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Thomas Giraud Diplôme IEP 4 e année Université Lyon 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon Nature et Culture de l’Underground. L’indépendance dans la production musicale française. Sous la direction de M. Mahfoud Galloul Séminaire « Les réseaux de coopération culturelle » Soutenu le 4 Septembre 2009 Jury : M. Mahfoud Galloul, Mme Valérie Colomb

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Thomas GiraudDiplôme IEP 4e annéeUniversité Lyon 2

Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Nature et Culture de l’Underground.L’indépendance dans la productionmusicale française.

Sous la direction de M. Mahfoud GalloulSéminaire « Les réseaux de coopération culturelle »

Soutenu le 4 Septembre 2009

Jury : M. Mahfoud Galloul, Mme Valérie Colomb

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Table des matièresRemerciements . . 5Avant – Propos . . 6Introduction . . 111 – Alternatives et Initiatives : la nature de l’indépendance . . 13

1.1 – L’indépendance comme singularité . . 13Vogue et Barclay ou l’émergence d’une seconde voie . . 14Et aujourd’hui ? . . 15

1.2 – L’indépendance comme alternative . . 16Une idéologie du refus . . 16Bondage : vie et mort d’un indépendant . . 17

1.3 – L’indépendance comme réalisation personnelle . . 18Un choix et une contrainte . . 18Une autoproduction plus qu’abondante . . 19

2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance . . 212.1 – Le chemin de croix de l’enregistrement d’un disque . . 21

La vie d’un groupe de musique . . 21La création d’un label . . 22L’enregistrement d’un disque . . 23

2.2 – Les « goulets d’étranglement » ou la concurrence déloyale . . 24

Le nœud de la distribution 32

. . 24Le mur du marketing . . 25

2.3 – Le soutien aux productions indépendantes ou la diversité sous respirateur artificiel. . 29

Les aides des professionnels du secteur . . 29L’Etat et les musiques amplifiées . . 30L’action des collectivités territoriales . . 33

3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour lesproductions indépendantes ? . . 36

3.1 – Aspects de la crise . . 36Le virage manqué . . 36Le spectre de la gratuité . . 37La crise en chiffres . . 38

Crisis ? What Crisis ? 61

. . 39La propagation de la précarité . . 40

3.2 – De nouveaux modèles hésitants . . 41L’illusion anti-copie . . 41De DADVSI à Hadopi : l’impossible régulation . . 41Le lent développement du téléchargement légal . . 42Une concentration accrue . . 43L’irrépressible gratuité et l’idée de licence globale . . 44

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3.3 – Quel avenir pour les indépendants ? . . 44Des modes de production novateurs . . 45Des modes de distribution originaux . . 45Le modèle de l’artiste producteur indépendant . . 47

Conclusion . . 49Bibliographie . . 50

Ouvrages . . 50Rapports et publications officielles . . 50Guides spécialisés . . 51Travaux universitaires . . 51Articles de presse . . 51Pages Internet . . 52

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Remerciements

Giraud Thomas - 2009 5

RemerciementsConcilier un travail académique et une passion pour une forme artistique est rarement possible.C’est pourtant le cas pour le présent mémoire, il convient donc de saluer une institution qui réserveà ses étudiants cette possibilité. Merci à l’IEP de Lyon. Merci également à M. Mahfoud Galloul,pour sa discrète direction et sa compréhension.

Je tiens aussi à exprimer ma gratitude à l’égard de l’IRMA (Institut de Recherche pour lesMusiques Actuelles), pour la richesse de la base de donnée mise à disposition de tout un chacun,qui a été d’un grand secours pour ce travail. Merci également aux chercheurs qui ont écrit sur lamusique sans sombrer dans l’inepte.

Enfin, merci à tous ceux, indépendants ou non, qui font vivre la musique, tous ceux qui lajouent, la produisent, la ressentent avec passion et sincérité.

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Nature et Culture de l’Underground. L’indépendance dans la production musicale française.

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Avant – ProposUne Histoire de l’industrie du disque d’un point de vue oligopolistique

« J’ai voulu que les voix aimées Soient un bien que l’on garde à jamais, Etpuissent répéter le rêve Musical de l’heure trop brève ; Le temps veut fuir, je lesoumets. »

Charles Cros1

Tout a pu commencer lorsque l’époque était à l’émulation intellectuelle, au progrèsscientifique et au développement de compétences techniques qui permirent à des inventeursgéniaux de multiplier les brevets et de changer durablement la face d’un monde dont les habitudesallaient être bouleversées. Tout a pu commencer au XIXe siècle, lors de la révolution industrielle.

C’est en 1877 que l’américain Thomas Edison concrétise des décennies de recherchesconsacrées à l’enregistrement sonore par l’invention du phonographe, qui permet d’écouter desenregistrements réalisés sur des cylindres recouverts d’étain, puis de cire après améliorationde la machine initiale. Le phonographe connaît de nombreuses évolutions par la suite, maisle personnage clé de l’histoire de l’enregistrement sonore demeure l’allemand Emile Berliner,qui mit au point le gramophone, dont le fonctionnement remplace le cylindre par un disqueplat, qui combiné au procédé de galvanoplastie va permettre la reproduction industrielle desenregistrements. L’industrie du disque était née.

Le phonographe et le gramophone avaient originellement été conçus dans une optique deconservation de la parole des hommes illustres, mais des entrepreneurs de tous bords ne tardèrentpas à réaliser le potentiel commercial de telles machines. A la fin des années 1880 apparaissentles ancêtres du juke-box, des machines payantes regroupant des enregistrements de spectacles deMusic-hall. La durée d’enregistrement sur cylindre n’excédant pas deux minutes, le phonographeest particulièrement adapté à la diffusion de ce type de numéros, alternant chanson, sketches etattractions comiques.

Le phonographe devient donc un objet de loisirs, ouvrant des perspectives économiquesconsidérables lorsque Edison mit au point un phonographe destiné à l’usage domestique. Dès lorsse créent les premières compagnies dédiées à l’exploitation commerciale du phonographe, tant lesappareils de lecture que les cylindres enregistrés. Outre la compagnie d’Edison, créée en 1878, lescousins Bell fondent en 1886 l’American Graphophone Company, qui devient en 1888 la ColumbiaPhonograph Company. En Europe, Berliner crée en Allemagne la Berliner Gramophone Companyen 1895, et ouvre des filiales en Grande-Bretagne, en France et aux Etats-Unis en 1898.

La France accuse quelques années de retard, et en dehors de la filiale de la BerlinerGramophone Company, le marché français se divise entre les compagnies d’Henri Lioret et celledes frères Pathé. Dès le début du XXe siècle, cette dernière prend une position outrageusementdominante, si bien que Lioret se retire de l’industrie phonographique. La position monopolistiquedes frères Pathé sur le marché français ne sera pas mise en danger pendant plusieurs décennies.

Deux systèmes d’écoute cohabitent sur le marché mondial, reposant sur des standardstechniques différents : d’un côté le cylindre, produit par Columbia, Edison et Pathé, de l’autrele disque plat, produit par Berliner et la société américaine Victor, créée en 1901. Ces cinq1 Les Poètes du Chat Noir, cité par TOURNES, Ludovic, Le temps maîtrisé, Vingtième Siècle, n°92, Octobre-Décembre 2006, Paris,

Presses de Sciences Po, p 7

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Avant – Propos

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compagnies représentent la première version de l’oligopole mondial du disque, multipliant lesfiliales, pour être implantées sur la quasi-totalité du globe à l’aube de la première guerre mondiale,bien qu’à des degrés différents selon les zones géographiques.

Un véritable répertoire se constitue, les enregistrements commercialisés vont du Music-hall àla musique de chambre, en passant par les airs d’opéras, même si la durée d’enregistrement limitéeborne immanquablement les possibilités. Malgré tout, les premiers grands succès apparaissent etfont naître les vedettes de l’enregistrement sonore. La première d’entre elles est le ténor italienEnrico Caruso (1873-1921), inscrit au catalogue de Pathé, qui enregistra plus de 400 cylindresavant sa mort, connaissant gloire et fortune. Le star-system n’a donc pas tardé à être la logiqueprincipale d’une industrie particulièrement lucrative.

A cette même époque, la question du standard commence à se poser. Le disque plat 78 tours deBerliner, conçu dès le départ comme un produit reproductible à l’infini à partir de l’enregistrementoriginal, dispose d’un avantage majeur, puisqu’il correspond au fonctionnement industriel quel’industrie devra adopter tôt ou tard. En revanche, le cylindre pose de nombreux problèmes,principalement pour les musiciens : chaque enregistrement donnant en effet naissance à un cylindreunique, on assiste à des séances d’enregistrement marathon durant lesquelles les orchestres jouentet rejouent la même ritournelle des heures durant, dans des pièces exigües où règne une chaleurdifficilement supportable. Mais pour les compagnies ayant adopté le standard du cylindre, enchanger impliquerait une refonte totale des modes de production, un investissement en matérielet surtout, une clientèle déçue par un support sans avenir dont le retour sur investissement estcontestable. D’où une certaine frilosité des compagnies « à cylindre », particulièrement Pathéqui envers et contre tout continue la production d’enregistrement sur ce support malgré l’absencede perspectives. Et après la première Guerre Mondiale, alors que toutes les autres compagniessont entrées dans une production de masse que permet le 78 tours, Pathé se retrouve contraintd’abandonner la quasi-totalité de ses filiales à l’étranger, et ne survit que par le marché françaisoù sa position demeure dominante malgré tout.

Les années 1920 sont celles de l’apparition de l’enregistrement électrique, passant parun microphone et permettant l’enregistrement de grands orchestres avec une qualité sonoreremarquable. Progressivement, toutes les compagnies à l’exception de Pathé ont recours à ce typed’enregistrement, et inexorablement, les disques enregistrés électriquement font perdre à Pathésa position dominante sur le marché français, notamment au profit de l’anglaise Columbia (qui aracheté l’homonyme américaine). Pathé tente de rattraper son retard en 1926, mais rien n’y fait :l’anglaise Columbia prend le contrôle financier de l’entreprise française en 1928, lui faisant profiterde ses avancées technologiques. Le marché mondial est lui aussi bouleversé, Victor s’installe dansune position dominante aux Etats-Unis, alors qu’Edison cesse toute activité discographique en1929.

Ces changements d’aspect de l’industrie du disque n’empêchent pas la crise, et face au déclindes ventes d’enregistrements, les compagnies se voient forcées de réagir. Le groupe radiophoniqueRCA rachète Victor en 1929, les compagnies britanniques Gramophone, His Master’s Voice etColumbia fusionnent en 1931 pour fonder le groupe EMI (Electric Musical Industries). Danscette opération, Columbia doit se défaire de son homonyme américaine, qui sera racheté par lacompagnie ARC, elle-même absorbée en 1938 par le conglomérat radiophonique CBS (ColumbiaBroadcasting System). C’est à cette période que l’industrie du disque commence sa longue histoirede fusion – acquisition avec de grands groupes multimédias, donnant à l’oligopole un nouveauvisage. D’un marché en crise émergent trois rescapés : EMI, RCA-Victor et CBS. On pourrait

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ajouter la nouvelle venue Decca, compagnie britannique qui a su se développer une part de marchéconsidérable à la veille du second conflit mondial.

En France, la concentration est poussée à l’extrême quand Pathé, devenue donc filiale d’EMI,prend le contrôle de la Compagnie française du Gramophone en 1936, prenant pour nom « lesindustries musicales et électriques Pathé-Marconi », seule entreprise discographique françaised’alors.

La seconde Guerre Mondiale chamboule l’ordre établi, et ce particulièrement en Franceoccupée. Ainsi, Pathé-Marconi suit le même chemin que la Deutsche Grammophon et passesous contrôle nazi. La firme devient un outil de propagande de plus pour Goebbels et seséquivalents vichystes. Les dirigeants mandatés par le régime tiendront en effet des discoursfortement imprégnés des idéologies totalitaires en vigueur. Cependant, le jazz continue de sedévelopper en France occupée, le label Swing, filiale de Pathé, continuant de produire autantsinon plus de disques qu’avant-guerre, les dirigeants vichystes n’ayant pas estimé le genre commedangereux, et son développement donnant une image d’ouverture d’esprit à peu de frais.

C’est aux Etats-Unis que la guerre apporte le plus grand changement, car c’est l’armée quidevient productrice de disques, afin de remonter le moral des soldats. Ce sont des centaines de « V-discs » (V pour Victory) qui sont envoyés régulièrement dans tous les contingents, enregistrés parles plus grandes stars de l’époque, de Glenn Miller à Sinatra en passant par Louis Armstrong ouDuke Ellington. De grands airs de musique classique font aussi partie du catalogue des V-Discs,riche de plus de 900 références et distribué à plus de 8 millions d’exemplaires, et devenant ainsiaprès-guerre le premier fournisseur de musique enregistrée d’un monde en reconstruction.

Car beaucoup d’éléments sont à rebâtir au lendemain d’un conflit dont les bombardementsont mis à mal les moyens de production européens. Si les usines Pathé-Marconi sont sortiesquasiment indemnes des combats, on ne peut pas en dire autant de leurs homologues allemandeset britanniques. C’est donc en toute logique que les compagnies américaines se placent en tête degondole de la production phonographique post-1945.

Et c’est en commençant par une immense innovation technologique que le marché du disqueva pouvoir être relancé : l’invention du microsillon. Jusqu’ici, la durée d’écoute d’une face de 78tours ne dépassait pas quatre minutes. Avec le disque microsillon, cette durée passe à 20 minutes,et permet donc un élan de créativité sans précédent, particulièrement dans le domaine du jazz. Cenouveau type de disque est aussi d’une bien meilleure qualité sonore, puisque fabriqué en vinyle,dont les bruits de surface sont considérablement réduits.

C’est CBS qui commercialise les premiers disques microsillons en 1948, au format 33 tours, etdonc longue durée. En parallèle, RCA-Victor travaille sur un autre format de disque microsillon :le 45 tours, dont la qualité sonore est supérieure, mais la durée d’écoute aussi limitée que celled’un 78 tours. Ces deux formats originellement concurrents deviennent complémentaires, donnantà l’industrie un fonctionnement dual : des singles au format 45 tours sont commercialisés, à lasurface desquels sont gravés les titres au plus fort potentiel commercial, et servent donc de vitrineaux albums 33 tours, contenant plus de titres.

Le marché du disque connaît une croissance incroyable au cours des années 50 et 60, lesvinyles deviennent des objets de consommation de masse, si bien que les trente glorieuses peuventêtre considérée comme l’âge d’or de la musique enregistrée.

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Avant – Propos

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Mais l’industrie du disque demeure très concentrée, dominée par CBS, RCA-Victor etEMI, auxquels s’ajoutent les deux nouveaux venus Warner Bros, filiale de la compagniecinématographique du même nom, et la compagnie hollandaise Philips, qui après une associationavec le groupe Siemens et le rachat de Polydor et Deutsche Grammophon prendra le nom dePolyGram. Ces groupes dépassent tous le cadre de la seule production phonographique, puisqu’ilssont contrôlés par des conglomérats multimédias ou des fabricants d’électronique. Les compagniesaméricaines, portées par le plus grand marché intérieur, dominent très nettement le secteur.

Cette synergie entre production discographique et relais médiatiques permettent ledéveloppement du « star-system », où les artistes deviennent des icônes, portant l’étendard d’unegénération ou d’une population, dont le succès est quelque part façonné par une stratégie dediffusion qui s’appuie sur tous les médias disponibles. L’exemple le plus flagrant reste celuid’Elvis Presley, devenu une véritable légende vivante après un passage à la télévision en 1954.Depuis, l’industrie n’a jamais cessé de reproduire ce schéma de mise en avant d’artistes auphysique avantageux, qui ont conduit aux scènes d’hystérie collective au passage des Beatles, ou àl’adulation de Johnny Hallyday par toute une génération. De la même façon, c’est dans les années60 qu’apparaît le premier groupe monté de toutes pièces par une maison de disque : les Monkees,qui avaient leur propre show télévisé sur les antennes américaines. L’ère du marketing était lancée.

Et le progrès technique suivait aussi son cours, et si le lancement du magnétophone et de lacassette compacte en 1963 eut un impact limité sur le fonctionnement de l’industrie du disque (lesbonnes ventes n’ont jamais remis en cause la suprématie du support vinyle), l’entrée dans l’ère dunumérique au cours des années 1980 fut la source d’une refonte totale des fonctionnements desgrandes compagnies.

Les compagnies d’électronique Philips et Sony mettent au point conjointement le disquecompact, lancé sur le marché en 1982. Le groupe japonais signe dans le même temps son entréedans le monde de la production de musique enregistrée en rachetant CBS en 1988. Le disquecompact utilise lors de son lancement les mêmes arguments marketing que le disque microsillon,à savoir augmentation de la durée d’enregistrement et meilleure qualité sonore. Le lancement denouveaux artistes sur ce support, combiné à une politique de rééditions des fonds de catalogueavec un nouveau mixage profitant des nouvelles possibilités sonores, relancent un marché quis’essoufflait lentement depuis 1979.

Le nouveau support s’accompagne de nouveaux changements quant aux tenants de l’oligopolede la musique enregistrée. Sony, groupe d’électronique et de production cinématographique, adonc racheté CBS, alors que le conglomérat multimédia allemand Bertelsmann (presse, livre,télévision..) prend le contrôle RCA en 1986 pour fonder Bertelsmann Music Group (BMG).L’immense majorité de la valeur dégagée par l’industrie du disque est répartie au début des années1990 entre 5 groupes : BMG, Sony Music, EMI, PolyGram et Warner.

Les partenariats se multiplient entre celles que l’on appelle désormais les « majors » du disqueet les chaînes de télévision, les stations de radio, voire des groupes industriels d’un tout autresecteur (la promotion d’une boisson gazeuse par le biais d’un tube de l’été, par exemple). Ce typede partenariats et de modes de prescription exige des moyens colossaux et entraînent des profitsencore plus considérables, si bien que les années 90 peuvent être considérées en termes de valeurajoutée comme l’âge d’or de la musique enregistrée.

Et la chute n’en fut que plus dure pour les majors lorsque le marché a connu un bouleversementmajeur avec l’apparition d’un nouveau format, le Mp3, que les groupes, perdus dans leur frénésie

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de fusion-acquisition, n’avait pas du tout anticipé. En effet, alors qu’en 2000, Warner déjà devenuTime-Warner par la fusion avec un groupe multimédia, mue en AOL-Time-Warner, une fusionde plus avec le leader mondial des fournisseurs d’accès à Internet. Quant à Polygram devenuUniversal, il est racheté par Vivendi (télévision, eau…) avant de fusionner avec le géant des médiasSeagram pour former le groupe Vivendi-Universal.

Et pendant ce temps était mis au point un format de compression de fichier audio permettantle stockage et l’échange informatique de musique : le fameux Mp3. Or, les majors n’avaient vuen Internet qu’un mode de promotion pour les disques, et malgré la présentation du format Mp3,n’ont jamais pensé à en faire un mode de distribution de musique enregistrée. Ce que d’habilesinternautes se sont empressés de faire, mais de façon gratuite2.

La suite s’écrit en pointillés, tant les incertitudes sont nombreuses pour les majors, qui doiventrepenser totalement leur fonctionnement. Malgré tout, la logique de concentration demeure,puisqu’en 2004, ce sont Sony et BMG qui ont fusionné, réduisant à quatre le nombre de majors,quatre entreprises, filiales de groupes gigantesques, qui concentrent 85% du marché du disque,une source de profit parmi d’autres pour ces conglomérats qui ont fait de l’industrie du disque unbusiness centré sur le marketing au détriment de l’artistique, où les signatures d’artistes se font surdes critères de rentabilité et non de participation à la richesse d’un patrimoine musical mondial,et encore moins sur des notions de coups de cœur ou de passion. Car les garants de la diversitéculturelle se trouvent ailleurs.

2 Plus de détails sur l’histoire de la musique enregistrée dans TOURNES, Ludovic, Du phonographe au Mp3, XIXe-XXIe siècle.

Une histoire de la musique enregistrée, Paris, Autrement, 2008.

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Introduction

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Introduction

« La personnalité créatrice doit penser et juger par elle-même car le progrèsmoral de la société dépend exclusivement de son indépendance ».

Albert Einstein3

L’année 2009 n’a pas commencé différemment des précédentes : quatre entreprisesse partagent ce qui reste de valeur dans un marché de la musique enregistrée bien morne,qui mise sur la rentabilité à court terme de productions issues de télé-crochets

Le fonctionnement oligopolistique de l’industrie du disque n’a toujours pas été remisen question, et malgré les doutes, malgré les interrogations quant au futur de la filièrediscographique, on oublie souvent que cet oligopole dispose d’une « frange concurrentielle »4, souvent plus inventive, plus audacieuse et plus dynamique dans ses productions et sesmodes de fonctionnement. C’est de cette frange souterraine dont il sera question, de cettepart d’underground tellement importante du point de vue artistique et si peu reconnue parle succès.

Dans l’industrie du disque, un acteur indépendant se définit par défaut, c'est-à-dire parsa non intégration à l’une des quatre majors. C’est pourquoi la notion d’indépendance dansla production musicale recouvre une multitude de réalités hétéroclites qui couvrent tous lesdomaines des sciences sociales. L’ampleur du champ d’analyse et son caractère plurielimplique obligatoirement des partis pris et des choix subjectifs quant aux aspects considéréset angles choisis.

La notion d’indépendance sera ici abordée dans le cadre de la production de musiqueenregistrée principalement, il ne sera fait qu’allusion au spectacle vivant. On laissera de côtéles productions jazz, dont Pierre-Olivier Toublanc a montré le caractère marginal5, caractèreencore plus marqué dans les productions classiques.

Ne seront abordées ici que les « musiques amplifiées » pour reprendre le vocabledes pouvoirs publics, c'est-à-dire la culture rock au sens large, incluant les musiquesélectroniques et hip-hop.

Le choix a été fait de rendre compte des grandes lignes de la vie des acteursindépendants de la production phonographique française, de décrire le réel sans s’attardersur les descriptions de détails techniques ou de longues procédures juridiques. Le butde ce travail est de donner une image des conditions de production des phonogrammesindépendants, un domaine souvent oublié ou survolé lorsqu’on parle de productionmusicale. Et ce sont les indépendants qui demeurent les garants de la diversité culturelle,qui donnent au monde du disque un aspect différent de celui d’une industrie soumise àdes logiques de maximisation des profits, et qui sont les gardiens d’un rapport passionnéà la musique. Car pour se lancer dans la production indépendante, que l’on soit musicien

3 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=independance4 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L’industrie du disque, Paris, La découverte, 2006, p 235 TOUBLANC, Pierre – Olivier, La production phonographique de jazz en France : un secteur à la marge de l’industrie du

disque, IEP de Lyon, 2001, 87 p.

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ou producteur, technicien ou éditeur, manager ou distributeur, il est absolument nécessaired’avoir la passion comme moteur, et le travail comme combustible.

Dans un premier temps sera évoquée la nature de l’indépendance, en définissant troisgrands types de productions indépendantes. Puis seront analysées les manières de cultivercette indépendance, en évoluant dans une filière où les difficultés sont nombreuses. Enfin,les perspectives d’avenir du secteur de la production phonographique et les nouveauxmodèles économiques en cours de développement pour les indépendants seront étudiés.

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1 – Alternatives et Initiatives : la nature de l’indépendance

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1 – Alternatives et Initiatives : la naturede l’indépendance

« La nature ne m’a point dit : ne sois point pauvre ; encore moins : sois riche ;mais elle me crie : sois indépendant ».

Chamfort6

On pourrait définir l’indépendance comme une forme d’autonomie, ou de souveraineté.Comme l’insoumission à une quelconque forme d’autorité, comme un refus des contraintes,des influences ou des règles établies. Prompte à se jouer des normes pour encréer de nouvelles, elle est insubordination. Cette notion d’indépendance, dans laproduction musicale en général et dans la production musicale française en particulier,est indubitablement difficile à appréhender, tant elle recouvre des réalités hétérogènes.L’idée même d’indépendance peut se traduire dans des champs différents, aussi bienéconomiques qu’artistiques, tant sociologiques que juridiques. Il en va de même de sesusages, aussi nombreux que les personnes qui s’en réclament. Elle est devenue, dansle domaine musical, un gage d’authenticité, de sincérité. A tort ou à raison. Le termelui-même a été exploité jusqu’à l’os, parfois d’une manière qui confine à la publicitémensongère, parfois comme une pose justement révélatrice d’un déficit en la matière,souvent dans une optique de défense de la diversité culturelle. Mais l’indépendance répondavant tout à des logiques, et si les résultats sont extrêmement variés, on peut définir destendances générales afférentes à cette volonté de déjouer les règles d’une branche de laculture devenue industrie. Les productions indépendantes proviennent toujours d’initiativesdestinées à trouver des alternatives aux systèmes de production conventionnels. Ensomme, penser et agir par soi-même, c’est la définition même de la logique indépendante.Cette logique qui aboutit à trois types de tendances dans la production musicale :la production indépendante « mainstream »7, la production indépendante « à vocationindépendante »8 et l’autoproduction.

1.1 – L’indépendance comme singularité

L’indépendance dans la production musicale se définit comme la non appartenanceà l’une des majors du disque. Et historiquement, la première forme d’indépendancesignificative en France se fait par des groupes aux moyens comparables à ceux des majorsde l’époque, qui en adoptent le mode de fonctionnement, et ont aussi une incontestablelogique de profit. La démarcation entre major et indépendant est alors presque inexistante,

6 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=independance&p=27 Littéralement « courant principal », qui vise le grand public8 LEBRUN, Barbara, Majors et Labels indépendants, 1960-2000, Vingtième Siècle, n°92, Octobre-Décembre 2006, Paris,

Presses de Sciences Po, p 38

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Nature et Culture de l’Underground. L’indépendance dans la production musicale française.

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elle tient à une ligne éditoriale singulière et originale, mettant en avant des styles ou desartistes auxquels les grands groupes ne prêtent pas attention,ou ne laissent pas la placequ’ils méritent. Cette première forme d’indépendance est donc très proche du courantprincipal de production de musique, mais a ouvert la voie à cette culture parallèle, dont deplus petits éléments vont pouvoir profiter par la suite. Par ailleurs, ces « gros » indépendantsont offert des moyens comparables à ceux des majors à des artistes iconoclastes.

Vogue et Barclay ou l’émergence d’une seconde voieAu lendemain de la seconde Guerre Mondiale, le marché de la musique en France estquasiment monopolistique, dominé par Pathé-Marconi.

C’est alors que le disque devient un produit de consommation de masse et que denouveaux styles de musiques entrent en scène qu’apparaît la « frange concurrentielle »9

de l’industrie du disque.Dès 1945 est créée la compagnie Vogue, directement issue de Pathé-Marconi puisque

son créateur, Charles Delaunay, avait fondé le label Swing en tant que filiale du groupedominant. Refusant l’inféodation à EMI, il sépare son label du groupe, pour se consacrerà une ambitieuse politique de production de disques de jazz. L’histoire de Barclay estcomparable. Son fondateur, Eddie Barclay, est un ancien pianiste de jazz, qui fonde le labelBlue Star en 1949, pressentant le succès à venir de son style de prédilection. Il se consacreen premier lieu à l’importation de licences pour produire des disques américains en France,avant de prendre une ligne éditoriale plus audacieuse lorsque son entreprise prend le nomde Barclay en 1957.

A cette époque, les moyens d’enregistrement sont rares et très chers, les studiosont des coûts d’exploitation faramineux et les ingénieurs du son et autres techniciensspécialisés ne sont pas légion. Un tel contexte oblige toute compagnie de production demusique enregistrée, même dite indépendante, à disposer de gros moyens financiers,et de viser autant que possible le grand public pour assurer un minimum de retour surinvestissement.

Vogue et Barclay ont basé leur succès sur la méconnaissance qu’avait Pathé-Marconide la musique nord-américaine, et de l’espace laissé pour le développement du jazz. Ainsi,Vogue dépassa le million de disques vendus avec Sidney Bechet, et Barclay engrangeales succès avec un choix de licences pertinents. Forts de leurs succès, les deux groupesvont à partir des années 1950 élargir leur spectre d’activité en concurrençant Pathé-Marconisur le terrain du disque de variétés, et en offrant une place à ce nouveau style de musiquequ’est le rock’n’roll. Barclay, dans le domaine de la variété, distribue en France des succèsphénoménaux, tels que « Only You » des Platters, « Diana » de Paul Anka, ou encore« When a Man Loves a Woman » par Percy Sledge. Puis le label entrera dans le mondedu rock’n’roll en signant les Five Rocks, qui deviendront Les Chaussettes Noires suite à unpartenariat avec une marque de chaussettes renommée à l’époque. Les disques Vogue,quant à eux, distribuent le « Rock around the Clock » de Bill Haley, ainsi que les productionsdu label américain Chess Records, au premier rang desquelles les disques de Chuck Berry.C’est aussi Vogue qui donnera son premier contrat à Johnny Hallyday en 195910… Et quitaillera une place de choix au mouvement yé-yé.

9 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L’industrie du disque, Paris, La découverte, 2006, p 2310 GUIBERT, Gérôme, La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France, Paris, Irma, 2006, p 196-198

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1 – Alternatives et Initiatives : la nature de l’indépendance

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Ce sont aussi ces deux indépendants qui ont amené l’industrie du disque à repenserleur mode de fonctionnement en développant la concentration verticale et les partenariatscommerciaux ou artistiques. Barclay créée ainsi en 1962 la Cogedep, qui devient leader dela distribution des disques en France. C’est aussi Barclay qui va signer un partenariat avecl’Olympia pour donner une scène à ses artistes, et établir avec le Golf Drouot, alors épicentredu rock’n’roll en France par le biais de son tremplin pour les groupes, une relation privilégiéeen signant les groupes les plus prometteurs. Les liens avec la radio se font plus étroitségalement, notamment avec la radio périphérique Europe n°1, avec laquelle toutes sortesde négociations sont possibles, et dont Vogue distribue les productions discographiques.

De fait, les compagnies Vogue et Barclay furent en France les premiers indépendants,et ont considérablement modifié le paysage musical français, tout en contribuantgrandement à son enrichissement. Si leur logique et leur mode de fonctionnement étaientproches de ceux des majors, et leurs productions destinées au grand public (fut-il celui deSalut les Copains), on ne peut leur enlever leur rôle fondateur pour la production musicaleindépendante, ainsi que dans la promotion de nouveaux genres musicaux, sans oublier lasignature d’artistes oublieux des formats conventionnels, qui disposèrent grâce à eux demoyens dignes et d’une visibilité.

Mais le succès et l’indépendance sont rarement compatibles, et si ces deux compagniesrésistèrent plus longtemps que beaucoup d’autres, elles n’échappèrent pas aux majors,puisque Vogue fut rachetée par BMG à la fin des années 1970, et Barclay par PolyGramà la même époque. Néanmoins, Barclay garda une certaine ligne de conduite éditorialejusqu’à l’absorption de PolyGram par Universal à la fin des années 1990, donnant toujoursune place de choix au rock, et contribuant au succès d’un groupe comme Noir Désir. Depuisl’intégration à Universal, l’audace n’est hélas plus de mise.

Et aujourd’hui ?Les indépendants qui visent le grand public semblent appartenir à une autre époque, tant ilssont rares dans le paysage discographique français à l’heure actuelle. En effet, les majorsne laissent plus aucune place à une concurrence significative, et dès qu’un producteurindépendant connaît un certain succès, il est absorbé par une major, ou ses artistes sontdébauchés par les mêmes majors. En effet, la différence de moyens est telle que touterésistance est quasi inenvisageable. Les exemples sont nombreux, et dans le meilleur descas, l’indépendant sera « labellisé », c'est-à-dire intégré avec sa politique éditoriale au seind’une major qui s’en servira comme d’une vitrine servant sa crédibilité artistique.

Toutefois, il demeure des exceptions, des producteurs indépendants que l’on pourraitcomparer à Barclay ou à Vogue de la grande époque. Des producteurs qui disposentde moyens considérables sans être comparables à ceux des majors, et qui même ens’adressant au grand public tentent de le faire sans sacrifier à une politique éditorialeracoleuse. Ils se font les représentants d’une production singulière mais accessible, enfaisant la jonction entre grand public et recherche artistique.

Ces exceptions ne sont malheureusement pas nombreuses, elles se résument auxgroupes Naïve et dans une moindre mesure Wagram. Ces deux producteurs disposent d’unréseau de distribution propre et ont connu des succès estimables, par exemple PaulineCroze ou Caravan Palace pour Wagram, et les ventes à millions du premier album de CarlaBruni pour Naïve.

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Nature et Culture de l’Underground. L’indépendance dans la production musicale française.

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1.2 – L’indépendance comme alternative

Dans une industrie du disque dominée par des groupes qui se partagent une positionhégémonique, la diffusion de la musique au plus grand nombre est liée à des choixesthétiques provenant de considérations financières autant qu’artistiques. Par conséquent,nombre d’artistes n’obtiennent ni visibilité ni reconnaissance, et des genres musicauxrestent confidentiels. Le refus de ce constat, combiné aux évolutions sociétales amenés parmai 1968 ou l’apparition du Punk à la fin des années 1970, ont donné à certains la volontéde construire des solutions alternatives pour produire des disques et les diffuser.

Une idéologie du refus

La formation d’un autre type d’indépendance dans la production musicale française estfortement liée à une idée de réaction contre un ordre établi. En ce sens, les pionniers desréseaux alternatifs peuvent être considérés comme les héritiers de mai 1968. Ils refusaientl’idée d’une production discographique soumise aux diktats du bon goût mis en avant parles majors. C’est avant tout pour diffuser des styles musicaux peu accessibles pour lesoreilles innocentes que certains ont trouvé le courage de construire de véritables systèmesparallèles pour donner une place à leurs productions, aussi dérisoire soit-elle.

Les cercles artistiques s’ouvrent à la diffusion des courants de pensée néo-marxistes,et sont sensibles à l’idée d’une résistance organisée contre le monopole des majors. Ilsrejoignent en ce sens Adorno et l’école de Francfort, qui affirmaient que le développementcapitaliste de l’industrie porte en lui-même le risque d’une standardisation culturelle, d’uneperte d’authenticité et de sincérité dans la culture de masse, qui endormirait lentement toutsens critique. Dès 1938, Adorno énonçait que « la liquidation de l’individu est la véritablesignature de la nouvelle situation musicale » 11.

Une certaine démocratisation des moyens d’enregistrement apparut à la fin des années1970, qui coïncida avec l’émergence du mouvement punk. Et c’est du punk que naquirent lesproductions alternatives les plus significatives. Culture de masse, standardisation culturelle,extinction de l’individu, soumission à un unique « bon goût », c’est tout ce que le mouvementrejetait en bloc. Car le punk est une véritable éthique du refus : refus de la techniquemusicale, refus des carcans traditionnels, refus aussi des normes sociales et du vivreensemble. Considérés par beaucoup, majors incluses, comme des nihilistes violents faisantl’apologie d’un mode de vie drogué, les musiciens punks se devaient d’être indépendants.

Et c’est en se servant d’une certaine loi de 1901 que naissent la majorité des labelsindépendants punks, la forme associative étant idéale pour la diffusion de disques dansune optique non lucrative (les punks refusant aussi le capitalisme). La publication devinyles est lentement conquise par ces structures, et le développement des cassettesaudio au début des années 1980 va permettre de produire plus et à moindre coût, lessystèmes d’enregistrement, de fabrication et de duplication nécessitant beaucoup moinsd’investissement.

La production de musique enregistrée est une chose, sa diffusion en est une autre,et les labels indépendants vont faire preuve d’une inventivité incomparable en la matière,multipliant les possibilités, qui vont de la vente sous le manteau aux encarts de ventepar correspondance dans la presse rock (officielle ou fanzine), en passant par la création

11 ADORNO, Theodor, Le caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001, p 21

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d’associations dédiées uniquement à la distribution, proposant de riches catalogues dedisques indépendants aux grossistes. L’association Musea, créée à Nancy en 1985, en estle meilleur exemple, puisque son catalogue compte plusieurs milliers de références12.

Le nombre de labels indépendants est en constante évolution depuis 1970, mais vatoujours en augmentant. Certains durent, d’autres non, les modes de fonctionnement vontdu collectivisme total au sein d’associations aux SARLs qui parviennent parfois à salarierquelques employés. Lorsque les uns se consacrent exclusivement à un genre voire à unsous-genre, les autres tiennent leur cohérence par des logiques particulières, et non par uneunité artistique. Enumérer les exemples de ces initiatives serait long et fastidieux, d’autantque de nombreux labels seront mentionnés par la suite. En revanche, il n’est pas sansintérêt de relater l’histoire d’un des labels indépendants les plus emblématiques de l’histoirede la musique française.

Bondage : vie et mort d’un indépendantAu début des années 80 fut créée en France le label Bondage, association loi 1901 dont lebut est de faire exister les groupes de façon autonome, dans un réseau suffisamment solidepour éviter les balises du circuit normalisé. Bondage reprend donc le principe de résistancecontre « l’impérialisme des majors », étendant son domaine de la lutte à l’antifascismeet l’antiracisme par le biais de son groupe emblématique Bérurier Noir. Mais c’est encoreMarsu, créateur du label, qui en parle le mieux :

« Le rock était devenu un truc complètement propre sur lui, délavé. Donc ilfallait réintégrer des trucs politiques dedans, pour qu’il ait un côté virulent etdécalé, avec des éléments antagonistes au système. Parallèlement, il y avaitla volonté de créer un circuit autre que celui du business, de créer une culturequi soit accessible à tous et populaire. Ça voulait dire : faire des disques etdes concerts pas chers, prendre des groupes avec un discours, de préférenceavec des textes en français pour qu’ils soient compréhensibles par le plusgrand nombre… Il y avait une volonté de mettre en adéquation l’attitude, lefonctionnement, la musique et les paroles. Ça, c’est ce que nous avaientenseigné les labels anarcho-punks. Pour autant, accessible ne voulait pas direcheap ; les disques devaient aussi être bien emballés. Pour nous, le punk n’étaitpas que de la musique, mais une culture au sens large, avec des idées, descodes, des créateurs tous azimuts (graphistes, peintres…), une cohérence dansla diversité… Les gens qui sont rentrés dans le label l’ont fait par passion, parenvie, parce qu’ils avaient de l’énergie à dépenser, ce n’était pas censé rapporterde l’argent… »13

D’autres groupes signés par Bondage, tels que les VRP, Les Satellites ou Ludwig von 88vont contribuer à la diffusion d’un culture du « rock alternatif » en France, dont beaucoupde groupes se réclament à l’heure actuelle. Le fonctionnement du label lui-même a de quoifaire rêver tout artiste signé sur une major : la prise de décision était collégiale, et tous lesprofits générés étaient répartis à parts égales entre le label et les artistes.

12 DESHAYES, Eric, GRIMAUD, Dominique, L’underground musical en France, Marseille, Le mot et le reste, 2008, p 285-28613 http://nyarknyark.fr/spip.php?article21

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Dans un contexte d’autorisation des radios libres et de mise en place de festivals rock àl’ampleur grandissante, Bérurier Noir et Bondage arrivèrent à une reconnaissance nationaleet à un succès commercial inespéré pour un milieu contestataire et marginal, avec pourapothéose l’organisation de la soirée « Joyeux Merdier » lors du Printemps de Bourges198714.

Mais la réussite marque bien souvent la fin de l’autonomie pour les labels indépendants,en particulier ceux qui ont une vocation de « résistance ». Les nouvelles modalitéscommerciales appellent en effet des compromis entre producteurs et artistes, labels etmajors. En ce qui concerne Bondage, le succès de leurs artistes phares entraîna lechangement de statut du label qui devint une SARL, afin de pouvoir dégager des salaires.Mais le système d’équité de répartition de la valeur fut remis en cause par certains musiciensréclamant plus que leur dû, alors que le refus par une partie des dirigeants d’une meilleuredistribution par l’intermédiaire d’une major sema la discorde. Les artistes phares du labelquittèrent le navire, et lorsque leur distributeur, Danceteria, a déposé le bilan, ce furent450 000 francs de perdus pour Bondage, dont les dettes furent progressivement impossibleà régler. Le label a mis fin à ses activités en 1993.

Marsu, pourtant, n’a pas perdu espoir et a créé un nouveau label, CrashDisques, quelques années plus tard. Parce que le milieu des labels indépendants « àvocation indépendante » est porteur d’une ténacité sans pareille.

1.3 – L’indépendance comme réalisation personnelleL’introduction de la cassette compacte, puis l’entrée dans l’âge du numérique ont induitune incessante démocratisation des moyens d’enregistrements. Il est aujourd’hui possibled’obtenir un enregistrement convaincant avec seulement un ordinateur, un logiciel et unesérie de microphones. De ce fait, l’autoproduction, qui par nature est le plus indépendant desmodes de production de musique enregistrée, s’est développée de façon impressionnante,recouvrant encore une fois des enregistrements de nature extrêmement différentes, que cesoit par les moyens mis en œuvre ou par le mode de diffusion, en passant par les motivationsou le degré de professionnalisme.

Un choix et une contrainte

Pour la grande majorité des musiciens, la signature d’un contrat d’enregistrement surune major est totalement inenvisageable, et le même type de contrat chez un producteurindépendant relève du rêve. C’est de cette contrainte structurelle que naît le choix del’autoproduction.

Car la pratique de la musique n’est pas simplement une pratique artistique, elle porte enelle des mécanismes psychologiques nourris des habitus populaires d’écoute de disque etde l’imagerie des « rock-stars ». Le psychosociologue Jean-Marie Séca, dans son ouvragesur les musiciens underground15, développe l’idée que l’irrépressible volonté de produire un

14 LEBRUN, Barbara, Majors et Labels indépendants, 1960-2000, Vingtième Siècle, n°92, Octobre-Décembre 2006, Paris,Presses de Sciences Po.

15 SECA, Jean-Marie, Les musiciens underground, Paris, Puf, 2001, 256 p.

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disque provient d’une volonté de reconnaissance sociale. La matérialisation d’une œuvremusicale permettant d’affirmer au monde sa capacité à achever une production artistique,dans un processus de mise en valeur par l’intermédiaire de l’œuvre produite.

Pourtant, il semblerait que l’idée de Damien Tassin de « production de soi » 16 soit plus

pertinente, tant chaque musicien rêve de voir aboutir sa pratique à l’enregistrement d’unsupport phonographique, mais dans une optique de reconnaissance de soi-même et de sescapacités avant tout, plus qu’une reconnaissance sociale qui proviendrait de la diffusionde l’œuvre. Tous les musiciens n’ont certes pas la volonté ou l’investissement nécessairepour aller au bout de cette entreprise, mais tous gardent à l’esprit cette idée d’éventuelleproduction phonographique, ne serait-ce que pour légitimer le temps passé à la pratique dela musique. Mais avant tout, le recours à l’autoproduction permet, comme son nom l’indique,de produire par soi-même, pour ne pas dire pour soi-même, tant le contrôle par l’artiste detous les aspects de son œuvre lui permet d’achever une réalisation totalement personnelle,une « production de soi ».

C’est justement cette totale maîtrise de la production qui pousse parfois des artistesconfirmés, voire des stars mondiales, à recourir à l’autoproduction. Le meilleur exemplede cette pratique reste Prince, que la relation conflictuelle avec les majors a poussé às’autoproduire à de nombreuses reprises, et à utiliser sa renommée pour mettre en placedes modèles de distribution alternatifs (disque offert pour l’achat d’une place de concert,distribution d’albums en supplément d’un grand quotidien britannique…).

C’est la contrainte du fonctionnement de l’industrie du disque dans sa globalitéqui pousse des artistes à faire le choix de l’autoproduction pour accomplir une œuvre,personnelle, mais de ce choix naît aussi la contrainte de l’autogestion, qui nécessite unemotivation et une ténacité qui n’est pas l’apanage du grand nombre.

Une autoproduction plus qu’abondante

En termes quantitatifs, l’autoproduction représente l’immense majorité des disquescommercialisés en France. En effet, ce sont plus de 4000 sociétaires de l’Adami17 qui ontdéclaré avoir eu recours à l’autoproduction au cours des trois dernières années, et l’onestime à 5000 ce chiffre pour la seule année en cours18.

Dans ce contexte, il semble évident que ce ne sont pas les deux pages consacréesmensuellement aux autoproduits dans Rock & Folk qui vont assurer une visibilité à uneproduction aussi riche. De plus, ce chiffre concerne les phonogrammes destinés à unevéritable commercialisation, et ne tiennent donc pas compte des disques enregistrés chezsoi et vendus en fin de concert, ou mis en ligne sur Internet.

Cette avalanche de musique enregistrée, qui pourrait sembler confidentielle, est perçuepar les professionnels de la distribution, comme Guy Messina, directeur du disque et de lavidéo à la Fnac : « Le nombre d’autoproductions est évidemment en hausse ! Il y a deux

16 TASSIN, Damien, Rock et production de soi. Une sociologie de l’ordinaire des groupes et des musiciens, Paris, L’Harmattan,2004, 303 p.

17 Société civile pour l’Administration des Droits des Artistes et des Musiciens Interprètes18 PICHEVIN, Aymeric, L’artiste – producteur en France en 2008, Etude réalisée à la demande de l’Adami, 2009, p 19.

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ans, je recevais dix albums par semaine, maintenant c’est cent par jour, dont les trois quartssont autoproduits ! » 19.

Il est intéressant de constater que l’autoproduction n’est plus seulement destiné auxartistes débutants sans producteur, ou aux artistes de « niches »20, ou encore aux artistesconfirmés qui veulent contrôler leur production de A à Z. Certains artistes à destination dugrand public basent leur carrière sur l’autoproduction, estimant que leur niveau de ventesfait de ce mode de production le plus avantageux, puisqu’ils conservent une totale maîtrisesur l’artistique aussi bien que sur le juridique. C’est le cas par exemple de Tryo ou PeterVon Poehl.

Néanmoins, pour rendre compte de la nature de l’autoproduction, il est nécessaire deprendre note que près de la moitié des disques autoproduits se vendront à moins de milleexemplaires, et à peu près un tiers seront juste rentabilisés21.

De là à dire que l’autoproduction est en surchauffe, tellement surabondante qu’ellephagocyte le marché, il n’y a qu’un pas, que certains franchissent par leurs propos, commeYves Riesel, président du distributeur Abeille Music : « L’autoproduction empêche les filtresque sont les professionnels d’exister. Cela veut-il dire qu’on laisse passer la nullité ? » 22 . Lechanteur Mano Solo, qui a eu recours à l’autoproduction, est quant à lui assez pessimiste :« L’autoproduction pénalise la diversité. Si une major cartonne sur un disque, elle peutinvestir sur un Mano Solo. J’ai signé sur Carrère pour deux millions de francs, grâce aupognon généré par Adamo ! Mais si tout le monde s’autoproduit, personne ne produit sonvoisin, on va être des millions à faire la manche » 23.

D’une volonté d’indépendance, ou de la contrainte des multiples obstacles à lasignature sur un label ou une major, est née une véritable culture de la débrouille,dans laquelle la logique du « Do it Yourself » prévaut, bien aidée par des moyensd’enregistrement de plus en plus accessibles. Le vivier de musique enregistrée constitué parles autoproductions reste toutefois invisible pour l’immense majorité des consommateurs,et si l’objectif de production de soi est rempli, l’accès au marché et à une visibilité mêmerestreinte n’est accordé qu’à un nombre extrêmement réduit de phonogrammes. Car fairevivre le monde de l’indépendance, le cultiver, et lui donner une reconnaissance, ressembleà un véritable parcours du combattant.

19 PICHEVIN, Aymeric, L’artiste – producteur en France en 2008, Etude réalisée à la demande de l’Adami, 2009, p 2020 Styles musicaux au public restreint.21 PICHEVIN, Aymeric, L’artiste – producteur en France en 2008, Etude réalisée à la demande de l’Adami, 2009, p22 Idem, p 4423 Idem

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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2 – Passion et gestion : la culture del’indépendance

« Etre indépendant, c’est entrer en résistance, par une guérilla incessante, contreun système qui lamine. Mais c’est précisément dans l’épreuve que l’entreprise, etles hommes qui l’animent, se révèlent. »

Patrick Zelnik24

Les indépendants se placent en position concurrentielle sur un marché aufonctionnement oligopolistique, dans lequel les différences de moyens sont énormes.Ils s’intègrent à un système économico - juridique qui est en France particulièrementcomplexe. De fait, cultiver l’indépendance sur le marché de la production phonographiquene représente pas une position avantageuse, et les récits de « galère » sont bien plusnombreux que ceux des succès.

2.1 – Le chemin de croix de l’enregistrement d’undisque

De la composition des chansons lors de répétitions à la création d’une structure deproduction, l’enregistrement en studio et la matérialisation du support, l’enregistrement d’unalbum est une authentique aventure, dont les multiples acteurs doivent tenir compte demultiples facteurs et faire face à une multitude de problèmes potentiels, ou d’obstacles à labonne réalisation du produit fini.

La vie d’un groupe de musiqueComme souvent dans le monde de la musique, il existe une multitude de réalités différentesen ce qui concerne les pratiques des groupes de musique. Des amateurs qui répètent ledimanche dans leur garage aux groupes de scène se produisant 5 fois par semaine, ils ontnéanmoins un point commun. S’ils veulent enregistrer un disque à des fins commerciales,ils doivent se construire une existence officielle.

Et c’est ici que le parcours du combattant commence, car il s’agit aussi bien deconstruire un carnet d’adresses que de démêler un imbroglio juridique, le tout en remplissantun nombre de formulaires que seules les administrations françaises sont capables deproduire.

Deux possibilités : déléguer ou tout faire soi-même. Dans les deux cas, l’investissementtemporel est considérable. La première étape est la recherche de personnel apte à aider

24 Fondateur et PDG de Naïve, http://www.naive.fr/public/files/spirit/livre-naive-2004.pdf

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Nature et Culture de l’Underground. L’indépendance dans la production musicale française.

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le groupe dans ses démarches. Le premier d’entre eux, à moins que le groupe lui-mêmene décide de remplir ce rôle, est le manager, qui va chercher à étayer le carnet d’adressedu groupe, assurer sa promotion et trouver des dates de concert. La deuxième personneà avoir un rôle important dans l’officialisation de l’existence du groupe est l’éditeur musical.Cette profession méconnue consiste à gérer les droits des musiciens. Ce rôle peut lui aussiêtre rempli par le groupe lui-même, mais le système français de droits d’auteurs et droitsvoisins est tellement complexe que peu de groupes trouvent le courage d’assurer cettepartie. En effet, l’inscription des compositions originales à la Sacem25 permet de générerdes droits d’auteur, et est indispensable à la diffusion d’un œuvre enregistrée originale dansles circuits commerciaux conventionnels. Puis, le groupe étant interprète, pour s’assurer lesdroits voisins, et ainsi acquérir une existence officielle, doit être inscrit à l’Adami. Ces deuxinscriptions ont nécessité quelques kilos de papier, et des semaines entières de réflexionpour comprendre leurs répercussions concrètes.

Enregistrer un disque induit forcément d’être prêt à enregistrer en studio, d’avoir rôdéson répertoire et de ne plus rien laisser au hasard musicalement. Pour atteindre le niveaude rigueur requis par un enregistrement professionnel, il faut en général y passer du temps,un choix généralement incompatible avec une autre activité professionnelle. Afin d’assurerquelques revenus, les musiciens doivent donc aussi obtenir le statut d’intermittents duspectacle, ce régime d’assurance chômage avantageux mais qui implique d’avoir effectué507 heures de travail par an. Rien d’insurmontable en apparence, mais il s’agit de travaildéclaré, ce qui n’est pas forcément la règle dans le milieu de la musique, particulièrementdu spectacle vivant.

Une fois toutes ces étapes franchies, le groupe peut s’autoproduire, ou s’il en a lapossibilité, signer un contrat d’artiste.

La création d’un label

Pour pouvoir signer un contrat d’artiste avec un groupe, un label indépendant doit luiaussi avoir une existence officielle. Et là encore, le parcours est semé d’embûches.

La première phase consiste évidemment à créer une structure, les plus répanduespour les labels indépendants sont les associations loi 1901, les Sociétés Anonymes àResponsabilité Limitée ou les Entreprises Unipersonnelles à Responsabilité Limitée. Lechoix d’un type de structure implique la formation d’un dossier, le dépôt des statuts, lafamiliarisation avec le régime fiscal qui lui est propre, et surtout de le garder à l’esprit.

Le label peut commencer à travailler, l’esprit un peu plus léger s’il a suivi le conseil deJean – Marie Perbost, gérant du label Demain la Veille : « La règle d’or quand on monte unlabel : diminuer les coûts. On n’a pas besoin d’un bureau, c’est un luxe : on a besoin d’unordinateur et d’un téléphone » 26 .

Avant tout, un label indépendant doit se définir une image de marque qu’il va tenter demettre en avant, s’en servant comme d’un atout marketing, dans la petite mesure où celapeut lui apporter des contacts intéressants avec des professionnels du secteur musical ouavec des musiciens avec lesquels il se sentirait en phase. Il est donc indispensable pourun label indépendant d’avoir une certaine cohérence, une singularité qui puisse amenerdes personnes extérieures à s’intéresser à lui. D’où l’importance du premier album produit,

25 Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de Musique26 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 231

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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comme l’explique Laurent Milcent, promoteur indépendant : « L’image de marque de qualitéd’un produit va aussi bien avoir des retombées sur l’artiste, la maison de disque et ledistributeur. Il est important de travailler sur une marque, un label, en termes de promotionpour l’artiste et en termes de communication pour l’entreprise en général » 27.

L’enregistrement d’un disque

Une fois que le label a trouvé les artistes qu’il estime dignes de le représenter, reste lapart la plus importante du travail en commun : l’enregistrement d’un album. Et encore unefois, les choses sont loin d’être simples.

En premier lieu, il faut s’assurer que les musiciens maîtrisent leur répertoire, parquelques jours de répétition générale. Il faut ensuite trouver un studio d’enregistrementadapté à la formule du groupe enregistré. Si un groupe de hip-hop peut être enregistré dansson salon avec un ordinateur et un bon microphone, il n’en va pas de même pour la plupartdes musiques amplifiées, qui ont besoin de studios d’enregistrement bien équipés et detechniciens du son qualifiés, voire de musiciens de session.

Et tout cela a un prix, qui peut être rédhibitoire pour beaucoup, qui abdiqueront unequalité professionnelle par souci d’économie. On estime en moyenne à 15 000 euros leprix d’un album enregistré en studio. Ce qui implique d’avoir cette somme à disposition, outout du moins la moitié si l’on considère les aides disponibles (sous réserve d’acceptationdes dossiers). Ainsi, Antoine Coquebert, expert comptable, estime que « si vous n’êtes pascapable de trouver 7500 euros pour créer une société, il vaut mieux se lancer dans uneautre activité » 28 . Et même en disposant de ce capital de départ, il faut être en mesure devivre sans dégager de bénéfices pendant un an, dans le meilleur des cas.

Une fois l’enregistrement terminé, il faut rémunérer l’ingénieur du son encore un certaintemps puisque le mixage d’un album prend encore quelques jours (en moyenne autantde temps que l’enregistrement lui-même). Il faut aussi fournir une avance aux musiciens,parfois leur fournir logement et couvert.

Une fois la bande-mère achevée et finalisée, il reste à la matérialiser sur un supportphysique. Si le disque est appelé à être commercialisé, il est indispensable de prendrecontact avec la SDRM29 avant le pressage, afin qu’elle vérifie que tout est en ordrelégalement auprès de la Sacem et l’Adami, afin de rémunérer les ayants droits selonles critères en vigueur. Enfin, si tout est en ordre, il ne reste plus qu’à définir le nombred’exemplaires à presser, et à passer commande à un sous-traitant spécialisé. Qui facturenaturellement ses services.

Une fois toutes ces démarches effectuées, le label reçoit finalement l’objet tant convoité,ce disque cellophané qu’il va pouvoir commercialiser, matérialisation d’un éprouvantparcours de production, aboutissement d’un travail de longue haleine, lumière au bout duchemin de croix. Il faut savoir que dans certains labels, une seule et même personne assumetous les rôles, du manager à l’éditeur, en passant par la direction artistique et le conseiljuridique. La volonté nécessaire pour accomplir une telle tâche implique des sacrificesénormes, ces sacrifices qui semblent être invariablement le prix de l’indépendance.

27 Idem, p 16628 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 23029 Société pour l’administration du Droit de Reproduction Mécanique

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Car il reste encore à assumer les coûts de distribution et de promotion, donc gérerun label indépendant produisant plusieurs artistes exige des capacités de gestion etd’administration hors du commun (à l’exception des gros indépendants qui peuvent sepermettre de salarier des employés pour chaque tâche). Marsu, gérant de Crash disques,donne quelques indications sur son optique de gestion financière : « comme tout labelindépendant, on court devant nos dettes : on investit aujourd’hui pour récupérer les sousdemain pour payer les factures qui correspondent à après-demain » 30 .

2.2 – Les « goulets d’étranglement » ou laconcurrence déloyale

La notion de « goulets d’étranglement », telle que décrite par Gildas Lefeuvre31,correspond aux particularités du secteur de la production phonographique qui contribuentà étouffer les productions indépendantes. Ils sont les émanations du fonctionnementoligopolistique de l’industrie du disque, dans laquelle les majors ont préservé leurs places depremier rang pendant un siècle. Si les producteurs indépendants ont de tous temps cherchéà contourner ces obstacles majeurs, ils n’ont pas réussi à ouvrir de voie parallèle d’où ilsseraient totalement absents.

Le nœud de la distribution 32

La disparition progressive des disquaires indépendants a peu à peu modifié les modesde distribution, rendant les choses encore plus difficiles pour les indépendants, qui peinentà trouver leur public, et à accéder effectivement à un marché qui croule sous les références.

La multiplication des références disponibles n’empêche pas que la grande majorité dela valeur générée par les ventes de disques provienne d’une infime minorité de références.Dans ce contexte, les grandes surfaces spécialisées (comme la Fnac ou Virgin) et surtout lesgrandes surfaces alimentaires (Auchan, Carrefour) pratiquent une politique de diminutiondes références disponibles en magasin pour se concentrer sur cette minorité de disquesqui représente le plus de valeur ajoutée.

De la part d’une enseigne comme la Fnac, qui fait mine de s’engager pour la diversitéculturelle en tenant de grands discours, et en produisant des compilations d’artistes quin’ont d’indépendants que l’image qu’on veut leur donner, ce type de politique est en totalecontradiction avec son plan de communication, ce qui a le don de choquer de nombreuxproducteurs indépendants, comme François Hadji-Lazaro, fondateur du label BoucherieProd et leader du groupe Les Garçons Bouchers :

«L’évolution de la Fnac est un des scandales du siècle, son positionnementaujourd’hui sur les autoproduits et les indés est une belle hypocrisie, c’est

30 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 11031 LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de disques, Paris, Dixit, 1998, p 59

32 Idem, p 111.

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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même à mourir de rire, ils pratiquent la même politique que les hypermarchés entermes de mise en place et de politique tarifaire. Cette stratégie a contribué à tuerbeaucoup de petits labels ainsi qu’un bon nombre de petits disquaires et donc

directement un grand nombre d’artistes » 33

Et quand les grandes surfaces ne laissent en rayon les productions indépendantesque deux ou trois mois, on comprend mieux l’agacement des producteurs pour quiil est impossible de faire connaître un artiste en si peu de temps. Car la présencemassive des disques indépendants chez ce qui reste des disquaires correspondants n’estd’aucun secours, c’est la présence dans le plus de magasins possibles qui fait vendre, etparticulièrement dans les grandes surfaces qui concentrent les trois quarts des ventes.

Ces mêmes grandes surfaces qui monnayent la mise en avant des références sur desbornes d’écoute ou des présentoirs, reléguant les producteurs indépendants, déjà rares enleur sein, à une quasi-invisibilité au fond de rayons situés au ras du sol. Car après avoirproduit un album en rentrant dans ses frais, rares sont les labels indépendants à pouvoirse permettre la dépense en promotion nécessaire à un placement avantageux dans unegrande surface.

Le mur du marketingLe modèle de prescription de la musique et ses modes de distribution font qu’à ce jour, il estindispensable de disposer d’un budget de promotion et d’une stratégie de marketing pouravoir une place autre que confidentielle sur le marché du disque.

La première stratégie de marketing se fait au sein même du studio, et correspond déjàà une asymétrie de moyens entre les majors et les indépendants. En effet, les canonssonores actuels mettent en avant les fréquences basses, pour plus de puissance sonore.Or l’équipement technique nécessaire à une bonne compression sonore et à des bassesfréquences efficaces coûte extrêmement cher, et reste le privilège des enregistrementsproduits par les majors. Et ce type de sonorités est quasiment indispensable à un passagerégulier sur les ondes radio. Dès l’enregistrement des titres, l’asymétrie de moyens estflagrante. Et va en s’accentuant lorsqu’il s’agit de dépenses publicitaires et de relations avecles médias.

33 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 143

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On peut lire sur ce graphique que l’investissement moyen en marketing pour chaquedisque commercialisé est de près de 75 000 euros en 2008. Ce chiffre comprend doncles productions indépendantes, qui souvent n’ont presque pas de budget promotionnel, etqui tirent donc ce chiffre vers le bas. Les dépenses en marketing des majors sont doncgigantesques, atteignant des chiffres dont les indépendants n’osent même pas rêver.

Pour entrer dans le top 20 des ventes, la dépense marketing nécessaire se situe selonl’UPFI entre 460 000 et 760 000 euros34. Il est évident qu’aucun indépendant ne peut investircette somme, ni même une infime partie de celle-ci.

Ces sommes sont investies dans des espaces publicitaires sur tous les supportsmédiatiques, dans la négociation de placements avantageux du produit en magasin, etautres négociations avec les médias plus ou moins officielles. Car pour atteindre un certainseuil de vente, il est indispensable d’être présent dans les relais médiatiques grand public.Ce qui peut se révéler très difficile pour les petits artistes, ce que résume la chanteuse desValentins, Edith, pourtant signée chez Barclay (devenue filiale d’Universal) : « Pour faireune pub, il faut que l’artiste soit connu. Sinon ça ne va pas marquer les gens. Ça coûte del’argent alors il faut déjà passer beaucoup en radio pour que ton nom soit connu. Mais pourpasser en radio, c’est le même principe : il faut aussi être connu ! C’est le serpent qui semord la queue » 35 .

Les radios sont en effet peu intéressées par la qualité artistique d’un disque, alors qu’untitre porteur d’un fort potentiel marketing correspond aux obligations d’audience et serainstantanément intégré aux playlists. Il n’y a guère que les radios associatives du réseauFerarock qui se risquent à diffuser des productions indépendantes, mais leurs audiencessont négligeables comparées à celle des radios nationales.

L’UPFI36 est la première à se désoler de cette situation, énonçant avec nostalgie que« nous avons tous rêvés d’une bande FM qui reflèterait la richesse de notre productionmusicale. Aujourd’hui, que reste-t-il du vent de liberté qui a soufflé sur les radios FM il y a

34 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L’industrie du disque, Paris, La découverte, 2006, p 4035 Citée par CASIER, Isabelle, FRANCES, Benoit, Musique : le marketing m’a tuée ?, Paris, Mango, 2003, p 3836 Union des Producteurs Français Indépendants

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plus de 20 ans ? 90% des artistes produits ne passent jamais dans les radios commercialesprivées » 37 .

Avant d’enfoncer le clou :« Seule une programmation radiophonique nationale permet à un disque detoucher un très large public et de générer de fortes ventes. Une nouveauté quin’est pas diffusée à la radio et qui ne fait pas l’objet d’une campagne publicitaireagressive n’a pratiquement aucune chance d’être référencée dans la grandedistribution qui assure aujourd’hui 56% des ventes de disques » 38.

Et le fonctionnement des radios ne fait qu’aggraver les choses, puisque toutes les radiosmusicales commerciales sans exceptions ont réduit leur nombre de titres en rotation endiffusant chacun d’entre eux plus souvent, s’adaptant à la logique de zapping des auditeurs :plus les titres porteurs passent, plus les auditeurs ont de chance de les entendre lorsqu’ilsallument leur poste de radio ou changent de station.

Il existe tout de même une possibilité de se faire une place sur les ondes, pour untitre qui n’est pas encore un succès, en négociant son passage par l’achat d’espacespublicitaires. Cet échange de bons procédés, accessibles aux moyens des majorsexclusivement, se pratique également dans la presse et à la télévision.

Cette dernière ne brille pas par sa participation à la visibilité d’artistes indépendants,les émissions musicales du paysage audiovisuel français se résumant à des télé-crochetsoù de jeunes chanteurs reprennent des grands standards de la musique populaire.

Cette inégalité face à la probabilité du succès provient du modèle global d’une industrieculturelle dans laquelle l’augmentation inconsidérée des références disponibles bloque lavisibilité d’une grande majorité des œuvres produites, au profit de celles qui disposent d’unappui marketing (et donc financier) considérable.

Cette dictature du marketing est aussi une dictature de l’éphémère, car dans uneoptique de rentabilité immédiate, les chansons formatées dont le public est assommé sontaussitôt des succès, certes, mais oubliés le mois d’après. Peut on dans ce cas parler deproduit culturel ?

Tout dépend de la conception du métier de producteur de disques : le fossé se creuseentre quelques gros riches à milliards et beaucoup de petits qui luttent pour leur survie. Entreceux qui entreprennent dans une logique de convergence et de concentration résultantd’une stratégie où création, production, diffusion et maîtrise des médias doivent être entreles mêmes mains, où la musique n’est qu’un contenu parmi d’autres, une source de profitscomme une autre, et l’indépendant qui produit en fonction d’une logique artistique, quidécoule d’une passion et d’une volonté forte, qui doit être le plus pris en considération ?

Pour Patrick Zelnik, fondateur de Naïve, « le disque est un métier d’artisan et l’onne peut pas parler d’artisanat quand il faut vendre 100 000 albums pour rentabiliser soninvestissement de départ » 39.

37 UPFI, Manifeste des producteurs indépendants pour une réelle diversité musicale, Union des Producteurs phonographiquesFrançais Indépendants, 2004, p 1338 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 126

39 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 114

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Il semble impossible de juger des mérites de chacun tant que l’on parlera d’industrieculturelle, oxymore qui ne sait pas de quel côté faire pencher la balance. Puisque le succèsdérègle tous les instruments de mesure.

Asymétrie et Complémentarité

Le monde de la production discographique est structurellement porteur d’inégalités,voire d’inéquité. Et cette asymétrie est dans les fait rarement remise en cause.

Cet état de fait part d’un postulat simple : la majorité des artistes rêve d’enregistreravec les moyens d’une major, et tous les labels rêvent de fonctionner sans avoir à compterle moindre centime. Et donc lorsqu’un artiste connaît un succès important ou qu’un labelprofite d’une image de marque ou de ventes laissant entrevoir d’éventuels profits, les majorss’arrangent bien souvent pour entamer des négociations qui aboutissent généralement àdes propositions que peu de gens seraient prêts à refuser.

Les exemples ne manquent pas, le plus retentissant d’entre eux reste le débauchagede la Mano Negra par Virgin au détriment de Boucherie Production au début des années1990. Gérôme Guibert montre aussi très bien comment les majors peuvent récupérer unmouvement musical à leur compte, transformant le courant Indie Pop en une New Wavedont les albums s’écoulèrent en millions d’exemplaires40. De la même façon, de gros labelsindépendants sont régulièrement absorbés par les majors, comme ce fut le cas pour Barclayet Vogue, mais aussi pour Virgin outre manche, absorbé par EMI en 1992 pour la somme de1 milliard de dollars. C’est ce qui amène Henri de Bodinet à déclarer que « les indépendants

sont le viagra des majors » 41 . En d’autres termes, les majors veulent avoir le monopole

du succès et de la rentabilité financière, et s’en donnent les moyens parfois par l’absorptionde leur « viagra ».

Pourtant, cette politique de débauchage et de rachat de labels relève de l’anecdote, carsi ces épisodes contribuent à faire couler beaucoup d’encre concernant la toute puissancedes grands groupes, ils masquent une pratique bien plus répandue : en réalité, un grandnombre d’indépendants ne le sont pas. Qu’ils soient artistes autoproduits ou labels deprovince, un très grand nombre de producteurs de disques passent par les majors pourcertains aspects de leur travail.

La principale forme de ces accords entre indépendants et majors est le contrat delicence : l’indépendant s’occupe de tout l’aspect artistique et finance l’enregistrement dudisque, la major prend en charge les aspects de promotion et de distribution. Les majorss’investissent plus ou moins dans la tâche qui leur est confiée selon le cas, mais les contratsde licence sont extrêmement répandus.

Une autre possibilité est la « Joint-Venture », qui implique une prise de participationau capital d’un label indépendant. Globalement, le principe est le même que le contratde licence, mais avec plus de suivi. La major fournit des moyens financiers et distribueles disques d’un label indépendant qui propose l’orientation artistique, le suivi et ledéveloppement des musiciens produits. Des pratiques dont certains indépendants font sanscomplexe l’apologie, comme en témoigne Vincent Carpentier, responsable artistique chezFrancis Dreyfus Musique : « C’est le but ultime de tout le monde d’être signé en major, avec

40 GUIBERT, Gérôme, Analyse d’un courant musical : l’indie Pop, Université de Nantes, Département de Sociologie, 1996,181 p.

41 DE BODINET, Henri, Les indépendants sont le viagra des majors, La lettre du disque, n°330, 19 mars 2002

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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un bon contrat et de l’argent. Le but d’un indépendant, c’est d’être « labellisé » 42 . C’est

d’une grande hypocrisie, l’atmosphère générale sur la grande volonté de l’indépendance »43 .

De ces pratiques courantes est née l’image d’une industrie du disque fonctionnantsur le modèle de la complémentarité : les indépendants centrés sur l’artistique ont unefonction de découverte de talents et font émerger les nouvelles tendances musicales. Lesmajors suivent leur travail de près et assurent aux artistes les plus rentables une meilleuredistribution et rémunération, en essayant de pérenniser les succès par le soutien financier.

Donc de nombreux indépendants sacrifient une part de leur indépendance pours’assurer une meilleure visibilité, s’autorisant même parfois une ouverture aux capitaux desmajors pour respirer un peu financièrement. Néanmoins, il existe de purs indépendants, etils existeront toujours, qui dans une logique poussée très loin, refusent l’aide des majors.En vérité, l’inverse est souvent plus vrai, à savoir que les majors ne trouvent d’intérêt ni à uncontrat de licence, ni à une joint-venture, avec certaines productions indépendantes. Sont-elles pour autant démunies ?

2.3 – Le soutien aux productions indépendantes ou ladiversité sous respirateur artificiel

L’élément essentiel pour cultiver l’indépendance dans le secteur de la production demusique enregistrée demeure la passion, mais force est de constater que passion rimedifficilement avec gestion, et que bien souvent, les projets de production indépendanteont besoin, pour aboutir, d’une aide financière ou d’un soutien quel qu’il soit. Les aidesdisponibles sont nombreuses, les politiques de soutien à la production indépendante aussi,mais ne correspondent pas forcément aux besoins de la frange concurrentielle dont dépendla diversité culturelle.

Les aides des professionnels du secteurToutes les sociétés de gestion des droits liés à la musique, et bien d’autres organisationsprofessionnelles du secteur, proposent des aides à l’enregistrement de phonogrammes.

C’est le cas de l’Adami, de la Sacem, de la SCPP44, la SPPF45, et le Fond pourla Création Musicale. A l’exception de l’aide du FCM, toutes ces aides fonctionnent surle même principe : à savoir que les candidatures sont réservées aux sociétaires de cesorganisations uniquement, que les dossiers sont longs et fastidieux à remplir, ne sont querarement cumulables, et surtout, aucune de ces aides ne peut excéder le tiers du montanttotal de l’enregistrement qui en bénéficie.

42 C'est-à-dire garder le fonctionnement d’un label indépendant en étant intégré financièrement à une major43 Cité par BIGOTTI, Jean-Noël, Je monte mon Label, Paris, Irma, 2008, p 5044 Société Civile pour l’exercice des droits des Producteurs Phonographiques45 Société Civile des Producteurs de Phonogrammes en France

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L’Etat et les musiques amplifiées

Au titre de l’exception culturelle, l’Etat français a souvent eu des politiques de soutienaux activités du cinéma, du livre, et de la musique. Il n’a cependant pris en compte le mondedes musiques amplifiées que relativement tard, avec le ministère de la culture mené parJack Lang à partir de 1985.

C’est ce ministère qui a lancé le « plan rock » supposé permettre aux musiciens devoir leur pratique facilitée, par le développement de studios de répétition, des subventionsapportées aux organisateurs de festivals, et la mise en place de la fête de la musique le21 juin, qui a fourni depuis 20 ans des opportunités de concerts à des milliers de groupesamateurs.

En ce qui concerne la production phonographique indépendante, c’est dans le cadrede ce plan rock que fut mis en place le « plan label », entre 1989 et 1992, qui demeurel’initiative étatique la plus significative dans le soutien à la musique enregistrée, l’Etat semontrant généralement frileux à l’égard du monde du disque, l’idée d’une intrusion publiquedans un secteur marchand n’éveillant que rarement l’enthousiasme de l’hémicycle.

Ce plan a mis en place des aides pour 54 labels indépendants, oscillant entre50 et 450 000 francs, pour un montant global de 8,1 millions de francs46. Une étudepréalable basée sur les données comptables et structurelles fournies par 8 labels avaitfait état de nombreux besoins, et préconisait plusieurs types d’actions : simplifier les aidesdisponibles (notamment celles des sociétés civiles déjà mentionnées), aides à l’équipement(informatisation), aides à la représentation internationale, aides en besoin de fonds deroulement et aides à la structure.

L’aide finalement fournie peut être considérée comme dérivant uniquement de cettedernière préconisation, puisqu’elle consistait en une subvention directe sans contrepartie.Après trois exercices, la Direction du Développement et des Formations qui avait en chargel’administration du plan labels estima que sa mission d’amorçage était remplie et que sonéventuelle poursuite ne relevait pas de sa capacité, mais de celle de la Direction de laMusique et de la Danse47.

Le plan Labels n’eut pas sur l’activité discographique indépendante l’effet escompté etest considéré comme un échec. En effet, cette subvention directe n’a en général pas étéutilisée dans le but de structurer son activité ou de la pérenniser, mais pour produire plus deréférences discographiques, ou rembourser des dettes. Le plan labels n’a quasiment pascontribué à une meilleure diffusion des œuvres indépendantes. Certains estiment que laplupart des labels qui en ont bénéficié étant affiliés à des distributeurs indépendants, uneaide à ces derniers aurait constitué un choix plus pertinent en termes d’efficacité. Car lamajorité des labels du plan du même nom ont aujourd’hui disparu.

Malgré tout, ce plan garde certains mérites, puisque le principe d’une aide publique auxentreprises de production phonographique a désormais un précédent, et peut de nouveauêtre à l’étude en s’appuyant sur une certaine légitimité. Le plan a aussi posé la questionde la dimension économique de ces entreprises de passionnés, et de leur adaptation àun marché qui na laisse que peu de marge de manœuvre. Mais surtout, le plan a été unemanifestation de reconnaissance publique d’un genre musical jusque là ignoré, et par le

46 http://www.irma.asso.fr/LABELS-EN-VILLELes-dispositifs47 http://www.irma.asso.fr/LABELS-EN-VILLELes-dispositifs

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soutien à la création, l’Etat a reconnu les vocations et l’intérêt artistique des productionsindépendantes.

Les labels indépendants peuvent aussi disposer d’autres subventions émanant del’Etat, si leur entreprise rentre dans le cadre des dispositions prévues par le Défi jeunes,ou par les aides proposées par l’Institut pour le Financement du Cinéma et des IndustriesCulturelles. Ils peuvent également profiter d’exonérations diverses et variées sous certainesconditions. Mais l’Etat a relancé son action à l’égard des producteurs indépendants en votantune mesure d’ampleur en 2006, la plus significative depuis le plan labels.

En effet, au sein de la loi DADVSI48 du 1er août 2006 figure une politique de relancede la production discographique indépendante concrétisée par un crédit d’impôt, combiné àun fonds d’avance administré par l’IFCIC49. Ce crédit consiste donc en un mécanisme fiscalde réduction d’impôt au profit des producteurs phonographiques. Par ce biais, les labelsexistant depuis plus de trois ans bénéficient d’une déduction d’impôts égale à 20% dessommes investies en production et développement.

Pour profiter de ce crédit d’impôt, il faut bien entendu répondre à certains critères,et suivre une procédure administrative rigoureuse. Le projet soutenu doit porter sur laproduction d’un « nouveau talent » au sens large, c'est-à-dire qui n’a pas vendu plusde 100 000 exemplaires de ses deux derniers albums. Donc l’immense majorité desartistes indépendants. Le phonogramme concerné doit être soit instrumental, soit chantémajoritairement en français, ce qui réduit déjà un peu plus son champ d’application, certainsgenres musicaux préférant souvent l’usage de l’anglais. Le calcul du crédit se fait sur labase des dépenses de production (cachets, frais d’enregistrement) et de développement(promotion, tour support). Par ailleurs, son montant est plafonné à 500 000 euros parexercice et par entreprise. Ce même montant est déduit de l’impôt sur les sociétés, et si lemontant de l’aide est supérieur au montant de l’impôt (calculé sur les bénéfices), le TrésorPublic complète par un chèque au profit de l’entreprise.

Le label doit suivre une procédure assez stricte en termes de gestion des délais. Ilsdoivent remettre une demande d’agrément à titre provisoire à la DMDTS50 au plus tardun mois avant d’engager des dépenses. Une fois l’agrément délivré, c’est une déclarationfiscale qu’il faut faire parvenir au service des impôts, avec copie à la DMDTS. Enfin, au plustard deux ans après la fixation matérielle de l’œuvre enregistrée, une demande d’agrémentà titre définitif doit être déposée à la DMDTS, sans laquelle la somme dont a bénéficiée lelabel est à restituer au Trésor Public. Comme les examens de demande d’agrément se fonttous les deux mois, le label doit être particulièrement attentif aux échéances pour être sûrque tout arrive dans les délais.

Depuis sa mise en place, le crédit d’impôt représente une aide sans précédent pour lesindépendants, puisque plus de 3 millions d’euros y ont déjà été consacrés. Et si le dispositifest appelé à prendre fin le 31 décembre 2009, le ministère de la culture y a alloué uneenveloppe de 12 millions d’euros pour ce dernier exercice.

Cette aide est combinée à un fonds d’avance géré par l’IFCIC, pour permettre aux labelsd’emprunter à un taux de 4%. Car les banques sont en général plus que réticentes quand ils’agit de prêter de l’argent aux producteurs indépendants. Dans le contexte actuel, mêmel’ouverture d’un compte pose problème. C’est pourquoi un dispositif d’aide à la création

48 Droit d’Auteur et Droit Voisin dans la Société de l’Information49 Institut pour le Financement du Cinéma et des Industries Culturelles50 Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles

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phonographique ne peut se passer d’un tel dispositif de fonds d’avance. Il peut représenterjusqu’à 70% des dépenses liées au développement de l’entreprise, dans la limite de 150 000euros, sans qu’aucune garantie ne soit demandée.

Pourtant, un soutien financier aussi direct peut aussi finir comme le plan labels deJack Lang. Le parti pris de relance du secteur phonographique par l’amont fait le parique l’aide resurgisse sur les activités de tous les maillons de la chaîne du disque (artiste,technicien, éditeur, distributeur, presseur, studio…). Encore faut-il que l’aide soit utilisée àbon escient. C’est pourquoi Mathias Milliard, contributeur à l’IRMA, procède à une mise engarde judicieuse :

« Un calcul stratégique s’impose pour de nombreuses microstructures dusecteur : le montant du crédit d’impôt obtenu pour une production à faible budgetpeut s’avérer maigre. Or la procédure administrative nécessite un temps detravail non négligeable lorsqu’il n’y a qu’un ou deux employés dans l’entreprise(et qu’ils sont déjà "en plein rush" pour produire et promouvoir l’album). Laprocédure nécessite les compétences d’un expert-comptable dont peu deTPE disposent. C’est un point essentiel à entendre pour ceux qui seraient troprapidement alléchés par l’appât que constitue à juste titre le crédit d’impôt.S’il s’agit bien d’un dispositif d’aide, il n’en comporte pas moins certainesobligations et conséquences. L’entreprise doit ainsi être parfaitement gérée,respectant l’ensemble des réglementations sociales et fiscales. Dans une logiquede donnant-donnant avec l’Etat, les acteurs qui bénéficient du crédit d’impôtsont invités à ne pas se positionner uniquement comme directeur artistique,mais également en bon gestionnaire et en acteur économique responsable. Ilfaut savoir que dans le crédit d’impôt en faveur du cinéma et de l’audiovisuel(le crédit d’impôt musique ayant été calqué sur celui-ci), toutes les entreprisesbénéficiaires du mécanisme ont fait l’objet d’un contrôle fiscal par la suite. Et il

n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour les labels » 51

On peut penser que ce crédit d’impôt ne prend que peu en compte le problème principaldes productions indépendantes, à savoir leur visibilité sur le marché. La mise en place dequotas radiophoniques réservés aux artistes francophones a considérablement augmentéleur part de marché. L’instauration d’un quota plus limité aux nouveaux talents aurait pu fairela part belle aux indépendants, mais l’appellation nouveau talent s’applique à des artistesqui n’ont pas vendu plus de 100 000 exemplaires de leurs deux précédents albums. Oncomprend que le choix de nouveaux talents des radios nationales se porte sur les artistesqui sont plus proche des 100 000 exemplaires vendus que de celui du millier. La miseen place de quotas radiophoniques, mêmes minimes, pour les titres issus de productionsindépendantes, constituerait une avancée majeure pour les petits producteurs, pour qui ladiffusion radio demeure le plus épineux problème, et attise rancoeur et amertume.

Par ailleurs, une mesure attendue par le secteur tout entier n’est pas encore inscriteau calendrier des pouvoirs publics. La baisse de la TVA sur le disque ne semble pas êtreenvisagée à court terme, alors que cette mesure est réclamée autant par les indépendantsque par les majors depuis de nombreuses années. Leur frustration est d’autant plus grandeque cette baisse a été accordée au livre, dont la TVA est de 5,5%, celle du disque restantà 19,6%.

51 http://www.irma.asso.fr/LABELS-L-ETAT-FAIT-CREDIT-La?xtor=EPR-15#nb3

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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Dans le même temps, l’Etat s’est lancé dans la subvention de salles de concert detypes Zénith dont l’accès est réservé à des artistes disposant de gros moyens. Tout endurcissant la législation sur les nuisances sonores, et en refusant d’aider les café-concertsà s’insonoriser, et en laissant mourir les salles indépendantes, dont les fermetures semultiplient depuis le début de XXIe siècle. Or, le spectacle vivant demeure pour les artistesindépendants d’une part la principale source de revenus et d’autre part le seul moyen de seconstruire un public relativement large. La mort des petites salles de concert et l’absencede réaction de l’Etat sont la principale préoccupation des artistes indépendants.

L’action des collectivités territoriales

Soucieuses de l’attractivité de leur territoire et de la préservation de leurs emplois, lescollectivités territoriales font souvent preuve de plus d’initiatives en faveur de la créationmusicale, s’appropriant les principes émis par la Convention sur la Protection de la diversitédes expressions culturelles, adoptée en 2005 par l’UNESCO. Cette convention « réaffirmele droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en œuvre les politiqueset mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité desexpressions culturelles sur leur territoire" et de "promouvoir le respect de la diversité et laprise de conscience de sa valeur aux niveaux local, national et international »52.

En présentant un projet cohérent, avec une volonté tenace et une certainepersévérance, on peut espérer une subvention de la DRAC53 de sa région. En dehors dece type de subvention au cas par cas, plusieurs régions ont mis en place des dispositifsde soutien à la filière phonographique, directs ou indirects, qui bousculent les logiquesd’intervention des administrations françaises dans le secteur du disque.

Plusieurs régions ont commandé des états des lieux locaux de la filière discographique,aux premiers rangs desquelles la région Rhône-Alpes et la région Aquitaine. En termes destructures, ces deux territoires sont parmi les plus riches de France, véritables pépinièresde labels, de distributeurs et de disquaires. Mais pour ces structures, la norme reste laprécarité. Aussi, puisque de nombreux emplois sont concernés, ces deux régions ont misen place des dispositifs de soutien à la filière discographique similaires, respectivementen 2004 et 2005. Leurs dispositifs d’aide à la production sont comparables à ceux mis enplace par les organisations professionnelles, et ne concernent que les acteurs locaux. Leurmontant, ne pouvant excéder le tiers du budget global du projet, ne peut excéder 8000 eurosen Aquitaine et 15000 euros pour la région Rhône-Alpes. Ces aides tentent également deremédier aux problèmes de distribution que peuvent rencontrer les indépendants. Ainsi,la région Rhône-Alpes accompagne les producteurs sur les salons internationaux, afin defaciliter la mise en place de partenariats entre divers acteurs du monde de la musiqueenregistrée. Par ailleurs, la mise en ligne d’une plate-forme de téléchargement ainsi quel’installation de bornes d’écoute dans les lieux spécialisés sont actuellement à l’étude etdevraient voir le jour une fois certaines questions de gestion d’exclusivité réglées. La régionAquitaine étudie aussi la mise en place de telles bornes d’écoute, et voudrait élargir leurprésence aux librairies et salles de concert.

La ville de Paris se distingue par la mise en place du Marché Indépendant des Labels,ou Mila, qui consiste à mettre à disposition des locaux pour les acteurs indépendants du

52 UNESCO, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Paris, 2005, 19 p.53 Direction Régionale des Affaires Culturelles.

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monde de la musique dans un quartier, le XVIIIe arrondissement, déjà très imprégné parle monde de la musique puisque comptant dans son enceinte une quarantaine de maisonsde disques dont EMI France, une dizaine de disquaires et un mégastore, ainsi que denombreuses salles de concert, des studios d’enregistrement, des magasins d’instrumentsde musique…

Enfin, l’initiative des Pays de Loire dans les musiques actuelles demeure exemplairepar son ampleur. En effet, le dispositif Trempolino, en place depuis 1993, se divise entrois aspects complémentaires : Trempo Fabric’, Trempo Distrib’ et Trempo Garantie. Ilss’adressent aux labels indépendants aussi bien qu’aux musiciens autoproduits.

Trempo Fabric’ vient en aide aux acteurs souhaitant faire presser un disque (CD, DVD,Vinyle). Grâce à un partenariat avec une entreprise de pressage, Trempo Fabric’ proposeun tarif préférentiel et gère le suivi de la fabrication des supports. Près de 300 groupes ontbénéficiés de ce service depuis sa mise en place.

Trempo Distrib’ a mis en place un réseau de distribution avec les disquaires de la région,permettant à des centaines de groupes d’obtenir une visibilité locale forte, notamment àNantes. Certains d’entre eux ont pu par ce dispositif acquérir une notoriété suffisante pourune distribution nationale (Jeanne Cheral). Le dispositif est actuellement appelé à prendrela forme d’une plate-forme de vente en ligne.

Trempo Garantie consiste en un partenariat avec le Crédit Municipal de Nantes, quipermet aux musiciens ou structures de bénéficier d’un prêt personnalisé pour la réalisationde leur projet (enregistrement, pressage, achat de matériel…). Le prêt bancaire est accordéen fonction de la viabilité et de la cohérence de leur projet. Le groupe aidé doit êtresous contrat avec une structure juridique assurant la gestion financière et administrativedu projet, la structure se portant caution morale et les musiciens caution solidaire. Lesremboursements sont ajustés, en général sur deux ans, avec des échéances mensuellesou trimestrielles. Une trentaine de disques ont été produits en utilisant cette garantie54.

Ces interventions des collectivités territoriales ont pris une importance vitale pourde nombreuses structures, et constituent autant d’initiatives salvatrices pour un secteuren difficulté. Toutefois, il faut garder cette logique d’une intervention qui résulte d’uneconcertation, et qui soit évolutive, qui ne se contente pas de distribuer les subventions,comme le souligne Vincent Priou, directeur de Trempolino :

« La question du sens et de la fonction de la culture est essentielle pour"justifier" de l’intervention publique. Nous estimons que l’intervention publique,dans le cadre de l’intérêt général et du respect de l’équilibre entre initiative privéeet financement public, doit exister sur des bases transparentes et négociées.Cette démarche nécessite d’inscrire son projet dans une vision globale etcohérente, faisant l’objet d’une analyse permanente. Elle nécessite égalementde rendre compte des interventions et des actions, d’afficher une orientationpolitique répondant à des valeurs de société et à un projet fort » 55.

En ce sens, la prise de conscience du véritable problème de distribution des indépendantsest une avancée considérable en termes de gestion des politiques publiques, puisqu’ellesenvisagent désormais la filière du disque dans son ensemble. Et ouvrent quelquesperspectives aux indépendants dans un contexte préoccupant.

54 http://www.irma.asso.fr/LABELS-EN-VILLELes-dispositifs55 http://www.irma.asso.fr/Label-managers-operateurs-et-elus

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2 – Passion et gestion : la culture de l’indépendance

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3 – La diversité culturelle face à la crisedu disque : quelles perspectives pourles productions indépendantes ?

« Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ne voient lanécessité que dans la crise »

Jean Monnet56

On parle de « crise du disque » depuis 1999 et la mise en place du site Napster quipermettait de télécharger gratuitement de la musique, sans aucun versement de droitsd’auteur. Le développement des connexions à haut débit correspondant à une chute desventes de supports enregistrés, l’industrie a vite trouvé un coupable idéal sur qui portertoute la responsabilité des malheurs d’un secteur entier. Mais il faut inscrire cette crisedans un contexte plus global, et prendre en compte les nouveaux modes de diffusion et deprescription, ainsi que les récents changements dans les habitudes de consommation pourdégager des perspectives à plus ou moins long terme, plus ou moins pessimistes pour lesvocations underground.

3.1 – Aspects de la criseL’apparition et le développement d’Internet ont réellement bouleversé le monde de lamusique enregistrée, parce qu’ils ont fait apparaître de nouveaux modes de consommationauxquels l’industrie du disque n’était pas préparée, et, figée dans son fonctionnementclassique, a tardé à penser une modification de ses modes de production et de diffusion.Alors que la chute était trop amorcée pour être enrayée.

Le virage manqué

C’est un fait, l’industrie du disque n’avait pas pris la mesure du potentiel d’Internet,ni des formats informatiques de compression musicale. Le format Mp3 avait pourtant étéprésenté aux industriels du secteur dans les années 1990. Ces derniers, aveuglés par deschiffres de vente de plus en plus élevés, n’y ont prêté aucune attention. Pas plus qu’audéveloppement des connexions haut débit, puisque les majors n’ont utilisé Internet quepour promouvoir leur disques, créant des sites qui étaient autant de vitrines, de pagespublicitaires pour leurs supports physiques.

56 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=crise&p=2

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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Les majors, qui pensaient pouvoir générer éternellement des profits colossaux avecleurs supports physiques, n’avait pas tenu compte de l’accroissement des capacités destockage des disques durs, ni d’une demande toujours plus forte de modes d’écoutenomades, comme le baladeur. Or le Mp3 était dès le départ le format idéal pour uneutilisation nomade, la taille des fichiers numériques permettant d’emporter une discothèqueextrêmement fournie dans sa poche. Le succès du iPod d’Apple fut le premier coupde tonnerre pour une industrie qui s’était laissée dépasser par des industriels et desinformaticiens, ce que certains ont encore du mal à comprendre, comme Stéphane Maton,ancien représentant commercial de BMG licencié lors de la fusion avec Sony :

« Ce que je trouve fascinant, c’est cette absence totale, mais absolument totale,d’anticipation des nouvelles technologies et de ce qu’allait devenir le business dudisque. Pour des gestionnaires de boîtes qui représentaient plus d’une centainede salariés, qui avaient la chance extraordinaire d’avoir des exemples à leur portede ce qu’il se passait, c’est d’une irresponsabilité incroyable… […] deux ansaprès, ils licenciaient. Les mecs, ils devraient être interdits de gestion […], toutes

ces informations, ils les avaient » 57

Incapables de penser à temps Internet comme un mode de distribution de musiqueet le Mp3 comme un support commercialisable, les industriels du disque ont laissé lesconsommateurs prendre le contrôle d’une sphère en développement constant, qui a eul’opportunité d’imprimer dans de nombreuses mentalités la notion de gratuité.

Le spectre de la gratuité

C’est la mise en place de réseaux peer-to-peer58 qui a changé un nombre considérablede mentalités.

Le premier de ces réseaux, Napster, est apparu en 1999. Un serveur central mettaità jour un répertoire de titres mis à la disposition des internautes par d’autres internautes,et met en relation les ordinateurs de chacun pour copier les fichiers demandés. Le succèsfut énorme, le nombre de titres échangées était assez important pour qu’Universal prennequelques années plus tard la mesure du phénomène, et rachète le site pour le fermer.

Mais entre temps, de nouveaux logiciels de peer-to-peer firent leur apparition, qui nenécessitent pas de serveur central : ils mettent les internautes directement en relation, par lebiais de dossiers spécifiques dont les fichiers sont mis à disposition des autres internautes,qui peuvent les copier avec pour seule limite la vitesse de leur connexion. Le nombred’utilisateurs de ces réseaux se compte en millions, le nombre de fichiers échangés enmilliards, et si la mise en place de plateformes de téléchargement légales semble avoirendigué la progression du phénomène, son ampleur reste un problème pour tous les acteursde la musique enregistrée.

En effet, les utilisateurs de réseaux peer-to-peer utilisent un bien sans en supporter lescoûts, et représentent une perte de valeur ajoutée considérable pour le secteur du disque.

57 Cité par DUDIGNAC, Charlotte, MAUGER, François, La musique assiégée : d’une industrie en crise à la musique

équitable, Montreuil, Editions L’échappée, 2008, p 11458 Que l’on pourrait traduire par « de pair à pair ».

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Enfin, un autre pas a été franchi dans la gratuité sur Internet avec la création du siteDeezer. Ce site fonctionne sur la base du « streaming », c'est-à-dire la lecture de fichierschargés simultanément, et si ce système ne permet pas de télécharger les fichiers et doncde se les approprier, le système de musique à la demande, en lecture illimitée, permetd’avoir à sa disposition un nombre de références absolument énorme, et d’écouter de lamusique à longueur de journée sans rien acheter.

C’est ainsi que toute une frange de la population a totalement cessé d’acheterdes disques, disposant en ligne d’une discothèque à faire pâlir d’envie n’importe quelcollectionneur. Ce processus de dématérialisation de la musique enregistrée est un coupdur pour tous les tenants de l’industrie du disque, réellement en crise depuis 2003.

La crise en chiffres

D’après le SNEP59, tout a commencé en 2002, année du développement du haut débiten France, et donc autant de téléchargements illégaux potentiels.

On constate sur ce graphique une perte constante de valeur de la musique enregistréedepuis 2002. Et si la part des ventes numériques dans la valeur globale est en netteaugmentation, elle ne fait qu’accompagner le déclin d’une industrie qui peine à vendre dansdes proportions comparables à celle de son glorieux passé.

En 2008, donc, le marché de la musique enregistrée est en baisse pour lasixième année consécutive. Pendant ces six années, le chiffre d’affaires des producteursphonographiques a été divisé de moitié, passant de 1 302 à 606 millions d’euros. Sur ladernière année, entre 2007 et 2008, le marché de détail a perdu 15% de sa valeur.

Le marché des singles n’existe quasiment plus, puisqu’il a baissé de 90% entre 2002 et2008, passant de 39 millions d’unités vendues à 4 millions. Quant au marché des albums,il a été divisé par deux sur la même période, passant de 126 millions d’unités vendues en2002 à 52 millions en 2008.

59 Syndicat National de l’Edition Phonographique

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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La seule augmentation de valeur concerne les ventes numériques, multipliées par 9 enquatre ans, et représentant aujourd’hui 12,5% du marché français, pour une valeur de 76millions d’euros. Mais cette valeur ne compense que 19% des pertes liées à la baisse desventes sur support physique.

Pour le SNEP, l’explication est claire, la morosité du marché provient de l’augmentationdes accès à Internet haut débit, multipliant le nombre de pirates. Le SNEP estime à 8 millionsle nombre d’internautes téléchargeant des contenus illégaux, et énonce que 14 titres sonttéléchargés illégalement pour un titre téléchargé légalement60.

Il est bien naturel que le syndicat cherche à défendre ses intérêts et pointe du doigt lecoupable tout désigné, à la source de tous les malheurs d’une industrie. Toutefois, réduire àun seul responsable une crise de cette ampleur semble assez réducteur, et s’il ne s’agit pasde nier l’impact du téléchargement illégal sur les ventes de supports enregistrés, il convientde le relativiser.

Crisis ? What Crisis ? 61

Diverses études ont été menées pour mesurer l’impact du téléchargement illégal sur lesventes de disques, qui toutefois sont difficilement exploitables tant les méthodes et surtoutles résultats divergent.

En effet, si certaines d’entre elles tendent à confirmer l’opinion du SNEP et à établirun lien direct entre téléchargement illégal et baisse des ventes, d’autres introduisent l’idéed’effet d’échantillonnage, c'est-à-dire une meilleure exploration de l’offre par le biais dutéléchargement, mais qui aboutirait à des achats équivalents, sinon supérieurs, à ceux quiauraient été effectués sans l’intermédiaire du téléchargement, puisque correspondant mieuxaux goûts du consommateur. D’autres études sont allées dans le même sens, en établissantque ceux qui téléchargeaient les plus importants volumes de fichiers illégaux étaient aussiceux qui investissaient le plus dans les supports enregistrés62.

Par ailleurs, il convient également de faire preuve de bon sens, et d’affirmer quecontrairement aux assertions des maisons de disque, le téléchargement d’un album neconstitue pas nécessairement la perte d’une vente physique. Il serait absurde de croireque les internautes aurait acheté tous les albums qu’ils téléchargent s’ils n’avaient pas eud’accès à Internet.

La baisse des ventes de disques peut aussi s’expliquer par la théorie des cycles de viedes produits, qui définit cinq étapes dans la vie d’un produit : le développement, la mise surle marché, la croissance, la maturité et le déclin. Ces étapes sont marquées par l’évolutiondes coûts d’accès au marché, l’introduction de la concurrence et la saturation du marché.Et si aujourd’hui, la génération vinyle a achevé de renouveler sa discothèque en CDs et queles générations suivantes lui préfèrent le Mp3, on peut légitimement conclure que le CD aamorcé sa phase de déclin au début des années 2000. Et s’il reste le support physique leplus vendu, il perd de plus en plus sa place prépondérante au profit du fichier numérique.

60 SNEP, L’économie de la production musicale 2009, Syndicat National de l’Edition Phonographique, 2009, 77 p61 Du titre d’un album du groupe Supertramp

62 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L’industrie du disque, Paris, La découverte, 2006, p 63, et PETIT, Benjamin, Analyseculturelle de la crise de l’industrie phonographique, IEP de Lyon, 2006, p 55-58

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On pourrait aussi avancer un critère fondamentalement subjectif, en soulignant labaisse de qualité de l’offre musicale. En effet, la frange la plus visible de la musiqueenregistrée correspond à des albums issus d’opérations marketing outrancières qui, par lasurexposition de nouveautés tapageuses, amène immanquablement une certaine lassitudechez le consommateur. Les meilleures ventes d’albums de années 2000 correspondent àdes artistes issus de télé-crochets, présents sur tous les médias pendant une courte période,et oubliés aussitôt après. Le caractère éphémère de ce type d’albums, combiné à unepolitique tarifaire variable pousse le consommateur vers plus de prudence, la satisfactionapportée par un achat n’étant pas forcément proportionnel à son prix, surtout lorsqu’on voitcelui-ci réduit de moitié six mois après la sortie de l’album concerné.

Enfin, on oublie assez souvent que cette crise de la filière phonographique intervientà une époque ou les questions de pouvoir d’achat sont omniprésentes dans les discourspolitiques et les revendications populaires. Et quand les populations cherchent à réduireleurs dépenses, les dépenses de loisirs sont les premières à être sacrifiées, surtoutlorsqu’on peut écouter n’importe quel disque à longueur de journée sur Internet. C’est ceque souligne Grégoire Rameaux, disquaire indépendant à Toulouse :

« Certes, le disque est en crise mais, en tant que disquaire indépendant rock, jesuis confronté à une clientèle qui a une baisse du pouvoir d’achat significative.Des gens qui m’achetaient quinze disques par mois ne m’en achèteront plus quetrois. Et ce n’est pas parce qu’ils peuvent télécharger. Mais parce que les mecs

n’ont plus d’ argent » 63

Mais plus que les causes, impossibles à cerner précisément, ce sont les conséquencesde cette crise qui inquiètent.

La propagation de la précarité

La présente crise du disque n’est pas restée sans effet sur l’emploi musical, et tout lesecteur porte le deuil de milliers de postes, et de plus de contrats de musiciens encore.

En effet, lors de la fusion entre Sony et BMG en 2004, ce sont près de 40% desemployés qui sont démis de leurs fonctions, alors que Warner et EMI multiplient les planssociaux, les restructurations et les changements de direction. Au total, ce sont 1 300 postesqui ont disparu en quatre ans64.

Les grandes surfaces alimentaires et spécialisées ont durci leurs relations avec lesgrossistes, et les distributeurs indépendants font faillite les uns après les autres. C’est lecas de Pop Lane et Limonade en 2003, de Tripsychord en 2004, de Mélodie et de M10 en2005, de Night and Day en 2006… Outre la perte des emplois fournis par cette structure,ce sont autant de liens entre labels indépendants et détaillants qui sont perdus.

Quant aux artistes, aux musiciens, ils sont bien évidemment les premiers touchés parcette crise. D’après le SNEP, 2008 voit pour la première fois plus de contrat d’artistes

63 Cité par DUDIGNAC, Charlotte, MAUGER, François, La musique assiégée : d’une industrie en crise à la musique

équitable, Montreuil, Editions L’échappée, 2008, p 116.64 Idem, p 114.

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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rendus que de nouvelles signatures65, ce qui signifie qu’il existe un déficit en termes derenouvellement de l’offre musicale, mais aussi de nombreuses carrières de musiciensbrisées, ou tout du moins bouleversées. Le plus célèbre des musiciens ainsi « viré » estAlain Chamfort, qui après avoir fait le bonheur de sa maison de disques pendant plusieursdécennies, a vu son contrat rompu sans préavis. D’où sa réaction distanciée dans le clip« les beaux yeux de Laure ». Néanmoins, pour un Alain Chamfort qui peut s’appuyer surune longue carrière pour rebondir, combien de musiciens ont vu leur vocation détruite ?

Reste à savoir si cette crise constitue une phase de transition ou le début de l’agoniepour une industrie contrainte de réagir, de se restructurer et de multiplier les initiatives, oude nouer des partenariats avec les acteurs d’Internet, bien souvent à tâtons.

3.2 – De nouveaux modèles hésitants

Depuis le début de la crise du disque, l’industrie de la production phonographiquecherche à faire émerger de nouveaux modèles afin de récupérer, recréer la valeur ajoutéeafférente à la musique enregistrée. Ces initiatives procèdent souvent d’une certaineurgence, et les dispositifs mis en place sont régulièrement hésitants, peinant à trouver leurplace et à remplir les objectifs espérés par une industrie en plein désarroi. En parallèle semultiplient les publications émettant des propositions pour une nouvelle répartition de lavaleur dans l’industrie de la musique ou des modèles de diffusion innovants.

L’illusion anti-copie

La première réaction de l’industrie du disque a été d’installer sur les CDs distribuésdans le commerce des dispositifs anti-copie, afin d’enrayer la gravure de copies illégales etl’encodage à but de distribution gratuite sur Internet.

Cette initiative, mise en place dans une sorte de mouvement de panique et sansconsidérer certains aspects légaux, a été un échec total. En effet, ces dispositifs allaientà l’encontre de certains aspects d’une utilisation légale d’un enregistrement sonore,notamment la copie privée, qui autorise chaque consommateur à copier les enregistrementsqu’il possède dans le but d’un usage strictement privé. Mais surtout, cette mesure réussità provoquer la colère de nombreux consommateurs, puisque les dispositifs empêchaientun usage parfaitement légal et normal des disques, notamment la lecture sur un ordinateurou dans un autoradio.

Le mécontentement d’acheteurs de musique enregistrée entérina l’échec desdispositifs anti-copie, et leur abandon fut effectif peu de temps après leur introduction.

De DADVSI à Hadopi : l’impossible régulation65 SNEP, L’économie de la production musicale 2009, Syndicat National de l’Edition Phonographique, 2009, p 17

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L’apparition des réseaux peer-to-peer a coïncidé avec la baisse des ventes de supportsphysiques. Il n’en fallait pas plus aux producteurs phonographiques pour exercer unepression sur les pouvoirs publics, les sommant de légiférer au nom de la défense du droitd’auteur. Le but ici est d’endiguer une pratique déjà très répandue par une législationrépressive. Car les campagnes de sensibilisation sur le thème du piratage ne semblent passuffire à enrayer le phénomène, qui met à mal les modes de fonctionnement classiques del’industrie.

La première réponse apportée par les pouvoirs publics fut le projet de loi DADVSI66,qui transpose au droit français la directive européenne du 22 mai 2001 qui avait pourbut d’adapter le code de la propriété intellectuelle aux nouveaux usages, notamment letéléchargement. Le premier projet de loi a été déposé en 2003 et prévoyait des mesuresde protection généralisées, à savoir entre autres choses l’interdiction des logiciels departage non pourvus de mesures techniques de protection du droit d’auteur, et traçageet condamnation pour contrefaçon des internautes utilisant ces services. Il prévoit aussila défense d’un téléchargement légal reposant sur les Mesures Techniques de Protection(MTP), ou Digital Rights Management (DRM). Ces dispositifs font partie intégrante desfichiers numériques téléchargés légalement, et peuvent prendre plusieurs formes : dispositifanti-copie, qui limite le nombre de copies réalisables (ou les empêche totalement), dispositifanti-usage, qui permet la lecture du fichier sur certains types d’appareils uniquement,dispositif de tatouage et de traçage de l’œuvre, qui par exemple empêchent la lectureau-delà d’une certaine date… De discours enflammés en amendements invalidés, deretournements d’opinion en procès pour l’exemple, c’est une loi inapplicable qui est voté le30 juin 2006, car les nombreux interdits se mêlent à de trop nombreuses exceptions.

Et après deux ans d’ineffectivité, c’est au ministère de la culture de Christine Albanelde travailler sur un projet de loi « Création et Internet », assez vite rebaptisé Hadopi.Cette loi prévoyait la mise en place d’une « riposte graduée », à l’encontre des internautestéléchargeant illégalement des contenus soumis aux droits d’auteur. Cette riposte graduéeconsistait à envoyer des messages d’avertissement stipulant que le pirate avait été repéré,et après deux avertissements, la coupure de sa connexion Internet. Un projet de loiencore une fois difficilement applicable, dans la mesure ou les procédures de contrôle etd’avertissement, puis de sanction nécessiteraient la mise en œuvre de moyens d’actionimportants, injustifiés au vu du manque à gagner si l’on estime que les pirates les plushabiles ont les connaissances en informatique nécessaires pour déjouer les dispositifsde surveillance. Après une adoption en plusieurs épisodes au sein de l’hémicycle, c’estle Conseil Constitutionnel qui enterre probablement définitivement la loi Hadopi, jugeantanticonstitutionnel la négation de la présomption d’innocence et la restriction du droit de lapersonne à s’exprimer et à communiquer librement par Internet. Toute possibilité de sanctiondans le cadre de cette loi est donc abandonnée le 10 juin 2009.

Ces deux projets de loi illustrent assez bien la difficulté de légiférer dans le domaine,d’autant qu’il semblerait que seuls les producteurs de phonogrammes pensent encorepossible de stopper le téléchargement illégal. Malgré tout, ces deux projets de loimentionnaient en leur texte la défense du principe d’interopérabilité, qui semble être unemesure indispensable à la diffusion de musique sur Internet

Le lent développement du téléchargement légal66 Droits d’Auteurs et Droits Voisins dans la Société de l’Information

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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En effet, la mise en place de nombreuses plateformes de téléchargement payant, donclégal, est en plein développement, la part de marché de telles formes de distribution necessant d’augmenter. Toutefois, certains aspects empêchent cette forme de téléchargementde prendre une ampleur capable de rivaliser avec le téléchargement illégal. Le premierd’entre eux est justement l’absence d’interopérabilité, qui relève du non sens, tant elleest anti-commerciale. En effet, les formats de compression diffèrent d’une plateforme àl’autre, empêchant les titres téléchargés d’être lisibles sur tous les supports, par exempleles baladeurs numériques de telle marque ne peuvent pas lire les titres provenant de telleplateforme. Le seul format universel, reconnu par tous les types de lecteur demeure leMp3, prépondérant sur les réseaux peer-to-peer illégaux. Fabricants d’électroniques etdistributeurs de musique en ligne devraient proposer une politique d’interopérabilité afin defaire profiter à tous les possesseurs d’équipements numériques des catalogues de toutesles plateformes.

Un autre point indispensable pour concurrencer efficacement les réseaux illégauxréside précisément dans la gestion de ces catalogues. En effet, s’ils s’étoffent petit à petit,ils sont encore loin de concurrencer la variété de l’offre disponible en téléchargement illégal,or la recherche de disques rares qui ne sont plus réédités en support physique représenteune frange non négligeable d’utilisation des réseaux peer-to-peer. Elargir le spectre desréférences disponibles afin de satisfaire les consommateurs les plus exigeants constitueraitun atout de plus. De même, les prix appliqués à la musique en ligne sont beaucoup tropproches des prix des supports physiques pour être attractifs. Le développement de lamusique en ligne passe inévitablement par une politique commerciale adaptée.

Une concentration accrue

Face à la chute des ventes de support physique et le démarrage trop lent de la ventede musique en ligne, les maisons de disques ont cherché à accroître la concentration dusecteur, aussi bien horizontalement que verticalement. Le premier témoignage de cettevolonté fut bien sûr la fusion entre Sony et BMG, avec les conséquences précédemmenténoncées.

En termes de concentration verticale, les maisons de disques s’attachent désormais àcouvrir tous les domaines liés à la musique, et plus seulement à la musique enregistrée.En effet, le secteur musical qui dégage le plus de valeur depuis le début du XXIe siècleest celui du spectacle vivant. La baisse de la demande de musique enregistrée sembles’accompagner d’une hausse de la demande de prestations scéniques, qui permettent engénéral aux musiciens de s’accorder une part plus importante des profits que sur la ventede supports enregistrés. Par exemple, la dernière tournée des Rolling Stones a battu tousles records de bénéfice.

C’est pourquoi les maisons de disques proposent désormais des contrats globaux oùelles gèrent tous les aspects de la carrière des artistes, du disque jusqu’à la scène. Ce quin’est pas forcément rassurant, tant on a pu voir jusqu’où les maisons de disques pouvaientaller en termes de rémunération des artistes sur la musique enregistrée. La pratique d’unerépartition de la valeur comparable sur le spectacle vivant pourrait accroître le nombre demusiciens aux fins de mois difficiles. Car énormément de musiciens vivent principalementdes revenus liés à la scène, ne touchant dans leur grande majorité qu’une maigre avancelorsqu’ils enregistrent un disque. On peut très bien imaginer des maisons de disques jouantde leur pouvoir d’attraction pour signer des artistes sous des conditions de répartition des

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gains scéniques peu avantageuses. Cela dit, le phénomène est beaucoup trop récent pourdégager une tendance à son sujet.

L’irrépressible gratuité et l’idée de licence globale

Il semble nécessaire de mentionner les opinions de certains analystes, qui estimentque la marche vers la gratuité de la musique enregistrée est un processus inévitable, etque plutôt que d’essayer de lutter contre, il faut plutôt s’attacher à trouver un moyen derémunérer les ayants droit de la musique distribuée de la sorte.

L’idée qui revient le plus souvent est celle de licence globale, c'est-à-dire uneaugmentation des tarifs des abonnements à Internet, qui serait redistribuée aux artistestéléchargés. D’après certaines études, la plupart des internautes seraient prêts à payer pluscher leur abonnement et télécharger librement, et il serait possible de générer assez devaleur pour combler le manque à gagner.

Cette idée a été proposée, étudiée, semble toujours une option aux yeux de certainsacteurs, mais ne va pas sans poser de nombreuses questions épineuses. D’une part,l’installation d’une telle licence légaliserait de fait les réseaux peer-to-peer. Quid alors desplateformes payantes si difficilement mises en place et dont la progression commence àdevenir intéressante ? Le téléchargement illégal devenu légal, elles n’auraient plus aucuneraison d’être.

Le problème se pose aussi de la répartition de la valeur. Comment contrôler qui aété téléchargé, combien de fois, et comment rémunérer en conséquence ? L’introductiond’une licence globale nécessiterait la mise en place d’un système de décompte transmis àune autorité qui se chargerait de calculer et de faire parvenir les revenus. Pour toutes cesraisons, une telle forme de licence globale semble inenvisageable, mais le spectre d’unemusique enregistrée totalement gratuite va apparemment hanter longuement les acteursde l’industrie du disque, car des modèles totalement viables ne semble pas être à la portéed’un futur proche.

3.3 – Quel avenir pour les indépendants ?

Dans un tel contexte, les incertitudes sont encore plus importantes pour les acteursindépendants de la filière. En effet, ces derniers n’ont pas les mêmes moyens et ont unemarge de manœuvre très limitée par rapport aux majors. Leur survie dans ce milieu hostilerésultait déjà d’un équilibre fragile avant que la crise du disque ne vienne rendre les chosesencore plus difficiles. Quand l’avenir d’une filière dans son ensemble est incertain, que direde ses maillons les plus faibles ? Les indépendants se sont un temps eux aussi raccrochésà l’espoir d’une loi qui réglerait le problème du téléchargement illégal, mais se sont viterendus compte qu’il leur serait indispensable de multiplier les initiatives afin de créer eux-mêmes les conditions de leur survie. Manu Chao exprime bien ce souci d’innovation qui sefait sentir avec plus d’urgence dans les milieux underground :

« Nous vivons une immense période de transition et la bataille est perduepour ce qui est de vendre la musique comme on le concevait ces dernières

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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décennies. Alors l’industrie pleure, mais des choses bien pires sont arrivéesdans la sidérurgie, par exemple. Ici, on licencie abusivement, juste parce que lesbénéfices sont moins importants. En réalité, les grosses boîtes paniquent et, une

nouvelle fois, c’est l’underground qui bouge et a des idées » 67

Des modes de production novateurs

Internet a permis l’arrivée de nouveaux types de producteurs indépendants, qui mettentle consommateur au centre du processus de décision. C’est le cas de labels qui prennentla forme de sites web, sur lesquels des artistes non signées postent leurs créations. Lesinternautes peuvent alors investir sur un artiste, et ceux qui atteignent un certain seuil sevoient offrir l’enregistrement et la commercialisation d’un album. Ces labels d’un nouveaugenre sont emmenés par My Major Company68 et Spidart69, les deux acteurs majeurs dece nouveau secteur.

En plaçant les internautes au cœur du processus de production, on pourrait attendrede ces labels des productions qui reflètent les goûts véritables des consommateurs, quideviennent acteurs de leur propre offre de musique enregistrée. Mais le fait que lesinternautes qui ont investi sur un artiste reçoivent une rétribution proportionnelle à leurinvestissement les amène à miser sur les artistes les plus commerciaux, comme peut entémoigner le choix de Grégoire comme premier représentant de ce nouveaux type de labels,dont le succès ne se dément pas.

De plus, ces indépendants du net développent leur activité en partenariat avec unemajor, qui prend en charge la promotion et la distribution des artistes provenant de cesstructures, et gardent ainsi un contrôle sur les moyens mis en œuvre.

Des modes de distribution originaux

Entre 2007 et 2008, alors que de nombreux distributeurs indépendants avait mis laclé sous la porte, artistes et labels ont expérimenté divers moyens de distribuer leursenregistrements.

Outre le cas de Prince déjà mentionné, le groupe anglais Radiohead s’est servi desa renommée pour expérimenter un mode de distribution inédit de son dernier album InRainbows, sans aucune intervention d’une maison de disques. Le groupe a mis son albumen ligne, disponible au téléchargement sur le principe d’une participation libre. Cette initiativea fait couler beaucoup d’encre, et si la majorité des internautes qui ont téléchargé l’album n’apas déboursé un sou, la tournée qui a suivi affichait complet absolument partout, et a généréplus de revenus pour le groupe que la vente à millions d’un album par le circuit classique.

Dans une mesure différente, le label Tricatel a distribué le dernier album de BertrandBurgalat, Chéri BB, uniquement par le biais de son site Internet, sous la forme de vente parcorrespondance. Le résultat fut à la hauteur des espérances du label, c’est à dire ni plus

67 Cité par AXEL, Philippe, La révolution musicale : liberté, égalité, gratuité, Paris, Pearson France, 2007, p 199.68 http://www.mymajorcompany.com/69 http://www.spidart.com/

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ni moins que les albums distribué sur le circuit traditionnel par le même label, à savoir unsuccès critique plus qu’un succès populaire.

L’incursion des indépendants dans le domaine des plateformes de téléchargementlégales et payantes constitue l’initiative la plus marquante des indépendants de se créerles moyens dont ils ont besoin. En effet, la plateforme CD1D70, dont le slogan moralisateur« télécharger c’est découvrir, acheter c’est soutenir » souligne la nécessité vitale de soutienpour les acteurs indépendants, se veut l’héritière des réseaux de distribution alternatif issusdu punk, et se revendique comme à la marge du business de la musique :

« L’objectif de cette fédération de labels indépendants est de valoriser la diversitémusicale afin de contribuer à l’existence d’un réseau alternatif aux Majors etautres « supermarchés culturels ». Ainsi cd1d.com offre la possibilité auxlabels de s’unir et de mutualiser leurs moyens pour s’adapter aux mutationsengendrées notamment par la crise du disque. Pour un label, être membre de cd1d.com c’est se rendre acteur d’un réseau de distribution alternative, jouird’une visibilité et d’une crédibilité forte, maîtriser sa distribution et son prix devente public, ainsi que soutenir les cultures et artistes indépendants. Le publicmembre de cd1d.com , 10979 personnes à ce jour- est acteur à part entière decette diversité culturelle et bénéficie de tarifs préférentiels ainsi que d’une offrevariée favorisant la survie de labels défricheurs. Soutenir cd1d.com c’estsoutenir la créativité des talents de demain, croire en une approche d’économiesolidaire et participative au sein de l’industrie du disque, maintenir, développer et

valoriser des identités musicales non-formatées » 71

La plateforme a mis en place un système de répartition de la valeur particulièrementéquitable, puisqu’elle ne réalise pas de bénéfices, sa part sur les ventes ne couvrant queses frais de fonctionnement. Ainsi, ce sont 85 % du montant des ventes qui sont reversésaux labels et artistes.

Cette fédération regroupe aujourd’hui 105 labels, et commercialise 875 artistes, leuroffrant une distribution mondiale et une visibilité considérable, la renommée et les ventesde cd1d allant grandissant. Cette initiative reste la principale réaction des indépendants enFrance, et illustre de façon pertinente la ténacité et la volonté des acteurs indépendants dese créer les moyens dont ils ont besoin.

Outre-Atlantique, le même type d’initiative a abouti à un authentique succès, avec laplateforme CD Baby72, leader mondial de la distribution en ligne de musique indépendante.

Cette entreprise, pensée et « gérée par des musiciens pour des musiciens » 73 , reverse

90% du montant de ses ventes aux artistes, constituant pour eux une véritable mine d’or,puisque la compagnie a généré plusieurs centaines de millions de dollars, et a donné dusens à la notion de « musique équitable ».

70 http://www.cd1d.com/71 http://www.cd1d.com/whoarewe.php

72 http://www.cdbaby.com/About73 « run by musicians for musicians »

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3 – La diversité culturelle face à la crise du disque : quelles perspectives pour les productionsindépendantes ?

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Le modèle de l’artiste producteur indépendant

Les modifications amenées par Internet ont fait émerger l’idée d’un artiste-producteurtotalement indépendant, qui enregistre sa musique par lui-même, la diffuse sur des sitescommunautaires de type Myspace74, profite des possibilités de promotion décentraliséeofferts par ces sites et les réseaux de blogs prescripteurs de musique, et utilise le toutcomme une carte de visite lui permettant d’obtenir des dates de concert.

« Les intermédiaires disparaissent au profil d’une relation presque tactile entreartistes et publics par le biais du web. Au-delà des clichés souvent détournés del’économie sociale et solidaire, c’est bien un nouveau système de valeurs qui esten train de se dessiner, dans lequel les publics et les artistes reprennent la place

qu’ils méritent en tant qu’acteurs principaux du système. » 75

L’idée d’une indépendance totale attire de nombreux musiciens, mais la principale difficultéreste qu’il faut apprendre à tout faire. En ce sens, on peut rapprocher ces initiativesd’autoproductions gérées de A à Z par les musiciens. Mais Internet propose des outilsqui facilitent énormément la tâche de ces musiciens entrepreneurs. Nombreux sont ceuxd’entre eux qui se débarrassent de tout un pan de l’aspect juridique en ne commercialisantaucun enregistrement sur support physique. Ils diffusent leur musique uniquement en ligneet protègent leurs œuvres en les plaçant sous licence Creative Commons76, système degestion des droits d’auteur spécialement créée pour diffuser des œuvres sur Internet.

Les revenus de ces artistes en ligne proviennent donc presque totalement de la scène.Mais il n’est pas aisé non plus d’obtenir des dates, dans un contexte de fermeture massivedes petites salles et de restriction sonores des cafés – concerts. L’économie du spectaclevivant n’est donc pas à la portée de tous les artistes, comme le souligne Philippe Axel, l’unde ces musiciens au fonctionnement autarcique :

« Si l’on considère l’économie du spectacle vivant comme une alternative àl’économie du disque, il ne faut pas oublier qu’elle y est actuellement étroitementliée. Les artistes qui peuvent vendre du billet de spectacle sont ceux qui ont unnom, qui sont des marques, pour employer le terme cynique qu’ont coutumed’utiliser désormais les patrons de maisons de disques. Pour avoir un nom, ilfaut être adoubé par le public. Cet adoubement passe aujourd’hui par la radioet ensuite par la télévision aux heures de grande écoute. Ce sont les maisonsde disques, les radios et télévisions qui,plus que jamais, légitiment un artiste,qu’il soit classique ou rock, et qui lui permettent l’accès au marché du disque,ou du concert, et donc au professionnalisme. Ce sera le cas jusqu’au jouroù Internet aura remplacé la télévision, où la préconisation aura remplacé leconditionnement » 77

Internet est de fait un média plus démocratique que les autres, et malgré lasurabondance d’information disponible en ligne, la possibilité de se frayer un chemin versla renommée y est laissé à chacun, pour le meilleur comme pour le pire. Et à l’heure où la

74 http://music.myspace.com/75 http://www.irma.asso.fr/Quelles-logiques-pour-entreprendre76 http://fr.creativecommons.org/77 AXEL, Philippe, La révolution musicale : liberté, égalité, gratuité, Paris, Pearson France, 2007, p 148

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crise de l’industrie du disque bat son plein, de nouvelles perspectives s’ouvrent sur Internet,qui sont autant de lueurs d’espoir pour les labels et artistes indépendants.

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Conclusion

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Conclusion

« Nous avons plus de force que de volonté, et c’est souvent pour nous excuser ànous même que nous nous imaginons que les choses sont impossibles »

La Rochefoucauld78

La crise du disque et l’émergence d’Internet ont considérablement modifié les modesde fonctionnement de l’industrie, qui s’est trouvé contrainte de développer de nouveauxmodèles, dont la viabilité économique n’est pas acquise.

Tout est à repenser, et les modèles en construction n’ont certainement pas acquis leurforme définitive. Il est clair que l’avenir de la filière demeure incertain à bien des points devue : fabrication (doit on continuer de fabriquer des disques ?), distribution (les magasinsde disque sont ils encore nécessaires ?), la découverte des artistes (Myspace est-il unemine de talents ?), la promotion (un label doit il aussi s’occuper du spectacle vivant ?).Autant de questions pour affirmer que l’industrie du disque est à un moment charnière deson existence. Simple transition ou lente agonie avant le chaos, les majors donneraient desmillions à qui saurait répondre à cette question.

Ce qui est sûr, c’est que dans une crise globale, ce sont les indépendants qui sont lespremiers en difficultés, et si leur inventivité en termes de nouveaux modèles de production etde diffusion est indéniable, il est difficile de considérer dans quelle mesure il est possible depérenniser une professionnalisation des représentants de l’underground, qui connaissaientdes difficultés bien avant la crise du disque.

En tous les cas, il est indispensable de préserver des solutions alternatives aux majors,pour que puisse exister une offre de musique qui réponde à une autre logique que celle dumarketing. Philippe Couderc, label manager de Vicious Circle, l’affirme haut et fort :

« Bref, ne pas aider les labels c’est construire une politique des musiquesamplifiées sans tête et donc ni jambe. Il n’y a pas d’autres solutions pourpréserver la diversité culturelle ; sans les labels, il ne restera que les "gros" quifont le dos rond et ne prennent aucun risque. Sans les labels, c’est la soupepopulaire assurée (voilà un bon slogan !) »

Mais passion et persévérance font partie de la nature de l’indépendance, et on peutlégitimement espérer qu’après des décennies de galères et de débrouille, forts d’unetradition du système alternatif, les indépendants continueront à trouver des solutions pourexister et diffuser leur musique, invisibles pour le plus grand nombre, certes, mais respectéspar les musiciens et les mélomanes insatiables.

78 LA ROCHEFOUCAULD, Maximes, Pochothèque, Classiques Modernes, Le livre de poche

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Ouvrages

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