mystique de la matiÈre - lettre-de-la … · de rationaliser son écriture au profit non d’une...

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38 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002 D ans son essai La Folie du Calife, Marc Le Bot entame ainsi sa réflexion : Un conte arabe dit, d’un Calife, qu’il fit danser une femme de son hare m devant lui et ordonna qu’elle se dépouille de ses vêtements pendant la danse. Il la voulut plus nue encore. Il lui fit arracher la peau. Le conte ne dit pas qu’il ait fait arracher les muscles, les nerfs, les os, comme d’autres voiles cachant une nudité plus intime. L’eût-il fait, qu’aurait-il trouvé outre un magma de chair et de sang ? Quelle serait dans un corps l’ultime parcelle où il serait nuement lui-même ? 1 En déshabillant, dépeçant, voire dé- c h a rnant la danseuse, que recherche le Calife ? Le tréfonds de la beauté de la danseuse, sa vérité ? En cherchant à comprendre le beau, ne crée-t-il pas ce qu’il est coutume de penser comme laid ? Son acte, violent et amoureux, ne relève-t-il pas de la plus grande violation : violer le corps non plus seulement comme pour assouvir un plaisir éphémère, mais pour mieux se l’approprier ? En dépeçant le corps d’autrui, n’atteint-on pas, à l’image de l’indien qui scalpe sa victime, l’âme même ? Francis Ponge comparait Jean Fautrier à un Indien – ce n’était peut- être pas si innocent. En 1943, lorsque le peintre commence sa série des Otages, Fautrier émet un cri, impuis- sant. Il interroge le sujet – des otages fusillés, devant chez lui, par les Allemands – il questionne sa propre émotion : il suffoque, il s’insurge. Sans doute a-t-il peur aussi. Comme pour exorciser son angoisse et sa rage, selon les termes de Paulhan, les otages de Fautrier vont devenir son obsession : bruits obsédants – hurle- ments allemands, plaintes des vic- times, tir des fusils, corps qui s’affa- lent, enfin, dans un dernier râle, bottes qui s’éloignent, d’un pas feu- tré sur la mousse de la forêt de Châtenay-Malabry… Le son se trans- forme en image, et bientôt les gros plans s’accumulent. Fautrier montre l’indicible : des faces meurtries, ano- nymes mais souffrantes, donc humaines, des chairs éclatées au sang séché, déjà. Il nous offre un sujet par l’essentiel de la peinture, par son essence. Les Otages du peintre sont réduits à leur plus simple expression, l’expression que peut donner la peinture : matière rappe- lant la chair meurtrie, couleurs sombres des plaies flétries, couleurs claires de l’herbe dans laquelle ils sont tombés, traits incisifs des « yeux orbites », béance sourdant de la matière de la bouche… L’essentiel plastique est présent, répondant à l’essentiel du thème. 1. Marc Le Bot, La Folie du Calife, Paris, P.O.L., 2001, p. 7. MYSTIQUE DE LA MATIÈRE Francis Ponge face aux Otages de Fautrier

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38 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

D ans son essai La Folie duCalife, Marc Le Bot entameainsi sa réflexion :

Un conte arabe dit, d’un Calife, qu’ilfit danser une femme de son hare mdevant lui et ordonna qu’elle sedépouille de ses vêtements pendant ladanse. Il la voulut plus nue encore. Illui fit arracher la peau. Le conte ne ditpas qu’il ait fait arracher les muscles,les nerfs, les os, comme d’autres voilescachant une nudité plus intime.L’eût-il fait, qu’aurait-il trouvé outre unmagma de chair et de sang ? Q u e l l eserait dans un corps l’ultime parc e l l eoù il serait nuement lui-même ?1

En déshabillant, dépeçant, voire dé-c h a rnant la danseuse, que re c h e rc h e leCalife ? Le tréfonds de la beauté de ladanseuse, sa vérité ? En cherchant àcomprendre le beau, ne crée-t-il pasce qu’il est coutume de pensercomme laid ? Son acte, violent etamoureux, ne relève-t-il pas de la plus

grande violation : violer le corps nonplus seulement comme pour assouvirun plaisir éphémère, mais pour mieuxse l’approprier ? En dépeçant le corpsd’autrui, n’atteint-on pas, à l’imagede l’indien qui scalpe sa victime,l’âme même ?

Francis Ponge comparait JeanFautrier à un Indien – ce n’était peut-être pas si innocent. En 1943, lorsquele peintre commence sa série desOtages, Fautrier émet un cri, impuis-sant. Il interroge le sujet – des otagesfusillés, devant chez lui, par lesAllemands – il questionne sa propreémotion : il suffoque, il s’insurge.Sans doute a-t-il peur aussi. Commepour exorciser son angoisse et sarage, selon les termes de Paulhan, lesotages de Fautrier vont devenir sonobsession : bruits obsédants – hurle-ments allemands, plaintes des vic-times, tir des fusils, corps qui s’affa-

lent, enfin, dans un dernier râle,bottes qui s’éloignent, d’un pas feu-tré sur la mousse de la forêt deChâtenay-Malabry… Le son se trans-forme en image, et bientôt les grosplans s’accumulent. Fautrier montrel’indicible : des faces meurtries, ano-nymes mais souffrantes, donchumaines, des chairs éclatées ausang séché, déjà. Il nous offre unsujet par l’essentiel de la peinture,par son essence. Les Otages d upeintre sont réduits à leur plus simplee x p ression, l’expression que peutdonner la peinture : matière rappe-lant la chair meurtrie, couleurssombres des plaies flétries, couleursclaires de l’herbe dans laquelle ilssont tombés, traits incisifs des « yeuxo r b i t e s », béance sourdant de lamatière de la bouche… L’essentielplastique est présent, répondant àl’essentiel du thème.

1. Marc Le Bot, La Folie du Calife, Paris, P.O.L., 2001, p. 7.

MYSTIQUE DE LA MATIÈREFrancis Ponge face aux Otages de Fautrier

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L’horreur est là, face à nous, témoi-gnage de la Barbarie ordinaire 2 d’uneépoque. Le spectateur, à l’instar dup e i n t re, devient lui-même voyeur,malgré lui. Fautrier, par l’utilisation depetits formats de toiles, lui montre,comme en secret, l’homme endécomposition, lui montre l’humanitédevenant entrelacs de matières nauséa-bondes. Mais au fond que pro p o s e-t-on au « regardeur » ? Morceaux dechair ou morceau de peinture ?E x e rcice de style ou dénonciationhistorique ? L’œuvre est-elle belle oumorbide, déplacée, gênante, ob-s c ène ? N’y a-t-il pas là, comme le ditMalraux, quelque chose de forcé, uneviolence faite à la conscience col-l e c t i v e de 1945, « Et la pre m i è ret e n t a t i v e pour décharner la douleur

contemporaine jusqu’à trouver sesidéogrammes pathétiques –, jusqu’àla faire pénétrer de force, dès aujour-d’hui, dans le monde de l’éternel »3 ?En dépeçant ses Otages, en exécu-tant des faces meurtries, en grosplan, Fautrier, à l’instar du Calife,s’est approprié ces hommes sansidentité, il s’est approprié leur souf-france et, en nous les présentant, ilforce notre propre espace et nousdonne non plus seulement à voirmais à intégrer cette souffrance.

Fautrier nous a donné à voir. Ponges’efforce de le dire. Dire ce qui nepeut l’être – « l’idée intolérable de lat o rt u re de l’homme par l’hommem ê m e »4 – et dire ce qui se suffit à soi-même – la peinture – : « Nous l’avons

dit : il serait vain de tenter d’exprimerpar le langage, par les adjectifs, ce queFautrier a exprimé par sa peinture . […]Ce que Fautrier a exprimé par sapeinture ne peut être exprimé autre-ment ». Dans ce premier texte qu’ilécrit sur l’art i s t e5, le poète va s’eff o rc e rde rationaliser son écriture au profitnon d’une description savante del ’ œ u v re du peintre mais d’uneréflexion approfondie de son sujet. Ilcrée un terrain d’attente commun etsemble ainsi former son « pacte delecture ». En interrogeant la matièrede Fautrier et son sujet, Francis Pongetente de cerner la question desOtages de façon exhaustive, il répondau peintre en disséquant lui-même,en écho, les problèmes que posel’objet de cette peinture.

2. En référence au titre de Jean Clair au sujet du peintre Anton Zoran Music : La Barbarie ordinaire, Music à Dachau, Paris, Gallimard, 2001, p. 1673. André Malraux, « Les Otages », préface à l’exposition de la Galerie René Drouin, Paris, 1945.4. Francis Ponge, « Note sur les Otages, peintures de Fautrier », [1945], in L’Atelier contemporain, Paris, Gallimard, [1977], 1995, p. 25. Et suivante, p. 32.5. 6 autres suivront dont les 5 premiers figurent dans L’Atelier contemporain, op. cit. (n° de pages en renvois) : « Paroles à propos des Nus de Fautrier » [1956] – pp. 137-

141, « Fautrier d’un seul bloc fougueusement équarri » [1959] – pp. 142-146, « À la gloire de Fautrier » [1959] – p. 199, « Nouvelles notes sur Fautrier crayonnées hâti-vement depuis sa mort » [1964] – pp. 252-265, « Fautrier Body and Soul » [1975] – pp. 353-357, « Nouvel hommage d’un frère cadet fas vel nefas à son immortel frèreaîné » [1980] in Le Nouveau Nouveau Recueil, III, Gallimard, 1992, pp. 127 à 129.

Jean Fautrier, Le Massacre, huile sur papier marouflé sur toile, 114 x 146 (1944). Coll. particulière. Droits réservés.

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L’écrivain reprend ce qui peut servird’univers de comparaison dans la miseen forme plastique non seulement dela mort mais aussi de la douleur. Ent o u rnant autour de ces lancinantesquestions de représentation, Ponge,subrepticement, emmène le lecteurvers ce qui relève non plus du ques-tionnement de la représentation maisvers l’obsédante question de la réalité :ces souffrances, ces morts. Partantdes Esclaves de Michel-Ange, qui, depar leur traitement, ne sont plus lareprésentation de l’horreur mais cellede la beauté6, Ponge se réfère à unmusée imaginaire commun. Ceci luipermet d’emmener le lecteur versune réflexion que ce dernier, fonda-mentalement, préférerait ne pasavoir : la mort, les causes de la mort,le silence des vivants (« nous vivonsen pleine sauvagerie. […] N’ensommes-nous pas complices ? »7).À l’image de Fautrier qui dissèquechacune des couches de son sujet,Ponge interroge chacune des raisonsde son objet. Vieillissement, maladie,accident, assassinat, la guerre (« leshorreurs de la guerre (voyez Goya,etc.) »), la mort pour une idée, oumême encore l’après-mort (« Quantà l’aventure du corps humain après lam o rt, elle est plutôt passée soussilence. Il n’y a guère de littérature,de peinture de la décomposition. Parc o n t re, le squelette est un objetesthétique bien admis, fort connu,fort utilisé. ») deviennent sujets deréflexion, d’attention, voire deconversation. Ponge met à distancesuffisante le sujet de Fautrier pour sel’accaparer comme objet de réflexionet de discours. Qu’en ressort-il ? Lamort devient de fait, apparemment,simple sujet. Non plus angoisse,horreur, ou motif rituel, la mort, à cestade, est, dans un même mouvementc i rc u l a i re et pervers, d’une cert a i n efaçon « d é s - o b s c é n i s é e » – en cesens qu’elle est devenue un thèmecomme un autre dont on peut étu-dier toutes les facettes – et le poète la« s u r- o b s c é n i s e » exactement pour

les mêmes raisons : en ne traitant lamort que comme un objet « esthé-tique ».Aux causes, l’écrivain ajoute le résultat.Il organise un charnier verbal où lamatière picturale se confond avec leschairs meurtries des fusillés :Ce n’est pas l’acte de la torture, ni lasouffrance dans la torture, qui sontdécrits ou évoqués. C’est le résultatde tout cela, c’est l’objet inerte oup a n t e l a n t : c’est le cadavre, le tro n ç o n ,le lambeau. Voilà le résultat horr i b l e,voilà le cadavre, le moignon, la facemeurtrie […] Offusquées [ces faces]par un atroce bro u i l l a rd roux desang, un brouillard poisseux commele sang.

Admettons pour l’instant que jusqu’ici,le texte de Ponge ne se pro p o s e quecomme une réponse, en écho, àl’œuvre de Fautrier. L’Otage est pein-ture et chair. Ou plus exactement ilétait chair, devenue peinture. La facemeurtrie, témoignage, est avant toutobjet esthétique, exercice de style. Ced e rn i e r, dans cette série, se développeet prend toute son envergure par lamatière. Amoureux de la matière,sensuel jusque dans la représentationde l’horreur, Fautrier va se faire led é m i u rge esthétisant de la chairdécomposée. Il y a là alliance de

l ’ h o rreur d’un sujet à la beautélyrique de son traitement.Pour autant, pouvons-nous, nousspectateurs, parler de sublime perver-sion ? « Ne sommes-nous pas gênéspar certains de ces roses et de cesverts presque tendres »8 qui serventla peinture d’un massacre ? FrancisPonge est lui-même « gêné » :Dans quelle mesure le sujet gêne-t-ill’artiste ? Dans quelle mesure un telsujet est-il gênant en tant que sujet ?Dans quelle mesure l’horreur et lab e a u t é (le charme, la suavité) s egênent-elles ?9

Loin de calfeutrer cette « gêne »10 lepoète va l’accentuer, la démultiplier,la perv e rt i r, l ’ o b s c é n i s e r p e u t - ê t re .Après s’être attaché au sujet, Pongeva s’attarder sur les moyens. Alors, enregard de ces martyrs anonymes vonta p p a r a î t re toutes les sécrétions,déjections et autres productions ducorps humain. L’homme du Parti prisdes Choses rend obscène l’esthétiquede Fautrier – c’est-à-dire principale-ment la matière. Il obscénise l’œuvrede Fautrier par les références qu’ilfait, par le champ sémantique qu’ilutilise. N’hésitons pas pour illustrernotre propos à citer ces quelqueslignes :Autre chose : Fautrier est un chat quifait dans la braise.Il a sa façon bien à lui d’être fauve.Une des façons les plus caractéris-tiques des fauves. Leur façon d’excré-ments : en mortier pâteux, adhésif. Etpar là-dessus, par l’application deleurs griffes sur la cendre, par un peude terre, un peu de cendres (puis ilsflairent), leur façon ainsi de recouvrirrituellement l’excrément.Tout se passe comme si Fautrier […]en était venu et demeuré dès lors àson côté excrément, manie des petitsou gros tas de mortier blanchâtre(à cause de la manie contractéed ’ e xpression du tube de couleurs,d’expulsion de la couleur hors dutube) – avec la nécessité de recouvrir,de cacher, de bénir ces excréments dequelques traits rapides de cendre et

6. « Celui qui regarde les Esclaves de Michel-Ange n’en reçoit pas une impression d’horreur mais, au contraire, de beauté », op. cit., p. 9.7. Francis Ponge, op. cit., p. 23. Et suivantes, p. 22, 21 et pp. 27-28.8. André Malraux, op. cit..9. Francis Ponge, op. cit., p. 14.10. Cette « gê(h)ne », aussi, comme Ponge lui-même nous incite à lire le terme (op. cit., p. 14). Référence qui appelle en abîme les sacrifiés de la vallée de Jérusalem et l’enfer.

Jean Fautrier, Tête d’Otage, n°5, huile sur papiermarouflé sur toile, 27 x 22 (1943). Coll. particulière.Droits réservés.

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de poussière. De recouvrir la couleur,la matière par un genre de dessinpour masquer cette trace. Pourenfouir sa trace. Qu’on perde la piste.Que l’odeur ne puisse plus trop seflairer. […]Qu’il me pardonne. S’il y a dans ceque je viens de dire un jugement devaleur, c’est la grande valeur de celaque cela veut dire : la valeur d’unetelle nécessité, d’une telle exigence,si peu reconnue esthétiquementjusqu’à lui, jusqu’à moi, pourtant siinéluctable.Et comment ne pas noter à ce proposcette confirmation que fournit ler a pprochement – comme il devait tôtou tard se produire – de Lord Auch etde Fautrier : Lord Auch défini, depuisl’Histoire de l’œil, comme celui quiconfond le sperme et l’urine, la pro-duction et la déjection ; F a u t r i e rcomme celui qui devant l’obligationde déposer une quantité considé-rable d’excréments, les recouvre, lesc a c h e (d’une patte adro i t e) d ’ u nglacis de significations variées.11

Tout se passe comme si, pourreprendre l’expression de Ponge, ce« glacis de significations variées »l’était d’autant plus que lui-même lesmultiplie et les modèle. Plusieursniveaux de lecture surdéterminent cepassage. Le premier, presque malsain encorequ’enfantin, mais en rien innocent,est ce plaisir anal avec lequel le poèterépète le terme excrément. Sept fois,si l’on ajoute les passages biffés. Sansissue de secours possible, le lecteurest donc littéralement noyé dans lesexcrétions de Fautrier, de Ponge ; ilne sait plus, il « perd » lui même « lapiste » de son sujet, de son objet.La seconde approche relèverait del’obscénité référentielle organisée parPonge : « le rapprochement […] de

Lord Auch et de Fautrier : Lord Auchdéfini depuis Histoire de l’œil […] ».Écrire un texte sur des martyrs deg u e rre, sur un crime contre l’humanité,et les rapprocher de ce qui n’est autrequ’un texte érotique de Bataille12 faitmontre d’une certaine provocation.Cette provocation est d’autant plusaccentuée lorsque l’on sait que l’au-teur lui-même décrit son récit commeayant « le sens le plus obscène »13.Lorsque l’on sait par ailleurs que c’estdurant cette même année 1945 quejustement, sous le pseudonyme deJean Perdu, Fautrier illustre un autretexte érotique de Pierre Angélique14,Madame Edwarda. Cette subversionlittéraire permet de rapprocher cesquelques passages de H i s t o i re del’œil du texte de Ponge sur Fautrier :« Il transforme en beauté l’horreurhumaine actuelle »15, « l’impressiond’horreur et de désespoir provoquéepar tant de chairs sanglantes, écœu-rantes en partie, en partie très belles,est à peu près équivalente à l’impres-sion que nous avons habituellement

en nous voyant. »16. Notons aussi :« les hosties, comme tu vois, ne sontautres que le sperme du Christ sousforme de petit gâteau blanc. Et quantau vin qu’on met dans le calice, lesecclésiastiques disent que c’est lesang du Christ, mais il est évidentqu’ils se trompent17. S’ils pensaientvraiment que c’est le sang, ilsemploieraient du vin rouge, maiscomme ils se servent uniquement devin blanc, ils montrent ainsi qu’aufond du cœur, ils savent bien quec’est l’urine »18. Cette mise en regardd’extraits de Bataille (que FrancisPonge doit avoir en mémoire) et depassages de « Note sur les Otages »nous amène directement au tro i s i è m eaxe de lecture qui procède, nousallons tenter de le démontre r, del’intégralité de cet essai.Ce dernier point de vue nous permetde nous interroger sur la valeur del’emploi de quelques term e s .Certains, à l’étymologie chargée desens religieux, sont associés à desmots, au contraire, à connotation tradi-tionnellement « i m p u re», « s a l e » ,« c a c h é e », « o b s c è n e »… Passonsles termes tels que « pardonner » ou« j u g e m e n t ». Notons simplementces deux phrases qui voient cette ren-contre improbable, au grand dam dela morale et du puritanisme de194519, de l’univers de la déjection etdu sacré : « leur façon de recouvrirrituellement l’excrément. », « avec lanécessité de recouvrir, de cacher, debénir ces excréments »20. Percevoircomment, à la fois subrepticement etostensiblement, Francis Ponge rap-proche l’esthétique des Otages d’uneesthétique du sacré, c’est aussi s’in-terroger sur la valeur du sacré aumilieu du siècle. Sentir combien il y aune imbrication du pur à l’impur dansce texte sur la matière de Fautrier,

11. Francis Ponge, op. cit., pp. 38-39. Lord Auch est un des pseudonymes utilisé par Georges Bataille.12. Histoire de l’œil est paru en 1928 avec huit lithographies d’André Masson. Une nouvelle version, illustrée par Hans Bellmer est éditée l’année du texte de Ponge sur

Fautrier en 1945. Ces deux versions viennent d’être rééditées en respectant la mise en page initiale. Les références que nous mentionnerons renvoient à cette édition :Georges Bataille, Histoire de l’œil [1928] et Madame Edwarda [1941], présentation de Marie-Magdeleine Lessana, Paris, Pauvert, 2001.

13. Georges Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 104.14. Autre pseudonyme de Bataille.15. Francis Ponge, op. cit., p. 14.16. Georges Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 9.17. Dans la version illustrée par Hans Bellmer (1945), le « ils se trompent » devient « Ils nous trompent » (op. cit., p. 102).18. Georges Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 85.19. Il faudrait nuancer ici : si l’on peut supposer que l’acheteur potentiel des œuvres de Fautrier (donc, ne nous voilons pas la face, celui qui, dans l’immédiat après-guer-

re, possède encore suffisamment d’argent pour s’offrir des œuvres d’art) risque d’être atteint dans sa morale conservatrice, par ailleurs, le lectorat de Confluences seveut « d’esprit libre » (texte d’ouverture du n°1 de Confluences, janvier-février 1945, signé « Confluences » – cité in Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, Paris, Fayard,1999, p. 65).

20. Francis Ponge, op. cit., p. 37. C’est nous qui soulignons.

Jean Fautrier, Tête d’Otage, n°16, huile sur papiermarouflé sur toile, 27 x 22 (1944). Coll. particulière.Droits réservés.

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c’est, aussi, déjà, saisir une parcellede l’esthétique de Ponge et deF a u t r i e r. Eprouver une gêne, uneoffuscation face aux anonymes deFautrier, face au texte de Ponge surcette humanité faite matière, c’estencore distinguer l’horreur même dusujet traité. Compre n d re combiencette matière picturale qui sourd de latoile se rapproche des bas-re l i e f smédiévaux représentant des Christ encroix, c’est commencer à adhérer audiscours pongien. Entendons-nous, notre propos n’estpas de transformer les Otages deFautrier en figures sacrées, mais biende démontrer en quoi Ponge, touten malaxant la « matière-peinture-e x c r é m e n t », fait des O t a g e s d eFautrier des figures mystiquescontemporaines et tend à créer une« émotion religieuse »21.Fautrier, dans cette série, s’est exclu-sivement attaché aux victimes – lesbourreaux sont absents, le crime, lesmobiles du crime sont supprimés auprofit du sujet :Et de même que les artistes duMoyen Age et de la Renaissance ontvraiment très peu peint les bourreauxdu Christ, et qu’on ne voit pas surleurs toiles figurer l’acte de la cruci-fixion […] et qu’ils ont au contrairebeaucoup, à chaque instant, à touteoccasion représenté le corps de lav i ctime, prenant celle-ci comme pré-texte à leurs études de nu, ceci sansdoute parce qu’ils considéraient lecorps du Christ comme l’homme parexcellence et qu’ainsi ils s’identi-fiaient tout naturellement à lui, demême […] Fautrier ne s’est pas sentile goût pour peindre le bourreau, nes’en est pas senti le cœur ni l’âme[…]. Tandis que la victime, la victime,ah ! je sais bien que j’aurais pu l’être,je m’en sens l’âme et le cœur.Mais la victime est anonyme, pasd’identification possible, a priori… etp o u rtant… Pourtant la perte d’identitépermet de glorifier dans le mêmetemps l’humanité, « l’homme anony-

m e » nous dit Ponge. En effet, le poètecompare ces « satellite[s] à face »,cette « tartine de camembert », ce« pétale de rose »22, à des « tableauxreligieux ». Dès lors, « le fusillé rem-place le crucifié. L’homme anonymeremplace le Christ des tableaux.Ailleurs ce sont les saintes faces, dontcertaines rappellent tant le linge deV é ronique (celle qui a pris l’empre i n t edu Christ) ».De Fautrier tentant d’exorciser lesbruits obsédants des bourreaux mar-tyrisant les victimes par une mise enimage de celles-ci, à Ponge qui tendà sacraliser la matière excrémentiellede l’horreur donnée à voir parFautrier, il y a là une forme d’esthé-tique que l’on retrouverait dans toutereprésentation figurale du XXe siècle. Dans deux chapitres distincts deL’Image corps, Paul Ardenne – e np renant comme point d’appui lareprésentation du corps dans sonintégralité (s’il n’est pas directementquestion de Nu dans la série desO t a g e s, nous compre n d rons cepen-dant combien les propos de l’historiend’art sur ce motif concordent avec lesgros plans de Fautrier et la lectureque Ponge nous propose) – expliquele processus mis en place ici parFautrier et dont Ponge a l’intuition :Autre légitimité du nu à décliner enlettres de majesté la gloire du corps,en Occident du moins : son essencemythologique, mythique même, lecorps nu que l’on y peint valant […]comme comparution (consciente ouinconsciente) de l’essence divine deJésus. Reconduction du geste deVéronique qui recueillit sur un linge,narre La Légende dorée de Jacquesde Voragine, l’empreinte corporelledu Crucifié, ce premier nu majeur 23,image de gloire entre toutes. […]S’effectue en lui [le nu] la synthèseentre d’une part, le corpus d’essencedivine, corps de Dieu dont la Genèsedit qu’il fournit modèle à celui del’homme, ou encore corps du Christ,et d’autre part le corps compris

comme enveloppe d’une chair trivialerenvoyée à sa nature platement orga-nique (ce corps, au physique, né interfaeces et urinam, accouché de lamatrice maternelle entre anus eturètre, organes de l’excrétion).24

Et Paul Ardenne, comme en écho àPonge écrit plus loin : « l’homme ducommun a remplacé le Fils ; tout unchacun en Occident, à l’ère de ladémocratie désacralisée est devenuun Christ. »Francis Ponge, en comparant l’œuvrede Fautrier aussi bien à des excrémentsqu’à la Sainte Face – dont les tracespeuvent être lues comme l’empreintedes sécrétions mortelles du Christ surle linge de Véronique – sublime laprovocation obscène en légitimant(essence mystique) et synthétisant(corps divin et corps matière) lesfaciès meurtris de Fautrier.Le peintre et le poète transcendentmatière et sujet, esthétisent d’unecertaine façon l’obscène de l’objetdécrit, d’une réalité vécue, de « l’idéeintolérable de la torture de l’hommepar l’homme même, du corps et duvisage humain défigurés par le fait del’homme même ». Ils y « oppose[nt]quelque chose. Il fallait, en constatantl ’ h o rreur la stigmatiser, l’étern i s e r. »2 5

c ’ e s t - à - d i re la faire pénétrer dans unmonde de mystique humaine :Nous voilà donc en face d’un sujetnouveau, d’une import a n c e (n é g a t i v e)telle qu’il peut en résulter une nouvellemythologie, une nouvelle religion, unenouvelle résolution humaine. C e t t ereligion n’est pas tout à fait celle dela liberté : c’est celle de l’humanité. C’est aussi une nouvelle humanitéque nous offrent Jean Fautrier etFrancis Ponge. Une humanité qui, aus o rtir de 1945, se doit d’êtreconsciente de son obscénité, de safragilité. Une humanité en quête detranscendance, en quête d’un nouvelesthétisme.

Charlotte THORAVAL

21. Id., p. 27. Et suivantes, pp. 29-30, p. 27, 22. Id., p. 41. Et suivantes, p. 29.23. Il semblerait que Paul Ardenne assimile ici le linge de Véronique (empreinte du visage) et le Saint Suaire (empreinte du corps du Christ). Son discours conserve cependant

toute sa valeur si l’on songe, par exemple, au dérivé de Véronique : vraie icône.24. Paul Ardenne, L’Image corps ; Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Regard, 2001, p. 24. Et suivante, p. 72.25. Francis Ponge, op. cit., p. 25. Et suivante, p. 30.