitpasdecessentiments.Aimerdanscescirconstancesn’étaitnisageniraisonnable.Lucasnevoulaitpasentendre parler d’une nouvelle relation stable. Elle avait vu à quel point Toml’avaitmismalàl’aiselorsquelevieilhommeavaitévoquélesdeuxamoursdesavie.
Cela ne signifiait pas qu’elle était incapable de vivre une relation sanscomplications, de type sex-friend, avec un homme.Elle pouvait le faire.MaisavecLucas…
Elledéglutitavecpeine.Lucas. Eva songea à la chaleur rassurante de sa présence lorsqu’elle avait
franchilaportedelarésidence.Àsacompassionquandill’avaittenuedanssesbraslejouroùelleavaitéclatéensanglots.Àsaprésenceàsescôtéspendantlebal— la façon dont il avait veillé sur elle, protecteur en diable, malgré sesprotestations.
Ellesongeaàsonécoute,àl’attentionréellequ’ilportaitàsesparoles,mêmequand elle parlait trop. Elle revit le sourire amusé dont il saluait parfois sesremarques—lafaçondontilfaisaithonneurauxmetsqu’elleluipréparait.
Lucasétait l’hommeavecquiellevoulaitvivre.L’hommeavecquiellesesentaitexister.Etilétaittellementplusencorequecela.
Avecungémissementdedétresse,elles’enfouitlevisagedanslesmains.Etmaintenant?Elleglissaunemaintremblantedanssonsacettâtonnaàlarecherchedeson
téléphone.—Paige?J’aiunproblème.—Tuesenceinte?—Pourquoilefaitd’avoirunproblèmedoit-iltoujourssetraduireparl’idée
d’unegrossesse?—Jenesaispas.Çam’estvenucommeça.Dis-moicequisepasse.Tuas
renverséduvinrougesurlecanapéblancdeLucas?Tuaseffacésonmanuscritparmégarde?
—Jesuisamoureusedelui.Etsitumerépondsquetum’avaisprévenue,jeraccroche.
Paigeneditriendelasorte,aucontraire:—Existerait-ilunechancepourqu’iléprouvelamêmechosedesoncôté?—Aucune.—Tuessûre?EvasongeaàlafarouchedéterminationdeLucasdeseteniràl’écartdetout
engagementvis-à-visdesautres—surtoutdel’amour.—Oui,jesuissûre.Ilarayécettepossibilitédesonprogramme.Unedouleur luiprit lapoitrineenétau,etelle sentaitpoindreundébutde
migraine.
Lucasavaitraison.Aimern’avaitriendemagique.C’étaitcompliqué,etçamettaitunbazarpaspossible.
—Ilsaitquetuesamoureusedelui?—Pasencore.Mais tumeconnais :dissimulercequejeressensn’estpas
maspécialitépremière.Jenesaispascequ’ilfautquejefasse.Ilyeutuntempsdesilencesurlesondes.—Tupeuxarrêterdebosserpourlui,situveux.Enprétextantqu’onatrop
deboulotetqu’onabesoindetoipourUrbanGénie.— Non. Quand je signe un contrat pour la boîte, je respecte mon
engagementjusqu’aubout.Sanscomptertoutcequemaprésenceicirapporteàl’agence.
Maiscen’étaitpaslaseuleraison.Ellevoulaitqu’ilterminesonroman.Ellesavait ce que ce texte représentait pour lui. Si par sa présence elle pouvaitapporterunecontribution,mêmemodeste,alorselleresterait,quoiqu’ilarrive.
—Jesuisdéjàamoureuse.Maintenantquelemalestfait,celanechangerapasgrand-chosequejem’enailleounon.Leseultrucquim’inquiète,c’estqu’ilfinissepars’enrendrecompte.
—Ceseraitsiterriblequeça?—Terrible, je ne sais pas.Maisméga-gênant en tout cas.Oh !merde, je
croisquejemeliquéfieraisdehonte…Toujoursassisesurleborddelabaignoire,ellesevoûtamisérablement.Il y avait si longtemps qu’elle rêvait d’aimer, et voilà que c’était chose
faite…Cequ’ellen’avaitpasanticipé,enrevanche,c’étaitqu’elles’éprendraitd’un
hommequirefuseraitderisquersoncœurdansunenouvellerelation.C’étaitlapéripétiedetropdansl’intrigue.Etl’idéepersonnellequ’ellesefaisaitd’unromannoir.
Chapitre18
« En toute chose, point trop n’en faut— sauf en matière de chocolat etd’amour.»
—EVA
Aufond,peut-êtreaurait-ilétéplusraisonnabledeprendresescliquesetsesclaquesetdecouperlespontsavecLucas.
Mais elle avait beau clamerqu’onpouvait aimer plus d’une fois dansunevie, qu’est-ce qui lui prouvait que cela arriverait dans son cas ? Et si Lucasdevaitêtreleseulamourvéritablequ’elleconnaîtraitjamais?Lasolutionlaplusavisée serait alors de rester et de vivre pleinement chaque seconde, chaqueinstantdecetteparenthèseunique.
Mêmesichaquemomentpasséavecluiseteinteraitd’unenostalgiefrangéedetristesse,parcequ’ellesavaitqueleurépisodeàdeuxtiraitàsafin.
Àprésentqu’ilavaituneversionpresqueachevéedesonmanuscrit,Lucasétaitsortidelafrénésiecréativeoùilpouvaitpasserdesnuitsentièresàécrire.Ilpoursuivaitsesremaniements,maisàunrythmemoinssoutenuetens’accordantdespausespluslongues.
Illuifitlasurprisedel’emmenerauMetropolitanOperaoù,commechaqueannée,Casse-Noisette était à l’affiche. Elle lui tint la main pendant toute lareprésentation,lavisiontroubléeparleslarmesdevantl’arméedessouris,laféeDragée et tous ces personnages qui avaient peuplé son imaginaire d’enfantchaque fois que sa grand-mère et elle avaient assisté au ballet-féerie deTchaïkovski.
Lucassepenchapourluichuchoteràl’oreille:—Jet’imaginetrèsbienenpetittuturose.Jepariequetuétaisàcroquer.—J’étaismignonnemaisunpeugauche.J’étaislaseuleféeDragéedulot
quis’estemmêléelespiedsets’estretrouvéeassiseparterresursonderrière.Tu
nem’avaisjamaisditquetuétaisamateurdedanseclassique,toiaussi?—Amateurdedanseclassique?Pasauxdernièresnouvelles,non.—Alorsqu’est-cequetufaisici?—JesaisqueCasse-NoisettefaitpartiedetesplaisirsdeNoëlfavoris.Elle était profondément touchée, non seulement parce qu’il faisait l’effort
d’assister à ce spectacle pour elle, mais aussi parce qu’il avait écouté etmémorisétoutcequ’elleluiavaitconfiéausujetdesaviepasséeavecsagrand-mère.
— Pour un cynique arrogant, tu peux être assez adorable quand tu veux.Pourterécompenserdetagénérosité,jemettraimeshabitsdeféeetjedanseraipourtoitoutàl’heure.
LeregarddeLucasglissasurseslèvres.—Jeveuxbientevoirdanser,mais troqueplutôt la tenuedeféecontre la
tenued’Ève.Iln’étaitjamaiscontrariéparsondésordreets’accommodaitsansdifficulté
desesétatsmatinauxhagards.Ellen’avaitaucunproblèmedesoncôtéaveclefaitqu’ils’enfermaitdesheuresdurantdevantsonordinateur.
***
Unaprès-midi,Lucassortitdesoncabinetdetravailàgrandspas,leregardcourroucéet lamineorageuse.Ellesefigeanetensedemandantqueldésastreinattenduavaitpufondresurlui.
—Qu’est-cequisepasse?Unblocage?—Tuesentréedansmonbureau?—Oui. Tu n’y étais pasmais j’ai laissé une assiette de biscuits avec une
tisanesurtatabledetravail.—Tuasmodifiémontexte!—Pardon?Evaouvritdegrandsyeux,enessayantdefeindrel’innocence.—Jenevoispasdutoutdequoitumeparles.—Tuesvraimentlamenteuselamoinsdouéedel’histoiredelacréation.Tu
asdéjàvudeuxagentsduFBIseprendredanslesbras?— Pourquoi pas ? Quel mal y aurait-il à réconforter un collègue dans le
cadredutravail?Àmesyeux,çalesrendjustehumains.Ilsviennentd’assisteràunescèneterrible.
—Eva,j’écrisunehistoired’é-pou-van-te.
—Ehbien,maintenant,elleserauntoutpetitpeumoinsépouvantable,tonhistoire.Nemeremerciepas.Jel’aifaitdeboncœur.
Ilsepassalamaindanslanuqueenluijetantunregardexaspéré.—Eva…—Quoi?J’ailuquelquespagesetj’aitoutdesuiteperçuqu’ilyavaitune
attirance entre ces deux-là. Je pensais qu’ils pourraient coucher ensemble etdécouvrir qu’ils s’aiment. Je ne vois pas en quoi le fait d’ajouter quelquesélémentspositifsgâcheraitlesuspensedetonbouquin.
—Çacasselatensionnarrative.—Ahoui?Tutrouves?N’ayantjamaisétéenfaveurdestensionsquellesqu’ellessoient,elleleprit
commeuncompliment.—C’estunebonnechose,alors?—Non,Eva.Cen’estpasunebonnechose.—C’estunequestiondepointdevue,non?—Tuvoudraisquej’écrivedesthrillersheureux?— Ça pourrait devenir un genre littéraire entièrement nouveau. Je suis
persuadéequeçamarcherait.—Ceseraitlafinimmédiatedemacarrière.—Ilfauttoujoursquetudramatises!Et ils continuèrent à se chamailler, comme chaque fois qu’ils parlaient
musique,livresoucinéma.Elle le força à endurerL’Amourà toutprix et, en contrepartie, accepta de
regarderFenêtresurcourjusqu’aubout,mêmesiellegardalesmainsdevantlesyeux pendant une bonne partie du film et insista ensuite pour dormir avec salampedechevetallumée.
Lucasemballaavecsoinuneveilleuseet la luioffrit commeprécadeaudeNoël.
—Jenesuisplusuneenfant!Jen’aipasbesoindeveilleuse!—Tudorstoujoursaveclalumièreallumée.—Seulementdepuisquejeteconnais.Lorsqu’elle luiannonçaqu’ellesortaitpour terminersesderniersachatsde
Noël,illuiproposadel’accompagner.—Commeça,tupourraism’aideràchoisiruncadeaudignedecenompour
magrand-mère.Cefut laseuleraisonqu’ilconsentità luidonner lorsqu’elle lesondapour
essayerdecomprendrecequilepoussaitàaffronterlafoulequ’ildétestait.
Unenouvelletempêtedeneigeétaitvenuepuisrepartie,laissantderrièreelledesruesenneigéesetuncielsansnuagesd’unbleuazuréen.S’iln’yavaitpaseuleventetlefroidmordant,ilsauraientpusecroireauborddelaMéditerranéetantlalumièreétaitintense.
Evaresserrafrileusementlespansdesonmanteauautourd’elleetglissalamaindanscelledeLucas.
IlrefermasesdoigtssurlessiensetilsdéambulèrentensemblelelongdelaCinquièmeAvenue,passantdevantdesvitrinesdécoréesselondesthèmesvariésoù scintillaient les délicates lumières blanches des guirlandes lumineuses. Ilsflânèrent devant le Rockefeller Center pour admirer une fois encore le sapinmonumental,puisilspoursuivirentjusqu’aumarchédeNoëldeBryantParkoùilsfirentletourdeséchoppes.Evaprittoutsontemps,examinantlesbijoux,lesdécorations,lesstandsd’artisanatetdeproduitsgastronomiqueslocaux.Ellejetaunregardd’excuseàLucas.
—Tunet’ennuiespastrop?Uneexpéditionshoppingavecmoi,çadoitêtretanouvelledéfinitiondel’épouvante,non?
Illuipritsespaquetsdesmains.—JenesuispasdouépourlesachatsdeNoël.Situpeuxm’aideràchoisir
mescadeaux,jeteserairedevableàvie.—Redevable, tu l’es déjà. Grâce àmoi, tu vas pouvoir respecter ta date
limitederemise.Jesuisunmiracleambulant.Comments’estpasséetarelecture,cematin?
—Bien.J’ensuisà ladernièreétape.Dèsdemain, j’envoie lemanuscritàmonagentetmonéditeur.Grâceàtoi.Ettuasraison:tuesunvraimiracle.
—Etsionlaissaittomberlescourses?Jepourraisterameneràlamaisonséancetenanteetopérerquelquesmiraclessupplémentairessurtapersonne?J’aienviedetoi,Lucas.
Il lui passa un bras autour des épaules et elle se blottit contre lui. Parmoments,elleenarrivaitpresqueàregretterquelaviecommuneavecluisoitsisimple,siévidente.Commesitoutentreeuxallaitdesoi.
Elleaffichaunsourirestoïque.— Tout compte fait, non. Ne succombons pas à la tentation. Nous ne
quitteronspas lechampdebatailleavantd’avoir trouvé lecadeauparfaitpourMitzy.
Ellesetournadenouveauverslestand,etLucaslalibéraàcontrecœur.—Àquoiçaressemble,uncadeauidéal?Jen’enaipaslamoindreidée.—Tun’aspasbesoind’idées:tum’as,moi.
Plusieursheuress’écoulèrentavantqu’ilsneregagnentenfinl’appartement.Ilslaissèrenttomberleurspaquetsenvracdansl’entréeetsedirigèrentendroiteligneverslachambreàcoucher.
Leursbouchessetrouvèrentdansunélanpresquedésespéré.Leurtempsdecohabitationtouchaitàsafin.Etplusl’échéanceserapprochait,plusilsfaisaientl’amouravecpassion.
Evasavaitqu’ilsn’avaientplusquetrèspeudetempsdevanteux.Quelquesjoursencore,puiselleferaitsesbagages.L’heuredel’adieutomberaitcommeuncouperetet ilsnese reverraientpeut-êtreplus jamais. Ilspartiraientchacundeleurcôté,etLucasnesauraitjamaisriendesessentimentsréelspourlui.
Evatournaitlesmotsdanssatêtealorsqu’ilsfaisaientl’amouraveclenteuretgravité,étirantlatensiondudésir,jouantdetouslesregistresdel’attenteetduplaisir.Encore et encore,Lucas lamenait jusqu’au bord de la jouissance et lamaintenait là,à la limite,pantelanteetenfiévrée.Jamais iln’yauraitde«bonmoment»pourluichanterlesmotsqu’elleavaitsurleboutdelalangue.Alorsautant les prononcer maintenant, alors que son amour pour lui la consumaitcommeuneflammevive,exigeantd’êtredit,hurlé,proclamé.Bientôttoutseraitterminéet,siellepartaitsurunsilence,elleleregretteraitprobablementtoutesavie.
—Jet’aime.Ellesoufflalesmotsd’amourdanssoncouetlesentitsefiger.—Jet’aime,Lucas.Jet’aime,jet’aime…Sans unmot, il plaqua sa bouche sur la sienne et lui imposa silence.Elle
sentit la tension de ses doigts dans ses cheveux et lemouvement de ses reinsmontaenpuissance,commes’ilétaitmûparuneurgencesoudaineetravageuse.À aucun moment, il ne cessa de l’embrasser— par désir ou par peur de cequ’elleluidonnaitàentendre,elleauraitétéincapabledeledire.
Ellegarda le silencemaiscontinuaà luiparlerd’amourde tout soncorps,murmurantlemessageparsescaresses,lechuchotantensilencedanssesbaisers.
UnspasmeparcourutlesreinsdeLucas.Ils’enfonçaenelleavecuneforceérotique décuplée qui déclencha en elle une jouissance inouïe — le premierorgasmedesavieàlameneràlacomplétudetotale.Lucaslarejoignitdansuncri,puisl’embrassadenouveau,encoreetencore,commes’ilnepouvaitpluslalâcher.
Longtemps,elledemeuraimmobilesouslui,commeétourdieparleplaisir,ivre de cette incroyable intimité amoureuse qu’elle venait de partager avecLucas.
Elleauraitvouluqueçadureencore.Queçaduretoujours.Ilétaitsonpremieramouretellenedemandaitqu’unechose:qu’ilsoitaussi
le dernier.Mais si leur relation devait s’arrêter là, elle se souviendrait de cetinstantetceseraitsansregrets.
***
Cefutlelendemainauréveilqu’elleperçutlechangementchezLucas.Ilnerestaitplusrienentreeuxdel’humour,delacomplicité,delasimplicité
spontanée.Àlaplaceétaitapparueuneattitudequ’ellenepouvaitqualifierquede…polie.
Ellel’observait,sidérée,sonmoralenchutelibre,commeunascenseurdontonauraitcoupélescâbles.
—Lucas?Qu’est-cequisepasse?—Cetrucentrenousestsortidesclous.Jenevoulaissurtoutpasqu’onen
arrivelà.Ellenes’étaitpasattendueàuneapprocheaussifrontale.Niàlabrutalitédu
diagnostic. Peut-être avait-elle espéré gagner encore un peu de temps, alorsmêmequ’ellelesavaitcompté.Elleavaitenviedelesupplierdesetaire.Illuirépugnait d’entendre cequ’il s’apprêtait à lui direparcequ’elle savait que sesprochainesparolessigneraientlafindeleurrelation.
—Tudisçaparcequejet’aiparléd’amour,c’estça?Jet’aifaitpeur?—Onneseconnaîtquedepuisunmois.— Et ça a été le meilleur mois de ma vie. Ce n’est pas la durée d’une
relationquicompte,Lucas,c’est l’intensitéet laprofondeur.Tune t’es jamaisdemandé pourquoi deux personnes peuvent se voir régulièrement pendant desannées sans que leur relation ne débouche jamais sur rien ? Puis l’un d’euxrencontrequelqu’unetc’estimmédiat.Unmoisplustard,ilssontmariés.
Sonvisagedemeuraimpassible.—Tumedemandesenmariage,c’estça?—Mais non !Ce n’est pas ça du tout ! Je dis seulement que nous avons
passébeaucoupdetempsensembleenunmois.Plusquedesgensquisortiraientensembledepuislongtemps,ennesevoyantquedefaçonoccasionnelle.Etpuisoui,jet’aime.Jerefusedementiràcesujet.
LatensiondéformaitlestraitsséduisantsdeLucas.—Cen’estpaspossible,Eva.
—Tuveuxdirequejenecomptepaspourtoi?—Tu comptes, si.Mais tu veuxvivre ton conte de fées.Et c’est quelque
chosequejenepeuxpastedonner.—Oh!Lucas…À la vague de tristesse qui la submergea vint se mêler une pointe de
découragementàl’idéequ’ilnecomprenaittoujourspas.—Lecontedefées,cen’estpaslePrinceCharmantnilaDameàlalicorne.
Lecontedefées,c’estl’amourlui-même.Monnuagerose,monrêvedoré,c’estjuste d’aimer et d’être aimée. Ça ne va pas chercher plus loin que ça.L’enchantement,ilestlà,pourmoi.
—L’amourn’estpascequetucrois.— Mais est-il pour autant ce que tu crois, toi ? L’amour n’est pas une
malédiction,Lucas,c’estunprivilège.Uncadeaudelavie.Ellepritune inspiration.Puisunrisque.Pourquoipas?Aupointoù ilsen
étaient,ellen’avaitplusrienàperdre.—Cecadeau,jetel’offre.Moncœurdanssatotalité.Pourtoujours.Lucasblêmit.Sonvisageétaitpâlecommedelacraie.—Eva…—Oui,jet’aime,Lucas.Jesaisquec’estallétrèsviteetc’estpeut-êtredela
foliedeparlerdesentimentsdurablesaprèsunepériodeaussibrève,etpourtantjesuissûredecequejeressens.Toutcequisepasseentrenousestauthentique,Lucas.Tumerendsheureuse.Avectoi,jen’aijamaiseuàfairesemblant,jamaiseu àme cacher ou àmemontrer différente de ceque je suis.Notre relation apeut-êtreétécourte,maisc’estlaplussincère,laplusvivante,laplusbellequej’aiejamaisvécue.
Devantsonregardsceptique,ellecherchalesmotspourplaidersacause—leurcauseàtouslesdeux.
—Parfois,tusorsavecquelqu’unetcelaprenduntempsfoudesavoiràquituasaffaire.Tunagesdansleflouettuvasdemalentenduenmalentendu.C’estlourd, c’est pesant, ça n’avance pas. Avec toi, il n’y a jamais eu ça. Tu étaisattentifàcequisepassaitenmoi.C’estgrâceàtoiquej’aicomprisquec’étaitépuisantdeprétendretoutletempsquetoutallaitbien.Quec’estidiotd’affirmerqu’onsesentautopalorsquecen’estpaslecasetqu’onatoutsimplementundeuilàvivre.Etjenedispasçapourcritiquermesamies.Lapression,jemelamettaismoi-même: jemefaisaisundevoird’être toujours joyeuseetpositive.Avec toi, je neme suis jamais senti cette obligation.Grâce à ton influence, je
remontelapente,jevaismieuxetjet’enremercie…Maisjeparleetjeparleetjeparle.Àtontour,maintenant.
Lucasavaitl’aird’unhommetraquésurlepointd’êtresoumisàlatorture.Ilsepassanerveusementlamaindanslescheveux.
—Jenesaispasquoitedire.Mêmesielleauraitpus’yattendre,ladéceptionfutbrutale.— Il y avait deuxou trois chosesque j’espérais entendrede ta part.Et ta
réponsen’enfaitpaspartie.Ilsepressal’arêtedunezàdeuxdoigtspuislaissaretombersamain.—Tudisquejeterendsheureuse,maisjusqu’àquand?Combiendetemps
crois-tuqueçapeutdurer,cegenredefragileétatdegrâce?Etquesepassera-t-il lorsque tu te réveilleras unmatin pour constater que je ne t’apporte plus lebonheurquetuattends?Jeneveuxpasêtreceluiquimassacreratabelleivressedevivre.C’estuneresponsabilitéquejerefusedeprendresurmesépaules.
—Alors ne lamassacre pas. Dis-moi que tum’aimes aussi et nous nousemploierons à nous épauler, à nous faire mutuellement du bien et à passerbeaucoupdetempsaulit.
—Parcequetucroissérieusementquec’estaussisimple?—Jecroisquel’amourpeutêtresimple,sionluidonnesachance.—Jenepartagepastonavis.Eva sentit soncœur saigner, commesionvenait de lepiétiner à coupsde
talon.Rassemblantsesforces,ellegrillasesdernièrescartouches.—Jenet’auraispascrusilâche,Lucas.—Jetedisquejeteprotègeettumetraitesdelâche?— Nous sommes conscients l’un et l’autre que la seule personne que tu
protèges,enl’occurrence,c’esttoi.JesaisquetuaimaisSallyanne.Jesaisquetuassouffertetquetusouffresencore.Jesaisaussiquecelan’apasétéundeuilfacile.Donc jecomprendsque tupuisseshésiterà reprendre le risqued’aimer,maistun’aspasbesoindeteprotégerdemoi,Lucas.Larelationquenousavonsconstruitem’estprécieuseetjeneferaijamaisrienquipuissel’abîmer.
—Maismoijepourraislefaire.—Non.Elleadoucitletondesavoixcarellesavaitquelconflitsedéroulaitdansla
têtedeLucas.—Toinonplus,tuneferaisjamaisrienquipuissedétruirenotrerelation.Je
pensequ’aufonddetoitulesais,maistuaspeurdelereconnaître.
Forçantsesjambesdeplombàsemouvoir,ellesedétournapoursedirigerversl’escalier.
—Oùtuvas?—Bouclermesvalises.— Parce que tu comptes partir tout de suite ? demanda-t-il d’une voix
rauque.Seulementsitunefaisrienpourmeretenir.—Quelle raisonmedonnes-tuderester,Lucas?Mamissionofficielleest
terminée. Ce pour quoi tu m’as payée, je l’ai fait. Si je restais, ce serait paramour.Etmonamour,tuneveuxpasenentendreparler.
Elleavaitgrimpélamoitiédesmarcheslorsqu’illarappela.—Attends!Elle s’immobilisa net au son de sa voix. L’espoir refleurit timidement,
comme la flamme fragile d’une bougie que le vent aurait couchée sansl’éteindre. Elle se retourna lentement, le cœur battant à grands coupsdésordonnésdanssapoitrine.
—Oui?—Resteencoreunpeu.—Etensuite?Lorsqu’ilneréponditpas,ellerecommençaàgravirl’escalier,soudainvidée
etàboutdeforces.—Ilyadeschosesdanslaviepourlesquellesjesuisprêteàmebattre:mes
amis, mon entreprise, mon avenir. Mais je ne me battrai pas pour ton cœur,Lucas. Si tu ne peux pas le donner de ton plein gré, je préfère m’en passercomplètement.
Chapitre19
«Soisdanslaviecommesurletatami:faispreuvedesouplesse.»—FRANKIE
Tristecommelesnuagesquiavaientenvahi lecield’hiver,Evalongeait laCinquièmeAvenue.Quelquesfloconslégerstombaientdanslematingris.
Ellelevasonvisageverslaneigeetfermalesyeux.Surune impulsion,elleentradans lacathédraleSaint-Patrick,uneoasisde
calmeetdepaixaucœurd’undesendroitslesplusfréquentésdeNewYork.Elle était souvent venue visiter l’immense édifice néo-gothique avec sa
grand-mère, mais c’était la première fois qu’elle éprouvait le besoin d’yretournerdepuissamort.
Les souvenirs deGrams lui serraient le cœur et elle se glissa sur un bancpours’asseoirunmomentensilence,admirantl’impressionnantearchitectureetlabeautédesvitraux.
Un chœur de femmes chantait et leurs voix claires s’élevaient, montaientjusque sous les voûtes vertigineuses. Une boule se forma dans sa gorge,l’empêchantdedéglutir.
Elleavaitétésisûredel’amourdeLucaspourelle!Maisjamais,àaucunmoment,ilneluiavaitditqu’iléprouvaitdessentimentsàsonégard.Peut-êtrequ’elle avait mal interprété les signes, en laissant ses espoirs et ses rêvesdéformersaperceptiondelaréalité?
Ellesongeaàtoutcequ’elleavaitapprispendantcesquelquessemainesoùelleavaitpartagésesjournéesetsesnuitsaveclui.
—Tuvois,Grams,tun’avaispastoujoursraisonsurtout,finalement.Elleesquissaunfaiblesourireens’apercevantqu’unefoisdepluselleparlait
àsagrand-mèredanssatête.
—C’estbiend’êtrelesoleil,maisparfoisonaaussiledroit—etmêmelebesoin—d’êtrelenuagedepluie.L’équilibred’unevieveutqu’onsoittantôtlerayon,tantôtl’averse.
Etc’étaitLucasquileluiavaitappris.Elle avait pu s’ouvrir à lui comme elle ne s’était encore jamais ouverte à
personne.Etcettecomplicitéallaitluimanquerpresqueautantquelesexe.Elleavaittoujourspenséquelapirechosequipouvaitluiarriverseraitdenejamaisconnaîtrel’amour,maiselledécouvraitqu’ilyavaitnettementplusdouloureuxencore,etc’étaitd’aimerquelqu’unquinevoulaitpasdevous.
—JoyeuxNoël,Grams,chuchota-t-elle.Tumemanques.Elleserecueillitencorequelquesinstantspuiselleallumaunciergepoursa
grand-mèreet,lecœurlourd,repartitàtraverslesruesenneigées.Danslemétrobondé, des familles joyeuses se bousculaient, surchargées de paquets et toutexcitéesparlaperspectivedesfêtesquicommençaient.
PaigeétaitàlafêtedeNoëldel’entreprisedeJake,etFrankieetMattsurletrajet de retour duConnecticut où ils s’étaient déplacés pour un chantier. Elleauraitdoncl’immeublepourelletouteseule.
Touteseule.Maiscen’étaitpassasolitudeàellequilapréoccupait,enl’occurrence.C’étaitcelledeLucas.Elletournalaclédanslaserrure,laissatombersessacsparterreets’affala
surlecanapésansmêmeprendrelapeined’enleversonmanteau.Que faisait-il àprésentqu’il avait terminé sonbouquin? Iln’avaitplus la
moindreexcusepourrestercachéchezlui.Avecquipartagerait-ildésormaissesinquiétudes et ses secrets ? Passerait-il le reste de sa vie à se taire sur ce quis’étaitvraimentpasséentresafemmeet luiparsoucideprotéger lafamilledeSallyanne ? Resterait-elle la seule personne aumonde à qui il avait confié lavéritésursonpremieramour?
***
—OnpeutcomptersurtaprésenceàNoël,alors?Tonfrèreapromisqu’ilviendrait.Dieu sait queça tientde l’exploitdevous réunir tous lesdeuxdansune même pièce… Lucas, tu m’écoutes au moins ? Pourquoi restes-tu plantédevantcettefenêtrecommeça?
Lucas se retourna et tenta de concentrer son attention sur sa grand-mère.Dans sa tête tournait inlassablement le souvenir de ces quelques instants à
couperlesouffleoùEvaluiavaitditqu’ellel’aimait.Commentcelaavait-ilpuseproduire?Ilavaitélevétouteslesbarrièresnécessaires,pourtant.Mais,d’unefaçonoud’uneautre,elleavaitréussiàcreuserunebrèche.
—Désolé.Qu’est-cequetudisais?—Jet’expliquaisquej’allaisépouserunchanteurd’opéradevingtetunans
etquenouscomptionsnousinstalleràVienne.—Bien,bien…Bonneidée.Ilpensaà lanuitoùEvaavaitpleuré.Etmaintenant,était-elleen trainde
pleurer ? La culpabilité était comme une bête sournoise qui lui rongeait lesentrailles.
Ellel’avaitquitté.Evaavaitpliébagageetdésertésonappartement.Justeaumoment où elle venait de lui révéler qu’elle l’aimait. Elle avait mis sessentimentsànuetluiavaitoffertsoncœursurunplateau.
Puiselleétaitpartiesansunmotenrefermantlaportederrièreelle.Ilprituneprofondeinspirationetacceptaderegarderlavéritéenface:elle
était partie parce qu’il ne lui avait pas donné une seule raison de rester.Maisquel argument aurait-il pu avancer ? L’amour n’était pas chose simple et necoulaitpasdesource,contrairementàcequ’elleseplaisaitàfantasmer.Ils’étaitmontréraisonnablepourdeux,voilàtout.
—Lucas?Danslavoixdesagrand-mèreperçaitunedouceurinhabituelle.—C’esttoujoursungrandplaisirpourmoidetevoir,maispourquoivenir
icisitunesouhaitespasengagerlaconversation?Tuasl’intentiondemeparlerdecequitepréoccupe?Ouderestermuetdevantcettefenêtrependantl’entièreduréedetavisite?
—Jenesuispaspréoccupé.Jesuisvenut’apportertoncadeaudeNoël.Illuitenditunpaquetartistiquementemballé.—Tupeuxl’ouvrirtoutdesuite,situveux.Tun’espasobligéed’attendre
demain.Sagrand-mèrepritlepaquetetleplaçasurlapetitetableàcôtéd’elle.—Ilattendrademain.Saufbiensûrsitoncadeauestlanouvellequetuas
demandéEvaenmariage.Lucassepétrifia.—Si c’est ce que tu espères, tu peux attendre longtemps.Cela n’arrivera
pas.—Parcequetuesbutécommemilleânes?—Parcequejenesuispasamoureux.
Alorsmêmequ’ilprononçaitcesmots,ilsentitqu’ilsnesonnaientpastoutàfaitjuste—commedesfaussesnotesdanstoutsonjolidiscours.
Sagrand-mèrel’observaitd’unairpensif.—Bon,ehbien,tantpis.Tuprendrasbienunepartdecegâteau?C’était tout ? Elle lui parlait d’amour quelques secondes plus tôt et
maintenantelleluiproposaitdugâteau?—C’esttoiquil’asfait?—Pasmoi,non.Eva.—Elleestvenueici?—Çaal’airdetesurprendre.Jelaconnaisdepuispluslongtempsquetoi,
Lucas.—Ettul’astrouvéecomment?Triste?Déprimée?Iln’étaitpascertaindevouloirentendrelaréponseàsaquestion.Sielleétait
triste,celasignifieraitqu’illuiavaitfaitdumal.Siellen’avaitrienperdudesajoiedevivre,enrevancheilluifaudraitenconclurequ’elles’enfichait.Quesesmotsd’amourn’avaientétéqueduvent.
L’amour,cen’estjamaissisimple.Sa grand-mère prit ses lunettes sur la petite table d’appoint à côté de son
fauteuiletlesenfilasursonnez.—Pourquoi?Tuluiasdonnédesraisonsd’êtretristeetdéprimée?Desmilliers de raisons, en vérité.Mais il ne se voyait pas entrer dans les
détails de sa vie privée avec sa grand-mère de quatre-vingt-dix printemps.Cen’était pasparcequ’elle l’avait bourréde friandisespendant son enfancequ’ilpouvaitsoudainsemettreàtoutluiraconter.
—Eva vit une période difficile en cemoment, précisa-t-il d’un ton raide.Elleaperdusagrand-mèrel’annéedernière.
—Jesuisaucourant.Nousenavonssouventparléensemble,Evaetmoi.Mais tu sais que ce n’est pas la raison pour laquelle Eva est effondrée en cemoment.
Lucassesentaitcommeunaccuséappeléàlabarre.—Est-cequ’ellet’aditque…?—…tuveuxsavoirsielles’estépanchéeausujetdecequis’estpasséentre
vous?Laréponseestnon.Ellen’avaitpasbesoindelefaire.Touteslestempêtesquiagitentlecielintérieurd’Evaselisentàlivreouvertsursonvisage.Evaestquelqu’undedélicieusementspontané.Lafaçondontellem’aparlédetoim’adittoutcequej’avaisbesoindesavoir.C’estdommagequesessentimentspourtoisoientàsensunique.
Mitzyretiraseslunettesetlesessuyaavecsoin.—C’estdoncçaquiteturlupine?Tutesenscoupable?Cen’estvraiment
pas nécessaire, Lucas. Personne n’a à se sentir fautif parce qu’il n’est pasamoureux.L’amourn’estpasunsentimentquel’onpeutfairenaîtredeforce.Ilestlà,ouiln’yestpas.Evaaprisunpetitcoupaumoral,c’estvrai.Maisc’estune fille belle, drôle et généreuse. Il ne lui faudrapas longtempspour trouverquelqu’und’autre.
Quelqu’und’autre.C’étaitunepossibilitéqu’iln’avaitpasencoreenvisagée.—Tuvoudraisqu’elletrouvequelqu’und’autre?Sa bouche était sèche comme du carton, sa gorge râpeuse. Son cœur
s’acharnait àgrands coups contre ses côtes, commepour le traiterde crétin etd’inconscient.
— Tu ne penses quand même pas qu’une fille comme Eva reste seulelongtemps?Elleauncœurenor,untempéramentsolaireetunegentillessesanségale.Ilnes’écoulerapasunmoisavantqu’unhommeavisénes’enaperçoiveetnesehâtedecueillircettefleurrare.Jeneseraisd’ailleurspasétonnéequ’ellefasseundecesmariages-coupdefoudrequisedécidentenl’espacedequelquesjours. Elle sait ce qu’elle veut dans la vie et elle a confiance en ses propressentiments. Ce n’est pas non plus le courage qui lui manque. Donc,sérieusement,nevapast’empoisonnerlaconscienceavecdesremordsinutiles.Commetun’espasamoureuxd’elle,tun’éprouverasquedusoulagementdelavoirheureuseavecunautre.
Sa grand-mère chaussa de nouveau ses lunettes et le dévisagea avecinquiétude.
—Tuasl’airunpeupâle.Jepariequetupassesdesnuitsentièresàécrire.Cen’estpassaindutoutcommerythmedevie.Maintenantquetonromanestterminé,tudevraistereposer,prendrel’air.
Son chien, Cacahuète, s’approcha pour se frotter le museau contre sacheville. Lucas se pencha pour le prendre dans ses bras et se revit chez levétérinaireavecEva,lejouroùilsavaienttrouvélechiot.Sagrand-mèreavaitraison. Une fille comme Eva ne resterait pas sur un échec. Elle refuserait depasser ses nuits à pleurer. Avec une nature positive comme la sienne, elleramasseraitsesbillesetsouriraitdenouveauaumonde…etauxhommes.
Sonamourpourlui laisseraitenelleuneblessure,maislaplaiefiniraitparguérir.Ellesauraitfairecequ’ilfallaitpour.
Ileutunevisiondubeaucorpsnud’Evadanslesbrasdequelqu’und’autreetregrettadenepasavoirdepunching-ballàsadisposition.
Et si elle rencontrait un type qui ne comprenait rien à la sensibilité siparticulièrequiétaitlasienne?Quelqu’unquiabuseraitdesagénérositéouquimalmèneraitsesrêves?
Sagrand-mèreluitenditunepartdegâteau—unecréationélaboréeàbasede génoise, de crème chantilly et de fraises fraîches. Cela lui fit penser à latextured’unepeauclairedefemme…àdeslèvrescouleurrubis.Àlasouplessedelasoieetàl’odeurfruitéedushampoingd’Eva.
Parpolitesse,ilenpritunecuilleréeetlaportaàsabouche.Maisildécouvritquel’appétitn’étaitpasaurendez-vous.
Ilreposasonassietteàgâteauavecbrusquerie,provoquantuntintementdemétaletdeporcelaine.
—Bonsang,maistudevraistremblerpoursonsort,Gran!Evaadesrêvesrosebonbonpleinlatête.Ellevoitlemondecommeunvasteclubdevacancessouriantpeuplédegenssympathiques!Ellevasefairebouffertoutecrue.
Sagrand-mèrerécupéradejustessesacuillèrequimenaçaitdechuterausol.— Ce n’est pas la vision que j’ai d’Eva. Je la vois comme une fille
déterminée, qui sait tirer le meilleur parti de la vie comme elle vient. C’estquelqu’unqui se fixedes caps et qui s’arrangepour les tenir.Avoir des rêvesn’est pas une tare,Lucas.Surtout lorsqu’on a le couragede se battre pour lesréaliser.Etj’estimequec’estlecasd’Eva.
«Jet’aime,Lucas.»Evaavaiteuducran,eneffet.Ellen’avaitpaseupeurdemettrelavéritéde
soncœurànu,alorsque,desoncôté,ilneluiavaitdonnéaucunegarantiequantàlaréciprocitédesessentiments.
Ilsepassaunemainlassesurlevisage.—Jenepourraisjamaisêtreceluiqu’ellevoudraitquejesois.Sagrand-mèrereposalathéièreetluijetaunregarddubitatif.—Tuessûrquec’estpourEvaquetudisça?Celanes’appliqueraitpasà
Sallyanne,plutôt?Ilsefigea,setenantd’instinctsurladéfensive.—Commentça?—Sallyanneétaitunefemmecompliquée—quelqu’unquisecherchaitet
quinesetrouvaitpas.Commevotrerelationétaitcomplexe,tuenasdéduitquel’amour était un sentiment tortueux en soi. Mais Sallyanne avait de grosproblèmes,Lucas—etdesproblèmesquinevenaientpasdevotrecouple.Tune
pouvaispas tout résoudreà saplace.Ni laguérir si ellene souhaitaitpas êtreguérie.
Soncœursemitsoudainàbattre trèsvite.Iln’avait jamaisabordélesujet«Sallyanne»avecsafamille.Etilyavaitquelquechosedeterrifiantdanslefaitd’évoquerlenaufragedesoncoupleavecundesesproches.
—Aprèssamort,jen’aipasarrêtédemedirequejen’avaispasfaitcequ’ilfallait,quejen’avaispasétéàlahauteuravecelle…
—Ettut’estorturépendanttroisansavecça.Ilvituneprofondecompréhensiondansleregardattentifdesagrand-mère.—J’ailongtempsespéréquetutedécideraisàvenirm’enparler,dit-elle.Ça
mefaisaitmaldevoirquetugardaistoutecettesouffranceentoi.—Jenevoulaispasdétruirel’imagepositivequetoutlemondeavaitd’elle.
Malgrétoutcequis’estpassé,jel’aimais.—Et elle t’aimait aussi,même si cet amour était compliqué à vivre pour
elle.—Àlafin,jenesavaisplusdutoutcequ’ellevoulaitdemoi.L’ombred’unsourireeffleuralestraitsdeMitzy.—JecroisquecequevoulaitSallyanne—etcequ’ellesouhaiteraitpourtoi
sielleétaitencoreenvie—,c’estjustequetusoisheureux.Peut-êtrequelavie—etl’amour—,c’estfinalementaussisimplequecela.
***
—Bon.Tunousracontestoutmaintenant.L’histoireentièredeAàZ.Paigeversaduvindanstroisverres,etEvas’effondrasurlecanapé.Matt et Jake étaient sortis jouer au poker avec Daniel, le frère aîné des
jumelles,etunautredeleursamis.Ellesavaientl’immeubleàdispositionpourellestrois.
—Iln’yapasvraimentd’histoire.Jesuistombéeamoureuse,c’esttout.Rien ne servait dementir ni de différer. Elle était trop épuisée pour faire
semblant.Etdetoutefaçon,elleavaittoujoursétéincapablededissimulerquoiquecesoitàPaigeetàFrankie.
Paigeportasonverreàseslèvres.—Etl’affaires’arrêtelà?—L’affaires’arrêtelà,oui.—Tuessûresûrequ’iln’apasdesentimentspourtoi?
EvagardalesyeuxrivéssurleliquidecouleurrubisaufonddesonverreetsongeaàlanuitoùelleavaitouvertundesromanéecontideLucasdontleprixdépassaituneannéedesonloyer.
—Jenesaispas.Ilsepourraitqu’iltienneàmoi,maisilrefusetouteformed’attachementamoureux,donciln’admettrajamaisrien.Jel’aime.Jecroisqu’ilm’aimeaussi.Çadevraitêtresimple,pourtant.
—Jevaisletuer.Frankiefitclaquersonverresurlatableetattrapalabouteille.—N’ayantpascommetoiunenaturedouceetgénéreuse, jen’auraiaucun
problèmepourleretrouveretpourledésosserdefaçonlenteetméthodique.Evafrissonna.—Vousvousseriez tellementbienentendus, tous lesdeux.Pourquoies-tu
encolèrecommeça?—Jenesuispasencolère.—Ladernièrefoisquejet’aivucetairféroce,c’estquandl’exdeRoxya
débarquéicietquetuasfailli luiarracherunbras.Qu’est-cequej’aifaitpourt’énervercommeça?
—Rien.Tun’asrienfait.C’estlui.Frankiebouillonnaitvisiblementderage.Elletenditlamain.—Donne-moitontéléphone.—Pourquoi?—Donne-le-moi,c’esttout.—Pasavantquetumedisescequetuveuxfaireavec.—Ilfautbienquequelqu’unsechargedeluidirequ’ilsecomportecomme
unconnard.Etcommetuestropgentille,jeprendslaresponsabilitésurmoi.Frankieclaquadesdoigts.—Allez!File-moicetéléphone.—Jamaisde lavie !Qu’est-cequi teprend?C’estmasouffrance,pas la
tienne.—Erreur.Quandtuasmal,j’aimal—etjedétesteça.Frankieselaissatomberdansunfauteuilàcôtéd’elle.—Etmerde.Çamehérisse,tiens.Denoustrois,c’esttoiquiauraisdûvivre
l’histoired’amour laplusresplendissante.Tuméritaisdedanseravec l’hommedetesrêvessurfonddesoleilcouchant,toutenchevauchantl’unetl’autredeslicornesjumelles.
Evasouritàtraversseslarmes.—Jen’aiencorejamaisvudelicornedanser.
Frankieouvritlesmainsensigned’impuissance.—Etmoijen’aijamaisvudelicornedutout,cequiprouvebiencequeje
viensdedire.Paigetoussota.—Onpeutreveniràlaréalité,s’ilvousplaît?Avec son tact habituel, Paige recentra leurs arguments sur un versant plus
pratique.—Frankie,Evaaraison:cettehistoirelaconcerneelleetpersonned’autre.—Tuesentraindemedirequejen’aipasledroitdebriserlanuqueàce
crétin?Jakeetmoi,onpourraitsemettreàdeuxetl’écorchervif.—Cen’estpasnotrefaçondeprocéder.Paigepritlabouteilleetremplitdenouveaulesverres.Evahochalatête.—Onnepeutpasforcerquelqu’unàvousaimer.Cen’estpascommeçaque
çamarche.—Celaconfirmecequejesavaisdéjà:tomberamoureuse,c’estjustecent
pourcentmerdique.Frankiebutunegénéreusegorgée.—Ressers-moi,Paige.Jeveuxporteruntoast.—Tuessûrequetun’aspasdéjàassezbu?—Jecommenceàpeine.Elle poussa son verre de l’autre côté de la table et attendit que Paige le
remplisse.— OK. Levez vos verres, mesdames. Pour commencer, nous buvons au
succèsdenotreentreprise.Quelleaventure,mesamies.ÀUrbanGénie!Frankielevasonverretrèshaut,etPaigeetEvasuivirentsonexemple.—ÀUrbanGénie!EllesavalèrentunegorgéepuisFrankielesarrêtad’unsigneimpérieuxdela
main.—Stop.Cen’estqu’undébut.Jeboisaussiànous trois.Aufaitquenous
avonsréussiànepasnousentre-tuermalgrénosstylesdivergents.Evaluijetaunregardperplexe.—Tuvoulaismetuer,moiaussi?—Lèvetonverre,jetedis!Elles’exécutadocilement.—À l’amitié ! claironnaFrankie.Parceque lavéritableamitié transcende
lesdifférences.Jepréfèrelireunromannoir,toituteplongerasplusvolontiers
dansunromanfeelgood.Maiscen’estpasgrave.Jetepardonneteserreursdegoût.
Evahaussalessourcils.—Mercipourtagrandemagnanimité.—Jeboisànotreamitié-pour-toujours.Frankieagitasonverre,etPaigesemitàrire.— Il vaudrait peut-êtremieuxquece soit notredernier toast, sinon tuvas
avoirunegueuledeboismonstredemain.Etc’estNoël,rappelle-toi.—Justeunencore.Frankiepritlabouteilleetleurremitunetournée.—Ànotresolidaritéparventsetmarées,pourlemeilleuretpourlepire.Au
soutienquenousnoussommestoujoursapporté!EvavitleregarddeFrankies’adoucirenseposantsurelle.—Àlasolidaritéentrefilles.—Àlasolidaritéentrefilles,chuchota-t-elleàsontour,lagorgenouée.Paigejoignaitsavoixauxleurslorsquelaportedel’appartements’ouvrità
lavolée.MattetJakeentrèrentensequerellantbruyammentausujetdelapartiedepokerquivenaitvisiblementdeseterminer.
—Cen’estpasparcequetun’aspasgagnéqu’ilfautforcémentendéduireque j’ai triché ! fulminait Jake en refermant le battant d’un coup de pied.Apprendsàperdredansladignité,merde!
— Je suis tout à fait capable d’accepter une vraie défaite,mais je t’avaisbattuet…
Matts’interrompitnetenlavoyant,laminedéfaite,surlecanapé.—Qu’est-cequit’arrive,Eva?Ques’est-ilpassé?Sasollicitudeluiréchauffalecœur.—Rien.—Tunepleuresjamaispourrien.Jakeaccrochasonmanteau.—Elle pleure en regardant des comédies romantiques.Techniquement, ça
équivautàpleurerpourrien.Frankielevalesyeuxauplafond.— Tu pourrais la fermer cinq minutes, Jake ? Ce n’est pas parce que tu
manquesde lasensibilité laplusélémentaireque tuesobligédemettre tout lemondedanslemêmepanier.
— Je ne suis pas insensible. Il m’est arrivé de pleurer devant un filmsentimental.Bond’accord,c’étaitjusted’exaspération.Etdepuisquandtunous
lajouesMissSensible,Frankie?Mattnelesécoutaitmêmepas.—Eva?—Toutvabien.Tusaisquej’ailalarmefacile.Frankieajustedituntruc
sympaquim’aémue.C’étaitdécidé:elleneseplaindraitninebroieraitdunoir.Lucasrefusaitson
amour,c’étaitsondroit.Elleavaittentésachance,s’étaitheurtéeàunmuretiln’yavaitplusrienàfaire.
Àpartseressaisiretpasseràautrechose.CefutautourdeJakedehausserunsourcilironique.—Frankie,direuntrucsympa?Tuessûred’avoirbienentendu?Frankieluijetaunregardnoir.—Situn’étaispassurlepointdetemarieravecmonamie,jet’attaquerais
avecuncouteaudeboucheretjetemettraisentranches.— Au combat, tu n’aurais aucune chance contre moi. Tu es peut-être
ceinturenoiredekaratémais,à l’écolede la rue, j’aiappris lescoups lesplusvicieux.Etjen’hésitepasàm’enservir.
—Çasuffit,vousdeux!C’estNoëlet,àNoël,personnenesetapedessus.Paigetournalatêteverslaporte.—OùestDaniel?— Il est rentré chez lui. Rejoindre sa famille.MêmeDaniel observe une
trêveàNoëletarrêtependantquelquesheuresdes’envoyerdesfilles.Evalesécoutaitensouriantdenouveau,absorbantenelleleurchaleur,leurs
rires,leurdrôlerieetleurspiquesaffectueuses.L’amitié-pour-la-vie, songea-t-elle. Pas seulement avec Frankie et Paige,
maisaussiavecJakeetMatt.Ellen’avaitpluslesentimentd’êtreseulesuruneîledéserte.Ellesesentaitdansuncocon,connectée,entourée,aimée.
—Moiaussi,jeveuxporteruntoast,proclama-t-elleenlevantsonverre.Jeboisàmafamilledecœur!Ilyalafamilledanslaquelleonnaîtetcellequ’onsecrée.Lesdeuxontleursmérites.Maisjevousremercied’êtremafamilledecœuràmoi.
Ilyeutunmomentdesilence.Jake,lepremier,repritlaparole:—Continuecommeçaettuvasmêmeréussiràmefairepleurer.IlsubtilisaleverredePaigeetlelevaavecemphase.—Àvoustous!Vousêtesinvivablestousautantquevousêtes,maisjene
peuxpasvivresansvousquandmême.
—Ànous!repritEva.EtFrankieetMattsejoignirentauchœur.Paige,elle,eutunsouriresuave.— Si je te surprends encore une fois à piquer mon vin, Jake, tu vas
commenceràcomprendrelesensréeldumot«invivable».
Chapitre20
«Leshistoiresd’amouravecunhappyendsontcommelespersonnesquilesvivent.Chacuneestunique.»
—EVA
LeRomano’s était bondé. Eva alla traîner sa déprime côté cuisine où elleavait promis de seconder la mère de Jake. Par commodité, compte tenu dunombre exceptionnel de convives,Maria et son équipe s’étaientmis d’accordpourproposeruneformuleunique.Evaavaitcontribuéàl’élaborationdumenuretenu et n’avait pas besoind’être brieféepour semettre à la tâche.Maria luiavait suggéré d’aller plutôt s’asseoir et de profiter du repas deNoël avec sesamis.Mais Eva préférait avoir les mains et l’esprit occupés que de laisser lechamplibreàdesressassementsausujetdeLucas.
LatentationavaitétéfortedepassersajournéedeNoëllatêtecachéesouslacouette,etellenes’étaitarrachéedesonlitquepouréviterd’inquiétersesamis.Si sa grand-mère avait encore été là,Eva aurait couru se réfugier chez elle etGramsaurait trouvélesmotset lesgestespourluibooster lemoral.Elleseraitressortiedechezellepluslégère,plusforteetplusconfianteenelle-même.
Enl’étatactueldeschoses,illuifaudraitpuiserdanssespropresressourcespoursetenirlatêtehorsdel’eau.Aprèslabrèvephased’euphoriedelaveilleausoir,lecontrecoupsefaisaitsentir.Elleétaitmoralementépuiséeetàl’extrêmeborddeslarmes.
CommeleNoëlprécédent,ellese retrouvaitàserrer lesdentsetàprendresurellepourarriverauboutdelajournéesanss’effondrer.
EtLucas?Commentpassait-ilsajournéedu25décembre?S’était-ilrepliésursasacro-saintesolitudeouavait-ilaumoinsfaitl’effortd’allervoirsagrand-mère?
—Ahtevoilà,Eva!Commentçava,bellissima?
Mariaétaitdéjàsurlepieddeguerredepuislematin.Elleavaitlesjouesenfeuàcausedelachaleurdufouretdelapressiondespréparatifs.
—Çavasuper,merci.EvavitleregarddeMariaethaussalesépaules.— Bon, OK, pas vraiment super. Une partie de moi — la partie
incurablement naïve et rêveuse — croyait que je comptais réellement pourLucas.
—C’estpeut-êtrelecas.Evapritunetêted’ailetdétachaunegousse.—Pas assez, en tout cas.Et puis, il faut être foupourpenser qu’on aime
quelqu’unpourlavielorsqu’onleconnaîtdepuisunmois.—Tucroisvraimentqu’ilfautêtrefoupourpenserça?—Paige et Jake se sont rencontrés à l’adolescence.Et Frankie etMatt se
connaissentdepuisencorepluslongtempsqueça.— Il n’y a pas qu’une seule façon de tomber amoureux, ma chérie. Et
d’aprèscequejecomprends,entreLucasettoi,ilyaeuuneententeimmédiate.—Onétaitassezenphase,oui.Vidéedesonénergie,Evafixasonmorceaud’aild’unœilsombre.—Jeluiaibeaucoupparlédemoi.Ilm’abeaucoupparlédelui.Alors,j’ai
cruque…Ellesecoualatête.—Peuimportecequej’aicru.J’étaisidiote.— Ne pleure pas, Eva. Il ne faut pas que tu aies les yeux rouges
aujourd’hui!—Oui,jesais.C’estNoël.Jenedoispasgâcherleplaisirdesautres.Marialuipritl’aildesmains.— C’est à ton plaisir que je pense, plutôt. Je te connais. Tu auras envie
d’êtrejolie.Vatemettreunpeuderougeàlèvres.S’il y avait un conseil auquel elle ne s’attendait pas de la part deMaria,
c’étaitbiencelui-là.—Pourquoifaire?Jen’aipasbesoindemaquillagepourmonface-à-face
avecunrôtidebœufetdespommesdeterreaufour,mêmerelevéesàl’ailetauromarin.
Toutlemondeautourd’elleavaitl’airexcité,joyeuxetbourréd’énergie.Cequirendaitd’autantplusarduelaluttequ’elledevaitmenerpourfaireàpeuprèsbonnefigure.
—Tuverras.Çafaittoujoursdubiendeprendresoindesonapparence.
Marialaserraavecaffectiondanssesbras.—Tagrand-mèreseraittrèstrèsfièredetoi,machérie.Etmaintenant,ilfaut
qu’onsortelebœufdufoursionneveutpasleurserviràtousdestranchesdesemellenoircie.
Eva n’était pas persuadée que sa grand-mère aurait été fière d’elle en lavoyant se répandre façonnuagedepluiedans les cuisinesduRomano’s.Maiselle ne dit rien et se concentra sur ses tâches. Cuisiner avait toujours été uneformede thérapiepourelle.Elle trancha,hachaetdécoupaavec lecerveauenmodepilotageautomatique.
L’organisationdescuisinesétaitrôdéeà laperfection.Elles’yintégrasansdifficulté et trouva un apaisement dans les gestes culinaires familiers. C’étaitreposantdeselaisserporterparlecourantsansavoiràréfléchir.
—Ev?Frankieapparutsurlepasdelaporte,etEvalavitéchangerunrapideregard
avecMaria.—Tupeuxveniruninstant?luiditsonamie.Onaquelquechosepourtoi.—Çanepeutpasattendre?J’aiquatre-vingtscouvertsàassurer.Onesten
pleinrush,là.Elle était fière de parler d’une voix forte et décidée — même si elle
ressentait tout le contraire. Armée de maniques, elle retira un grand plat depommesdeterredufour.
—Jecroyaisquelaséancecadeauxétaitprévuepourplustard?—C’enestunqu’onnepeutpasemballer.Maisildevraitteplaire.Le ton de Frankie était bizarre. Elle avait l’air ou très excitée ou très
satisfaited’elle-même.Peut-êtremêmelesdeuxàlafois.—Iln’yariendontj’aievraimentenvieencemoment,tusais.Frankiedonnadessignesd’impatience.—Est-cequetupourraisrappliquergentimentaulieudetergiverser?Jene
suispasdouée,moi,pourcesmachinsd’agentsecret.—Maisj’aipromisàMariadeluifaireuneréductiondevinrouge!—Jem’enoccupe,moi,detaréduction.Sijeprendsduvinetquej’enbois
lamoitié,ceseraréduit,non?Frankievintlatirerparlamanche.—Allez,allez…JeserailemarmitondeMaria.—Etmoi,jem’occupedeça.Maria luiprit leplatdepommesde terredesmainset indiqua laportedu
menton.
—File,Eva.Jemedébrouille.Evas’apprêtaitàouvrirlabouchepourdemandercequ’ellesmanigançaient,
maisPaigeneluienlaissapasletemps.Elledébarquaàsontourencuisineavecsesaffairesàlamain.
—Tiens,Ev,tonsac.Ouplutôt,non,attends.Paigeensortitunetroussedemaquillage.—Nebougepas,surtout.—Maisqu’est-cequisepasse,à lafin?Voustrouvezquej’aiunesisale
têtequeça?D’abordMariameditdememettredurougeàlèvres,puis…—Arrêtedeparler.Jenepeuxpastemaquillersitubougestoutletemps.Paigeluifitunrelookingexpress,avecquelquescoupsdecrayon,unnuage
deblushetunsoupçondegloss.—Etvoilà.Classe…C’estparti,maintenant!Sonamieclaquadesdoigts,etJakeapparutaveclemanteaud’Eva.Ellele
pritensecouantlatête.—Vousmejetezdehors,c’estça?J’aimeraisquequelqu’unm’explique.—C’estunesurprise.Paigelagratifiad’unsourirequiluifenditlecœur.—JoyeuxNoëlàlameilleureamiequelaterreaitjamaisportée.—Hé!protestaFrankie.C’estmoi,l’amiedonttoutlemonderêve…Viens
là,Eva,quej’essuielestracesdefarinesurtarobe.Parfait.Maintenanttupeuxyaller.Toncarrosset’attend.
—Mon carrosse ? Vous avez bu, ou quoi ? J’ai l’impression que tout lemondeaperdulatêtedanscerestaurant.
Evaselaissamanœuvrerjusquedanslasalleprincipale.Pendantuninstantdepurefolie,ellesedemandasiLucasseraitprésentparmi lesconvives.Etsic’étaitluilasurprisedontilsluiparlaient?Lecœurbattant,ellefouillalasalleduregard.PasdeLucas.Labrutaleintensitédesadéceptionlapritparsurprise,lalaissantlesjambesfauchées.
Du coin de l’œil, elle vitMatt qui lui souriait à l’entrée du restaurant etentrevitRoxy,laminerêveuse,quitenaitsafilleMiadanslesbras.
Ils avaient tous une tête si réjouie qu’elle ne voulut pas doucher leurenthousiasme.Elleréponditàleurssouriresets’efforçademurerLucashorsdesespensées.
Puisqu’ils s’étaient décarcassés pour lui préparer une surprise, elle feraitl’effortd’avoirl’aircontente.Ellepouvaitbienfaireçapoureux.
—Tunousappellesaprès?Juré?
Paige la poussadehors etEva frissonna, le visage fouetté par uneboufféed’airglacé.
—Elleaintérêtàvaloirledéplacement,votresurprise.Ilfaituntempsànepasmettreunchiendehors.
Le longdu trottoir, un taxi jaune attendait,moteur allumé.Et à côtéde laportièreouverte…
—Albert?Déconcertée,Evas’immobilisanet.Frankielapoussad’autorité.— Bon, d’accord, c’est un peu approximatif, comme carrosse, mais au
moins ilest jaune.Si tuboisquelquesverresdevin, tupourras t’imaginerquec’est une citrouille… La voici, Albert, je vous la remets en mains propres.Signée,tamponnéeetlivrée,commepromis.Àvousdejouermaintenant.Etnevouslaissezpassoumettreàuninterrogatoireenrègle,surtout.
Albertlasaluaaffectueusementetl’embarquadansletaxichauffé.—Vousnousraconterezcommentças’estpassé!lançaPaigeaumomentoù
Albertrefermaitsaportière.Letaxidémarraaussitôt.Deplusenplusintriguée,Evasetournapourfaire
faceauportierdel’immeubleoùhabitaitLucas.—Commentquois’estpassé?Pourquoin’êtes-vouspasrestédéjeuneravec
lesautresauRomano’s,Albert?Jevousavaisinvité.—Jeretournerailà-basdèsquej’auraiapportémacontribution.—Etenquoiconsiste-t-elle,cettefameusecontribution?—Pourcommencer,j’aiquelquechoseàvousremettre.Illuitenditunpaquetenrubanné,emballédansdupapiercouleurargent.Evalecontemplaensecouantlatête.—Deplusenplusénigmatique,toutça.Elleexaminal’étiquetteducadeauetreconnutl’écrituredeLucas.
Tum’asoffertunlivre,voicilemienpourtoi.
—C’estuncadeaudeNoëldeLucas?Elle darda un regard interrogateur sur Albert, qui se contenta de sourire
avant de détourner la tête pour s’absorber dans la contemplation des ruesinhabituellementcalmes.
—NewYorksouslaneigeoffreunspectaclemagique,non?—Lucasm’aachetéunlivre?
Elle déchira l’emballage, et un fascicule lui tomba sur les genoux. Lacouverture, très épurée,montrait juste les silhouettes stylisées d’un homme etd’unefemmededos,marchantmaindanslamain.
Surlapagedegarde,elleretrouval’écriturefermeetassuréedeLucas.
En espérant de tout cœur que tu prendras plaisir à découvrir cettehistoire.
EllecommençaàlireetnerelevalesyeuxquelorsqueletaxifithaltesurlaCinquièmeAvenue.
—Eva?Soulagée d’avoir une excuse pour s’interrompre, elle referma le livret.
Légèrementabasourdie,elleregardaautourd’elle.—Tiffany’s?Qu’est-cequ’onfaitici,Albert?Ilsnesontmêmepasouverts
aujourd’hui.C’estNoël.— Il semble qu’ils aient accepté de faire une exception pour une
circonstancetrèsparticulière.Allez-y,Eva.Ilsvousattendent.—Mais…Laportières’ouvrit,etelle leva lesyeuxvers l’hommequise tenaitsur le
trottoir.—Lucas?Elleoublialelivrequ’elletenaitàlamain.Elleoubliasafatigue,satristesse.
Elleoublialemondeentier.Sesgenouxseliquéfiaient,soncœurcognaitenaccéléré.Ellecompritqu’il
luifaudraitdutemps,beaucoupdetemps,poursedétacherdeLucasBlade.Etpeut-êtremêmeunevieentière.Quevoulait-il?Fairebonnefiguredevantsesamisétaitunechose,sedit-
elle.Jouerlacomédiedevantluienétaituneautre.Ilportaitsonlongmanteaunoir et, à en jugerpar lescernes sous sesyeux, iln’avaitpasbeaucoupdormidepuisqu’elleétaitpartie.
ElledescenditdutaxienchancelantetsetournaversAlbert.—Vousnevenezpas?—Non.Monrôledanscettehistoireestterminé.Pourlereste,c’estàvous
dejouer,Eva.IlsaluaLucasd’unsignedelamain.— Je retourne àmon repas deNoël.Mariam’a promis demegarder une
placeàsatable.
Evaenavaitletournis.— Vous connaissez Maria, Albert ? Et vous me laissez toute seule
maintenant?—Mariaetmoi,nousnoussommesparléautéléphoneàquelquesreprises
cettesemaine.Etvousn’êtespasseule,monpetit.Unefillecommevousneseretrouverajamaisseule.JoyeuxNoël,Eva!
Il referma sa portière, et elle se retrouva sur le trottoir, son livret plaquécontre la poitrine, frissonnant dans l’air glacé alors que le taxi s’éloignait endirectiondeBrooklyn.
Etmaintenant?LavoixdeLucass’élevadanssondos.—Eva?Tuveuxbienentrer avantquenous finissions tous en statuesde
glace?—Tous?Elleseretournalentement.Latourmenteémotionnelledecesderniersjours
l’avaitvidéedesesforces.—Jenecomprendsrienàcequisepasse,Lucas.—Situvoulaisbienentrer,tucomprendrais.Les doigts crispés sur le livret, elle s’aventura sur le trottoir et tressaillit
lorsqu’illapritdanssesbras.—Ah!UnbaiserpourNoël.Elle n’osait imaginer que cela puisse signifier autre chose.Elle ne s’avisa
mêmepasdedemandercequ’ilsfaisaientlà,touslesdeux,devantsabijouteriepréférée.
—Etmoncadeau,alors?Tuenaspenséquoi?—Toncadeau?—Lanouvelle.Ellesemordillalalèvre.Jusqu’oùpouvait-elleêtresincère?Danslamesure
oùc’étaituncadeau,elleauraitdûleremercier.D’unautrecôté…—Jepeuxêtrefranche?Jenel’aipasencoreterminée,maiscequej’ailu
nem’apas rassurée…Tu sais que j’ai dumal avec l’épouvante, se hâta-t-elled’ajouter.Neleprendspasmal.
Lucasparutsidéréparsaréponse.—Del’épouvante?Oùça,del’épouvante?C’estunehistoired’amour!—Unehistoired’amour?Elle le regarda, interloquée, puis baissa les yeux sur le fascicule qu’elle
tenaitàlamain.
—Mais…maisilluibandelesyeuxetill’emmènedeforcedansunepièceplongéedanslenoiretilfermetouteslesportesàclé—j’étaispersuadéequ’ilallaitl’assassiner.Etj’appréhendaissérieusementlasuite.
—Illuibandelesyeuxparcequ’ilveutluifaireunesurprise.—Etc’estquoi,lasurprise?D’êtreenferméedansunechambrenoire?—Lachambrenoire,commetudis,estunejoaillerie.L’intrigueétaitcensée
sedéroulerdansunetonalitéromantique.Ilparlaitentresesdentsetavaituntonbizarre.— Si tu avais poursuivi ta lecture, tu aurais assisté à une demande en
mariage.—Comment?Souslamenaced’uncouteau?Brusquement,ellefutprised’ungrandrire.Elleriaitsifort,même,qu’elle
avaitdumalàformersesmots.—Lascènequej’avaisàl’esprittoutenlisantauraitpuêtretiréetoutdroit
d’unfilmd’horreuret…Elles’interrompitnetlorsqu’undouteseformasoudaindanssonesprit.Non,
c’étaitinimaginable…—Lucas,es-tul’auteurde…C’esttoiquiasécritça?Lenomdel’écrivain
nefigurepassurlacouverture.—Oui.Lanouvelleestdemoi.Etjel’aiécriteuniquementpourtoi.Il se passa la main dans les cheveux. Sa voix était rauque, cassée par
l’émotion.— Tu voulais à tout prix une histoire qui se termine bien— style « on
s’aimepourlavieetonfaitunebrochetted’enfants».—Jemeseraiscontentéed’unehistoireoùtoutlemonderesteenvie.Cela
auraitétéunbondébut.—Jemesuislancédansl’écritured’uncourtromand’amour.Jen’aiencore
jamaiseuautantdemalàcomposerun texte. Jepensaisnepasm’enêtre tropmalsorti.Ilyavaitunebagueavecundiamantet…
Ils’interrompitetfitlagrimace.— Bon, OK. Je me suis planté. Ça n’a pas donné le résultat escompté,
donc?Ilavaitessayédeluiécrireunehistoired’amour.Ill’avaitfaitpourelle.Ilyavaittantdechosesqu’elleauraitaiméluidire,maissoncœurdébordait.—Tusais,Lucas,je…
—Engros,ellet’afilélachairdepoule,monhistoired’amour.J’aiéchouédanslesgrandeslargeurs.
Evatressaillit.Uneforteémotionluinouaitlagorge.—Toutbienréfléchi,jecroisquetudevraisresterfidèleaugenrelittéraire
quiafaittonsuccès.Leromannoiresttondomaine.—J’espéraistecharmeraveclaversionrosebonbon.—J’aimequetuaiesécritcelapourmoi.Jesuisincroyablementtouchée.—Etmoiincroyablementvexéd’avoiréchoué.Espéronsquejemerderaiun
peumoinspourl’étapesuivante.Ellefronçalessourcilsenl’entendantmarmonnercesderniersmotsàvoix
basse.—Quelleétapesuivante?En guise de réponse, il la tira à l’intérieur de la joaillerie. Elle cligna des
yeux,éblouieparlesrefletsetleslumières.Deuxpersonneslesattendaientdansle magasin — un homme et une femme, souriants l’un et l’autre, avec uneattitudediscrèteetréservée.
— Comment dois-je comprendre ma présence ici, Lucas ? C’est quoi, leplan,sérieux?Toutlemondeal’airdefairepartiedecettevasteconspiration,etjesuislaseuleàtâtonnerdanslenoir.Etquelestlerôled’Albertdanscesombrecomplot?
—Lorsquejeluiaiparlédecequej’avaisentête,ilaexprimélesouhaitdeparticiperà«cesombrecomplot»,commetudis.Mêmechosepourtesamies,magrand-mèreetMaria.Frankieamenacédemecastrersij’osaism’yprendredetraversavectoi.Jenesaispascommenttuasputemettreentêtequetuétaisseule aumonde.Tubénéficies d’unegarde rapprochéequemême le présidentt’envierait.
—Mais…—Eva,j’aibeaucoupdechosesàtedire,doncsitupouvaispourunefois
melaisserparlersansm’interrompre,celanouspermettraitd’avancer.—Jetelaisseparlerbiensûr,mais…Il lui posa un doigt sur les lèvres. Elle vit dans son regard un éclat
particulier.— On oublie les yeux bandés. Le bâillon serait plus indiqué. Il me
permettraitdepouvoirplacerenfinunmot.Jevoudraisdirelesbonneschosesdelabonnemanière,ettuperturbesmaconcentration.
—D’accord,jemetais.
Elleserraleslèvres,biendéterminéeàneplusémettreunseulson.Maissoncœur battait comme un tambour et ses pensées s’éparpillaient dans toutes lesdirections.Qu’est-cequeLucasavaitentête?
—Jevaisallerdroitàl’essentieletjegardel’historiquecompletpourplustard.Ilyaénormémentdegensquit’aiment,machérie.
Illuicaressalajouedupouce.—Etjefaispartiedulot.Elleosaitàpeinerespirer.—Tufaispartiedesgensquim’aiment?—Oui.Etunpeuplusque lamoyenne,même.Ce serait probablement le
moment pourmoi d’utiliser unvocabulaire fleuri en prononçant des phrases àrallonge—c’estmonboulotaprèstout,detirerlemeilleurpartidesrichessesdenotre langue.Mais j’ai tellement peur de ne pas utiliser les bonsmots que jepréfèrefairesimple:jet’aime.
—Mais tu ne voulais pas retomber amoureux ! Pour toi, l’amour est unsentimentsansissuequin’apportequedescomplications!
— Une personne très sage m’a dit un jour qu’il existe autant de façonsd’aimerqued’individussurcetteplanète.Etilsembleraitquecettepersonneaitraison.
Glissantunemainsursanuque,ilsepenchapourluieffleurerleslèvresd’unbaiser.
— Il y a des milliers de choses que j’aimerais te dire, mais ces deuxpersonnesdebonnevolontéontdéjàsacrifiéunepartiedeleurjournéedeNoëlpourmoi,doncnelesfaisonspastropattendre.
—Attendrequoi?J’ignoreencorecequenousfaisonsici.Latêteluitournait.Lucasl’aimait?Lesourireétaitderetourdanslesyeuxdecedernier.—Cequenousfaisonsici?Quetedittonradarinfaillible,Eva?Ilssetrouvaientdansunebijouterie.La joaillerienew-yorkaise romantique
parexcellence.Maisellen’osaitpastirerdeconclusionstrophâtives.— Mon radar semble être en panne. Je vis sur la planète Eva, tu te
souviens?—Tonradarestenparfaitétatdemarche.—Qu’est-cequitefaitdireça?Tunesaispascequejepense.—Maisjesaiscommenttonespritfonctionne.—Jesuisunpeuprévisible,c’estça?
—Tuesadorable.Jet’aime,Eva,etnoussommesiciparceque,lorsqu’ungarssaitqu’ilestamoureux,iln’aaucuneraisond’attendredixansavantdesemarier.C’estTomquim’a appris ça.Etmagrand-mère.Ellem’a rappeléquemongrand-père et elle se sontmariés alorsqu’ils se connaissaient depuis toutjustedeuxsemaines.
—C’était différent dans leur cas. Le pays était en guerre. Tout devait sepasserdansl’urgence.
— Ils sont quandmême restésmariés plus de soixante ans alors quemongrand-pèreluiavaitpassélabagueaudoigtauboutdequinzejours.J’aiattendupluslongtempsquelui.
Evaeutlevertige.—Unebague?Tuveuxm’acheterunebague?— Si tu avais luma nouvelle jusqu’au bout, tu aurais su comment ça se
terminait.—Si j’avais fini ta nouvelle, j’aurais probablement terminé aux urgences
psychiatriques.—Bon,oublionscettehistoire.Ilsouritdenouveauetsepenchapourl’embrassertoutendouceur.—Alorsvoilà:mademande,monespoir,c’estquetumefassesuneplace
surlaplanèteEva.Jevoyageléger,avecjusteunbagageàmain,etjecroisavoirbienintégrélesrèglessurtonterritoire.
Ellesentitsoncœursegonflerdanssapoitrine.Ellesepinça—non,ellenerêvaitpas.Lucas.SonLucas.Unnœudd’émotionluiobstruaitlagorge.—Tuesvraimentsûr?Cen’estpasdonnéàtoutlemondedesurvivresurla
planèteEva.—Àtoutlemonde,non.Maisjecroisavoirlesdispositionsadéquates.Il tendit lamain, etundesemployésqui avaient assisté à leuréchangeen
silenceluiremitdiscrètementunécrin.—Jesaisquec’estunpeurapideetonpourraattendreaussilongtempsque
tu le voudras pour fixer la date,mais j’aimerais que tu deviennesma femme,Eva.
Il sortit la baguede l’écrin, la glissa à sondoigt et garda samain dans lasienne.
Elle baissa les yeux sur le diamant qui étincelait à l’annulaire de samaingauche.Soncœurformaitunebouledouloureusedanssapoitrine.
—C’estlemariagequetuveux,Lucas?Vraiment?— Oui. Je t’aime et je pourrai te détailler à quel point tout à l’heure,
lorsqu’on sera chez nous. Mais maintenant, pour que ces deux malheureuxpuissent fermerboutiqueet rejoindreenfin leurs familles,dis-moi justeouiounon.
Laréponseétaitsimpleetn’exigeaitaucuntempsderéflexion.—C’estoui.Toutbêtementoui.Tusaisquejet’aime,Lucas.Jetel’aiditet
jen’aipaschangéd’avis.Riennepourraitmefairechangerd’avis.—C’estbiencesurquoijetablais.Sans lui lâcher la main, il salua les deux vendeurs d’un geste rapide, et
l’entraînaàgrandspasverslaporte.—Euh…onprendlelargesanspayerlabague?Jen’aipastrèsenviedeme
retrouverentrelesmainsdetespotesdelapolicedeNewYork.Ilsnesontpastrèssouriants.
—Toutestréglé.—Tul’avaisachetéed’avance?Tum’impressionnes.Sijet’avaisditnon,
ilstel’auraientreprise?—Jesavaisquetunepourraispasmedirenon.Iln’yapasplusfidèleque
toncœur,EvaJordan.Ettumel’avaisoffertsurunplateau,rappelle-toi.Étroitementenlacés, ils longèrent laCinquièmeAvenueenfoulant laneige
fraîchequicraquaitjoyeusementsousleurspas.EvasentaitlepoidsdelabagueàsondoigtetlachaleurdeLucasquil’enveloppaitcommeunmanteau.
—Tu as dû payer des sommes folles pour qu’ils acceptent d’ouvrir chezTiffany’srienquepourtoilejourdeNoël!
—Celam’acoûtémoinscherque labouteilledevinque tu t’esoctroyéel’autresoir.
Ellerougitausouvenirdesacrisederage.—C’est toutdemêmeétonnantqu’unvinaussicherpuissedonnerautant
malàlatête.—Si tu n’avais pas descendu une bouteille entière sansmême prendre le
tempsderespirerentredeuxverres…—Tumepardonnes?—Ettoi?Il s’immobilisa et la prit par les épaules pour la faire pivoter vers lui. Ce
qu’ellelutdanssonregardlafitfondre.—Qu’est-cequejepourraisavoiràtepardonner,Lucas?—D’avoirdéclinécequetum’offraisavectantdegénérositéetdecourage.
Ilrepoussadoucementlescheveuxquitombaientsursonvisage.—Lorsque tum’as dit que tum’aimais, çam’a terrifié. J’avais une peur
bleuedetefairedumal.Peuraussiderenoueraveclasouffrance,demoncôté.—Jecomprends,tusais.Le froid s’insinuait sous son manteau, mais elle avait tellement chaud
partoutqu’elleleremarquaitàpeine.—Pendant troisans, j’aivécuenreplichezmoidansunequasi-pénombre
et, tout à coup, tu as débarqué avec ton sourire à haut voltage et ta positivitélumineuse. Ton rayonnement éclairait les zones d’ombre de ma vie. Tu l’astransformée.Tumedonnaisenvied’êtreamoureuxdenouveau.Parmoments,tum’aurais presque fait croire aux contes de fées, ce qui est tout de même uncomblepourunauteurdethriller!
Il lui prit le visage entre ses mains puissantes et posa les lèvres sur lessiennes.Ellel’embrassaavecpassion,lesbrasnouésautourdesoncou.
—Tuvasmefairepleurer.—Jemedisaisquetun’avaispaslespiedssurterre…J’étaispersuadéque
cequetuattendaisdelavieétaitunepurechimère.Etj’aigardécetteconvictionjusqu’aumomentoùtuespartieenmelaissantsurlecarreau.Ilafalluçapourque je comprenne que je voulais entrer dans le monde de tes rêves. Je veuxpartagertavieetlapartagertoutentière—lebonetlemauvais,leterrifiantetl’excitant.Jet’aime,Eva.
Ilavaitchuchotélesmotscontreseslèvres.—Tues lapersonne laplusdouceet laplus forte, laplusgénéreuse et la
plusexquisequej’aiejamaisrencontrée.Etjen’arrivepasàcroirequetoncœurm’appartient.
Le cœur en question était tellement débordant d’amour qu’elle avait de lapeineàformersesmots.
—J’aimetoutcheztoi,Lucas.Ycompristonimaginationféroceettongoûtprononcépourl’horreur.
Ilsourit.—C’estdiresitum’aimes,eneffet!Danslecielnuageuxetgris, lesfloconscommencèrentà tomber,déposant
d’éphémèresconfettissurleurscheveuxetleursmanteaux.Lucaschassalaneigedureversdelamainpuisentrelaçadenouveausesdoigtsauxsiens.
—Viens.Rentronscheznous.Lorsqu’ils poussèrent la porte de son appartement, Eva sourit de joie en
retrouvant le décor devenu familier où ils avaient appris à s’aimer. Elle était
tellementheureusequ’elleavaitdelapeineàrespirer.—Jevaispeut-êtreappelerPaigeetFrankiepourleurdirecequisepasse.—Toustesamissontdéjàaucourant.Crois-tusinonquej’auraisréussiàles
convaincredem’aider?Toutcequejeleurdemandais,c’étaitdetemettredansuntaxi,maisilsontrefuséjusqu’aumomentoùjeleuraijuréquec’étaitbienunengagementdéfinitifquej’avaisentête.Ilssontarchi-protecteursavectoi.
—Doncmesamisonttoussuavantmoi?SanslâcherlepetitlivredeLucas,ellesedébarrassadesesbottes.Ill’aidaà
retirersonmanteau.—Jenesuisquandmêmepasentrédanslesdétails.Ilssaventquejet’aime,
c’est tout. Et Frankie a émis quelques menaces macabres dont j’ai la fermeintention de me servir pour mon prochain bouquin. Cette fille a un espritmerveilleusementtortueux.
—Vousavezquantitédepointscommuns,touslesdeux.ElleseraccrochaauxreversdumanteaudeLucas.—Tafaçond’êtreavecmoimedisaitquetum’aimaisaussi,maistuétaissi
fermementrésoluàmerepousser…—Ma relation avecSallyanne avait toujours été explosive et je ne savais
jamais où j’en étais avec elle. Par moments, son imprévisibilité pouvait êtregrisantemais, laplupartdu temps,elleme tuaitàpetit feu. J’enaiconcluquel’amour, c’était forcément du genremontagnes russes et qu’il fallait avoir uncœurmieuxaccrochéquelemienpourseréembarquerpourunsecondtour.Puistu es arrivée dansma vie et tum’asmontré qu’on pouvait se relier à l’autred’unefaçontrèsdifférentedecellequejeconnaissais.
Dudosdelamain,iltraçalacourbedesajoue.—Tum’asapprisquel’amour,cen’étaitpasforcémentl’artdelajouteet
du combat. Et qu’aimer pouvait être autre chose qu’essayer de trouver soncheminaucœurd’unlabyrintheplongédanslenoir.
—Jesaisquetul’aimais,Lucas.Jamaisjen’attendraidetoiquetuniesouquetusous-évaluesl’amourquetuavaispourelle.
— Je l’aimais, oui. Mais ma relation avec toi est très différente, je nementiraipaslà-dessus.Tellementdifférente,même,qu’audébutjen’aipasfaitlelien.C’étaitdel’amouraussi,maisjenelereconnaissaispasdanslamesureoù ce que nous vivions n’était ni sombre, ni orageux, ni tourmenté. Tu étaiscommeunovnidansmavie,avectabonnehumeurettonoptimismeàtoutcrin.J’étais honnêtement convaincu que l’amour en version simple et sanscomplication ne pouvait pas exister ailleurs que dans ta riche imagination. Tu
voulaiscequimesemblaitêtreunrêve.Etjenemesentaispasàlahauteurdecerêve.Autrementdit, condamnéà échouer avec toi comme j’avais échouéavecSallyanne.Et je refusaisdem’embarquerdansunenouvelle relationdecouplevouée à se déliter par ma faute. Mais, lorsque tu es partie, j’ai vu à quoiressemblaitlaviesanstoi.Alorssituestoujoursprêteàtenterl’aventure,jeteprometsdepasserlerestantdemesjoursàessayerdenepastrahirtesrêves.
Evaavaitleslarmesauxyeux.—Oubliemesrêves,Lucas.C’estlaréalitéquejeveux.Jeteveux,toi.Toi,
telque tu es.Nimeilleurnidifférent. Jen’en reviens toujourspasque tu aiesécritunenouvelleoùtuasmaintenutoustespersonnagesenviejusqu’aubout.
Elle tenait toujours son petit livre pressé contre la poitrine. Il le lui ôtagentiment.
— On devrait se débarrasser de cet opus bizarre. Il aurait besoin d’êtreremaniédefondencomble.
Evaluirepritlevolumedesmains.—Non.Jeveuxlegarder telqu’ilest.C’est leplusbeaucadeauque j’aie
jamaisreçuetilm’appartient.—Tunel’asmêmepaslujusqu’aubout!—Maislesdeuxpersonnagesrestentenvie,c’estça?Illuiadressaunlentsourire.—Envie.Enpleinesanté.Etilssemarientàlafin.—C’esttoutcequej’aibesoindesavoir,mêmesij’espèrequeleuramour-
pour-toujourssedéclinesurunmoderésolumentérotique.Quantaupassageoùil lui bande les yeux… on pourrait peut-être déplacer cette scène dans unechambre à coucher, tu ne penses pas ? Cela te paraît jouable sur le plan del’intrigue?
LesyeuxdeLucaspétillèrent.—Cen’estpasunemauvaiseidée.Tuferaisuneexcellenterelectrice.—Jelecrois,oui.Ellesedressasurlapointedespiedsetluipassalesbrasautourducou.—Naturellement,avantdeprévoirlascènedanslafiction,ilestimportant
devérifiersiellefonctionnedanslavraievie,qu’est-cequetuendis?—J’endisqueçaressembleàunefinderomanidéale.Etillasoulevadanssesbraspourlaporterdansl’escalier.
TITREORIGINAL:MIRACLEON5THAVENUE
Traductionfrançaise:JEANNEDESCHAMP
Levisueldecouvertureestreproduitavecl’autorisationde:Couverture:©GETTYIMAGES/SVETIKD/ROYALTYFREE
Building:©FOTOLIA.COM/VLADMARK/ROYALTYFREERéalisationgraphique:A.NUSSBAUM
Tousdroitsréservés.©2016,SarahMorgan.
©2017,HarperCollinsFrancepourlatraductionfrançaise.Celivreestpubliéavecl’aimableautorisationdeHARLEQUINBOOKSS.A.
ISBN978-2-2803-7899-4
HARPERCOLLINSFRANCE
83-85,boulevardVincent-Auriol,75646PARISCEDEX13.www.harlequin.fr
Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondetoutoupartiedel’ouvrage,sousquelqueformequecesoit.
Cetteœuvreestuneœuvredefiction.Lesnomspropres,lespersonnages,leslieux,lesintrigues,sontsoitlefruitdel’imaginationdel’auteur,soitutilisésdanslecadred’uneœuvredefiction.Touteressemblanceavecdespersonnesréelles,vivantesoudécédées,desentreprises,desévénementsoudeslieux,seraitune
purecoïncidence.