nancy 1982 le partage des voix

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 DU MEME AUTE UR CHEZ  MftME ÉDITEUR Le titre de la lettre  ave c P h. L ac ou e- La ba rt he ), 19 72 . La remarque spéculative 1973.  La voix libre de l homme ~ in Les lins de l homme 1981.  La juridiction du mo na rq ue hégé lien ~ in Rejouer le politique 1982. CHEZ D AUTRES ÉDITEURS « La thèse de Nietzsche sur la téléologie  1 in Nietzsche auiourd hui l 1 0/ 1 8, 1973.  Le Ventriloque» in Mimesis des articulations Flam- marion 975 Le discours de la syncope Logodaedalus Flammarion 1976. Nietzsche, « Fr agments posthumes 1869-1872 » trad uc tion, avec  Haar), in Œuv res ph ilo so phi ques Gallimard, 1977.  P hi lo so ph ie en ci nquièm e » avec B G ra me r) in Qui a peur de la philosophie? Flammarion, 1977. « Les raisons d écri re» in Misère de la littérature Bour· gois, 19 78 L ah so lu littéraire  avec P h. acoue- Labar the) , S euil, 1978.  « La jeune carpe» in Haine de la poésie Bourgois, 1979. Jean·Paul, Cours préparatoire d esthétique  traduction. avec A M Lang), l Age d Homme, 1979.  go sum Fla mma rio n, 197 9.  p eu pl e j uif ne rêve p s »  a ve c Ph. Lacoue-Labar the) in  psychanalyse est·elle une histoire  uive? Seuil, 1981. « P hil os op hi e u nd Bildung » in W er hat A ng st vor des Philosophie? Paderborn, Sc honi ng , 19 81 . « La ri té impérative» in Pouvoir et vérité Cerf 1981.  as auf geg ebe ne Sei n Ber lin , AIph ii us , 19 82. ~ i  Ç ~ 4 ;11 ° jean-lue nancy le partage des voix édit ions gali e 9, r ue l in né 7 50 05 p ar is

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DU MEME AUTEUR

CHEZ LE MftME ÉDITEUR

Le titre de la lettre (avec Ph. Lacoue-Labarthe), 1972.La remarque spéculative, 1973.« La voix libre de l'homme in Les l ins de l'homme,

1981.« La juridiction du monarque hégélien in Rejouer lepolitique, 1982.

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

« La thèse de Nietzsche sur la téléologie )10 in Nietzscheauiourd'hui, l, 10/18, 1973.

« Le Ventriloque» in Mimesis des articulations, Flam-

marion, 1975,Le discours de la syncope, J. Logodaedalus, Flammarion,

1976.Nietzsche, « Fragments posthumes 1869-1872 » (traduc

tion, avec M. Haar), in Œuvres philosophiques, I,Gallimard, 1977.

« Philosophie en cinquième » (avec B. Gramer) in Quia peur de la philosophie?, Flammarion, 1977.

« Les raisons d'écrire» in Misère de la littérature, Bour·gois, 1978.

L'ahsolu littéraire (avec Ph. Lacoue-Labarthe), Seuil,1978.

0« La jeune carpe» in Haine de la poésie, Bourgois, 1979.Jean·Paul, Cours préparatoire d'esthétique (traduction.

avec A.-M. Lang), l'Age d'Homme, 1979.Ego sum, Flammarion, 1979.« Le peuple juif ne rêve pas» (avec Ph. Lacoue-Labar

the) in La psychanalyse est·elle une histoire ;uive?,

Seuil, 1981.« Philosophie und Bildung » in W er hat Angst vor desPhilosophie?, Paderborn, Schoning, 1981.

« La vérité impérative» in Pouvoir et vérité, Cerf. 1981.Das aufgegebene Sein, Berlin, AIphiius, 1982.

~ - i c.. ' Ç ~ 4;11-°

jean-lue nancy

le partagedes voix

éditions galilée9, rue linné

75005 paris

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A ~ . ~ 5 l S - 1Tous droits de traduction, dt reproductionet d'adaptation réservés pour tous pays,

y compris par l'U. R. S. S.

Cl Editioos Galilée, 1982

ISBN 2-7186-0236-8

Ce n'est pas un livre. Il n'y a là que des pages,arrachées à nul ensemble et néanmoins seulementdistraites de ce que devrait être, par l'ampleur,par la construction et par l'écriture, un véritablelivre sur l'hermeneia. - Ces pages sont nées decirconstances fortuites (la demande d'une contri·bution au séminaire de troisième cycle de LucienBraun, à l'Université des Sciences humaines de

Strasbourg, qu'animait alors, autour du thème del'herméneutique, Mme Irène Val/alas, de l'Univer·sité de Thessalonique,- ;e les remercie tous deuxpour le kaisos). Aux circonstances s'est a;outé unpeu d'humeur: une humeur d'impatience devantquelques évidences trop reçues, trop conservées ausu;et de « l'interprétation », que ce soit dans le

style désormais classique de l' « herméneutique »

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ou dans le style, d'allure plus moderne, de l' « in-terprétation d'interprétations ». Or la mésinter-prétation de l'enjeu de l'interprétation - ou del'hetmeneia - n'est pas rien : elle concerne aussibien la psychanalyse que la théorie littéraire, latraduction que le rapport de la pensée à sa tradi-tion. Elle engage en outre les concepts (e t pour-quoi pas les affects?) du « dialogue » ou de la« communication », qui somnolent toujours sousun anthropologisme paresseux. Cette impatience,mais aussi, et en revanche} une certaine allégressenée de la relecture du Ion entre les lignes deHeidegger et sur ses indications somme toutemalicieuses m'ont fait prolonger ce qui n'était audépart qu'une brève communication. - Mais cen'est pas un livre sur l'hetmeneia. Un tel livre

revient sans doute à quelqu'autre. Disons que cespages sont ici distraite, simplement pour êtreadressées à l'autre.

Il s'agit ici avant tout de l 'interprétation. Il

s'agit de s'interroger sur ce qui délimite ce

concept, et, avec lui, toute problématique « herméneutique », aussi bien que toute thématique de« l'interprétation » comme substitut moderne dela « vérité ». Il s'agit de montrer que tout ce quise soumet au motif de l'interprétation, en tantqu'il définit, sur des registres divers, une sorte de

tonalité fondamentale de notre modernité, restepris dans une interprétation de ce que l' « interprétation » elle-même donne à penser '.

Pour cela, il faudra tout d'abord rapporter la

forme moderne du motif herméneutique au lieuphilosophique d'où il est censé procéder : c'est-àdire à l' « herméneutique » chargée par Heideggerde caractériser l'accès, hors de la « métaphysi-

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que », à la pensée de l'être en tant qu'être. Il

s'avérera que cette pensée n'en appelle pas à uneméthode ni à un préalable herméneutique (elledestitue même l'herméneutique comme telle), maisque l'être en question s'y donne lui-même et ne

s'y donne que dans une hermeneia, dont le sens« plus originel » devra être élucidé. Ou encore :l'être n'est rien dont le sens serait atteint par voieherméneutique, mais l'hermeneia est le « sens»

de cet étant que nous sommes, « hommes », « interprètes » du logos. Aucune « philosophie de l'interprétation » n'est à la mesure de cette « humanité ».

1. Des motifs ou des intérêts plus particuliers se trouveront ainsi engagés en sous·main, que je me contente d'indi.quer pour mémoire, faute de pouvoir les dévdopper ;

1° en fait, la question d'ensemble d'une histoire précisede l'interprétation, de l'Antiquité jusqu'à nous, qui ne secontenterai t pas d 'en énumérer les concepts, les doctrineset les procédures, mais qui tenterait d'y suivre le fil rouged'un incessant débordement de l'interprétation par l'hermeneia " on en trouvera quelques éléments très succincts aupassage; 20 de manière plus déterminée, la question sui.vante : le cadre hisroCÎC().théorique de l 'herméneutique phi.losopruque moderne est déftni par des repères qui, deSch1e.iermacher à Gadamer en passant par Dilthey, Bultmann, Ricœur, en particulier, laissent de CÔté ce quej'appeJ.lerai pour faire vite les deux pensées construitessur l' « interprétation» que représentent Nietzsche et Freud.

Sans doute ne SOot-elles pas absentes, mais on n' interrogepas, d'ordinaire, chez Jes « herméneutes », ce que signifiele surgissement de telles pensées, dans lesquelles J' « interprétation ,. subit peut-être un déd:glement qui n'est pas~ t r a n 8 e r à Son ébranlement chC'.l Heidegger. I l faut à cesuje t rappeler que Je De l'interprétation de Ricœur estconsacré a Freud (Seuil, 1965). Mais l'interprétation freudienne y est convoquée et cri tiquée A l'intérieur du cadrede J'herméneutique. I l en va a certains égards de même del 'étude de Nietzsche par J. Granier (l.< problème de /avérité dans la philosophie de Nietzsche, SeuiJ, 1966), réglée

10

Mais par-delà Heidegger lui-même, et bien qu'àcause de lui, il faudra remonter au plus anciendocument philosophique de l'hermeneia : au Ionde Platon. C'est-à-dire, on le verra, une fois deplus au partage et au dialogue de la philosophie et

de la poésie. Mais tel qu'à travers lui c'est finalement sur le dialogue en général, ou sur la « communication », qu'il faudra déboucher. Aucune« philosophie de la communication », dans lamesure où, affrontée à la « compréhension du discours de l'autre », elle rejoint les présupposésessentiels d'une philosophie de l'interprétation,n'est à la mesure de ce que requièrent désormais,dans la société des hommes, la « communication »,

le « dialogue », et par conséquent la « commu

nauté2

».Cet essai d'exploration de ce qu'on peut jouerà nommer la mésinterprétation moderne de l'inter-

par une saisie de l' interprétat ion mctzscbœnne selon laconceptualité ordinaire de l' « interprétation ». Sarah Kofman,en revanchc, s'est arrêtée sur les c o m p l a i t ~ et les ambivaJences de l'interprétation chez Nietzsche (Nietzsche et la

métaphore, Payot, 1972) et chez Freud (Quatre romans ana·

lytiques, Galilée, 1973). - Hors du cadre dc l'hcrméneutique, le motif nietzschéo-freudien de l'interprétation n'a guèredonné lieu, dans la modernité, qu'à une esp«e d'assomption

jubilatoire de « l'interprétation infinie » qui n'entame pas,en déflnitive, le concept le plus classique de J'interprétation.G. , en exemple parmi bien d 'autres, Christian Descamps :« I l n'y a que des interprétations d' in terp tt ta tions j etc'est très bien et très joyeux comme ça. ,. (u semblant,Congrès de psychanalyse de Milan, Gali lée/Spiral i, 1981,p. 47.)2. Toutes ces questions ont sans doute le rapport le

plus étroit avec la tbéoric benjaminienne de la langue, de latraduction, de la critique littéraire, e t du rapport de l'arti l'histoire et Il la cité. Mais je ne peux, ici, envisager Ben·jamin.

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prétation n'a donc qu'un but: servir de préambuleou d'incitation à une réévaluation de notre rap-port, en tant qu'interprètes de ce dialogue quinous répartit sur notre scène « humaine », et quinous impart it ainsi notre être ou notre « destina-tion ». Rien d'autre que, indissociables, une autre

poétique et une autre politique du partage de nosVOlX.

l

Je m'intéresse donc d'abord au geste par lequelHeidegger a pu articuler le motif de l 'interpréta-tion sur celui d'une hermeneia « plus originelle »,

ou bien, s'il est plus juste de le dire ainsi, à cegeste par lequel il a désarticulé l 'herméneutiquepour l'ouvrir sur une tout autre dimension de

l'hermeneuein.

Ce qui est en jeu dans ce geste n'est rien d'autreque le fameux cercle herméneutique. Non pas en

tant qu'une simple caractéristique spéciale del'herméneutique (dont le cercle serait soit la res-source privilégiée, soit l'aporie particulière), maisbien avec toute la valeur d'un principe constitutifde l'herméneutique, ou de l'interprétation commetelle et en général.

Comme on le sait, l'entreprise de L'être et le

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temps J trouve sa possibilité inaugurale dans uncertain traitement - indissolublement « méthodologique lO et « ontologique lO - du cercle herméneutique. A ce titre, du reste, la pensée de Heidegger, c'est-à-dire la pensée qui interroge la cl6ture'

de la métaphysique, n'est pas séparable d'uneexplication fondamentale avec l'herméneutique(d'une Auseinandersetzung, comme disent les Allemands : d'un débat ou d'un démêlé pour s'impliquer et s'exclure réciproquement). Il n'y a pas dehasard à cela : l 'herméneutique est impliquée demanière essentielle dans la métaphysique. A cetteimplication appartient Je cercle herméneutique. La

3. Qui, a cet égard, n'est en rien à dissocier de tout ce quilui a succédé chez Heidegger. comme en fera foi le textebeaucoup plus tardif s ur l'hermeneia du Ion. Je ne puistenir compte ici des problèmes de la « Kehre », et je mepermets de m'en remettre simplement à la continuité explicitement affirmée du second de ces textes avec le premier .

4. Scion le mot, et le concept, de Derrida. En guise derappel : « Mais on peut penser la clÔture de ce qui n'a pasde fin. La clÔture est la limite ciIculaire à l 'intérieur delaquelle la rép6tition de la différence se répète indéfiniment. »(L'écriture et 1. différence, Seuil, 1967, p. 367.) C'est en

fonction de cette r ipétit ion de la différence dans la clÔtureque nous aurons, plus loin, À lire la réinscription « herméneutique »- de Platon dans Heidegger. - Au sujet del'interprétation, la di1Iérence serait, pour Derrida, la sui-vante; « II y a deux interpréfations de l'interprétation ( ...).L'une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une vérité ouune origine échappant au jeu ( ...) L'autte, qui n'est plustournée vers l'origine affirme te jeu ,. (Ibid., p. 427). Ildoit s'agir ici de la cfôture et de la diH&e:nce de l'interprétation, avec cette diH&e.nce supplémentaire, si j'ose dire,qu'il ne s'agira même plus d'une interpritation de l'interpretation, ou bien encore que, passant à la limite, la seconde« interpritation • devient elle-même 1'4utrt de l'interpritation. - On pourra, à propos de Derrida, consulter JeanGreisch, Hermlneutique et grammal%gie, 6:1. du ŒRS,19n.

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clôture est aussi celle du cercle, et comme lecercle - selon ce qui nous res te à voir - elle seferme et elle s'ouvre, elle se partage dans le textede la philosophie.Avant d'examiner le traitement de ce cercle par

Heidegger, considérons-le dans sa forme classique

(par quoi il faut entendre la forme qu'il a reçueaprès Heidegger). Ricœur en a donné l'énoncé leplus direct, et, ainsi qu'il le qualifie lui.même, Jeplus « brutal lO : « Il faut comprendre pourcroire, mais il faut croire pour comprendre' . lO

Sans doute cet énoncé fait-il, avec la « croyance lO,

intervenir un élément en apparence étranger à laphilosophie. L'herméneutique de Ricœur s'adresse,ici, au « sacré lO. Mais ce n'est pas le « sacré» quidétermine par lui-même un régime de la « croyan

ce lO : le « sacré » n'est pas moins qu'un autreobjet un objet de la philosophie, e t Ricœur nenous entraîne pas subrepticement dans le domainede la foi 6. La croyance en question désigne bien sa

5. Finitude et cu/pabil'Ïtl, t. II , Aubier, 1960, p. 327.6. Il s'en est même expliqué dans De finttrprltation (op.

cit., p. 504 et smv.), où se retrouve en outre la problématiquedu cercle herméneutique. Néanmoins, une discussion complexe et serrée devrait être ouverte ici. l i est aussi arrivé lRicœur de rigoureusement disjoindre l'intetptttation àmodèle philosophique (<< allégorique . ) et l'interpritationchrétienne du « kérygme •. Il peut ainsi écrire : « stolcismeet platonisme ne fournissent qu'un langage, voire unesurcharge compromettante et qarante • (au rapport interprétatif de la Nouvelle à l'Ancienne Alliance; - dans le

petit texte très dense et suggestif qu'est la préface au J ~ S I Ude Bultmann, Seuil, 1968, p. 11). Or le « k ~ g m e • esressentiellement annonCe (<< interpellation .J « bOnne nouvelle . , ibid, p. 16). C'est dans la di.rection de l' « annonce •que nous engagera plus loin l 'a ttention l Heidegger, et APlaton. Il n'est donc pas si sOr que l'intrication du philo-

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notion ordinaire : l'adhésion à un sens (lequeln'est pas nécessairement « sacré ») en l'absenced'évidence immédiate et de discours démonstratif.Cette notion répond en effet, fût-ce de manière« brutale », au requisit strictement philosophiquedu cercle herméneutique. Et cela, que l'on tienne

compte ou non de l'ultime instance chrétienne dupropos de Ricœur, ou que l 'on tienne compte ounon du rôle capital joué par l'exégèse des livressaints dans l'histoire de l'herméneutique. Ou bien,de manière plus juste : on ne peut que tenircompte de ce rôle, mais cela ne signifie pas quel'herméneutique philosophique aurait à être différenciée ou épurée de l'herméneutique religieuse.Cela signifie au contraire que cette deruière, des

saphique et du religieux ne soit pas plus profonde et plusnouœ que ne le pense Ricœur. (Mais la différence dela foi consiste à se rapporter Il l'annonce d'une personnep r i v i l ~ g i é c . ) - Par cette remarque, je ne fais cependant queprolonger en quelque sorte, du moins sur son versant philosopl:ûquc. l'exigence manifestée par Ricœur (dans le mêmetexte), contre Bultmann ou par-delà Bultmann, d'une atten·tion plus exigeante - et sans v i ~ thrologique hâtive portée Il ce qui donne chez Heidegger le régime exact de la« prbcomptihension . , à savoir l'analytique de l'e:tre-là.

Nous verrons que c'est bien cette analytique qui imposeun dibordement du modèle du cercle y compris dans l'énonœdi1f6rent (non plus « psychologique » mais c méthodologique . ) que Ricœur en donne ici : « C'est le cercle const i t u ~ par l 'objet qui règle la foi et la m ~ t b o d e qui règle la

comptihension (...) L'herméneutique ~ t i e n n e est mue parl'annonce dont il est question dans le texte • (p. 17). Lesanalyses qui 'vont suivre montreront ce qui, philosophiquement, s'&:arte, sans convergence possible, de ce modèle. Maisdans cet &art, aucune « vérité »0 ne triomphe d'une autre.n s'agit seulement de l ' i n c o m m e n s u r a b i l i t ~ r6::i.proque de lafoi et de Ja philosophie.

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Pères grecs jusqu'à Schleiermacher puis à Bultmann, n'a été possible que dans l'espace de laphilosophie, et selon une détermination herméneutique fondamentale de la philosophie '.

Le requisit philosophique de l'herméneutiqueest donc celui d'un préalable de la croyance,

c'est-à-dire d'une anticipation précompréhensivede cela même qu' il s'agit de comprendre, ou decela à quoi la compréhension doit finalementconduire. Pour Ricœur, qui désigne aussi ce motifcomme celui d'une « participation au sens »,cette participation anticipée s'adresse au sacré.Elle forme l'adhésion minimale nécessaire pourorienter l'investigation, pour lui fournir sademande propre et son « en vue de quoi ». Ainsiorientée et guidée, la démarche herméneutique

permettra de rejoindre la croyance elle-même,constituée par cette démarche en une « secondenaïveté » ou « naïveté critique », qui viendra sesubstituer à la « première naïveté », c'est-à-dire àune adhésion immédiate au sacré perdue par le

7. Autrement dit encore: ce n'est pas la religion qui a d o n n ~à la philosophie une figure de l'herméneutique, c'est laphilosophie - c'est-A-dire ici l'onto-théologie comme l'entendHeidegger - qui a d ~ t e r m i n é l'herméneutique dans la reli·gion. Le « cercle herméneutique :. est sans doute (onto)théologique pat nature et en toutes circonstances. Ce qui parailleurs ne permet aucune conclusion sur l' « i n t e r p r ~ t a t i o n )Do

religieuse hors de l'onto-théologie (mais de quoi parlerait-onalors ?). Peut-être faudrait·il se risquer à prolonger la noteprécédente jusqu'à cilie : la loi, quant à elle, pourrait bienêtre, malgré les apparences, tout à fait ~ t r a n g m à J ' h e r m ~ neutique (sans que soit par là comblé l'abtme qui la séparede la philosophie, ou de la pensée).

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monde moderne. Le cercle herméneutique a doncla nature et la fonction d'une double substirution :la croyance anticipée est déjà elle-même substituéeà l'ancienne croyance perdue (à une primitiveadhésion au sens, ou à une primitive adhérence dusens), et la croyance médiatisée par l'interpréta

tion critique se substitue pour finir à cettecroyance perdue et à la croyance anticipée. Cettedernière substitution présente en somme les traitsd'une relève dialectique: l'immédiateté de la participation au sens est supprimée et conservée dansle produit final du procès herméneutique. Le cercle de ce dernier suppose donc trois traits déterminants : une immédiateté originaire (perdue),l'intervention d 'un susbstitut de cet état originaire, et la relève de ce substitut.

Le cercle herméneutique est ainsi suspendu à lasupposition, ou à la présupposition d'une origine:origine du sens aussi bien que de la possibilitéd'y participer, origine infinie du cercle dans lequell'interprète est toujours déjà pris. Le cercle n'estfait de rien d'autre que du mouvement d'une origine, perdue et reconquise par la médiation de sonsubstitut. Ce substitut, en tant qu'il rend possiblela juste direction de la recherche interprétative,

implique un mode de conservation ou de préservation de l'origine jusque dans sa perte. L'herméneutique exige que, très profondément, très obscurément peut-être, la « participation au sens » neconnaisse pas d'interruption absolue. Sur cettecontinuité profonde, l'herméneutique représentele procès d'une historicité qui vaut à la fois commesuspension et comme relance de la continuité. Elledésigne, de la manière la plus accentuée, l'histoire

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d'une permanence et d'une rémanence 8} c'est-à·dire la possibilité du retour d'une (ou à une) origille.

Cette possibilité - éprouvée comme une nécessité - a hanté l'idéalisme romantique dans lequelest née la philosophie moderne, et elle a peut-être

même constitué cet idéalisme comme tel: commela pensée du retour de l'origine. Elle y a déterminé en particulier une idée de l 'herméneutiquedont Schieiermacher est le principal représentant '.

L'herméneutique de Schieiermacher a son foyerdans l'exigence du retour de ou à l'origine. Ceretour prend simultanément la forme stricte, issuedu domaine esthétique, de la reconstruction de la

8. De là le motif dominant de la tradition, perdue etr e s s u s c i t ~ . tel qu'il domine l'herméneutique généraie de

Gadamer (V<ril< . , méthode - les grandes lignes d 'uneherméneutique philosophique -, 1'" éd. 1960, trad. franç.Etienne Sacre, Seuil, 197'), p ~ é e à cel égard par la

pens6: de Dilthey, qu'elle s'efforce de dépasser en accédantaux v é r i t a b l ~ moyens d'une comptthension anticipée de latradition : c'est-à-dire en substituant à la correspondancediltheyenne des Erlebnisse individuelles la pré-compréhension fournie par les « grandes formations » socio-politiqueset culturelles.

9. Sur la place de Schleiermacher à l'ouverture de la penséemooeme de l'herméneutique, d., outre celui de Gadamer,

deux ouvrages bien différents : Pierre Barthel, Interprétationdu langage myt hi que et théologie biblique, Leiden, Brill,1%3, et Manfred Frank, Das i ndiv idue ll e AJlgemeine,Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977. - TI faudrait surtoutprésupposer ici l'analyse de Schleiermacber faite par WernerHarnacher dans Hermeneutische Ellipsen (in TextbermeneuJik,Ulrich Nassen ed., Paderborn, 1979). Comme son titrel'annonce, cette étude réussit à déformer et l « ouvrir ,. le« cercle ,. de Schleiermacher (ce cercle « primitif ,. dontl'énonœ es t que le tout se comprend à partir de la partie,et ]a partie à partir du tout) sur ]a dimension d'une herméneutique comme inachevable rapport à l'autre.

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signification originelle d'une œuvre 10, et la formeplus complexe, issue du domaine religieux, de lacompréhension des symboles que sont les représentations religieuses : dans la compréhension dusymbole, en effet, c'est l'élément originel (et original) du sentiment religieux qui s'épanouit. Or

ce sentiment est originel en particulier parce qu'iln'est pas autre chose, fondamentalement, que laconscience de soi immédiate, c'est-à-dire le suietselon SchIeiermacher ".Dans son acte de naissance, l 'herméneutique

moderne est l'opération - médiatisée par une histoire et comme his toire - de la relève ou de laréappropriation d'un sujet, d'un sujet du sens etdu sens d'un sujet ". En jouant des deux grandsversants traditionnels de l'interprétation chrétienne (qui sont eux-mêmes repris, transformés et

relevés dans l'herméneutique moderne), on pourrait dire : l'interprétation allégorique du sensdonne toujours le sujet, et l'interprétation grammaticale du sujet donne toujours le sens ...

10. a. la caractérisation de Schleiermacher par Gadamersous le concept de c reconstruction », op. cil., p. 96-97.

11. Ce> brèves indications simplifient sans doute a. outrancele contenu des textes de Schleiermacher. De m a n i ~ r e plusgénérale, je simplifie aussi les données complexes de l'his·toirc de l'herméneutique, de ses écoles et de ses conflits,depuis Schleiermacher jusqu'à nous. Je n'ai en vue quel'enjeu tout à fait gé.n&al de ce qui distingue loute interp ~ t a t i o n de l'hermeneia.

12. Les traits hégéHens ainsi accumulés autour de l'herméneutique sont abondamment justifiésJ a r le rapport queGadamer lui-même entretient avec Heg . et qui vaut sansdoute comme une explicitation cohérente et pertinente pourtoute l'herméneutique.

20

Le cercle herméneutique est le procès de cettedouble interprétation, dont la condition est doncformée par la présupposition du sens, ou par celledu sujet, selon le versant ou le moment qu'onvoudra privilégier. La croyance herméneutique engénéral n'est pas autre chose que cette présuppo

sition, qui peut prendre alternativement - ou,du reste, simultanément -la figure philosophiquedu couple du sens et du sujet, la figure religieusedu don de la révélation dans le symbole, la figureesthétique de l'œuvre originale et de sa tradition.

•••

Si l'interprétation se définit comme une démarche vers la compréhension d'un sens, sa règle fon·damentale est donc que le sens doit être donné àl'avance à l'interprète - sur le mode d'une anticipation, d'un « en vue de quoi» (d'un Woraufbin) ou d'une « participation ». Le sens doit êtrepré-donné, ce qui n'est peut-être qu'une condition très générale du sens comme tel (comment yaurait-il du sens sans un sens, préalable au sens,

du sens lui-même? - ce qui peut se comprendreaussi bien au sens sémantique qu'au sens direc·tionnel du mot « sens »). Mais cela exclut peutêtre que le sens soit purement et simplementdonné - dans toute la rigueur de l' idée du don,à laquelle ne conviennent ni l'anticipation ni laprémonition. Il faudra y revenir. Disons, pour lemoment, que la condition la plus générale de l'herméneutique, en tant que procès du sens et du

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sujet, est la condition circulaire d'une pré·com·préhension.

Le motif de la précompréhension est celui parlequel, grâce à l'intermédiaire de l'herméneutiquethéologique de Bultmann, s'est engagée la problé·matique générale de l'herméneutique contempo·

raine 13. Bultmann a recueilli ce motif de Heideg.ger. C'est ici que nous sommes à la ctoisée deschemins. Dans la transmission de la tradition del'herméneutique moderne à Heidegger et dans latransmission de Heidegger à Bultmann (ou dansl'interprétation de l'herméneutique par Heideggeret de Heidegger par Bultmann) se joue le destinphilosophique de l'interprétation - ou encore :se joue l'interprétation philosophique de l'hermé·neutique.

Heidegger, dans L'être et le temps, convoque lemotif herméneutique en raison du concept, qu'ilmet en œuvre, de la précompréhension. S'agit.ilcependant d'une anticipation d'un sens (sujet)originel, perdu et à reconquérir? - telle est toutela question.

Deux indications sont de nature à faire douterde l'existence d'une correspondance simple entrele cercle herméneutique et la précompréhension

heideggerienne -et

à faire douter, par conséquent, de l'interprétation herméneutique (bultmanienne ou gadamérienne) de Heidegger. La pre·mière indication se trouve dans le traitementcomplexe que Heidegger fait subir au cercle herméneutique comme tel, et dans la distance qu'ilmarque très nettement vis-à-vis de ce cercle. La

!J. Cf. les op. cil. de Ricœur, Gadamer, Barthel, Greisch.

22

seconde indication tient à l'abandon, après L'êtreet le temps, du terme « herméneutique », abandonsur lequel s'explique, beaucoup plus tard, D'un

entretien de la parole (le « dialogue avec un Japonais >'), dans lequel est faite la référence à l'her-meneia selon Platon.

Ce sont ces deux indications que je voudraissuccessivement exploiter.

•••

Pour introduire à la problématique du cercleherméneutique et à la réévaluation qu'elle entralnedu « préjugé » comme condition de la compréhen

sion, Gadamer invoque « la fondation par Heidegger de la structure circulaire de la compréhensionsur la temporalité du Dasein 14 ». A l'appui de sonanalyse, qui va suivre, de la nécessité du cercle,il cite le passage suivant de L'être et le temps:

On ne peut donc déprécier ce cercle en lequalifiant de vicieux, fût-ce en se résignant à unvice. Le cercle révèle en lui une possibilitéauthentique du connaltre le plus originel; on ne

le saisit correctement que si l'explication se

14. Op. cil., p. 103. l i es, sans doute légitime de prendrecet ouvrage comme témoin de la lecture herméneutique deHeidegger : c'est en effet celui qui recueille en sommel'herméneutique moderne, pour la constituer en philOS(;phie. TI reste cependant en deçà des précautions philoso-phiques, signalées plus haut, de Ricœur, qui demanderaientun autre examen (mais qui, du COUP. confronteraient à un

autre problème, eelui de la foi).

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traits l 'ensemble de la problématique « herméneutique » de L'être et le temps.

La question du cercle se présente une première fois, au § 2, au t it re de « la structure formelle de la question de l'être ». En tant que ques-tion, cette question relève du mode d'être de

l 'étan t qu i questionne, de cet étant « que noussommes nous-mêmes ». Sa position « réclame doncune explication (Explikation) préalable et adéquate d'un étant (l'être-là) relativement à sonêtre ,>. Autrement dit, il faut « déterminer dansson être » l 'é tant qui questionne pour pouvoirposer la question de l'être. Il faut donc avoirà l'avance la possibilité de déterminer, et parconséquent de comprendre ou de pré-comprendrel 'être de l 'étant qui questionne pour questionner

sur l 'être de l 'étant en général. Heidegger ajouteaussitôt : « Mais une telle entreprise ne tournet-elle pas manifestement en cercle? » - Il écarted'abord l'objection au nom de la stérilité généralede toutes les objections « formelles », ce qui laissedonc ouverte la possibilité d'une autre appréhension, non « formelle », du cercle, qui ne ferait plusobjection. Puis il poursuit : « Du reste, cettemanière de poser la question ne contient, en fait ,aucun cercle. » Ce qu'il justifie ainsi: la détermination de l'être d'un étant ne suppose pas la disposition d'un concept de l'être. Sans cela, « aucuneconnaissance ontologique n'aurait jamais pu seconstituer ». Il n'y a donc pas présupposition d'un

concept, ou de « l 'objet de la recherche ». Il y abien une présupposition, mais en ce sens que« nous nous mouvons toujours nécessairement »

dans « la compréhension ordinaire ~ P '.. C J ' ? - ~ · r...,/ .

" . f. <"'-v Q \ B l I O \ \ \ @ ~ \ l -, U ..... 0o >.2 l . - = o ~

15. Ibid., p. 104.16. Ibid., p. 108.17. Ibid., p. 107. Le rappel du mol d'ordre husserlien

des«

choses mêmes,..

indique que l'analyse a faire del'herméneutique heideggerienne est p a r a l l ~ e Il celle qui con·cerne le rapport de Heidegger à la phénoménologie. Cf. àce sujet, outre Heidegger lui-même, Ernst Tugendhat, DerWahrheitsbegrilf he; Husserl und Heidegger, Berlin, deGruyter, 1970, et le rapport, chez Derrida, des analyses deHusserl et de celles de Heidegger. Une ~ t u d e prl5cise et

précieuse de Jean-François Courtine, La couse de /0 p h ~ n o m ~ n o l o g i e , est parue aprn la rédaction de ce texte (in Exer-cices de /0 potience, nO 3/4, « Heidegger », Paris, Obsidiane,1982Y; elle passe tout près du motif herm61eutique, sansrn (nlre IOn objet.

4

donne pour tache première, permanenre et dernière de ne pas se laisser imposer ses acquiset vues préalables par de quelconques inruitionset notions populaires, mais d'assurer son thèmescienrifique par le développemenr de ces anticipations selon « les choses elles-mêmes »".

Gadamer poursuivra son analyse en la soumettantaux principes visibles de ce texte : 10 assumer lacircularité, c'est-à-dire l 'anticipation du sens àinterpréter ; 20 régler cette anticipation non passur des « préjugés non transparents 16 », mais, parune « prise de conscience » et un « contrôle 17 »des anticipations, sur « les choses elles-mêmes »,selon le précepte phénoménologique ici repris parHeidegger.

Il s'agit à présent de se demander si la compréhension de Gadamer est bien elle-même réglée surla « chose même » de Heidegger - dans lamesure du moins où nous pouvons encore user del'image du cercle, ce qui précisément est à examiner. Pour cela, il faut au moins rappeler à grands

Il

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Cette compréhension appartient « à la constitutionessentielle de l'être-là lui-même ».

La présupposition, ici, n'est donc pas la pétitionde principe d'un concept de l' êt re, ni en générall'anticipation d'un sens de l 'être (ni, plus généralement encore, l'anticipation d'un sens du sens).

Elle est la « position » déjà donnée de « l'objetdemandé (l'être) » dans « le questionner commemode d'être d'un étant ». L'être fait question, ily a une question (donc une « visée») de l 'être,ou encore, plus simplement et plus fondamentalement, il est question de l'être (ce qui se soustraitpeut-être non seulement à la forme de l 'enquêtedéductive, mais à la forme plus large de la question-réponse comme telle) parce que l'être del'être-là ne consiste pas en autre chose qu'en ceci:

« C'est dans son être que cet étant se rapportelui-même à son être» (§ 9). Ce qui est présupposé,c'est ce rapport à l 'être. Mais i l n'est présupposépar personne, pat aucune orientation préalable del'enquête (la « question de l'être» n'est peut-êtrepas une question et n'est peut-être pas orientée).L'ê tre n'est pas présupposé comme autre choseque comme le rapport à l'être - de l'être-là. Iln'est ainsi justement pas présupposé comme l'objetou le terme auquel ce rapport aurait à faire,comme par une prémonition, une intuition vague"

18. Hddegger a parlé de la « compréhension ordinaire el

vague de l'lire qui c est un lait, . (5 2), et il est certainque l'analyse de L'lire et le temps ne se détache, à certainségards, que malaisément d'un modèle interr.rétatif<ircu1aire.EUe prbuppose pourtant. sur le mooe de a présuppositionQu'elle s'dIorce de manifester, la transgression de ce modèle- à laquelle dIe aura. finalement conduit.

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,

ou l 'apport d'une tradition qui feraient anticipercet objet. Disons que l'être est ici infiniment moinsanticipé que selon ce modèle interprétatif classique, et cependant infiniment plus présupposé : ilest présupposé comme le rapport lui-même. L'êtreest présupposé comme le rapport à l 'ê tre qui fait

l'être de l'être-là. Il est présupposé comme l'êtrelà lui-même, comme la facticité de l'être-là.

On pourrait être tenté de dire: rien n'est présupposé, l'être-là est seulement posé. En effet,mais cette position est la position de la présupposition, qui fait le rapport à l'être comme être del'être-là. « Poser» l'être-là n'est rien « présupposer » : ce n'est ni faire crédit à une position empirique présupposée comme celle de l'être-là (c'estpourquoi l'être-là ne s'appelle pas « l'homme »),ni présupposet quoi que ce soit au sujet del' « être» avec lequel l'être-là est en rapport. Cequi signifie, inversement, que présupposer l'êtrede l'être-là n'est rien poser: ni une détermination,ni une anticipation. La « présupposition» de l'êtren'est ni position, ni supposition, ni présupposition.Elle est ce dans quoi l 'être-là s 'est toujours déjàprécédé, sans pour autant rien poser ni anticiper,sinon la « présupposition » (de l'être) elle-même.

Cette « présupposition» n'en est pas une : quandon parle d'une présupposition, on la suppose antérieure à cela au sujet de quoi i l y a présupposition;en réalité, on l'implique ainsi comme postérieureà une position, quelle qu'elle soit (idéale, imaginaire, etc.) de cela au sujet de quoi on peut « présupposer ». Mais ici, rien ne précède la présupposition, il n 'y a pas de « cela » - et surtout pasen tant que « l'être », lequel n'est rien en dehors

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de la présupposition. « Cela », c'est la « présupposition », qui n'est postérieure et antérieurequ'à elle-même - c'est-à-dire à l'être-là. A ce

compte, on pourrait aussi bien la dire présupposition « absolue », mais cet « absolu » ne seraitque celui du pur et simple commencement donné

dans l'être-là et par l'être-là. Autrement dit, la présupposition « absolue » est essentiellement liée àla finitude « absolue ».

Finalement - mais cela ne ferait pas une fin -le seul être présupposé est l 'être de la présupposition. Ce qui donne, si on veut, une formeextrême du cercle : mais à cette extrémité, lecercle comme tel vole en éclats, il se contracte enun point, ou bien il affole sa circularité jusqu'à yrendre impossible la coïncidence d'un commence

ment et d'un aboutissement. Il ne s'agira pas, dansla recherche, d'aboutir au sens d 'un être que l 'onaurait anticipé (ce qui supposerait, pour le coup,une origine de l 'ê tre comme antérieure à l'êtrelà - ou au là de l'être -, ou, ce qui reviendraitau même, un être comme origine de l 'être-là, rendant possible son anticipation par intuition, réminiscence, ou tout autre mode de visée). Il s'agirade laisser la recherche - la « question » - se

déployer en tant que « sens » de l'être qui s'est« présupposé» dans l'être de l'étant-questionnant(à la fin, peut-être n'aura-t-on pas à faire à uneréponse que la question eût « pré-jugée », mais à laquestion elle-même comme réponse, et de ce faitpeut-être arrachée au statut de « question »).

C'est pourquoi, s'il doit s'agir de se régler sur« les choses mêmes », la chose méme, ici, se révèlen'être rien d'autre que la chose même de la présup-

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position - c'est-à-dire cette « chose elle-même siprofondément enfouie » que Heidegger reprendà Kant (§ 6). Ce qui signifie que la chose se définitici par son « enfouissement », en ce sens que celuici ne peut être mesuré ou estimé de manière anticipée. La « chose même» de l'être, c'est le carac

tère inassignable de sa « chose même ». Ce n'estpas la présupposition de son enfouissement, c'estplutôt l 'enfouissement de son être-présupposé, àune profondeur telle qu'aucune anticipation interprétative ne saurait y atteindre, mais que cetteprofondeur, en revanche, s'est toujours-déjà anticipée dans toute position de question, et a fortioridans toute tentative d'interprétation.

C'est pourquoi, lorsque Heidegger en vient unpeu plus loin à expliciter la tâche de la recherche

comme celle d'une herméneutique, c'est tout desuite à un sens « originel » de l 'herméneutiquequ'il fait appel (en l'opposant à l ' « "herméneutique" en un sens dérivé : la méthodologie dessciences historiques de l 'esprit» (§ 7, Cl, par

quoi il ne désigne pas moins, via Dilthey, quetout ce qui s'est jusque là compris sous le nomd'herméneutique).

Ce sens originel est atteint par la déterminationde l'Auslegung : « le sens méthodologique de ladescription phénoménologique est Auslegung »,

ici traduit par explicitation. Cette traduction, par

différence avec la traduction possible par « interprétation », rend assez bien compte de ce que lecontexte fait porter au mot Auslegung, qui vacaractériser « l'herméneutique au sens originel dece mot ». Heidegger décrit ainsi l'Auslegung :

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Le )"6yoç de la phénoménologie de l'être-làa le caractète d'un tP\-L'l]VEVELV qui annonce à lacompréhension de l'être, incluse dans l'être-là,le sens authentique de l'être en général et lesstructures fondamentales de son propre être.

Le logos désigne, selon ce qu'a établi la sectionprécédente, le faire-voir quelque chose, le découvrement de cette chose comme dévoilée (alèthés).Le logos de la phénoméno-logie est le « faire voirde soi-même ce qui se manifeste, tel que, de soimême, cda se manifeste ». Ce faire-voir (sehenZarsen) est avant tout un laisser voir. Il n'a pasle caractère d'une opération, ni d'une visée, maisd'une réception, d'un accueil. Ce qu'il faut laisservoir, c'est ce qui « demeure caché» dans la mani

festation comme son sens même - c'est l'être.La phénoménologie reçoit ici un infléchissement- c'est le moins qu'on puisse dire - discretmais décisif : il ne s 'agit plus de montrer la constitution d'un monde pour un sujet, mais de laisservoir que la manifestation est, d'une part, et d'autre voir de laisser voir cela à une compréhensionqui est dé;à compréhension de l'être. Il s'agit doncbeaucoup moins de déchiffrer un sens (celui del 'être) à travers les phénomènes, que de laisser lephénomène de la compréhension (l'étant « exemplaire» qu'est l'être-là) appréhender (recevoir) sapropre compréhension. Aussi n'y a-t-il là au fondaucune interprétation; il y a cet hermeneuein qui« annonce à la compréhension de l 'être... le sensde l 'être ». « Annoncer » (Kundgeben) n'est niinterpréter, ni anticiper. C'est simplement, si onpeut dire, porter à la parole et faire ainsi connaltre.

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Il n'y a rien à interpréter, il y a à annoncer le sensà ce(lui) qui l 'a déjà compris. Bien loin que l'hermeneuein soit du côté de cette pré-compréhension,il consiste dans l'Auslegung qui lui annonce cequ'elle comprend ".

:.

La question du cercle revient beaucoup plusloin, dans le cadre de l 'analyse de l'Auslegungcomme propriété de l'être-là, faisant suite à lacompréhension. (Cette analyse prélude à toutel'analytique du langage.)

Par l'Auslegung, écrit Heidegger, la compréhension s'approprie ce qu'elle a compris surun nouveau mode du comprendre. L'Auslegungne transforme pas la compréhension en autrechose mais la fait devenir elle-même (§ 32).

Cette transformation de la compréhension en dlemême s'opère par « l 'acquisition de la structure

19. Je m'cn tiens à cette détermination - la plus généraleet la plus formelle - de l'hermeneuein. La suite du texteinviterait à montrer comment, déterminée en analytiqueexistentiale de l'être-là, l'Aus/t'gung consiste bien dansl'annonce à l'êne-là de sa propre possibiHté dans ou à partirde c son être ordinaire et moyen ., (S 9), par oppositionà une c interprétation ., comme c construction ., c selon ladifférence d'une manière déterminée d'exister •. Rien n'estanticipé, si on peut dire, que 1'2:tre-là de 1 ' ~ 1 , ~ 1 ~ . - Etc'est Ioule cette analytique qui est plac& sous te titre dela c première partie. (res ttt comme on sait sans suite)« L'interprétation (Inlerpretation) de l'Stre-là . . . . .

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du ais (de l'en tant que) » : c'est-à-dire que l'étantexplicité (ausgelegt) est saisi en tant que tel étant(< table, porte, voiture ou pont »), dans sa destination. Or i l n'y a pas de compréhension qui necomprenne déjà ce ais. Le ais de l'Auslegung n'estpas second, dérivé, ajouté en une étape ultérieure

à la première saisie de l'étant. Il ne dépend pas,en particulier, de l'énonciation linguistique, et

c'est plutôt lui qui la rend possible. ContreHusserl, ce paragraphe affirme qu'il n'y a pas de« perception pure » qui ne soit déjà Auslegung(réciproquement, et bien que non explicitement,il affirme contre Hegel que la « perception sensible » ne commence pas 'avec le langage, maisplutôt que celui-ci commence avec celle-là, en deçà

de lui-même, c'est-à-dire en deçà du système linguistique et de la conscience d'un sujet). Inclusedans la compréhension la plus primitive, l'Auslegung forme l'anticipation du langage en deçà del'expression explicite (de l'expression expresse,faudrait-il dire) : de cette situation singulière etdécisive témoigne involontairement la traductionfrançaise, qui juxtapose ici l'explicitation pourl'Auslegung et l'adjectif explicite pour désigner

l'Ausdrücklichkeit, le caractère exprès, exprimédans la langue, d'un énoncé"'.L'Auslegtmg forme l'explicitation de l'explicite

20. Au paragraphe suivant (33), Heidegger écrira :4( L'énoncé ne peut donc nier qu'il tire son origine onto-logique de l'Aus/egung compréhensive. Le .. aIs" originel, p ~pre à l'Aus/egung compr&ensive selon la prévoyance (berme·neia . écrit, dans le texte, en grec). sera nommé un "ais"existential et hermineutique, pour le distinguer du "ols"apophantique de l'énond. _

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avant son expression, ou encore l'explicitation del'implicite alors qu'il est encore implicite. Lalangue comme articulation n'est pas ici première :est première une sorte d'outre-langue qui n'estautre que l'articulation de l'Auslegung dans lacompréhension. Cette dernière articulation est

donc l 'être de l'être-là, en tant qu'il est au monde.Cet être se détermine donc ainsi: pour lui, il n'y apas d'implicite pur et absolu. Le fait qu'il soitpour lui, dans son être, question de l'être (et deson être) se précise ainsi : il est dans son êtrel'articulation toujours déjà donnée de l'explicitation du sens de l 'être (comme sens du ais de telou tel étant). Etre là ou être au monde, c'est êtreselon et comme cette articulation, cette diction

diJIérentielle du ais, qui ne prononce encore rienmais qui articule la compréhension en elle-même.L'Auslegung ne va donc pas sans une anticipation(Vorgriff) qui « la fonde ». Chaque ais est anticipé à partir de la compréhension du tout commetout finalisé, ou comme totalité d'affinités(Bewandtnisganzheit). Cette compréhension ellemême « n'a pas besoin d'être acquise explicitement (explizit) par une Auslegung thématique ».

Ce qui n'empêche pas - au contraire - que cettecompréhension, qui fournit l'acquit préalable(disons, le sens global) à partir duquel un sensdéterminé est anticipé, comporte nécessairementen elle-même, comme toute compréhension, l'articulation d'une Auslegung non explicite. Autrement dit, l 'Auslegung ne procède pas à partird'une anticipation pré-donnée, mais, en sa structure et en son sens fondamental, l'Auslegungs'anticipe elle-même.

Son anticipation estla

struc-

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ture même du sens, de ce sens « structuré par

l'anticipation », comme il est dit un peu plus loin.De ce fait, le sens qu'articule l'Auslegung n'est

en rien donné avant elle, ni avant l'être-là. Il

structure « la révélation (ou l'ouverture, Erschlossenheit) qui appartient à la compréhension ».

L'Auslegung anticipatrice n'est pas autre choseque l'ouverture du sens comme propriété ontologique de l'être-là.

C'est ainsi qu'il y a cercle: « l'Auslegung doitavoir déjà compris ce qui est à auslegen ». Heidegger rappelle que l'interprétation (Interpretation)philologique (donc, en mode dérivé) connait déjàle phénomène du cercle. Il rappelle aussi qu'enbonne logique il s'agit d'un « circulus vitiosus ».

Mais il déclare que le cercle auquel il a abouti« est l'expression (Ausdruck) de la structure existentiale d'anticipation de l'être-là ». Et c'est alorsqu'il prononce la « défense » du cercle que nousavons déjà citée avec Gadamer. On voit mieuxdésormais comment lire cette « défense ». Le« cercle » n'est qu'une « expression ». Et le paragraphe se terminera ainsi :

Si toutefois on tient compte que [l'imagedu] « cercle» relève onrologiquement du moded'être de l'étant subsistant (subsistance)(Vorhandenheit/Bestand), on devra éviter decaractériser ontologiquement quelque chose detel que l'être-là à l'aide de ce phénomène.

Le cercle, l'expression ou l'image du cercle,l'appellation « cercle », et par conséquent la

figureet

le concept du cercle n'auront donc formé

34

qu'une concession provisoire à une façon de parIer, celle de l'interprétation philologique (et religieuse), et à une façon dangereuse car elle renvoieà la détermination de l 'être comme subsistancepermanente (c'est la détermination cartésienne,cf. les § 20 et 21), comme substance et comme

sujet. Elle manque la détermination existentialede l'être, celle de l'être-là, et manque donc ainsila compréhension, l'Auslegung et l'anticipationcomme telles. Le « cercle» manque ontologiquement la circularité (si on peut dire...) existentialede l'être-là. Ou encore : le « cercle herméneutique » manque fondamentalement l'anticipationherméneutique du sens dans l'étre-là.

Si le « cercle » manque cer hermeneuein, c'est

que celui-ci ne part pas d'un préalable {croyanceou « participation au sens ») pour le relever dansune compréhension instruite. L'hermeneuein existential consiste en ce que le sens - qui n'est enrien antérieur (et s 'i l l 'était, quel serait donc sonêtre ?) - s'annonce à l'être-là, ou s'ouvre dansl'être-là, comme sa propre annonce et comme sapropre ouverture, par lesquelles l'être-là ex-iste,c'est-à-dire précisément ne subsiste pas en proprecomme le sujet d'un acte de compréhension, d'élucidation et d'interprétation ". L'être du sens, c'est

21. On le voit, J'enjeu de l'hermeneuein n'est rien d'autreque l'enjeu général, du point de vue méthodologique (maiscela veut dire identiquement du point de vue ontologique;d. le texte de Courtine cité note 17), de l'entreprise deL'être et le temps. Aussi faudrait-il compléter cette esquissepar la considération de la prbupposition en tant qu'clleappartient à la vérité (S 14, C : « Nous devons faire la pr6.supposition de la vérité parce ~ e cette présupposition estdéjà faite avec l'être du .. DOUS ), et par l'ultime reprise.

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de s'annoncer - c'est l'être-là que cette annoncedétermine et structure. Que le sens s'annonce ous'ouvre, cela constitue une détermination « plusoriginaire », si on veut, ou « archi-originaire »,

c'est-à-dire archi-archaïque de l'origine, qui défaitpar là même l'assignation d'une origine du sens,et

de l'origine infinie du cercle. Car ce qui est plusarchaïque que l'archaïque n'est plus archaïque niarchontique, sans être pour autant postérieur oudérivé. Ce qui s'ouvre (c'est toujours une bouche)n'est ni premier ni second, et ce qui s'annonce(c 'est toujours du sens) ne se précède ni ne se

au S 63, de la question du 4( cercIe » à la lumière de ladétermination de l'être-là comme SelbstauJ/egllng et du

sens ontologique du souci : la forme de J'argumentation àl'égard du cercle y reste la même, et « l'expression inadéquatede "'cercle" » n'est conservée que pour indiquer 4l: la structurefondamentale du souci, par laqudle originairement constituél'être-là est toujours.déjà en·avant-de-soi-même :t>. La « situation herméneutique» s'y avère entièrement comme la situation existentiale de l'être-là, opposée à tout procédé qui« "partirait"' d'un moi privé de monde pour lui fabriquerensuite un o b j ~ t et un rapport ontologique non fondé il. cetobjet It. Mais il faudrait ~ n c o r e aller jusqu'à inscrire cette« situation h e r m é n ~ u t i q u e It dans 'OC la temporalité de lacompréhension lt' (§ 68, a), pour rejoindre ainsi la dernière

question de L'être et le Umps,c ~ U e

qui devait ouvrir sur('analyse du temps comme 'OC horizon de l'être li- ; 'OC Corn·

ment une compr ihension révé/ante (ouvrante) de l'être,conformément il l'étre-lil, est·elle en général possible? It Ladernière question était bien u n ~ question h e r m é n ~ u t i q u e ,ou plus r j g o u r e u s ~ m e n t eUe était la question de ce quiconstitue l'être-là, comme tel, c'est-à-dire selon la tempora·lité, sur un mode f o n d a m e n t a l ~ m e n t « herméneutique It .n y était présupposé que constitution temporelle et constitution herméneutique sont la « même ». Non pas, sansdoute, parce que l'interprétation a lieu dans le temps et selonle temps, mais peut-être parce que le temps lui-même « est li

l'hermeneuein.

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succède. Il ne suffit pas de dire que nous sommestoujours-déjà pris dans le cercle, si l'on entend parlà que nous sommes toujours-déjà originés. C'estl'origine même (celle qu'est le sens autant quecelle qu'est la bouche de l'interprète) qui esttoujours-déjà déprise d'elle-même, par l'ouver

ture et l'annonce selon lesquellesily a du sens quiadvient. - De manière analogue, là où l'hermé

neutique, ainsi qu'on l 'a dit, implique que la participation au sens n'est jamais interrompue enprofondeur, l'hermeneueill ne permet même pasd'envisager une telle implication. Il n'y est question ni de discontinuité ni de continuité, mais d'un

battement - éclipse et éclat tout ensemble, syn-cope de la partition du sens - où s'ouvre le sens.

Une ouverture -au

sens actif du terme - n'estni interrompue, ni ininterrompue: elle ouvre, elles'ouvre. L'histoire qu'engage l'hermeneuein, oudans laquelle il est engagé, est dès lors bien différente du procès historique de l'herméneutique.L'hermeneuein appartient au temps comme ouverture, commencement, envoi - non à l'Histoirecomme accomplissement dialectique ou asymptotique du temps.

En un mot, l'herméneutique anticipe le sens,tandis que l'hermeneuein fait la structure antici·patrice ou « annonciative » du sens lui-même. Lapremière n'est possible que sur le fond du second.Celui-ci ne définit pas une interprétation, ni en

toute rigueur quelque chose comme une « précompréhension ». Il définit ceci : la compréhension n'est possible que par une anticipation dusens qui fait le sens lui-même. Et, faut-il ajouter,cette anticipation ontologique est tellement anté-

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rieure à toute anticipation comme « pré-jugement» d'un sens qu'elle n'ouvre sans doute pas laperspective circulaire d'un retour final au sensoriginel, relevé et « compris ». Il n'y a ni fin niorigine à l'ouverture ou à l'annonce « anticipante» du sens. Dans son « cercle » (que Heideg

ger met entre guillemets une fois qu'il l 'a«défendu »), le sens s'ablme bien plutôt en deçà ou au

delà de toute origine. Et il se pourrait bien que cequi s'ouvre et s'annonce avec le sens soit précisément ceci, que le sens « consiste » dans l'absenced'origine et de fin. - En ce sens, le sens dérouteprincipiellement toute interprétation - bien queson hermeneuein ouvre aussi principiellement lapossibilité d'interprétations déterminées dans deschamps déterminés (de la croyance, de l'histoire,des textes ou des œuvres d'art). Par exemple, estainsi ouverte la possibilité, et la nécessité, d'interpréter ce qui nomme l'hermeneuein existential,c'est-à-dire ce texte de Heidegger. C'est ce queje fais ici, procédant à coup sûr selon le cercled'une croyance ou d'une pré-compréhension(venue de Heidegger lui-même, et d'autres, quiont eux-mêmes interpréré Heidegger et que jeréinterprète à travers Heidegger... ). Mais ce que

je fais ainsi n'est précisément possible queparce que l'hermeneuein s'est déjà ouvert, ou adéjà annoncé, non seulement dans ce texte deHeidegger (qui n'en est lui-même qu'une Ausle-gung déterminée - prisonnière encore de l'herméneutique qu'elle récuse -, et dont la détermination variera du reste dans la suite de l'œuvre),mais dans le texte en général, dans -le texte de laphilosophie en tout cas, et en tant que ce texte

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porte au jour depuis le début, fltt-ce en l'oubliant,la question du sens de l'être.

•••

Cette question du sens, L'être et le tempss'efforce de l'entendre comme le sens d'une question qui se précède elle-même « herméneutiquement », c'est-à-dire qui s'est déjà ouverte et

annoncée dans l'être-là dont elle structure l'existence. L'hermeneuein désigne cette antécédenceconstitutive, qui n'est ni celle d'une intention, nicelle d'une croyance, ni celle d'une participationau sens - mais qui est le sens. Le « sens » del'hermeneuein tient dans cette avance du sens surlui-même, une avance qu'on pourrait dire infiniesi elle n'était la marque distinctive de la finitudede l'être-là. Et il se pourrait bien qu'il tienneaussi, de ce fait, dans un retard (infini/fini) dusens sur lui-même, dans une différance qu'il faudrait importer ici de l' « interprétation » deHeidegger par Derrida. Antécédent-différant,l'hermeneuein ne nomme pas le contraire d'un

« cercle herméneutique », mais tout autre chose:

cela à quoi tout cercle herméneutique, qu'il leveuille ou non, se trouve, en tant que cercle, paradoxalement ouvert. C'est-à-dire à cette altérité ouà cette altération du sens, sans laquelle l'identi.6cation d'un sens - le retour au même du cercle ne pourrait même pas avoir lieu.

L'ouverture de l'hermeneuein est en ce sensouverture du sens et au sens en tant qu'autre.

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Non pas à un « autre» sens, supérieur, transcendant ou plus originel, mais au sens lui-même entant qu'autre, à une altérité définissant le sens.De même que l'être-en-question de l'être dans sonêtre définit l'être-là selon une altérité et une altération de sa présence, de sa subsistance et de son

identité, de même l'hermeneuein définit - ouplutôt annonce - que le sens, ce sens en qllestion,est toujours de l'autre, dans tous les sens de l'expression".

Ce qui est de l'autre ou ce qui vient de l 'autre«< être », en ce cas, c'est forcément « venir ».••)ne s'interprète pas tout d'abord, mais s'annonce.Or c'est bien sur l'annonce que porte tout l'accentde l'explication donnée plus tard, dansD'un entre-tien de la parole, à propos de l'hermeneia.

22. Certes, le motif de l'outre apparatt également dans lafondation de l'herméneutique moderne, chez Schleiermacherpour qui l'interprétation est la compréhension du discoursd'autrui, vis·à-vis duquel la situation ordinaire, et non exceptionneUe, est cel le de la non-compréhension, ou du malen.tendu (cf. M. Frank , op. cit., p. 152 et suiv.). De manièredifférente, on le retrouve avec le « Tout-Autre » de Ricœur(d . De l'interprétation, p. 505), et sans doute avec l'interprétation lacanienne de l'herméneutique freudienne dans laproblématique du « discours de l'Autre ». Dans chacun de

ces cas, il faudrait analyser jusqu'à quel point est mise enjeu l'altérité du sens, et non seulement un sens provenantd'un « autre» identifié (ct de ce fait doué d'un sens nonaltéré). - En ce qui concerne Heidegger, il faut assurémentremarquer avec J. Greisch (op. cit., p. 33) que la probléma.tique herméneutique de L'être et le temps se sépare deses antécédents aussi en ce qu'eUe abandonne le motif durapport à autrui. Explicitement du moins, et au titred'une position non anthropologique de la question. Mais,par-delà même l' « altérité ,. du sens dont îl est pour lemoment question, on verra, dans l'Entretien, appara1rre ouréapparaltre un autrui non anthropologique.

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Bien qu'il ne soit pas question de commenterici l'ensemble de ce texte, il faut rappeler quel'herméneutique n'y joue pas un rôle épisodique :elle est le fil conducteur, tantôt visible, tantôtdérobé, de l'entretien lui-même. La première question adressée à la pensée de Heidegger porte en

effet sur le motif de l'herméneutique dans L'êtreet le temps. Heidegger amorce une réponse enrappelant l'origine de ce motif, pour lui, dans lathéologie et chez Dilthey, mais aussi en faisantréférence à ScWeiermacber, dont il cire la définition de l'herméneutique (<< l 'art de bien comprendre le discours d'un autre»). Il indique alors quedans L'être et le temps « le nom d'herméneutique » « ne signifie ni la doctrine de l'art d'interpréter, ni l'interprétation elle-même, mais plutôtla tentative de déterminer ce qu'est l'interprétation avant tout à partir de ce qui est herméneutique 23 ». Son interlocuteur lui demande ce queveut dire « herméneutique ». C'est à partir de làque le motif explicite se perd, pour ne ressurgirque bien plus tard, lorsqu'on s'avise que la question n'a pas été élucidée. Il est alors rappelé queHeidegger, depuis L'être et le temps, a abandonnéle mot « herméneutique ». L'abandon d'un nom

n'empêcbe pas - au contraire - que la signification visée naguère par ce nom soit explicitée.Heidegger fournit cette explicitation en se référant à l'hermelleia grecque, dans le passage suivant :

23. In Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Galli·mard, 1976, p. 96. Je négUge les problèmes que poseraitcette traduction pour un commentaire véritable de ce texte;

jls ne sont pas décisifs pour les passages ici nécessaires.

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L'expression « herméneutique » dérive dugrec ÉPV.'l'JVEVECV. Ce dernier se réfère au subsran-tif Épv.'l'JVEVç, que l'on peut rapprocher du nomdu dieu 'Epv.fjç (Hermès), en un jeu de la pen-sée plus obligeant que la rigueur de la science.Hermès est le messager des dieux. I l portel'annonce du destin; ÉPV.'l'JVEVECV est la mise au

jour qui porte à la connaissance pour autantqu'elle est en état de prêter l'oreille à uneannonce. Une telle mise au jour devient ensuiteexégèse de ce qui a été dit par les poètes - euxqui selon le mot de Socrate dans le dialogueIon de Platon (534') Épv.'l'Jvfjç daw '"Cwv 8EWv,« sont les messagers des dieux ».J. - J'aime ce petit dialogue de Platon. A

l'endroit que vous mentionnez, Socrate pousseles rapports encore plus loin : il augure des

rhapsodes qu'ils sont ceux qui portent à laconnaissance la parole des poètes.D. - De tout cela ressort clairement que ce

qui est herméneutique veut dire non pas d'abordinterpréter, mais avant cela même : porter~ n n o n c e et apporter connaissance 24.

L'entretien se poursuit en glissant de l'herméneutique à « la parole qui donne voix à la relationherméneutique », ainsi que sur l'entretien lui

même, qui apparaît comme l'échange ou la « libération » de deux demandes qui s'adressent au« même » : la demande du Japonais visant l'herméneutique, et la demande, intervenue auparavant, de son interlocuteur sur le mot japonais pourdire « la parole ». Cette « mêmeté » de l'herméneutique et de la parole déplace le rapport établi

24. Ibid, p. 115.

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dans L'être et le temps entre l'hermeneia et

l 'énoncé, fût-ce d'un déplacement imperceptible(car l'entretien revendique le § 34 de L'être et letemps comme ayant déjà introduit ce qui est àprésent en jeu). Mais cette « mêmeté » n'est pasthématiquement élucidée. Lorsque le Japonais

demande une dernière fois : « Comment exposeriez-vous à présent la relation herméneutique? »,

i l lui est répondu :

J'aimerais éviter là une exposition aussicarrémenr qu'il faut éviter de parler sur laparole ".

Au lieu d'un discours sur la parole - ou, et surl'herméneutique -, c'est l'entretien (le Gespriich)

lui-même que l'entretien, qui va se terminer, proposera comme « dire de la parole en contrepoint àla parole » (ou simplement « répondant à laparole »). Comme tel, le Gespriich devrait procéder, non des hommes qui y parlent, mais d'uneadresse, d 'une interpellation des hommes par laSprache elle-même. L'entretien devrait donc être- c'est du moins ce que tout laisse entendre l'annonce herméneutique de la parole, et du

même coup l'annonce de ce qu'est « la relationherméneutique » qui ne se laisse pas « exposer »(présenter, darstellen) par un discours. Mais celasuppose une détermination de l'entretien àlaquelle ne satisfait pas « n'importe quelle conversation », et à laquelle, peut-être, selon le Japonais, « les Dialogues de Platon eux-mêmes » pour-

25. Ibid., p. 137.

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raient ne pas satisfaire. Son interlocuteur répond:« J'aimerais laisser la question ouverte... »

Si, par conséquent, grâce au prélèvement violentque je m'autorise sur le texte", on ne garde decet Entretien que l'explicite au sujet de l'herméneutique, en négligeant les autres motifs qu'il

développe, on aboutit à une situation singulièreet complexe. Le mot d' « herméneutique » esttiré de son abandon par la question de l'autre- par la mise en scène d'une question de l'autre,lequel est à la fois l'autre de l'Occidental, et lereprésentant d'un ancien disciple japonais deHeidegger. La question de. l'herméneutique a étésoulevée par le rappel du fait que cet ancien disciple - à l'époque de L'être et le temps - s'attachait avant tout à elle. Cette question est doncréactivée par une double médiation : celle de lacompréhension, ou de l'interprétation, de la pen-

26. Mais j'ai délibérément laissé de côté la question de laviolence de l'interprétation, qui apparait dans L'être et letemps. - Dans le cas présent au moins, il faut préciserceci : la violence consiste à négliger tout le très importantréseau de thèmes qui forme le matériau essentiel de l'En/re-

tien. Il comporte les thèmes majeurs de la pensée de Heidegger après L'être et le temps ( le texte est de 1953-1954),et c'est sur eux ou entre eux qu'est déportée la question du

mot abandonné : « herméneutique »-. Je n'ai ni la compétence ni le propos de ffi'attacher à ces thèmes. Je mecontente de remarquer que ce texte fait ressurgir le motabandonné moins, jusqu'à un certain point, pour l' « expliquer » par de nouveaux motifs, que }X)ur le livrer finale-ment à un nouvel abandon, qui revient aussi à le remettreà sa destination originelle - celle qu'invoquait déjà L'êtreet le temps. II se produit ainsi comme une violence autointerprétative de Heidegger, dont je tente seulement desuivre les indications. Il se produit aussi, il est vrai, un cer-cle : je tente, avec ou malgré Heidegger, de lui faire violence ...

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sée d'un maître par un disciple, et celle de la com-

préhension, ou de la traduction, du mot de cettepensée dans une langue qui fait figure de languede l'autre par excellence. A quoi on peut ajouterqu'il s'agit aussi de la compréhension du disciplepar son actuel représentant, qui fut son étudiant:

entre les langues et dans chaque langue, il n'y aqu'un indéfini renvoi de compréhension à compréhension. On pourrait analyser ainsi tous les détailsde la mise en scène 21 (et tout d'abord le choix dugenre du dialogue, qui suppose une mise en scène),pour aboutir à ceci: ce qui est mis en scène, c'estl'herméneutique elle-même, dans son infinie présupposition et dans son caractère « énigmatique »,

qui a été annoncé par Heidegger dès sa premièreréponse à ce sujet ". Il n'est pas répondu à la ques·tion parce que l'entretien - le texte - est luimême la réponse. Il est la réponse en tant qu'ils'offre à l'interprétation, au déchifIrement de ses

figures, signes ou symboles, qui sont figures, signesou symboles de l'interprétation elle-même. L'entretien est à la fois l'énigme et le chifIre del'énigme.

Or cette situation est, formellement, classique:elle n'est pas autre, dans son principe, que celle

du dialogue platonicien en général - c'est-à-dire,sinon du fonctionnement de tous les textes dePlaton, du moins de tous ceux où la mise enscène est très précisément calculée pour « mettreen abyme » l 'objet de la recherche ". Si l 'Entre- .

/

27. Ainsi, le livre de Schleiermacher tenu « à la main »,

et non cité de mémoire par « celui qui demande ».28. P. 97.29. I l resterait à examiner si tous les textes de Platon

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tien se réfère aux Dialogues de Platon, et laisseouverte la question de savoir s'ils sont ou non desGespriiche, ce fait ne signifie pas moins que ceci :le présent Entretien rejoue toute la scène platonicienne (philosophique) du dialogue, cette fois pourmettre en scène non pas tel ou tel objet de recher

che, mais si on peut dire la « dialoguicité » ellemême, ou la Gespriichheit comme telle. L'herméneutique, en tant que « l'art de bien comprendrele discours d'un autre », est jouée, c'est-à-direeffectuée, exécutée, représentée et présentée dansl 'œuvre d'art qu'est l'Entretien. Mais de mêmequ' il n'est pas certain que cela ne soit pas déjà lecas du dialogue platonicien (l'objet du Ménon, duT h é é t ~ t e , du Sophiste, du Banquet, pour ne citer

qu'eux, n'est-il pas toujours aussi le dialogue ou ladialoguicité comme tels?), de même, et en sensinverse, on sera fondé à se demander si l'Entretienne re;oue pas en effet, simplement, jusqu'à uncertain point, la scène philosophique. C'est-à-direla scène de la mise-en-abyme, la scène du textequi ne dit rien d'autre que lui-même, la scène dela présentation du présenté par la forme même dela présentation (ou représentation JO) - bref cequi a toujours hanté la philosophie sous le motif

sont, en ce sens, des d i a l o g u ~ s . Rappelons seulement ici latrilogie Théétète - Sophiste - Politique (d., sur le Sophiste,J.-L. Nancy, « Le ventrüoque ,. in Mimesis des articulations,Aubier-Flammarion, 1976), le PhU" (d. J. Derrida, « LaPharmacie de Platon .. in La dissémination, Seuil, 1972),le Timü, le Banquet. Cf. également, sur te dialogue philosophique, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, « Le dialogue des genres . , in Poétique, n° 21.

30. Sur cet ensemble de motifs, et leur surdéterminationphilosophique, d. Ph. Lacoue-Labarthe, Le suiet de la phi·losophie, Aubier-Flammarion, 1979.

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obsédant d'une auto-exposition vivante, animée,de l'échange des pensées, de cet échange qui_ maëutique, didactique, interrogatif ou méditatif - est lui-même pensé comme la libre vie

de la pensée.On constatera alors que, du même coup, cette

scène s'offre aussi comme la scène classique del'interprétation : le dialogue, qui met en jeu l'a'!-térité des discours ou des paroles, se monte luimême comme ce discours autre, ni explicatif,démonstratif, ni d'exposition « sur », mais livt1!à son cours errant, au bonheur de son indétermi,nation JI . Ce qui fait ce discours autre, c'est qu'ilse donne, c'est qu'il veut se donner ainsi pour lediscours de l'Autre (du Sens) : nul n'y parle- que des fictions -, mais le dialogue essentiel

s'y dialogue lui-même, l'Entretien s'y entretient.Das Gespriich spricht von sich selbst, le dialogueparle de lui-même, dans tous les sens de l'expression. Et plus encore sans doute : das Gespriichest à entendre, plus originellement que comme« dialogue », comme le Ge-spriich, le rassemblement essentiel de la Parole. C'est-à-dire que leSens s'y interprète, dans des rôles, et se donneainsi à interpréter et à comprendre. Selon, endéfinitive, le cercle qu' il tend lui-même : il fautavoir posé l'essence dialoguante de la pensée(encore Platon ... ) pour comprendre la mise enscène du dialogue.

Paradoxalement, le cercle de l'interprétation serefermerait ainsi sur l'herméneutique qui devait

31. D'un entretien..., p. 114.

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l'ouvrir ". Ou encore, et plus exactement, c'estl'ouverture - ou l'annonce - herméneutiqueelle-même qui se déterminerait comme cercle.Lorsque Heidegger déclare se refuser à une« exposition sur » l'herméneutique, il vient derappeler que « parler d'un cercle », bien que cela

procède d'une reconnaissance nécessaire, « en resteau premier plan ». Comme dans L'être et le temps,le cercle est superficiel et impropre, il n'est qu'expression ou image. Ne faut·il pas alors comprendre que ce cercle superficiel et nécessaire, qui nesaurait être remplacé par une autre exposition,est lui-même à comprendre et à interpréter à partir de et en vue de l'herméneutique authentique?L' « herméneutique » est alors le sens du cercle,qu'il faut savoir interpréter. Pour savoir interpré

ter le cercle, il faut avoir reconnu au préalableque l'herméneutique est son sens, bien que ce sensne puisse être atteint que par l 'interprétation ducercle. C'est-à-dire à la fois, selon la dualité (circulaire) inscrite à même la syntaxe du génitif « l'interprétation du cercle », par l'interprétation quele cercle donne de l'herméneutique, et par l'interprétation du sens de l'herméneutique à travers lacompréhension du cercle. L'interprétation de l'in·

terprétation est bien alors l'herméneutique, c'est-àdire le cercle lui-même en tant que le sens qui se

dérobe à l'interprétation parce qu'il la précède, etqui se relève de et dans l'interprétation parce qu'illa suit.

32. Paradoxalement aussi - si du moins il y a du sens àparler dans ces termes - le « progrès It de la pensée del'Entretien par rapport à L'itre et le temps serait, à cet~ g a r d l en même temps « ~ g r e s s i f ».

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Ce qui peut encore se dire autrement: le cercle« lui-même » n'est rien d'autre que le rapportd'interprétation qui circule du cercle commeexpression impropre au cercle originel du sens. Ala fin, le cercle relève sa propre figure 33. - Ici

aussi, le dialogue se dialectise.

33. Et c'est sans doute à cette direction, suggérée par

Heidegger, qu'ont été fidèles les berméneutes contemporains.

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I I

Rejouant ainsi, dans un cercle du cercle ou dansla mise en abyme de tous les cercles qu'offre l'En-tretien, la grande scène philosophique de l'interprétation, Heidegger cependant la pousse à bout- à la limite du cercle, si on peut dire. Et dedeux manières simultanées : d'une part, l' « herméneutique » originelle devient ici, par un bou

clage de la problématique de L'être et le temps,elle-même le sens qui est à comprendre, qu'il fautprésupposer, et, disons quitte à être « brutal »,

qu'il faut croire, et auqud la mise en scène nousimpose de croire que les deux interlocuteurscroient. Dans cette mesure, son « énigme » a qud-

que chose de sacré, et du reste le ton de l'entretien n'est pas exempt d'une certaine complicitéde piété ou de dévotion entre complices d'une

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même croyance. Hermeneia devient le nom sacré,originel et originaire du sens. Dans cette assomption et dans cette identilîcation sous ce nom, dontla grâce est due à la langue originelle de la penséeet au « jeu» exquis de cette pensée avec le divinHermès, l'altérité du sens est en passe d'êtrerésorbée.

Mais, d'autre part, cette assomption d'originen'a pas lieu, si elle a lieu, de manière aussi simple.C'est le renvoi à Platon qui a donné le sens originel d'hermeneia. Ce sens originel (soumis par ail-leurs à la compréhension circulaire de l'entretien)est donc trouvé dans un de ces dialogues dont iln'est pas décidé s'ils ont le caractère d'un authentique « entretien ». Une seconde lecture s'imposeà partir de là : si le dialogue platonicien mis en

abyme au centre de cet entretien, et comme sonchiffre, le Ion, n'est pas décidément un authentique « entretien », c'est peut-être qu'i l ne peutêtre décidé d'aucun dialogue s'il est un authentique entretien. D'aucun, et donc pas non plus decelui que nous lisons, D'un entretien de la parole.Son titre - Aus einem Gespriich von der Spra-che - veut faire entendre que nous ne lisonsqu'un extrait de l'entretien, qu'une transcription

partielle. Le«

véritable»

entretien est illisible,inaudible, disparu dans l'errance de la contingenceoù il eut lieu... C'est là encore un procédé de typeplatonicien, et en même temps l'indication d'une« inauthenticité » généralisée : mais non pas ausens où tous les dialogues lisibles seraient inauthentiques; il s'agirait plutôt de ceci, que l'authenticité de l' « entretien », l'authenticité hermé-neutique ne se décide pas. Elle serait antérieure

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ou extérieure à l'ordre des décisions qui permettent, justement, d'imputer la justesse d'une interprétation et l'authenticité d'un sens. D'un mêmemouvement (et s'il est permis de parler une langue aussi barbare) l'Entretien originerait et désoriginerait le Gespriich vets lequel il fait signe

comme vers l'hermeneia de la Sprache.Si ce soupçon devait être vérifié, il faudrait quesoit vérifiée une hypothèse corollaire : à savoir,que le renvoi au Ion chargé de fournir le sensoriginel de l'hermeneia ait en vérité une autrefonction que le simple appel à l'autorité d'uneorigine authentique. (Déjà, l'appel à l'étymologiede hermeneia par Hermès, étymologie « joueuse ,.elle-même empruntée, sans que cela soit dit, àPlaton", est un léger signe dans cette direction,

pour autant qu'une nuance distingue ce geste dusérieux et de la « croyance » qui se rencontrentdans d'autres étymologies - c'est-à-dire, dans

34. Dans le Cratyle, 407e. - Si le mot peut avoir le sensde traduction ou d'explication ( T h é é t ~ t e 163c, 209a, P h i l ~ b e16a, Lois 966b), précisons que le sens ( ... ) de l'annoncc, dela délivrance d'un message, d'une information, est large-ment a t t e s t ~ chez Platon (par exemple Ep;nom;s 984e,

République 524b, Banquet 202e, Lois 907d), l. CÔt6 du sen.de l'expression, ou de la parole-au·nom.de (République 4'3e,Lettre VIII 355a). Annonce, signal ou avertissement fontaussi Je sens du mot chez Aristote (Parties des animaux66Oa35, De l'âme 420b19); dan. la Poétique 50b14, la lexisest définie comme hermeneia dia lès onomasias : l'annonce,la présentation d'un sens par la nomination. Il s'agit biend'un « faire connaître,. dont le langage n'est Qu'un moyenéventuel (dans les Parties des animaux, c'est le chant desoiseaux en tant que signal), Quant au titre du Peri berme-neias, il désigne évidmunent un traité de l'expression ou del'exIX'sition signifiante.

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d'autres interptétations - de Heidegger.) Or

d'une part le renvoi à Ion n'est pas seulement faità un passage, à une définition extraite du texte.Le texte comme td , dans son ensemble, est évoqué : dès que le Japonais ajoute que non seulement, pour Socrate, les poètes sont interprètes des

dieux, mais les rhapsodes le sont des poètes,toute la structure du Ion est en place, sans que lanécessité de cette indication soit visible dans l'économie de l'Entretien. D'autre part, ce texte en

tant que dialogue fait l'objet d'une désignation etd'une dilection expresses (<< J'aime ce petit dialogue de Platon »), qui surchargent en qudque

sorte sa mise en abyme. (Et comment ne pas rdever que l'Entretien est lui aussi un « petit dialogue »?)

L'hypothèse doit donc être faite qu'il faut prendre ces indices au sérieux, et traiter sans réservesla mise en abyme: autrement dit, qu'il faut (queHeidegger a voulu nous faire) lire Ion dans l'En-tretien - et que seule la lecture de Ion peut fairefonctionner autrement qu'en cercle le sens originel de l'hermeneia. L'énigme n'est peut-être pas,à ce compte, une énigme sacrée qui échapperaitdéjà à Platon, mais elle consisterait en ceci : une

certaine lecture de Platon - c'est-à-dire aussi uncertain parcours de la philosophie et dans la philosophie - rend compte du débordement de l'inter-prétation philosophique auqud convie l'hermeneiaen tant qu' « annonce ». C'est à une annonce età une ouverture du texte même de la philosophieque nous sommes conviés : de Platon à nous, lecercle herméneutique philosophique n'aurait pascessé de se rompre...

54

Qu'est-ce que Ion annonce au sujet de l'an

nonce? Lisons, interprétons.

:.

Socrate rencontre Ion. Qui est ce Ion d'Ephèse ? Qui le sait? Serait-il là pour tenir la place deIon de Chios, auteur de tragédies et de textes phi.losophiques, comme Platon, et contemporain deSocrate? Tiendrait-il par homonymie la place decelui qui a écrit ces vers : « le gnôthi seauton estune parole brève, mais une œuvre tdIe que seulZeus parmi les dieux en est capable" »? Tiendrait-il, en somme, le rôle d'un rival - ou d'un

double, plus ou moins grotesque ou pitoyable de Socrate et de Platon à la fois. Il faut laisser la

question à vif.Ion revient d 'un concours de rhapsodes. Les

rhapsodes sont des déclamateurs de poèmes, ousi on préfère - et ce sera plus juste - des décla-mateurs de poètes J6. Ion a remporté un premierprix. Socrate envie moins le prix que l'art durhapsode comme tel. Ces gens doivent avoir beau

costume et belle apparence: ce qui est, on le sait,le contraire de Socrate lui-même. (C'est la première touche de l'ironie qui ne cessera de s'adresder à Ion - en apparence du moins. Il faudras'interroger sur sa portée.) Mais surtout, ils pas-

35. Cité in Pauly-Wissowa, « Ion de Chios ».

36. a., autre double ou pseudonyme. C. G. Nietzsche, Pla-

tonis dialogus Ion, Lipsiœ. 1822.

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sent leur temps dans la compagnie des grandspoètes, dont ils « connaissent à fond la pensée, etpas seulement les vers» : le rhapsode en effet doitêtre hermeneus de la dianoia du poète (c'est-àdire, en première approximation du moins, de sa

pensée). « Or il est impossible de bien faire celasi on ne sait pas ce que veut dire (0 ti legei) lepoète. » L'hermeneia est donc distincte de l'acquisition du savoir relatif à ce logos i ce savoir rendpossible une belle et bonne hermeneia, quis'adresse « aux auditeurs ». Hermeneuein} c'estinterpréter au sens de déclamer et de mettre enscène le logos du poète. Le logos (et, ou la dianoia)se distingue des vers (epê) comme tels, et le bonhermel1eus est celui qui fait entendre le logos dansla diction des vers.

La situation de départ est donc clairement celled'une distinction entre la forme et le contenu,entte le son et le sens. Elle implique, comme lepréalable et la condition de l'interprétation sonoreet scénique, une activité d'interprétation au sensle plus classique : le rhapsode doit comprendrele poète, il doit en faire l'exégèse. Mais cette activité n'est précisément pas l'hermeneia. Elleconsiste ici à « apprendre à fond » (ekmantha

nein).Au

surplus, cette acquisition de savoirse

présente comme simple (même si elle ne va passans un travail ardu) et directe: elle ne consistepas en un décryptage de sens cachés ". L'herme-

37. Il ne s'agit donc pas dans Ion de l'interprétation allé-gorique des poètes : d. à ce sujet la mise au point deL. Méridier dans sa Notice sur Ion (Belles-Lettres, 1964).De manière générale, il ne s'agit pas de l'interprétationdu sens ou des sens. - Que l'acquisition du sav.oir sur le

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neia, en revanche, est plus complexe, mais commeon le verra, elle ne s'apprend pas. Elle est l'activité(déclamatoire et mimique : le rhapsode sera plusieurs fois associé à l'acteur) qui délivre le sensdu poème en délivrant le poème lui-même. Oubien encore, si l'ekmathesis consiste à apprendre

ce que dit le poète à travers son dire, l'hermel1eiaconsiste à restituer le poète dans ses vers, à le fairedire dans ses propres dires.

Ion déclare alors qu'il ne possède cette « com-

pétence" » qu'à propos d'Homère. Alors mêmeque les autres poètes traitent des mêmes sujetsque son poète exclusif, i l reste impuissant devantleurs poèmes. Les autres « n'ont pas poétisécomme Homère », mais « beaucoup moins bien »

(531 d), et Ion, qui par cette affirmation même

semble pourtant se poser en technicien expertde la poésie, affirme ne s'y entendre qu'en matièrehomérique. - Au passage, Socrate a mentionné,comme premier exemple de sujet commun à plusieurs poètes, l'art divinatoire, la mantique. Et le

poète soit +: simple » en ce sens n'empêche pas qu'elle aitdemandé à Ion 4( le plus grand effort » : un effort propor·tionnd. peut-être, à ce qui distingue Ion des interprhes

allégoriques qu'il nomme Il cet endroit (530dl . Par tà, il estaussi à même d'exprimer à son tour des dianoiai sur Homère.Mais ceUes-ci ne sont pas des interprétations. Méridier yvoit des « paraphrases élogieuses ». En tout cas elles nefont pas J'objet de )'hermeneia comme telle, dIes témoignent du savoir dont dépend la bonne hermeneia. Et c'estle statut de ce « savoir herméneutique »- qui· va êtrediscuté.

38. On peut rendre ainsi l'idée de deinos, le plus sauvent traduit par « habiJe »-. C'est le mot que le dialoguereprend toujours pour parler de ceux qui s'entendent àquelque savoir ou art.

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premier exemple de ces experts auxquels Ion neressemble pas aura été le devin : un devin pourrait juger chez tous les poètes de ce qu'ils disentau sujet de la mantique. Cet exemple n'est paschoisi au hasard, on le verra.

La question est donc posée, en quelque sorte,de deux types de connaissance experte : celle destechniciens ou savants compétents dans undomaine (mantique, médecine, etc. ; il a même étéadmis qu'il devait exister quelque chose commeune « poiétique »), et celle de cet herméneuteexpert en Homère seul. Ce qui suppose : expertà propos de tout ce dont parle Homère, sans accep-tion de domaines particuliers, mais seulement lorsque c'est Homère qui en parle, et quoi qu'il ensoit de ce que les autres poètes disent sur le même

sujet. L'herméneute a donc d'abord et essentiellement - sinon exclusivement - un savoir quin'est pas du « contenu », ou du sens, mais quin 'est pas non plus celui d'une « forme ». Il est,chose étrange, un savoir, et un savoir excellent,voire parfait, du sens, de tous les sens qu'on voudra, de tout ce qui peut faire objet d'une dianoia,chez un seul poète. Le 0 t i legei qu'il s'agit deconnahre à fond doit moins s'entendre comme un

« ce qu'il dit, ou veut dire (ainsi que l 'interprètele traducteur) » que comme un « ce qu'il dit »,lui, Homère, et lui seul: il s'agit moins du contenudes énoncés que de la singularité d'une énonciation (et par conséquent, il ne s'agit pas d'un « vouloir dire », mais de l'unicité d'un dire). Ce savoirest le savoir du sens dans une seule forme. C'estcette chose étrange que Socrate a débusquée, etqu'il veut examiner.

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Son jugement se formule très vite: l'hermeneiadu rhapsode n'est ni une techné, ni une épistémé.Ce qui n'est ni l'une ni l'autre est peut-êtresophia .' Socrate déclare qu'il n'est pas sophos,mais que le sont « les rhapsodes et acteurs, et ceuxdont ils chantent les poèmes» (532 dl. Ici encore, 'la part de l'ironie ne doit pas être faite tropsimple. Comme ailleurs et souvent (toujours peutêtre?) chez Platon, une compétition s'instaureentre le philosophe et un autre. Mais elle ne visepas à simplement soumettre l'autre au philosophe.Elle vise, de manière plus retorse et moins déci-dable, à montrer que le philosophe est meilleurdans le domaine de l'autre, ou qu' il est la véritéde l'autre, une vérité à laquelle l'autre commetel appartient, par conséquent, mais tout autant

que cette vérité est la sienne. Le philosophe sesoumet donc aussi à ce qu'il s'approprie, à cettevérité de l 'autre et à cette autre vérité ". Le problème de l'hermeneia, et la raison de lui consacrerun dialogue", n'est peut-être pas autre chose quele problème de l'annonce par la philosophie et à la

39. Socrate dit ; vous êtes sophoi, tandis que moi« comme il convient a un simple homme privé, je ne dis

rien d'autre que le vrai~ . I l

y a ironie dans la mesureoù

cette vérité ma1trise la sopbia des autres ; mais celle-ci nesera justement pas maltrisable. Sans doute y a-t-il toujours)à l'horizon philosophique, une mattrise de l'immaitrisable.EUe n'empêche pas, au contraire, que soit mise en jeu uneimmaitrisable maîtrise, où la philosophie ne se r e 1 ~ e plus,

mais s · e . ' I ( c ~ e .40. Qui n'est pas confus, comme l'ont pensé bien des

commentateurs, et Schleiermacher tout le premier. Mais quin'est pas non plus, comme l'ont pensé à peu près tous lesautres, une simple critique et disqualification, plus ou moins

nuancée, des rhapsodes et des poètes.

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philosophie de cette vérité autre (ce qui va prendre simultanément la forme d'une annonce à lapoésie et par la poésie).

- Que l'hermeneia n 'est pas un art ni une science,c'est-à-dire qu'elle n'a aucune compétence générale ou d'ensemble (par rapport « au tout » de la« poïétique », 532 cl, mais qu'elle est, au sens

le plus fort du mot, une compétence singulière,c'est ce qui définit toute la recherche du dialogue.Aussi n'est-ce pas sans ruse que Socrate met en

relief la nature exceptionnelle du cas de Ion, enfaisant valoir qu'aucun juge compétent en peinture, en sculpture, en musique, en chant, ou encoreen prestation rhapsodique ne se trouve dans unesituation semblable. Chacun a compétence géné-rale dans son domaine. Mais l'hermeneia n'est pas

une activité de jugement, de discernement; ellen'est pas une activité critique} ni, en ce sens, inter-prétative. Socrate ruse en jouant d'un glissementvers la compétence critique, glissement auquelIon s'est prêté, mais qu'il n'a pas lui-même vraiment engagé. Le dernier exemple de Socrate faitvoir la ruse : juger les prestations de rhapsodesest bien autre chose qu'être soi-même un rhapsode.- D'autre part, dans le système des beaux-artsdont le sommaire vient d'être discrètement donnésous couleur de simples exemples, il 'manque lapoésie. Sa place est doublement réservée: on parlera des poètes plus tard, et leur position est icitenue par le rhapsode. Ainsi que le commentaireclassique du dialogue l'a répété à l'envi, lerhapsode est un détour pour s'en prendre au poète.1\ lui seul, cependant, cet argument est faible :car Socrate parlera directement des poètes. Si le

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rhapsode double le poète, c'est, on le verra, que lapoésie ne va pas sans son hermeneia, et qu'on neva à la poésie que par son hermeneia.

:.

Socrate donne alors son explication de cettecompétence qui n'en est pas une, qui n'a pas enpropre un domaine de juridiction, et qui ne semaltrise pas elle-même. C'est une « force divine »qui met Ion en branle. Cette force agit comme l'aimant qui attire des anneaux de fer. La caractéristique du magnétisme - car c'est ici, au fond, lepremier traité philosophique du magnétisme, et

qui prélude à bien d'autres" - c'est qu'il communique sa force : elle passe dans les anneaux, quipeuvent faire (poiein) à leur tour comme l'aimant,et attirer d'autres anneaux. Ainsi peut-on avoir« une très longue série d'anneaux pendus les unsaux au tres" » (533 c) - et non une « chaine »

comme dit le traducteur, car précisément lesanneaux ne sont pas enchalnés. Ils sont déchaînés(de toutes les manières, on va le voir), et ils tien

nent ensemble: le magnétisme, c'est ici l'énigme.Explication est donnée de l'image : l'aimant,c'est la Muse. Elle fait (poiei) des « inspirés

41. A celui de Hegel, notamment, et, à travers Hegd etson époque, à la considération du magnétisme psychique del'hypnose, et de là au traité freudien qui monte un réseaucomplexe entre l'hypnose, l'interprétation, et la poésie...42. Pourquoi justement des anneaux? L'interprétation est

aisée ; c'est une allégorie des cercles herméneutiques...

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(entheous, des enthousiastes) », qui en enthousiasment d'autres à leur tour. Les poètes sontainsi introduits: car ils sont les premiers « enthousiastes et possédés », et ainsi les premiers à nepas procéder « par techné ». Il est très remarquable que le magnétisme soit en fin de compte moinsemployé pour ligurer la nature mystérieuse de

l'enthousiasme (certes, tout dépend de ce mys-tère : mais précisément, il n'est pas à expliquer,c'est lui qui explique tout), que pour introduire la« chaîne ». Ou bien: ce qui importe dans ce mys-tère, c'est moins le caractère exceptionnel, « nonnaturel 4J » de la force, que sa communicativité,sa transitivité. Le mystère est ainsi avant toutdans ce qui se passe ainsi: dans une réceptivité quidonne lieu à une activité, ou à une spontanéité,

voire dans une réceptivité qui est en même tempsune spontanéité. Le magnétisme répond à la détermination d'une « spontanéité réceptive », telIe queHeidegger, après L'être et le temps, la tirera deKant grâce à la violence de l'interprétation. Il

répond donc à la détermination de la finitude. Sepourrait-il que la finitude soit l'enjeu de l'herme-neia? et se pourrait-il qu'elle le soit dès Platon?

Ion serait-il le premier nom de l'être-là fini ? Pourfinir, on n'échappera pas à ces questions. Maispoursuivons la lecture.

Les poètes sont donc les premiers magnétisés.Ils ne sont pas dans leur bon sens, dès qu'ils sontentrés « dans l'harmonie et dans le rythme »

43. Mais cette expression n'a pas de sens pour Platon _pas plus, quoique pour d'autres raisons, que pour la sciencemoderne du magnétisme.

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(534 al. Ils sont pareils aux Corybantes ou auxBacchantes. Eux-mêmes le disent, quand ils secomparent à des abeilles butinant dans les jardinsdes Muses.

Et ils disent vrai : c'est chose légère que lepoète, ailée, sacrée, et hors d'état de poieinavant d'être enthousiaste... (534 hl.

On mesure ce qu'engage la manière ordinaire deciter, c'est-à-dire d'interpréter : « le poète estchose légère » est loin d'être tout uniment et sim-plement un jugement méprisant ou méfiant dePlaton. C'est aussi, et d'abord, ce que le poète lui·même dit". Et il dit ainsi le vrai - le vrai, cettechose toute simple que Socrate lui-même dit en

tant qu'homme simple. Le poète dit le vrai sur cequi est plus ou autre que la simple vérité, sur uneespèce de « sophia ». Du moins le philosophe est-illà pour dire que le poète dit vrai sur lui-même.Mais si cette « vérification » du dire du poète necontenait rien d'autre que sa conversion en jugement critique, à quoi servirait donc toute l'analysedans laquelle elle est prise, et dont, on va le voir,l'essentiel n'est pas encore développé? En réalité,il s'agit bien ici d'une vérité autre, que la philosophie annonce et se laisse annoncer à la fois.

« Chose légère, ailée, sacrée» : la citation-inter·prétation ordinaire a tout ensemble tort et raison

44. Toute la part faite, bien entendu, de l'ironie dansl'interprétation par Platon du dire des poètes. Mais l'ironie,il est temps de le comprendre (puisque Hegel l'avait com-pris) n'est pas autre chose que le rapport du même au

même.

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de ne retenir que la première épithète. Car c'estle « léger» qui explique le « sacré », et non l'inverse. Le « sacré » (ou le « saint ») est la choselégère, flottante, aérienne, qui n'obéit jlu 'aubonheur ou à la chance de la rencontre . Lachance, c'est ce qui peut mettre hors de soi- dans l'autre, en-theos -, en délire. La chancelégère est la logique de l'être-hors-de-soi : com-ment serait-on hors de soi par science, calcul etvolonté? Il y faut la passivité, une sainte passivitéqui donne prise à la force magnétique. La légè-reté du poète est faite de cette passivité, sensibleaux souffles et aux parfums du jardin des Muses.C'est aux hasards ou aux grâces de ces « jardinsou vallons» qu'ils doivent de trouver le miel qu'ilsnous apportent. Ils ne font pas le miel, ils le reçoivent, et la spontanéité poiétique ne consiste pas àfabriquer ou à créer (ce pour quoi il faudrait une

4.'5. Aérienne est aussi la voix sonore, véhicule de l'herme-ne;1l pour Aristote. De l'âme, toc. cit. - Il ne sera question,dans tout ce qui suit, que de la voix, jamais de l'&riture.Sans doute, les poèmes d'Homère sont &tits, mais ils nevalent pas comme ce texte a\ interpréter qui forme toujours,depuis Sch1eiermacher jusqu'à Gadamer, la condit ion ded6part de J'herm61eutique. Avec cette condition est en effet

po.s6e qudque chose comme une opacité du rate, que l'interP ~ t e doit ~ u c i d e r ou traverser. La p e n ~ contemporainede l'&rirure et du texte (Blanchot, Barthes, Derrida) considtte sous ces mots, ace rompre. ce qui s'annonce ici , sous lesCSptte5 de la « voix ... Ce qui veut dire au moins ceci

(avant d'autres analyses qu'il faudrait faire) : la voix d'untexte est ce qui de lui est toujours parfaitement « clair » ence que cela u donne sans souci de la transcription d'un sens.Tout texte comme tel, jusqu'au plus h e r m ~ t i q u e ou au pluspo6tique, poss«le d'abord cette parfaite c c l a r t ~ », quin'est pas visuelle (signifiante), mais c sonore », c aérienne .Jc herméneutique • .

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/

techné), mais à « nous apporter» ce qu'ils recueillent. C'est un don - et c'est le don de ce qui leurfut donné par les Muses. La légèreté et la saintetéde la chance sont aussi celles du don. (En revanche, ce n'est pas un hasard si ce qui vaut ainsi detous les poètes nous est présenté ici à propos desmelopoioi (qu'on traduit par « poètes lyriques»),dont les vers ou les chants - melé - font assonnance avec le miel - meli - et avec les abeilles - melittai. Ce n'est pas un hasard si Platonfait le poète.)Poiein (qui ne veut donc, ici, pas dire « faire »)

est le privilège de cet état de possession, à égalitéou à équivalence avec chresmodein, « chanter desoracles ». Chrèsmos, l'oracle au sens de la réponsedonnée par les dieux, n'est rien d'autre que le

« faire savoir » (chraô), porter à la connaissance etdéclarer. C'est une autre et semblable façon dedonner ce qui fut d'abord reçu des dieux. L'oraculaire, le divinatoire, le poétique et l'herméneutique entretiennent des liens étroits. Avant tout,ils partagent l ' « être hors de soi, hors de sonsens » (ekphrôn) qui est la condition absolue dela « création » poétique ". Le poète ne doit plusposséder son esprit, pour pouvoir donner ce qui

lui est donné. L'abs9Ôce de techné (et d'épistémé)correspond donc ;( l'absence de capacité propre.Une techné propre met en mesure de faire, deproduire, de fabriquer - et par la suite d'échan-

46. Sur le délire mantique et Je délire en générnl chezPlaton, cf. Luc Brisson, « Du bon usage du d ~ ~ w . e m . e n t •in Divination et rationalitl, collectif, Seuil, 1969. li faudrait~ a 1 e m . e n t rapporter il ce motif celui de la c divination •h e r m ~ n e u t i q u e chez SchIeiermacher (d. Harnacher, op. cit.).

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ger ses produits -, mais non de recevoir, ni dedonner le don reçu. Ce n'est pas en propre quele poète est poète, c'est dans la mesure, elle-mêmesans mesure, d'une dépossession et d'une dépropriation. C'est dans la mesure où le poiein luimême lui est donné. Il faut qu'il n'ait rien enpropre - et que tout d'abord il ne se possède paslui-même - pour que « la Muse » le « pousse »ou l' « excite» (ormaô) à poiein, et à poiein dansun genre déterminé (dithyrambe, épopée, iambes,etc.), qui est le seul dans lequel, de ce fait, lepoète puisse exceller.Dans son principe, par conséquent, l'emporte

ment enthousiaste ne correspond pas seulement àl'élévation et à la possession divines des paroles dupoète. L'enthousiasme est nécessaire pour entrer

dans un genre, que la Muse impose. Il n'y a pasde don de la poésie en général (et peut-être n'ya-t-il jamais de don « en général », ni de possession« en général » : l'un et l'autre ne se conçoiventque particuliers). Il y a donc un partage, unedifférence originaire des genres ou des voix poétiques - et peut-être, en sous-main, un partage desgenres poétique et pbilosopruque. Il n'y a pas depoésie générale, et quant à la poiétique générale

dont on a par principe admis l'existence, elle res-tera introuvable : mais c'est ici bien sûr qu'elles'expose. Il n'y a que des voix singulières, contrastées, et l'enthousiasme est avant tout l'entréedans une telle singularité.Tel est le « partage divin » (theia moira, 534 c ;

l'expression reviendra plusieurs fois) selon lequela lieu la communication de la « force divine ».Cette force se communique différenciée, et ce n'est

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qu'à travers ces différences que nous, « les auditeurs », pouvons percevoir le caractère divin despoèmes : ce ne sont pas en effet les poètes quiparlent, mais « le dieu lui-même est le parlant »(0 theos autos esti 0 legôn). Lorsqu'il s'agissait desavoir 0 t i legei un poète, il s'agissait donc de

savoir0

ti legei le dieu. Ainsi le dieu«

se faitentendre» par les poètes: phthengetai, il résonne,il parle, au sens sonore et articulé du terme.

Si c'est alors que les poètes en viennent à êtredésignés comme les herméneutes du divin - cequi engage l'identification avec les rhapsodes - ,c'est que l'hermeneia poétique (la première, donc),bien loin de consister à comprendre un logos desdieux (au contraire, précise ailleurs Platon, « lamantique et l'herméneutique en général sait ce qui

est dit mais ne sait pas si c'est vrai 47 »), consistedans l'énonciation sonore d'un tel logos. L'herme-neia est la voix du divin. Et cette voix est toutd'abord, principiellement (mais cela ne fait pas un

principe, c'est seulement donné ainsi), voix partagée, différence de voix singulières. Autrementdit, il n'y a pas une voix du divin, ni peut-être devoix du divin en général : car ces « poèmesdivins » sont dits dans la langue ou dans les lan

gues des hommes. Mais la voix, pour le divin, c'est/le partage et la différence. Cette différence est-elleelle-même divine ou humaine? La question n'estpas posée. Cette différence est l'articulation dudivin sur et dans l'humain. L'homme qu'est lepoète y est hors de soi, mais le divin aussi y esthors de soi: dans le partage des voix. (Aussi doit-

47. Epinomis, 975c.

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on se demander si ce que communique la Muse,si ce que donne la force magnétique esr en finde compre autre chose que cela même: l'être-horsde-soi, comme la seule « forme» er le seul « sens»du logos divin.)

En tant que « le dieu est le parlant », il parleet résonne lui-même en genres singuliers, et lasingularité est divine. Mais cette divinité exige lespoètes. Pas plus qu'il n 'a une seule voix, le divinne parle pas directement. Mais la voix plurielleet indirecte est sa voix, et non une transcription,une traduction ou une interprétation.

Que la voix plurielle et humaine soit la voixmême du divin, c'est ce qui fait de la theia moiraà la fois le partage qui échoit à chaque poète- son destin (Moira) de poète, de ce poète-ci -,

et le destin du divin lui-même. Le divin, c'est cequi se donne, ce qui se partage en voix et enhermeneiai. Le divin est essentiellement partagé,donné, communiqué et partagé: c'est ce que signi-fie l' « en-thousiasme" ». En ce sens, le divin, oule dieu même, c'est l'enthousiasme. Et peut-êtrefaut-il aller jusqu'à dire: le divin, c'est qu'il y aitainsi don et partage des voix. L'hermeneia est l'articulation et l'annonce de ce partage.

:.

48. Cf. Pic de la Mirandole : « Le propre de la bonté(divine) est de se départir. » (<< Traité de l'imagination », inPobie n° 20, 1982) - Au passage, Socrate mentionne untrès mauvais poète qui a néanmoins composé un péan admirable : nulle ironie ici, mais toute une « théorie » de lachance du partage poétique.

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Or le rhapsode est à son tour hermeneus despoètes. Il est donc hermeneus d'hermeneus(535 a). La « chaine» se constitue. La dunamistheia et la theia moira se communiquent à l'anneau suivant : le rhapsode est lui aussi inspiré,enthousiaste, et destiné à l' « interprétation »d'un poète singulier. (I l n'est même pas le rhapsode d'un seul genre, mais d 'un seul poète : les« genres » n'ont donc pas de véritable existencetant qu'ils ne sont pas « interprétés » par la voixsingulière d'un poète.) La bizarrerie du talent deIon reçoit son principe d'explication. Mais le but

de l'opération n'est que partiellement dans cetteexplication - qui justifierait assez mal l'entreprise du dialogue, et qui par ailleurs laisserait supposer quelque chose comme une passivité crois

sante dans cette transmission d'hermeneia (aprèstout, le rhapsode ne crée pas les poèmes, et lepoète ne crée pas le logos divin), et comme unedégradation. C'est bien sur l'idée de cette dégradation que repose le commentaire classique sdon

lequel Platon « remonte » du rhapsode au poète.Mais Platon ne remonte pas, il « descend » belet bien la série des anneaux. Nulle part n'est évoquée une dégradation de la force magnétique le

long de la série (qui a été dite pouvoir être « trèslongue »). L'important est ce qui se passe danscette « descente ».

D'une part, la force divine se transmet intacte- mais justement elle se transmet, et c'est avecle deuxième anneau qu'elle manifeste pleinementcette propriété. La transmission exige la pluralitédes anneaux (le suivant sera nous, le public). Sila force magnétique vaut avant tout par sa transi-

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tivité, elle implique comme essentielle la succes-

sion, et donc la diHérence des anneaux. Au partagedes voix répond, comme sur un axe petpendiculaire, le partage des instances herméneutiques. Demême qu'il n 'y a pas une voix divine, il n'y a pasune hermeneia. Mais il y a hermeneia d'hermeneia.

Cela signifie peut-être qu'une « spontanéité réceptive » s'adresse nécessairement, essentiellement, àune autre réceptivité, à qui elle communique saspontanéité. L'hermeneia ne donne pas seulementvoix et résonance à un logos : elle adresse cettevoix, elle la destine - à un public (à « nous lesauditeurs », comme le répète le texte) - mais ellene la destine à ce public que pour reproduire enlui ce qui l 'a destinée. Sinon, pourquoi destinerait-elle et se destinerait-elle?

Mais cela suppose, d'autre part, que lerhapsode ne reproduise pas simplement, ne répercute pas de manière seconde et dérivée l'herme-neia du poète, et que l'hermeneia rhapsodiquejoue également un rôle, disons « positif », dans latransmission du logos divin. Tel est bien le cas

- et il faut en conclure que le rhapsode est ici

le représentant d'une problématique singulièrement complexe de la mimesis : il semblerait qu'il

doive copier, reproduire le poème (ou le poète?ce serait déjà une première forme de la complexitéen question). En un sens, il ne fait rien d'autre.Mais, ce faisant, il le représente, ou il l'interprète,c'est-à-dire qu'il en fait l'hermeneia. L'hermeneiaest une mimesis...

La mimesis herméneutique forme sans doutele trait déterminant, que la problématique du« cercle herméneutique » implique de toute néces-

70

sité (comme une mimesis du sens, ou de l'auteur ,ou de l'œuvre elle-même), mais ne considère pasen tant que tel. (Le cercle, comme cercle, est au

contraire à la fois la position et l'annulation de la

question de la mimesis.) L'hermeneia est mimesis,mais une mimesis active, créatrice ou re-créatrice,ou encore elle est une création mimétique, maiseffectuée par une mimesis qui procède de la

methexis ", de la participation elle-même due à lacommunication de l'enthousiasme - à moins quela mimesis ne soit la condition de cette participation. (Quoi qu'il en soit, la « participation ausens » dont se réclame le cercle herméneutique estde nature mimétique: c'est ce que le cercle dissi

mule).Cette mimesis particulière serait donc à situer

par rapport aux deux genres de mimesis que considère, de manière générale, Platon, et dont R. Brague donne une caractérisation suggestive en lesdésignant comme la mimesis qui opère « p r a t i ~ u e ment » et celle qui opère «poiétiquement ».Dans la première, l'imitant se conforme à unmodèle, dans la seconde, il produit, hors de lui,une copie du modèle. Pareille à la mimesis dutemps, analysée par Brague, la mimesis du

rhapsode combinerait les deux. - Il n'est du restepas certain qu'il ne faille pas se demander, malgréet avec Platon, si la combinaison des deux n'estpas inévitable dans tous les cas de mimesis .

49. On sait comment Uvy.Bruhl reprenait ce couple determes platoniciens dans sa dernière conception de la« m e n l a l i l ~ primitive. (d . ses Carnets, PUF, 1949).

50. Du t emp s chez Platon et Aristote, PUF, 1982, p. 60.

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peut-on se conformer sans produire cette conformation comme une œuvre, peut-on, en copiant parune œuvre, ne pas se conformer à quelque chosedu modèle? ... - Quoi qu' il en soit, la distinctionest formulée en d'autres termes par le Sophiste(267 a : ou bien le phantasma est fait au moyen

d'organ6n, ou bien celui qui le fait se prête luimême comme organon), et c'est la mimesis « parsoi-même » qui pourra donner la bonne ou« savante » mimesis. De ce type est celle de Ion:pour lui comme pour le sophis te et pour le philosophe, il s'agit d'imiter, sinon la personne physique d'Homère, du moins « son schème et sa voix »

de poète. Et c'est bien une mimesis « savante », dont la science reste sans doute insaisissable,mais ni plus ni moins que celle qui est requise,

dans le Sophiste, pour la mimesis philosophique ".

51. Toute la p r o b l ~ m a t i q u e de la ventriloquie dans leSophiste (d . Dote 29), c'est-à-dire celle d'une « authenti·c i t ~ ,. qui consiste p _ r & i ~ m e n t dans une mimesis, convientdonc au rhapsode. En outre, le ventriloque du Sophiste,Euryclée, est un devin, un « interprète ,. lui aussi.Par ailleurs, la différence des deux mimes;s apparaît dans

les deux traitements successifs que la Rlpublique i.n.fligea la poésie. Une brève explication d'ensemble s'impose quantaux rapports du Ion avec ce double traitement. Que Platon,

au moment de la Ripub/ique, ait m o d i 6 ~ son att itude pourdes raisons politiques (consid&ation qui serait parallèle àcdle que propose H. Arendt pour la théorie des Idées, in

Qu'tl/-ce que l'autorité?) ou que les deux attitudes enversla poésie coexistent - œlle du Ion étant justement protégéepar l'ironie -, il reste qu' il faut autant tenir compte de ceque le Ion (mais aussi, et autrement, le P h ~ d r e ) expose quede ce que la République condamne. Ne trouve-t-on pas dansceJle-ci, au surplus, l'aveu d 'une tendresse et d'un respectpour Homère (595bc) ? Sans doute cet aveu ne fait que préluder Il. la crit ique de l'ignorance où est H o m ~ r e des chosesdont il parle, ignorance que voilent « les prestiges de la

72

Comment se présente la mimesis de Ion? Celuici reconnaît sans peine qu'i l est dans l'enthousiasme lorsqu'il interprète Homère, lorsqu'il ledéclame et qu'il « parle bien ses paroles » (eu eipèsepè, 535 bl. Qu'il s'agisse d'Ulysse ou d'Achillebondissants, d'Hécube ou de Priam dans le

mesure, du rythme et de l'harmonie ,., puis, Il. propos de latragédie dont Homère est dit le père, à la critique des émotions éprouvées avec plaisir au spectacle de l'affliction. Entout cela, les correspondances avec Ion sont évidentes - etpermettent aussi de lire Ion dans la perspective de la Rlpu-

blique. Mais celle-ci ne traite de la IXJésie que commemimesis, et comme mimesis 4( poiétique )to et non « praxique »

(je vais préciser ce point). EUe ne dit mot de l'hermeneia.Dans le livre X, la poésie est visée comme un Jaire (pédagogique, instructif, politique) dangereux pour le Jaire philosophique de ou dans la cité. Cela n'exclut en rien sa considé

ration comme hermeneia, comme4(

praxis»miméti'lue, etcomme séduction : au reste, l' attrait mensonger qui ui est

reproché n'ex.clut pas le rappel de son charme intrinsèque,contre lequel rien ne serait Il. objecter si elle pouvait sejustifier moralement et politiquement (607cd). - La condamnation de la poésie a en revanche d'abord été prononcée,aux livres II et III, sous les esp«:es de la m;mesis « praxique » de la diction du poète et de l'imitation de l'acteur(et accessoirement du rhapsode). Mais cet te condamnationétait alors avant tout condamnation des mauvais objets del'imitation (je néglige ici la distinction des modes d'imitationpoétique, qui n'appartient pas directement Il. mon propos,bien qu'eUe enferme la question du dialogue lui-même).

Elle aboutirait à renvoyer le pœte tout « en lui rendanthommage comme 1 un être s a ~ , merveilleux, ravissant »

(3980), triple épithète qui fait évidemment écho à celle duIon. Au total, la situation est donc très c o m p l e x ~ l et lacondamnation (qui a lieu à deux reprises très eJoignécsl'une de l'autre p e u t ~ t r e pour cet te raison) laisse chaquefois échapper, comme involontairement, quelque chose oùon peut retrouver exactement la position h e r m ~ n e u t i q u e dela poésie dans Ion (lequel n'en contient pas moins en germeles critiques de la République, si on se laisse prendre au p i ~ g eauquel Ion se laisse prendre : de considérer les textes poétiques comme des textes techniques et pédagogiques).

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malheur, son âme croit y être : il s'identifie, il

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pleure ou il tressaille avec ses personnages. Le

schéma du Paradoxe sur le comédien esr là, com-pler. Car quelques lignes plus loin, Ion expliquecomment, pendant sa déclamation enthousiaste, ilobserve « du haut de son estrade» les spectateurs,pour surveiller les effets qu'il produit, car son

salaire dépend de son succès. Il est donc capablede « participer » et de se tenir à distance enmême temps, et cette singulière capacité de dédoublement procède elle-même de l'absence de capacité propre, d'art ou de technique propre quicaractérise Ion ".

C'est dans l'enthousiasme de Ion que l'enthousiasme d'Homère est interprété, mis en scène et

donné non seulement à entendre, mais à voir.

(L'hermeneia est toujours en même temps scéni-que.) L'enthousiasme est communiqué aux spec-tateurs, qui éprouvent avec Ion les émotions oules passions des héros homériques. Ainsi le spec-tateur est-il le dernier anneau de la « chaîne ». Le

« rhapsode et acteur » est quant à lui « l'anneaudu milieu ». C'est bien cette position médiane quirend compte du choix de Ion comme interlocuteuret COmme objet du dialogue : le rhapsode incarneen somme la transitivité même, voire le transit de

52. Suri Je Paradoxe de Diderot analysé du point de vuede la mimesis, d. Ph. Lacoue-Labarthe, « Diderot, Je para.doxe ct la mimesis )10, in Poétique, n° 43, 1980. _ Pour être

précis, il faut rappeler que le rhapsode et l'acteur (de comédie ou de trag6iie) SOnt bien techniquement distincts(d . Ripubfique 395s), mais qu'Us n'en appartiennent pasmoins ensemble à la mimesis spectaculaire, et au « cortègequi suit les poètes : rhapsodes, acteurs, choreutes, entrepre.ncurs de théâtre •.

74

l'enthousiasme, le passage de la communication,qu'il faut entendre à la fois au sens de la communication magnétique et au sens de la communication du logos divin. Ce qui se communique ainsi- ce qui se délivre, s'annonce et se donne à

imiter ou à participer - c'est, avec l'enthousiasme, l'hermeneia elle-même. Le spectateur, pour

finir, devient lui-même herméneute - et l'étatherméneutique, réciproquement, est un'état d'enthousiasme.

1.

Ion, cependant, n'accepte pas le délire - la

mania - qui lui est ainsi attribué. Socrate vadevoir procéder à une seconde démonstration.Dans le fond, celle-ci répétera l'argument majeur :chaque techné a un domaine propre, tandis quel'hermeneia n'en a pas, elle n 'a que la « propriété»

singulière et passive de se laisser communiquerle magnétisme d'un poète, d'une voix singulière.

Pour convaincre Ion, Socrate lui fait récirer desvers d'Homère où il est question d 'une techné .-

celle du cocher, celle du médecin, celle du pécheur.Dans chaque cas, c'est au spécialiste de cettetechné de dire si Homère en parle bien. Ion doiten convenir. Il n'évente pas la ruse de Socrate, quiconsiste à lui faire identifier son hermeneia avecun commentaire technique, ou avec une espèced'expertise des contenus techniques de la poésiehomérique. Ion ne sait pas, en effet, ce qu'estl'hermeneia, il peut la confondre avec la glose

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d'un traité hippologique ou médical : il prouve mantique (divination) dont il a glissé très tôt le

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par là qu'il ne sait pas non plus ce qu'est l'her-meneia dont il est l'herméneute, c'est-à-dite lapoésie. Non pas au sens où un Ion moderne pourrait répliquer à Socrate qu'il ne s'agit pas, enpoésie, de contenus, mais d'une belle forme. C'estprécisément ce que Ion ne répond pas, et ce que

Platon ne cherche pas non plus à induire (bienque, une analyse précise pourrait le montrer, sontexte contienne aussi, à l'état d'ébauche ou en filigrane, les éléments pour une telle distinction, pourcette distinction qui, bien plus tard, distribueramassivement la « forme» dans la littérature et le« contenu » dans la philosophie). Ion ignore ce

qu'il en est de la poésie au sens où celle-ci estl'hermeneia du logos divin, c'est-à-dite au sens où

la « poésie » est moins une sorte de spécialité littéraire (précisément, il n'y a pas ici de « spécialités »), que le nom générique de ce que le divinfait (poiei) en faisant des enthousiastes, c'est-à-ditedes herméneutes. La poésie - qui ne se limitepeut-être pas à la « poésie », et dont Platon, ensous-main, est sans doute en train de montrer àson lecteur (à son herméneute) que la philosophienon seulement en détient la clef, mais en faitpartie, et, par ce double motif, y excelle -, lapoésie est le « faire» de l'hermeneia, le « faire»

du partage, de la destination, de la mimesis et del'annonce du logos divin.

Socrate prouve immédiatement qu'il s'y entend,lui, en retournant la situation : il feint d'êtredevenu celui qu'on interroge. C'est-à-dire, lerhapsode. Et il se fait interroger sur des passagesd'Homère concernant une autre techné : cette

76

nom dans l'entretien, et qui participe au mêmeégarement que l'art oraculaire et que l'herméneu

tique ".Présenté avec une insistance qui ne trompe pas,

ce retournement des rôles débouche sur unedémonstration dont l'ironie échappe complètement

à Ion. Socrate cite deux passages de visions divinatoires, qui tous les deux pourraient être appliqués à Ion lui-même : le premier, où le devinvoit des figures en larmes sur les visages des prétendants qui rient, rappelle la posture dédoubléede Ion qui s'est décrit lui-même en train de riresous cape tandis qu'il joue les pleurs et qu'il faitpleurer; le second, qui concerne les présages de

la défaite d'un vainqueur, annonce à Ion (lequel,

on se le rappelle, revient vainqueur d'un concours)sa défaite que le philosophe est en train deconsommer. Ion n'y entend rien, il n'a pas l'her-meneia ironico-philosophique. La mise-en-abymeet l'ironie vont de pair avec la maltrise philosophique : Socrate jouant le rhapsode interprète àpropos du rhapsode les divinations mises en scènepar le poète exclusif du rhapsode. l i y a là, ducoup, interprétation: il faut savoir pour comprendre, c'est-à-dite qu'il faut croire à l 'intention dePlaton pour déchiffrer son texte.

53. Outre tes ~ f é r < n c e s déjl donn&:s, ccJle-ci : dans lePolitique 290c, les devins sont dits les herméneutes des dieuxauprès des hommes; et en 26Od, quatre exemples sontd o n n ~ s de l'idée d'un art directif qui ne soit pas auto-directif (comme l'art royal) : ce sont l'art de l'herméneute,du chef des rameurs, du devin, du hUaut. Tous les quatreannoncent. proclament ou mettent en seme qudque chosequ'ils n'ont pas d&idé d'cux·mêmes.

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logos, d'autre part une interprétation (une décla

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tion, qui très évidemment est celle de la maîtrisede l'hermeneia, celle d'une interprétation maîtrisant l 'hermeneia par une mimesis « savante » durhapsode (il s'agit donc aussi de maîtriser l'en

thousiasme... ).La fin du dialogue, qui est proche, forcera Ion

à accepter la thèse de Socrate, à avouer qu'il nepossède pas de techné, et qu'il est un « hommedivin », éloge sous lequd le philosophe lui signifie son congé. Et pourtant, la situation n'est pastout à fait aussi simple. Car ce que le philosophemaltrise ainsi n'est qu'une dénomination de lanature immaîtrisable de l'herméneute. Maîtriserl'immaîtrisable, je l'ai déjà dit, fait l'enjeu et lejeu le plus savant du philosophe. Pas de piège

spéculatif mieux monté que le discours assignantla place maîtresse à l'immaîtrisable. Pour le construire, cependant, il aura fallu mettre en scène,prendre des rôles, interpréter le rhapsode et réciter Homère, dédoubler le philosophe, interpréterla philosophie. Il aura fallu écrire, choisir un genre(un genre de mimesis), composer le dialogue.L'hermeneia du dialogue déborde irrésistiblementla maîtrise que le dialogue pense et présente, et

qui est la maîtrise du procédé herméneutique. Lamise en scène ou la déclamation du discours forment assurément la pure spéculation du discours_ du logos - sur la mise en scène et sur la déclamation. Mais ce logos ne met rien d'autre en scèneque ceci : le logos lui-même (le logos divin, ou lelogos absolument, ou la divinité du logos) ne sefai t entendre que mis en scène, déclamé, herméneutisé. Plus encore : il n'y a pas d'une part le

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mation), mais « le dieu parle » dans l'interprétation. Aussi le discours sur « l'interprétation» nepeut-il être lui-même, déjà, qu'une « interprétation » du logos. Mais il ne s'agit pas ainsi d 'une« interprétation d'interprétation» comme l'entendun nietzschéisme moderne. Il s'agit de ceci, que le

logos s'interprète, et qu'il n'est ou ne fait logosque dans l'hermeneia, voire comme hermeneia.Ainsi, seule une rhapsodie philosophique permerune philosophie de la rhapsodie. Ici finir, inéluctablement, au lieu même où elle s'instaure, unecertaine maltrise.

Ion est contraint de se reconnaître « divin »,parce qu'il doit avouer qu'il ne peut assumeraucun rôle technique, bien qu' il tente de le faire

en s'attribuant, parmi les rôles passés en revue,la compétence du stratège, ce qui déchalne laverve de Socrate, avant qu'il ne finisse par traiterIon de « Protée ». Protée n'est pas un autre rôle,c'est l 'interprète de tous les rôles, c'est le patrondes herméneutes. (Or Protée, dans la légende,joint à son don de transformation mimétique undon de divination, de voyance et d'oracle.) En lenommant, Socrate ne nomme rien d'autre que latheia moira, selon laquelle se communique la theia

dunamis, le partage et la diJIérence des rôles et

des voix dans lesquels se communique le logos. Ledia-logue n'est peut-être qu'un autre nom de latheia moira, c'est-à-dire de l'hermeneia, ce dialogue dans lequd Platon lui-même est le Protée,tour à tour Socrate et Ion, tour à tour Ion etHomère, tour à tour Homère e t Platon. Ce partage, cette dia-logie ne se laisse pas saisir - et la

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maîtrise de Socrate n 'est en un sens rien de plus, « propre» de l'hermeneia, c'est la différence des

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si on peut dire, que la maîtrise de cet aveu ...Du reste, il se pourrait que l'épisode final du

rhapsode comme stratège ait encore à être interprété autrement que comme une prétention comi-que de Ion à la plus haute fonction technique.Ion se reconnaît en effet dans l 'art du stratège à

propos de ce que celui-ci doit dire à ses soldatspour les exhorter. Il ne se reconnaît donc pas dans« l'art militaire» comme tel, que Socrate lui glisseensuite, mais dans la faculté de tenir un discoursapproprié, non pas en tant que discours technique,mais en tant qu'adresse, encouragement, exhortation, en tant que parole ayant à communiquerquelque chose comme de l'enthousiasme. Cetteidentification est en somme une identification de

l'herméneutique à la parénétique (le discours deconseil, d'exhortation). Et elle vient conclure ledernier épisode du dialogue au sujet des technaimises en scène chez Homère. Socrate a demandéà Ion de lui citer des passages sur la techné durhapsode. Ion a répondu qu'il faudrait citer toutHomère, et il a précisé qu'il entendait par là nonpas, une fois de plus, les divers contenus techniques, mais « le langage qui convient à l'hommeou à la femme, à l'esclave ou à l'homme libre, ausubalterne ou au chef ». La techné introuvablede l'herméneute concerne donc la convenance desdiscours, non leur compétence. Elle concerne laconvenance de l'énonciation, et cette convenanceest par essence multiple, partagée selon les rôles.La techné introuvable aura été trouvée - dans cequi n'est aucune techné, dans le partage des voix,de leurs énonciations et de leurs adresses. Le

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propriétés singulières des voix.

.'.En matière de partage des voix, il n'y a pas

à s'y connaître. Pour s'y connaître, il faudrait êtreen deçà ou au-delà de ce partage. Socrate n'y estpas plus que Ion. Platon, peut-être, essaie de feindre qu'il y est, et qu'il s'y connalt. Mais il separtage lui-même, pour le dire, entre Ion etSocrate. « Platon » s'interprète, se met en scène,Platon est l'herméneute de Platon, mais Platon lui

même n'est que la différence des voix de ses personnages, et la différence générale - générale ettoujours singulière - de chaque voix au logos.Selon cette différence, le logos n'est pas une

voix. Mais il n 'est pas non plus, par conséquent,une voix silencieuse. Il s'articule à l'écart e t dusilence et de la voix. Il articule « avant » toutevoix le partage des voix, sur le mode d'une expression d'avant l'expression, dans la position de

l'Auslegung«

antérieure»

à l'Ausdrücklichkeit.Dans cette Auslegung, ou dans cette hermeneia,on n 'a pas seulement à faire au ais du « en tantque tel étant », mais aussi à un autre ais: celui del' « en tant que telle ou telle voix ». Non seulement l 'étant est toujours compris tel ou tel, maisla voix de cette compréhension est toujours-déjàtelle ou telle, épique ou lyrique, poétique ou philo

sophique, etc.

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Le logos n'est pas une phoné sémantiké, il n 'est pré-position, car c'est le partage qui fait le don.

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pas une voix douée de signification, il n 'est pasun sens, et ne saurait être « interprété ». Il faiten revanche l'articulation d'avant les voix, danslaquelle pourtant les voix s'articulent déjà, et separtagent. Il fait la structure à la fois « anticipatrice » et partagée de la voix en général". « La »voix, toujours plurielle, fait le partage, la theiamoira du logos: son destin et sa destination dansl'exécution, dans l'interprétation singulière de cha-que voix. « Hermès porte l 'annonce du destin »disait l'Entretien : il faut ajouter que le destinn 'est rien d 'autre que l'annonce, et le partage del'annonce du logos. Ce qu'on a nommé le « logocentrisme », dont la nature est ici confirmée parun « théo-Iogo-centrisme », s'avère en même

temps voué au plus puissant des décentrements, àune division destinale (fatale) du logos lui-même.L'hermeneia est la theia moira du logos. Elle

n'est ni la compréhension, ni la pré-compréhensiond'un sens - et si elle est « participation au sens »,

c'est en ce sens seulement où le sens ne pré-existe pas, et n 'advient pas non plus à la fin, maisoù le sens est ce partage du logos. (Nous sommesle sens, dans le partage de nos voix.) C'est-à-dire

que le sens«est

»le don de soi dans le partage- ce don qui n 'est pas une pté-donation, ni une

54. Structure d'écriture, par conséquent, selon le conceptderridjen du mot. En ce sens, le partage dialogué des voixne rambIc pas ft la tradition qui, de Schleiennacher à Gacla-mer, assigne ft l'herméneutique le lieu privilégié du dialoguecomme échange vivant et plein des voix p ~ s e n t e s (d. Harna-cher, op. cit., p. 118-119). li s'agit ici d' « interpréter »cette traetitioD, de la traduite, de la trahir, de la trans-porter.

82

Que le sens est donné, cela signifie aussi bien qu'ilest abandonné au partage, à la loi herméneutiquede la différence des voix, et qu'il n'est pas undonné, antérieur et extérieur à nos voix et à nosdéclamations.

Le sens se donne, il s'abandonne. Il n 'y a peut

être pas d'autre sens du sens que cette générosité,où il ne se pose ni ne se retient; lui répondant,la générosité de l'herméneute est le seul sens del'herméneutique.

C'est à parrir de là qu'il faut désormais com-prendre l'ouverrure herméneutique de la questionde l'être, et sa figure circulaire. Si nous nousmouvons toujours déjà « dans la compréhensionordinaire de l'être », ce n'est pas que nous ayons

de manière ordinaire - ni extraordinaire! - lesens de l'être, ni un sens de l'être, ni du sens pourl'être. C'esr que nous sommes, nous existons dansle partage des voix, et que ce partage fait ce quenous sommes : nous le donne, nous le partage,nous l'annonce. « Etre » déjà dans la compréhension de l'être n'est pas être déjà dans la circulationni dans la circularité du sens: c'est « être », et

c'est être abandonné à ce partage, et à sa difficile

communauté, où l'être est ce que nous nousannonçons les uns aux autres. A moins que l 'êtrene soit que nous nous annonçons les uns auxautres, en une « longue chaine » poétique, magné-tique et rhapsodique.

.'.83

L'herméneutique est un don: interprétée dans Qu'est-ce que l'unicité et la singularité d'une

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tous ses sens, et au-delà, cette proposition fait« l'annonce» du Ion. Rien d'autre n'est annoncéque le don, et le don est l'annonce elle-même.« Annonce » voudra dire ici qu'il ne s'agit nitout à fait d'une thèse philosophique sur l'herméneutique, ni tout à fait de l'assomption d'une pure

énigme originelle. Entre les deux, tout autrement,l'annonce herméneutique du don n'est qu'unedifférence de voix, la voix en tant que différente,et partagée. « Heidegger» mimant « Platon» etréinscrivant son dialogue dans son entretien nefait pas autre chose que laisser à nouveau se partager la voix herméneutique, entre des voix, desrôles, des scènes et des dialogues. Il fait dialoguerdes dialogues, et cela ne fait plus ce qu'on entend

par un « dialogue », ni par une « mise-en-abyme »,mais cela fait une proximité de l'écartement même,un dia-logue comme partage du logos. Heideggern'interprète nullement Platon: il le laisse être sonherméneute. Ils annoncent la même chose, ils fontla même hermeneia : que le logos est un partage,notre partage, ce qui ne nous rassemble qu'à nouspartager. Ce partage est aussi celui de la philosophie et de la poésie, mais il ne leur assigne pas de

place ni de sens. Protée peut prendre tous lesrôles, dans la philosophie et dans la poésie. Il

peut aussi brouiller les rôles, ne plus permettrede les départager. Mais ce ne peut pas être pouraboutir à une identité monologique. La voix dechacun est singulière, qui dit la même annonceque la voix de l'autre. Et pour chaque Ion, il n'ya qu'un Homère. - Le don, c'est la singularitéde ma voix, de la tienne, et de notre dialogue.

84

voix? Qu'est-ce que cette formation ou conformation qui n'a rien d'un « universel particulier»de modèle hégélien, mais qui exécute (interprète)au contraire ce partage dans lequel, originellement,tout universel dispara1t ? Quelle est cette syncopede l'universel dans le partage des voix? L'inter-

prétation de l'universel est sa partition en voixsingulières, sur des scènes singulières, infinimentproches et infiniment isolées les unes des autres.Aucun sens ne s'y origine ni ne s'y achève, maisune annonce toujours autre s'y délivre : celle del'autre, justement. Non pas d'un grand Autre quitiendrait l'origine du Discours-de-l'autre en général, mais l'annonce de ce que l'autre est autre(jamais « en général », et toujours dans la singu

larité), et de ce q ~ ' i l n'est pas de parole qui ne secommunique de cette altérité et dans cette altérité,chaque fois singulière et finie.

Dans l'Entretien, comme on l'avait déjàannoncé, l'autre qu'il s'agit de « comprendre » faitretour, après avoir disparu de la problématiqueherméneutique dans L'être et le temps. Il faitmême retour sous le signe de sa tradition herméneutique, avec la citation de Schleiermacher. Mais

cet autre n'est plJs un autre anthropologique.Il

ne renvoie plus à la subjectivité, voire à la psychologie du « comprendre ». Cet autre - qui est leJaponais, mais aussi « Celui qui demande », quiest Platon, mais aussi bien « Hermès » -, cetautre n'est pas l'autre homme, l'interlocuteur d'undialogue. Mais il n'est ras non plus autre c h o s ~ ,ni quelqu'Un d'autre. 1 est, dans l'autre de toutdialogue, cela qui le fait autre, e t qui n'est pas

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humain, qui n'est pas son identité humaine, La finitude de l'autre est sans doute dans sa

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compréhensible et compréhensive. Il est cet autrede l'autre qui jamais ne revient au même, et parqui seulement s'installe la possibilité, la nécessitéeC l'impossibilité du dialogue. (Heidegger ademandé ailleurs : « Le dialogue est-il nécessairement une dialectique et quand? », et il répondait

de la même manière que dans l'Entretien au sujetdu dialogue de Platon : « Laissons la questionouverte". »)

55. Qu'est-.ee que la philosopme l, Gallimard, 1957,p. 35. - Il faudrait pousser plus avant encore la rechercheau sujet du dialogue chez Heidegger : son motif est présent,de façon discrète mais insistante, dans Le chemin vers la parole(le dernier des textes qui composent Acheminement vers ta

parole , op. cit). Il détermine en particulier, selon un para-doxe soigneusement calculé, l'assignation de la parole (de laSprache) comme « monologue ~ . dans la mesure où ce« monologue », en opposition au Monologue de Novalisqui « représente dialectiquement la parole à partir de lasubjectivité », corresJX>nd au fait que « la parole seuleparle. Et elle parle solitairement. Pourtant, ne peut êtresolitaire que ce qui n'est pas seul; pas seul, c'est-à-direpas séparé, isolé, sans aucun rapport » (p. 254). Unpeu plus loin, Heidegger cite le « nous sommes un dialogue (Gespriich) » de HeHderlin. C'est à peu près l'aboutissement du texte. Or, en son début, ce texte a dû lui aussipasser par un « cercle » : l e cercle de la pensée de la parolecomme information qui « se voit contrainte de penser l'infor·

mation comme parole».

C'est en somme, cette fois, le cerclede l'herméneutique de la Sprache elle-même. Et là encore,le cercle aura é té à la fois reconnu « inévitable » et dérangé,débordé ou ouvert, par ceci que sa circularité est « gouvernéedepuis la parole même, par un mouvement qui est en ell e ».

Mais ce mouvement ne se détermine pas à partir du cercle.Il relève de l'entrelacement (Geflecht) dont « le cercle estun cas particulier )po (phrase manquante dans la trad. fse,p. 229). (Cf. quelques ~ a r q u e s de Derrida sur le Geflechtin « Le retrait de ]a métaphore », Poésie, n° 7, 1978, p. 113) .Le Gesprâch implique un Ge-flecht, ou est pris dans le Geflecht. Peut-être faudrait·il dire que Je Geflecht est ce qui

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singularité et dans sa délimitation, de Japonais, dePlaton, ou de Heidegger. Mais elle n'est pas ainsisa « finité » (selon le terme proposé par Biraultpour qualifier le fini de la métaphysique) : elle neconsiste pas dans une liruitation (sensible, empirique, individuelle, comme on voudra) quise pose

rait sur fond d'infini et dans un rapport imminentde sublimation ou de relève dans cet infini. Lafinitude de l'autre tient à ce que son altérité n 'enfinit pas, précisément, d'être autre, qu'elle se dif-fère incessamment ou qu'elle diffère son identité.Autrui ne s'identifie pas comme l'autre. En revanche, il s'annonce, ou il est annoncé. Infinimentaltéré, et infiniment annoncé, l'autre met fin sanscesse à l'identification et à l ' a s ~ m p t i o n du rapport

en compréhension achevée. - Dans l'Entretiend'un philosophe chrétien avec un philosophe chi-nois de Malebranche, le philosophe chinois, pourfinir, se trouvait identifié à la pensée de son interlocuteur, qu' il pensait sans le savoir, sans que lavérité lui en eût été révélée (il faisait l 'objet d'uneinterprétation). Il n 'est pas certain que le Japonais de Heidegger ne subisse pas la même violenceidentificatoire, tout comme Ion en face de Socrate,ni que ce ne soit pas là une règle du « dialogue»philosophique. Mais l'Entretien avoue aussi quepeut-être aucun « dialogue » n'est « l'entretien de

donne le régime ou la nature du Ge du Gespriich : c'est-à-difeun « collectif )po (c'est ]a nature ordinaire du Ge·), mais avec lafonction d'un entre- (entrelacement, entretien), et finalement d'un dia- qui ne dialectise pas, mais qui partage. Cequi nous entrelace nous partage, ce qui nous partage nousentrelace.

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la parole », ou plutôt que cela ne se laisse pas ment en fonction d'une adresse à l'autre (au non

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assigner ni identifier. Il indique la finitude dudialogue, c'est.à·dire, encore une fois, non pas lestatu t limité de tous les dialogues effectifs, surfond d'un dialogue infini, mais ceci que l'essencedu dia·logue est dans l'altéraùon infinie de l'autre,et dans ce qui met fin sans fin à la fin du dialogue.

A chaque fois qu'il est mis fin, l'annonce se renou·velle. L'annonce -l'hermeneia - arùcu1e la fini·tude, celle des genres, celle des langues, celle desinterlocuteurs. Une fois de plus : le logos est unpartage, il est notre partage, en tant qu'il est celuidu « divin », il partage ce que nous veut dire.Dans la singularité des voix et des annonces s'ins·crit la finitude du logos partagé. L'hermeneia estl'annonce de l'autre à l'autre, et elle l'est dans la

mesure où l'autre ne peut être signifié, ni présenté,mais seulement annoncé. L'annonce est aussi lemode de la présence propre à l'autre. Ainsi l'her-meneia est l'annonce de la finitude à la finitude :sa partiùon est infinie.

Cette partiùon est celle du dialogue, dans toutela portée du mot, qui n'est pas seulement litté·raire, mais éthique, sociale et poliùque. Plusencore : la question du dialogue n'est une desquesùons - voire la question - littéraires de laphilosophie, c'est-à-dire la quesùon de sa Darstel-lung, de l'exposition de la pensée (ou du logos),que parce que dans cette question il est questionde « comprendre le discours d'un autre ». Si laphilosophie se pose la question de sa présenta.tion (et si l'âge de l'herméneutique coïncide avecl'âge de la spéculation sur la Darstellung), et ellese la pose depuis sa naissance, ce n'est pas seule·

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philosophe), c'est que son affaire est d'emblée unealtérité du discours : l'autre discours, ou l'autredu discours, la poésie, ou le logos divin. Dans laquestion du dialogue, il est question à la fois del 'interprétaùon et de ce que nous nommons la« communication" ». Toute pensée de l'interpré

tation est pour finir une pensée de la communication.

Mais aussi longtemps que l'une et l 'autre sontcomprises sur le mode « herméneuùque », c'est-àdire sur le mode du cercle qui présuppose la propriété d'un sens, c'est-à-dire qui pré·approprie,fondamentalement, l'interprète au sens (et le sensà l'interprète), tout en pré-appropriant l 'un à l'au·tre les partenaires du dialogue, la pensée ne touche

pas encore, même de loin, au partage des voix - e tle cercle herméneuùque ne peut donner lieu qu'àun autre cercle, ou à une dérobade, éthique et poliùque. Le partage (le dialogue) y est compriscomme une nécessité provisoire, que celle·ci soit

56. Ce n'est pas un hasard si, à la suite de la traditiondéjà rappelée (et qui, sur son versant théologique, supposequelque chose comme un dialogue avec Dieu, ce qui est biendifférent de la « d i v i n i t ~ '" du dia.logue), l'herméneutique de

Gadamer culmine dans une théorie générale du dialogue commevérité, et si elle peut ainsi se rencontrer, théoriquement et

poli tiquement, avec la vision « communicationnel1e » deJ. Habermas. De même que l'interprétation est penséecomme la réappropriation d'un sens, la communication estalors pensée comme l'appropriation - au moins utopique d'un consensus raisonnable.. , Beaucoup plus proches de cequi est ici en question seraient la pensée de la « commu·nieation chez Bataille, et. même si le rapprochement peutsurprendre, celle de l'échange politique de la parole chezH, Arendt. Il faudra y revenir ailleurs.t # ~ l E S@?,::-

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heureuse ou malheureuse, qu'elle soit enrichisse

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ment ou achoppement de la communauté des interlocuteurs. A l'horizon demeure une communion,perdue ou à venir, dans le sens. Mais ce qu'est lacommunion, en vérité, n'est en jeu que dans lacommunication. Ce n'est pas un horizon, ni unefin, ni une essence. Elle est faite du partage, elle

comprend le partage infiniment fini de l'autre àl'autre, de toi à moi, de nous à nous. Et elle estcomprise par lui. La communauté reste à penserselon le partage du logos. Cela ne peut sûrementpas faire un nouveau fondement de la communauté. Mais cela indique peut-être une tâche inédite à l'égard de la communauté: ni sa réunion, nisa division, ni son assomption, ni sa dispersion,mais son partage. Le temps est peut-être venu de

renoncer à toute logique fondatrice ou téléologiquede la communauté, de renoncer à interpréternotre être-ensemble, pour comprendre en revancheque cet être-ensemble n'est, pour autant qu'il est,que l'être-partagé du « logos divin ». Nous com-

muniquons dans ce partage et nous nous annonçons ce partage, « depuis que nous sommes undialogue et que nous nous entendons les uns lesautres » (Holderlin).

avril-mai 1982.

ACHEVÉ n'IMPRIMER EN SEPTEMBRE 1982SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE COR-BIÈRE ET JUGAIN, A ALENçoN (ORNE).

DÉPÔT LÉGAL: SEPTEMBRE 1982N°- ÉDITION : 246