mort humaine… suprême séjour en Être

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Mort humaine… suprême Séjour en Être Recueil de textes, Fernand Couturier, Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, Québec, Décembre 2017, 224 pages.

Édité par la Fondation littéraire Fleur de Lys, organisme sans but lucratif, éditeur libraire québécois en ligne sur Internet. Adresse électronique : [email protected] Site Internet : http://manuscritdepot.com/ Tous droits réservés. Toute reproduction de ce livre, en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque moyen que ce soit, tant électro-nique que mécanique, et en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Disponible en version numérique et papier. ISBN 978-2-89612-543-2 © Copyright 2017 Fernand Couturier. En couverture : Garden at Arles / Flowering Garden with Path, juillet 1888, huile sur toile, Vincent Willem van Gogh, Source/Photographe : Institut culturel Google. Réf. Web : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/bAH2FVvaoEamtA Dépôt légal – 3ème trimestre 2017

Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada Imprimé à la demande au Québec.

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Du même auteur Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec Mots de Noël – Grâces à la clairière de l’être ! Quatrième édition augmentée Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule Deuxième édition augmentée Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté

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PRÉFACE

Nul humain n’échappe à la mort. La mort est le terme inéluctable de la vie individuelle ou personnelle. Souvent cette fin arrive assez normalement après une longue enfilade de jours et d’années. Mourir de vieillesse. Mais tantôt elle s’impose à un plus ou moins jeune âge en raison d’une incurable maladie difficile à supporter, ou comme séquelle d’un malheureux accident. Tantôt elle arrive, inattendue, dans une démentielle fusillade exécutée par un humain en proie à une quelconque aliénation mentale. Et encore est-elle semée tragiquement par des révolutions guerrières ou conflits provoqués par des soifs et abus de pouvoir de natures multiples, ou motivés par des croyances religieuses ou autres convictions idéologiques. Les humains meurent doucement, ino-pinément, brusquement, tragiquement et violemment. Et cela depuis toujours ou, comme on dit souvent, depuis que le monde est monde. Depuis la nuit des temps.

Toujours s’ensuivent des deuils pour ceux qui restent. Regrets, nostalgie et vide de l’absence. Des questions surgissent alors plus ou moins expressément : Dans quelle noirceur, à quel abîme les morts sont-ils plongés ou réduits? Ou bien seraient-ils plutôt introduits dans un autre type de vie? Dans un quelconque Au-delà lumineux diffusant le bonheur? Car l’humain, d’une manière ou d’une autre, est souvent imaginé ou conçu comme ayant une part de lui-même qui dure au-delà du trépas. Toujours les humains ont été habités par ce genre de sentiments ou de questions. La plupart du temps, semble-t-il, se profile une autre

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vie après la présente à laquelle la mort met fin. D’ailleurs, est-ce simplement pensable que la mort réduise à rien, à néant? Ou encore qu’elle marque la victoire définitive de la noirceur sur la lumière? Comment comprendre ce rien ou cette noirceur?

À cet égard, l’exemple lointain le plus parlant est sans doute Le livre des morts de l’Égypte ancienne. Genre de feuillet déposé près de la momie ou inséré sous ses ficelles. Ce livre selon certaines traditions a comme sous-titre : Livre pour sortir au jour. “Il s'agit de rouleaux de papyrus, recouverts de formules funéraires, placés à proximité de la momie ou contre celle-ci, dans les bandelettes. Ces différents exemplaires du Livre des Morts ne sont pas tous identiques, car le bénéficiaire choisit les formules qui lui conviennent, probablement en fonction de ce qu'il peut s'offrir car ces manuscrits représentent un investissement non négligeable. Certains peuvent donc être courts, alors que d'autres reproduisent l'ensemble, ou presque, du corpus” (Wikipedia). Éga-lement trouve-t-on dans des tombeaux anciens des équipements et de la nourriture permettant aux morts d’entreprendre cette tra-versée vers une autre lumière.

Au Québec, les dernières décennies du vingtième siècle ont été témoins d’un intérêt marqué pour la problématique de la mort et du deuil. Grosso modo on pourrait dire que l’expansion du mouvement des soins palliatifs en fut la cause ou l’occasion. Des soins médicaux et hospitaliers qui permettent d’entrer dans une fin de vie dignement et sans trop de douleurs. À cet égard, pensons à l’ouverture de la Maison Michel Sarrazin à Québec, et aux cellules médicales spécialisées dans quelques hôpitaux de Montréal vers la fin du siècle dernier. Et tout récemment, en 2015, l’Assemblée Nationale du Québec adopta la loi de l’Aide médicale à mourir, projet piloté magistralement par la ministre Véronique Yvon. Et encore, dernièrement, Le Devoir des 25 et 26 mars 2017 faisait état des intentions du Gouvernement actuel d’entamer les discussions nécessaires pour élargir L’aide médicale à mourir.

Alors l’actualité jamais dépassée du thème de la mort me suggère de rassembler quelques écrits datant des dernières années 1980. Ainsi la première partie du présent recueil rassemble des textes produits alors que j’occupais le poste de Directeur des Études interdisciplinaires sur la mort et le deuil, à l’UQUAM, de

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Préface

1986 à 1990. Mais plus précisément ces textes sont les principaux que j’ai eu l’occasion d’écrire en tant que fondateur (avec d’autres) et directeur de la revue Frontières, 1987-8 à 1990. Le premier numéro de cette revue date effectivement du printemps 1988. Il portait comme titre La mort au quotidien. Ce titre annonçait bien la sorte de préoccupations qui allaient donner le ton à la démarche de la Revue et indiquait le type de réflexion et de recherches dont elle allait s’alimenter. Aussi faut-il dire que c’est en tant qu’engagé profondément dans ce genre d’études que j’ai été invité à participer à différents colloques et congrès. La nature de ces participations sera indiquée dans une courte présentation de chacun de ces textes.

Tous ces textes reflètent le fond de la pensée qui inspirait de quelque manière mes activités en tant que professeur de philo-sophie allemande contemporaine à l’UQAM. Mais plus particu-lièrement alors adonné à la pensée de Martin Heidegger et aussi de Hans-Georg Gadamer. Être et humain, existence et être-dans-le-monde, être et commencement, mort et être, interprétation, vérité, sont autant de thèmes qui ont jalonné la démarche du philosophe-penseur de Freiburg im Breisgau (Martin Heidegger) à partir des années 1920 jusqu’à sa mort en 1976.

Alors les textes de la première partie de ce recueil s’ins-pirent philosophiquement surtout de la conception heideggérienne de l’existence comme essence de l’humain. L’essence de l’humain réside dans son existence, est-il dit dans L’être et le temps (Sein und Zeit). Livre publié en 1927 et qui annonçait une révolution par rapport à la pensée philosophique traditionnelle. En effet, jusque-là, à la suite d’une interprétation inadéquate d’une parole d’Aristote, on définissait l’humain comme un animal raisonnable. Son essence résidait dans l’animalité et la rationalité. Genre et différence spécifique. Cette définition répondait à la question de savoir en quoi se caractérisait essentiellement l’humain, en quoi consistait son essence ou manière fondamentale d’être. Et pour sa part l’existence disait tout simplement le fait d’être, le fait d’être effectivement à côté et parmi beaucoup d’autres choses données à l’expérience. Dans ce contexte, la formulation l’essence de l’humain réside dans son existence devenait tout à fait renver-sante et fut reçue comme un coup de tonnerre et son orage.

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Mais le beau temps revient sitôt qu’on s’applique à com-prendre ce que signifie le mot existence dans la définition heideggé-rienne de l’humain. D’abord ce mot ne veut dire rien d’abstrait. Il synthétise tout juste la description d’un phénomène. Et ce phénomène se caractérise plus expressément comme être-dans-le-monde-avec-les-autres (In-der-Welt-sein-mit-anderen). Dans cette définition de l’existence comme essence de l’humain les mots dans (in) et avec (mit) jouent un rôle essentiel. Ils n’évoquent plus des déterminations ou caractéristiques simplement aléatoires ou accidentelles selon l’idiome philosophique courant. Au contraire, il est de l’essence de l’humain d’être-dans (le monde i.e. tout l’envi-ronnement ou monde de la vie) et d’être-avec (les autres, i.e. les autres humains semblables). Puis l’humain, selon son être-dans et être-avec, fonctionne toujours en se projetant (Entwurf) dans quelque avancée. Et cela selon toutes les dimensions possibles de la vie. Dans toutes ces projections en avant on voit s’ouvrir un espace et un temps. L’ouverture d’une temporalité fondamentale. Ouverture qui s’étend jusqu’à la dernière possibilité d’être, à savoir la mort. D’où le fameux Sein zum Tode. C’est-à-dire l’être à la mort, jusqu’à la mort, pour la mort. (Cf. mon travail de doctorat, Monde et Être chez Heidegger, Presses de l’Université de Montréal, 1971, 584 pages)

C’est sur le fond de cette conception de l’existence humaine que sont écrits les textes de la première partie du présent recueil. Ils ratissent large : la mort au quotidien, l’éducation à la mort, mort et éthique, mort et soins palliatifs, euthanasie… Partout il y va d’un dépassement des approches anthropologiques tradition-nelles de l’humain. Et secousses sismiques majeures dans les fondements des principales théories philosophiques et théologi-ques occidentales.

La deuxième partie du recueil contient deux textes formulés alors que j’avais déjà pris ma retraite de professeur de philosophie à l’UQAM en 1993. Pendant ce temps je continue à m’intéresser à l’évolution de la pensée heideggérienne. Celle-ci se développe. Elle explicite, elle interprète ce que le livre : Être et Temps avait commencé de dire en 1927. De nombreux textes en témoignent. Heidegger tente d’expérimenter et de dire le plus expressément possible ce que signifie l’être. L’être auquel s’est intéressée la tradition philosophique occidentale tout au long de son parcours.

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Préface

L’être alors compris à partir de tout ce qui peut se présenter à l’expérience humaine, l’être compris comme la détermination la plus générale de tout ce donné. Mais il reste à savoir ce que signifie l’être en lui-même. L’être qui affleure en tout ce que nous disons, souvent très expressément dans une forme ou l’autre du verbe être lui-même, ou implicitement impliqué dans d’autres formula-tions; l’être qui est étroitement associé à toutes choses au point où celles-ci peuvent être expérimentées et dites comme en dépen-dance de lui, comme des étants, comme ce qui est là, donné, offert de quelque manière au regard ou à la pensée; l’être qui ainsi permet la présence; l’être qui aussi englobe, qui rassemble et tient ensemble, en univers; l’être comme ouverture primordiale; l’être comme horizon de la mort humaine. C’est, en gros, vers tout cela que va le penseur de Freiburg.

En témoignent, entre autres, deux livres majeurs parus en 1989 et en 2009 comme 65e et 71e tomes de l’édition complète allemande : Beiträge zur Philosophie ( Vom Ereignis), c’est-à-dire Contributions à la philosophie (De l’avènement), et Das Ereignis, c’est-à-dire L’avènement. Avènement qui dit l’être comme éclosion auto-générée du commencement. C’est dans cette veine que vont les deux textes de la deuxième partie du présent recueil. Ils veulent évoquer entre autres un déboucher majeur pour l’expérience de la mort humaine. La mort humaine comme participation cons-ciente à l’être, à l’être comme clairière du commencement, de l’originel commencement.

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DIVISION DU RECUEIL

PREMIÈRE PARTIE

Textes en rapport avec Études interdisciplinaires sur la mort et le deuil, et la revue Frontières.

DEUXIÈME PARTIE

La mort et le rien, 1997.

Mort humaine… suprême Séjour en Être, 2015.2017.

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PREMIÈRE PARTIE

La mort au fil de la vie

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((1)) Bioéthique et existence, 1988

Conférence de clôture pour le Dixième colloque interdisciplinaire sur la bioéthique.

Société de philosophie du Québec. 14, 15, 16 octobre 1988

Université Laval Tout au long de ce colloque sur la bioéthique on a parlé

des situations difficiles, voire tragiques, dans lesquelles se pratique souvent l'intervention médicale à laquelle participent médecins, infirmières et autres; on a dit comment ces situations mettent le sens moral à rude épreuve; on a pu voir que la raison est fermement interpellée et qu'elle sait accomplir des parcours fort longs et fort compliqués pour justifier ce qui doit ou ne doit pas être fait; on a pu constater aussi que plusieurs recherches significatives sont en cours actuellement dans ce domaine au Québec; on a pu observer également une détermination certaine, voire de l'enthousiasme, pour aborder ces questions difficiles entre toutes, mais aussi une certaine perplexité qui reste dans l'esprit après des performances pourtant remarquables de la raison analytique et discursive. Je risquerai de dire que les préoccupations, les questions et les ten-tatives de réponses présentées se situent en général à l'intérieur de ce qu'on pourrait appeler une conception anthropologiste de la bioéthique.

Je tenterai de parler de la bioéthique à partir de l'existence. Il s'agira de sujets fort simples qui veulent référer à l'expérience que chacun peut faire expressément de sa propre vie ou existence. L'enjeu est un élargissement de la conception de l'individu ou de la personne prégnante dans les propos entendus et l'ouverture d'une autre perspective pour les questions de la bioéthique.

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D'aucuns qui me connaissent se demandent pourquoi mon trajet professionnel a bien pu m'amener à quitter l'enseignement de la philosophie, du moins à ce qu'il semble, pour assumer la direction des Études interdisciplinaires sur la mort à l'UQAM. Est-ce là une commande du type de pensée que j'habite depuis plus d'un quart de siècle? J'en douterais fort. Je serais plutôt assez enclin à mettre cet apparent virage au compte d'un certain nombre de faits tous aussi non signifiants les uns que les autres pour la pensée elle-même. Toujours est-il que je vis, je pense et travaille présentement pour et avec ceux qui immédiatement et expressément acceptent d'être concernés par la mort des autres et leur propre mort. La mort... thème pertinent pour la bioéthique ? Ça dépend de la perspective ou de l'amplitude que cette bioéthique veut bien se donner.

Assumer la vie, c'est reconnaître la mort. S'adonner au travail, au plaisir, à l'amour, s'abandonner dans la foi, à l'espoir, sans la conscience vive de la finitude qui marque de fond en comble, d'un travers à l'autre, l'existence et l'activité humaines, est une illusion et un leurre peut-être dispensateurs de douceur, mais gros de déception et de désespoir. Aussi est-ce sous le signe de la limite ou de la fin, dont parle éloquemment la mort, qu'il apparaît convenable de clore ce colloque sur la bioéthique. La finitude est la véritable clôture de la bioéthique, la clôture de son champ quant à l'espace et au temps. Et point n'est besoin pour prendre les véritables dimensions de ce champ clos d'imaginer une limite qui marquerait un commencement dans le temps et un geste ou événement qui mettrait le point final. Et point n'est besoin, non plus, de connaître l'extension de la présence de la vie dans l'univers physique, ni la mesure de celui-ci. Non. La finitude se manifeste dans chaque présent de toute existence concrète en tant que cette existence se déploie dans un monde défini composé de choses particulières. La finitude ou la limite est le phénomène omniprésent par excellence. Le phénomène de partout et de tou-jours. Le champ de la bioéthique s'étale dans le temps propre de l'existence comme être au monde, dans cette ouverture temporale d'espace clos. Pré singulier où fleurit le paradoxe ! Ce paradoxe qui ramène le temps et l'espace, l'ouvert et la fermeture dans le même de l'existence humaine. Mais voyons de plus près.

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

Menaces à l'environnement : notre vie en jeu Au mois de juin dernier, plus d'un messager de nos médias

ont embouché la trompette apocalyptique. Vous vous souvenez sans doute de ses retentissements, par exemple, dans le journal Le Devoir, trois jours d'affilée :

"Des experts du monde entier s'attaquent à «l'effet de serre»", Le Devoir, 28/6/88.

"Pour les experts, l'effet de serre équivaut à l'apocalypse", Le Devoir, 29/6/88.

"Avis à la planète : il faut réduire les gaz de serre de 50%." Le Devoir, 30/6/88.

Voilà des titres de reportages sur La Conférence interna-

tionale sur la sécurité climatique du globe tenue à Toronto au début de l'été dernier. Un sérieux avertissement au monde. Ou encore plus récemment:

«Les BPC ne sont qu'une des 30 000 substances dange-reuses utilisées au Canada. Aussi, la catastrophe de Saint-Basile devrait-elle nous inciter à regarder autour de nous.»

Selon le docteur Paul Cappon, qui a présidé en juin dernier à Montréal le 8e congrès de l'Association internationale des mé-decins pour la prévention de la guerre nucléaire, la grande majorité des cancers sont attribuables aux habitudes de vie et à l'environ-nement.

«On réduirait de façon significative le nombre de décès attribuables au cancer si on soignait notre environnement», croit-il.

Or, des 30 000 substances dangereuses, seules 50 sont en train d'être évaluées quant à leur toxicité par Environnement Canada, dit-il. «Et parmi ces 50 substances, nous savons que cer-taines sont cancérigènes, mutagènes... On devrait en suspendre l'utilisation sur le champ.»

Il en va de même des aérosols selon le médecin, aérosols qui picorent la couche d'ozone nous protégeant des rayons du soleil. «Depuis trois ans qu'on en a la certitude, on aurait dû les bannir sur-le-champ.» (Le souligné est de nous)

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Vous voyez, il y va de la vie sur la planète... ou il y va de la vie de la planète. La première formulation laisse entendre, plus que la deuxième, qu'il y a de la vie ailleurs, que la vie d'ici n'est qu'un exemplaire de la vie ou que peut-être la vie vient de quelque façon d'un ailleurs à ici. Nous ne possédons pas de savoir certain à cet égard. Aussi bien les hypothèses et les croyances peuvent-elles abonder. Mais il serait peut-être sage de ne pas se rapporter prestement à une autre vie, à autre chose ou à quelqu'un d'autre, avec minuscule ou majuscule, pour apprécier justement notre vie, la vie donnée en phénomène. Il convient, semble-t-il, de considérer résolument, i.e. sans faux-fuyants, sans esquives l'équivalence des trois propositions : il y va de la vie sur la planète, il y va de la vie de la planète, il y va de notre vie. La vie de la planète ou sur la planète est notre vie. Et elle paraît en jeu.

Moment critique que celui-ci! Situation privilégiée pour prendre vivement conscience de la réalité de notre vie, de notre existence dans ce qu'elle est en vérité, i.e. telle qu'elle se manifeste dans sa totalité, sa plénitude. Approche de la situation limite où il peut devenir de plus en plus clair, pour la réflexion, (et non pas seulement pour le sens commun), que notre existence est une existence dans le monde, qu'elle ne peut pas sans violence être abstraite ou séparée de ce qu'on appelle maintenant l'environne-ment. C'est une évidence, dira-t-on. Soit ! Mais combien de fois ne nous sommes-nous pas rendus très tard ou même trop tard à des soi-disant évidences !

Bio-éthique et existence

Bioéthique et existence, c'est le titre que je donne à mon

propos. Car c'est de l'existence, à partir d'elle, que j'aimerais regarder les rapports qui vont de l'éthique à la vie ou de la vie à l'éthique.

De prime abord, dire «bioéthique», c'est, de nos jours, ren-voyer assez spontanément à une éthique, à un ensemble de pres-criptions dont on dispose ou dont on souhaiterait pouvoir disposer pour régler les interventions sur la vie, peut-être surtout les inter-ventions dans le domaine de la génétique humaine, mais aussi les interventions qui concernent la vie toute entière dans son trajet individualisé, de la fécondation à la mort. Des prescriptions qui

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

disent quoi faire et, surtout, quoi ne pas faire, qui déterminent ce qui est permis et qu'est-ce qu'il faut éviter.

Mais «bioéthique» peut aussi signifier, et pourra dorénavant de plus en plus signifier que la vie questionne l'éthique, la remet en question, ou au moins ce qui est communément appelé ainsi. On le voit, le rapport s'est renversé. Mais comment la vie peut-elle questionner l'éthique? Ne serait-ce pas un simple artifice de langage pour dire que la pensée devient particulièrement attentive à une situation nouvelle de la vie, à une situation qui la menace dans ce qu'on connaît d'elle maintenant? De sorte qu'il ne s'agirait pas, à la réflexion, d'un véritable changement de rapport. Au fond, on aurait toujours affaire à la même pensée normative qui tente de déterminer ce qu'il faut faire et ne pas faire avec la vie. Cependant, il peut y avoir un sens à dire que la vie interroge vraiment l'éthique. Et c'est dans la perspective où il peut apparaître que vie et éthique, bios et êthos, s'entre-appartiennent, se rejoignent dans le même et se retrouvent ainsi dans le domaine de la pensée fondamentale où doivent puiser toutes prescriptions, i.e. toutes prescriptions morales. Prescriptions morales qu'il serait peut-être, du reste, avantageux pour la pensée d'apprendre à distinguer de ce qui est éthique.

Le mot éthique

Que dit le mot éthique ? Il vient de hjos, êthos. Il semble

reconnu que les deux sens les plus originels de ce mot grec soient : 1. Demeure habituelle, gewohnter Ort des Wohnens, lieu habituel du demeurer, domicile (de l'homme et des animaux); 2. Puis, caractère, trait distinctif. Mais êthos signifie aussi, selon des dictionnaires : Habitude, Gewohnheit, mœurs, Sitte, usage, Brauch, institution. Ces derniers sens semblent dérivés et vien-draient du mot éthos qui veut précisément dire habitude, coutume, usage. Voici ce que dit Aristote dans l'Éthique à Eudème : "Puisque le caractère (êthos ), comme le signifie le mot, est ce qui reçoit son accroissement de l'habitude (éthos ) et que l'habitude apparaît sous l'influence de quelque chose de non-inné, à la suite de mou-vements d'un certain type,...) (II, 1220a,39-1220b-2). L'habitude vient renforcer, accroître ce qui est déjà là, le caractère, c'est-à-dire, en termes aristotéliciens, ce qui est déjà là en tant qu'inné. Ainsi

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peut-il sembler que le sens originel d'éthique ne se situerait pas du côté de l'habitude, mais plutôt de celui du trait distinctif, du caractère.

Il pourrait y avoir un semblable rapport de l'originel au dérivé dans les mots latins habitare et habitudo, dans les mots français demeurer et mœurs [mœurs et demeurer se rejoignent par le latin: mos, moris, et demorari. Mœurs : habitudes de vie, donc manières d'être. Demeurer : tarder, séjourner, habiter, donc aussi, mais au sens large, manière d'être].

Sans pour autant assujettir la pensée à l'étymologie, il peut être instructif pour une quête des fondements en bioéthique de regarder vers ce que l'usage a eu tendance à oublier ou à négliger dans l'éthique, de regarder du côté du séjour et de la demeure, ou du trait distinctif, lui-même perceptible dans la ma-nière d'être la plus habituelle, i.e. dans l'habiter, le séjourner, le demeurer en sa demeure. L'allemand a gardé très explicitement ce lien entre demeurer : Wohnen, demeure : Wohnung, et habitude : Gewohnheit. L'habitude qui, selon Aristote comme on vient de le voir, accroît le trait distinctif ou caractère.

L'humain demeure selon l'existence comme être au monde

Comment l'humain demeure-t-il au juste? Quel est son

caractère propre? Quelle est sa manière d'être fondamentale et, dans ce sens, son habitude profonde, primordiale? Comment se présente son éthicité? Voilà des questions qui visent la même chose.

La phénoménologie du 20e siècle a conduit la pensée à comprendre la vie chez l'humain comme existence, c'est-à-dire comme être dans le monde ou être au monde. Existence que l'on a toujours à assumer comme sienne, et qui a à se déployer toujours dans des ensembles de choses, selon des projets qui sont des cheminements particuliers vers un même accomplissement, projets qui se déploient ou que l'on déploie avec les autres, dans un monde commun à d'autres humains. Vivre pour l'humain, c'est être essen-tiellement dans un monde de choses et avec les autres. C'est ainsi que l'humain demeure ou habite. Il est de par son existence même l'habitant du monde. Mais il importe de souligner que ce dans et cet avec ne sont pas accessoires à l'être de l'humain; ils en constituent

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

bien plutôt la fibre la plus intime et profonde. Ce dans et cet avec sont, pour ainsi dire, les fils de trame de l'existence proprement dite. L'insertion de ces fils dans les entrecroisements infiniment variés de la chaîne des choses et des autres constitue de fait le projet ou le déploiement de toute vie humaine. Alors, existant, l'humain habite le monde, demeure au monde. C'est là sa maison, son pays. C'est son êthos originel ou fondamental. Et, pourrait-on dire aussi en passant, c'est de cette maison, de cet oikos premier que toute économie (oikonomia ) et toute écologie (oikologia ) devraient recevoir inspiration et nécessité. Voilà bien, semble-t-il, la réalité originelle de l'éthique où il convient de renvoyer notre quête de prescriptions morales et déontologiques pour se ressourcer en eau fraîche.

Méthodes et fondements : perspective

Mais, trêve de poésie, soupire le sérieux qui nous habite.

Non, laissons plutôt la poésie dire si poésie il y a. Et que la pensée, elle, de son côté, demande comment tout ceci peut-il bien intéresser le présent colloque qui a pour titre : La bioéthique : méthodes et fondements ? Méthodes et fondements, cela veut dire, selon le sens originel de méthode, chemins pour aller aux fondements. Non, pourra-t-on rétorquer de suite, il s'agit plutôt des chemins pour aller vers ce qui est éthique, vers ce qui est permis dans le domaine de l'intervention sur la vie. Mais cela revient au même. Car sur ces chemins on éprouve le besoin de balises pour ne pas s'égarer, pour déterminer justement, de manière appropriée, ce qu'il convient et ne convient pas de faire en regard de la vie. Et c'est en ceci précisément qu'est prégnante l'idée même de fondement.

Mais les humains sont-ils en mesure de planter des balises qui les empêcheront de s'égarer sur les voies que peuvent emprunter leurs capacités d'agir sur la vie dans son commencement, dans son développement et dans sa fin ? Mais que peut signifier ici s'égarer ? A-t-on bonne idée du but à ne pas manquer ? Qui l'a fixé, et comment ? Est-il contraignant ? Si oui, pour qui, pour combien ?

Les affiches portant noms liberté et responsabilité peuvent sembler être les indicateurs de direction les plus sûrs, les balises recherchées. Mais comment déterminer leur rôle respectif ? Com-ment penser leur conciliation ? Libre et responsable... libre mais

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Mort humaine… suprême Séjour en Être

responsable... par rapport à quel pouvoir, envers quelle autorité ? Liberté et responsabilité reconnues et imposées par la raison, par des croyances ? L'humanité est devenue méfiante vis-à-vis l'une ou l'autre foi et croyance qui veut s'imposer à tous. Et l'humanité, y compris sa portion occidentale, commencerait aussi à douter de la soi-disant valeur universelle de ce qu'on appelle depuis quelques siècles raison. Car la raison est peut-être davantage plurielle qu'on ne le pense en général.

Ces questions que l'on pourrait multiplier et affiner beau-coup surgissent d'une absence de certitude dans laquelle baignent la vie et les interventions d'elle-même sur elle-même qu'elle a rendues possibles au niveau de l'humain. Peut-être faut-il prendre acte pour de bon que n'ont toujours pas abouti des millénaires de recherche et d'interrogation et d'affirmation sur ce qu'il faut faire et ne pas faire ainsi que sur leurs fondements. Par exemple, le droit de mourir dans la dignité bat actuellement en brèche des défenses et des interdits considérés si longtemps comme des absolus. (Se rassemblent ici toutes les interrogations relatives à l'euthanasie; questions qui surgissent en regard du précepte "Tu ne tueras point" régissant très largement les problèmes de l'homi-cide et du suicide.) Cette prise de conscience peut être atterrante. Gêne pour l'optimisme scientiste, douleur pour les convictions idéologiques et embarras pour la sagesse philosophique. Mais la croyance qu'on arrivera à une connaissance absolument certaine dans ce domaine est peut-être illusoire. Alors, c'est l'anarchie, dira-t-on. C'est proclamer l'absence de fondement. Mais peut-être s'agit-il tout juste de cesser de chercher exclusivement ce type de fondement d'où on pourrait tirer de façon absolument contraignante ce qui est à faire et à ne pas faire. Le fondement que veut rejoindre le concept de nature par ses déterminations classiques de genre prochain et de différence spécifique, par exemple, représente en général quelque chose de fixe, d'immuablement déterminé, d'indis-cutable. De lui ont voulu se dégager des nécessités pour la pensée, des contraintes pour l'agir. Mais peut-être est-il plus approprié et moins ambitieux, pour ne pas dire prétentieux, d'essayer tout simplement de gagner une juste perspective. Qu'est-ce que cela veut dire ?

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

Conscience individuelle : être au monde avec les autres Dans ce domaine de la vie et des interventions sur elle,

nous sommes toujours renvoyés à la conscience individuelle ou personnelle, siège de la liberté et de la responsabilité, ces balises évoquées à l'instant. Par exemple, le panbiotisme ne justifie jamais sans quelque reste de regret, de remord, d'irrationalité, ni les mu-tations risquant d'entraîner la disparition des consciences person-nelles, ni les choix décidant pour la survie ou la suppression de l'une au l'autre des consciences personnelles actuelles ou en train de s'actualiser.

C'est à ce niveau de la conscience individuelle, personnelle, que la pensée doit chercher la juste perspective, semble-t-il. Mais ici s'impose un assez long trajet.

Selon la pensée moderne traditionnelle, la personne et sa conscience est une sorte d'absolu, cependant fini, qui reconnaît sa propre identité comme l'appui ou le fondement inébranlable, in-discutable; une sorte d'absolu qui, paradoxalement, se reconnaît en même temps en rapport avec l'altérité. Les rapports de la per-sonne avec l'autre, avec ce qui est autre, sont de l'ordre de l'acci-dentel et souvent interprétés, en pratique, comme de l'accessoire, comme quelque chose de second et de secondaire relativement au noyau conscient de la personne. L'être véritable, lui, est au niveau de la substance, de l'essence, de la nature profonde; c'est ici que gît le fondement, i.e. qu'on situe en général le fondement. C'est à partir de là qu'on a tendance à éclairer, à justifier les décisions, les gestes et les actions.

Mais, comme évoqué ci-dessus, se développe présentement une autre manière de concevoir l'existence humaine qui donne un poids ontologique fondamental à l'ordre du rapport, à la réalité des rapports : rapports au monde, rapports aux autres. Je connais ce que c'est qu'exister à partir de ma propre existence qui m'est donnée et que j'ai à assumer. Ainsi exister est une affaire personnelle qui implique liberté et responsabilité. Exister, c'est pouvoir être, c'est pouvoir être dans le monde ou au monde, c'est pouvoir assumer un être au monde dans lequel je me trouve déjà : c'est-à-dire que, appuyé sur une facticité toute originelle selon laquelle je me trouve d'emblée dans un être ou dans une présence et selon une présence déjà infiltrée dans un monde de choses, i.e. dans l'être

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de ce monde de choses, et ouverte à un au-delà de ce monde concret et déterminé, je peux emprunter moi-même les renvois de toutes ces choses les unes aux autres pour le développement de mes divers projets particuliers d'exister; ainsi le monde est mon monde. Mais être au monde pour moi se révèle de telle manière que mon monde est aussi très essentiellement le monde des autres, des autres humains qui existent comme moi selon un être dans le monde ou au monde et avec d'autres.

Dans cette perspective, la conscience personnelle et indivi-duelle parvient à la reconnaissance de son identité sur fond de co-présence, voire comme co-présence, comme ouverture commune, participée, partagée, et aussi comme insertion, de par l'être même le plus intime et inaliénable, dans l'ensemble intégré des choses ou environnement. Penser ce partage de présence ou d'être, l'expli-citer, pourrait être pour l'avenir la tâche importante entre toutes. C'est peut-être une façon de reprendre cette interrogation profonde de Jankélévitch et lui indiquer une piste vers une réponse : Dès cette vie l'ipséité est capable, par l'amour, de vivre pour l'autre et en l'autre, d'être cet autre lui-même, qu'elle n'est pas ! Et pourquoi l'autre, à son tour, ne serait-il pas mystérieusement le même ? (La mort, p. 448). Et, d'autre part, penser ce déploiement de notre existence selon l'être des choses qui ne sont pas nous, et qu'on appelle communément les simples choses, est peut-être ce qui est requis pour refréner nos attitudes et nos conduites dévas-tatrices de l'environnement ou de notre propre monde, pour corriger ces conduites en définitive suicidaires et meurtrières. Tout ceci veut évoquer que la conscience personnelle et individuelle reconnaît son identité comme rapport à l'altérité, que ce rapport est consti-tutif de son être le plus intime et originel. Le soi, celui de l'exis-tence comme être au monde, est plus grand que soi, entendu cette fois au sens de la pensée moderne d'origine cartésienne !

Finitude et bioéthique

La conscience individuelle ou personnelle comprenant de

la sorte l'altérité et ses rapports avec elle, se trouve à reconnaître implicitement sa propre finitude essentielle. Car l'ipséité de l'in-dividualité comporte de l'autre. Et cette finitude, avec tous les

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rapports ontologiques qu'elle commande, loge au plus profond de l'humain.

Aussi appert-il que toute question de bioéthique, toute question d'éthique, pour ne pas être abstraite, doit compter avec la finitude essentielle de l'existence humaine impliquant l'altérité et les rapports avec elle. L'existence humaine, elle est finie ou en rapport de par son commencement dans ce qu'on appelle habi-tuellement le temps, i.e. par la naissance comme ouverture de l'être au monde avec les autres; elle est finie ou en rapport comme développement dont le mouvement va toujours vers quelque chose d'autre, i.e. un autre état de soi-même, donc de l'autre, mouvement qui est bien mien et selon lequel aussi mon existence individuelle ou personnelle n'est pas celle de chacun des autres, tout en étant quand même imbriquée en elles selon le partage d'un être au monde commun; elle est finie ou en rapport par la limite de la mort comme dernière possibilité d'exister ou dernière possibilité d'assumer mon être qui ne perd pas cependant, parce que dernière, sa détermination essentielle d'être au monde avec les autres; elle est finie ou en rapport dans son avenir d'espèce aussi, car la prolongation du fini, fût-elle indéfinie, ne peut pas constituer ce qu'on essaye de penser habituellement par l'infini et son éternité. Peut-être peut-on penser cependant à un infinir... ; peut-être que la reconnaissance de la présence, ou ce qu'on appelle, selon des modalités diverses, la pensée de l'être, fait-elle signe vers une autre manifestation ou compréhension de l'existence où l'infinir n'est pas absurde, mais probable, voire inévitable.... Mais alors ce serait le rassemblement de l'être et du devenir. Le devenir serait l'être à assumer dans toute son amplitude. Avoir à assumer son être comme sien et comme co-présence dans le monde et dans le respect de celle-ci deviendrait le fondement du devoir. Ce serait la réconciliation de l'être et de l'agir éthique. Ce serait aussi un pas important vers la résolution du multiforme dualisme occidental. Mais il importe de remarquer que tout ceci ne fait pas sortir de la finitude. Qu'on y voit une simple esquisse de ce qui est impliqué dans ce lot.

On l'aura vu, on tente ici, pour la bioéthique, une pensée qui, attentive à la finitude, ne voudrait pas donner trop facilement dans l'illusion qui pourrait toujours accompagner quelque recours trop hâtif à l'absolu ou à l'infini, quelle que soit sa forme, ou susciter

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des attentes de réponses venant de lui; ce n'est pas une pensée qui saute allègrement dans la croyance pour échapper à la finitude et au concret de ses dépendances ainsi qu'à leur inconfort relatif, mais qui veut prendre finitude et dépendance en un compte sérieux et conséquent. Une pensée qui comme telle ne peut pas s'en remettre à autre chose ou à quelqu'un d'autre pour la détermination de ce qui est à penser et à faire relativement à la vie et à la mort. Une pensée cependant qui peut reconnaître une signification aux croyances sans toutefois pouvoir décider d'elles parce qu'enjambant ce qui s'offre présentement en phénomène.

On peut continuer à s'interroger sur ce qui est éthique (ou moral) dans nos rapports avec la vie : avec la vie en général, avec la vie des autres et avec notre propre vie. On peut chercher avec une nouvelle urgence les méthodes pour arriver à déterminer ce qui est éthique à cet égard. On peut encore avec une raison nou-vellement équipée regarder vers la substance, l'essence ou l'être de la tradition occidentale pour pouvoir trouver une assise, un fondement, à ce qui est éthique en regard de la vie. On peut aussi avec cette même raison se détourner complètement de cette tradition de pensée. Mais il serait avisé, au moins en même temps, de voir les limites de la vérité de cette raison : limite de la vérité comme accord des propositions de la raison avec ce qu'elle considère comme le réel; limite de la vérité comme cohérence interne de ces mêmes propositions. La vue des limites de la vérité de la raison présuppose une manifestation plus originelle, un dévoilement qui coïncide avec l'existence même comme présence et qu'avaient entrevu les Grecs qui, tout à l'origine de notre commencement occidental, comprenaient l'être même comme vérité, qui comprenaient l'einai comme alètheia et aussi comme logos ; donnant ainsi à entendre que la vérité, le langage et la pensée, appartenant à l'être même, doivent avoir beaucoup de circonspection vis-à-vis toute entreprise qui, uniquement de l'exté-rieur et dans un rapport d'objectivation, veut statuer sur l'être, l'exis-tence et la vie et cherche à établir des prescriptions directrices de l'agir.

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Existence : perspective de la bioéthique Alors l'existence serait la vérité : l'existence comme être

dans le monde avec les autres serait la manifestation originelle, l'ouverture pour la présence de toutes choses, y compris de la vie. C'est ici que le fondement devient perspective ou horizon vers lequel chemine la pensée en quête de ce qui est approprié à l'existence et à la vie, de ce qui convient au séjour de l'humain dans le monde, i.e. de ce qui est éthique. Horizon qui recule peut-être au fur et à mesure des avancées de la question. Peut-on raisonnablement penser, en effet, qu'on pourra fixer définitivement en formules ce qui convient à l'existence humaine ou à notre vie après l'expérience quelques fois millénaire de notre impuissance à cet égard? Pourquoi, en effet, faudrait-il que la pensée arrête ? Surtout si son cheminement cesse d'être exclusivement représenté comme déroulement linéaire dans le temps, le temps requis pour les articulations logiques dont la raison discursive a l'initiative, et devient plus originellement compris comme la levée de la lumière. Notre existence est le lieu de la levée de cette lumière, de ce jour (1). Nous avons maintenant à décider si au moins nous allons essayer de penser et d'agir pour que notre existence devienne de plus en plus révélatrice, i.e. de plus en plus lieu de manifestation et de présence pour les choses et les autres dans ce qu'ils sont, dans le respect de ce qu'ils sont, et de plus en plus scène où peuvent se tisser de manière appropriée ou éthique nos rapports essentiels multiples avec ce qui n'est pas chacun de nous, i.e. le monde des choses et des autres, rapports qui constituent notre vie en propre ou les fibres mêmes de notre être. Nous avons à penser notre existence comme ouverture, notre soi comme sortie ainsi que l'indique le ex de l'existence : i.e. comme avancée dans l'avenir qui permet le devenir quotidien et comme lancée de présence à travers l'être ramifié du monde des choses et des autres. Et cette ouverture qu'est l'existence devrait-elle se refermer avec la mort? La dernière possibilité d'exister peut-elle, comme possibilité d'être, perdre son caractère essentiel d'ouverture? Ou la mort serait-elle plutôt une modification de l'ouverture au monde et aux autres?

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Sous le signe de la finitude manifestée dans notre existence en tant qu'elle est reçue et qu'elle se déploie selon un être au monde impliquant essentiellement les choses ou l'environnement et les autres, semble pouvoir se rassembler l'essentiel de ce qui est éthique relativement à la vie, i.e. l'essentiel pour notre séjour dans le monde et que nos délibérations pour une éthique et une bioéthique ont à considérer. Cet essentiel comprend soi-même dans sa naissance et sa mort toujours entendues comme possibilités d'être au monde avec les autres, possibilités données et ayant à être assumées; il comprend le monde des choses dont l'être articulé s'offre en don incontournable pour le déploiement de nos projets; et il comprend les autres, fondamentalement caractérisés tout comme soi-même; et sans doute aussi le besoin d'ériger des pres-criptions déontologiques qui ne devraient jamais, cependant, remplacer l'obligation pour chacun d'assumer ce qu'il a d'abord à penser et aussi à faire dans chaque situation. Dans chaque situation comprise, bien sûr, dans la perspective de ce qui est requis pour une existence concrète proprement ou totalement humaine, existence que j'ai à assumer toujours comme mienne, que chacun a à assumer toujours comme sienne ou pouvant être sienne. Les comités de bioéthique devraient prendre garde de n'ignorer aucun des rapports constitutifs de l'être de quelqu'un dans la détermination des prescriptions déontologiques à mettre au service de ceux qui interviennent de quelque manière là où il y va de la vie et de la mort.

Vous l'aurez vu : nous sommes partis des menaces qui pèsent actuellement sur l'environnement pour prendre conscience de l'être dans le monde qui caractérise essentiellement notre vie ou notre existence. Nous pensons avoir gagné ainsi une perspective convenable pour ouvrir et débattre les questions d'éthique posées par les manipulations génétiques, par exemple, ou par les nouvelles technologies de la reproduction, par l'avortement, l'euthanasie, l'acharnement thérapeutique, l'arrêt de traitements ou encore le suicide. Et, d'autre part, nous pensons que l'éthicité loge dans ce qui est approprié à la conscience personnelle, elle-même resituée dans la concrétude du monde de l'existence où s'ancrent sa liberté et sa responsabilité. Et nous dirions que jamais un code de déontologie ne prime sur l'obligation d'assumer personnellement autant la pensée que l'agir qui peuvent convenir dans une situation

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concrète de vie. Situation qui implique toujours un chacun avec d'autres dans le réseau des choses.

Méthodes et fondements de la bioéthique. Soit ! Mais aussi et d'abord perspective de l'existence mortelle, finie, pour étaler les questions de la pensée concernée par l'éthicité humaine, c'est-à-dire attentive au séjour approprié de l'humain au monde.

Fernand Couturier 16 octobre 1988

(1) Le cadre restreint de cet exposé n'a pas permis de souligner suffi-samment le rapport originel entre être et pensée selon lequel la pensée est d'abord interpellée par l'être de quelque manière pour s'adonner à ses activités dont elle paraît avoir l'initiative. Tout comme l'humain se trouve d'emblée dans l'existence, il se trouve aussi d'entrée de jeu dans la pensée d'une certaine manière. Sa finitude joue également là. C'est la dimension toute fondamentale de passivité, de réceptivité et d'écoute de la pensée. Reconnaître ce caractère à la pensée n'est pas sous-estimer ses capacités d'être active, entreprenante, d’exercer contrôle et maîtrise, mais les situer dans leurs limites.

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((2)) S’éduquer à la mort… l’intégrale de la vie, 1989

Conférence d’ouverture pour un colloque interdisciplinaire qui eut lieu au sein de la réunion annuelle de l’ACFAS 1989

Par Fernand Couturier

Directeur Études interdisciplinaires sur la mort

Sommaire

1. Une expérience post-moderne : la mort est vraiment hors de portée.

2. Vers une nouvelle prise de conscience.

3. À propos d'un titre : "S'éduquer à la mort... l'intégrale de la vie".

a. L'intégrale de la vie

b. S'éduquer à la mort

c. Les points de suspension

4. Ce qu'en pense la poésie.

5. Le plan du colloque: intervention, recherche, enjeux concrets.

La perspective de ce colloque voudrait être celle qui s'ouvre

présentement dans l'existence de notre société. La parole a besoin, en effet, de surgir de l'espace même où nous travaillons et pensons.

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1. Une expérience post-moderne : la mort est vraiment hors de portée

Nous sommes engagés dans une ère nouvelle qu'on a

souventes fois appelée post-moderne. On l'a décrite de différentes manières. Ces caractérisations se résument peut-être toutes en ceci : la mort reste vraiment hors de portée. Le pouvoir scien-tifique et technique la déplace, la repousse, bien sûr, mais il finit toujours par s'avouer impuissant à son endroit. Le sujet de ce pouvoir et de cette impuissance, l'humain que nous sommes, reconnaît finalement en profondeur, par-delà et au sein même de ses exploits, ses propres limites et sa propre mortalité, de même que celles de son environnement vital.

Alors nous faisons ensemble une expérience commune. Celle des misères particulières de la mort chez nous. On les a souvent nommées : la peur qu’elle nous inspire, sa mise en retrait, la manière de se comporter comme si elle n'était pas, une certaine déshumanisation des conditions dans lesquelles elle advient, une désappropriation à son égard apparemment rattachée à un type d'institutionnalisation, la "marchandisation" de ses alentours, etc.

Et en même temps, pourrait-on dire, se vit une autre expérience, tant au plan de la pensée qu'à celui de la vie de tous les jours : celle d'un déplacement important dans la conception de l'humain lui-même. Le sujet humain moderne, libre et autonome, profondément divisé en spirituel et corporel selon la tradition, se comprenant et agissant comme fondement et maître du monde, est tranquillement resitué dans une perspective plus large. Plus fondamentalement qu'un tel sujet mais sans l'exclure, l'humain se reconnaît comme existant au sens fort du terme, ayant un être en déploiement ou se trouvant d'emblée comme être au monde avec les autres. Alors ses rapports au monde et aux autres ne sont plus de simples rapports d'extériorité, mais ils apparaissent comme constitutifs de son être même, ils lui sont essentiels. Les sociétés de la fin du vingtième siècle devront, pour la poursuite de leur existence sur la planète terre, tirer les conséquences d'un tel chan-gement dans la compréhension de l'humain.

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2. Vers une nouvelle prise de conscience Aussi la société est-elle maintenant convoquée en deçà de

la division des disciplines et de la multiplication des compétences, ces leviers et ces symboles de la puissance moderne, du sujet humain et de sa maîtrise sur lui-même et l'ensemble des choses qui ne sont pas lui. Appelant cela interdisciplinarité et approche holistique, on a déjà commencé, au plan de l'intervention dans les situations de mort, à se comporter et à agir comme humain global vis-à-vis d'un autre humain intégral, les deux en interdé-pendance réciproque fondamentale et en rapport essentiel avec le monde des choses. Et là se dégage une impression d'urgence. C'est comme si on accusait un retard. C'est comme si on se débattait dans une faille. Et puis, tranquillement, se fait jour aussi la pensée qu'en deçà des situations où la mort apparaît comme un événement particulier, comme l'événement dernier, on doit envisager, tout au long de la vie, l'ampleur et la constance de sa réalité. Nous allons essayer de dégager progressivement ce que cela implique.

3. A propos d'un titre: "S'éduquer à la mort...

l'intégrale de la vie".

a. L'intégrale de la vie Une tâche commune nous attend: celle d'apprendre ou de

réapprendre concrètement ce que signifie mourir. Mourir, c'est rassembler sa vie. Mourir, c'est jouer, au fil des jours, l'intégrale de sa vie. Est-ce un paradoxe ou une réalité?

Diriger l'intégrale des symphonies de Beethoven, inter-préter l'intégrale des œuvres de Chopin, tout le monde sait d'emblée ce que cela veut dire. Même si très peu peuvent le faire, plusieurs savent l'apprécier. C'est suivre un parcours jusqu'au bout, passer à travers un tout et le tenir rassemblé, envisager une totalité et l'atteindre, cheminer jusqu'à ce que ce soit complet, jusqu'à l'accom-plissement. Accomplir, achever, i.e. aller jusqu'au "chef" au sens ancien de "bout", "fin". D'où, sans doute, l'expression "chef-d'œuvre", œuvre qui atteint, d'une manière, le bout d'un possible. Achèvement, parcours jusqu'au bout d'un possible, l'intégrale permet de com-prendre les parties et l'ensemble. Elle permet de les présenter, de

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les assumer, d'une part, comme parties d'une totalité, les unes diffé-rentes des autres mais toutes en rapport; de les présenter et assumer, d'autre part, comme totalité de parties, comme un ensemble anticipé, un ensemble intégré et significatif. Diriger et interpréter une intégrale, c'est aussi permettre à un ensemble de signifier à une époque, pour une époque ou pour un monde, en tenant compte de son aptitude à entendre ou dans la mesure de ses capacités de sentir et de comprendre. Et dépasser ces capacités pourrait être l'aurore d'une autre époque, d'un autre monde.

Peut-on envisager semblable chose pour la vie? À peine, car il semble bien qu'elle ne soit jamais complète tant qu'elle dure. Comment peut-on parler, alors, d'une intégrale de la vie? La vie semble complète au moment même de la mort. Mais à ce moment précis, il est déjà trop tard, semble-t-il, pour l'embrasser dans sa totalité : car il n'y a plus de regard, il n'y a plus de souvenir pour le faire, du moins apparemment.

Mais nous pouvons quand même envisager un tout avant qu'il ne soit effectivement réalisé. En effet, nous comprenons par attente, par anticipation. Dans tout parcours, toute démarche, toute réalisation, nous distinguons une mise en marche, des étapes successives qui sont toutes comprises dans leur différence et leur sens comme anticipation d'une fin, d'un bout, d'une œuvre, de quelque chose d'achevé. Dans tous ces cas, sans la tension selon laquelle nous nous projetons au-delà de l'immédiat qui nous occupe à tout moment, nous ne comprenons pas cet immédiat dans sa différence, dans son sens et par conséquent dans son identité. Notre vie est le parcours global de tous nos parcours; et nous nous y trouvons déjà engagés, à une étape ou l'autre, avec l'anti-cipation tantôt floue et tantôt plus précise de la fin, du bout, de l'achèvement, de la mort. Expérience discrète ou vive de la fini-tude de notre vie, de notre mortalité.

C'est comme cela d'ailleurs que se constitue toute notre expérience. Notre expérience est toujours l'expérience d'un quelque chose de particulier qui laisse place à autre chose. De celui qui est expérimenté on dit souvent: "Il en a vu d'autres!" Il a vu des choses particulières, déterminées, finies se succéder, laisser la place ou laisser de la place à d'autres. Pour lui, il n'y a plus de surprise en cela. Et nous sommes tous, à un égard ou l'autre et à un niveau quelconque, des expérimentés. L'expérience est l'expérience de

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quelque chose de fini surgissant à côté, à la place ou en suite d'un autre, et toujours dans l'espace d'une attente. L'expérience est l'expérience d'une finitude ouverte. Un déterminé et son autre se succèdent dans la manifestation selon le jeu de l'absence et de la présence. De l'autre qui apparaît ou qui peut apparaître à la conscience tant qu'il y a conscience. La vie humaine a sa propre conscience. Celle-ci semble cesser avec la mort. Alors se profile ou s'annonce l'autre de la conscience. L'autre de la conscience de la finitude ouverte. Quel est cet autre? Notre expérience de la finitude ouverte ne nous le montre pas. Mais remarquons cepen-dant qu'en tout ceci l’intégrale de la vie nous est apparue : la vie dans son ensemble, la vie jusqu'à la mort.

Ramener la vie dans la finitude, dans ses limites, à ses limites. Ses limites qui, comme telles, renvoient à autre chose. C'est la juste perspective humaine. C'est ce que nous entendons par jouer l'intégrale de sa vie. Négativement, cela veut dire : ne pas jouer les non-mortels, i.e. feignant l'immortalité par myopie entretenue, ne voulant pas voir l'évidence immédiate; cela veut dire aussi ne pas jouer les surmortels, i.e. ambitionnant l'immortalité par imagination, vivant une immortalité rêvée; une immortalité malgré les liens, les limites, les lois de la mortalité, de la finitude; finalement, ne pas jouer le surhomme... le surmortel.

Peut-être bien sommes-nous engagés dans un in-finir, une perpétuité, une pérennité. Mais nous sommes mortels !

Peut-être bien sommes-nous destinés à être résiduels, avec ou non une conscience quelconque, mais mortels ! Parce que mortels !

Peut-être bien avons-nous la possibilité d'être éternels, en quelque manière, avec une certaine conscience de notre continuité, mais nous sommes quand même mortels !

Éliminer ces "peut-être" par une négation résolue pourrait être une tentation appuyée sur une appréciation par trop enthou-siaste des capacités de démonstration de la rationalité scientifique, et une fermeture possiblement illégitime des perspectives qui pourraient s'ouvrir avec la mort. La pensée pourrait bien, en effet, déborder cette rationalité.

Ou remplacer ces "peut-être" par une affirmation décisive pourrait être, d'un autre côté, une fuite en avant inconsidérée dans l'une ou l'autre croyance qui fait bon marché des limites de notre expérience du phénomène de notre existence, ou qui les met de côté

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de façon hâtive, laissant miroiter des "après-vie" qui n'ont pas de soucis pour ce qui serait adapté à ce qui s'annonce peut-être déjà plus ou moins secrètement dans notre existence comprise comme ouverture de possibles et comme être au monde avec d'autres.

L'intégrale de la vie est possible par notre anticipation cons-tante, latente ou expressément reconnue, de notre mort.

b. S'éduquer à la mort

S'éduquer. Ce mot vient du latin educare : élever, nourrir,

avoir soin de, former, instruire. Et aussi du latin educere : conduire au dehors, faire sortir, élever un enfant.

Mais comme tout humain a à assumer proprement son existence, sa vie, éduquer, pour ne pas être une violence exercée sur autrui, doit s'appliquer à montrer plutôt qu'à faire. Montrer en explicitant ce que chacun expérimente immédiatement, à savoir qu'on a à assumer, à mener soi-même sa propre existence, qu'il ne convient pas qu'on s'en remette à d'autres pour cela. Finalement, éduquer, c'est participer à la responsabilité première qu'a chacun de s'éduquer, mais avec l'attention toute particulière de ne pas désapproprier l'autre de cette responsabilité sienne. Éduquer un enfant, par exemple, c'est faire le nécessaire, ce qui est approprié pour qu'un enfant se déploie dans son être, jusqu'à l'accomplissement de son être. C'est l'aider de manière à ce qu'il puisse se porter ou évoluer dans toute l'amplitude de ses possibilités. Finalement et rigoureusement, on ne maîtrise ou on ne domine si peu un objet ou quelqu'un dans l'éducation que le verbe éduquer ne devrait s'em-ployer qu'à la forme pronominale réfléchie : s'éduquer. S'éduquer, c'est assumer sa vie, son existence dans toute l'ampleur de ses possibilités, avec d'autres ou avec leur concours selon notre essentiel être au monde avec d'autres; c'est sortir, i.e. s'ouvrir, se projeter selon ses possibles; s'éduquer, cela veut dire s'éduquer complètement, jusqu'à l'accomplissement, ou mieux, vers l'achèvement. S’éduquer à la mort, cela veut dire se déployer jusqu'à la mort, jusqu'au bout; et nous ajoutons maintenant : cela veut dire se déployer sous le signe de la mort, de la fin, à tout moment de l'accomplissement.

En effet, la mort est la sanction, la preuve irréfutable, le signe incontournable de la limite humaine, de la finitude humaine. Comme telle, i.e. comme fin du parcours et comme signe de la

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finitude, elle marque le travail, les loisirs, le plaisir, la souffrance, les désirs, l'amour, la créativité, le langage, la pensée. Elle marque la totalité des manifestations de la vie.

S'éduquer, cela signifie s'adonner à la vie, s'adonner au jeu de la finitude, c'est jouer et interpréter l'intégrale de la vie. C'est laisser apparaître le visage de la mort tout au long de la vie.

c. Les points de suspension

Que signifiaient les points de suspension dans le titre du

colloque? On peut le voir maintenant. Ils annonçaient beaucoup moins une relation de cause à effet qu'une équivalence.

Car mourir, avons-nous vu, c'est jouer, au fil des jours, l'intégrale de la vie. Mais cela, c'est vivre. Et vivre, c'est cheminer vers l'achèvement de soi selon le jeu de la finitude, sous le signe de la mortalité. Mais cela s’appelle s'éduquer. S'éduquer à la mort et jouer l'intégrale de la vie est un seul et même phéno-mène : celui qui se montre quand nous disons expressément le parcours de notre existence humaine.

4. Ce qu'en pense la poésie

Ces propos sur la finitude de notre vie peuvent peut-être

éclaircir notre oreille et nous permettre d'entendre à neuf une parole que Khalil Gibran met dans la bouche du prophète Almustafa, celui qui était l'aurore de son propre jour. Écoutons:

Alors Almitra (la voyante) parla, disant, Nous voudrions

maintenant vous questionner sur la Mort. Et il dit : Vous voudriez connaître le secret de la mort. Mais comment le trouverez-vous sinon en le cherchant

dans le cœur de la vie? La chouette dont les yeux faits pour la nuit sont aveugles

au jour ne peut dévoiler le mystère de la lumière. Si vous voulez vraiment contempler l'esprit de la mort,

ouvrez amplement votre cœur au corps de la vie. Car la vie et la mort sont un, de même que le fleuve et

l'océan sont un. Cf. Kahlil Gibran, Le prophète, p. 80

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Le cœur de la vie. Le cœur, c'est le centre. La mort serait au centre de la vie, non pas seulement à la fin comme on l'entend habituellement? Le cœur, c'est aussi le moteur, ce qui meut, ce qui donne et garde le mouvement. La mort serait-elle aussi cela d'où origine le mouvement, ce qui garde la vie en mouvement? Est-ce la réalité ? Est-ce un simple paradoxe ? Essayons de com-prendre en revenant rapidement sur ce qu'on a dit à propos de la finitude.

La mort semble être l'affirmation incontestable de la fini-tude. On meurt à la fin de sa vie. Fin, finitude. Mais la finitude, à y regarder de près, se manifeste partout et tout au long de la vie, pas juste à la fin. La vie est rigoureusement le jeu de la finitude : le passage à autre chose, i.e. le passage d'une situation déterminée, limitée, finie, à une autre situation de même sorte, d'un état déterminé et fini à un autre état également déterminé et fini, etc. Et cela toujours dans l'espace d'une attente. Dit de façon lapidaire:

– La vie est prolongement de la vie : parce qu'elle cesse conti-nuellement.

– La vie est maintien de la vie : par pulsions répétées, par reprises.

– La vie est re-prise : parce qu'elle est chute incessante, perte continuelle, abandon de quelque chose pour autre chose, d'un état pour un autre état.

– Commencement, fin, commencement voisinent tout au long de la vie. La vie est ce voisinage.

– La vie sourd, surgit du possible comme un jet qui monte, retombe et se reprend.

– La vie est le jeu continué, sans repos, du printemps, automne, printemps.

Ainsi la vie est trajet dans une ouverture. Trajet biologique, physiologique, trajet de la pensée.

Souffle et ses marées inquiètes, disait si poétiquement et si belle-ment le même prophète. Va-et-vient incessant, qui n'a pas de cesse jusqu'à la fin, in-quiet jusqu'à l'apparente quiétude de la fin.

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

S'éduquer à la mort, c’est jouer l'intégrale de la vie. C'est pour chacun, à sa manière et avec le concours des autres, inter-préter la vie mortelle, afficher le visage de la vie avec sa fin et comme marquée de part en part par la finitude.

Nous avons essayé de dire pourquoi il convient d'afficher ce visage.

Reste la question de savoir comment on le laisse apparaître de façon appropriée ce visage de la vie mortelle?

Que faire, comment être pour que la mort apparaisse dans la vie, pour que la vie ne soit pas illusion, pour qu'elle ne soit pas défigurée par l'absence simulée de la finitude, de la mort? Que faire et comment être pour ne pas déjouer illusoirement la finitude et en même temps ne pas donner dans le pessimisme, le défai-tisme, le "dramatisme", le morbide? Que faire et comment être pour que notre sourire à la vie ne soit ni béat, ni cynique, ni trop obscurément tragique? Que faire et comment être pour que le sourire puisse accompagner et éclairer les relances nécessaires de notre finitude assumée dans une aura d'incertain?

Ce colloque a été convoqué pour poser ces questions et tenter d'y répondre. Est-ce qu’il pourra jeter quelques jalons pour une juste manifestation de la mort dans le cours de notre vie où nous nous trouvons tous ensemble déjà engagés dans le jeu de la finitude? À nous de décider si nous allons bluffer ou jouer la valeur des cartes !

5. Le plan du colloque: intervention,

recherche, enjeux concrets Les interventions de l'avant-midi tenteront de communiquer

les renseignements que diverses interventions auprès des personnes concernées par la mort peuvent offrir pour l'éducation à la mort comme tâche générale qui incombe à notre société.

Les communications de l'après-midi feront la même chose à partir de différentes recherches ou réflexions déjà accomplies ou en cours.

La table ronde tentera de nommer, de caractériser des en-jeux concrets de l'éducation à la mort.

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((3)) Intervenir ou accompagner? 1989

Éditorial d’un numéro de Frontières Hiver 1989

Frontières ne pouvait pas s’éloigner de ses débuts sans consacrer un numéro aux intervenants. Car c’est en bonne partie de leur expérience que vient la prise de conscience actuelle de la réalité de la mort. Ils pourront ici dire et se raconter. Le cortège de leurs initiatives, de leurs sentiments et de leurs interrogations ne devrait laisser personne indifférent.

Intervention et être avec les autres Intervenir, c’est souvent exercer un pouvoir. Mais selon la

lettre inter-venir signifie simplement venir parmi, venir au milieu. Et comment convient-il de venir au milieu d’une existence bientôt réduite à la mort? Pour tenter de le voir, il n’est pas inutile de référer à ce qui est fondamental dans la condition humaine.

D’abord, il importe de comprendre que, malgré les appa-rences immédiates, nous n’intervenons pas de l’extérieur. Dans le cas présent, en effet, intervenir voudrait plutôt signifier venir où nous sommes déjà. Laissons-nous étonner par ce paradoxe.

Pendant quelques siècles, la pensée moderne nous a habi-tués à nous considérer comme des sujets ou personnes. Des sujets en quelque sorte complets dans leur réalité individuelle, posés ainsi dans l’existence et capables, comme après coup et par surcroît, de s’ouvrir sur l’extérieur, de sortir d’eux-mêmes et d’entrer en contact avec un environnement ou de nouer des relations avec d’autres sujets. Ainsi, selon cette manière de voir assez habituelle,

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nous existons tout d’abord, et ensuite, en sortant de nous-mêmes, nous entrons en rapport avec ce qui n’est pas nous. Mais une plus grande attention à notre manière d’être nous permet de remarquer un état de choses différent. C’est que nos regards, nos touchers, nos paroles, notre écoute, nos souvenirs, notre imagination, notre pensée, nos démarches, bref, tout ce par quoi nous nous orientons vers autre chose que nous, ne rend pas ces choses présentes, mais présuppose plutôt qu’elles soient déjà là, dans un espace ouvert, dans une place dégagée pour elles et pour nous-mêmes selon notre réalité concrète, physique et psychique. Ainsi nos relations diverses avec ce qui n’est pas nous présupposent, de notre part, que nous soyons déjà ouverts sous forme d’une présence déployée, constituant ainsi cette place pour la manifestation d’autres choses. Notre être premier est plutôt déploiement de présence que sujet renfermant un intérieur. C’est, pour ainsi dire, sur ce fond de présence que nous pouvons venir en contact avec des choses dé-terminées et entrer en relation de multiples façons avec d’autres personnes. Par ailleurs, ces autres personnes elles-mêmes s’offrent à notre expérience comme partageant le même type d’ouverture fondamentale que nous. De sorte que, au plan de l’expérience de notre être même, nous, les humains, nous nous trouvons d’emblée ensemble dans un espace ouvert partagé, que nos existences mêmes constituent, et pouvons, de ce fait, sans avoir à sortir de nous, entrer en relation avec nos semblables et en communication entre nous.

Dans cette perspective, l’intervention auprès d’un semblable en instance de mort apparaît effectivement comme une venue au milieu de son monde, mais au milieu d’un monde où on est déjà. Il s’agit rigoureusement de venir selon une intention explicite d’assistance. De venir avec un projet délibéré d’actions articulées, de gestes appropriés dans un monde où on est d’emblée sur la base même de l’existence qui est un partage d’ouverture. On pourrait peut-être considérer cette venue comme le passage d’une présence latente à une présence vive s’explicitant ou s’articulant concrètement en attitudes, en gestes, en paroles et en écoute cons-titutifs de l’assistance à autrui.

Ainsi l’intervention, ne venant pas de l’extérieur, ne peut pas être une intrusion. Si elle s’avère tantôt inappropriée, si elle est tantôt perçue comme maladroite, indiscrète, encombrante ou même violente, ça ne peut être que dans la manière d’assumer

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une présence déjà déployée et d’établir des rapports interpersonnels que cette présence même rend possibles et requiert par ailleurs.

Assistance quotidienne

Les humains ont ainsi un monde commun. Et l’intervention

ne vient pas de l’extérieur, n’est pas la traversée d’une frontière serrée, mais s’avère plutôt comme le cheminement dans un espace ouvert commun. L’intervention ainsi conçue ne représente rien d’extraordinaire. En effet, l’éducation en général serait de cet ordre. Elle puiserait dans ce partage d’un même monde ce qu’elle comporte de solidarité, de responsabilité et d’exigences. Et, de façon générale, l’assistance quotidienne des autres, qui peut prendre des formes extrêmement variées, allant du simple coup de main et du conseil amical au prêt bancaire calculé, trouve là de même façon son fondement et sa possibilité. Jamais, dans tous ces cas, il ne s’agit de se substituer à quelqu’un et d’assumer pour lui ou à sa place son existence. Mais toujours convient-il de contribuer à dégager avec lui, selon les circonstances de nos vies concrètes, l’espace requis pour le jeu de sa liberté et de sa responsabilité propres.

Assistance à la fin

Mais que dire encore de cette venue de l’intervention quand

le monde de l’autre, tel que partagé et partageable, va s’estomper et disparaître à la limite de sa propre conscience personnelle?

Cette venue doit encore et toujours avoir de l’égard pour lui. Quel que soit le degré de familiarité de ce monde commun, de ce monde partagé, il reste que l’intervention doit s’adapter, autant que faire se peut, à la manière dont l’autre a pensé et pense encore, dans cette phase de la fin, devoir assumer sa propre existence comme sienne. Il ne serait pas humainement approprié de se mettre à la place de l’autre, de se substituer à lui et de déterminer à partir de soi seulement, de sa propre compréhension des choses et de la vie, comment va rester ouverte sa dernière possibilité d’exister, quelles attitudes il doit adopter et quels gestes il va poser en ces moments où le temps et l’espace semblent converger vers le rien. Ce serait inconvenant, même s’il arrive au bout de ses moyens et bien que ses multiples relations humaines passent

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graduellement du clair au diaphane et à l’obscur. Jusqu’à la fin, il s’agit de son existence. L’égard consiste à l’aider dans les limites de ce qui est humainement approprié, à assumer comme il l’entend, à maintenir dégagée comme il le souhaite l’ouverture de son exis-tence ou le champ de sa liberté, à favoriser la disponibilité des moyens et la proximité des personnes pour que la situation convienne au mieux à la responsabilité qu’il a de sa propre vie jusqu’à la fin. Responsabilité dont l’extension peut varier, bien sûr, selon les possibilités infinies du jeu combiné des facteurs physiques et psychologiques, matériels et culturels ou autres dont se tisse une existence, toute vie concrète.

Cette venue doit aussi avoir du respect pour soi-même. Et on voudrait entendre par là que l’intervenant a à jauger ses propres capacités pour l’intervention et à ne pas en abuser. Il s’agit d’un regard en arrière vers soi, comme l’évoque la facture même du mot respect. C’est d’abord une vue qui laisse poindre la conscience qu’il faut intervenir, qu’il y va d’une responsabilité humaine. L’existence étant ce qu’elle est, un être au monde avec les autres, l’appel de l’accompagnement est en effet de tous les instants. Et cet appel ne vient pas seulement des autres, comme on serait d’abord porté à le croire, mais aussi de soi-même. La vie humaine est une composition constante, porteuse de tiraillements, de la nécessité d’assumer soi-même toutes ses possibilités d’exister, y compris la dernière, et du besoin inaliénable d’être avec d’autres là-dedans. À cet égard, la mort comme dernière possibilité d’exister n’est sans doute pas plus marquée par la solitude que les autres situations. Mais la situation de mort comme certaines autres privi-légiées dans la vie, fait expérimenter de façon particulièrement aiguë la nécessité d’assumer soi-même sa propre existence même si elle se déploie essentiellement avec d’autres. Ce qu’on appelle souvent solitude, ici, n’est peut-être pas autre chose que l’incapacité totale qui frappe tout un chacun de s’en remettre à quelqu’un d’autre pour le dernier moment d’exister. Il vient un temps où chacun se trouve irrémédiablement concerné par la mort, réduit à son enclos. Mais il ne faudrait surtout pas confondre ceci avec l’isolement auquel la maladie par sa cruauté et le manque de considération des autres peuvent souvent réduire ceux qui arrivent à la fin. Assumer authentiquement sa vie jusque dans la mort revient à chacun en propre, bien certainement. Chacun est seul à vouloir

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le faire. Mais chacun a à le faire avec d’autres. Essentiellement, il n’y a pas en cela de solitude. Mais il reste que l’événement de mort peut se produire, selon les circonstances, dans un isolement douloureux. Le devoir et la responsabilité de l’accompagnement à la fin surgissent de l’existence même, comme être au monde partagé, et sont les seules vraies garanties contre le triste isolement auquel une société peut réduire les mourants. Et c’est ainsi que l’intervention, qui est une venue où on est déjà, apparaît comme un accompagnement. Ainsi référés à l’essentiel, ces deux mots peuvent dire ce qui est en question, ici, dans ce numéro de Fron-tières, sans évoquer ni abus de pouvoir ni sollicitude d’emprunt. L’intervenant a à jauger s’il a de fait les dispositions requises pour que son intervention revête les modalités d’un authentique accompagnement.

Puis le regard vers soi, qui est respect, comporte aussi une conscience de la nature de l’intervention à laquelle on peut se vouer, ainsi que de ses limites. On pourrait dire que, à un moment ou l’autre, les divers liens de la parenté et de l’amitié font de chacun un intervenant naturel. Celui-ci a des possibilités d’accompagnement particulières au plan de l’affectivité, de la tendresse. Son intervention peut être un accompagnement très intense et d’une grande proximité. Elle peut se permettre cela sans trop de danger d’ébranlement (stress) dans la mesure, sans doute, où elle ne se prolonge pas indéfiniment ou ne se répète pas très souvent. Car la situation de mort peut provoquer une acuité de l’expérience de la finitude et une intensité des émotions capables de constituer, si maintenues trop longtemps, un état de conscience incompatible avec la manière humaine habituelle de vaquer aux choses de la vie quotidienne. L’intervenant dit naturel doit pouvoir respecter ses propres obligations et devoirs qui débordent ceux de l’intervention proprement dite auprès de quelqu’un en instance de fin de vie.

Par opposition à ces intervenants naturels, peut-on parler d’intervenants professionnels? Tout de suite on voit apparaître une réticence. C’est qu’on sent déjà le froid, le désintéressement qu’une mentalité assez répandue a rattachés, à tort ou à raison, à l’exercice de la profession. Or on comprend, dans le présent contexte, l’intervention comme un accompagnement qui évoque des sentiments tout autres. Mais, pourrait-on observer, faut-il que

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l’exercice de l’expertise se fasse dans la froideur et l’indifférence? D’autre part, jusqu’à quel point le savoir-faire professionnel mé-dical et infirmier peut-il se commettre ou composer avec la capacité personnelle de sympathiser, d’être touché? Ces questions ne doivent pas être posées à la légère. Car les enjeux sont importants tant du côté de celui qui a besoin de soins experts, compétents, inspirants d’humanité en allant à une mort prochaine, que du côté des inter-venants eux-mêmes qui doivent intégrer le plus harmonieusement possible à la fois dextérité du geste dans l’action décisive, et l’équilibre émotif personnel à travers de multiples situations humaines ultimes, ébranlantes, et une vie familiale et sociale à poursuivre dans la joie ainsi qu’une sérénité de l’existence à conserver. L’intervenant professionnel a un délicat équilibre à trouver et à conserver entre l’exercice de son expertise et les situa-tions ou activités toutes humaines qui sont extérieures à l’exercice de son expertise.

Le regard vers soi incite aussi à s’adonner bénévolement à l’intervention. L’intervention bénévole allie diversement les sentiments de solidarité humaine, les dispositions et les habiletés naturelles, une formation appropriée et le savoir-faire convenable. Exigée déjà par notre être au monde commun, cette intervention l’est aussi par notre type de société qui semble se caractériser, entre autres, par une diminution de la taille des familles et de leur démantèlement particulièrement fréquent, ainsi que par l’accès progressif des femmes au travail hors foyer. Le cercle des inter-venants naturels se rétrécit et laisse de plus en plus de place aux bénévoles des alentours. Mais il semble que plus une collectivité prenne conscience de la nécessité d’accompagner son semblable jusqu’à l’entrée dans la mort, plus l’intervention bénévole s’avère indispensable et se pratique. Ce qui se passe actuellement au Québec en est une illustration éloquente. Autrement dit, on aurait peut-être tort de considérer l’intervention bénévole comme un simple succédané des intervenants naturels en voie de diminution numérique et en perte de disponibilité. Cependant, reconnaître la normalité de l’intervention bénévole ne saurait atténuer la nécessité de préparer et de rémunérer des intervenants professionnels en nombre suffisant. S’en remettre ici trop facilement au bénévolat spontané de la part de quelque pouvoir administratif que ce soit, ce serait soumettre inconsidérément une dimension importante de la vie à des aléas

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aussi néfastes qu’inévitables, comme la répartition inégale des ressources, l’inconstance dans l’intervention, par exemple, et pro-duire une situation inacceptable pour toute conscience un tant soit peu éveillée et responsable.

Toute cette réflexion qui vient d’une expérience de l’exis-tence humaine et tout autant de la description et de l’analyse que les intervenants eux-mêmes font de leur propre état, voudrait souligner en terminant une souffrance particulière éprouvée dans l’intervention : celle de ne pas disposer du temps requis pour être vraiment avec les mourants et leurs proches. Une multitude de choses, allant du menu service à l’urgence plus impérieuse, les réclament ailleurs sur-le-champ et à tout instant, étouffe la disponibilité même pour une présence réconfortante et une attention de qualité. L’accompagnement des mourants est incompatible avec le travail fait à la course dans des situations de pénurie de person-nels. Thème à méditer pour les instances responsables de la planification des ressources dans les diverses institutions hospitalières.

L’intervention que la mort réclame est, comme celle-ci, normale mais singulièrement prenante. Accompagner n’est pas toujours se balader!

Fernand Couturier

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((4)) Éducation populaire à la mort, 1989-90

Le présent texte a été écrit après l’ACFAS, 1989 et 1990 pour un numéro de Frontières.

Mais un tel numéro n’a pas été réalisé. Si le lecteur est à la recherche de moyens précis et immé-

diatement utilisables pour procéder à l’éducation populaire à la mort, prière de tourner la page. S’il veut méditer sur la vie, invi-tation à mettre ses disponibilités à l’épreuve. Car les exercices physiques ne sont pas seuls à entraîner leur lot de difficultés et de douleurs.

Prétention ou appât racoleur, le mot populaire dans le titre de ce numéro de Frontières? Va-t-il donner l’impression qu’on se livre ici à une entreprise de simplification du problème de la mort? Ne pourrait-il pas évoquer, en effet, un processus d’apprentissage raccourci tel que, par exemple, l’anglais, la mé-ditation, l’espagnol, “rendus faciles”? Quelque chose de compliqué ramené à la portée de tous? Et cela par des maîtres, des experts, des gens qui savent?

Il convient, d’entrée de jeu, de formuler ces questions et de les exposer au jugement que chacun peut toujours porter à partir de sa propre expérience, celle de la perpétuelle complexité de l’éducation et de l’inévitable dureté de la mort. Et ce devrait être suffisant pour réprimer à l’éveil même tout sentiment de supé-riorité et de secrète condescendance qui tenterait de s’insinuer dans l’intention de qui ose prendre la parole à ce sujet, et de libérer ainsi la voie pour la lecture intéressée et disponible, à qui, effectivement, tout effort ne sera pas épargné. “Populaire” voudrait plutôt tout juste signifier l’ampleur et l’universalité de l’exigence, du devoir et de la tâche. Ce mot aimerait dire que tout le monde

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sans exception est concerné. Et rien d’autre. C’est dans cette seule optique que sera tentée la présente contribution.

Alors que faut-il entendre par éducation à la mort? On oppose souvent éducation et enseignement. Enseigner, c’est trans-mettre un savoir, des connaissances. C’est une activité, pense-t-on, qui relève de l’intelligence et s’adresse à elle seule. Alors que l’éducation, de son côté, impliquerait tout l’humain. Et selon une manière répandue de comprendre, l’enseignement est rattaché à l’éducation comme un moyen est ordonné à une fin. Un moyen, cependant, qui revêt une importance particulière. Un moyen qui s’impose au point tel que, à la faveur d’une poussée de l’intellec-tualisme scientiste des derniers siècles, il s’est hissé lui-même au rang de fin et a fixé du même coup l’essence de l’éducation à son propre niveau. L’éducation ramenée à l’enseignement, surtout dans les institutions. D’où, ici et là, certaines réticences à parler d’éducation à la mort. Car la mort, laisse-t-on entendre, ne peut être réduite à un objet d’enseignement.

En un sens, rien de plus vrai. Mais est-ce suffisant pour éviter de parler d’éducation quand il s’agit de la mort, l’enjeu de toute vie? Et, en outre, est-ce une bonne raison pour renoncer tout simplement au mot éducation? Ne trouverait-on pas plutôt ici l’occasion rêvée de revenir sur la compréhension devenue courante des rapports de l’enseignement et de l’éducation, et de la soumettre à un examen sérieux? Il se pourrait, en effet, que la mort puisse fournir la juste perspective pour ouvrir l’interrogation à ce propos et pour réveiller l’expérience capable de la fonder originellement et de la guider sans trop d’illusions.

I. Écouter parler le langage :

“enseigner”, “apprendre”, “éduquer” Une attention au langage lui-même peut constituer un point

de départ évocateur. Le dictionnaire rattache le mot enseigner au latin insignare et insignire. Cela veut dire signaler, indiquer et montrer. Montrer se dit, encore en latin, docere. Et ce dernier mot s’entend comme enseigner, instruire, faire voir. Ainsi ensei-gner, c’est montrer et, aussi, faire signe. Si bien qu’on a pu employer montrer pour enseigner, comme dans les expressions “montrer ses leçons à un enfant”, “on va lui montrer comment se comporter”, etc.

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Et alors ces tournures s’accompagnent souvent d’une résonance de contrainte qui va dans le sens de “faire entrer” quelque chose dans la tête de quelqu’un ou dans ses habitudes, même en utilisant la force, ouvertement, subtilement ou sournoisement. Mais montrer, en soi, ce n’est pas imposer; c’est plutôt attirer l’attention vers quelque chose, c’est diriger l’attention sur quelque chose pour permettre de le voir, de le comprendre éventuellement et, ainsi, de se l’approprier; montrer, c’est à la faveur d’une perspective, laisser apparaître quelque chose pour la compréhension. Alors enseigner, qui veut dire montrer, ce n’est pas forcer; mais bien plutôt éveiller à une possibilité de considérer et, ensuite, de décider. Montrer s’adresse finalement à la liberté. Et, en cette manière, il apparaît nettement que l’enseignement compris comme pure transmission de savoir s’adressant à la pure intelligence est une aberration, au sens strict et littéral, c’est-à-dire une errance en dehors de ce qui est vraiment. Et, dans cette mesure, une abstrac-tion illusoire qui consiste à penser et à faire comme si l’intelli-gence pouvait fonctionner séparément du reste de l’humain. L’enseignement, l’accession à un savoir, repose bien plutôt sur la totalité des dimensions de l’être de l’humain, sur la concrétude de l’être dans le monde selon sa teneur matérielle, affective et spirituelle, et il implique de la sorte l’existence ou la vie intégrale.

Apprendre, de son côté, se pose en vis-à-vis de l’ensei-gnement. Il passe pour être son corrélatif obligatoire. Mais si enseigner consiste à montrer et à faire signe dans le champ ouvert de la liberté, alors en quoi peut bien consister l’activité qui doit lui correspondre? Ici encore le langage semble avoir retenu un fonds d’expérience des plus suggestifs.

Apprendre vient du latin apprehendere qui signifie saisir et comprendre. Le premier exemple qui vient à l’esprit et que le dictionnaire a par ailleurs lui-même conservé, c’est l’acquisition de connaissances. Acquérir, on le reconnaît facilement, est en étroite parenté avec quérir, quête et question. Questionner, se mettre en quête de quelque chose pour arriver à une compréhension, voilà l’essentiel du trajet à parcourir quand il s’agit d’apprendre. Apprendre s’avère ainsi un comportement et un mouvement qui s’inscrivent dans la perspective d’une attente se déployant ou se portant elle-même, justement sous forme de question ou de quête, dans une aire ouverte de liberté, et qui semblent à ce titre correspondre

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à ceux de l’enseignement. Ainsi se voit-on de nouveau invité à dépasser l’intellectualisme abstrait évoqué à l’instant. Apprendre ne se réduit pas à l’exercice d’une activité purement intellectuelle. Apprendre une leçon puise sa possibilité et son sens dans le projet infiniment plus vaste d’apprendre à séjourner sur la terre avec les autres selon l’être dans le monde intégral qui est le lot premier de l’humain. Apprendre est porté dans ce projet global et reçoit de lui ses composantes spirituelles et affectives ainsi que ses dispositions d’humeur.

Et voilà, semble-t-il, la véritable affaire de l’éducation. Ainsi se trouve-t-on conduit à un point où des doutes, au moins, peuvent s’élever quant à la pertinence de séparer trop abruptement enseignement et éducation; de les ordonner entre eux à titre de moyen et de fin pour ensuite les confondre dans une sorte de processus réducteur pour l’éducation. Et ainsi également se reconnaît-on en bon lieu pour voir naître des interrogations quant à la véritable portée des distinctions courantes, impliquées dans cette séparation, entre l’intellectuel et l’affectif, entre la sphère lumineuse de l’esprit et le monde nébuleux du sensible concret.

Alors il n’est pas inutile d’écouter encore un peu les suggestions qui viennent du langage. Qu’est-ce qu’il a retenu dans le mot éduquer? Ce vocable vient du latin educare, élever, nourrir, avoir soin de, former, instruire; et aussi de educere, conduire au dehors, faire sortir, élever un enfant. Manifestement le langage parle de bien autre chose que du seul enseignement limité à la transmission d’une pure connaissance intellectuelle. Il y va plutôt de besoins et de soins mesurés à l’amplitude même de la vie ou de l’existence et ordonnés à elle. À cet égard, il est très instructif de remarquer dans les mots éduquer et exister le même préfixe ex qui signifie rigoureusement la sortie et le déploiement. L’éducation semble ainsi avoir tout à apprendre de l’existence. Globalement, on pourrait dire ceci: comme tout humain a à assumer en propre le déploiement de sa vie ou son ex-istence, l’éducation qui est à l’image de celle-ci, pour ne pas être une force indue exercée sur autrui ou une intrusion malencontreuse dans ce qui le concerne en propre, doit s'appliquer à montrer plutôt qu'à faire. Montrer en l'explicitant ce que chacun peut immédiatement expérimenter, à savoir qu’il a à assumer, à mener soi-même sa propre existence, qu'il ne convient pas qu’il s'en

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remette à d'autres pour cela. Finalement, éduquer, ce serait participer à la responsabilité première qu'a chacun de s'éduquer, d’accéder à ce qui lui revient en propre, mais avec l'attention toute particulière de ne pas désapproprier l'autre de cette responsabilité sienne et inaliénable. Éduquer un enfant, par exemple, c'est faire le nécessaire, ce qui est approprié pour qu'un enfant déploie son être, jusqu'à son accomplissement le plus parfait possible. C'est le prendre en soin, c’est-à-dire l'aider et l’assister de manière à ce qu'il puisse évoluer selon toute l'amplitude de ses possibilités propres ou se porter vers son accomplissement. À la rigueur, éduquer apparaît si peu comme une imposition venant de l’extérieur ou comme l’exer-cice d’un pouvoir dominateur ou encore quelque chose que l’on fait pour d’autres et à leur place, que le verbe éduquer ne devrait s'employer qu'à la forme pronominale réfléchie, s'éduquer. Éduquer, c’est originellement s’éduquer. À la rigueur, une expression comme “faire l’éducation de quelqu’un” n’a pas de sens, si ce n’est celui, tout à fait digne de réprobation, d’exercer une violence. On participe plutôt à l’éducation d’un autre qui, lui, a à s’éduquer comme il a à exister. S'éduquer, c'est assumer sa vie, son existence dans toute l’étendue de ses possibilités, avec d'autres ou avec leur concours, selon son essentiel être au monde avec des semblables; c'est encore sortir, i.e. s'ouvrir comme un bouton de fleur, se projeter et s’épanouir selon ses authentiques possibles qui s’offrent aux décisions de sa propre liberté; s'éduquer, c'est se déployer jusqu'à l'accomplissement, ou mieux, vers l'achèvement. Mais où et quand s’achève la vie? À la mort. S'éduquer, c'est s'éduquer à la mort, c'est-à-dire, se déployer jusqu'au bout, jusqu'à la mort; et, pourrait-on ajouter, se déployer sous le signe de la mort ou de la fin, à tout moment de la marche vers l'accomplissement. Voilà bien un genre d’élucubration, pourrait-on objecter spontanément, qui risque de mener au défaitisme et à la morosité. La vie en a-t-elle vraiment besoin? Ne suggère-t-elle pas un discours plus enthousiaste et enlevant?

Faisons le point. Éduquer, c’est enseigner et apprendre, mais en un sens approfondi et rafraîchi. C’est, plus précisément, s’éduquer ou se projeter dans l’ensemble de ses possibles où se rencontre, en fin de tout, la mort. Soit, tout ceci peut bien être suggéré par le langage. Mais la pensée ne saurait jamais s’en tenir à cette première approche. Il lui reste à étaler et à articuler toujours

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à nouveau tous les éléments de ces indications à partir du cœur qui les anime, c’est-à-dire en se basant sur l’expérience même de l’existence faisable par chacun.

II. La vie comme intégrale

Une tâche commune et universelle est toujours là et attend

sa constante mise en œuvre. Celle d’exister; parce que nous avons toujours à être ce que nous sommes. Notre être est en effet une source jaillissante de possibles. La tâche, encore, de s’éduquer ou de se déployer jusqu’à l’accomplissement, ou bien et en fin de compte, celle d'apprendre ou de réapprendre expressément dans le concret de la vie ce que signifie mourir. Puisque mourir, en effet, c'est rassembler sa vie dans son achèvement; ou, dit autrement, c’est l’éducation menée à terme. Voilà à quoi semblent aboutir les suggestions recueillies jusqu’ici. Mourir, c'est en somme apprendre à jouer, au fil des jours, l'intégrale de sa vie. Est-ce un paradoxe ou la simple réalité?

… jouer une intégrale

Jouer l'intégrale des symphonies de Beethoven ou des

œuvres de Chopin, tout le monde sait d'emblée et en gros ce que cela représente. Même si très peu savent le faire, plusieurs peuvent l'apprécier. Qu’en est-il au juste? Jouer une intégrale, c'est d’abord envisager une totalité et l’embrasser ou la maintenir ensemble dans son intégralité; c’est passer à travers un tout et le tenir rassemblé; c’est suivre un parcours jusqu'au bout, c’est jouer jusqu'à la fin, jusqu’à ce que ce soit complet, jusqu'à l'accomplissement.

Accomplir, c’est rien de moins qu’achever, i.e. aller jus-qu'au "chef" au sens ancien de "bout", de "fin". D'où, sans doute, l'expression "chef-d'œuvre": œuvre qui atteint, d'une manière, le bout d'un possible ou l’excellence. Achèvement, parcours d'un possible jusqu'au bout, l'intégrale permet alors de saisir et de comprendre les parties et l'ensemble. Elle permet de les présenter à tour de rôle, d'une part, comme parties d'une totalité, s’affichant différentes les unes des autres, mais toutes en rapport les unes avec les autres. Elle permet, d’autre part, de les présenter et de les embrasser comme totalité de parties, comme un ensemble

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anticipé et puis exécuté, un ensemble significatif et intégré. Ainsi jouer, diriger et interpréter une intégrale, c'est permettre à un ensemble d’œuvres de se manifester comme tel et de signifier à nouveau pour une époque ou pour un monde, en mettant à contri-bution les aptitudes particulières de ce monde pour entendre, ou en s’adressant à ses propres capacités de sentir et de comprendre. Et, pourrait-on dire, jouer une intégrale ou permettre au sens d’un ensemble d’œuvres héritées du passé d’être accueilli dans l’écoute attentive d’un monde donné qui est toujours celui du présent, revient à exposer ce monde à la puissance évocatrice et transformatrice de l’œuvre, et peut de la sorte amener ce monde à se dépasser lui-même, à élargir ses capacités de sentir et de com-prendre. Et ainsi jouer une intégrale pourrait sonner l'aurore d'une autre époque ou l’éveil d'un autre monde. Ce pourrait être, en ce sens, une interpellation historique, i.e. l'invitation qui arrive à un monde donné de modifier son cours, ou encore la mise en place discrète de conditions pour entrer dans une autre époque.

… comprendre la vie comme une intégrale

Peut-on envisager semblable chose pour la vie? À peine,

semble-t-il. Car la vie n’est jamais complète tant qu'elle est en cours. Pendant tout ce temps, on ne pourrait pas, à la rigueur, parler d'une intégrale de la vie. La vie, par ailleurs, paraît complète au moment de la mort, de l’inéluctable mort. Mais à ce moment précis, il est déjà trop tard pour l'embrasser dans sa totalité. Car alors quelqu’un n’a plus de regard, n’a plus de souvenir pour le faire, du moins apparemment. De sorte que personne ne semble pouvoir jouer l’intégrale de sa vie.

… … anticipation d’un tout, d’une fin

Mais la pensée rebondit tout de suite. Nous pouvons quand

même, et c’est incontestable, envisager un tout avant qu'il ne soit effectivement achevé. En effet, nous comprenons toujours par attente, par anticipation. Qu’en est-il au juste? Dans tout parcours, dans toute démarche, pour toute réalisation, nous distinguons spontanément, mais bien souvent sans nous y attarder trop, une mise en branle, des étapes diverses et une fin. Des étapes successives

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qui sont toutes comprises dans leurs différences et leur sens comme se situant dans l’avancée anticipatrice ou l’ouverture englobante du projet d'une fin, d'un bout, d'une œuvre, de quelque chose d'achevé. Dans tous ces cas, sans la tension selon laquelle nous nous pro-jetons à partir et au-delà de l'immédiat qui nous occupe à tout moment, nous ne comprenons pas cet immédiat dans ses particu-larités et son identité, et par conséquent, dans sa différence et son sens. Sans cette avancée anticipatrice, l’immédiat du présent est obscur et aveugle. Le chapitre d'un livre, par exemple, est constitutif du sens du livre, mais il ne reçoit en même temps son sens à lui véritable que dans la vaste perspective de l'ensemble du livre. Notre vie, nous la comprenons semblablement comme le parcours global de tous nos parcours particuliers; et nous nous y trouvons toujours déjà engagés, à une étape ou l'autre, orientés déjà vers une autre étape et avec l'anticipation tantôt floue et tantôt plus précise de la fin, du bout, de l'achèvement, de la mort. La vie peut donc apparaître en cette manière dans sa complétude, dans son intégralité. Expérience discrète ou vive de notre mortalité, expérience à tout moment accessible de la fin, de la finitude de notre vie.

… … manifestation quotidienne de la finitude

C'est comme cela, d'ailleurs, que se constituent toutes nos

expériences. Elles sont toutes des expériences de la finitude de notre existence. En effet, toujours l'expérience est expérience d'un quelque chose de particulier qui laisse place à autre chose. De celui qui est expérimenté ne dit-on pas: "Il en a vu d'autres !" Il a vu des choses particulières ou déterminées, c’est-à-dire finies, arriver ou se produire après avoir été attendues. Il les a vues passer, laisser de la place ou céder la place à d'autres. Pour lui, il n'y a plus de surprise en cela. Celui qui est expérimenté a arpenté bien des dédales de la finitude et il y reste en chemin. Il ne s'est pas fixé à quelque chose, il ne s'est pas arrêté dans un état quel-conque, et il demeure en expectative d'autres choses possibles, agréables ou désagréables, en attente d'autres états à venir, pénibles ou euphorisants. Et nous sommes tous, à un égard ou l'autre et à un niveau quelconque, des expérimentés. L'expérience est expérience de quelque chose de fini surgissant à côté, à la place ou en suite d'un autre, et toujours dans l'espace ouvert d'une attente où brille

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comme entre des nuages la joie ou le bonheur d’être. L'expé-rience est expérience de la succession, du mouvement. Elle est expérience d'une finitude ouverte. Un fini évoque de l’autre, même si cet autre est d’abord souvent imprécis. Un déterminé et son autre se succèdent dans la manifestation selon le jeu de la sortie vers l'absence et de l’entrée dans la présence. Ainsi, tel une fontaine qui jaillit, toujours de l'autre et du nouveau apparaît ou peut apparaître à la conscience. Tant qu'il y a conscience, bien sûr. La vie humaine, à l’évidence, a sa propre conscience. Et celle-ci semble cesser avec la mort, l’inévitable mort. Alors peut se profiler ou s'annoncer l'autre de la conscience. L'autre de la conscience de la finitude ouverte. Quel est cet autre? Notre expérience de la finitude ouverte ne nous le montre pas en lui-même. Nous pouvons certes l'imaginer, nous pouvons y penser. Et nous pouvons laisser s'implanter des croyances à son endroit. Ce que nous faisons souvent, sinon tout le temps. La mort échap-pant à notre emprise comme une force ou un destin que nous ne pouvons pas déjouer, mais néanmoins pouvant mourir par antici-pation ou pouvant à tout moment assumer la mort comme apparte-nant à l’achèvement de la vie, nous avons du mal à comprendre que cette mort soit la cessation pure et simple de la conscience de la finitude ouverte. Il nous pèse de penser qu'elle soit la fermeture de la finitude ouverte, c'est-à-dire de notre finitude. Ainsi semblent s’annoncer un espace et un temps pour l'après-vie.

Et voilà qu’apparaît ainsi encore la vie dans son intégralité et que s’affiche à nouveau la possibilité de jouer l'intégrale de la vie: la vie dans son ensemble, la vie avec la mort, la vie jusqu’à la mort. Et, peut-être, la vie à travers la mort…? Qui sait? Et comment le savoir? L’humain peut questionner jusque-là. Ce n’est pas banal.

… … la juste perspective humaine

Ramener la vie dans la finitude, dans ses limites, à ses limites. Ses limites qui, comme telles, renvoient à autre chose. C'est la juste perspective humaine. La perspective de la finitude. On n'y arrive pas en faisant abstraction de la mort. Celle-ci est plutôt sa marque indélébile et incontestable, sa sanction inéluctable. L’humain ne peut pas vivre en éludant sa finitude mortelle. Pas

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d’esquive possible. C'est ce que nous entendons par jouer l'intégrale de sa vie. Négativement, cela veut dire: ne pas jouer les non-mortels, i.e. feindre l'immortalité par myopie entretenue par la force d’attraction du confortable et sécurisant réel concret, ne voulant pas se rendre à l'évidence immédiate de la mort sous les apparences de la finitude inscrite dans l’expérience même, en toute expérience. Cela veut dire aussi ne pas jouer les sur-mortels, i.e. fuir dans l'immortalité par imagination, vivant une immortalité rêvée, création de la science-fiction ou de la fantaisie; une immor-talité faisant fi de la pesanteur, escamotant les liens, les limites, les lois de la mortalité, de la finitude; cela veut dire, finalement, ne pas jouer le surhomme, le sur-mortel. La perspective de la finitude mortelle seule convient à l’intégrale de la vie.

III. Le jeu de la vie

Jouer l’intégrale de sa vie, c’est en somme ne pas feindre

l’absence ou l’impuissance de la mort, ou encore ne pas s’aban-donner au leurre de la vie inconditionnée. Mais cela ne dit pas toutefois que la vie elle-même se joue. Et comment la vie peut-elle être affaire de jeu? La vie par le sérieux qui la caractérise n’est-elle pas de façon décisive hors du domaine du jeu? Ainsi l’expression jouer l’intégrale de la vie ne serait pas appropriée, ne serait que stérile imagerie. Mais sait-on suffisamment bien ce que veut dire jouer? A-t-on raison de reléguer le jeu en dehors du sérieux?

… l’essence du jeu

Il est vrai qu’on joue pour se distraire des choses sérieuses

de la vie. N’est-ce pas pour se reposer, en effet, que l’on joue? Mais le besoin de distraction et de repos est lui-même chose sérieuse. Un besoin qui finit toujours par s’imposer de quelque manière et qui loge à l’enseigne des nécessités heureuses ou malheureuses. Ainsi le jeu, du moins en sa finalité, n’est pas étranger à tout sérieux. On peut toutefois aller plus loin et reconnaître que le sérieux appartient à son essence même. Il est d’expérience commune, en effet, qu’on ne veut pas jouer avec quelqu’un qui ne prend pas le jeu au sérieux. On n’y trouve aucun intérêt, aucune distraction ni

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repos. Pourquoi? Parce que le propre du jeu est de captiver le joueur, de le fasciner et de le maintenir dans son domaine où prévaut un esprit propre. Un esprit qui pénètre le joueur, un esprit qui se dégage de règles précises. Ces règles régissent des comportements et des mouvements particuliers qui impliquent toujours des risques parce que présentant des choix, et qui aboutissent à des échecs ou à des réussites. On peut penser, à titre d’exemples, aux diverses constructions possibles d’un jeu de lego, aux tracés quasi indéfiniment variables permis par les jeux d’échecs et de bridge. Un jeu réussit quand une configuration significative et ultime résulte ou ressort de l’ensemble des mouvements choisis dans les situations fortuites qu’il occasionne, et que les joueurs exécutent dans le strict respect de ses règles. Cela exige le sérieux au jeu, cela suppose que les joueurs se laissent prendre au jeu et s’adonnent à son esprit. Les propres initiatives des joueurs ne peuvent être que celles qui conviennent aux scénarios envisa-geables dans le jeu, aux possibilités de configuration inscrites dans l’essence même du jeu, précisément comme possibilités à inventer, selon des règles, dans l’aléatoire admis par elles-mêmes, et à amener ainsi à la manifestation. À chaque fois qu’un jeu est joué ou se joue, il arrive, à travers la conduite des joueurs, à la manifestation de ce qu’il est, à une configuration ou un aspect toujours renouvelé de lui-même. Le jeu se manifeste lui-même selon ces diverses figures dans la richesse de ses possibilités d’être.

Il est certes vrai que le jeu a besoin du joueur. Celui-ci a des conduites propres. Il joue vraiment. Mais le joueur est encore plus profondément et plus originellement joué. Car ses propres initiatives se situent dans un lieu où il est lui-même entraîné et limité, c’est-à-dire dans le contexte des multiples possibilités in-ternes du jeu, ouvertes et circonscrites par ses règles propres. Le joueur est fondamentalement joué, car il est en tout premier pris au jeu et dans le jeu.

Le jeu se manifeste donc dans ce qu’il est à la faveur du sérieux qui le détermine en son essence même, et grâce au respect que le joueur lui porte comme tel. Alors le jeu importe au joueur. Il est important. À cet égard, il se rapproche de la vie et de l’exis-tence qui sont, à l’évidence, choses sérieuses et importantes entre toutes. Mais ce rapprochement pourrait en être un de pure exté-riorité. Il importe donc à notre propos de voir si et comment les

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traits essentiels de la vie humaine ou de l’existence épousent ceux du jeu.

… la vie est jeu

Chacun doit ici s’en remettre à son expérience personnelle.

Avec un tant soit peu d’attention, il devient manifeste que la donnée primordiale de notre conscience est le paysage éclairé de notre être dans le monde. C’est notre première lucidité. Ce qui se montre ainsi à chacun, c’est son être même, dans sa concrétude propre, comme lié essentiellement ou obligatoirement à un en-semble de choses dont il a besoin pour la poursuite de son destin, et comme engagé dans un partage de présence avec des semblables. C’est en suite de cette donnée première que tout se passe. Que tout se joue, aimerait-on dire spontanément. Car il s’agit bien d’une donne initiale qui ouvre un jeu, le jeu de la vie. En effet, chacun reçoit en son être global toutes les dépendances qui le lient inexorablement, à travers sa corporéité, à la matérialité du monde environnant et de l’univers; chacun reçoit aussi dans cette donne première tout le bagage des possibilités de rapports indis-pensables avec les semblables; et, embrassant tout cela, est aussi reçu l’espace dégagé et éclairé où pointe la reconnaissance première que chacun a à assumer comme sien cet être complexe en qui se croisent les tracés obligatoires d’un destin essentiellement partagé avec d’autres, mais en lequel aussi peuvent se faire jour comme à l’infini les poussées et les avancées des tentatives créatrices de la liberté.

La vie humaine ou l’existence commence ainsi par une donne. Qui définit le jeu et délimite son terrain. L’ouverture de cette aire de jeu est sillonnée conjointement par les traits essentiels de la dépendance et de la liberté. Ces traits sont les règles qui tout à la fois imposent la rigueur à la marche du destin et lui allouent en même temps la souplesse pour l’initiative. Selon une vocation individuelle et universelle, chacun a à prendre en charge ce destin partagé, lui donnant une tournure propre et lui permettant de la sorte d’afficher une physionomie toujours particulière. Au rythme et à la mesure de ces manifestations, qui peuvent apparaître comme autant d’échecs ou de réussites du jeu, surgit la signification et le sens de l’existence, non sans une sorte d’inconstance plus

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ou moins décevante dans l’atteinte des résultats. Une constellation de figures en continuelle évolution se dessine ainsi dans l’aire mystérieusement riche mais profondément vulnérable de la néces-sité et de la liberté. La vie humaine ou l’existence est en cette manière reçue et assumée. Elle est jeu. Fondamentalement.

… l’esprit du jeu de la vie

Tout jeu dégage une atmosphère particulière. Il crée comme

une ambiance qui tantôt invite à ce qu’on y joue, et tantôt non. C’est ce qu’on traduit par les expressions comme “l’esprit d’un jeu”, “aimer l’esprit d’un jeu”, “entrer dans l’esprit d’un jeu”, “ne pas être dans l’esprit du jeu”, etc. Ainsi jouer suppose qu’on adopte des dispositions particulières ou qu’on entre dans un certain état d’esprit. Selon le jeu qu’il joue, une humeur quelconque affecte toujours un joueur et s’affiche dans ses conduites. Quel est, peut-on demander maintenant, l’esprit propre au jeu de la vie et quelles dispositions fondamentales inculque-t-il aux joueurs?

À première vue et manifestement, ce ne peut être que la morosité, puisque la mort y est inscrite à tout moment sous le signe de la finitude, et que de plus elle s’impose comme sa fin inéluctable. Ou bien peut-être l’enthousiasme, comme pourrait le suggérer la richesse inventive de ses manifestations? Jouer le jeu de la vie, c’est jouer la finitude intégralement, selon ses deux dimen-sions, celle de fin de… et celle aussi d’ouverture à… Pourrait-il convenir alors de se laisser prendre à ce jeu comme par la magie envoûtante des images du kaléidoscope? La richesse et la variété des apparences, des figures, des visages de la vie, ou de ses possibilités d’être, peuvent en effet exercer une fascination indéniable. Un peu et nous voilà, comme joueurs de ce jeu, trans-portés, envahis et soutenus par un esprit d’allégresse et de recon-naissance pour tant de merveilles. Et ne pouvons-nous pas nous laisser prendre ainsi à souhaiter plus ou moins expressément la permanence de ces manifestations d’être?

Et alors semble vouloir se montrer, comme en une hésita-tion et un balancement aux limites, l’autre de la finitude. L’autre qu’on a dit absolu. L’autre absolu? Mais n’y aurait-t-il pas ici un écart du langage? Comment, en effet, ce qui est autre peut-il être absolu? Contradiction dans les termes. Alors il faut reprendre et

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questionner: la finitude est-elle ouverte jusques et y compris dans ce qui paraît être sa fin ultime, la mort? Comment le savoir? À quelles conditions peut-on y penser sans divaguer, sans errer mani-festement dans la contradiction, et en sauvegardant quelque vrai-semblance et une certaine légitimité? Comment peut-on envisager l’ouverture ultime de la finitude sans donner dans une euphorie in-considérée?

Réponse : En tenant obstinément ensemble les données mêmes de l’expérience de la finitude mortelle. Peut-être bien sommes-nous engagés dans une perpétuité, une pérennité, une sorte d’in-finir de l’arrivée à la manifestation, i.e. à l’être. Mais, à l’expérience, nous sommes toujours mortels. Peut-être bien notre destin de finitude nous permet-il une sorte d’être résiduelle avec une conscience quelconque, puisque notre conscience est une conscience de la finitude ouverte. Mais, à l’expérience encore, cette finitude est quand même mortelle. Comment donc penser ensemble la finitude, l’ouverture et la mort? Cette question pourrait bien être cela même qui ait la force de nous garder perpétuellement en quête ou en mouvement et ainsi d’insuffler au jeu de la vie son esprit propre. Qui serait une sorte d’attente hésitante. Un espoir retenu. Le jeu de la vie selon les règles de la finitude ouverte et mortelle n’inspire pas nécessairement et uniquement la morosité et le défaitisme. L’esprit qui lui est approprié est tout aussi bien un certain enthousiasme réservé, alimenté au souffle du va-et-vient respiratoire de cette même finitude en quête incessante d’altérité. On y reconnaîtrait le rythme dominant et la tonalité fon-damentale du jeu de l’intégrale de la vie.

Chasser par une négation résolue tous ces "peut-être" rela-tivement à une sorte d'au-delà de la mort qui maintiendrait en quelque manière la conscience personnelle pourrait être une ten-tation suggérée par le pouvoir de démonstration de la rationalité scientifique. Pouvoir qui voudrait reconnaître de la validité qu’aux seules démarches de la raison aboutissant à des résultats tangibles ou mesurables. Mais ce serait peut-être une fermeture illégitime des perspectives qui pourraient s'ouvrir avec la mort. La pensée pourrait bien, en effet, déborder ce type de rationalité qui a eu ten-dance à prévaloir au cours des derniers siècles. La raison planifie ses parcours. La pensée, elle, écoute des appels et tente de leur corres-pondre en toute rigueur du langage. La démonstration scientifique

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se situe à l’intérieur de la pensée. Elle arrive après elle. Il ne lui revient pas de déterminer l’ampleur de cette dernière qui reçoit sa seule mesure de ce qui est. Et ce qui est, derechef, excède décidément le strict planifiable ou mesurable comme il appert à l’envi aussi bien dans les discours de tous les jours que dans les paroles plus endimanchées de la poésie.

Ou, à l’inverse, remplacer ces "peut-être" par une affirmation décisive pourrait bien être une fuite en avant inconsidérée dans l'une ou l'autre croyance qui, faisant bon marché des limites et des possibilités de promesses de notre expérience du phénomène de l’existence, laisse allègrement miroiter des “après-vie” de toutes sortes. Le trop grand foisonnement des promulgations des “après” et des “au-delà” de la finitude mortelle devrait rendre songeur. Tout discours au sujet de quelque “après-vie” devrait être apprécié à l’attention qu’il porte à ce qui serait approprié ou pourrait convenir à l’existence telle que donnée et expérimentée dans sa simplicité et son immédiateté, comme être dans le monde avec d'autres selon une présence partagée; c’est-à-dire approprié à ce qui s’annonce peut-être déjà en secret dans les entrebâillements des possibles de cette existence. À la faveur d’une telle attention, est garantie, en tout premier, la seule aire de manifestation permettant aux expériences possibles, y compris celles des “au-delà”, de se dire; avec elle sont aussi garantis le sens de la con-crétude et les voies possibles de la communication qui permettent à ces expériences de se faire reconnaître ou de se faire rejeter par tout un chacun en tant que livré à sa propre responsabilité d’exister, en tant que joueur sérieux d’un jeu aux règles irréfragables, aux règles toujours accessibles et compréhensibles par lui. Le culte de l’ésotérisme, dans la mesure même où il se réserve à des initiés, est irrespectueux de la donne première du jeu de la vie. Ce jeu ne tolère pas l’esprit de chapelle.

L’intégrale du jeu de la vie ne devrait se jouer tout au long et universellement qu’en mode mineur. Dans la tonalité d’un espoir retenu ou bémolisé se dégageant de l’expérience communi-cable de la finitude ouverte et mortelle.

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Conclusion Il y a donc un sens acceptable à parler d’éducation à la

mort. C’est enseigner et apprendre à jouer l’intégrale de la vie. Car la vie est jeu. Car la vie peut être embrassée dans sa complé-tude, de la naissance à la mort, du commencement à la fin sous le signe de la mortalité. Le contenu de cette éducation à la mort doit être de part en part suggéré par la vie elle-même en tant qu’elle est fondamentalement un déploiement de la finitude. Et ce contenu doit être continuellement renvoyé à l’expérience que chacun fait toujours de cette même existence finie. Les méthodes de cette éducation à la mort ont à se calquer sur les règles mêmes du jeu de la vie intégrale en tant que se croisent et se confondent en lui les voies de la nécessité et de la liberté. Et l’esprit de cette éducation à la mort, quant à lui, ne devrait-il pas s’inspirer de la tonalité bémolisée du jeu même de l’intégrale de la vie? Cette éducation comporte ainsi une vaste perspective qui se mesure à l’amplitude même de l’existence étalée jusqu’aux limites; et elle comprend aussi la mise en relief des traits de la nécessité qui attachent au monde des choses, de même que l’éveil aux échappées possibles de la liberté créatrice de formes et de configurations nouvelles dans ce même monde. Cette éducation est ainsi géographie existentielle, existence paysagée.

L’éducation à la mort devrait effectivement être à l’image de l’existence. Nous avons observé au début de notre parcours comment exister et éduquer se voisinent et s’apparentent. Et il peut apparaître maintenant, dans un effet de retour étonnant, que l’éducation à la mort comme intégrale de la vie est l’exemple par excellence, voire la garantie, de l’éducation dans son achèvement. Car celle-ci coïncide en effet avec l’ultime déploiement de la vie assumée en liberté, avec l’existence intégrale qui consiste à s’édu-quer. L’éducation à la mort… l’intégrale de la vie… l’éducation intégrale. Alors l’éducation populaire à la mort, à bien y regarder, c’est tout le monde simplement invité et renvoyé à la responsabilité inaliénable d’assumer son existence propre dans son intégralité ou pour son achèvement, sous le signe de la fin et jusque dans sa fin, en jouant au jeu des évocations créatrices de la finitude dans le déroulement du quotidien. Ainsi l’aménagement paysagé, person-nalisé et incessant, de l’existence finie au rythme du mouvement

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en mode mineur d’un espoir retenu ou d’une espérance imbue de réserve.

Fernand Couturier

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((5)) Perspective de la mort : ouverture à l’éthique, 1990

À propos du titre Perspective de la mort : une ouverture à l'éthique. C'est

le titre qu'on m'a proposé pour ce séminaire. Ainsi la perspective de la mort serait une ouverture pour l'éthique, une ouverture offerte à l'éthique. C'est le sens qui m'est venu tout d'abord. Cette première compréhension a remplacé les deux points (:) par le verbe "être" et explicité la préposition "à" dans le sens de "pour". Une interprétation spontanée.

Un peu de réflexion, cependant, déniche là un paradoxe. Car pour le sens commun ou la pensée courante, du moins, la mort semble évoquer tout autre chose qu'une ouverture. N'apparaît-elle pas plutôt justement comme une fermeture? La fermeture de la vie telle qu'expérimentée à tous les jours par tout un chacun. La fermeture de nos projets, la fermeture de notre avenir; donc la fermeture de notre agir et, par conséquent, la fermeture de l'éthique ! Et nous voilà bien loin de ce que semble proposer le titre.

Mais regardons de plus près. La première partie de ce titre parle de perspective de la mort. L'expression semble évoquer que la mort n'est pas tout à fait là, qu'elle est comme à distance, laissant un espace encore ouvert, laissant une perspective ouverte, délimitant cette perspective, c'est-à-dire celle de la vie elle-même... jusqu'à la mort. En quoi peut bien consister cet espace, ouvert ici et maintenant, mais se fermant plus loin, à la fin pour ainsi dire? Cet espace, effectivement, permet une perspective, celle de la finitude. La perspective de la mort est la perspective de la finitude. Alors comment la comprendre, cette perspective de la finitude, pour qu'il soit possible de la mettre de quelque manière en rapport avec "une ouverture à l'éthique"?

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Et que peut signifier cette deuxième partie du titre : "une ouverture à l'éthique"? Elle peut au moins vouloir dire deux choses. D'une part, une ouverture pour l'éthique, comme cela semble aller de soi ainsi qu'on l'a dit d'entrée de jeu. Ou encore, une ou-verture pratiquée par l'éthique. Notre cheminement nous permettra peut-être de comprendre le bien-fondé de ces deux sens. Dans le premier cas, le titre signifierait: la perspective de la mort constitue une ouverture pour l'éthique, ou plus précisément, une porte de sortie pour l'éthique qui se trouve confrontée à des problèmes surgissant avec une nouvelle acuité, et qui se sent coincée dans sa rationalité reçue. Dans le second cas, le titre pourrait vouloir dire: une ouverture au sens d'une attention pour l'éthique. Mieux, une attention ou une ouverture pour ce qui est éthique, pour l'éthicité, entraîne ou pratique une ouverture qui est la perspective de la mort. Dans ce cas, le titre dit que la perspective de la mort vient ou résulte de l'ouverture à l'éthique. De l'éthique repensée ou revenue à sa simplicité. Tout ceci est particulièrement contrariant, voire déroutant. Est-ce qu’il y a un chemin qui conduise à un tournant où le rapport entre ces deux sens puisse se manifester? Un chemin qu'il nous faudra peut-être frayer nous-mêmes, du moins en partie. Alors mettons-nous en chemin. (1)

I. VERS UNE JUSTE PERSPECTIVE DE LA MORT

1. La feinte moderne de la non-mort On peut, et ce fut déjà fait, mettre au compte d'un certain

matérialisme le fait de considérer la mort comme une fin absolue, comme une limite absolument dernière. Alors la mort devient la chose à éviter, l'ennemi par excellence à combattre, l'échéance à retarder le plus possible. Et le monde moderne s'y est employé. Il a mis la science et la technique au service de la santé et de la prolongation de la vie. Et ses réussites ont encouragé la volonté techniciste à développer l'idéologie de la vie à tout prix !

Dans cette même foulée, avec le pouvoir de la science et de la technique en main, nous avons pris la mesure de notre terre et nous nous sommes adonnés à l'exploitation sans mesure de ses richesses. Mais, en même temps, nous nous sommes adonnés, de façon tristement aveugle, à la dévastation sans scrupule de notre

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environnement vital. Comme si sa mort, qui maintenant se préci-pite, n'allait pas affecter notre vie ! (2)

On a joué les non-mortels, on a joué les immortels ! On a feint la non-mort. Et nous jouons encore à ces jeux dangereux qui sont sans doute les vrais jeux interdits !

2. Une expérience post-moderne :

la mort échappe au pouvoir Mais nous voici engagés dans une ère nouvelle qu'on a

souventes fois appelée post-moderne. On l'a décrite de différentes manières. Nous n'allons pas y revenir dans le détail. Mais ses caractérisations se résument peut-être toutes en ceci : la mort échappe au pouvoir. La mort reste vraiment hors de portée. Le pouvoir scientifique et technique la déplace, la repousse, bien sûr, mais il finit toujours par s'avouer impuissant à son endroit. Le sujet de ce pouvoir et de cette impuissance, c'est-à-dire l'humain que nous sommes, reconnaît finalement et en profondeur ses propres limites et sa propre mortalité, de même que celles de son environnement vital. Et cela par-delà et au sein même de ses exploits scientifiques et techniques. Ceux-ci ont quand même favorisé la vie, son développement, fera-t-on remarquer; mais ils ont agrandi dans la même mesure le règne de la mort, doit-on rétorquer.

Et nous faisons ensemble une expérience commune. Celle des misères particulières de la mort chez nous. On les a plus d'une fois nommées : la peur qu'on a d'elle, sa mise en retrait, la manière de se comporter comme si elle n'était pas, une certaine déshumanisation des conditions dans lesquelles elle advient, une désappropriation à son égard apparemment rattachée à un type d'institutionnalisation, la "marchandisation" de ses alentours, etc. Nous faisons aussi à neuf, aux plans de la pensée et de la sensibi-lité, l'expérience difficile des lourdes questions concernant la vie et la mort comme l'avortement, l'acharnement thérapeutique, l'arrêt de traitements, le suicide, l'euthanasie.

Mais en même temps, pourrait-on dire, se vit une autre expérience, tant au plan de la pensée philosophique qu'à celui de la vie de tous les jours : celle d'un déplacement important dans la conception de l'humain lui-même. Le sujet humain moderne,

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libre et autonome, profondément et abruptement divisé en spirituel et corporel selon la tradition, se comprenant et agissant comme fondement et maître du monde, est tranquillement resitué dans une perspective plus large. Plus fondamentalement qu'un tel sujet mais sans l'exclure, l'humain se reconnaît comme existant au sens fort du terme, ayant un être en déploiement ou se trouvant d'emblée comme être au monde avec les autres. Alors ses rapports au monde et aux autres ne sont plus de simples rapports d'exté-riorité, mais ils apparaissent plutôt comme constitutifs de son être même; ils lui sont essentiels. Les sociétés de la fin du vingtième siècle devront, pour la poursuite de leur existence sur la planète terre ainsi que pour leur agir, tirer les conséquences d'un tel chan-gement dans la compréhension de l'humain. Elles devront bémoliser l'autosuffisance et l'autonomie de la subjectivité (subjectité, devrait-on dire) moderne et, dans cette remise en question, éprouver ou sentir durement le poids de la conception traditionnelle occidentale de l'humain. Car il est difficile de rouvrir des pensées formulées et de les faire avancer une fois qu'elles ont été institutionnalisées.

Aussi la société est-elle maintenant convoquée vers d'autres couches de la sphère de l'humain. Elle est invitée à ne pas réduire la physionomie de cet humain, ou sa réalité, au quadrillage géo-graphique de la division des disciplines et de la multiplication des spécialisations et des compétences, ces leviers et ces glorieux symboles de la puissance moderne, du pouvoir du sujet humain, de sa maîtrise sur lui-même et l'ensemble des choses qui ne sont pas lui. Appelant cela interdisciplinarité et approche holistique, on a déjà commencé, par exemple, au plan de l'intervention dans les situations de mort, à se comporter et à agir comme humain global vis-à-vis d'un autre humain intégral, les deux se trouvant en interdépendance réciproque fondamentale et en rapport essentiel avec le monde des choses. Et là se dégage une impression d'urgence. C'est comme si on accusait du retard. C'est comme si on se débattait dans une faille. Et puis, tranquillement, se fait jour aussi la pensée qu'en deçà des situations où la mort apparaît comme un événement particulier, comme l'événement dernier, on doit envisager, tout au long de la vie, l'ampleur et la constance de la réalité de cette mort. La mort échappe à notre pouvoir, certes; mais néanmoins nous pouvons mourir ! Nous allons essayer de dégager progressivement ce que cela implique.

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3. Pour l'intégrale de la vie Une tâche commune nous attend : celle d'apprendre ou

de réapprendre concrètement ce que signifie mourir. Mourir, c'est rassembler sa vie. Mourir, c'est jouer, au fil des jours, l'intégrale de sa vie. Est-ce un paradoxe ou une réalité?

Diriger l'intégrale des symphonies de Beethoven, interpréter l'intégrale des cantates de Bach, tout le monde sait d'emblée ce que cela veut dire. Même si très peu peuvent le faire, plusieurs savent l'apprécier. C'est suivre un parcours jusqu'au bout, passer à travers un tout et le tenir rassemblé, envisager une totalité et l'atteindre, cheminer jusqu'à ce que ce soit complet, jusqu'à l'accomplissement. Accomplir, achever, i.e. aller jusqu'au "chef" au sens ancien de "bout", de "fin". D'où, sans doute, l'expression "chef-d'œuvre", œuvre qui atteint, d'une manière, le bout d'un possible. Achèvement, parcours jusqu'au bout d'un possible, l'intégrale permet de comprendre les parties et l'ensemble. Elle permet de les présenter, de les assumer, d'une part, comme parties d'une totalité, les unes différentes des autres mais toutes en rapport les unes avec les autres; elle permet de les présenter et de les embrasser, d'autre part, comme totalité de parties, comme un ensemble anticipé, un ensemble intégré et significatif. Diriger et interpréter une intégrale, c'est permettre à un ensemble de se manifester comme tel et de signifier à une époque, pour une époque ou pour un monde, en tenant compte des aptitudes de ce monde pour entendre ou dans la mesure de ses capacités de sentir et de comprendre. Et, pourrait-on dire, dépasser ces capacités de sentir et de comprendre d'un monde donné pourrait être l'aurore d'une autre époque, d'un autre monde. Ce pourrait être une interpellation historique, i.e. l'invitation qui arrive à un monde d'entrer dans une autre époque.

Peut-on envisager semblable chose pour la vie? À peine, car il semble bien qu'elle ne soit jamais complète tant qu'elle dure. Comment peut-on parler, alors, d'une intégrale de la vie? La vie semble complète au moment même de la mort. Mais à ce moment précis, il est déjà trop tard, semble-t-il, pour l'embrasser dans sa totalité : car il n'y a plus de regard, il n'y a plus de souvenir pour le faire, du moins à ce qu’il semble.

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Mais nous pouvons quand même envisager un tout avant qu'il ne soit réalisé. En effet, nous comprenons par attente, par anticipation. Qu'est-ce que cela veut dire? Dans tout parcours, dans toute démarche, pour toute réalisation, nous distinguons une mise en marche, des étapes successives et une fin. Des étapes successives qui sont toutes comprises dans leur différence et leur sens comme anticipation d'une fin, d'un bout, d'une œuvre, de quelque chose d'achevé. Dans tous ces cas, sans la tension selon laquelle nous nous projetons au-delà de l'immédiat qui nous occupe à tout moment, nous ne comprenons pas cet immédiat dans sa différence, dans son sens et, par conséquent, dans son identité. Le chapitre d'un livre est constitutif du sens du livre, mais il ne reçoit en même temps son sens véritable que dans l'ensemble du livre. Notre vie, nous la comprenons semblablement comme le parcours global de tous nos parcours particuliers; et nous nous y trouvons toujours déjà engagés, à une étape ou l'autre, orientés déjà vers une autre étape et avec l'anticipation tantôt floue et tantôt plus précise, de la fin, du bout, de l'achèvement, de la mort. Expérience discrète ou vive de la finitude de notre vie, expérience à tout moment accessible de notre mortalité.

C'est comme cela, d'ailleurs, que se constituent toutes nos expériences. L'expérience est toujours l'expérience d'un quelque chose de particulier qui laisse place à autre chose. De celui qui est expérimenté on dit souvent : "Il en a vu d'autres !" Il a vu des choses particulières, déterminées, finies arriver après avoir été attendues; il les a vues se succéder, laisser la place ou laisser de la place à d'autres. Pour lui, il n'y a plus de surprise en cela. Celui qui est expérimenté a cheminé et il reste en chemin. Il ne s'est pas fixé à quelque chose, il ne s'est pas arrêté dans un état quelconque, et il demeure en expectative d'autres choses possibles, d'autres états possibles. Et nous sommes tous, à un égard ou l'autre et à un niveau quelconque, des expérimentés. L'expérience est l'expérience de quelque chose de fini surgissant à côté, à la place ou en suite d'un autre, et toujours dans l'espace d'une attente. L'expérience est l'expérience de la succession, du mouvement. L'expérience est l'expérience d'une finitude ouverte. Un déterminé et son autre se succèdent dans la manifestation selon le jeu de l'absence et de la présence. De l'autre qui apparaît ou qui peut apparaître à la conscience tant qu'il y a conscience. La vie humaine a sa propre

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conscience. Celle-ci semble cesser avec la mort. Alors peut se profiler ou s'annoncer l'autre de la conscience. L'autre de la conscience de la finitude ouverte. Quel peut bien être cet autre? Notre expérience de la finitude ouverte ne nous le montre pas. Nous pouvons l'imaginer, nous pouvons y penser. Et nous pouvons laisser s'implanter des croyances à son endroit. La mort échappant à notre pouvoir, mais néanmoins pouvant mourir par anticipation, nous avons du mal à comprendre que la mort soit la cessation de la conscience de la finitude ouverte, ou qu'elle soit la fermeture de la finitude ouverte, c'est-à-dire de notre finitude ! Ainsi semblent s'ouvrir un espace et un temps pour l'après-vie.

Remarquons maintenant qu'en tout ceci est apparu l'intégrale de la vie : la vie dans son ensemble, la vie jusqu'à la mort, la vie avec la mort et, peut-être, la vie à travers la mort.

Ramener la vie dans la finitude, dans ses limites, à ses limites. Ses limites qui, comme telles, renvoient à autre chose. C'est la juste perspective humaine. La perspective de la finitude. On n'y arrive pas en faisant abstraction de la mort. Celle-ci est plutôt sa sanction incontestable, sa marque indélébile et incon-tournable. C'est ce que nous entendons par jouer l'intégrale de sa vie. Négativement, cela veut dire : ne pas jouer les non-mortels, i.e. feignant l'immortalité par myopie entretenue, ne voulant pas voir l'évidence immédiate; cela veut dire aussi ne pas jouer les sur-mortels, i.e. ambitionnant l'immortalité par imagination, vivant une immortalité rêvée, objet de la science-fiction; une immortalité malgré les liens, les limites, les lois de la mortalité, de la finitude; cela veut dire, finalement, ne pas jouer le surhomme... le sur-mortel.

Peut-être bien sommes-nous engagés dans un in-finir, une perpétuité, une pérennité. Mais nous sommes mortels ! Peut-être bien sommes-nous destinés à être résiduels dans cet in-finir, avec ou non une conscience quelconque, mais mortels ! Parce que mortels ! Peut-être bien avons-nous même la possibilité d'être éternels, en quelque manière, avec une certaine conscience de notre continuité, mais nous sommes quand même mortels !

Éliminer ces "peut-être" relativement à une sorte d'au-delà de la mort par une négation résolue pourrait être une tentation suggérée par une appréciation par trop enthousiaste des capacités de démonstration de la rationalité scientifique, et une fermeture possiblement illégitime des perspectives qui pourraient s'ouvrir

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avec la mort. La pensée pourrait bien, en effet, déborder ce type de rationalité qui domine présentement.

Ou remplacer ces "peut-être" par une affirmation décisive pourrait être, d'un autre côté, une fuite en avant inconsidérée dans l'une ou l'autre croyance qui fait bon marché des limites de notre expérience du phénomène de notre existence, ou qui les met de côté de façon hâtive, laissant miroiter des "après-vie" qui n'ont pas de soucis pour ce qui serait approprié à ce qui s'annonce peut-être déjà plus ou moins secrètement dans notre existence comprise comme ouverture de possibles et comme être au monde avec d'autres.

4. S'éduquer à la mort L'intégrale de la vie est possible par notre anticipation

constante, latente ou expressément reconnue, de notre mort. Nous nous approchons ainsi, espérons-le, de ce que peut signifier la perspective de la mort dans le titre de ce séminaire. Mais comme une certaine idéologie de la vie à tout prix a dominé notre siècle et est loin d'avoir perdu toute son emprise à l'heure qu'il est en dépit des expériences malheureuses évoquées plus haut, il faut que nous nous donnions les moyens, comme société, de faire le plus largement possible l'expérience du jeu de l'intégrale de la vie, c'est-à-dire d'accéder ensemble à une juste perspective de la mort. Notre société a à s'éduquer à la mort. C'est une tâche générale. L'expression a pu agacer quelques-uns au congrès de l'ACFAS du printemps 1989 où je l'ai employée pour la première fois. On se représentait la mort devenant le simple objet d'un enseignement. Je pense, cependant, que c'est à tort qu'on confond l'éducation avec l'enseignement et je pense aussi qu'il convient tout à fait de réhabiliter le mot éducation plutôt que de l'aban-donner en raison de cette méprise. L'éducation débordant largement la simple transmission d'un savoir par l'enseignement, il paraît tout à fait approprié de parler d'un besoin général d'éducation à la mort.

S'éduquer à la mort pour gagner de façon durable la perspective de la mort ou de la finitude. Il convient de nous attarder un peu à ceci puisqu'il y va de l'éthique, selon notre hypothèse. Il y va peut-être de l'avenir de l'éthique.

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S'éduquer. Ce mot vient du latin educare : élever, nourrir, avoir soin de, former, instruire. Et aussi du latin educere : con-duire au dehors, faire sortir, élever un enfant. Il peut être instructif de noter que les mots éduquer et exister comportent le même préfixe ex qui signifie la sortie et le déploiement.

Mais comme tout humain a à assumer proprement son ex-istence, sa vie, éduquer, pour ne pas être une violence exercée sur autrui, doit s'appliquer à montrer plutôt qu'à faire. Montrer, en l'explicitant, ce que chacun expérimente immédiatement, à savoir qu'on a à assumer, à mener soi-même sa propre existence, qu'il ne convient pas qu'on s'en remette à d'autres pour cela. Finalement, éduquer, c'est participer à la responsabilité première qu'a chacun de s'éduquer, mais avec l'attention toute particulière de ne pas désapproprier l'autre de cette responsabilité sienne. Éduquer un enfant, par exemple, c'est faire le nécessaire, ce qui est approprié pour qu'un enfant se déploie dans son être, jusqu'à l'accomplissement de son être. C'est l'aider de manière à ce qu'il puisse se porter ou évoluer dans toute l'amplitude de ses possi-bilités propres. Finalement et rigoureusement, on ne maîtrise ou on ne domine si peu un objet ou quelqu'un dans l'éducation que le verbe éduquer ne devrait s'employer qu'à la forme pronominale réfléchie : s'éduquer. S'éduquer, c'est assumer sa vie, son existence dans toute l'ampleur de ses possibilités, avec d'autres ou avec leur concours selon notre essentiel être au monde avec d'autres; c'est sortir, i.e. s'ouvrir, se projeter selon ses possibles; s'éduquer, cela veut dire s'éduquer complètement, jusqu'à l'accomplissement, ou mieux, vers l'achèvement. S'éduquer, cela signifie en fin de compte s'éduquer à la mort : c'est-à-dire, se déployer jusqu'à la mort, jusqu'au bout; et nous ajoutons maintenant, se déployer sous le signe de la mort, de la fin, à tout moment de l'accomplissement.

En effet, nous l'avons reconnu plus haut, la mort est la sanction, la preuve irréfutable, le signe incontournable de la limite humaine, de la finitude humaine. Comme telle, i.e. comme fin du parcours et comme signe de la finitude, elle marque le travail, les loisirs, le plaisir, la souffrance, les désirs, l'amour, la créativité, le langage, l'agir, la pensée. Elle marque la totalité des manifestations de la vie. Car ces manifestations arrivent toutes selon la succession qui, elle-même, implique toujours le passage à autre chose, à une

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autre situation ou à un autre état. Ainsi la limite, la fin est inscrite dans tout moment du déploiement de la vie.

S'éduquer, c'est s'adonner à la vie, c'est s'adonner au jeu de la finitude, c'est apprendre à jouer et interpréter l'intégrale de la vie. C'est, en somme, laisser apparaître le visage de la mort tout au long de la vie. Alors s'éduquer, c'est au bout du compte s'éduquer à la mort. C'est pour chacun, à sa manière et avec le concours des autres, interpréter la vie mortelle, jouer authenti-quement le jeu de la finitude; c'est oser vivre sa mortalité, i.e. l'assumer au cours des jours.

Nous avons essayé de dire pourquoi il convient d'afficher ce visage de la mort. Reste la question de savoir comment on le laisse apparaître de façon appropriée ce visage de la vie mortelle.

Essayons d'expliciter un peu cette question. Que faire, comment être pour que la mort apparaisse dans la vie, pour que la vie ne soit pas illusion, pour qu'elle ne soit pas défigurée par l'absence simulée de la finitude, de la mort? Que faire et comment être pour ne pas déjouer illusoirement la finitude, la mortalité, et en même temps ne pas donner dans le pessimisme, le défaitisme, le "dramatisme", le morbide? Que faire, comment agir et comment être pour que notre sourire à la vie ne soit ni béat, ni cynique, ni trop tristement tragique? Que faire, comment agir et comment être pour que le sourire puisse accompagner et éclairer les relances nécessaires de notre finitude assumée dans une aura d'incertain?

Répondre à ces questions pourrait être la tâche du savoir éthique, du savoir approprié à la perspective de la mort ou de la finitude.

Nous avons, me semble-t-il, avancé sur notre chemin. Poursuivons.

II. QU'EN EST-IL ALORS DE L'ETHIQUE ? 1. L'agir et l'éthique Sans entrer ici dans le détail des conceptions ou des défi-

nitions de l'éthique, on peut dire généralement qu'elle est le savoir du devoir, un savoir articulé qui détermine l'agir humain quant à ce qu'il convient de faire et de ne pas faire, quant au bien à poursuivre et au mal à éviter. Un savoir articulé qui renvoie à des fondements et s'établit avec méthode.

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Il pourrait être intéressant de s'arrêter quelque peu au mot "éthique" lui-même. Ce qu'à mon avis on ne fait pas assez. Ce mot vient du grec êthos. Il semble reconnu que les deux sens les plus originels de ce mot soient: 1. Demeure habituelle, gewohnter Ort des Wohnens ou lieu habituel du demeurer, domicile de l'homme (et des animaux); 2. Caractère, trait distinctif. Mais êthos signifie aussi, selon des dictionnaires: habitude, Gewohnheit, mœurs, Sitte, usage, Brauch, institution. Ces derniers sens semblent dérivés et viendraient de l'autre mot grec éthos (3) qui veut précisément dire habitude, coutume, usage. Voici ce que dit Aristote dans l'Éthique à Eudème: "Puisque le caractère (êthos), comme le signifie le mot, est ce qui reçoit son accroissement de l'habitude (éthos) et que l'habitude apparaît sous l'influence de quelque chose de non-inné, à la suite de mouvements d'un certain type,...) (II, 1220a, 39-1220b-2). L'habitude vient renforcer, accroître ce qui est déjà là, le caractère, c'est-à-dire, en termes aristotéliciens, ce qui est déjà là en tant qu'inné. Ainsi peut-il sembler que le sens originel d'éthique ne se situerait pas du côté de l'habitude, mais plutôt de celui du trait distinctif, du caractère, de ce qui est déjà là dans l'être même de quelqu'un.

Il pourrait y avoir un semblable rapport de l'originel au dérivé dans les mots latins habitare et habitudo, et aussi dans les mots français demeurer et mœurs (demeurer et mœurs se rejoignent par le latin: demorari et mos, moris. Demeurer: tarder, séjourner, habiter, donc aussi, mais au sens large, manière d'être. Mœurs: habitudes de vie, donc manière d'être.) La langue allemande a gardé très explicitement ce lien entre demeurer: Wohnen, ou demeure Wohnung, et habitude: Gewohnheit. L'habitude qui, selon Aristote comme on vient de le voir, accroît le trait distinctif ou caractère, ce qui est inné, ce qui caractérise l'être.

Sans pour autant assujettir la pensée à l'étymologie, il peut être instructif pour notre propos de recevoir ses suggestions et de regarder vers ce que l'usage a eu tendance à oublier ou à négliger dans l'éthique, de regarder du côté du séjour et de la demeure, ou du trait distinctif, lui-même perceptible dans la manière d'être la plus habituelle, i.e. dans l'habiter, le séjourner, le demeurer en sa demeure.

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Alors comment l'humain demeure-t-il au juste? Quel est son caractère propre? Quelle est sa manière d'être fondamentale et, dans ce sens, son habitude profonde, primordiale? Comment se présente son éthicité fondamentale? Voilà des questions qui visent la même chose. Essayons d'esquisser des éléments de réponse.

La phénoménologie du 20e siècle, en particulier avec Martin Heidegger et sur ses traces, a conduit la pensée à comprendre la vie chez l'humain comme existence, c'est-à-dire comme être dans le monde ou être au monde (in-der-Welt-Sein). Existence que l'on a toujours à assumer comme sienne, et qui a à se déployer toujours dans des ensembles de choses, selon des projets qui sont des cheminements particuliers vers un même accomplissement, projets qui se déploient ou que l'on déploie avec les autres, dans un monde commun à d'autres humains. Vivre pour l'humain, c'est être essentiellement dans un monde de choses et avec les autres. C'est ainsi que l'humain demeure ou habite. Il est de par son existence même l'habitant du monde. Son être est déploiement: pas seulement et ni primordialement au sens d'un déroulement successif dans le temps, mais surtout au sens d'un déploiement de présence qui, à chaque moment de ce temps, va jusqu'aux confins des univers physique et imaginaires et perce les limites de ces univers par ses interrogations; et au sens où ce même déploiement prend la direction de l'anticipation, pratiquant ainsi une ouverture d'avenir où toute fin peut être pensée, y compris celle de la mort, et dans laquelle le passé peut continuellement accéder au présent dans la manifestation et y être assumé. C'est par cet être, selon cet être, que l'humain est l'habitant du monde, qu'il est dans le monde avec les autres. Mais il importe de souligner que ce dans et cet avec ne sont pas accessoires à l'être de l'humain; ils en constituent bien plutôt la fibre la plus intime et profonde. Ce dans et cet avec sont, pour ainsi dire, les fils de trame de l'existence proprement dite. L'insertion de ces fils dans les entrecroisements infiniment variés de la chaîne des choses et des autres constitue de fait le projet ou le déploiement de toute vie humaine. Alors, existant, l'humain habite le monde, demeure au monde. C'est là sa maison, son pays. C'est son êthos originel ou fondamental. Et, pourrait-on dire aussi en passant, c'est de cette maison, de cet oikos premier que toute économie (oikonomia) et toute écologie (oikologia) devraient recevoir inspiration et nécessité. Voilà bien,

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semble-t-il, la réalité originelle de l'éthique où il convient de renvoyer notre quête de lois morales et de prescriptions déontologiques, ainsi que tous nos codes d'éthique pour se ressourcer en eau fraîche et s'éclairer d'une lumière plus matinale.

Le savoir éthique, pour atteindre au sérieux scientifique qui se caractérise par la communicabilité et l'universalité, doit procéder selon des méthodes rigoureuses qui sont des chemins pour aller vers ce qui est éthique, vers ce qu'il est bon de faire dans la vie et ce qu'il est permis de faire dans les domaines de l'intervention sur la vie. Sur ces chemins, on éprouve le besoin de balises pour ne pas s'égarer, pour déterminer justement, de manière appropriée, ce qu'il convient et ne convient pas de faire dans la vie et en regard de la vie. Et c'est en ceci qu'est prégnante l'idée de fondement qui fait partie de notre conception de la rationalité.

Mais les humains sont-ils en mesure de planter des balises qui les empêcheront de s'égarer sur les voies que peuvent emprunter leurs projets quotidiens et aussi leurs capacités d'agir sur la vie dans son commencement, dans son développement et dans sa fin? Mais que peut signifier ici s'égarer? A-t-on bonne idée du but à ne pas manquer? Qui l'a fixé, ce but, et comment? Est-il contraignant? Si oui, pour qui, et pour combien?

Les affiches portant noms liberté et responsabilité peuvent sembler être les indicateurs de direction les plus sûrs, les balises recherchées. Mais comment déterminer leur rôle respectif? Comment penser leur conciliation? Libre et responsable... libre mais respon-sable... par rapport à quel pouvoir, envers quelle autorité? Liberté et responsabilité reconnues et imposées par la raison, ou par des croyances? L'humanité est devenue méfiante vis-à-vis l'une ou l'autre foi et croyance qui veut s'imposer à tous. Et l'humanité, y compris sa portion occidentale, commencerait aussi à douter de la soi-disant valeur universelle de ce qu'on appelle depuis quelques siècles raison. Car la raison est peut-être davantage plurielle qu'on ne le pense en général. (Cohérence logique, empirisme, déductivisme, technicisme ou rationalité technique, ontologisme, rationalité ontologique, rationalité de l'agir, prudentialité de l'agir et du droit, etc.)

Ces questions, que l'on pourrait multiplier et affiner beau-coup, surgissent d'une absence de certitude dans laquelle se déroule tout notre agir et dans laquelle baignent la vie et les interventions

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d'elle-même sur elle-même qu'elle a rendu techniquement possibles au niveau de l'humain. Peut-être faut-il prendre acte pour de bon que n'ont toujours pas abouti des millénaires de recherche et d'interrogation et d'affirmation sur ce qu'il faut faire et ne pas faire ainsi que sur les fondements de ces "il faut" et "il ne faut pas". Par exemple, le droit de mourir dans la dignité bat actuellement en brèche des défenses et des interdits considérés si longtemps comme des absolus. (Se rassemblent ici toutes les interrogations relatives à l'euthanasie et à l'avortement; questions d'actualité, on ne peut plus, qui surgissent en regard du précepte "Tu ne tueras point", régissant très largement les problèmes de l'homicide et du suicide. Précepte qui se fait l'écho du caractère sacré de la vie. Précepte qui est néanmoins appelé à composer avec l'autonomie, la liberté de la personne et avec la responsabilité d'un chacun vis-à-vis soi-même et les autres.) Et nous commençons à nous rendre compte que pendant que nous débattons encore de ces questions, en avançant guère, nous avons pollué sans vergogne notre envi-ronnement naturel compromettant ainsi cette vie si chère ou notre séjour sur la terre. Ces prises de conscience peuvent être atterrantes. Gêne pour l'optimisme scientiste, douleur pour les convictions idéologiques et embarras pour la sagesse philosophique. Mais la croyance qu'on arrivera, dans ces domaines, à une connaissance absolument certaine pour l'agir est peut-être illusoire. Alors, c'est l'anarchie, dira-t-on; c'est proclamer l'absence de fondement. Mais peut-être s'agit-il tout juste de cesser de chercher exclusivement ce type de fondement d'où on pourrait tirer de façon absolument contraignante ce qui est à faire et à ne pas faire. Le fondement que veut rejoindre le concept de nature par ses déterminations classiques de genre prochain et de différence spécifique, par exemple: l'homme est un animal raisonnable, ou encore celui de loi naturelle, représente en général quelque chose de fixe, d'immua-blement déterminé, d'indiscutable. De lui ont voulu se dégager des nécessités pour la pensée, des contraintes pour l'agir. Et c'est dans cette foulée que le plus récent concept de norme tente de s'imposer comme régulateur de l'agir humain. Mais peut-être est-il plus approprié et moins ambitieux, pour ne pas dire prétentieux, d'essayer tout simplement de gagner une juste perspective. Qu'est-ce que cela veut dire plus précisément? Il faut reprendre

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ici dans l'optique de l'agir ce qui a été évoqué plus haut à propos de l'existence ou de notre être au monde fini et mortel.

2. Conscience individuelle :

être au monde avec les autres Dans le domaine de l'agir en général et aussi dans celui

plus particulier des interventions diverses sur la vie elle-même, nous sommes toujours renvoyés à la conscience individuelle ou personnelle, siège de la liberté et de la responsabilité, ces balises évoquées à l'instant. Par exemple, le panbiotisme ne justifie jamais sans quelque reste de regret, de remord, sans éveiller quelque soupçon d'irrationalité, ni les mutations de l'espèce risquant d'en-traîner la disparition des consciences personnelles, ni les choix décidant de la suppression de l'une ou l'autre conscience personnelle actuelle ou en train de s'actualiser. Il ne convient pas de passer outre trop rapidement à ces exigences ou à ces vœux de la cons-cience humaine.

La recherche de la juste perspective de l'éthique doit porter, semble-t-il, jusqu'à ce niveau de la conscience individuelle, person-nelle. Mais ici s'impose un assez long trajet. S'y engager m'apparaît nécessaire pour continuer notre cheminement.

Selon la pensée moderne traditionnelle, la personne et sa conscience est une sorte d'absolu, cependant fini, qui reconnaît sa propre identité comme l'appui ou le fondement inébranlable, indis-cutable. Pensons à l'ego cogito cartésien. C'est ici que l'humain devient sujet, qu'il s'attribue le titre d'upokeimenon réservé dans l'antiquité à l'étant dans l'ensemble comme ce qui est déjà là. Une sorte d'absolu qui, paradoxalement, se reconnaît en même temps en rapport avec l'altérité. Les rapports de la personne avec l'autre, avec ce qui est autre, sont de l'ordre de l'accidentel et souvent interprétés, en pratique, comme de l'accessoire, comme quelque chose de second et même de secondaire relativement au noyau (conscient et inconscient) de la personne. L'être véritable, lui, est situé au niveau de la substance, de l'essence, de la nature profonde; c'est ici que gît le fondement, i.e., c'est ici qu'on situe en général le fondement. C'est à partir de ce fond d’être conscient qu'on a tendance à éclairer, à justifier les décisions, les gestes et les actions.

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Mais, comme évoqué ci-dessus, se développe présentement une autre manière de concevoir l'existence humaine qui reconnaît un poids ontologique fondamental à l'ordre du rapport, à la réalité des rapports: rapports au monde des choses, rapports aux autres. “L’essence de l’humain réside dans sa propre existence” reconnaît Heidegger déjà en 1927 dans Sein und Zeit (Être et temps), prenant ainsi le contrepied de la pensée traditionnelle pour qui l’essence de l’humain comme animalité et rationalité est autre que l’existence et la précède en quelque sorte. Alors, je connais ou expérimente ce que c'est qu'exister à partir de ma propre existence: existence comme être-dans-le-monde qui m'est donnée et que j'ai à assumer dans sa finitude ou sa mortalité. Ainsi exister est une affaire person-nelle qui implique liberté et responsabilité. Exister, c'est pouvoir être, c'est pouvoir être dans le monde ou au monde, c'est pouvoir assumer jusqu'au bout un être au monde fini dans lequel je me trouve déjà. Je me trouve déjà dans le monde. Cela veut dire que, appuyé sur une facticité toute originelle selon laquelle je me trouve d'emblée dans un être ou dans une présence et selon une présence déjà infiltrée dans des ensembles de choses, i.e. dans l'être même de ce monde de choses, une présence ouverte à un au-delà de ce monde concret et déterminé, me trouvant donc déjà ainsi ou appuyé sur cette facticité, je peux emprunter moi-même les renvois de toutes ces choses les unes aux autres pour le développement de mes divers projets particuliers d'exister. (Ce "je peux" ne signifie pas qu'il m'est loisible d'emprunter ou pas les renvois des choses pour exister. Il marque plutôt ma capacité fondamentale d'être.) Ainsi le monde est mon monde. Mais être au monde pour moi se révèle de telle manière que ce monde mien est aussi très essentiellement le monde des autres, des autres humains qui existent comme moi selon un être dans le monde ou au monde et avec d'autres. J'ai l'air de répéter ce qui a été dit antérieurement. C'est l'apparition du concept de conscience person-nelle, siège de la liberté et de la responsabilité essentielles à l'agir et à l'éthique qui y oblige, qui nécessite cette reprise.

Dans cette perspective de l'être-au-monde-avec-les-autres, la conscience personnelle et individuelle parvient à la reconnaissance de son identité sur fond de co-présence, voire comme co-présence, comme ouverture commune, participée, partagée, et aussi comme insertion, de par l'être même le plus

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intime et inaliénable, dans l'ensemble intégré des choses ou environnement. Penser ce partage de présence ou d'être, l'expliciter, pourrait être pour l'avenir la tâche importante entre toutes. C'est peut-être une façon de reprendre cette interrogation profonde de Jankélévitch et lui indiquer une piste vers une réponse: "Dès cette vie l'ipséité est capable, par l'amour, de vivre pour l'autre et en l'autre, d'être cet autre lui-même, qu'elle n'est pas ! Et pourquoi l'autre, à son tour, ne serait-il pas mystérieusement le même?" (La mort, p. 448). Et, d'autre part, penser ce déploiement de notre existence selon l'être des choses qui ne sont pas nous, et qu'on appelle communément les simples choses, est peut-être ce qui est requis pour refréner nos attitudes et nos conduites dévastatrices de l'environnement ou de notre propre monde, pour corriger ces conduites en définitive meurtrières et suicidaires. Tout ceci veut évoquer que la conscience personnelle et individuelle reconnaît son identité comme rapport à l'altérité, que ce rapport est constitutif de son être le plus intime et originel. Le soi, celui de l'existence comme être au monde, est plus grand que soi ! Ce dernier soi étant entendu au sens de la pensée moderne d'origine cartésienne, qui prévaut encore dans notre héritage culturel philosophique, qui est au fondement de nos édifices juridiques et qui régit notre manière courante de nous comprendre nous-mêmes et de parler de nous-mêmes !

3. Finitude et éthique La conscience individuelle ou personnelle comprenant de

la sorte l'altérité et ses rapports avec cette altérité, se trouve à reconnaître implicitement sa propre finitude essentielle. Car l'ipséité de l'individualité comporte de l'autre. Dépassement résolu du subjectivisme moderne et de l'anthropocentrisme traditionnel. Et base pour questionner et affiner notre conception courante de l'autonomie individuelle ou personnelle. Et cette finitude, avec tous les rapports ontologiques qu'elle commande, loge au plus profond de l'humain.

Aussi appert-il que toute question d'éthique, pour ne pas être abstraite, doit compter avec la finitude essentielle de l'existence humaine impliquant l'altérité et les rapports avec cette altérité. L'existence humaine, elle est finie ou en rapport de par

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son commencement dans ce qu'on appelle habituellement le temps, i.e. par la naissance comme ouverture de l'être au monde avec les autres; elle est finie ou en rapport comme développement dont le mouvement va toujours vers quelque chose d'autre, i.e. vers un autre état de soi-même, donc de l'autre, mouvement qui est bien mien et selon lequel aussi mon existence individuelle ou personnelle n'est pas celle de chacun des autres, tout en étant quand même imbriquée dans ces existences selon le partage d'un être au monde commun ou co-présence (On peut voir ainsi comment l'agir éthique est un agir en solidarité, pour reprendre une expression de Gadamer); elle est finie ou en rapport par la limite de la mort comme dernière possibilité d'exister ou dernière possibilité d'assumer mon être qui ne perd pas cependant, parce que dernière, du moins pour mon anticipation, sa détermination essentielle d'être au monde avec les autres (Cf. Éditorial de Frontières, I, 3); elle est finie ou en rapport dans son avenir d'espèce aussi, car la prolongation du fini, fût-elle indéfinie, ne peut pas constituer ce qu'on essaye de penser habituellement par l'infini et son éternité. Peut-être peut-on penser cependant à un in-finir...; peut-être que la reconnaissance de la présence, ou ce qu'on appelle, selon des modalités diverses, la pensée de l'être, fait-elle signe vers une autre manifestation ou compréhension de l'existence où l'in-finir n'est pas absurde, mais probable, voire inévitable... Mais alors ce serait le rassemblement de l'être et du devenir, question qui a mû toute la pensée de Nietzsche. Le devenir serait l'être à assumer dans toute son amplitude. Avoir à assumer son être comme sien et comme co-présence dans le monde et dans le respect de cette co-présence deviendrait le fondement du devoir. Ce serait alors aussi la réconciliation de l'être et de l'agir éthique. L'ouverture de l'éthique ou pour l'éthique (titre de ce séminaire) semble nécessiter un tel rappro-chement de l'être et de l'agir. Ce serait aussi un pas important vers la résolution du multiforme dualisme occidental. Mais il im-porte de remarquer que tout ceci ne fait pas sortir de la finitude; qu'on y voie plutôt une simple esquisse de ce qui est impliqué dans son lot, i.e. une ébauche de ce qu'elle nous laisse en partage dans l'espace défini par elle.

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On l'aura vu, on tente ici, pour l'éthique, une pensée qui, attentive à la finitude, ne voudrait pas donner trop facilement dans l'illusion qui pourrait toujours accompagner quelque recours trop hâtif à l'absolu ou à l'infini, quelle que soit sa forme, ou susciter des attentes de réponses venant de lui; ce n'est pas une pensée qui saute allègrement dans la croyance pour échapper à la finitude et au concret de ses dépendances ainsi qu'à leur inconfort relatif, mais une pensée qui veut prendre finitude et dépendance en un compte sérieux et conséquent. Une pensée qui, comme telle, ne peut pas s'en remettre à autre chose ou à quelqu'un d'autre pour la détermination de ce qui est à penser et à faire dans la vie et relativement à la vie et à la mort. Une pensée, cependant, qui peut reconnaître une signification aux croyances sans toutefois pouvoir décider d'elles ou de leur contenu respectif parce qu'en-jambant ce qui s'offre présentement en phénomène.

On peut continuer à s'interroger sur ce qui est éthique (ou moral) dans notre agir en général et dans nos rapports avec la vie: avec la vie en général, avec la vie des autres et avec notre propre vie. On peut chercher avec une nouvelle urgence les mé-thodes pour arriver à déterminer ce qui est éthique à cet égard. On peut encore avec une raison nouvellement équipée regarder vers la substance, l'essence ou l'être de la tradition occidentale pour pouvoir trouver une assise, un fondement, à ce qui est éthique. On peut aussi avec cette même raison se détourner complètement de cette tradition de pensée. Mais il serait avisé, au moins en même temps, de voir les limites de la vérité de cette raison: limite de la vérité comme accord des propositions de la raison avec ce qu'elle considère comme le réel; limite de la vérité comme cohé-rence interne de ces mêmes propositions. La vue des limites de la vérité de la raison présuppose une manifestation plus originelle, un dévoilement qui coïncide avec l'existence même comme présence et qu'avaient entrevu les Grecs qui, tout à l'origine de notre commencement occidental, comprenaient l'être même comme vérité, qui comprenaient l'einai (ειναι) comme alètheia (αληθεια) et aussi comme logos; donnant ainsi à entendre que la vérité, le langage et la pensée, appartenant à l'être même, doivent avoir beau-coup de circonspection vis-à-vis toute entreprise qui, uniquement de l'extérieur et dans un rapport d'objectivation, veut statuer sur l'être, l'existence et la vie et cherche à établir des prescriptions

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directrices de l'agir. Ce que ferait la pensée technique en déter-minant au préalable des lois, des normes comme moules ou cadres pour l'agir.

III. REPRISE

1. Perspective de l'existence mortelle :

ouverture à l'éthique Alors l'existence serait la vérité : l'existence finie et mortelle

comme être dans le monde avec les autres serait la manifestation originelle, l'ouverture pour la présence de tout ce qui est, y compris de la vie et de l'agir. C'est ici que le fondement devient manifes-tement perspective, horizon ou espace ouvert dans lequel chemine la pensée en quête de ce qui est approprié à l'existence et à la vie, de ce qui convient au séjour de l'humain dans le monde, i.e. de ce qui est éthique. Horizon qui recule peut-être au fur et à mesure des avancées de la question. Peut-on raisonnablement penser, en effet, qu'on pourra fixer définitivement en formules ce qui convient à l'existence humaine ou à notre vie après l'expérience quelques fois millénaire de notre impuissance à cet égard? Pourquoi, en effet, faudrait-il que la pensée arrête ? Surtout si son cheminement cesse d'être exclusivement représenté comme dérou-lement linéaire dans le temps, le temps requis pour les articulations logiques dont la raison discursive a l'initiative, et devient plus originellement compris comme la levée de la lumière. Notre existence est le lieu de la levée de cette lumière, de ce jour (3). Nous avons maintenant à décider si au moins nous allons essayer de penser et d'agir pour que notre existence devienne de plus en plus révélatrice, i.e. de plus en plus lieu de manifestation et de présence pour les choses et les autres dans ce qu'ils sont, lieu de respect pour ce qu'ils sont, et de plus en plus scène où peuvent se tisser de manière appropriée ou éthique nos rapports essentiels multiples avec ce qui n'est pas chacun de nous, i.e. le monde des choses et des autres, rapports qui constituent notre vie en propre ou les fibres mêmes de notre être. Nous avons à penser notre existence comme ouverture, notre soi comme sortie ainsi que l'indique le ex de l'existence: i.e. comme avancée dans l'avenir qui permet le devenir quotidien et comme lancée de présence à

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travers l'être ramifié du monde des choses et des autres. Et cette ouverture qu'est l'existence devrait-elle se refermer avec la mort? La dernière possibilité d'exister, peut-elle, comme possibilité d'être, perdre son caractère essentiel d'ouverture? La mort humaine serait-elle tout juste une modification de l'ouverture au monde et aux autres?

Sous le signe de la finitude ou de la mortalité manifestée dans notre existence en tant qu'elle est reçue et qu'elle se déploie selon un être au monde impliquant essentiellement les choses ou l'environnement et les autres, semble pouvoir se rassembler l'essentiel de ce qui est éthique relativement à la vie, i.e. l'essentiel pour notre séjour dans le monde et que nous avons à considérer dans notre interrogation sur l'éthique. Cet essentiel comprend le soi-même dans sa naissance et sa mort, celles-ci toujours entendues comme possibilités initiale et ultime d'être au monde avec les autres, possibilités données et ayant à être assumées; cet essentiel com-prend aussi le monde des choses dont l'être articulé s'offre en don incontournable pour le déploiement de nos projets; cet essentiel comprend encore les autres, caractérisés tout comme soi-même; et il comprend sans doute aussi le besoin d'ériger des lois, des prescriptions déontologiques qui ne devraient jamais, cependant, remplacer l'obligation pour chacun d'assumer ce qu'il a d'abord à penser et aussi à faire dans chaque situation. Dans chaque situation comprise, bien sûr, dans la perspective de ce qui est requis pour une existence concrète proprement ou totalement humaine, existence que j'ai à assumer toujours comme mienne jusqu'au bout, que chacun a à assumer toujours comme sienne ou pouvant être sienne jusqu'au bout, i.e. jusqu'à la mort. Les divers comités d'éthique et de bioéthique qu'on sent le besoin de former maintenant un peu partout devraient prendre garde d'ignorer aucun des rapports constitutifs de l'être de l'humain dans la recherche de ce qui con-vient à l'agir éthique et dans la détermination des prescriptions déontologiques à mettre au service de ceux qui interviennent de quelque manière là où il y va de la vie et de la mort.

Nous pensons avoir gagné ainsi une perspective conve-nable pour ouvrir et débattre les questions d'éthique posées par les manipulations génétiques, par exemple, ou par les nouvelles technologies de la reproduction, par l'avortement, l'euthanasie, l'acharnement thérapeutique, l'arrêt de traitements ou encore le

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suicide; pour aborder aussi les nouvelles questions d'éthique que l'état de l'environnement mondial nous renvoie. Ouverture pour l'éthique que tout cela. Pour l'éthique qui voit que l'éthicité loge dans ce qui est approprié à la conscience personnelle ou la cons-cience de chacun, bien sûr, mais dans cette conscience dont l'être soit repensé de fond en comble et resitué dans la concrétude du monde de l'existence où s'ancrent toute liberté, toute responsabilité, toute autonomie. Pour l'éthique qui a pris acte que jamais les codes de droit et les codes d'éthique et de déontologie ne devraient primer sur l'obligation pour chacun d'assumer personnellement autant la pensée que l'agir qui peuvent convenir dans une situation concrète de vie. Situation qui implique toujours un chacun avec d'autres dans le réseau des choses.

2. Le deuxième sens du titre À ce point de notre parcours, regardons rapidement si ne

se trouverait pas là la possibilité de comprendre le titre de ce séminaire selon le deuxième sens évoqué dans le préambule selon lequel une ouverture pour l'éthique ou une attention à l'éthique pratique une ouverture qui est la perspective de la mort. Nous posions la question : y aurait-t-il un chemin qui con-duise à un tournant où les deux sens du titre pourraient apparaître en rapport? Ce chemin, nous l'avons pris. Et ce tournant apparaît être l'êthos lui-même.

C'est par êthos, en effet, que le passage au 2e sens se com-prend. Ce deuxième sens est important. C'est par lui que l'éthique aide à comprendre l'humain dans sa vérité, qu'elle aide à dépasser l'opposition entre être et devenir, entre être et agir ou, encore, entre être et devoir. Pourquoi? Parce que éthique ne signifie plus d'abord un savoir érigé après coup pour guider l'agir dans la vie selon ce qu'il faut faire et ne pas faire. Éthique signifie originai-rement l'être même de l'humain en tant qu'existant, en tant qu'habi-tant du monde. L'existence et l'être dans le monde est l'éthicité elle-même. Alors l'éthicité, i.e. le demeurer comme habitant du monde, c'est entretenir l'ouverture même qu'est proprement l'exis-tence. L'éthique, le savoir demeurer, pratique une ouverture, i.e. maintient ouverte une ouverture et cela à tous les instants et par tous les éléments constitutifs de l'être-dans-le-monde. Et cette

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ouverture ne peut pas être autre chose que la perspective de la mort. Pourquoi? Parce que l'existence comme être-dans-le-monde est marquée par la finitude mortelle reconnue et assumée comme telle. Alors il apparaît que l'ouverture à l'éthique, au sens d'une attention à ce qui est éthique ou à l'éthicité de l'existence comme être au monde, pratique ou maintient une ouverture qui est essentiellement la perspective de la mort. Et alors la perspective de la mort, entretenue de juste façon dispose à l'éthicité authentique dont la caractéristique fondamentale est la finitude de l'existence ou la mortalité qui affecte et clôt le séjour des humains sur la terre et sous le ciel.

Conclusion

La démarche accomplie peut amener, semble-t-il, à une

importante conséquence qui pourrait s'énoncer selon la forme du titre du présent exposé. Perspective de la mort : une éthique de l'ouverture ! L'éthique de l'ouverture serait le contre-pied de l'éthique de la norme ou de la loi universelle préalablement établie et à appliquer ultérieurement de façon technique à des gestes concrets dans des situations particulières.

L'expérience renouvelée de la mort se répandant actuelle-ment dans notre société convaincra la réflexion éthique de la nécessité de compter avec la finitude pour demeurer à la mesure humaine.

Fernand Couturier UQAM 17 janvier 1990

(1) Le texte de cet exposé s'inspire largement de la conférence d'ouverture que j'avais faite au colloque de l'ACFAS 1989, intitulé: S'éduquer à la mort... l'inté-grale de la vie", ainsi que de la conférence de clôture que j'avais présentée pour le colloque "Bioéthique, méthodes et fondements" tenu à l'Université Laval en octobre 1988. (2) Il convient sans doute de noter qu'il y a déjà dans l'usage de plus en plus fréquent du mot "environnement" une prise de conscience implicite que l'humain a besoin du support physique de la nature et qu'il doit lui prêter une attention particulière et lui porter du respect. →

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(3) Noter que la première version de ce texte, publiée dans Bioéthique, méthodes et fondements aux Presses de l'Université Laval, est à cet endroit rendue incompréhensible par la confusion faite à l'édition entre les accents (^) et (`) marquant le mot ethos.

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((6)) Le plus proche est le plus loin, 1990

La revue Frontières présente ici au public un premier recueil de textes déjà parus dans ses pages. C’est Cahier Frontières I. Vestiges de ses trois premières années d’incursions dans le domaine de la mort et du deuil, reproduction de traces d’aventure imprimées sur des terres énigmatiques.

Les pays lointains. En lui-même, le titre de ce recueil

évoque immédiatement différentes facettes du voyage: l’interpel-lation et l’attirance de l’inconnu, les préparatifs fébriles du départ, le choix hasardeux des trajets, la liberté enivrante du dépaysement, la nostalgie lancinante du chez-soi, la perspective réconfortante ou incertaine du retour.

Mais l’amplitude de cette évocation est tout de suite mo-dulée par un sous-titre plus explicite: La mort: interrogation et intervention. Questionner et intervenir à propos de la mort et aussi du deuil qui lui est inséparable. Désignation de la sorte de contrées lointaines et mystérieuses ainsi que de manières d’y voyager.

Questionner vraiment, ce n’est pas parcourir pour son propre compte des sentiers déjà battus, mais ouvrir un chemin en le construisant. C’est de cette manière se mettre en quête de quelque chose. La question authentique, celle qui n’est pas tout juste simulée dans un procédé de rhétorique, conduit en des pays en voie d’exploration. Et intervenir, de son côté, c’est se mettre en marche avec d’autres dans une aire de présence partagée; c’est, dans une perspective d’aide, prendre part expressément à la marche des autres sur la route libre de leur destin. Ce recueil invite ainsi au départ pour une randonnée sans tracé préétabli au cœur du phénomène de la mort et du deuil où tout s’abrite à l’ombre dense et diversement étendue de la vie. Long voyage vers

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l’étranger géographique et culturel où des coutumes et des attitudes variées signifient la mort, c’est-à-dire la révèlent et la cachent en même temps. Plus long voyage encore vers le très immédiat ou en direction du plus proche niché au creux même de toute vie humaine, au sein de l’existence en commun.

Car malgré la funèbre actualité entendue, lue et vue quo-tidiennement par à peu près tout le monde, la proximité de la mort ne pointe pas d’emblée parmi les préoccupations dominantes des humains. Tout accaparés qu’ils sont par le pullulement débor-dant des choses au grand jour de la vie publique courante, ils n’ont que peu d’œil et d’oreille pour ce qui gît en toute discrétion sous les vagues mugissantes des événements qui se précipitent et se refoulent en une incessante répétition. Si constante que soit l’incidence de la mort dans la trame bien éclairée de l’aujour-d’hui, cette mort demeure toujours l’étrangère de pays éloignés que chacun sépare de son monde habituel par les frontières diver-sement étanches de l’improbabilité. En effet, l’éclat de la lumière ne fait que projeter dans les fenêtres de l’existence l’affluence toujours renouvelée des faits et des péripéties de l’histoire de notre monde. La précision de leurs contours et l’évidence de leur identité sont à la mesure du flou indéterminé et de l’opacité sombre de leur revers. Car l’existence abrite en secret la mort derrière le peuplement agité de ses miroirs trompeurs. De l’autre côté du grouillement trépidant des affairements journaliers, la tranquillité absolue de la mort; la cessation de tout mouvement externe et interne. Comme la dissolution de l’affiché. Du moins selon la représentation habituelle, elle-même inspirée par la simple vue de l’état apparent de tout congénère décédé.

Mais ceci reste une compréhension de surface et statique de la mort. Ce n’est pas la mort des vivants. C’est, selon les apparences, la mort après la vie. Et telle quelle, elle n’est plus, à la rigueur, un phénomène humain. Pour que la mort soit proprement humaine, il faut la laisser apparaître dans la vie, comme faisant partie de la vie, ou même comme le fond toujours indispensable sur lequel celle-ci découpe la multitude de ses figures particulières et finies, ses réussites. Mais il importe de venir en aide à la manifestation de ce phénomène. Car il est difficile à l’attention d’arriver jusqu’à cette hôte toujours silencieusement présente dans la cohue empressée et envahissante des choses et des événements.

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Si paradoxal que cela puisse être, le phénomène authentique de la mort commence à se livrer de manière appropriée comme attente de la mort par la vie au sein même de la vie. Mais, voudrait-on rétorquer, loin d’attendre la mort ne tendrait-on pas plutôt en général à la fuir autant que faire se peut? L’attente n’est-elle pas toujours tournée vers ce qui enthousiasme et trans-porte? Alors comment le phénomène de la mort pourrait-il com-porter l’attente? N’inspirerait-il pas plutôt de la répulsion?

L’attente, à y regarder de près, apparaît comme une tension vers une chose quelconque, qui présuppose qu’on est déjà de quelque manière auprès d’elle. L’attente ne consiste pas à laisser venir passivement quelque chose, mais elle est le rassemblement sur lui-même de l’élancement qui porte en anticipation jusqu’à ce qui est attendu. Le déplacement avant-coureur et la tension de l’attente, loin d’être chose extraordinaire, sont le lot quotidien du vivant humain dont il peut prendre acte en autant qu’il s’éprouve et se découvre en continuel changement. Et toujours cette tension implique qu’un état, un stade, un acquis déterminé soit quitté ou abandonné pour quelque chose d’autre; celui-ci fût-il seulement entrevu de loin ou vaguement pressenti. Tout passe en cette manière dans l’expérience humaine. Recul vers l’absence et avancée dans l’apparaître sont inséparables contemporains de la destinée humaine jusqu’à la fin ultime. Ainsi cette tension consacre-t-elle sans cesse la fin de quelque chose dans son accès à autre chose. Mais autre chose qui souvent, de prime abord, s’estompe dans un halo d’indétermination. Et le départ ou la rupture impliquée dans le passage est d’autant plus abrupt et bouleversant que ce vers quoi on passe est étranger.

Or la mort est l’inconnu ou l’étranger par excellence. Elle se profile comme le dérangement total aboutissant au dépaysement absolu. Elle est anticipée comme l’inévitable et insondable point de convergence de tous les passages particuliers entrepris dans la foulée de l’insatiable attente ouverte au sein même de la finitude humaine et entretenue par elle. Ainsi la mort, comme on peut l’envisager au cours et à l’intérieur de la vie, serait l’accom-plissement anticipé du passage vers le tout autre, vers rien de ce qui est clairement expérimenté ou donné dans le monde familier de l’existence. Anticipation toujours marquée au sceau de la nécessité et de l’angoisse, et souvent du regret. Mais l’achèvement

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de fait ou l’accomplissement de ce départ et de ce passage, ou encore ce voyage rendu à son terme n’est donné dans l’expérience propre d’aucun vivant humain. La mort habite toujours la vie dans son élan même, et nécessairement, comme constitutive de cet élan, comme empreintes négatives particulières de la finitude ou comme trouées vers l’absence; mais la mort accomplie ou achevée ne s’y manifeste authentiquement que sous forme d’anti-cipation et d’attente. Et comme lieu de convergence de l’inversion ou de la transfiguration imaginées des traits caractéristiques du monde de la vie.

Alors comment attendre la mort? Comment assumer cette tension vers l’étranger total? Comment habiter ce pays lointain fiché au plus près dans toutes les failles ou les enclaves qui séparent et réunissent à la fois les étapes innombrables des multiples trajets que l’attente humaine parcourt au fil des changements expérimentés au plus intime de l’existence? Comment demeurer dans ce pays étranger dessiné pourtant à même la configuration du monde fami-lier, s’annonçant en creux dans les rides de sa physionomie connue et aimée ou abhorrée, blotti secrètement dans les replis qu’accuse chacun de ses reliefs explorés et identifiés? Comment élire domicile dans cette destinée obscure inscrite dans le cours sinueux de l’histoire, se laissant deviner dans les interstices de ses innom-brables bonds vers de nouvelles assises qui font époque chacune à sa manière? Comment se familiariser avec cette crypte du temps où pourrait reposer le rien qui semble en effet s’annoncer entre chaque tic-tac des instants successifs? Comment la pensée et les conduites peuvent-elles pénétrer au cœur de ce pays lointain pourtant déjà incrusté dans le tracé bien connu des va-et-vient de chacun toujours en quête de nouveaux compléments à son inas-souvissable finitude? Quelles attitudes et quelles dispositions affectives peuvent bien convenir à l’habitation de ces contrées mystérieuses et prochaines de la mort et du deuil? Comment entre-t-on dans ce pays? Comment se présente-t-on à l’intérieur de ses frontières? Comme naufragé du temps? Comme déporté du monde? En dépossédé de l’être? En victime du rien? En deman-dant le droit d’asile?

Ce recueil ne le dit pas, ne peut pas le dire. Mais son im-puissance avouée tout au fil de ses pages, simples exploratrices de possibles se voulant respectueuses de leur incertitude, aimerait

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se transformer en suggestion au lecteur de toujours inventer l’appro-prié ou ce qui paraît convenable aux vœux de la liberté en attente et attentive, de cette liberté destinée et soumise au partage d’une responsabilité qui échoit aux humains et se mesure à la finitude mortelle de l’existence en commun dans le monde. Questionner et intervenir en cette guise. Prémices d’une mort authentiquement humaine.

Fernand Couturier

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((7)) L’euthanasie… Par Compassion, 1990

Par égard pour l’opinion personnelle de chacun des membres de l’équipe de Frontières relativement à cette difficile question de l’euthanasie, je prierais le lecteur de considérer cet éditorial comme une tentative de pensée qui n’engage que son auteur.

L’actualité ne serait que l’écume sur la crête des vagues…

Elle est belle cette image de Valéry. Fascinant ce mélange bouil-lonnant d’air et d’eau! Fascinante aussi et troublante par surcroît la force qui élève et enroule les vagues écumantes!

Les média font de plus en plus état de cas d’euthanasie ou de ce qui pourrait s’y apparenter. Mais qu’est-ce qui provoque cette effervescence? Qu’est-ce qui veut sourdre ainsi du fond mouvant de notre vie? Frontières tente ici de poser la question de l’euthanasie. Non! Elle veut plutôt essayer de s’ouvrir à ce qui la fait surgir. L’euthanasie n’est une question classée pour personne. Elle tend plutôt à devenir l’affaire propre de tous et de chacun. Aussi la page éditoriale entend-elle se syntoniser avec cette responsabilité générale et individuelle. Elle ne se veut pas une écriture du dehors. Elle ne reflètera pas; elle va déclarer, en suite d’une écoute.

Je voudrais pour moi-même, à la fin de mes jours et si je le trouve alors approprié, pouvoir recourir à l’euthanasie. En faisant aujourd’hui cette déclaration, je sais qu’elle a pour effet, dans l’état actuel des choses, de demander à quelqu’un, que je ne connais peut-être pas encore, d’assumer un geste jugé criminel par la loi. Ceci donne sérieusement à penser. Qui suis-je pour solliciter ainsi l’un de mes semblables? Mais vers quel état les choses devraient-elles évoluer pour qu’il apparaisse acceptable, dans notre existence partagée, que je demande cette aide pour

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finir ma vie et qu’on puisse trouver pensable ou légitime de me la donner? Je vais tenter de me le dire.

Le droit en question

Il faudrait, en tout premier lieu, que notre conception

technicienne du droit bouge. Qu’est-ce que cela veut dire? Notre société, suivant en cela le courant de civilisation moderne, com-prend le droit de façon assez prédominante comme un ensemble de règles à portée générale ou universelle, formulées par les autorités légitimes et auxquelles les actions des individus ont à se conformer pour être justes. L’agir en situation particulière doit entrer dans le cadre général défini par la loi concernée, s’adapter à lui. Déborder ce cadre est inadmissible. Tout comme ne pas appliquer à la lettre les lois de la physique dans la construction d’un pont est inacceptable parce que le pont s’écroulerait. Le savoir scientifique et technique a déteint sur notre compréhension de la loi et nous a amenés à la traiter, en pratique, comme lui. Aussi avons-nous tendance, dans les tribunaux et dans notre agir quotidien, à faire une application technicienne du droit.

Mais la conception prudentielle de l’agir humain, issu d’une longue tradition, porte en elle une autre compréhension du droit. Originellement, la prudence n’a rien à voir avec cette espèce de comportement hésitant et craintif auquel on l’assimile souvent. La prudence est plutôt un processus de délibération et de choix selon lequel l’agir concret arrive à être bon ou juste. Processus au cours duquel, dans une situation donnée, les éléments particuliers de cette situation sont mis en rapport avec les éléments communs à toutes situations. Et le droit figure parmi ces éléments communs. Le droit qui est censé constituer, entre autres, une expression d’un certain consensus ou d’une compréhension assez partagée de ce qu’est l’humain et de ce que doit être son agir. À cet égard, le droit est plein de présupposés qu’en général on est peu enclin à remettre en question. Par inertie ou par crainte. L’application prudentielle du droit dans l’agir consiste à faire jouer le droit, non pas au dépens des autres éléments en les réduisant ou subordonnant au moule légal ou en les découpant à sa mesure, mais plutôt en l’associant à eux dans la quête de ce qu’il convient de faire. C’est du jeu toujours unique de leur entrée

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en rapport ou de leur interrelation, ouvert pour l’accueil altérant ou l’influence réciproque, que jaillissent le bon et le juste. La prudence est comme la texture profonde, à l’œuvre ou en cours, de l’agir proprement humain. Il en résulte un tissu au coloris extrêmement nuancé et aux reliefs infiniment variés. Ainsi procède la recherche prudentielle délibérative du juste ou du bon. Et nous disons maintenant que l’application du droit dans les tribunaux devrait apprendre de cet agir prudentiel comment déclarer le juste, i.e. comment prononcer ce qui est juste.

Pour la question précise de l’euthanasie, cela pourrait entraîner, à la rigueur, qu’un geste posé pour mettre fin aux jours d’un malade dans une situation caractérisée de fin de vie ne serait pas nécessairement un meurtre ou un crime entraînant un châtiment, comme le veut encore et toujours notre droit; mais il pourrait être tout aussi bien un difficile geste prudentiel de com-passion appelant même des pleurs partagés. Dans cette perspective, le droit ne réclame plus de l’agir qu’il se conforme sans plus ou à la lettre au juste ou au bon prédéterminé de façon absolue par le législateur. Les choses se sont inversées : c’est plutôt l’agir pru-dentiel qui fait vivre et fructifier le droit, qui fait arriver au concret ce qui est juste ou bon. Et le jugement de Cours va dans le même sens et respecte ce trajet. Le droit n’est plus seulement un simple et solide garde-fou contre gestes criminels, mais un ensemble d’indications très importantes qui deviennent bénéfiques, c’est-à-dire pouvant contribuer à faire le bon, seulement dans l’agir prudentiel où elles s’ouvrent aux exigences des circonstances particulières et composent avec elles en les respectant. En somme, des indications d’une importance majeure qui doivent contribuer au bien dans l’agir qui les assume délibérément, i.e. les expose et les alimente en toute responsabilité aux données et exigences toujours singulières de chaque situation concrète. On passe ainsi d’une conception technicienne du droit à une conception pruden-tielle et interprétative de ce qui est juste. Le droit a bougé. Il a bougé au cours même de sa double application dans l’agir parti-culier et devant les tribunaux. Ça devrait être le véritable sens de la jurisprudence. Soit! Tu ne tueras point. Mais intervenir pour accélérer la fin d’une vie n’est pas nécessairement toujours tuer. Et, alors, ma demande circonstanciée d’euthanasie ne signifie plus que mon semblable, venant à mon aide, risque automatiquement

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Mort humaine… suprême Séjour en Être

d’encourir un châtiment pour crime. Et si quand même cette aide représente toujours un défi pour lui, ça n’en sera pas un à la loi, mais d’un autre ordre.

Présupposés philosophiques en question

Mais tout ne finit pas là, il s’en faut. Il doit également se

passer quelque chose au plan de nos présupposés philosophiques communs, qui sont aussi ceux du droit, c’est-à-dire au plan de notre compréhension tacite profonde de l’être de l’humain. Car c’est de là que le droit reçoit son inspiration.

Depuis le début des Temps modernes, l’humain se com-prend comme sujet et personne, comme centre spirituel de liberté, d’autonomie et de pouvoir sur les choses, et comme lieu où loge le principe vital. Chacun se reconnaît bien là-dedans. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Avant, grosso modo, c’était l’ensemble même de l’univers qui était considéré comme sujet, c’est-à-dire comme ce qui est au fondement et qui supporte. Et l’humain se considérait d’abord entouré des choses dont il dépendait, et se reconnaissait soutenu par elles. Pour l’humain, s’être déclaré sujet à l’orée des Temps modernes était ambitieux voire préten-tieux. Car l’humain, en dépit de sa liberté et de sa spiritualité, demeure fondamentalement «dépendant». Il doit reconnaître main-tenant, et c’est urgent, qu’en cela même qu’il planifie et qu’il fait pour exercer sa maîtrise sur le monde, il ne peut éviter de s’appuyer sur toutes ces choses qu’il compte dominer, organiser et exploiter. L’avoir oublié a conduit à la dévastation et au dépérissement de notre environnement vital. L’expérience de ce malheur pourrait peut-être devenir salutaire si l’humain pouvait y voir une invitation à ne plus se prendre pour le cœur de l’univers, c’est-à-dire une invitation à décrocher son titre de sujet ou de fondement du monde.

Pour l’humain, renoncer à la prétention d’être le fondement, c’est dépasser la subjectivité et le subjectivisme modernes; et abandonner la prétention d’être le centre organisateur et domina-teur du monde, c’est dépasser l’anthropocentrisme occidental. Voilà le fond de maints propos devenant populaires actuellement. Mais vers quoi, pour quoi d’autres, ces dépassements? Vers un humain qui ne réduit pas son être profond à un centre spirituel de liberté et d’autonomie situé au-delà du concret et vu comme

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siège d’une vie camouflant sa propre mort, mais qui considère plutôt cet être même comme existence ou espace ouvert à la réalité. Vers un humain qui vit cette ouverture comme un être au monde dont les différents rapports avec les choses et les autres constituent les traits essentiels; qui voit en cet être au monde la physionomie propre de sa finitude annonçant de partout et à tout moment la mort; qui se reconnaît, enfin, un être de finitude, à lui remis, et qu’il a à assumer en propre avec autrui. Ainsi l’essence de l’humain, son être profond, n’est plus située uniquement dans une substance spirituelle au-delà de nos rapports vitaux concrets avec les choses et les autres où loge la mortalité de fait, mais se trouve plutôt dans notre présence à eux ou dans notre être même comme se déployant à travers ces choses et avec les autres humains selon des rapports de vie mortelle. C’est cela l’existence ou exister. Être humain, cela veut dire s’assumer ainsi, c’est être tous ces rapports aux choses avec autrui, c’est avoir à déployer son être propre selon ces rapports de finitude mortelle.

Qu’est-ce que ces considérations ont à voir avec la présente question de l’euthanasie, demandera-t-on. Tout. Elles reconnaissent d’abord une importance toute primordiale à ce qu’on a trop long-temps tenu pour de simples rapports secondaires d’extériorité. Et ce faisant, elles rendent un rôle essentiel au «concret» dans la détermination de l’être même de l’humain et de son agir. Alors on peut concevoir que, en raison d’une maladie ou d’une dégé-nérescence quelconque, l’état de détérioration des rapports établis dans l’être au monde avec autrui, reconnu irréversible et devenant trop cruel et absurde, puisse légitimer l’euthanasie. Le droit de mourir dans la dignité, tel qu’il est affirmé de plus en plus dans beaucoup de pays, trouve ses véritables fondements dans cette existence de l’humain nouvellement expérimentée dans son indis-pensable «concrétude» et sa mortalité. Car dans cette perspective on ne peut plus comprendre la dignité comme reléguée dans le domaine du spirituel séparé du concret, mais on l’expérimente plutôt jusque dans la «concrétude» elle-même où se dégage notre véritable espace de liberté et de responsabilité, i.e. où se déploie ce qu’on peut appeler légitimement ou avec quelque sens notre spiritualité. La dignité humaine, elle loge dans la capacité d’assumer totalement, sous le signe de la mort et jusqu’en elle, sa propre existence comme liée fondamentalement à un monde

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de choses et à l’existence des autres. Assumer dignement son existence, c’est être capable d’assumer dans la liberté et la soli-darité ces liens ou ces rapports, jusqu’au bout. C’est donc aussi être capable d’assumer avec les autres la disparition de ces liens. Notre être avec eux va jusque-là. Notre agir en solidarité aussi. Et c’est de là que l’euthanasie peut recevoir sens et légitimation.

Si nous n’arrivons pas à reconnaître un caractère essentiel à nos rapports aux choses, si nous n’arrivons pas à reconnaître que notre être avec les autres est fondamentalement une existence partagée, une co-présence fondant la solidarité, fermons tout de suite la question de l’euthanasie ou continuons d’ajouter aux échappatoires habiles que représente la kyrielle de distinctions faites à son propos et témoignant d’une certaine exiguïté dans nos présupposés philosophiques ainsi que d’un malaise général face au droit. Par exemple, le contrôle palliatif efficace de la douleur, à la limite, est un geste euthanasique non avoué et non avouable en raison de la loi, et inadmissible pour l’une ou l’autre compréhension de la vie humaine. Car alors on pourra toujours considérer l’euthanasie en droit et en fait comme une violence ou une menace condamnable à l’égard de l’autonomie de la personne, ce siège de la vie qu’on aura extrait du domaine de la présence partagée concrète, marquée de finitude, pour la situer abstraitement dans un centre spirituel de liberté en quelque manière dégagé de la mortalité. Mais nous pensons que les présupposés philosophiques à l’œuvre dans ces positions peuvent être questionnés en référence à une expérience renouvelée de l’humain communément partageable en deçà des croyances et des traditions de pensée ou d’opinion.

Le critère de la compassion

Discours et textes sérieux sur l’euthanasie invoquent assez

généralement la seule compassion comme motif acceptable pour le geste impliqué. Qu'est-ce à dire? S’agit-il de ce sentiment parti-culier qu’on peut ressentir plus ou moins vivement, avec ses manifestations sensibles ou corporelles de surface, à la vue d’un semblable souffrant atrocement, par exemple, ou réduit en lui-même à des conditions lui rendant impossible d’assumer dorénavant dans la liberté et la responsabilité son être au monde concret, i.e. condamné en lui-même à des conditions de vie inhumaine ou

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non-humaine? La compassion peut prendre cette forme de l’api-toiement, de la commisération qui porte à prendre en pitié ou à plaindre. On en parle la plupart du temps comme d’un tel sentiment psychologique. Mais dans le cas de l’euthanasie, me semble-t-il, la compassion devrait aussi dire, avant cela, autre chose. Essayons de voir.

La perspective de la mort bouleverse. Elle renverse même. D’une part parce qu’elle dérange ou déplace. Elle arrête, en effet, notre attention adonnée tout uniment à la poursuite quotidienne de nos activités et elle nous tire en dehors de ces affairements propres à la vie. Elle nous extrait du niveau planifié et organisé de notre vie où chacun risque de se confondre dans l’anonymat des éléments constitutifs d’une société de masse, et de devenir valeur interchangeable. Et, d’autre part, la perspective de la mort bouleverse aussi parce qu’elle n’est pas sans semer une espèce de frayeur qui remue ou trouble émotivement. C’est le malaise et la douleur d’expérimenter sa vie en train de passer, de s’écrouler, de se dissiper et de s’évanouir, quoiqu’on fasse. Non seulement chacun peut-il s’expérimenter ainsi, mais il reconnaît cette expérience comme partagée avec les autres. Chaque humain peut faire l’expérience du caractère doublement bouleversant de la perspective de la mort. Ainsi la douleur de ce bouleversement est une douleur partagée, une douleur commune. Elle est com-passion, une douleur avec d’autres. Cette compassion est liée à la mortalité de la vie, suscitée par elle. Faisant l’épreuve à tout moment du caractère éphémère de notre vie, nous sommes dans la com-passion et l’éprouvons solidairement. Exister, c’est être au monde et, aussi originellement, dans la compassion.

Alors on a raison, il me semble, d’invoquer une telle com-passion comme seul motif pour participer à un geste euthanasique. Car cette compassion, cœxtensive à l’existence, est une expérience ou une reconnaissance qui allie compréhension et émotivité. Elle est une manifestation authentique d’un être au monde mortel partagé. Et le geste euthanasique qui s’inspire d’elle est de la sorte un agir en solidarité. Il ne laisse pas de place pour des motifs tout à fait inappropriés et à proscrire résolument tels que les calculs et les intérêts dits personnels ou égoïstes, la vengeance, le caprice ou l’arbitraire, les fanatismes idéologiques, etc. Cette compassion existentielle est en somme le milieu unique qui permet

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l’expérience de ce qui est requis pour se comprendre et se sentir avec d’autres dignement mortel, pour se sentir et se vouloir soli-dairement digne dans la condition humaine de mortalité à assumer de fait. Elle est le support du sentiment psychologique de compassion et la garante de son authenticité. Car la compassion dite psychologique peut être retenue ou exacerbée par toutes sortes de motifs inap-propriés à la situation de l’euthanasie.

Pour revenir au point de départ, c’est, me semble-t-il, uni-quement sur la base de cette compassion fondamentale, renvoyant à une existence partagée ou à une co-présence mortelle dans le monde, qu’il pourrait m’être permis de demander à mon semblable un geste aussi lourd, aussi exigeant en courage d’exister et aussi éprouvant pour toute l’émotivité, que de joindre aux autres soins, dont j’aurai besoin pour la fin de ma vie, celui de hâter cette fin. Cette compassion unit dans une compréhension commune, elle unit dans une responsabilité partagée vis-à-vis de la dignité de l’exis-tence à assumer intégralement et jusqu’au bout, jusqu’à la mort.

Alors je demande maintenant : une législation et son appli-cation désertées par de tels soucis sont-elles encore humaines? Certes les lois doivent protéger des abus, mais jamais elles ne devraient empêcher de vivre en solidarité et convenablement sa propre mort, la mort. Un parapet, si nécessaire soit-il, n’est pas un blocus routier! Et les prescriptions déontologiques rendues nécessaires par le lot des occupations journalières, par la fragilité et les défaillances humaines, devraient toutes être formulées dans l’optique d’une aide à la délibération prudentielle d’un chacun et non pour la remplacer. Même et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort, premier point d’appui et ultime préoccupation de la responsabilité humaine solidaire.

Fernand Couturier 1990 printemps

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((8)) Mourir au bout de son âge, 1991-92

Congrès de gérontologie. À la clôture du congrès : Synthèse et perspectives

Un colloque est un entretien. Un entretien de plusieurs personnes à propos de quelque chose. Un quelque chose qui provoque et convoque et qui vaut la peine qu’on se déplace pour en parler. Mais ce quelque chose, pour bien exercer son pouvoir de rassemblement, doit s’afficher de manière appropriée dans le titre même du colloque, et cela, pour faire contemporain, selon les meilleures règles de la publicité.

Titre du colloque

Mourir au bout de son âge est le titre du présent colloque.

Qu’est-ce que ce titre affiche? Pour un premier regard, il affiche d’emblée et ouvertement

des opinions courantes. Entre autres, trois manières de penser qui apparaissent distinctement dès qu’on souligne ou met l’accent sur trois mots différents contenus dans le libellé même: au, bout et son.

a. Mourir au bout de son âge. Ainsi accentué, le titre

dit: la mort est un événement qui termine la vie ou avec lequel la vie prend fin. Cet événement achève et fixe l’âge de quelqu’un. Ainsi mourir au bout de son âge veut dire mourir à la fin de sa vie. Ceci ressemble fort à une lapalissade.

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b. Mourir au bout de son âge. Présenté de la sorte, le titre semble exprimer un vœu, celui de mourir le plus tard possible. S’annonce alors la volonté de faire durer la vie le plus longtemps qu’il se pourra. Volonté, du reste, qui pourrait bien découler d’un devoir.

c. Mourir au bout de son âge. Et cette fois le titre évoque l’opinion que chacun meurt à l’âge que le destin lui réserve. Il est ici sous-entendu que la vie est un don fait à l’humain par la nature ou quelque puissance supérieure et qu’elle lui est reprise avec la mort. La durée de ce don détermine l’âge de quelqu’un au bout duquel on meurt.

Dans un second temps, cependant, et pour une attention qui s’attarde quelque peu, le titre affiche plus secrètement des questions qui peuvent être couplées avec les opinions précédentes. Et en voici une tentative de formulation:

a. Mais meurt-on seulement à la fin? Ne dit-on pas, en

effet, qu’on meurt à chaque instant? Et voici apparaître le difficile rapport du «vivre et mourir». Vivre, pour l’humain, c’est vivre la finitude, c’est faire l’expérience continuelle du passage d’un état à un autre, d’une disposition à une autre, d’une humeur à une autre, d’une pensée à une autre, d’une situation à une autre. C’est ainsi à tout moment faire l’expérience de multi-ples fins: fins de quelque chose qui sont en même temps commencements d’autre chose; et en toutes ces fins on peut entendre des annonces de la mort anticipée comme fin dernière. Vivre, c’est vivre sous le signe de la mort. Et c’est aussi permettre à celle-ci de déve-lopper son emprise à chaque instant.

b. D’autre part, mourir le plus tard possible pourrait-il

recéler un «jusqu’au boutisme» problématique? Et cette deuxième question amène à confronter l’idéologie de la longue vie à l’idée plus récente de la «qualité de vie». La poursuite de la vie le plus longtemps possible

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pourrait bien être une forme de la course vers le «gigan-tesque» qui s’est imposée à notre ère de la performance optimale et des records. Cette idéologie peut inspirer des programmes médicaux obéissant au leitmotiv de «la vie à tout prix ou à n’importe quel prix». Programmes qui pourraient bien faire violence aux limites humaines intrinsèques jusques et y compris à celles qui ont trait aux moyens économiques partagés.

c. Et troisième question: comment s’approprier vraiment

ce qui relève du seul destin? Car il faut s’approprier cette vie ou cette existence reçue en partage. C’est l’objectif ultime de toute éducation bien comprise. Et dans cette appropriation, apprendre à concilier destin et liberté. Assumer en liberté le lot de la vie. Cela, c’est assumer en liberté et responsabilité la finitude de l’existence concrète. Et cela devrait aussi signifier, en toute rigueur, pouvoir assumer en liberté et responsa-bilité la mort comme ultime limite de cette existence. Mais ne voit-on pas pointer de la sorte le pouvoir de décider de mourir?

C’était là l’affiche du colloque Mourir au bout de son âge. Et qu’en est-il de la réalité elle-même de cet entretien?

De quoi a-t-on parlé effectivement? Dire et parler, selon la signi-fication la plus originelle, signifie rassembler. Rassembler un peu au sens où on rassemble et recueille lorsque l’on fait la moisson. Qu’est-ce que cet entretien a rassemblé? Sortons-nous rassemblés de cet entretien ou partons-nous divisés?

Mouvement d’un tableau

Il fut reconnu d’entrée de jeu que la mort n’a pas d’âge,

mais qu’elle acquiert quand même une imminence particulière au fur et à mesure que la vie avance. D’autre part, il ne conviendrait pas, pour des raisons politiques et administratives, de céder à la facilité ou à la manie de découper et de catégoriser en différents sous-âges ce qu’il est convenu généralement d’appeler l’âge avancé. Car l’autonomie qui caractérise proprement l’humain fait fi de

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ces divisions et peut tout aussi bien régner chez le nonagénaire physiquement flétri que manquer tristement chez un jeune adulte biologiquement sain.

On peut observer de façon générale que toutes les contri-butions de cet entretien s’organisent en un tableau dont le mou-vement dominant va vers un centre qu’occupe la personne âgée arrivant en fin de vie. Et cette personne âgée mourante est considérée absolument comme une personne. Une personne ayant toujours le droit d’exercer sa volonté, donc reconnue comme libre et respon-sable, et devant être aidée, assistée et respectée dans les décisions qu’elle a à prendre dans ces moments qui l’approchent de plus en plus de l’ultime.

Les lieux des soins et l’espace de l’assistance tendent à se définir concentriquement autour de la personne. La spécialisation des soins et l’institutionnalisation qui va de pair avec elle ont pu contraindre dans le passé, qui n’est d’ailleurs pas complètement révolu, la personne âgée en fin de vie à des déplacements, ballot-tements et déracinements pénibles. On voit maintenant se dessiner un mouvement qui tend à regrouper les soins dans le lieu même de la personne âgée. En institution ce mouvement se laisse perce-voir dans la transgression bienfaisante des cloisons disciplinaires par les différents intervenants qui se regroupent en équipe autour de la personne. Cette convergence des disciplines et des expertises dans l’espace physique est aussi manifeste dans les cas où on tente le maintien à domicile. Et la réforme en cours des soins de santé et des services sociaux vise à décentraliser l’organisation de l’assistance et la multiplier davantage dans les régions et les lieux où se déroule la vie concrète de chacun.

Dans le tableau dessiné par ce colloque figurent partout des intervenants qui, à des titres divers, sont appelés auprès de la personne âgée pour des prestations de services. Sans négliger la compétence du savoir-faire de ces intervenants on a insisté sur quelques traits qui doivent marquer leurs rapports avec la personne âgée. La compétence professionnelle elle-même fait d’eux des détenteurs de connaissances qui leur imposent le devoir de l’infor-mation. Sans cette information appropriée leur savoir-faire devient facilement l’exercice d’un pouvoir abusif. Abusif parce que ne tenant pas compte de la liberté et de la responsabilité que la personne âgée a toujours par rapport à elle-même et aux autres.

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

L’intervention qui n’informe pas est violence. On a aussi relevé particulièrement l’amitié, la sympathie et la compassion comme devant imprégner les rapports de l’intervenant avec la personne âgée. Elles créent une atmosphère ou une ambiance qui transfigure l’information et fait d’elle autre chose qu’un simple compte rendu d’analyse froid et désespérant. On peut déceler dans la ma-nière constante de souligner l’importance de l’information pendant ce colloque un besoin et une volonté de reconnaître vraiment un semblable absolument respectable dans la personne âgée mourante.

D’autre part, toujours au plan de l’intervention, le colloque a manifesté un intérêt marqué pour les approches dites alternatives. S’exprime ainsi une interrogation sobre et libératrice relativement aux acquis professionnels inspirés du savoir-faire scientifique et technique contemporain, si remarquables et indispensables soient-ils. On ne sait pas encore tout, sans doute ne saura-t-on jamais tout. Alors place à l’expérience respectueuse de la compréhension de l’humain dans toute son envergure encore insoupçonnée, com-préhension favorisée paradoxalement par l’approche de la situation limite de la mort. Pendant ce colloque, la référence aux approches alternatives dans les soins venait d’un souffle alimenté au désir d’offrir à la personne âgée démunie et faiblissante une inventivité renouvelée dans l’assistance pour que la vie qui lui reste puisse être encore confortable et digne.

Du début à la fin du colloque une attention soutenue fut portée sur les rapports de la loi aux personnes âgées arrivant en fin de vie. Par le biais surtout des soins à recevoir, de l’acharne-ment thérapeutique, du refus et de l’arrêt de traitement, de l’eutha-nasie. Encore ici le centre des préoccupations est occupé par la personne âgée elle-même. Celle-ci est responsable jusqu’à la fin, elle a le droit de faire valoir ses volontés et on a le devoir de les respecter; voilà ce qu’il fut donné d’entendre souvent et de manières diverses.

D’autre part, la loi est un ensemble de prescriptions géné-rales issues d’un certain consensus social et qui ont pour fonction de régir les agissements des particuliers en leur servant de cadre de référence. On a de différentes manières évoqué la difficulté d’adéquation parfaite entre le contenu abstrait de la prescription et l’agir concret dans une situation définie et toujours différente.

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En général, on semble concevoir la loi comme étant au service de la personne individuelle vivant toujours dans une société donnée.

Dans cette perspective il semble se dessiner un consensus positif relatif à la pratique du refus et de l’arrêt de traitement dans des conditions justifiées de maladie irréversible, même s’il reste toujours la possibilité théorique de poursuite légale en vertu du droit criminel. Cette attitude semble se situer sur le versant opposé de la pratique de l’acharnement thérapeutique.

La discussion a associé le contrôle de la douleur en soins palliatifs au problème de l’euthanasie.

On reconnaît qu’il est humainement légitime de s’épargner le plus possible la douleur provoquée par la maladie et qu’il convient, quand celle-ci est irréversible, d’utiliser les moyens qu’offre la médecine pour contrôler cette douleur même si l’intervention avait pour effet non recherché d’abréger la vie ou d’avancer le moment de la mort. Cela pour permettre de mourir dans la dignité, c’est-à-dire humainement, dans la conservation et le respect des caractéristiques essentielles de l’autonomie personnelle qui ont toutes trait à l’ouverture au monde des choses et aux rapports divers avec les semblables humains. Ce contrôle palliatif de la dou-leur ayant lieu dans une situation de communication limpide entre les soignants et la personne âgée entourée de ses proches. Il est vrai qu’une telle intervention de contrôle de la douleur a déjà été présentée comme pouvant se ramener à de l’euthanasie passive. Mais comme cette intervention n’a pas pour but de provoquer la mort, on semble s’entendre pour dire qu’il ne s’agit tout simplement pas ici d’euthanasie; et qu’on ferait bien, du reste, de cesser de faire usage de cette notion d’euthanasie passive en contraste avec l’euthanasie active. En somme, on souhaite la disparition de cette distinction.

Reste le problème de l’euthanasie proprement dite. C’est l’intervention qui, pour des motifs de compassion authentique, a pour but d’accélérer la mort de quelqu’un. Il y a consensus pour la rejeter. D’autant plus qu’aux termes de la loi elle est un acte criminel. D’autant plus aussi, prétend-on, que les soins palliatifs adéquats avec le contrôle de la douleur dont ils sont capables, ont fait échec sérieusement aux demandes d’euthanasie. Il ne convient donc pas de décriminaliser l’euthanasie. D’ailleurs le danger des

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

abus serait trop grand. Ceci paraît être l’argument décisif. Et il ne semble pas ici y avoir place pour plus ample discussion.

Du gris au tableau

Le colloque, effectivement, n’a pas élaboré sur l’euthanasie

même si celle-ci s’inscrivait de soi à l’affiche de son programme que constitue le titre Mourir au bout de son âge. Il a même donné l’impression de vouloir éviter ce thème ou de le fuir. Il était possible, en effet, de percevoir des signes en ce sens dans quelques accents enthousiastes mis sur les bienfaits et la portée des soins palliatifs.

C’est un coin grisâtre dans le paysage. Si en effet on se place dans la perspective de la nécessité de parer aux abus possibles, comment peut-on s’assurer qu’une intervention pour le contrôle efficace d’une très grande douleur, dans telle situation donnée de détérioration avancée de la vie, est faite uniquement dans cette intention? L’euthanasie est criminelle aux yeux de la loi, soit, mais ne peut-elle pas être faite ici sous le couvert du contrôle efficace de la douleur pouvant comporter, justement au plan des intentions des parties impliquées, une marge de flou variable échappant, elle, à tout contrôle? D’autre part, il convient de demander ce que peut valoir au plan éthique l’argument des abus possibles? Il ne faut pas décriminaliser l’euthanasie, dit-on, car on ne sait pas à quels excès cela pourrait conduire. Mais cette manière d’argumenter ne laisse-t-elle pas entendre qu’en soi, n’était-ce de l’occurrence possible des abus, l’intervention faite par compassion pour accélérer la mort dans une situation irré-versible de grande souffrance pourrait être légitime? Alors dans cette perspective l’argument des abus possibles ne ressemble-t-il pas à un faux-fuyant?

Il semble que la réflexion sur la question de l’euthanasie ne devrait pas se clore avec les arguments tournant autour de la loi existante et des abus possibles. Comment cela?

D’abord le colloque a déjà admis que la loi est toujours en retard sur la vie d’une société et ses besoins. D’autre part, il ne faut pas attendre d’aide de la part d’une application techni-cienne de la loi telle qu’en général elle a tendance à se faire dans les tribunaux. Car alors la loi n’est pas au service de l’existence

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concrète, mais plutôt inversement celle-ci doit se conformer au moule abstrait universel. C’est la différence entre prononcer que telle action est juste et déclarer qu’elle est légale. Il apparaît aussi important pour la réflexion sur l’euthanasie de bien distinguer cette mort, qui viendrait d’une compassion authentique respec-tueuse de la liberté, du meurtre ou de l’homicide qui est univer-sellement compris comme une violence suprême faite à quelqu’un puisqu’il consiste à lui enlever la vie contre sa volonté. Et il faudrait prendre bon soin également de différencier nettement douleur physique, que la médecine peut effectivement de mieux en mieux contrôler, et souffrances psychologique et morale qui peuvent prendre des proportions indicibles en l’absence même de douleur physique. Le contrôle de la douleur ne fait pas nécessairement disparaître, il s’en faut, toutes les raisons de vouloir recevoir l’aide euthanasique. Et, enfin, cette question de l’euthanasie est si fonda-mentale qu’elle ne peut être ouverte de manière appropriée que si on y inclut à la fois, et la compréhension courante du droit, et la compréhension reçue de l’essence de l’humain, et l’ensemble y attenant des notions plus ou moins arrêtées ou plus ou moins floues relativement à l’existence, à l’éthique, à l’agir, à la vie, à la croyance. Autant d’éléments nécessaires pour révéler suffisamment l’essence ou la portée de cette question de l’euthanasie.

Si bien que, à y regarder de plus près, ce n’est pas seule-ment un coin du tableau qui est laissé dans le gris par cette esquive de la discussion de l’euthanasie. Effectivement, en raison de l’importance, de l’étendue des notions qui devraient y entrer en jeu, c’est tout l’humain et toute son existence finalement qui de la sorte se trouvent privés de l’éclairage d’une élucidation fonda-mentale résolue, et, partant, abandonnés dans une grisaille géné-ralisée. Il convient au plus haut point d’instaurer et de poursuivre une manière de questionner apte à dégager un espace approprié pour la liberté et la responsabilité, pour l’autonomie humaine constamment invoquée dans ce contexte. Et cet espace est approprié à l’humain quand il est expérimenté et compris comme un monde commun, comme une existence avec les autres, comme une présence partagée où la liberté et la responsabilité de chacun eu égard à la vie et à la mort sont supportées et transfigurées par une essentielle et inéluctable solidarité. C’est dans ce genre d’éclaircie que le droit et l’éthique peuvent s’harmoniser au mieux parce que régis

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tous deux par les obligations, c’est-à-dire par le soin que nous devons prendre de nos destinations fondamentales. C’est là que s’entrecroisent les rapports de la liberté, de l’obligation, de la nécessité et du destin. Parler de l’euthanasie sans expérimenter et sans tenter de comprendre et d’expliciter ces rapports est babillage dangereux; et refuser maintenant une telle discussion approfondie et renouvelée sur l’autonomie devant sa propre mort est esquive de l’impuissance ou de la peur. À moins qu’on ait décidé de confier au savoir-faire technique le soin de régler ce problème au fur et à mesure de ses avancées. Mais alors il importerait de se demander ce qu’il en coûtera à l’humain que de s’en tenir à clau-diquer sur les traces de ce pouvoir qui ne paraît pas lui-même toujours au fait de ses propres orientations.

Conclusion

On aura bien sûr constaté que la présente synthèse de ce

colloque n’a pas butiné expressément le contenu de chacune des conférences ou des communications. Tous ces textes étant déjà accessibles à la lecture, on a pensé mieux faire en tentant de déceler le mouvement général qui a animé l’entretien. L’image du tableau où les éléments et les lignes obéissent à une convergence régissant l’ensemble s’est montrée appropriée pour laisser apparaître ce qui fut dit de la personne âgée en fin de vie comme point de lumière central où étincèle toujours la dignité humaine dans ses attributs de liberté et de responsabilité, vers où s’orientent les regards, les actions et les égards des intervenants multiples et en fonction duquel tend à se configurer la géographie de l’assistance.

L’entretien ne s’est pas tenu au seul niveau des opinions que le titre semblait véhiculer, mais a résolument abordé des questions que Mourir au bout de son âge porte comme en latence. Ce qui est venu à la parole n’a pas pu ou n’a pas osé se rendre jusqu’au plus redoutable, mais il a sans nul doute réussi à glaner et recueillir suffisamment de grains pour garnir le grenier d’une réflexion à poursuivre en commun.

Fernand Couturier

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((9)) Soins palliatifs, 1994

L’impact du Mouvement des soins palliatifs comme agent de changement dans notre société.

C’est à la demande du docteur Marcel Boisvert en 1993 que j’ai écrit ce texte. Ce médecin faisait partie du Conseil élargi de la revue Frontières, et engagé dans le mouvement des soins palliatifs. Réflexion: retour aux sources: sens et signification de la mort. (Suggestion du docteur Marcel Boisvert quand il a sollicité ma contribution à l’automne 1993.)

Le Mouvement des soins palliatifs peut apparaître comme

une protestation contre une ligne de force de la civilisation judéo-chrétienne, celle de la souffrance comme punition du péché et facteur de rachat ou de rédemption. “Tu enfanteras dans la douleur et tu mourras semblablement.” Tel semble être le commandement, depuis le commencement. Le commandement comme institution-nalisation morale du destin. La vie, de la naissance à la mort est la descente obligée dans une vallée de larmes. Voilà à peu près ce qui fut enseigné en Occident pendant des siècles. Cet ensei-gnement a donné lieu chez les chrétiens à une acceptation résignée de la douleur et de la souffrance, a provoqué des attitudes, des pratiques et des mouvements pénitentiels imposant le jeûne, encourageant le port du cilice, la flagellation et autres moyens de souffrir dans le corps dans une visée morale et spirituelle de salut. Le salut par la douleur de la mortification. Mourir à soi-même et au péché dans la douleur du corps tout au long de sa vie terrestre pour gagner la vie éternelle. Un troc étrange, troublant.

L’histoire, il est vrai, a connu des réactions à cette manière de comprendre le salut. Pensons seulement à la vaste entreprise nietzschéenne de dénonciation des préjugés moraux et des abus

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de pouvoir des castes sacerdotales misant sur la culpabilité pour justifier le châtiment et la punition, pensons à sa volonté de reva-loriser le corps et la sensibilité, et à sa proclamation d’une inno-cence joyeuse et légère par-delà le bien et le mal, tout cela signé dans de nombreux écrits qui ont été, bien sûr, l’objet des foudres de l’Église mais qui n’en ont pas moins eu depuis la fin du dernier siècle et tout au long de celui-ci une cote de lecture très élevée aux quatre coins de notre civilisation. Et si, justement, le Mouvement des soins palliatifs s’inscrivait dans les percées et les sillons pratiqués dans la carapace de notre tradition par la parole à la fois poétique, prophétique, et vitrioleuse du philosophe de la fin du dix-neuvième siècle? Cette supposition pourra en faire sourire d’aucuns; les soins palliatifs n’ont rien à voir avec Nietzsche, opinera-t-on. Mais n’empêche que les tournants de civilisation et les mouvements de société ont souventes fois, sinon toujours, à leur origine une pensée de penseur ou une parole de poète qui offrent à l’humanité embarquée dans le destin du temps une nouvelle possibilité de naviguer qui défie tout itinéraire planifié et tout calcul chiffré. Je raconte l’histoire du siècle à venir, disait le pourfendeur du châtiment dans un fragment pour la Volonté de puissance. D’habitude on raconte le passé qui s’offre au regard rétrospectif. Mais Nietzsche prophète voit tout simplement l’histoire à venir et peut ainsi la raconter par anticipation. Et c’est ainsi que Nietzsche dénonciateur du châtiment et du ressentiment, libérateur du corps et de sa sensibilité, annon-ciateur du rire, de la légèreté de l’innocence pour la vie, peut être un précurseur ou un présage du Mouvement des soins palliatifs dans ses élans de compassion et ses activités de soins attentifs à la qualité de vie de l’autre et préoccupés de soulager ses maux.

On pourrait en effet caricaturer l’avènement des soins palliatifs comme le passage de l’aspirine contre le mal de tête à la morphine contre le mal de mort! La formule, de toute évidence, évoque le contrôle de la douleur, de cette douleur qui envahit le corps rongé par une maladie en train d’achever son œuvre de désintégration. Mais les soins palliatifs n’interviennent pas seule-ment contre la douleur corporelle; ils tendent bien plus à se dispenser dans toutes les dimensions de la souffrance humaine. Ils visent la souffrance humaine totale, comme on aime à le répéter maintenant, pour l’enlever complètement ou au moins la soulager

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afin que la vie demeure supportable, pour maintenir une “qualité de vie”, selon l’expression maintenant convenue. Ce faisant, le mouvement palliatif révèle sa profondeur. À son tour, peut-être sans en avoir une conscience claire ni en faire un objectif exprès, il s’inscrit en faux contre une longue et large tradition péniten-tielle qui lie par destin ou décret le salut à la souffrance; et il agit en cela au cœur même de la vie humaine, dans ce qui l’anime de l’intérieur comme son moteur et son sens, c’est-à-dire le bonheur. Douleur et souffrance et bonheur: adversaires et associés. Selon les cultures et les périodes, en effet, ils sont tantôt posés dans une adversité irréductible, et tantôt liés dans une mystérieuse et incom-préhensible complicité. De nos jours, nous parlons très peu de bonheur. C’est peut-être dommage pour nous. Nous avons peut-être ainsi laissé tomber un mot-clé et quelque chose de première importance pour nos discours sur le sens de l’existence et de l’agir et sur la qualité de la vie. Car à l’aube de la pensée grecque, qui d’ailleurs inspire et supporte encore secrètement nos réflexions modernes, le bonheur a été expérimenté et présenté expressément comme la fin de notre existence humaine et comme ce qui lui sert de ressort. Agissant donc sur la douleur et la souffrance dans toutes ses dimensions pour les écarter ou les atténuer, les soins palliatifs s’attaquent à l’adversaire du bonheur, ils font quelque chose qui favorise le bonheur et interviennent ainsi dans le cœur de la vie. Une nouvelle sorte d’opération à cœur ouvert, pour ainsi dire. Mais une opération qui, elle, n’a pas recours au classique bistouri !

Mais à l’instant de la mort, pourrait-on demander, est-ce la bonne heure pour s’occuper du bonheur? Il est sans doute très tard, mais il n’est peut-être pas trop tard. Car l’approche de la fin peut s’avérer une circonstance privilégiée pour s’interroger sur la finalité ou le sens de la vie ou encore ce qu’on peut appeler l’ordre approprié des choses. Et si le Mouvement des soins palliatifs tend à interpeller la société québécoise en son ensemble et sur tout son territoire, comme cela semble être le cas, alors on peut présumer et souhaiter que cet éveil au bonheur par le biais de la lutte contre la douleur et de l’intervention sur les souffrances de la mort prochaine puisse jeter quelque lumière sur tout le parcours de la vie humaine. Il y aurait peut-être déjà des signes de cette influence dans les propos entendus ces dernières années sur la

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pertinence, voire la nécessité, d’intégrer à la tâche éducative géné-rale la préoccupation et la thématique de la mort. La mort n’est pas seulement à la fin de la vie. Elle y est à l’œuvre tout le temps. Elle doit être intégrée au sens de la vie. Peut-il vraiment y avoir un discours authentique sur la finalité de la vie, sur le bonheur, qui fasse abstraction d’elle?

Mais ces considérations nous amènent-elles à traiter le sujet proposé: Mouvement des soins palliatifs comme agent de changement, réflexion sur l’interaction et l’interdépendance du Mouvement palliatif et de la société québécoise? Cette formulation du programme de ce congrès peut signifier différentes choses. Elle peut vouloir dire, d’abord, que le Mouvement palliatif est un phénomène qui a surgi à l’extérieur de la société québécoise, qui est entré en interaction avec elle et qui se trouve désormais avec elle dans un rapport d’interdépendance. Traiter de ce sujet selon cette acception, j’en suis bien incapable; tout simplement parce que je ne dispose pas de l’information requise. La formulation peut aussi vouloir signifier l’interaction et l’interdépendance entre le Mouvement des soins palliatifs tel qu’assumé et porté au Québec par un certain nombre de personnes et la société québécoise elle-même dans son ensemble. Alors, dans cette perspective, je com-mence à me sentir un peu moins démuni et à l’étranger. Mais cependant, je dois vous avouer que j’ai protesté sincèrement de mon inaptitude quand j’ai été approché par le docteur Marcel Boisvert, l’automne dernier, pour vous adresser la parole à la fin de votre congrès. Mon statut de professeur de philosophie retraité, lui disais-je, me distancie tellement des activités, des gestes, des soucis, des interrogations qui sont votre lot quotidien que je ne vois pas comment je pourrais vous entretenir avec quelque perti-nence que ce soit à propos des soins palliatifs. “Mais vous nous parlerez dans cette distance, c’est exactement ce que nous sou-haitons”, me fut-il répondu. Alors il se pourrait que la lancée sur la douleur et le bonheur puisse convenir au thème à traiter. Mais encore, la formulation, même selon cette deuxième interprétation, laisse toujours entendre une dualité qui me met mal à l’aise. Elle évoque le Mouvement des soins palliatifs d’une part, et la société québécoise de l’autre. Elle parle bien d’interaction et d’interdé-pendance entre les deux, mais il y a toujours les deux. Et la question inévitable se pose: comment concevoir ce mouvement comme

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distinct de la société et pouvant lui faire face? J’ai bien du mal à y répondre. Car il s’agit bien, en effet, d’un mouvement de soins et, à ce titre, il semble réfractaire à toute extériorité par rapport à la société. Je crois plutôt qu’il convient mieux de parler d’un mouvement de société. Et alors il s’agirait tout juste de réfléchir sur ce qui se joue dans la société à la faveur de ce mouvement, ou encore, de demander de quel événement ou de quelle mutation le Mouvement des soins palliatifs est-il le symptôme? Enfin, nous voilà peut-être en piste.

I. Différentes facettes du Mouvement des soins palliatifs

Mais pour mieux voir les enjeux du Mouvement des soins

palliatifs, il importe de faire réapparaître et d’expliciter quelque peu différentes facettes de l’événement qu’est l’avènement et l’essor de ce mouvement.

1. L’avènement des soins palliatifs est en quelque sorte lié à l’expérience de l’échec ou mieux de l’insuffisance de la médecine curative traditionnelle. Cela a été dit mille fois. Mais l’expérience des limites de la médecine curative, de son côté, c’est tout juste une manière particulière de faire une plus vaste expérience, i.e. l’expérience douloureuse, révolutionnaire et libé-ratrice des limites de la science et de la technique modernes occidentales. Et cela précisément, c’est un événement historique, c’est-à-dire un événement qui marque le cours de l’histoire et a des effets de civilisation. Expérience douloureuse, d’abord, parce qu’elle est l’expérience d’un “ne pas savoir plus”, et d’un “ne pas pouvoir davantage”. Expérience d’une négativité et expérience, en somme, de la limite ou mieux de la finitude des capacités de l’humain. Cela fait mal, cela est pénible à vivre parce que cela contrarie une volonté de savoir et de pouvoir absolus, c’est-à-dire précisément sans limites. Expérience révolutionnaire aussi, malgré les apparences, parce qu’elle est l’expérience du caractère fallacieux du slogan: “il faut faire tout ce qu’il est techniquement possible de faire”. Ce slogan est le moteur du système technicien moderne lui-même. Slogan fallacieux dans la mesure où il tend à se substituer à la délibération éthique concernant le bien des humains et le bien de leur environnement. Il ne convient pas, justement, de tout faire ce qu’il est techniquement possible de faire. À ce titre, cette

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expérience est la mise en question d’un ordre des choses en passe de devenir mondial et la reconnaissance de la nécessité d’un changement profond. Ce genre d’expérience, évidemment, a été faite de-ci de-là avant l’avènement du Mouvement des soins pallia-tifs. Mais ici, pourrait-on dire, ce qui caractérise cette expérience c’est de tirer des conséquences pratiques particulières positives de cette négativité. Cette expérience de la négativité, douloureuse et révolutionnaire, va effectivement provoquer un changement dans l’agir et aussi dans l’être. Et en cela même elle est libératrice. En effet, contrairement à ce que l’on fait d’habitude, on ne s’attèlera pas pour surmonter coûte que coûte les limites, déclarées sim-plement provisoires, du savoir scientifique et du pouvoir technique, mais on deviendra attentif à la nécessité d’autres savoirs et d’autres faires. Mais lesquels? Difficile d’en faire une énumération. Toutefois c’est bien ici que paraissent s’imposer les initiatives de contrôler la douleur à défaut de pouvoir guérir les maladies, que se multiplient les suggestions d’intervention apaisante venant du côté de différentes médecines douces, qu’apparaissent et s’imposent de plus en plus la bienfaisance et le devoir de l’accompagnement des mourants par compassion, etc.

2. Qu’est-ce que tout ceci implique et qu’est-ce que ça manifeste? À travers et à la faveur de ces différentes nouvelles pratiques, le Mouvement des soins palliatifs apparaît comme contemporain d’une expérience renouvelée de la pluridimensio-nalité de l’humain, et il s’affiche comme la tentative de répondre à des besoins humains multiples et variés surgissant dans la perspective de la mort prochaine. À ce titre, il implique et dénote, premièrement, une reconnaissance vive de ce qu’est l’humain dans sa corporéité, sa sensibilité, dans son esprit, ses pensées, ses croyances, ses désirs et ses volontés. Et il se nourrit, deuxièmement, du respect de la liberté de l’humain, de sa responsabilité, de ses volontés quant à ce qui le concerne en propre, du respect aussi de son savoir et de ses croyances, de ses espérances et de ses sou-venirs. Autant de choses qui sont mises de l’avant dans les com-munications et les échanges au sujet des expériences diverses de soins palliatifs.

3. Essayons d’expliciter un peu, négativement dans un premier temps, ce qu’impliquent cette reconnaissance et ce respect, tout juste mentionnés, des multiples dimensions de la réalité hu-

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maine. Par ses pratiques nouvelles ou renouvelées comportant une prise de conscience vive et le respect du caractère pluriel de l’humain, le Mouvement des soins palliatifs se présente comme une occasion rêvée d’entrevoir au moins la possibilité, voire la nécessité de ne pas confiner la compréhension de l’humain dans la définition classique duale de l’animalité et de la rationalité. L’homme est un animal raisonnable, décline-t-on depuis deux millénaires et demi. Définition qui a conduit si lamentablement à hypostasier ces dimensions corporelle et spirituelle, à en faire des entités séparées ou séparables ontologiquement, et à les élever l’une contre l’autre, à en glorifier l’une et à plus ou moins en mépriser l’autre. Le Mouvement palliatif se présente aussi comme occasion propice pour voir la nécessité de ne pas instituer l’humain en sujet comme le fait toujours la volonté de maîtrise et la volonté de puissance développée dans la modernité. Le sujet hu-main: lieu géométrique métaphysique ou nombril du monde, c’est-à-dire point où l’ensemble des choses trouve son support et puise son sens. Descartes au dix-septième siècle a dit expressément de telles choses; et ensuite la modernité s’est organisée comme si cela était vraiment le cas.

4. Mais à l’approche de l’inéluctable mort, la rationalité qui opère des calculs et tire des plans a tendance à s’estomper ou au moins à rentrer dans ses justes limites, et à laisser ses droits au corps sensible et à l’esprit émotionnel; à l’approche de l’incon-tournable mort la volonté de maîtrise et de puissance baisse pavillon et se mue en regard étonné sur le destin, se transforme en ouverture retenue à l’insaisissable et en accueil perplexe de l’incompréhensible. Ainsi le Mouvement des soins palliatifs est l’occasion de faire apparaître l’humain dans son être justement, i.e. selon une manière appropriée, en deçà des strates théoriques de l’animalité, de la rationalité et de la subjectivité que la tradition a superposées, il s’avère ainsi l’occasion d’une réflexion renouvelée sur la nature ou l’être de l’humain, une réflexion renouvelée parce qu’inspirée par la modestie venant justement de l’expérience de la limite, de la finitude. Différents thèmes mis de l’avant par les soins palliatifs contribuent à étaler au grand jour cette nature. Par exemple: autonomie, liberté, relation ou rapport avec les autres, partage ou solidarité, finitude, responsabilité, droit à la vie et à son inévitable mort intrinsèque; dignité aussi ou état constitué par un ensemble

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de circonstances convenables ou appropriées à toutes ces caracté-ristiques essentielles de l’humain, et puis capacité d’envisager et d’assumer le redoutable et incontournable destin de la mort. Donc, pour résumer et ordonner quelque peu toutes ces caractéristiques, liberté dans la dignité, responsabilité partagée et solidarité dans la finitude mortelle de sa propre vie ou de sa propre existence avec les autres. Par ses propres pratiques qui évoquent tous ces thèmes le Mouvement des soins palliatifs invite notre société, notre civilisation, à s’expliciter, à mettre sous éclairage révélateur sa conception latente toute moderne de l’humain et à la moduler, à l’enrichir en accentuant et en combinant les traits fondamentaux de la liberté, de la responsabilité partagée ainsi que de la finitude mortelle. Négliger ou hypertrophier l’un ou l’autre de ces traits est monstrueux; c’est condamner l’humain à devenir un monstre, c’est-à-dire à devenir tout autre chose qu’il n’est pas lui-même de par sa nature ou qui contredit l’un ou l’autre de ses traits fon-damentaux.

C’est ainsi que l’avènement du Mouvement des soins palliatifs peut contribuer, par l’expérience de la limite et de la finitude, par l’expérience aussi du respect de la liberté et de l’autonomie en situation de partage et de solidarité, à repenser et à changer l’être même de l’humain au niveau de la pratique et aussi au plan de la théorie. Je dis bien au plan de la théorie; et c’est souverainement important, et ce n’est pas du tout se projeter dans un intellectualisme quelconque, aussi stérile que pédant. Car ce sont les compréhensions et partant les définitions implicites ou explicites qu’une société accepte de la tradition ou se donne elle-même qui déterminent toujours son mode d’être, qui déterminent aussi ses attitudes, son agir, son éthique, sa morale et son droit. C’est au moins ce qui se révèle quand l’attention à l’histoire ne s’arrête pas aux mugissements et à l’écume de l’actualité enva-hissante, mais sonde et éprouve les vagues de fond qui portent et provoquent les brassages houleux des événements de surface. Et on peut dire que ces définitions et ces compréhensions sont d’autant plus efficaces et dominantes qu’elles demeurent latentes, qu’elles sont passées sous silence ou tues comme allant de soi, ou qu’elles sont considérées par la majorité comme le butin minable des intellectuels désincarnés en mal de pensées hautement “songées”.

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5. Dans la mesure où le Mouvement des soins palliatifs provoque, comme nous venons de le remarquer, une expérience renouvelée de la finitude mortelle humaine, et dans la mesure où il invite à une compréhension plus appropriée de la nature humaine complexe et unifiée qui met en relief et sauvegarde les dimensions corporelle et sensible, spirituelle et libre, qui fait ressortir aussi la solidarité et la responsabilité partagée, dans cette mesure même le Mouvement des soins palliatifs peut se présenter et se présente effectivement comme une incitation à une réflexion éthique sur la vie et la mort. C’est ce qui a lieu à travers les pratiques, les discussions, les mesures déontologiques et les prises de position, relatives tout particulièrement aux problèmes de l’acharnement thérapeutique, du suicide assisté et de l’euthanasie.

Revendiquer hautement pour la personne mourante, comme le fait le Mouvement des soins palliatifs, l’autonomie quant à ce qui concerne sa propre vie, et pratiquer le respect de cette autonomie, est une invitation implicite faite à la société à penser le rapport de la vie à la mort, à penser le rapport qu’une vie libre et responsable entretient avec la mort. Et effectivement les discours sur le droit à la vie et le droit à la mort se sont multipliés au cours des dernières décennies.

Ici, je voudrais insister quelque peu. Je voudrais dire en clair, pour avoir observé et pris part à ces discours à quelques occasions, que la réflexion éthique sur la vie et la mort qui a tant de chemin à parcourir ne bougera pas d’un centimètre tant que nous n’aurons pas eu l’audace et la liberté de questionner les préjugés ou présupposés moraux, philosophiques et religieux qui gouvernent encore silencieusement notre manière de penser et notre manière d’être. C’est pour cela que j’insiste depuis déjà quelques années sur l’occasion en or que fournit la pratique des soins palliatifs de renouveler notre compréhension de l’humain et de son agir, de repenser notre éthique et de sonder notre droit.

Quand on parle de droit, on se situe d’emblée dans le contexte des rapports de liberté avec ses semblables, et on vise ce qui est juste (du latin jus) ou approprié pour soi et pour les autres étant donné notre propre et commune nature. Le droit se fonde sur notre nature, i.e. sur notre vie, sur notre existence propre qui se déroule toujours avec celle des autres, comme donnée première. Même le droit purement positif ou conventionnel repose sur ce

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fondement qu’est l’existence libre, seule capable de conventions. Il faut être libre, en effet, c’est-à-dire ne pas être déterminé à une seule chose, à un seul but, pour pouvoir proposer et accepter telle ou telle convention, pour pouvoir convenir de telle attitude plutôt que de telle autre, de telle règle de conduite plutôt que de telle autre. Le droit positif et conventionnel s’affiche ainsi comme un indice que le droit naturel, pour être une donnée de l’expérience véritable de notre nature fondamentale, est intouchable, inviolable; mais demeurant perfectible cependant dans la mesure même où l’expérience est toujours une expérience finie, donc pouvant être dépassée et renouvelée par définition.

Pour ce qui est du droit à la vie, maintenant, il semble bien qu’il surgisse seulement une fois que quelqu’un ait reçue la vie ou qu’il se trouve dedans. C’est ce que paraissent sous-entendre, entre autre, les pratiques anticonceptionnelles de plus en plus généralisées. Droit parce que la vie se présente toujours pour quelqu’un comme sa propre vie. Sa propre vie qu’il a à assumer lui-même. Une très grande responsabilité par rapport à soi-même, une tâche à lui confiée, une tâche si lourde et si grande que sa lourdeur et sa noblesse devraient être anticipées par les auteurs humains de cette vie. Si bien que l’acte générateur et la gestation devraient être eux-mêmes empreints de liberté et de responsabilité et devraient par conséquent échapper aux dictats de déterminismes, qu’ils soient d’ordre biologique ou moral et légal. C’est donc comme confiée à la responsabilité libre d’un chacun que le phéno-mène de la vie humaine se présente toujours et dans chaque cas. C’est le fondement premier du droit à la vie. Tout autre droit, fût-il divin, se doit de respecter ce fondement. Car sans ce fondement de la responsabilité libre envers soi-même dans la solidarité, il n’y a plus d’humain précisément; et alors aussi l’idée même du divin comme l’autre par excellence de l’humain s’évanouit d’elle-même. Le droit divin sur la vie, d’où celle-ci tirerait son caractère sacré, prend sa légitimation dans l’hypothèse de la création de l’humain par Dieu. Hypothèse qui, si respectable soit-elle, ne s’impose pas d’emblée à tous, n’est pas admise par tout le monde, et partant ne peut être fonctionnelle au plan de l’agir d’une société. À moins qu’une société soit contrainte à une croyance particu-lière. Mais ce serait la contradiction même de la liberté de pensée, de la liberté de choix, et par conséquent de la responsabilité. Et

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c’est sans doute pour cela que les derniers siècles ont laissé éclore et se développer des sociétés pluralistes et laïques.

Et qu’en est-il, enfin, du droit à la mort? La mort appar-tient intrinsèquement à la vie, à la vie telle que nous la vivons. Et la vie, chacun peut dire d’elle qu’elle est sienne. Sienne, mais néanmoins reçue, au sens où chacun se trouve en elle, se trouve déjà en vie quand il se met à parler d’elle et réfléchir sur elle. Pour la pensée, c’est une donnée première, le présupposé indé-passable. Ainsi s’expérimente l’existence humaine. Cela paraît être un acquis incontestable de la phénoménologie contempo-raine. Alors on peut en dire tout autant de la mort puisqu’elle appartient à la vie et qu’elle constitue la marque la plus intrinsèque, la plus intime, la plus indélébile et la plus incontestable de la finitude de cette vie, de l’existence humaine dans le monde avec les autres. Comme ma vie, ma mort est proprement mienne, peut se dire chaque humain. Chacun peut dire qu’il a à mourir tout comme il a à exister ou à vivre. Le fait qu’il vive toujours avec les autres ne change rien à cet état de choses. Ce fait ne fait que fonder la solidarité. Pas plus que personne ne peut remplacer quelqu’un dans sa propre vie, personne ne peut le remplacer dans sa mort, personne ne peut le supplanter, c’est-à-dire lui enlever cette propriété, sa propriété. Et personne ne doit s’aviser de le faire. Et c’est là, semble-t-il, que se fonde le droit à la mort. Le droit à la mort pourrait peut-être se concevoir comme cœxtensif au droit à la vie.

Les soins palliatifs, par définition ou de par leur nature même, interviennent dans le domaine de ce droit et sont exposés constamment à se mesurer à lui, la plupart du temps implicitement, mais de plus en plus souvent expressément. De plus en plus souvent expressément, dis-je, parce qu’à leur manière ils ont contribué à éveiller la société tout entière aux réalités de l’acharnement thérapeutique, du suicide assisté et de l’euthanasie qui sont devenues rapidement au fil des dernières années autant de thèmes de discussion et de réflexion éthique. Ces discussions et ces réflexions ont cours aussi bien dans des programmes d’études que dans la presse écrite et électronique, au sein de cercles d’amis et dans l’intimité des foyers. Les tribunaux aussi sont saisis de ces questions; et les assemblées des élus du peuple ne pourront pas

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se défiler longtemps devant la nouvelle nécessité de légiférer encore sur les conditions d’entrer dans la mort.

Récemment encore on lisait ceci dans une des pages du journal Le Devoir: “Au contraire de ce qui était valable dans le contexte d’une moralité fondée tout entière sur le respect de la volonté divine, l’individu n’est plus aujourd’hui le gardien ou le simple dépositaire de sa propre vie: il en est le sujet, et ce sujet — tel est l’esprit des lois modernes — ne doit être asservi à aucune instance matérielle ou spirituelle, les seules limites légitimes à sa liberté étant celles nécessaires à la cœxistence harmonieuse de plusieurs sujets jouissant des mêmes droits fon-damentaux.” (Cf. Jacques Morissette, Le Devoir, 14 mars 1994.) Ce texte témoigne d’une relativisation de la vie par rapport à la personne humaine. (On remarquera par ailleurs comment l’auteur de ce texte garde pour l’humain, sans discussion aucune, la défi-nition toute moderne du sujet.)

On parle traditionnellement du caractère sacré de la vie. On pense que la vie est sacrée ou intouchable parce qu’on la croit être un don de Dieu. Mais le problème que ceci soulève, c’est que les humains, selon les cultures et les époques, ont des représentations différentes du divin et de ses dons, des conceptions différentes des rapports possibles entre l’homme et le dieu. Et ceci devrait amener à une réflexion poussée sur la légitimité et les abus des croyances. Il n’est pas question d’entrer dans cette réflexion aujourd’hui. Mais on peut noter en passant que cette réflexion devra chercher à relever des traits fondamentaux de la croyance passés trop souvent sous silence. Voici quelques-uns de ces traits. D’abord la croyance est le signe d’une ouverture humaine à un au-delà de la limite, de la finitude qui s’avère pour nous mortelle. Ceci serait peut-être le côté le plus riche, le plus universel et le plus fondamental de la croyance. Par rapport à lui, le contenu de la croyance apparaît comme second et peut être exposé à l’arbitraire. De plus chaque croyance a la curieuse ou étrange caractéristique de se croire la meilleure et de se prétendre ou de se vouloir exclusive. Alors, autant on peut respecter les croyances en tant que signes de la fécondité de l’expérience de la finitude mortelle, autant on doit refuser leur prétention respective à imposer leurs contenus à l’ensemble des humains et contester leur tendance à vouloir diriger les actions de tous. Ainsi la réflexion

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éthique sur le droit de mourir doit déchiffrer les rapports qui se tissent entre l’humain considéré dans ses traits fondamentaux repensés à neuf, la vie elle-même, et le divin comme au-delà de la limite mortelle interpellant cet humain. Et on voit se rassembler et se former ainsi la triade humain-vie-divin comme constituant le noyau de la réflexion éthique sur le droit de mourir. C’est à cela que mène la pratique des soins palliatifs.

6. Il convient de souligner un autre aspect de ce qui se joue dans la société québécoise à l’occasion de l’essor du Mou-vement des soins palliatifs. Il semble se produire depuis quelques temps comme un éveil à la nécessité de rendre la mort présente à la conscience tout au long de la vie. C’est le thème de l’édu-cation à la mort. “S’éduquer à la mort”: tout au long de sa vie, apprendre à se hisser, apprendre à se porter jusqu’à la limite de l’existence, jusqu’à l’extrême possible de l’existence où la vie nous est renvoyée comme notre propre affaire, tout à fait inalié-nable, et où également la pensée de l’au-delà a le plus de chances de trouver quelque authenticité.

Bien sûr, l’expérience en soins palliatifs a pu être et con-tinue d’être un déclencheur et un support pour cette conscience plus généralisée de la mort comme élément nécessaire à une juste compréhension de l’existence. Mais n’est-il pas vrai que l’éducation à la mort ou l’éducation par la mort devrait pouvoir commencer et se poursuivre sans attendre la situation extrême des soins aux mourants? Si cela avait été le cas, la société aurait-elle eu besoin des soins palliatifs comme contre-mouvement à la médecine curative? On peut raisonnablement se poser la question. Et poser cette question, c’est implicitement entrevoir une civilisation où les soins de santé ne cessent pas un instant de compter avec la mort comme signe toujours présent et toujours à respecter de la fragilité et de la finitude de notre vie. Alors les soins de santé, les soins aux malades seraient imprégnés de préoccupations semblables à celles qui animent les soins palliatifs et se prolongeraient d’eux-mêmes en soins aux mourants sans avoir à passer par un change-ment institutionnel quelconque. Ce serait la mort intégrée à la vie du commencement jusqu’à la fin. Ce serait probablement plus naturel et plus humain.

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II. Dangers qui guettent le Mouvement des soins palliatifs Vus à distance, vus dans ma distance de professeur de philo-

sophie retraité à laquelle j’ai fait allusion au début, le Mouvement des soins palliatifs semble menacé par un certain nombre de dangers. Je voudrais en nommer quelques-uns avant de finir. Pour vous épargner, je ne développerai pas, ce sera plutôt une énumération.

1. Danger que représente l’appellation elle-même de “soins palliatifs”. Les mots ont tendance à se pétrifier et à s’ériger en barrière sur notre route, pourrait-on dire à la suite du philosophe Nietzsche. Ainsi l’expression “soins palliatifs” pourrait devenir un obstacle dans la mesure où elle réfère trop fortement à l’impuissance de la médecine curative, à une incapacité peut-être seulement provisoire. Elle caractérise ainsi trop négativement ce que sont les soins aux mourants. Elle évoque trop exclusivement un contre-mouvement ou encore un pis-aller. Et il me semble que la société aurait besoin que cette opposition entre médecine curative et médecine palliative fût dépassée.

2. De ce premier danger en découle un autre, celui d’un excès d’institutionnalisation des soins palliatifs. Certes l’insti-tution est nécessaire comme support requis par l’action. Mais il ne faut pas oublier que les institutions peuvent aussi se figer et finir par s’imposer comme des sortes de classeurs où on range des catégories d’humains, et encore peuvent être détournées et utilisées comme des moules répressifs entraînant la démission et l’exclusion de gens qui “ne cadrent plus”, comme on dit, alors qu’ils pourraient être en réalité de précieux partenaires et d’indis-pensables ferments de renouvellement. Peut-être bien que les unités de soins palliatifs et les maisons établies pour recevoir des mourants sont rendues au point où elles doivent penser sérieusement à leur continuité et à leur intégration dans le milieu hospitalier et dans le tissu de la société. Voici quelques questions qu’elles peuvent se poser: comment sommes-nous vues de l’extérieur? Sommes-nous à part? Pourquoi sommes-nous à part? Est-il dangereux d’être à part? Pourquoi y aurait-il un extérieur à nous?

3. Un troisième danger, associé au précédent, est ce qu’on pourrait appeler le dogmatisme des formules mises de l’avant pour promouvoir les soins palliatifs. Ce danger est proportionnel à l’absence d’autocritique, il pointe avec la résistance à la critique

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des gens qui œuvrent dans ce Mouvement ou qui l’observent d’un peu moins près, comme faisant tout simplement partie de la société et se considérant à ce titre concerné.

4. Un quatrième danger est de choir dans le technicisme de la pharmacologie. La fatigue particulière qui guette l’interven-tion continue auprès des mourants peut être mauvaise conseillère et suggérer un recours indu à la puissance des antalgiques. L’expression elle-même “contrôle” de la douleur n’est pas sans pouvoir évoquer l’idée de maîtrise reliée à la soi-disant toute-puissance technicienne. N’évitant pas ce danger, les soins palliatifs ne feraient que poursuivre ou relayer la technicisation à outrance des soins qu’on a justement reprochée à la médecine curative contemporaine. Et les soins palliatifs priveraient ainsi la société d’un bien qu’ils ont justement contribué à lui rendre: c’est-à-dire une meilleure compréhension de la complexité de l’humain ainsi qu’une attention plus respectueuse aux besoins variés qu’à l’approche de la fin chacun éprouve non pas seulement au plan corporel, mais dans toutes les dimensions de son être.

5. Et puis le danger de la surévaluation des effets des soins palliatifs. Cette surévaluation peut se traduire par un excès d’optimisme. Un exemple, peut-être, de cet optimisme illusoire: on dit parfois assez fort et avec une impressionnante conviction que les soins palliatifs évacuent la question de l’euthanasie, que le problème de l’euthanasie ne se pose peu ou prou lorsque les soins palliatifs sont prodigués avec compétence et qu’ils contrôlent ou maîtrise efficacement la douleur. Et on vient tout près de maintenir que disparaît par le fait même la pertinence de débattre la question de l’euthanasie parce que les demandes d’aide pour mourir diminuent à proportion de l’efficacité du contrôle de la douleur. Personnellement, je ne pense pas que le contrôle de la douleur puisse évacuer la nécessaire réflexion éthique sur la responsabilité humaine partagée quant à l’avènement de la mort personnelle dans certaines conditions. Bien sûr, la demande d’aide pour mourir peut venir de l’atrocité d’une douleur physique et peut par conséquent être retardée ou même écartée par l’atténuation effective de cette douleur, mais elle peut aussi, semble-t-il, fort bien venir d’un état physiquement non douloureux de désintégra-tion générale de la vie, elle peut venir des affres du non-sens total, entraînant une souffrance immense, globale, intolérable qui

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a peu à voir avec la douleur qu’on dit purement corporelle et qu’on tente de contrôler. Alors, semble-t-il, nécessité toujours d’une réflexion éthique sur l’euthanasie en dépit des interventions pallia-tives de “contrôle” de la douleur.

6. Danger enfin d’occasionner une nouvelle casuistique. Qu’est-ce à dire? La casuistique, étude et prévision des cas (du latin casus), est définie comme une subtilité complaisante de la raison. Elle a historiquement accompagnée la décadence de la théologie morale devenue plus attentive à la complexité des cas de conscience pour s’en régaler et décréter de haut et de l’extérieur ce que le commun des mortels doit faire et ne pas faire, plus préoccupée donc de se suppléer ainsi à la conscience des autres que de s’occuper de ses propres principes et préjugés tacitement à l’œuvre dans ses entreprises de dissection des cas dits concrets. Casuistique, c’est-à-dire étude minutieuse voire même prétentieuse des cas donnés ou imaginés pour prescrire d’avance ce qu’on doit faire ou ne pas faire dans de tels cas. On pourrait maintenant donner dans un travers semblable. Exemple, (Nancy B.) : débran-cher un patient dans une situation dont la description emprunte ses repères aux constats de la médecine guidée par son pouvoir technique, et qui entre dans le cadre défini par les prescriptions déontologiques institutionnelles, elles-mêmes possiblement déter-minées plutôt en fonction du savoir scientifique, du pouvoir technique et des lois existantes, donc débrancher un patient dans ce cas est permis parce que, soi-disant, ce n’est pas une inter-vention positive en vue de donner la mort. Fort bien, mais, pour continuer dans la veine casuistique, il reste que c’est un geste qui empêche la vie, qui empêche les poumons de respirer et le cœur de battre. Et pourquoi, en procédant à ce débranchement, donner au patient la dose d’antalgique requise pour entrer immédiate-ment dans la mort sans trop de douleur? On dira que ce pour concerne la douleur seulement et non pas la mort. N’est-ce pas là une astuce de la raison raisonnante, une échappatoire à la morale établie, une défiguration de la responsabilité éthique appropriée à l’humain, appropriée à la conduite de la vie en commun, à la conduite d’une existence-dans-le-monde partagée? On le sent bien: on est alors encarcané dans la moralité des actions à double effet; moralité peut-être inventée pour pouvoir circuler dans un système où la punition prime, où le châtiment est le préfet des

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

consciences et les tribunaux les suppléants techniques autorisés du jugement prudentiel qui devrait pourtant être l’instance ultime de l’agir juste.

Pourtant la vertu de prudence avec son irremplaçable pouvoir de délibération et de décision comme instance ultime dans la détermination par chaque individu de l’agir juste concret, cette vertu de prudence fait aussi partie de notre tradition comme un de ses biens les plus fondamentaux, peut-être même comme son joyau le plus précieux. Mais on a malheureusement oublié cet héritage inestimable et on a ravalé la prudence à une timidité et une temporisation craintives, hésitantes et faiblardes. Au lieu de se prendre dans les rets d’une casuistique aussi stérile qu’astu-cieuse, on devrait plutôt, il me semble, dans ces sujets délicats entre tous que sont le droit à la vie et le droit à la mort, laisser à la conscience personnelle et à sa responsabilité ce qui lui revient justement et, au lieu de la brimer et de la contraindre par la force de la lettre d’une loi, écrite dans un autre temps, on aurait plutôt avantage à essayer d’éclairer cette conscience et de la supporter dans un esprit de solidarité compatissante. Mais pour cela nous avons d’abord à comprendre que les principes et les préjugés moraux transmis par une quelconque tradition ont toujours besoin d’une nouvelle interprétation grâce à laquelle le sens de la vie peut se découvrir à nouveau au fil de l’histoire et peut continuer à cheminer. Il est tout simplement prétentieux de croire que tout du sens de la vie a été découvert par une génération, par un siècle ou même par une civilisation. Le sens de la vie, pas plus que le sens d’une œuvre, ni ne s’arrête ni ne se laisse saisir définitivement comme un objet constitué, bien cerné, irréductiblement défini. Surtout le sens de la vie ne saurait être essentiellement limité aux mouvements du cœur et des poumons. L’essence du sens de la vie humaine est infiniment plus complexe et plus riche que cela.

Une interprétation de nos règles morales et de leurs présupposés, une interprétation révélatrice et créatrice de sens plutôt qu’une casuistique réductrice des consciences, voilà ce dont nous avons besoin. L’humanité est toujours menacée d’étouffer dans les serres de règles établies et conservées sans discussion de leurs présupposés. La souffrance venant de cet étau répressif qui contrarie la quête incessante du sens est aussi grande et aussi lancinante que la douleur provoquée par la désintégration du corps.

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C’est en desserrant cet étau qu’une humanité principalement se libère pour la poursuite d’une fin humainement appropriée. Notre société aussi aspire à une telle libération, condition et source première du bonheur. Car le bonheur vient du sens; et le sens, pour nous, surgit de notre fin. Mais il appert que notre fin coïncide avec la mort. Le sens et le bonheur doivent composer avec la mort, avec notre finitude mortelle assumée. Notre bonheur véritable, semble-t-il donc, ne peut surgir que de notre accord fondamental avec notre mortalité.

Conclusion

Soins palliatifs agent de changement dans notre société…, c’était la question ou le thème proposé.

Changement, immédiatement, au plan des soins aux mou-rants, bien sûr.

Mais aussi lointainement et plus profondément, au plan de l’agir éthique solidaire dans la situation de passage de la vie à la mort; et également au plan de la pensée qui interprète les acquis afin de les extraire de leur gangue et leur permettre de devenir à nouveau significatifs pour l’expérience de la vie.

Cette expérience de la vie qui reste toujours inachevée parce que faite dans un mouvement historique; et ce mouvement historique qui, de son côté, nous emporte dans un destin dont les seules faces connues avec certitude sont qu’il est marqué par la finitude mortelle, et que nous avons à l’assumer tel quel solidai-rement si tant est que le bonheur est toujours ce que nous cher-chons ensemble comme sens et fin de notre existence.

Voilà en gros ce qui a pu inspirer mon propos comme membre d’une société touchée par le Mouvement des soins palliatifs et à titre de professeur de philosophie retraité qui ne peut pas se corriger de regarder le temps venir ni d’écouter le bruissement des choses.

Fernand Couturier Ste-Foy, 3 juin 1994

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((10)) La mort en Têtes, 1998

Soirée-gala : « À la frontière des sortilèges » Dixième anniversaire de la Revue Frontières

31 octobre, 1998

On m’a fait sortir de ma retraite à l’occasion de ce dixième anniversaire de la Revue Frontières. Parce que fondateur, avec d’autres, de cette revue que j’ai aussi dirigée pendant trois ans avant de quitter la vie active de l’enseignement. Voilà donc un revenant d’outre-frontières des labeurs rémunérés! Ainsi premier sortilège d’une soirée-gala qui se veut à l’enseigne de la fantaisie!

Le tout premier numéro de la revue était La mort au

Quotidien. Celui du dixième anniversaire s’intitule: La mort en Têtes. Pendant ces dix ans la mort a continué de hanter nos jours et nos nuits. Elle remplit l’actualité de la vie. Elle n’a pas cessé d’accompagner des luttes menées pour une légitime liberté; elle se laisse encore utiliser comme moyen de chantage et de pression terroriste; elle est encore souvent le point culminant du désespoir individuel, de la haine d’autrui ou du fanatisme idéologique, politique ou religieux; elle provoque encore des sursauts d’horreur à l’occasion des macabres découvertes de nouveaux charniers clandestins; elle peut encore alimenter l’humour; elle est encore l’envers et l’enjeu de l’amour; elle est toujours la condition du tragique humain dévoilé artistiquement en écriture, sur écran, sur scène ou sur toile; et elle est toujours la fin normale, quoiqu’un peu retardée, de tout séjour humain ordinaire sur notre terre.

Cependant, tout omniprésente qu’elle soit, la mort ne semble pas avoir monté d’un barreau dans l’échelle de notre con-sidération. C’est en effet seulement avec grandes peine et lenteur

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que les puissances de ce monde arrivent à se convaincre qu’il faudrait intervenir pour arrêter les génocides. Et dans la vie courante, la mort a continué de se faire passer pour secondaire et de ne pas figurer à l’ordre du jour des choses importantes à traiter. Dans l’évaluation des enjeux, on la tient encore trop souvent bien loin derrière les choses qui comptent ou qui se comptent.

Mais La mort en Têtes veut être le signe d’une obstination réfléchie et courageuse de plusieurs têtes qui, de concert, se proposent d’offrir à la société dans son ensemble des études, des réflexions et des expériences capables d’aider à concilier avec lucidité dans le concret de la vie le destin inéluctable de la mort avec le lot humain de la liberté et de la responsabilité. Et cette conciliation devant s’opérer à l’intérieur d’un goût de la vie étonnamment fort et pugnace. Ce goût de la vie a sans doute quelque chose à voir avec le camouflage quasi automatique de la mort dans le fourré enchevêtré de nos affairements. La quotidien-neté, comme un nuage, réduit la mort à l’état d’ombre cachée de tout geste et de tout comportement. Mais il suffit d’un juste éclairage pour que cette ombre se profile avec netteté. Et alors seulement l’existence peut se montrer dans sa vérité : dans sa gratuité mystérieuse et son angoissante fragilité. La mort dans sa vérité est le dévoilement de l’existence. La Mort en Têtes veut donc attirer à nouveau l’attention sur cet essentiel de notre vie : c’est-à-dire amener au grand jour cette compagne de toujours dans son paradoxe : le paradoxe de son abyssale et éclatante vérité. C’est d’ailleurs le sens premier de la revue Frontières. Car celle-ci fut justement fondée dans la foulée des entreprises inédites et nécessaires dont l’UQAM a développé le sens selon sa mission sociale originaire. Au cours de ses dix premières années, la revue Frontières s’est développée, elle s’est affinée, elle a mûri, elle a multiplié ses angles d’approche et gagné l’intérêt de nouvelles compétences collaboratrices. Et elle est toujours unique en son genre cette revue. Elle n’a rien du superflu ou du redondant qui lui vaudrait d’être laissée pour compte dans quelque entreprise de restructuration ou de rationalisation. La survie financière de Frontières fut et demeure le cauchemar de ses directeurs et direc-trices. C’est à croire que cette revue est elle-même victime du stratagème d’occultation et de banalisation dont use si adroitement son propre objet. Mais la durée de Frontières ne devrait être mesurée

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PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie

qu’à l’aune de la paradoxale permanence de l’éphémère caractère mortel de l’humain.

Puisse la flamme vacillante au creux des goguenardes citrouilles souriantes de ce jour symboliser une veille bienfaisante sur le destin de Frontières. Une veille s’établissant à demeure dans les nombreuses têtes ici présentes et, de là, attirant la juste attention de celles qui, distraites, trop humainement distraites, s’adonnent uniquement aux simples affaires quotidiennes qui comptent, ou tout bonnement se détournent et passent.

Bonne soirée! Fernand Couturier 31 octobre 1998

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DEUXIÈME PARTIE

La mort en elle-même

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((11)) La Mort et le Rien, 1996

Le texte qui va suivre a été écrit à la demande de la Revue de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, octobre 1996, pour un numéro portant comme titre : L’épreuve du rien. La facture du texte veut tenir compte que le lectorat est essentiellement universitaire, professeurs et étudiants.

En guise de préambule Cette contribution se veut une explicitation simple d’une

parole énigmatique de Heidegger: Der Tod ist der Schrein des Nichts. La mort est l’écrin du rien. (Citation tirée de : das Ding (La chose), texte daté de 1950.) La présente interprétation invite à une lecture du texte original. Celui-ci a besoin de prendre la parole avant le débit des discussions de second degré. De purs “historiographes scientifiques” s’en trouveront peut-être frustrés. Mais tout esprit attentif aux invitations à la méditation pourra entrevoir à partir des mots mêmes de l’œuvre, i.e. du texte, comment la mort, assumée véritablement dans la vie, tout en affichant impitoyablement le rien des choses, laisse se profiler l’être, et partant introduit la pensée dans le dépaysement de l’étrange, de l’originel, de ce qui ne renvoie plus à autre chose comme à son fondement. Cet abîme du rien entretient l’interro-gation et dispense ou accorde à la pensée l’ouverture d’une inquié-tude salvatrice.

La pensée est ici invitée à se mesurer en quelque sorte à l’originel, au commencement proprement dit. D’où quatre mots fondamentaux : la mort humaine, le rien lui-même, l’être, et l’abîme. Sur quoi peut bien se fonder le rassemblement de ces quatre? La mort humaine, nous en avons déjà quelque idée. Le

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rien aussi car d’emblée il nous est accessible dans l’imagination de l’absence de tout étant, de tout ce qui nous est donnée dans l’expérience quotidienne la plus simple. Faisons abstraction de tout cela et nous voilà effectivement devant rien. Quant à l’être, n’est-il pas le mot le plus largement et le plus constamment utilisé dans notre langage, même le plus familier? Reste l’abîme. Pourquoi et comment fait-il partie de ces quatre? C’est lui qui donnera le plus de fils à retordre! C’est par lui que le lien appa-raîtra. On y arrivera à la fin du présent texte. Prière de bien se disposer à aborder l’origine, le commencement. Bien tendre l’oreille, devenir complètement écoute pour les suggestions silencieuses de l’avènement de l’être comme commencement, comme origine. Tâche simple mais combien ardue pour une pensée habituée à frayer dans la concrétude familière de la vie quotidienne. Surpre-nant et dérangeant d’entendre tout ce que l’abîme peut évoquer!

* * * Der Tod ist der Schrein des Nichts. La mort est l’écrin du rien. Poésie par l’image évocatrice, pensée par la rigueur cachée.

Les deux comme réponse à une même inspiration, à savoir l’inter-pellation de l’être. Nous nous proposons une interprétation de cette parole énigmatique de Heidegger prononcée dans la con-férence intitulée: La chose. Comme un défi de parler, sans trop de complexité, de l’immédiat et du simple tout en lui promettant fidélité.

Il faut d’abord replacer la parole citée dans son contexte immédiat pour prendre une juste mesure de son caractère énigma-tique, et y trouver, peut-être, quelque indice pour commencer l’interprétation.

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DEUXIÈME PARTIE – La mort en elle-même

Der Tod ist der Schrein des Nichts, dessen nämlich, was in aller Hinsicht niemals etwas bloß Seiendes ist, was aber gleichwohl west, sogar als das Geheimnis des Seins selbst.1

La mort est l’écrin du rien, à savoir de ce qui à tout point

de vue n’est jamais quelque chose de simplement étant, mais qui cependant se déploie, voire comme le secret de l’être lui-même.

Le choix du mot écrin pour Schrein est déjà une interpré-

tation. Schrein peut se traduire de multiples manières: châsse, cercueil, armoire, coffre, arche, coffret, écrin. C’est la référence du rien au secret de l’être qui nous fait choisir le vocable écrin. Pourquoi? En raison de la nature et de la fonction de cette chose qu’est un écrin.

Écrin et joyau L’écrin est un coffret empreint de singularité. Il est souvent

fait d’un matériau plutôt recherché. L’écrin, en lui-même, se singularise et retient l’attention. Une attention qu’il ne garde pas pour lui, cependant, mais qu’il oriente vers son contenu. D’emblée l’écrin attire la pensée vers ce qu’il renferme et contient: une chose spéciale et d’une certaine noblesse. Dans un écrin, on serre un joyau. L’écrin l’abrite et en assure la garde.

Et qu’en est-il du joyau? Il entretient l’intérêt et stimule la hâte d’ouvrir l’écrin. Tout d’or, d’argent ou de pierreries, le joyau étincèle et fascine. Mais il ne déploie vraiment son être, il ne se manifeste authentiquement que lorsque, sorti de l’écrin, il est porté par quelqu’un. Qu’il soit couronne, épingle, collier, bague ou bracelet, il signifie une majesté, il rehausse une tenue, ou appuie une splendeur. Son rôle est d’illuminer une présence, de mettre en relief ce qui mérite d’être vu. Sa fascination au service de la grandeur et de la beauté. Le charme est son essence.

1 Vorträge und Aufsätze, Neske Pfullingen, Tübingen, 1954, p. 177. Cf. Essais et conférence, Gallimard, 1958, p. 212.

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Mort humaine… suprême Séjour en Être

Rien et joyau La mort est l’écrin du rien. Le rien aurait-il le caractère

du joyau pour pouvoir être serré en écrin? Le rien, ne doit-on pas plutôt penser, n’a rien de la rutilance des pierres précieuses ni ne s’apparente de près ou de loin aux nobles métaux. Selon toutes les apparences, en effet, il n’a rien de cela. Mais l’essence du joyau, vient-on de souligner, est de charmer, c’est-à-dire de fas-ciner, de plaire, et en même temps de renvoyer à quelqu’un dont il annonce et éclaire la présence, la grandeur ou la beauté. Mais comment le rien peut-il fasciner, charmer et illuminer? Cela ne dépasse-t-il pas l’entendement le plus normal? Et vers quoi le rien pourrait-il orienter, si tant est que la capacité de renvoyer à autre chose lui appartienne de quelque façon? Le rien, semble-t-il, n’a vraiment rien de fascinant, n’a rien de charmant, n’a rien d’éclairant et ne favorise en rien la présence et le déploiement de quoi que ce soit.

Voilà le rien selon l’opinion courante qui, d’ailleurs, s’ali-mente elle-même aux apparences. Du rien, dit-elle, il n’y a rien à dire. Habituellement, quand on parle, on dit quelque chose à propos d’une chose ou l’autre, identifiable et désignable dans un environnement déterminé. Le rien, c’est entendu, n’est pas une telle chose. Parler du rien, c’est parler pour ne rien dire, c’est parler dans le vide et inutilement. Et sur ce, on croit la cause définitivement entendue.

Mais peut-on se fier à l’opinion courante pour la compré-hension du rien? Car si, en effet, parler pour ne rien dire et dire le rien étaient des propos du tout-au-tout différents? Ainsi les humains, en s’abstenant de dire le rien, s’imposeraient peut-être une privation dont ils ne sauraient jamais apprécier la grandeur. Alors il faut demander: le rien constitue-t-il vraiment un hors-propos absolu? Tout ce dont on peut parler significativement doit-il être de l’ordre de la chose matérielle montrable et repérable dans l’espace et le temps? Ou encore de l’ordre des réalités dites immatérielles et spirituelles, telles que la pensée, l’esprit, l’âme ou Dieu? Qu’en est-il, par exemple, de l’être? Jamais on ne rencontre l’être à côté ou parmi les choses qui sont données d’une manière ou d’une autre, qu’elles soient nommées pierre, fumée, vin, homme, chenille, pain, image, ou encore pensée, esprit, âme,

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DEUXIÈME PARTIE – La mort en elle-même

ange et Dieu. Et pourtant, on a tant et tant dit à son propos. En parlant de lui, a-t-on vraiment parlé pour ne rien dire de pertinent ou de sérieux? Et alors le rien, lui? Pourquoi ne pourrait-on pas parler aussi à propos du rien sans nécessairement être condamné à ne dire rien qui vaille? Pourquoi le rien ne pourrait-il pas cons-tituer un propos sensé pour le langage?

Manifestation et apparence D’abord, on pourrait demander à l’opinion courante sur

quelles apparences elle se base pour déclarer qu’il n’y a rien à dire du rien. En effet, comment le rien peut-il avoir des appa-rences puisqu’il n’est rien? Car les apparences, comme il semble aller de soi, sont toujours apparences de quelque chose. Et voilà que pointe ainsi la nécessité de regarder autrement et ailleurs que vers les apparences si jamais on veut dire et comprendre quelque chose du rien. Car si, en effet, la manifestation était un phéno-mène qui déborde la simple présence des choses sur laquelle semblent se fonder les apparences? Si la manifestation comprenait aussi une sorte d’apparaître qui dépasse celui des simples appa-rences?

Alors comment laisser apparaître le rien? Il suffit peut-être de simplement raviver l’attention. Le rien, peut-on tout de suite observer, s’est toujours déjà subrepticement introduit dans l’horizon des préoccupations et des propos de tous les jours. En effet, ne dit-on pas couramment: ça ne sert à rien, ça ne vaut rien, il est bon à rien, il ne fait rien, ça ne donne rien, il n’y a rien à faire, il n’y a rien à dire ou à redire, offrir un petit rien à quelqu’un, c’est rien du tout, etc. Sans aucune apparence expresse ou explicite qui capte immédiatement l’attention ou le regard, il y a déjà une manifestation du rien dans ces manières toute simples de dire. Puis l’opinion courante elle-même ne laisse-t-elle pas apparaître le rien en prétendant résolument qu’il n’y a rien à dire du rien? Et en plus, de leur côté, les gens de la science2, de la 2 Pour cette partie sur le rien nous nous référons à Was ist Metaphysik?, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 7e édition. Noter que ce titre regroupe dans la plupart des éditions la Leçon inaugurale du même titre à l’Université de Freiburg en 1929, la Postface de 1943 et l’Introduction de 1949. Pour le moment nous nous en tenons à la Leçon inaugurale.

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technologie et des affaires, en tant que tels, ne disent-ils pas qu’ils s’occupent de choses importantes, de choses sérieuses, de choses qui comptent, de choses qui sont véritablement, et qu’ils ne s’in-téressent à rien d’autre? Tous se rapportent à des étants3 de quelque catégorie. Et en dehors de cela, à rien. Ainsi l’exige le sérieux de leurs entreprises. Mais dans ce cas encore, voilà que le rien se manifeste déjà avant même qu’on y réfléchisse expressé-ment. Se pourrait-il, doit-on maintenant se demander, que le rien habite ainsi constamment le langage sans qu’il puisse éventuelle-ment constituer un propos sensé, sans qu’on puisse parler sensé-ment de lui? Ce serait pour le moins étonnant.

Il faut remarquer, cependant, que le rien du langage de tous les jours est traité comme une sorte d’objet. Toutes les expressions relevées, en effet, peuvent être considérées comme apparentées à ces autres propos qui, eux, portent sur des choses déterminées: ça sert à quelque chose, ça vaut son pesant d’or, ça vaut la peine, il est bon à tout faire, il y a beaucoup à redire, etc. On le voit: les manières de dire qui parlent du rien modèlent leur tournure sur le langage qui parle des choses. Elles parlent du rien comme s’il était lui-même une chose ou un objet. Or les choses, i.e. les étants sont. Mais le rien est-il vraiment? Comment être sans être une chose? Ces manières de dire évoquent le rien, mais l’effacent aussitôt, pour ainsi dire, en le présentant abusivement comme une chose qui est, comme ce qui lui est rigoureusement contraire, en somme, comme un étant qu’il ne saurait être. Et il importe de souligner aussi que le rien, que le monde de la science

3 Etant. Participe présent, substantivé, du verbe être. Tout ce qui est est un étant. Substantivation nécessaire pour suivre la pensée de l’être heideggérienne. Même si cette tournure n’est pas courante en français et paraît étrange à l’oreille non encore habituée, il reste qu’elle est tout aussi normale et légitime que, par exemple, le nom habitant qui vient du participe présent de habiter, que représentant de représenter, participant de participer, vivant de vivre, mourrant de mourrir, combattant de combattre, calmant de calmer, stimulant de stimuler, irritant de irriter, trafiquant de trafiquer, tenant de tenir, aboutissant de aboutir, etc. Nous insistons à dessein parce que les lecteurs français de Heidegger résistent toujours à l’emploi du nom étant pour une chose qui est. Pourquoi? Peut-être parce que la philosophie traditionnelle et aussi, dans son sillage, le langage courrant ont plutôt l’habitude de substantiver l’infinitif être. On parle de Dieu comme de l’être suprême. On dit aussi des humains qu’ils sont des êtres. Mais cette manière a pour inconvénient de ramener l’être à l’étant et, obnubilant ainsi leur différence, empêche la pensée de penser l’être en lui-même. Or ceci est le projet heideggérien.

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et celui des entreprises excluent de leur domaine d’intérêt, est également tout juste la contrepartie des choses tangibles, concrètes, comptables dont il font leur pain et miel. Ce rien est le contraire de ce qui est, de l’étant. Et dans la manière de dire, on le traite encore comme un objet dont on dit par ailleurs ne pas s’occuper.

Rien et négation… Alors la logique se fait secourable et intervient pour lever

l’ambiguïté de la situation. Elle déclare le rien comme la simple négation de ce qui est, de tout ce qui est, de l’étant dans son ensemble. Le rien apparaît comme aboutissant de cette opération de l’entendement. Le rien n’est pas l’étant; il vient tout simplement de l’étant dans son ensemble en tant que nié. Le rien se range alors dans la catégorie du négatif et du nié. C’est sa détermination ultime. Selon la logique, le ne…pas, la négativité, la négation seraient la détermination dernière du rien. Mais à ce propos, Heidegger questionne ainsi: y aurait-il le rien seulement parce qu’il y a le ne…pas et la négation? Ou bien, au contraire, y aurait-il le ne…pas et la négation seulement parce qu’il y a le rien? Et il s’emploie à montrer que le rien est plus originel que la négation et son ne… pas.

Cette thèse suppose cependant que le rien se montre de quelque manière avant même que l’entendement ne procède à la négation; et qu’on doive pouvoir le rencontrer et l’apercevoir. Or, c’est le cas, et on le peut. En dépit des limites relevées dans les manières quotidiennes de parler du rien comme de quelque chose ou d’un objet, même si le rien n’y est qu’à peine effleuré, il reste qu’il y est donné d’une certaine façon. Ce rien, pourrait-on résumer, est le tout autre de la totalité de l’étant. Mais pour qu’il apparaisse ainsi, il faut d’abord que cette totalité nous soit donnée. Or l’entendement humain est fini et il ne saurait saisir en elle-même la totalité de l’étant du présent, du passé et de l’avenir. Le mieux qu’il puisse faire, semble-t-il, c’est d’avoir l’idée de cette totalité et de la nier. Mais cela ne donne qu’un concept formel du rien et non pas le rien en lui-même. Et de toute manière ce rien résulterait encore de la négation. Y aurait-il une autre manière d’accéder à la totalité de l’étant que celle de sa saisie par l’entendement? Il y en a une, en effet.

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Le rien et la totalité de l’étant Il y a une différence essentielle entre saisir la totalité de

l’étant en elle-même (Erfassen des Ganzen des Seienden an sich, p. 30) et se trouver au milieu de l’étant dans son ensemble (Sich befinden inmitten des Seienden im Ganzen p. 30). Il se trouve, chez l’humain, différentes humeurs qui révèlent la totalité des choses dans une certaine unité. Comme l’ennui profond, par exemple. “Tout m’ennuie”, laisse-t-on parfois échapper. La joie peut aussi dévoiler le tout. Par exemple, la présence d’une personne aimée transfigure et illumine toute la réalité. Ces tonalités affectives qui manifestent la totalité des choses en nous situant en elles et en nous y accordant (Befindlichkeit der Stimmung p. 31) selon une humeur déterminée viennent d’un trait fondamental de notre Da-sein4, de notre caractéristique propre d’humain d’être le là de l’être. Cet être en accord fondamental avec les choses ou les étants s’appelle le sentiment de situation (Befindlichkeit). Mais, faut-il observer, ces manières de dévoiler l’étant dans l’ensemble cachent précisément le rien. Alors que faire et que dire?

Encore une fois il faut renoncer au subterfuge logique pour faire apparaître le rien à partir de la négation de l’étant dans l’ensemble manifesté par ces humeurs. Cela ferait changer de registre et ramènerait au plan de la détermination du rien par la négativité résultant de cette opération de l’entendement qu’est la négation. Alors, pour préserver la rigueur de la démarche, il faut demander s’il n’y aurait pas une humeur qui, tout en nous situant au milieu de l’étant dans son ensemble, pourrait faire que nous nous trouvions devant le rien lui-même. Il y a effectivement une telle humeur, et c’est l’angoisse.

4 Da-sein. Mot-clef de la pensée de Heidegger. Habituellement traduit par être-là. Ce mot veut dire que l’essence la plus originelle de l’humain est d’être le lieu de la manifestation de l’être comme tel. Et dans ce sens se trouve chez l’humain le là de l’être. D’où Da-sein: littéralement là-être; là, il y a être ou manifestation d’être.

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L’angoisse et le rien L’angoisse, une humeur fondamentale. Il faut la distinguer

de l’anxiété fébrile et de surface qui suinte du caractère craintif, pusillanime et peureux. L’angoisse est autre chose que la peur. Celle-ci s’agite et prend panique devant une chose déterminée qui représente un danger. Par exemple, j’ai peur de la chaussée glacée, j’ai peur pour ma voiture et surtout pour moi-même. Alors je m’efforce de bien tenir la route et je m’agrippe au volant et à ma vie. J’ai peur de l’ennemi pour ma survie et le salut de la patrie. Je le garde en vue, je mets en joue et me camoufle. La peur est toute ordonnée aux étants qui la provoquent ainsi qu’aux personnes et aux choses pour qui on a peur.

Il en va tout autrement de l’angoisse. Dans l’angoisse on se sent comme à l’étranger et dans un inconfort total parmi les choses qui étaient pourtant jusque-là familières, chaleureuses et caressantes. On dirait qu’il se produit un décollement par rapport aux étants. C’est comme s’il n’y avait plus de sens où s’orienter, plus de place où poser le pied, plus de havre où accoster, plus de lieu où s’établir et reposer. Toutes choses, y compris l’humain concret qu’est chacun, semblent sombrer dans une sorte d’indif-férence diffuse et générale. L’étant dans l’ensemble, pour ainsi dire, recule dans le flou de l’incertain, de l’insensé. Mais il ne disparaît pas pour autant. Il se produit plutôt comme une sorte de relâchement des attaches et des rapports aux choses; un relâchement qui laisse notre être flottant dans un vague envahissant et oppres-sant. Ce recul ou cette retraite de toutes choses qui ne laisse plus aucun appui est la manifestation du rien. Sorte de milieu sans consistance dans lequel semble flotter notre pur fait d’être ou notre pur Da-sein dégagé de tous rapports solides qui rattachent habituellement à la fermeté des choses du monde.

Le rien se montre ainsi dans l’angoisse. Il se montre en même temps que l’étant dans l’ensemble en train de glisser dans l’indifférence totale et retirant tout point d’ancrage et d’inclusion pour notre être-dans-le-monde. Il faut préciser. Le rien se dévoile ou est dévoilé dans l’angoisse, cela veut dire qu’on ne le saisit pas comme on peut saisir un objet. Aussi ne peut-on pas conce-voir le rien comme une sorte de chose à côté de l’étant dans l’en-semble; car à côté de celui-ci il n’y a précisément pas de choses

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ni d’objets. Le rien se montre plutôt à même (in eins mit) l’étant qui dans son ensemble glisse et se dérobe. Ainsi le rien dans l’angoisse n’est ni le résultat de l’anéantissement (Vernichtung) de l’étant, ni l’effet de la négation (Verneinung) de la part de l’entendement humain.

Essence du rien Il importe maintenant de reprendre tout ceci pour dégager

plus expressément en quoi consiste l’essence du rien. Pour cela, nous allons suivre encore de plus près le texte de Heidegger (p. 34). Remarquons qu’il s’agit, au fond, de décrire un avènement. Le langage tente tout simplement de montrer, en les étalant, des attitudes qui constituent, somme toute, un seul déploiement. Dans l’angoisse, dit Heidegger, il y a un recul devant… Mais ce recul n’est pas, comme dans le cas de la peur, une fuite plus ou moins éperdue devant un étant déterminé qui s’avère menaçant. Non, ce recul est plutôt un calme ou une retenue, ou encore un arrêt provoqué par la fascination. Ce recul ou ce repli vient du rien ou tire son origine du rien. Car le rien n’attire pas à lui de manière à ce qu’on se lance vers lui pour s’y perdre, mais il est essentiellement répulsif (abweisend) ou renvoyant. Comment comprendre ce renvoi? Comme un congédiement? Plutôt comme un laisser prendre congé et, en ce sens, comme une invitation aux préoccupations de tous les jours de suspendre leur cours, de rebrousser chemin en quelque sorte, et de se maintenir en arrêt faute de signification venant de l’ensemble des choses constitutives du monde. Ce renvoi se comprend comme une invitation à retourner sur ses pas ou à se désengager. Mais ce premier renvoi venant de la part du rien, on le voit bien, est comme tel un autre renvoi (Verweisen) qui, lui, oriente vers l’étant dans l’ensemble en train de sombrer, et le laisse glisser pour ainsi dire vers l’absence. Ou dans la non-signifiance. En somme, du rien origine un double renvoi ou un renvoi dans deux directions. Le rien obsédant et oppressant se déploie essentiellement comme un renvoi à l’étant dans l’ensemble en train de se dérober et, en même temps, comme un renvoie qui enjoint de se retenir en arrêt. On voit ainsi que le rien advient de lui-même dans le Da-sein ou en

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notre être, et non d’autre chose que serait, par exemple, l’inter-vention de la négation par l’entendement humain.

Si discret soit-il, l’advenir du rien n’est pas un banal évé-nement. Par son double renvoi signifiant la retenue des implications auprès des choses et montrant l’étant dans l’ensemble en train de glisser dans l’indifférence, il laisse apparaître cet étant dans toute son étrangeté jusque-là assez peu remarquée. Il le laisse apparaître comme le tout autre. Comme le tout autre en face du rien. C’est la manifestation de l’étant en tant que tel ou en tant qu’il est. De là on peut dire qu’il y a de l’étant, et non pas rien, que l’étant est. C’est dans l’advenir originel du rien qu’en tout premier l’humain, i.e. l’être-là ou le Da-sein, est amené devant l’étant en tant que tel.

Rien et être Alors on peut penser l’essence du rien comme le déploie-

ment d’une distance qui permet à l’étant d’apparaître comme tel ou dans son être. Le rien est associé à l’être. Mais l’être de l’étant, ce n’est pas une simple qualité que l’on retrouve tout bonnement chez l’étant parmi d’autres déterminations et qui serait, au même titre qu’elles, observable, analysable, calculable et explicable par les soins de l’une ou l’autre des sciences qui ont cours. L’être de l’étant n’a rien d’étant. Il s’adresse à la pensée dans un autre registre où celle-ci est ouverte à l’autre de l’étant, à ce qui se différencie du tout au tout de l’étant, au non-étant (Nicht-Seiende), au rien de l’étant, en somme, au rien. Là, comme on le voit, se retrouvent ensemble le rien et l’être. Et Heidegger multiplie les formules de ce voisinage essentiel du rien et de l’être. Là, dans ce registre de la pensée, il apparaît que le rien se déploie en tant que l’être.

Rien, secret de l’être, joyau Nous demandions plus haut si et comment le rien pouvait

être considéré comme un joyau pour mériter d’être serré en écrin. On peut voir maintenant que le rien a quelque chose du joyau. Comme lui, il fait apparaître. Le rien fait apparaître l’être. Le rien s’impose comme le voile de l’être. Mais un voile couvre et

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cache, dira-t-on. La métaphore du voile pour suggérer que le rien fait apparaître l’être serait-elle mal choisie? Mais, faut-il observer, il y a des degrés dans la manifestation. Quelque chose peut appa-raître tout en demeurant sous voile, sans être dévoilé expressément. C’est effectivement le propre de ce qui couvre de cacher et de manifester tout à la fois. Un peu comme le secret, d’ailleurs. Que fait le secret? En lui se cache quelque chose; mais cela est quand même manifeste précisément en tant que quelque chose de secret ou gardé en secret. Sans cette sorte de dévoilement, il n’y a tout simplement pas de secret. Tout comme un écrin aussi. L’écrin cache, certes, mais il manifeste déjà en annonçant quelque chose de précieux, de rare. On pourrait dire que l’essence de l’écrin convient à l’essence du rien. Les deux abritent, voilent et mani-festent en même temps, gardent en secret. Le rien se déploie comme le secret de l’être même (als das Geheimnis des Seins selbst), dit le texte de départ. En cela il est joyau qui appelle une grandeur, la relève ou rehausse, et vaut d’être entouré de soins et d’être sauvegardé en écrin.

Mort et écrin Mais qu’est-ce qui peut servir d’écrin à ce quelque chose

de précieux ou à ce joyau qu’est le rien? C’est la mort, selon la parole de Heidegger: La mort est l’écrin du rien.

Il est maintenant temps de lire au complet le paragraphe auquel appartient la phrase qui a servi de départ à notre démarche.

Die Sterblichen sind die Menschen. Sie heißen die

Sterblichen, weil sie sterben können. Sterben heißt: den Tod als Tod vermögen. Nur der Mensch stirbt. Das Tier verendet. Es hat den Tod als Tod weder vor sich noch hinter sich. Der Tod ist der Schrein des Nichts, dessen nämlich, was in aller Hinsicht niemals etwas bloß Seiendes ist, was aber gleichwohl west, sogar als das Geheimnis des Seins selbst. Der Tod birgt als der Schrein des Nichts das Wesende des Seins in sich. Der Tod ist als der Schrein des Nichts das Gebirg des Seins. Die Sterblichen nennen wir jetzt die Sterblichen — nicht, weil ihr irdisches Leben endet, sondern weil sie den Tod als Tod vermögen. Die Sterblichen

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sind, die sie sind, als die Sterblichen, wesend im Gebirg des Seins. Sie sind das wesende Verhältnis zum Sein als Sein.

Les mortels sont les humains. Ils s’appellent les mortels

parce qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie: pouvoir assumer la mort comme mort. Seul l’humain meurt. La bête périt. Elle n’a la mort comme mort ni devant soi ni derrière soi. La mort est l’écrin du rien, à savoir de ce qui à tout point de vue n’est jamais quelque chose de simplement étant, mais qui cependant se déploie, voire même comme le secret de l’être lui-même. La mort, en tant qu’écrin du rien, est l’abri de l’être. Les mortels, nous les nommons maintenant les mortels — non parce que leur vie terrestre prend fin, mais parce qu’ils peuvent assumer la mort comme mort. Les mortels, en tant qu’ils sont ceux qu’ils sont, comme mortels, déploient leur essence dans l’abri de l’être. Ils sont le rapport en déploiement à l’être comme être.

Mourir, pour les mortels que nous sommes, c’est pouvoir

mourir. Ce n’est pas simplement finir comme finissent les vivants autres que l’humain. Heidegger ne pense pas la mort comme fin de notre vie terrestre. Sans doute parce que, rendu à cette limite précisément, il est déjà trop tard pour dire l’expérience de cette fin et la partager. Mourir, c’est plutôt anticiper la mort, l’assumer, pas seulement et pas d’abord au dernier instant incommunicable de la vie, mais tout au long de son parcours. C’est, à n’importe quel moment, entrevoir, envisager sa propre et ultime possibilité d’exister. La mort est en effet un possible,5 c’est-à-dire un être que l’on peut, ou encore un pouvoir-être qu’on doit prendre sur soi ou assumer. La mort est une possibilité absolument propre à chaque humain ou Dasein, i.e. là de l’être. Il nous est tout à fait impossible de transférer ou de déléguer à d’autres cette possi-bilité. Elle est aussi incontournable ou certaine. Mais cette certitude reste indéterminée quant au moment. Ce qui fait de la mort une possibilité menaçante sans aucune cesse.

Comment, peut-on maintenant demander, la mort entretient-elle un rapport avec le rien? La mort, comme être-possible, ouvre en quelque sorte une perspective. Celle où le monde dans sa totalité 5 Cf. Sein und Zeit, § 53. Etre et Temps, § 53.

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semble couler dans l’absence, où plus rien d’étant ne paraît rester. Mais en même temps que ce rien, surgissent en volte-face ou en contrepartie le fait de l’existence propre et le fait aussi de l’être comme être de tout étant et inséparable de lui. Ainsi la mort laisse apparaître le rien et l’être en virevolte. La mort montre le rien et aussi l’être auquel il est associé.

Maintenant, il reste à expliciter comment la mort peut être considérée comme un écrin. Pouvoir mourir, avons-nous vu, est une possibilité au sens d’une capacité. Une capacité qui peut, et capacité qui contient. Qui contient beaucoup. Elle renferme par avance, en effet, la totalité de notre existence ou de notre être-dans-le-monde. Et qu’est-ce que cela comprend? La totalité de nos rapports avec les choses du monde et nos semblables dont nous avons besoin pour exister de fait; la totalité des étants ou l’étant dans l’ensemble au sein duquel nous nous trouvons toujours selon un sentiment de situation donné qui appartient en propre à notre manière d’être. La mort comme pouvoir mourir est cette capacité d’envisager à tout moment de notre existence le possible extrême de cette existence, ou cette existence dans son plein de possibles. Et ce plein de possibles s’avère l’ultime possible. Ultime comme dernier et comme achèvement. Dans cet ultime possible s’achèvent et prennent fin tous nos rapports avec les étants donnés dans l’expérience, y compris nous-mêmes. Alors, en même temps, apparaissent le rien et ce à quoi il renvoie par essence: l’étant dans son ensemble et en tant que tel. Le rien comme joyau éclai-rant l’étant en tant qu’il est, rehaussant l’être ou l’amenant hors de son retrait. Renfermant tout ceci, la mort peut être considérée comme écrin où se serre ce qui sort du commun, le hors-commun, le hors-étant, i.e. l’être. La mort comme l’écrin du rien, lui-même joyau de l’être, révélateur de l’être.

Angoisse et rien Mais nous voilà soudain, semble-t-il, devant une difficulté

importante. Dans Was ist Metaphysik? (Qu’est-ce que la méta-physique?) Heidegger dit ceci du rien et de l’angoisse:

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…die ständige und freilich verdunkelte Offenbarkeit des Nichts, das ursprünglich nur die Angst enthüllt. Darin liegt aber: diese ursprüngliche Angst wird im Dasein zumeist niedergehalten. Die Angst ist da. Sie schläft nur. (p. 37)

… l’ouverture du rien, constante mais certes assombrie,

que seule l’angoisse dévoile originellement. Mais ceci implique: cette angoisse originelle est la plupart du temps contenue (retenue, ou tenue dans l’ombre). L’angoisse est là. Elle dort seulement.

Alors l’angoisse est seule à pouvoir faire apparaître le

rien, et, en même temps que lui, l’être. Heidegger, cependant, ne dit-il pas lui-même que la mort est écrin du rien et qu’à ce titre elle le manifeste? Et nous avons aussi déjà tenté d’expliciter comment la mort comme ultime capacité d’exister est ouverture du rien et manifestation de l’être. L’angoisse ne serait donc pas seule à faire apparaître le rien. Y aurait-il là une contradiction? Ceci nous oblige à regarder de plus près encore ce qu’implique mourir ou pouvoir la mort.

Mourir et angoisse Mourir, comme pouvoir se projeter à l’avance dans la

possibilité d’être la plus propre, possibilité que chacun est seul à pouvoir assumer pour soi-même, qui reste incontournable et exige de se libérer pour elle, si on veut être pleinement, possibilité qui est certaine aussi mais dont le moment reste indéterminé, ce mourir en lui-même entretient un rapport avec l’angoisse. En effet, précisément en tant que dernier possible indéterminé dans son moment, la mort demeure comme une menace (Bedrohung) constante. Citons à cet égard un passage de Sein und Zeit (Être et Temps) :

Die Befindlichkeit aber, welche die ständige und

schlechthinnige, aus dem eigensten vereinzelten Sein des Daseins aufsteigende Bedrohung seiner selbst offen zu halten vermag, ist die Angst. In ihr befindet sich das Dasein vor dem Nichts der möglichen Unmöglichkeit seiner Existenz. Die Angst ängstet sich um das Seinkönnen des so bestimmten Seienden und

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erschließt so die äußerste Möglichkeit. Weil das Vorlaufen das Dasein schlechthin vereinzelt und es in dieser Vereinzelung seiner selbst der Ganzheit seines Seinkönnens gewiß werden läßt, gehört zu diesem Sichverstehen des Daseins aus seinem Grunde die Grundbefindlichkeit der Angst. Das Sein zum Tode ist wesenhaft Angst (SuZ pp. 265-266).

Mais le sentiment de situation, qui peut tenir ouverte la

menace constante et sans restriction s’élevant de l’être du Dasein le plus propre et isolé, est l’angoisse. En elle le Dasein se trouve devant le rien de la possible impossibilité de son existence. L’an-goisse s’angoisse pour le pouvoir-être de l’étant ainsi déterminé et ouvre ainsi la possibilité ultime. Parce que l’anticipation (le devancement) rend le Dasein tout à fait singulier et dans cette singularisation de lui-même le fait devenir certain de la totalité de son pouvoir-être, la disposition fondamentale de l’angoisse appartient fondamentalement à ce pouvoir-se-comprendre du Dasein. L’être pour la mort est essentiellement angoisse.

Alors la mort fait planer une menace constante sur notre

existence dans son entièreté. Certes, les multiples affairements de la vie de tous les jours peuvent nous amener à oublier cette menace ou à l’ignorer tout simplement. Mais cela n’est pas une manière d’exister très authentique. Car c’est une mise entre parenthèses de notre tâche première qui est d’assumer en propre notre être tout à fait inaliénable, dans son entièreté, jusque dans sa morta-lité, dans sa finitude mortelle. Il y a cependant un sentiment de situation ou une disposition profonde qui peut maintenir cette menace à découvert. Et c’est l’angoisse. L’être pour la mort se trouve essentiellement imprégné d’angoisse. Et en tant que tel il est placé devant le rien. Le rien qui pointe avec la cessation apparente de pouvoir tenir tout rapport avec l’étant dans l’en-semble dans l’ultime et dernière possibilité du pouvoir-être du Dasein. Donc l’humain, en tant que Dasein, devant le rien qui surgit dans le devancement ou l’anticipation de la mort comme ultime possibilité, s’angoisse pour son pouvoir-être-dans-le-monde total ou son incontournable finitude. En ce sens il s’angoisse pour la possible impossibilité de son existence, c’est-à-dire pour

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cette impossibilité d’exister comme être-dans-le-monde avec les autres et qu’il a à pouvoir ou qu’il a à assumer.

Ainsi la contradiction que nous avons pu soupçonner à l’instant n’était pas réelle. Si la mort fait aussi apparaître le rien, c’est comme liée essentiellement à l’angoisse. L’angoisse, alors, peut demeurer le seul sentiment de situation qui dévoile l’étrange espace du rien.

L’ouverture du rien, disait aussi Heidegger au même endroit de Was ist Metaphysik?, est constante, mais comme gardée dans la pénombre. L’angoisse, seule disposition ou sentiment de situation à pouvoir ouvrir ou manifester le rien, est toujours là, mais elle dort. Et comme cette angoisse est liée au devancement (Vorlaufen) dans la mort comme ultime possibilité de notre existence, alors la mort assumée en propre peut tirer l’angoisse de son sommeil. Pas seulement à la fin de la vie, mais tout au long de l’existence. Il convient alors de garder en vue l’écrin du rien qu’est la mort pour que l’originelle angoisse l’ouvre et laisse apparaître ce rien qui nous gratifie de l’être. Mourir, c’est pouvoir mourir. Et pouvoir mourir, c’est assumer la mort au fil des jours et, par l’angoisse qui lui est inhérente, se tenir dans l’ouverture du rien. Dans ce qui, sous l’espèce du voile, rehausse ou laisse apparaître l’être comme le tout autre et l’inséparable de tout étant quel qu’il soit.

Vers la retenue (Verhaltenheit) La Postface à la Leçon inaugurale de 1929 intitulée: Was

ist Metaphysik?, datée de 1943, fournit de nouvelles indications sur l’angoisse, le rien et l’être. On y reconnaît continuellement des vestiges des monumentales Contributions ou esquisses de la philosophie de l’être publiées dans le tome 65 de l’Édition com-plète sous le titre Beiträge zur Philosophie6, avec en sous-titre vom

6 Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1989, 521 S. Ce livre, pas encore traduit en français, pourrait avoir pour titre: Contributions à la philosophie (De l’avènement). C’est un ouvrage inachevé. Il comprend 281 esquisses plus ou moins longues présentées selon un plan bien précis qui veut indiquer la démarche à suivre par la philosophie de l’autre commencement, i.e. la philosophie qui penserait l’être lui-même en son déploiement plutôt que de s’en tenir à l’étant pour dire en quoi il consiste.

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Ereignis (de l’avènement). Ces esquisses ont été écrites de 1936 à 1938 et n’ont été publiées qu’en 1989. Elles sont d’un grand secours pour l’interprétation de la pensée heideggérienne dans son ensemble et en particulier pour le thème ici poursuivi.

Alors voici ce que dit cette Postface, entre autres, à propos de l’angoisse:

Denn nahe bei der wesenhaften Angst als dem Schrecken

des Abgrundes wohnt die Scheu WM p.47 Car dans le voisinage de l’angoisse essentielle en tant

que frayeur de l’abîme demeure la déférence. L’angoisse est Schrecken, frayeur ou saisissement. Mais

à proximité du saisissement se trouve la déférence, Scheu. Or ces deux sentiments sont présentés dans Contributions… comme des éléments de la disposition fondamentale (Grundstimmung) de la philosophie de l’autre commencement. C’est-à-dire de la philo-sophie qui tente de penser l’avènement de l’être lui-même par contraste avec la philosophie du premier commencement qui, dans la disposition fondamentale de l’étonnement, s’est tenue rivée à l’étant pour essayer de le caractériser en tant que tel, donc qui pensait l’être comme qualité ou détermination de tout étant. Et quelle est la disposition fondamentale de l’autre commence-ment? Heidegger l’appelle la Verhaltenheit. Nous traduisons retenue. Il importe à notre propos de nous y attarder quelque peu. Car pour la pensée de la mort tout autant que pour la pensée de l’être et du rien les dispositions et les tonalités affectives sont aussi importantes que la compréhension elle-même. Elles imprè-gnent la compréhension.

Comme pour la soumettre à une série d’essais de la pensée, cette nouvelle disposition fondamentale reçoit dans un premier temps diverses appellations: Verhaltenheit, Erschrecken, Schrecken, Scheu, Er-ahnen, Ahnung qui est elle-même Schrecken, et Begeisterung: retenue, effroi, saisissement, déférence, pres-sentir, pressentiment ou intuition, et enthousiasme. Mais le mot Verhaltenheit (retenue) est choisi comme pouvant le mieux rassembler les différents sens qu’évoquent les autres. La Verhaltenheit est finalement présentée

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comme le style de la pensée originelle dans l’autre commencement et le milieu du saisissement et de la déférence:

Die Verhaltenheit ist die Mitte für das Erschrecken und

die Scheu. Diese kennzeichnen nur ausdrücklicher, was ursprünglich zu ihr gehört. Sie bestimmt den Stil des anfänglichen Denkens im anderen Anfang. (B. 65 § 5, p. 15)

La retenue est le milieu pour le saisissement et la défé-

rence. Ceux-ci caractérisent seulement plus expressément ce qui lui appartient originellement. Elle détermine le style de la pensée originelle dans l’autre commencement.

Nous allons tenter, dans la perspective de notre thématique

de la mort et du rien, une explicitation de cette Verhaltenheit en ayant recours plus ou moins directement à tout ce que nous avons pu glaner dans les 510 pages de ces Contributions….

Nous rendons Erschrecken ou Schrecken par saisissement. On les traduit habituellement par effroi, frayeur, terreur, épouvante. Au plan de la signification, saisissement peut voisiner assez étroitement avec frayeur. Surtout lorsqu’on se garde de ne pas confondre celle-ci avec la peur. La peur fait prendre la fuite et fait chercher un abri ou une protection. Par exemple, la peur d’un chien enragé ou d’un bombardement. Le saisissement, comme la frayeur, se rapproche plutôt de l’ef-froi, ex-fridare. Celui-ci fait sortir de la paix et, dans ce sens, maintient exposé à ce qui trouble. Dans le saisissement, on est secoué, mais on ne déguerpit pas. Le saisissement, comme l’effroi encore, glace, laisse figé sur place; il fait qu’on s’arrête et qu’on reste bouche bée. Le saisissement coupe la parole. Exemples: saisissement et effroi devant le vide spatial, la puissance nucléaire, la fatalité d’un destin; saisissement et effroi devant la toute-puissance de Dieu, devant la majesté divine. Le saisissement n’est pas loin de la crainte révérencielle et de la déférence.

De même encore on peut parler du saisissement, de la frayeur et de l’ef-froi devant la mort comme fin de la vie et comme vide de ce qui est familier. C’est alors un bouleversement qui fait sortir de la paix ou de la tranquillité quotidienne, qui trouble la quiétude courante. Devant la mort, on demeure muet,

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exposé ou sans moyen, comme décontenancé. Lorsqu’elle a frappé dans notre entourage ou que nous nous trouvons dans des circons-tances qui la rendent imminente, nous devenons la proie à un saisissement comme devant quelque chose qui sort du commun. On devient in-quiet fondamentalement. Ce bouleversement et cette in-quiétude, il faut insister, se distinguent de la simple agitation intérieure ou de ce trouble psychologique qui amène à se ronger l’esprit et aussi les ongles. Mais ce saisissement, qui n’a rien de maladif, est un dérangement ou un décontenancement: une secousse à la contenance coutumière au sein des choses et des personnes qui nous entourent familièrement, nous supportent et nous protègent.

Et maintenant, Scheu. Nous traduisons par déférence. Elle n’a rien à voir avec la timidité que signifie souvent ce mot. Elle est plutôt parente avec la fascination. Être fasciné, c’est être captivé et attiré. Comme un mouvement vers…, mais qui est tenu en arrêt et en suspens, et, dans ce sens, retenu. La fascination transporte. Mais le transport de la fascination est d’un autre ordre que le changement de lieu dans l’espace. Par exemple: la fasci-nation devant un hypnotiseur, devant une grande beauté, devant l’aventure, devant l’étrange et le dépaysant, devant la vie comme existence donnée en propre et partagée avec d’autres. Il s’agit toujours d’un transport hors du commun, hors de l’attitude habituelle, familière et quotidienne. À cet égard la fascination s’apparente à l’enthousiasme (Begeisterung) qui se retrouve aussi dans la Scheu ou déférence.

Il est bien compréhensible qu’on puisse éprouver de la fascination et de la déférence à l’égard de la mort comme fin de l’existence partagée et comme fin à assumer. Dans la déférence se multiplient les rapports à cette mort: on est captivé, on s’ouvre ou reste exposé, on est maintenu en arrêt ou suspendu, on éprouve comme une attirance ou un besoin d’y voir qui se retient et qui questionne tout à la fois: s’agit-il de la disparition de toute cons-cience personnelle? De la disparition du monde? De la cessation de l’ouverture dans laquelle tout apparaît? De la transmutation de cette ouverture? De la transfiguration de la présence? L’hésitation et le balancement semblent ici régner. L’ambivalence et le vertige. Et le silence aussi.

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Quant à la Verhaltenheit7, la retenue, elle rassemble saisis-sement et déférence. Le mot ne veut pas parler de timidité ni de gêne. Mais il suggère un balancement. D’une part, il laisse entendre une attraction et une propension, mais évoque en même temps un arrêt dans l’élan ou une sobriété. Le mot dit à la fois une échappée et une reprise, un mouvement vers et sa contre-partie. Il évoque la virevolte de mouvements en volte-face. La retenue, de plus, suggère l’attitude de l’écoute qui met un frein au flot des mots sur toutes choses. La retenue favorise le nécessaire calme du silence. La retenue peut être considérée comme une synthèse, le milieu où le saisissement et la déférence se rencon-trent et s’apparentent.

Ainsi présentée, la retenue est la disposition fondamentale qui permet à l’estre de se déployer8. C’est-à-dire qui met l’humain en tant que Da-sein, en tant que là-être, dans l’attitude ou la tenue où il peut entendre la voix silencieuse de l’être et y répondre autrement que dans un discours sur l’étant comme l’a fait la philosophie depuis son commencement. Dans cette tenue de la retenue, le rien peut apparaître comme l’autre de l’étant et le voile de l’être, c’est-à-dire, vu la manière typiquement révélatrice du voile, ce par quoi il y a dé-voilement d’être. Et il devient ainsi manifeste que cette retenue est la disposition qui permet d’expé-rimenter la mort comme écrin du rien.

Alors la retenue, par le saisissement qu’elle comporte, englobe l’angoisse puisque celle-ci est aussi saisissement. L’an-goisse, dans l’opinion courante, a l’inconvénient d’être un sentiment

7 Verhaltenheit. Ce mot ne figure pas au dictionnaire. Heidegger le construit à partir du verbe halten: tenir, arrêter, retenir, maintenir, s’arrêter, etc., ainsi que du verbe verhalten: retenir, contenir, se comporter, se conduire, prendre une attitude. Il y a aussi le nom Verhalten: comportement, manière d’agir. Nous avons choisi de traduire Verhaltenheit par retenue. Parce que ce mot français indique une tenue empreinte de circonspection et de sagesse, de discrétion et de réserve. Aussi parce qu’il peut allier les sens de saisissement et de déférence. 8 Ihr (der Grundstimmung), der Scheu im besonderen, entspringt die Notwendigkeit der Verschweigung, und sie ist das alle Haltung inmitten des Seienden und Verhaltung zum Seienden durchstimmende Wesenlassen des Seyns als Ereignis. (B 65, pp. 15-16) D’elle, (de la disposition fondamentale), de la déférence en particulier, surgit la nécessité du silence, et elle est le laisser-se-déployer de l’estre comme avènement, qui détermine de part en part toute tenue au milieu de l’étant et tout comportement à l’égard de l’étant. Nota bene: Se rappeler que la Grundstimmung, la disposition fondamentale, est la Verhaltenheit, la retenue.

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peu prisé. On redoute l’angoisse parce qu’elle évoque quelque chose qui frôle la morbidité, une attitude ou un tempérament exagérément craintif. On fait des gorges chaudes à propos des “angoisses existentielles” de personnes facilement troublées par tout ou rien. Angoisse est un mot galvaudé, et le sentiment qu’il évoque d’emblée est bien loin de ce que Heidegger appelle l’an-goisse originelle. Par contre, la retenue, synthèse de saisissement et de déférence, et disposition où loge aussi l’angoisse originelle, pourrait être cultivée comme la disposition capable de favoriser la pensée de la mort, la pensée de la mort comme compréhension authentique de l’existence humaine. Disposition fondamentale qui amène devant sa propre mort et la mort des autres comme l’écrin du rien ou joyau de l’être. Et cela journellement. Il serait salutaire de cultiver ou d’entretenir cette retenue pour que les nouvelles de mort, devenues notre lot quotidien, échappent à l’uniformité du classement des simples faits divers et deviennent des annonces audibles du déploiement de l’estre, qui, en dépit du bruit des affairements quotidiens, s’élève silencieusement à travers toutes nos tenues au milieu des étants et dans tous nos comportements à l’égard de ces étants ou de ces choses de la vie courante; et cela parce que nous sommes essentiellement le là de l’être ou Da-sein.

Mort et abîme Il reste maintenant à élaborer un rapport suggéré indirec-

tement par les textes de Heidegger entre la mort et l’abîme. Il est d’autant plus pertinent de le faire que ce rapport n’est pas absent des propos de la vie quotidienne. Ne dit-on pas parfois, par exemple, que quelqu’un s’est abîmé dans la mort? Et ne serait-on pas porté aussi à se demander à quoi peut bien servir de s’abîmer dans la pensée du rien et de la mort comme on le fait ici même?

Commençons par situer l’abîme par rapport à l’être et au rien. Voici deux passages suggestifs tirés de Was ist Metaphysik?:

Ohne das Sein, dessen abgründiges, aber noch unentfaltetes

Wesen uns das Nichts in der wesenhaften Angst zuschickt, bliebe alles Seiende in der Seinlosigkeit. (WM. p.46)

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Sans l’être, dont le déploiement essentiel, abyssal mais non encore développé, nous est envoyé par le rien dans l’angoisse essentielle, tout étant demeurerait dans la carence d’être.

Le rien dans l’angoisse essentielle nous envoie ou nous

fait présent de l’essence abyssale non encore développée de l’être. Le déploiement essentiel de l’être est abyssal, il a la pro-priété de l’abîme. Surprenant. Ainsi se rassemblent angoisse, rien, abîme, être. Comment situer le rien par rapport à l’abîme du déploiement essentiel de l’être, ou par rapport à l’abyssalité de l’être? Et maintenant voici cet autre passage qui évoque encore l’abîme :

Eine Erfahrung des Seins als des Anderen zu allem

Seienden verschenkt die Angst, gesetzt, daß wir nicht aus “Angst” vor der Angst, d. h. in der bloßen Ängstlichkeit der Furcht, vor der lautlosen Stimme ausweichen, die uns in den Schrecken des Abgrundes stimmt9. (WM p. 46)

L’angoisse fait don d’une expérience de l’être comme

l’autre de tout étant, pourvu que, par “angoisse” devant l’an-goisse, i.e. dans la simple anxiété de la peur, nous n’évitions pas la voix insonore qui nous dispose dans le saisissement devant l’abîme.

L’angoisse nous fait le don d’une expérience de l’être. Et

comment? En ne passant pas outre à la voix silencieuse qui nous dispose dans le saisissement devant l’abîme. Ce saisissement devant l’abîme, comme nous l’avons montré antérieurement, c’est l’angoisse essentielle elle-même. Angoisse, saisissement devant l’abîme, expérience de l’être se retrouvent dans une même séquence.

Rassemblons: 1. Dans l’angoisse, le rien accorde le déploie-ment abyssal essentiel de l’être. 2. L’angoisse, en tant que saisis-sement devant l’abîme, nous fait don d’une expérience de l’être.

9 Une voix (Stimme) dispose ou accorde (stimmt). On remarquera la parenté du nom Stimme et du verbe stimmt. Comment, en effet, une voix peut-elle disposer autrement qu’en accordant ou donnant voix? Le langage semble prendre origine dans l’expérience de l’être.

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Il y a un rapport certain entre le rien et l’abîme. Mais l’abîme ou l’abyssalité caractérise aussi le déploiement essentiel de l’être. L’abîme est nommé dans ces textes, mais la manière de se rapprocher du rien et de s’articuler à l’être n’est pas explicitée. Qu’est-ce que l’abîme dans la pensée de Heidegger? Quels sont au juste les liens qui le rattachent au rien et à l’être? Et convient-il à la mort? Comment?

Les deux passages ici cités sont tirés de la Postface à Was ist Metaphysik?, donc quatorze ans après la Leçon inaugurale de 1929. À mi-chemin dans cet intervalle, furent écrites les Contri-butions… Dans cet ouvrage inachevé, au § 242, pp. 379-388, entre autres lieux, Heidegger tente d’expliciter ce que signifie abîme, Abgrund. Ces pages figurent parmi les plus denses qu’ait écrites le penseur. Elles sont d’un grand intérêt pour notre propos. Nous nous limiterons cependant à quelques propositions particulièrement significatives.

Der Ab-grund ist die ursprüngliche Wesung10 des Grundes.

(p. 379) L’a-bîme est la déployance originelle du fondement. Ainsi commence le paragraphe. Une proposition énigma-

tique, s’il en est, mais quand même décisive pour comprendre le sens de Abgrund ou abîme. Plus expressément que notre mot abîme, Abgrund renvoie à fondement, Grund. Les traductions courantes du mot Abgrund sont: gouffre, précipice, abîme. Le mot abîme, lui, vient du latin chrétien abyssus. Celui-ci, de son côté, tire son origine du grec abussos ou abuqos: sans fond, sans limite, immense. Et buqos, bussos, bussa, veulent dire fond, profondeur, abîme. L’abîme se comprend donc en fonction du fond ou du fondement. Notre mot abîme, lui, signifie quelque chose comme une profondeur insondable. Il se dit assez bien des infinis, grand ou petit, et du temps aussi qui paraît insondable 10 Wesung. Mot formé par Heidegger à partir de Wesen qui signifie couramment en philosophie nature, essence, mais qui peut aussi vouloir dire: conduite, manières, façons. Pour Heidegger il y a une dynamique interne dans l’essence. C’est pourquoi nous traduisons Wesen par déploiement essentiel ou déploiement de l’essence. Wesung veut simplement souligner ce mouvement. Et nous proposons de le rendre par déployance.

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dans sa durée en arrière et en avant. Et couramment il évoque la privation de fond ou de fondement ou encore un fond difficile ou impossible à atteindre: a-bîme pour a-fond, a-fondement ou sans fond, sans fondement. Mais dans le contexte présent, a-bîme doit signifier autrement. En séparant le préfixe de la racine du mot, Heidegger, selon son habitude, veut attirer l’attention sur le sens qu’il doit prendre ou sur le rôle précis qu’il est appelé à jouer ici. Quel est ce rôle? Il est indiqué par le a lui-même qui cesse alors d’être simplement privatif. Son nouveau rôle est de dire globa-lement et succinctement le déploiement de ce qu’est le fondement. Ce mot veut signifier la déployance même de l’essence du fonde-ment, i.e. le fonder. Car le fondement fonde. Alors il faut que soit précisée cette déployance du fondement pour comprendre comment signifie au juste le Ab et le a mis en évidence par le trait d’union dans Ab-grund et a-bîme11.

Le propos de l’ouvrage Contributions… est de montrer comment il y a estre12. Plus précisément, comment il y a dévoi-lement d’être chez l’humain, comment se constitue chez l’humain la manifestation de l’être. Plus succinctement encore, comment le là de l’être se trouve chez l’humain, comment l’être est là, comment il y a Da-sein, là-être. C’est dans cette optique qu’il sera question du fondement. Mais l’être, il ne faut pas se méprendre, n’est pas une chose ou un étant que l’on rencontre dans l’humain. L’être n’est pas une chose qui se trouve à l’inté-rieur d’une autre, à la manière, disons, de l’eau dans un vase. Le là de l’être évoque plutôt la clairière du dévoilement de l’être ou l’éclaircie (Lichtung) de l’être qui advient chez l’humain. Mais l’éclaircie est également le mot qui permet de remonter à l’origine ou au fondement de αληθεια qui, de son côté, est devenue veritas

11 Le préfixe a vient du grec α et signifie souvent une privation. Mais ce même préfixe a ou ab ou abs est aussi dérivé du latin ab et marque un rapport d’éloignement, d’extraction, de séparation et aussi de privation. Notre contexte va demander de comprendre le ab plutôt dans le sens des rapports d’éloignement et d’extraction. 12 Estre pour être. Heidegger écrit Seyn au lieu de Sein pour attirer l’attention du lecteur sur le fait qu’il s’agit de penser l’être en lui-même et non pas comme étantité de l’étant à la manière de la philosophie traditionnelle. Cette forme ancienne du mot suggère le même procédé en français. Et alors estre s’offre tout naturellement. Sa facture même pourrait aider à comprendre le mouvement qu’il y a dans être et que cette dernière orthographe semble taire.

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et vérité au cours de l’histoire de la philosophie. Aussi, peut-on lire ce qui suit au § 187 des Contributions…:

Das ursprüngliche Gründen des Grundes ist die Wesung

der Wahrheit des Seyns; die Wahrheit ist Grund im ursprünglichen Sinne.

Le fonder originel du fondement est la déployance de la

vérité de l’estre; la vérité est fondement au sens originel. Comment le fondement fonde-t-il? Selon la déployance

de la vérité de l’estre. La vérité, pensée dans son origine, appar-tient au fondement originel et constitue son mode de fonder. Mais comment se déploie la vérité de l’estre? La vérité ne concerne-t-elle pas les propositions de nos discours? Ne signifie-t-elle pas l’adéquation de ces propositions aux choses et aux faits auxquels elles se rapportent? Comment peut-il y avoir vérité de l’estre? Avec ces questions, nous revenons au § 242.

La première proposition était: “L’a-bîme est la déployance originelle du fondement.” Après ce que nous venons de dire, il n’est pas étonnant que la deuxième se lise:

Der Grund ist das Wesen13 der Wahrheit. Le fondement est le déploiement essentiel de la vérité. En court: l’a-bîme est la déployance du fondement, mais

le fondement est le déploiement essentiel de la vérité. De sorte que les mots a-bîme et vérité disent la même chose. Il est difficile ici de ne pas oser un rapprochement entre la facture du mot Ab-grund et celle de αληθεια (alètheia), qu’on a traduit traditionnel-lement par vérité. L’α-ληθεια, c’est le non-voilement comportant

13 Wesen. Ce mot ignifie habituellement en philosophie essence par opposition à existence. Mais la plupart du temps, chez Heidegger, surtout dans les expressions Wesen des Seins ou Seyns, Wesen der Wahrheit, Wesen des Menschen, Wesen des Grundes, Wesen der Sprache, ce mot veut dire en quoi consiste originellement et en eux-mêmes être ou estre, vérité, humain, fondement, langage, et en insistant sur le mouvement qu’il y a dans leur déploiement. D’où notre manière de traduire Wesen par déploiement essentiel, ou parfois tout simplement déploiement.

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ou résultant d’un dé-voilement. Alors on pourrait comprendre Ab-grund de la façon suivante: de même que la vérité, selon l’α-ληθεια, est dé-voilement qui comporte, pour ainsi dire, le mou-vement d’une sortie du voilement, et, dans ce sens, un certain à partir du voilement, ainsi, selon le même mouvement, l’Ab-grund indiquerait une sortie du Grund, du fondement, un à partir du fondement. Quelle serait cette sortie qui part de…? Sans doute pas autre chose que le déploiement même du fondement.

Mais il faut tenter d’expliciter davantage, toujours en de-mandant ce qu’est l’a-bîme:

Was ist der Ab-grund? Welches ist seine Weise des

Gründens? Der Ab-grund ist das Weg-bleiben des Grundes. Qu’est l’a-bîme? En quoi consiste sa manière de fonder?

L’a-bîme est le demeurer-à-l’écart du fondement. L’a-bîme vient de ce que le fondement demeure loin ou à

l’écart, comme le weg le suggère. Loin de la surface, semble-t-il, où il y a apparaître et manifestation. Car il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici de penser l’advenir de l’estre à son propre. Mais l’être, c’est toujours l’être de quelque étant. L’être et l’étant se différencient, certes, mais selon une différence qui, tout en les distinguant, les tient dans une unité originelle. Il n’y a pas d’étant sans être. Mais ce qui attire d’abord l’attention, c’est l’étant. Celui-ci l’a même toute drainée pendant l’histoire de la philoso-phie. Et cela grâce à l’être, pourrait-on dire, qui est en quelque sorte demeuré en retrait. Il paraît de la nature de l’être de demeurer à l’écart et de favoriser la manifestation de l’étant. Et en cela même il a le caractère de l’a-bîme. Et il est aussi fon-dement. Car l’a-bîme, tout demeurer-à-l’écart du fondement qu’il soit, ne supprime pas le fondement.

Alors pour avancer dans la compréhension de l’a-bîme il faut de nouveau se tourner vers le fondement et voir plus expres-sément comment il fonde.

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Und was ist der Grund? Er ist das Sichverhüllende-Aufnehmen, weil ein Tragen, und dieses als Durchragen des Zugründenden. Grund: das Sichverbergen im tragenden Durchragen14.

Et qu’est le fondement? Il est le soulever-se-voilant,

parce qu’un porter, et celui-ci comme un s’élever-au-travers de l’à-fonder. Fondement: le se-cacher dans le s’élever-au-travers portant.

Il faut paraphraser tout de suite notre traduction très

littérale: le fondement est ce qui soulève, mais qui se cache tout à la fois; il soulève parce qu’il porte. Et tout ceci en tant qu’il est ce qui gît au fond et s’élève au travers de cela même qu’il porte. Ce qu’on dit ici du fondement explicite comment et pourquoi l’a-bîme peut être le demeurer-à-l’écart du fondement. La référence aux fondations d’un édifice est assez manifeste. Le fondement est ce qui se cache, ce qui supporte, ce qui soulève; ce qui porte en gisant à la base, ou, dans un sens tout à fait littéral, en étant sous-jacent. Comme sous-jacent, il se cache, demeure à l’écart. Mais le fondement est fondement pour quelque chose. Il a un être ordonné à ce qui est à fonder. Il se manifeste donc dans cela et au travers de cela à quoi il est ordonné comme supportant. Et ce serait en cette manière que le se-cacher ou le demeurer-à-l’écart du fondement est signifié ou manifesté. Ainsi l’Ab-grund, l’a-bîme, comme tenue-à-l’écart du fondement, nommerait simplement la manière qu’a le fondement de fonder, de porter, en se cachant certes, mais tout en se montrant en même temps dans ce qu’il supporte.

Mais la manière qu’a le fondement de se cacher peut être précisée:

14 Durchragen. Tel quel ce mot n’est pas au dictionnaire. Mais ragen veut dire s’élever, se dresser. Qu’ajoute le durch? Il veut sans doute marquer que le fondement, tout en se cachant, porte et ainsi se dresse en quelque manière au travers de ce qui est à fonder, de l’édifice, par exemple, qui, lui, apparaît nettement. D’où s’élever-au-travers.

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Ab-grund das Ausbleiben; als Grund im Sichverbergen, ein Sichverbergen in der Weise der Versagung des Grundes. Versagung aber ist nicht nichts, sondern eine ausgezeichnete ursprüngliche Art des Unerfüllt-, des Leerlassens; somit eine ausgezeichnete Art der Eröffnung.

A-bîme le demeurer en dehors; comme fondement dans le

se-cacher, un se-cacher selon la manière du refus du fondement. Refus cependant n’est pas rien, mais une manière originelle insigne du laisser non rempli, du laisser-vide; ainsi une manière insigne de l’ouverture.

L’a-bîme, c’est le demeurer en dehors ou le ne pas venir

en avant du fondement. C’est le fondement en tant qu’il se cache; et le fondement se cache selon sa tenue en retrait qui a elle-même l’allure d’un refus. Pour comprendre la portée de ce refus, il faut se rappeler qu’on tente de dire comment l’estre advient au propre de lui-même tout en rendant compte pourquoi et comment l’être n’a pas été pensé expressément pour lui-même jusqu’à maintenant. Il ne s’agirait pas d’une simple mégarde, mais cela relèverait de la nature même de l’être. L’estre semble comporter un refus. Or le refus n’est pas une nullité ou un simple négatif. Il s’avère plutôt une façon spéciale de laisser non rempli, de ne pas occuper la place ou de laisser-vide (Leerlassen). De la sorte le refus est une manière originelle d’ouvrir. Une ouverture tout à fait remar-quable.

Et le texte continue. Il reprend succinctement les acquis, en en soulignant des aspects, pour ensuite porter plus loin l’explicitation de l’a-bîme:

Allein, der Ab-grund ist als Wesung des Grundes kein

bloßes Sichversagen als einfacher Rückzug und Weggang. Der Ab-grund ist Ab-grund. Im Sichversagen bringt der Grund in einer ausgezeichneten Weise in das Offene, nämlich in das erst Offene jener Leere, die somit eine bestimmte ist. Sofern der Grund auch und gerade im Abgrund noch gründet und doch nicht eigentlich gründet, steht er in der Zögerung.

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Seulement, l’a-bîme comme déployance du fondement n’est pas un pur se-refuser comme simple retraite ou départ. L’a-bîme est a-bîme. Dans le se refuser le fondement amène d’une manière insigne dans l’ouvert, à savoir dans l’ouvert premier de ce vide, qui ainsi est un vide déterminé. Dans la mesure où le fondement, aussi et précisément, fonde encore dans l’abîme et cependant ne fonde pas proprement, il se tient dans l’hésitation.

L’a-bîme est un refus. Mais il faut se garder de com-

prendre ce refus comme un se refuser total, comme une retraite ou un départ pur et simple. En effet, l’a-bîme veut dire la déployance du fondement. Dans l’a-bîme, le fondement est toujours là et, même à l’écart, il continue de fonder. Mais son fonder comporte un refus. En se refusant le fondement amène d’une manière insigne dans l’ouvert, à savoir dans l’ouvert de ce vide déterminé ou particulier que le refus même ouvre ou laisse béant. Qu’entendre par cette ouverture d’un vide déterminé? Déterminé parce que marqué par le refus lui-même. Quelle est cette marque? La marque de ce qui s’annonce de quelque manière et qui se retient cependant. Ainsi le fondement, en tant qu’il fonde en se refusant, se tient dans une sorte d’hésita-tion. C’est vers cette idée d’hésitation que s’en allait tout cet alinéa. Elle est importante. Heidegger la reprendra abondamment dans ses ouvrages ultérieurs. Ici elle évoque comment, en tant qu’a-bîme, le fondement continue de fonder mais, cependant, pas tout à fait proprement. C’est-à-dire? Il continue de fonder, mais pas expressément ou sans être vu comme tel immédiatement, justement en tant que demeurant à l’écart et dans ce sens se refusant. Et, en général, cette idée d’hésitation renvoie à l’être qui, certes, est toujours associé à l’étant, mais qui, laissant pour ainsi dire le devant de la scène à ce dernier, se tient en retrait, tout en continuant quand même de se manifester discrètement comme l’être plus ou moins oublié de l’étant ou encore dans la reconnaissance plus claire que l’on a, de temps en temps, du fait qu’il n’y a pas d’étant sans être.

Ainsi en résumé: l’a-bîme est la tenue à l’écart du fonde-ment; il dit que le fondement fonde en se cachant selon la manière du refus. Or se-refuser laisse un vide, le vide de ce qui s’est annoncé

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et toutefois retenu, donc, en ce sens même, une ouverture déter-minée, marquée par l’hésitation.

Maintenant un pas de plus qui va permettre de mieux entrevoir le rapport entre a-bîme et vérité:

Ab-grund ist die zögernde Versagung des Grundes. In der

Versagung öffnet sich die ursprüngliche Leere, geschieht die ursprüngliche Lichtung, aber die Lichtung zugleich, damit sich in ihr die Zögerung zeige.

L’a-bîme est le refus hésitant du fondement. Dans le refus

s’ouvre le vide originel, advient l’éclaircie originelle, mais l’éclaircie en même temps afin qu’en elle se montre l’hésitation.

On a explicité jusqu’ici que l’a-bîme, déployance essentielle

du fondement, comporte un refus hésitant du fondement, que ce se-refuser n’est pas un simple départ, qu’il amène plutôt dans l’ouvert de ce vide que constitue justement le se-refuser. Il s’agit d’un vide originel parce que se trouvant au plan du fondement. Ce vide est appelé clairière ou, mieux encore, l’éclaircie originelle. Elle advient en même temps que le se refuser ou à la fois, de manière à ce que le mouvement typique de l’hésitation, son vacillement, se montre en elle. Pour bien comprendre il faut garder en mémoire qu’on tente ici d’expliciter comment s’ouvre originellement, donc tout d’un coup et sans recours à autre chose d’antérieur, la toute première éclaircie, Lichtung. On traduit habituellement Lichtung par clairière. Mais éclaircie semble particulièrement apte à dire le dégagement qui advient dans le se-refuser hésitant du fondement. Le mot éclaircie dit que la clai-rière comporte à demeure un éclaircir, une sorte de déga-gement constant. Éclaircie comme résultante toujours à conquérir de l’éclaircir incessant que comporte le balancement du se-refuser hésitant. C’est que l’origine ne doit pas être conçue comme un point de départ que l’on quitte ou laisse en arrière. L’origine advient et se maintient comme origine dans le maintien de sa déployance ou dans son incessante déployance.

Et maintenant on reprend le tout:

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Der Abgrund ist die erstwesentliche lichtende Verbergung, die Wesung der Wahrheit.

L’a-bîme est le premier essentiel cacher éclaircissant, la

déployance de la vérité. Cet alinéa résume magistralement la démarche accomplie.

Il s’agissait de montrer que l’a-bîme comme déployance originelle du fondement, est le déploiement de l’essence de la vérité. Et c’est ce qui s’est produit en explicitant le fonder du fondement selon le se refuser hésitant qui amène, en tant que tel, dans l’ouvert du vide, ou dans l’éclaircie. Celle-ci est marquée essen-tiellement par le vacillement de l’hésitation. Et en tant que telle elle est l’éclaircie du se refuser qui à la fois cache et amène dans l’ouvert. Mais l’éclaircie n’est pas une éclaircie produite une fois pour toutes. On a donc plutôt affaire à un se-cacher dégageant, un cacher é-claircissant. Le cacher et l’éclaircir n’ont pas de cesse; ils sont comme dans une joute incessante. Voilà la déployance originelle de l’essence de la vérité. Et voilà la déployance origi-nelle du fondement en tant qu’a-bîme.

Abîme et être Une dernière étape, enfin, pour montrer le rapport entre

l’a-bîme et l’être. Rapport que nous n’avons d’ailleurs cessé d’évoquer par avance afin de mieux voir le sens de la démarche.

Da aber die Wahrheit die lichtende Verbergung des

Seyns ist, ist sie als Ab-grund zuvor Grund, der nur gründet als das tragende Durchragenlassen des Ereignisses. Denn die zögernde Versagung ist der Wink, in dem das Da-sein, eben das Beständnis der lichtenden Verbergung, erwunken wird, und das ist die Schwingung der Kehre zwischen Zuruf und Zugehörigkeit, die Er-eignung, das Seyn selbst.

Mais comme la vérité est le cacher éclaircissant de

l’estre, elle est comme a-bîme tout d’abord fondement, qui fonde seulement en tant que le laisser-s’élever-au-travers portant de l’avènement. Car le refus hésitant est le signe dans lequel l’être-

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là, précisément la contenance du cacher éclaircissant, est signalé, et ceci est le balancement de la volte-face entre l’appel-à et l’écoute-appartenance15, l’a-venue, l’estre même.

Donc un pas plus loin dans la pensée de l’abîme: la vérité

reconduite à la source de sa provenance alèthéienne est la vérité de l’estre. Elle est le cacher éclaircissant ou dégageant de l’estre. Alors on doit dire ceci: en tant qu’a-bîme la vérité est d’abord fondement; et ce fondement ne fonde seulement qu’en tant qu’il porte et laisse s’élever l’avènement (Ereignis), i.e. l’avènement de l’estre à son propre ou au propre de lui-même. Un avènement marqué du vacillement de l’hésitation.

Alors il faut comprendre le se refuser hésitant du fonde-ment, amenant dans l’ouvert et s’avérant ainsi une ouverture originelle, et qui est en cette manière le cacher éclaircissant, il faut le comprendre comme un signe ou un faire signe de l’estre. C’est dans ce signe qu’il y a Da-sein ou là-être. C’est dans ce signe que s’ouvre le là de l’être. Et ce là de l’être, assumé par l’humain, soutient cette éclaircie en prenant pour ainsi dire la contenance (Beständnis) de ce cacher éclaircissant et en en assu-rant la tenance. À cet égard l’humain est le tenant ou le tenancier de l’estre. L’être-là ou le là de l’être surgit dans l’humain comme le signalement de l’estre. C’est selon cette tournure qu’advient l’avènement (Ereignis), que se produit l’ad-venue à son propre (Er-eignung), son a-venue ou a-venance. Mais tout cela, c’est l’estre même.

L’a-venue (Er-eignung) de l’a-vènement (Er-eignis) est appel-à (Zuruf) et écoute-appartenance (Zugehörigkeit). Appel-à qui va vers l’être-là et écoute-appartenance qui va vers l’estre. Mais il faut prendre garde dans cette dernière formulation de ne pas chosifier être-là et être; il faut éviter de les considérer comme étant deux choses, chacune de son côté, antérieurement au mou-vement en volte-face de l’appel-à et de l’écoute-appartenance.

15 Zugehörigkeit : écoute-appartenance. Zuhören veut dire écouter. Zugehörigkeit signifie d’habitude tout simplement appartenance. Mais comme Heidegger place ce mot en vis-à-vis avec Zuruf qui signifie appel, il est tout à fait convenable de penser qu’il charge Zugehörigkeit des deux sens: appartenance et écoute. A noter, en passant, que Heidegger voit dans cet appel et cette écoute-appartenance dans l’estre l’origine même du langage.

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Cependant on doit y voir l’origine du langage chez l’humain. L’estre est le balancement de la volte-face ou de la virevolte (Kehre, tournant) entre l’appel-à ou le faire signe et l’appartenance-écoute ou la tenance. La même a-venue chez l’humain d’une interpellation à être le là et d’une réponse qui y correspond selon l’appartenance d’origine. L’estre est cet avènement.

C’était notre incursion dans Contributions… Nous avons vu se préciser le rapport entre l’a-bîme et l’être. Nous pouvons maintenant mieux comprendre comment l’être est abyssal. Mais quelle sorte d’éclairage avons-nous obtenu sur le rapport entre l’abîme et le rien? Car c’était aussi notre question. Voilà: nous pouvons penser maintenant qu’il faille reconnaître le rien dans le vide originel, l’éclaircie originelle, surgissant du refus hésitant du fondement ou de l’a-bîme. Et le rien de cet a-bîme appartient à l’avènement même de l’estre. Le rien est partie prenante de l’être. Il s’ouvre comme a-bîme de son déploiement. Il y a du rien dans l’être. Le rien de l’abîme de l’être.

Et cette interprétation paraît conforme à ce que dit Heidegger lui-même au tout début de Contributions…

…oder kann die Verweigerung (das Nichthafte des Seyns)

im Äußersten zur fernsten Er-eignung werden, gesetzt, daß der Mensch dieses Ereignis begreift und der Schrecken der Scheu ihn in die Grundstimmung der Verhaltenheit zurück- und damit schon in das Da-sein hinaustellt? B 65, p. 8.

… ou le refus (le caractère du rien de l’estre) peut-il à

l’extrême devenir la plus lointaine a-venance, à supposer que l’humain saisisse cet avènement et que le saisissement de la déférence le ramène dans la disposition fondamentale de la retenue et ainsi déjà l’expose dans le là de l’être.

Le refus, que l’on sait maintenant appartenir à l’a-bîme et

qui laisse s’ouvrir le vide originel, est ici expressément présenté comme ayant le caractère du rien logeant lui-même dans l’estre. Il est donc légitime de voir le rien dans le vide du refus hésitant du fondement, i.e. dans l’abîme.

Conforme aussi à cet autre passage de la Postface de 1943 déjà évoqué:

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… im Nichts die Weiträumigkeit16 dessen zu erfahren, was jedem Seienden die Gewähr gibt, zu sein. Das ist das Sein selbst. Ohne das Sein, dessen abgründiges, aber noch unentfaltetes Wesen uns das Nichts in der wesenhaften Angst zuschickt, bliebe alles Seiende in der Seinlosigkeit. Allein auch diese ist als die Seinverlassenheit wiederum nicht ein nichtiges Nichts, wenn anders zur Wahrheit des Seins gehört, daß das Sein nie west ohne das Seiende, daß niemals ein Seiendes ist ohne das Sein. WM p.46)

…expérimenter dans le rien la large spatialité qui donne

à tout étant la garantie d’être. Cela c’est l’être même. Sans l’être, dont le déploiement abyssal mais encore non-développé nous est gratifié par le rien dans l’angoisse essentielle, tout étant demeurerait dans la carence d’être. Seulement, même celle-ci comme abandon par l’être n’est pas un rien négatif, si en effet appartient à la vérité de l’être que l’être ne se déploie jamais sans l’étant, qu’un étant n’est jamais sans l’être.

Dans le rien on peut expérimenter le vaste espace qui

permet à tout étant d’être. Ce vaste espace est le vide originel ou l’éclaircie de l’estre. Mais celle-ci surgit comme déployance même du fondement ou comme a-bîme. Alors dans le rien on peut expérimenter l’a-bîme et les deux sont étroitement associés à l’estre. Le rien est comme l’accès à l’a-bîme et à l’être.

Mort et abîme Et qu’en est-il, enfin, du rapport de la mort à l’abîme? En

sa qualité d’écrin du rien elle se trouve à introduire à l’abîme. À l’abîme de l’estre. À cette ouverture où l’humain peut se comprendre comme le dépositaire du déploiement de l’être pour la manifestation de toutes choses comme étants.

16 La large spatialité ou le vaste espace ici mentionné évoque l’espace-temps (Zeit-Raum) en quoi culmine l’analyse de l’a-bîme au § 242 de Contributions… Nous manquons ici précisément d’espace et de temps pour suivre cette démarche jusqu’au bout. Sans compter que ce bout n’en est sans doute pas un.

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Nous devons maintenant conclure. La mort est l’écrin du rien s’avère une parole étrangement chargée de sens. L’humain est essentiellement marqué par la mortalité. La mort est son pouvoir être suprême. Alors cette parole sur la mort peut nous disposer à la retenue en qui se rejoignent le saisissement propre à l’angoisse originelle devant le rien de l’a-bîme de l’être, ainsi que la déférence pour l’avènement de celui-ci à lui-même par le recours au Da-sein humain. Et qu’est-ce que tout ceci peut signifier pour la pensée à la fin de notre parcours? Comment ceci peut-il interpeller la pensée qui a voulu cheminer jusqu’ici? C’est peut-être cela que Heidegger avait en vue quand il écrivait en 195417:

Die Forderung erscheint in einem seltsamen Licht, wenn

wir uns darauf besinnen, daß das Wesen der Sterblichen in die Achtsamkeit auf das Geheiß gerufen ist, das sie in den Tod kommen heißt. Er ist als äußerste Möglichkeit des sterblichen Daseins nicht Ende des Möglichen, sondern das höchste Ge-birg (das versammelnde Bergen) des Geheimnisses der rufenden Entbergung.

L’exigence apparaît dans une lumière étrange quand

nous méditons ceci, à savoir que l’essence des mortels est con-voquée à rendre attention à l’appel qui les invite dans la mort. Elle n’est pas, comme extrême possibilité du Dasein mortel la fin du possible, mais le suprême abri (la mise à l’abri rassemblante) du secret du dévoilement appelant.

Dans cette dernière expression dévoilement appelant,

nous retrouvons le cacher dégageant ou éclaircissant de l’estre (die lichtende Verbergung) qui comporte un appel (Zuruf) à la tenue dans le là de l’être et une écoute-appartenance (Zugehörigkeit) dont il fut question auparavant. L’extrême possibilité du là est d’abriter, de rassembler au mieux ou au maximum le secret (des Geheimnisses) de l’estre qui est appel du désabritement (der rufenden Entbergung). L’humain est appelé à ce sommet du possible. Cette extrême possibilité est la mort. L’humain est appelé 17 Vorträge und Aufsätze, Moira, p. 256. Trad. p. 310.

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à la mort. Mais on voit bien que la mort, précisément comme abritement du secret de l’être, n’est pas la fin du possible. Expressément pensée, elle s’avère plutôt la tenue où l’estre peut révéler au mieux son secret: son accointance obligée avec l’essence originelle de l’humain en quoi celui-ci se révèle à lui-même comme le veilleur de la vérité de l’estre. Nous reprenons ainsi la parole initiale: la mort est l’écrin du rien comme joyau de l’abyssalité de l’être ou de sa vérité.

Voilà ce qui est enjoint à la pensée. Disposée selon la retenue, son destin est d’accepter d’être transportée dans l’achè-vement du possible qu’est la mort, et là, de se laisser saisir par le large du rien de toutes choses et en même temps de se laisser emporter dans la déférence pour l’être, ce tout autre qui se distingue des étants tout en leur demeurant indissolublement lié et que le rien voile et annonce à la fois. Tout au long de l’exis-tence la pensée est invitée à s’adonner au secret de l’abyssalité de l’estre contenue dans la mort. L’achèvement ou l’accomplis-sement du possible qu’est la mort comme possible ultime n’est pas la fin du possible. Mais c’est le projet d’une tâche toujours à reprendre en pensée.

On peut comprendre cela tant que la vie dure. Mais la mort, au moins selon les apparences, évoque quand même une fin, celle de la vie. Et la pensée au bord de cette limite se trouble et s’inquiète. Sur cette frontière et au-delà d’elle qu’advient-il, se demande-t-elle, de la manifestation du rien et de l’être? Qu’advient-il d’elle-même?

Le passage que nous venons de citer est précédé dans le texte par la proposition suivante qui peut être éclairante à cet égard:

Wer jedoch vom Denken nur eine Versicherung erwartet

und den Tag errechnet, an dem es ungebraucht übergangen werden kann, der fordert dem Denken die Selbstvernichtung ab.

Qui cependant attend de la pensée seulement une assurance

et escompte le jour où, non requise, on pourra se passer d’elle, réclame de la pensée qu’elle s’anéantisse elle-même.

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Alors reposons notre question: qu’arrive-t-il à la fin de l’ultime possible, c’est-à-dire à la mort comme fin de la vie? Comment le savoir? Comment le savoir sans demander si ce que nous appelons la fin de la vie peut coïncider avec la fin de l’ultime possible? Comment savoir en quoi consiste la fin d’un possible, surtout quand il est l’ultime, le suprême? Aurait-il tout simplement une fin? Y aurait-il une science qui puisse nous en informer? Il y a peut-être la foi qui offre à cet égard quelque certitude. Mais alors le divin est sans doute entré en ligne de compte. Et comment le divin peut-il se manifester pour la pensée du rien, de l’abîme et de l’être? Entretenir ces questions, c’est justement ne pas donner congé à la pensée de l’estre et de son abyssalité. Mais c’est en même temps renoncer à une assurance qui, en neutralisant la retenue, empêcherait les mortels que nous sommes d’être à la fois les sentinelles du rien18 et les bergers de l’être19. Comme là de l’être (Da-sein), l’humain hérite essentiel-lement de l’hésitation de l’estre et demeure, en sa pensée, soumis au vacillement des composantes de la retenue originelle. Saisis-sement et déférence. Une inquiétude salutaire.

Fernand Couturier

18 Cf. Was ist Metphysik?, p. 38; Zur Seinsfrage, p. 38: Platz-halter des Nichts. 19 Cf. Brief über den Humanismus, GA, 9, pp. 328.338: Der Mensch ist der Hirt des Seins.

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((12)) Mort humaine… suprême Séjour en Être, 2017

Préambule Le titre de ce texte évoque pour la mort humaine un aperçu

auquel les théories et les discours traditionnels ne nous ont guère habitués. Annonce d’une expérience nouvelle et d’un langage à l’avenant. S’y familiariser exigera une attention soutenue et une persévérance particulières qui en valent bien la chandelle ! Alors allons-y progressivement.

L’éditeur Vittorio Klostermann, responsable de l’édition complète des œuvres de Martin Heidegger, fait paraître en 2009 un texte magistral et fondateur jusqu’alors inconnu du public. C’est le tome 71 de cette édition portant comme titre : Das Ereignis (L’avènement), 347 pages.

Les pages 147-170 de ce tome présentent en onze étapes ou dimensions comment se déploie l’avènement primordial. Un effort particulier pour rassembler en un tout cohérent ce qui ailleurs s’est présenté de manière fragmentaire et plutôt éparse. D’abord une caractérisation globale qui dit l’être comme avène-ment de l’éclosion toute particulière du commencement. Auto-éclosion, faut-il dire, puisqu’il s’agit du commencement. Suivent trois dimensions consacrées à l’advenir même de cet avènement. Puis trois autres étapes ou dimensions consacrées au rapport de cet avènement à l’humain. Ensuite trois autres dimensions selon lesquelles l’avènement concerne tous les étants ou l’univers. Et enfin une caractérisation de cet ensemble comme domaine auto-suffisant ou royaume, règne, de ce qu’il est en propre. C’est-à-dire règne du commencement, ou encore règne de l’être. Tout cela en un vocabulaire particulier essayant de dire le simple en lui-même sans recours à des éléments explicatifs extérieurs. Ce que la pensée traditionnelle n’a jamais fait. Ce vocabulaire est

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une tentative. Car une autre expérience de l’être comme com-mencement ou origine, dit Heidegger, pourrait vraisemblablement accueillir d’autres mots peut-être plus simples, plus ou autrement évocateurs.

Après avoir lu ce livre et médité sur son contenu, j’entre-pris au cours des années 2013 à 2015 d’écrire un essai qui présen-terait le plus simplement possible le cœur de la pensée heideggé-rienne. Cet essai, sous le titre Régime de l’être, condition humaine, fut publié en 2015 chez l’éditeur Fondation littéraire Fleur de Lys. Les pages 88-93 de cet essai présentent d’assez bonne manière, il me semble, la partie ou la dimension de l’An-eignung, i.e. de l’ap-propriation de l’essence humaine par l’être, qui d’ailleurs concerne la mort. Ce qui est traité aux pages 152-3 du tome 71, Das Ereignis (l’Avènement). Avec références également au para-graphe 202 du même livre aux pages 193-4. Il s’agit de la mort proprement humaine comme entrée pleine et entière dans le là de l’être, dans l’initiale clairière de l’être.

Donc à peine trois ou quatre pages qui traitent expressé-ment du thème de la mort. Mais combien significatives et même révolutionnaires quand elles sont situées dans l’ensemble de l’œuvre. Cet ouvrage n’est pas encore traduit en français. Nous pourrions dire, heureusement! Car alors le projet de présenter, entre autres, ce qui y est dit de la mort oblige à faire l’expérience en français et d’interpréter en cette langue nôtre ce qui est formulé dans un allemand nouvellement expérimenté par l’auteur afin justement de permettre à ce qui n’avait pas encore été expressément dit ni pensé d’arriver au langage.

Avènement, être, commencement Alors, venons-en tout de suite au mot avènement (Ereignis).

Employé dans le langage courant ce mot signifie événement. Mais comme le propos central de Heidegger est de penser l’être en lui-même, et non pas comme attribut universel de l’étant ou des choses en général, ainsi que le pense la philosophie occidentale, il arrive que les mots doivent signifier autrement. Aussi traduisons-nous Ereignis par avènement. Et avènement, ici, veut tout simplement signifier ceci : dire l’être comme commencement.

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En faire l’expérience, le dire et le penser comme l’initialité elle-même auto-générée du commencement.

Mais pourquoi dire et penser l’être comme commencement? Réponse globale et préliminaire : parce que l’être représente la donnée primordiale de l’expérience humaine. Il faut voir cela de près.

Nous, les humains, au moins dans la mesure où l’univers auquel nous appartenons nous est connu, sommes les seuls à pouvoir faire l’expérience de l’être. L’être nous est donné conti-nuellement dans notre propre langage le plus coutumier. Sans que nous y pensions expressément d’ailleurs. Et cela selon toutes les formes ou conjugaisons du verbe être. “Le temps est beau.” “Le ciel est bleu.” “Ce fut une belle fête.” “L’hiver aura été particulièrement capricieux.” Ces exemples pourraient être multipliés indéfiniment. Et même dans les formulations où il n’apparaît pas expressément, l’être est, pour ainsi dire, aussi à l’œuvre. Par exemple : “Je rêve”, i.e. je suis dans un état de sommeil où des personnes sont présentes et où elles sont en train d’agir ou de faire quelque chose, etc. Ainsi l’être se donne comme ce qui permet à toute chose de se montrer, de nous apparaître. Mais se montrer ou apparaître suppose une ouverture quelconque; de cela nous en convenons facilement. Alors l’être s’avère cet ouvert, cette ouverture fondamentale. Ouverture première ou originelle. Et cela dit précisément commencement. Cela n’est pas une donnée banale, mais le phénomène primordial.

Première expérience du commencement Aussi, depuis deux millénaires et demi (cf. Platon et

Aristote), la pensée philosophique occidentale traditionnelle s’est employée à penser l’essence des choses, l’être des choses, i.e. les choses en tant qu’elles ont l’être. Elle les a pensés en tant qu’elles sont des étants. La philosophie a pensé l’être comme détermination universelle ou la caractéristique la plus générale de tous les étants. Donc l’être compris à partir de ces étants, comme idée de leur essence. Pensons au monde des idées de Platon, ce domaine de la vraie réalité, selon lui. En tant qu’idées, les essences des choses se trouvent, dans une certaine mesure, en dépendance de la pensée humaine. Premier commencement, dit Heidegger. Et

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dans cette veine pensons aussi aux choses ou à la réalité réduite à l’objectivité, i.e. à la condition d’objet de la pensée ou de la connais-sance humaine; et cela à l’orée des Temps modernes (Descartes), puis comme détermination ou moteur de la marche philosophique ultérieure. Ainsi, en philosophie traditionnelle, l’être revient à une abstraction ou une sorte de prélèvement relevant en quelque sorte de la connaissance, de la connaissance humaine.

Autre expérience du commencement Mais il y a l’autre commencement, dit encore Heidegger.

Cela ne veut pas dire qu’il y a deux commencements, faut-il tout de suite observer. Car le commencement, à bien y penser, ne peut pas être multiple. Il doit être un ou absolu. Ainsi l’expression l’autre commencement signifie plutôt qu’il y a deux approches différentes du seul et unique commencement. Comprenons qu’il s’agit de deux expériences différentes du commencement.

D’abord, commencement évoqué par les présocratiques (en particulier Anaximandre, Héraclite, Parménide…) où on expérimente et dit tout simplement, sans explicitation, l’être en lui-même. Relevons ici ce fameux fragment d’Héraclite : φυσις κρυπτεσθαι φιλει. On a traduit depuis longtemps par : la nature aime se cacher. Mais originellement, chez Héraclite en particu-lier, φυσις ne signifierait pas nature au sens moderne du terme, mais plutôt être, i.e. ce qui fuse. Alors le fragment dirait quelque chose comme ceci : ce qui fuse (l’être) ou monte a tendance à redescendre, à se cacher ou se crypter. Et cela selon la propre mouvance alèthéienne, i.e. selon l’αληθεια, mot que la philo-sophie traditionnelle a traduit par vérité sans trop se soucier du mouvement que le mot grec évoque en lui-même. Mais si on y prête attention on se rend compte que la vérité, d’après son origine fondamentalement alèthéienne, comporte d’emblée un non-voilement qui vient d’un dévoilement issu d’un voilement. Ainsi le fragment d’Héraclite invite à penser que le non-voilement (α-ληθεια) a tendance à redescendre en quelque sorte dans le voilement, à se crypter (κρυπτεσθαι φιλει). Tout cela évoque très clairement pour l’être une mouvance en va-et-vient de montée et de descente. Ce qui amène Heidegger à penser l’être en lui-même, comme commen-cement, comme avènement du commencement comportant une

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DEUXIÈME PARTIE – La mort en elle-même

mouvance toute particulière de montée et de descente. C’est ce que veut dire Ereignis. Ainsi l’avènement (Ereignis) dit l’éclosion ou l’initialité auto-éclaircissante de la clairière de l’être comme commencement. Et il est souverainement important de ne pas oublier cette espèce de jeu ou de mouvement en va-et-vient qui caractérise l’avènement du commencement. Mouvance alèthéienne, devons-nous dire, en référence à l’αληθεια des Grecs ou première expérience de la vérité. Remarquons ici l’évocation d’une équiva-lence entre être et vérité. Même mouvance interne en va-et-vient. On commence ainsi à voir une équivalence entre être, vérité et commencement.

Explicitation de l’avènement Mais nous voulons parler de la mort humaine. Tout se

passe comme si nous nous étions égarés loin de notre propos. Mais nous verrons prochainement qu’il n’en est rien. Continuons donc : L’avènement dit l’être en lui-même, i.e. l’initialité du commencement ou l’auto-éclosion du commencement. L’essence du commencement est de commencer. Et en ce sens le commen-cement ne peut pas cesser de commencer. Une telle cessation l’annu-lerait comme commencement justement. À ce titre, rigoureusement, il doit être distingué du début. Ce que le langage courant a l’habitude de confondre. Le mot début dit un point, un signalement quelconque dans l’espace et dans le temps. Quelque chose de déterminé, par exemple une course ou une période a un début, et aussi une fin comme son opposé. Ces deux catégories déterminent en quelque sorte un événement quelconque : une disette, une saison, une guerre, etc. Ce sont des événements. Et l’ensemble des événements surgissant dans l’espace-temps constitue ce qu’on peut appeler l’ordre événementiel. Mais le commencement, précisément comme avènement primordial ou premier, tout à fait originel, ne peut être compris comme un événement parmi d’autres. Ni le début ni la fin ne sauraient lui convenir. Alors à son endroit on peut parler simplement de l’ordre avènementiel. Rigoureusement, il n’y a ni avant ni après le commencement. Il est seul et unique. L’avant et l’après ne font que le contredire. Le commencement commence ainsi de lui-même, ne peut dépendre d’autre chose. Car alors il ne serait pas commencement. Et dans ce sens il est

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Mort humaine… suprême Séjour en Être

abyssal, abîme, sans fondement autre que lui-même. Tout cela donne à penser, cela interpelle; cela invite à une expérience dont le parcours est à peine qualifiable parce qu’inédit. Peut-être même indicible adéquatement…

Ainsi l’autre expérience du commencement prend en quelque sorte appui sur ce que la philosophie occidentale tradi-tionnelle n’a pas fait, et aussi sur ce que les présocratiques ont justement évoqué, sans avoir tenté alors de penser l’être en lui-même, i.e. d’expliciter comment il advient comme commencement. Héraclite a clairement évoqué que cet advenir était ce que les Grecs anciens ont appelé l’αληθεια, i.e. non-voilement. Ainsi l’être comme ouverture originelle ou commencement s’explicite comme un advenir alèthéien. Un advenir qui s’évoque comme la privation d’un dissimulé. Autrement dit un éclore et clore. En dépendance réciproque peut-on dire. Et les deux en advenir. Comme une joute, un jeu, impliquant un va-et-vient. Ou encore une sorte de différend. Éviter de penser le commencement comme une période d’obscurité ou de fermeture antérieure ou qui aurait sévit un certain temps avant que n’intervienne l’éclosion de l’ouverture ou la lumière. Ainsi le commencement comme une montée, comme éclosion d’une éclaircie ou clairière dans laquelle peut apparaître la surabondance des choses qui sont, i.e. des étants, et une descente dans le voilement. Ainsi advient le commen-cement en son initialité abyssale. En cette manière donc advient l’avènement du commencement. Alors, doit-on dire, il y a du mouvement en l’être. Contrairement à ce qu’on était porté à penser traditionnellement selon l’opposition coutumière du couple être et devenir. D’où en allemand heideggérien Seyn pour Sein. En français : estre pour être. Estre est une forme ancienne pour le mot être. Le s évoque justement une dynamique, une sortie un peu comme le ex dans exit. Estre dit bien l’être en son originalité avènementielle, l’être en lui-même dans sa mouvance alèthéienne et échappant ainsi aux catégories événementielles de début et fin, i.e. les transcendant.

Et ce mouvement intrinsèque à l’être implique une sorte de transmission. L’être advenant comme éclaircie sortant en quelque sorte du voilement se transmet en cet état d’ouverture, comme clairière. Cet ouvert s’offre comme un là, i.e. là-estre ou là de l’estre (Da-seyn). Ce là comme ouverture originelle fonde

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le dégagement ou l’ouvert de l’espace et du temps selon lesquels se situe l’apparaître de l’étant, de la surabondance des étants, de l’univers des étants, i.e. des choses qui ont été, sont, et seront. On pourrait dire que l’espace et le temps qui ont toujours interpellé la pensée philosophique sont en quelque sorte des manières dérivées de la clairière de l’être à l’égard de l’apparaître des étants, de l’univers.

L’estre et l’humain Mais il ne faut pas imaginer ce là de l’estre se tenant

purement en soi et en attente pour ainsi dire que les étants y prennent place. Au contraire, la transmission de l’estre comme advenir du commencement s’accomplit en l’humain, lui conférant ainsi son essence propre ou sa détermination essentielle. L’humain devient en cette transmission le dépositaire du là de l’estre (Da-seyn). Ce qui signifie que dans cette transmission elle-même l’humain participe de l’estre. Il est en quelque sorte emménagé en l’estre. Cette participation ou cet emménagement détermine fondamentalement son essence. Et ainsi peut-on commencer à comprendre que l’être surgisse continuellement dans le langage humain le plus coutumier comme nous le relevions un peu plus haut. C’est en effet ce phénomène donné qu’il s’agit d’expliciter en mots et pensées.

Il s’ensuit donc que l’estre s’ap-proprie l’humain. Pour que celui-ci devienne l’instance (Inständniskeit) de sa manifes-tation en son propre là (Da-seyn). L’humain a ainsi à assumer la garde ou la sauvegarde du déploiement de l’estre comme com-mencement. L’humain est dépositaire et gardien de la vérité de l’estre, de son advenir alèthéien comme commencement. Respon-sabilité fondamentale. Responsabilité comme assomption d’une mission ou devoir et aussi comme réponse à une interpellation. C’est la condition fondamentale de l’humain. L’humain en régime de l’être. Sur cette base on peut comprendre que l’être se manifeste régulièrement dans le langage de cet humain.

Mais il importe d’expliciter davantage ce que signifie l’appropriation de l’humain en l’estre. Nous y trouvons en effet le thème de la mort. Surprenant! Et pour ce faire nous introduisons un assez long extrait du livre Régime de l’être, condition humaine,

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2015, pp. 86-93. Ce livre expose entre autre les onze dimensions de l’avènement de l’estre comme commencement. Et l’extrait que nous présentons, malgré et au-delà des apparences de répéter ce qui vient d’être évoqué, peut permettre de se familiariser un peu plus avec le paysage de langage et de pensée dans lequel réapparaît et s’articule le thème vital de la mort. Et prière de ne pas manquer le caractère paradoxal de ce thème. Il sera d’ailleurs approfondi ou explicité en cours de route.

Voici cet extrait (avec quelques modifications mineures) : Éveil à la réclamation de l’estre L’avènement transmet la vérité de l’estre, l’éclosion auto-

éclaircissante ou clairière dans l’humain comme état ou déploie-ment essentiel. C’est le propre de l’estre transmis à l’humain. Se trans-propriant ainsi, l’avènement s’ap-proprie l’humain en cette essence ainsi éveillée ou éclairée. Et comment cela, pourrait-on encore demander ? Voici. Dans la trans-propriation l’humain se trouve en quelque sorte emménagé dans le propre déploiement de l’estre. Il est ainsi rendu propre ou apte à ce déploiement. Il est partie prenante à ce déploiement et, à ce titre, il est ap-proprié, voire possédé. Et, de cette façon, il est impliqué dans l’envoi (Geschick), dans la mise en voie, et dans l’articulation (Fug) interne de l’estre comme éclosion auto-éclaircissante du commencement. Cela s’appelle hystoire de l’estre (Seynsgeschichte). L’humain devient ainsi humain hystorique, i.e. à la mesure de l’estre lui-même en l’articulation de son advenir. (Remarque : Nous employons la forme ancienne hystoire pour caractériser le mouvement propre à l’avènement ou commencement et pour bien le distinguer du mouvement des événements dans l’espace-temps de la simple histoire, de l’histoire telle qu’entendue généralement.) L’humain participe de l’estre. Cette appartenance avènementielle s’avère ainsi une réclamation (Anspruch). L’estre, en son hystoricité, passe par l’humain en son essence transpropriée. Alors, essentiellement ou en son propre déploiement, l’humain est requis ou réclamé par l’estre, en lui et pour lui. L’humain est ainsi em-ployé dans et pour l’avènement de l’estre, de l’estre en son dé-ploiement avènementiel. Em-ployé en tant qu’impliqué

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dans ce dé-ploiement. La trans-propriation est à la fois appropriation et, en tant que telle, elle s’avère une réclamation.

Nous reviendrons un peu plus loin sur cette réclamation (Anspruch) qui semble impliquer en elle-même une interpella-tion. On peut déjà remarquer qu’il y a là une sorte de signalement vers l’origine du langage.

L’avènement du commencement réclame (interpelle) l’humain en son essence hystorique avènementielle transpropriée. Par cette réclamation l’humain appartient à l’estre pour son déploiement, devient partie prenante à son déploiement. Et ce déploiement étant une éclosion auto-éclaircissante, une clairière se dégageant d’elle-même, on comprend que l’humain en son déploiement essentiel trans-proprié puisse être éveillé à cette clairière du commencement. Et ainsi éveillé, il lui est authen-tiquement ap-proprié. Alors, à ce titre, l’humain appartient au propre de l’estre. Mais en cette qualité ou à ce titre, il paraît être très loin de l’humain complètement adonné à ses préoccupations quotidiennes au niveau des étants qui l’entourent. Cependant, si prenant que soit cet investissement dans son environnement qu’on peut aussi appelé monde de la vie, l’humain reste toutefois au plus près de l’estre lui-même puisque c’est par l’humain et en l’humain que passe en quelque sorte ou advient son propre déploiement avènementiel. D’où la possibilité toujours là, pour cet humain, d’en faire l’expérience. Voilà bien un autre pas en avant dans la tentative d’expliciter comment le régime de l’être est la condition essentielle de l’humain.

L’ap-propriation et la mort Nous comprenons graduellement comment les dimensions

de l’advenir de l’avènement renvoient les unes aux autres. En elles s’explicite la richesse même de l’avènement comme initialité ou éclosion auto-éclaircissante du commencement. Et nous gardons en mémoire que tout cela appartient à la tentative d’expérimenter et de dire l’être en lui-même, i.e. l’estre.

L’ap-propriation, cette dimension de l’advenir de l’avè-nement qui nous retient présentement, oriente l’humain (den Menschen) dans la propriation (3e section, Vereignung) qui est la sauvegarde de l’avènement en sa complétude. On l’a vu, l’avè-

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nement s’achève, s’accomplit ou arrive au propre de lui-même en une descente (Untergang) dans l’initialité abyssale du commen-cement. Par rapport à la montée (Aufgang) dans la clairière, (à laquelle s’est arrêté le premier commencement avec les préso-cratiques), cette descente est un retrait (Abschied). Retrait en tant que mouvance contraire à la montée, et aussi retrait par rapport à l’étant qui apparaît ou se montre dans la clairière de l’éclaircie. L’ap-propriation en laquelle l’humain se trouve réclamé pour l’avènement même de l’estre, oriente cet humain dans l’abîme, dans le sans-fondement du commencement ou dans son abyssale initialité. On y a insisté : le commencement est abîme, est abyssal parce que, précisément pour être commencement, il ne saurait reposer sur un autre, sur un autre que lui, extérieur à lui. Et on comprend alors facilement que cette descente en retrait amène hors de l’ordre de l’étant où la pensée explicative habituelle situe les raisons, les causes ou les fondements. En somme, l’ap-propriation, laissant appartenir l’humain à la complétude de l’avènement, dispose (stimmt) l’humain pour l’appartenance à l’estre, pas seulement à l’estre comme montée en clairière, mais aussi à l’estre retraitant en lui-même ou en sa propre initialité abyssale, et ainsi à l’estre retraitant par rapport à l’étant.

Et voici que s’annonce ici une évocation tout à fait inattendue. Ce retrait par rapport à l’étant n’aurait-il pas quelque chose à voir avec un phénomène qui ne cesse de préoccuper tous les humains, à savoir la mort? La mort, ce soucis inaliénable de l’humain en tous lieux et en tous temps! Mais n’est-il pas sur-prenant de voir apparaître la mort alors que la pensée s’adonne à l’estre ou à l’être en lui-même? Nouvelle énigme. Donc autre invitation à approfondir notre expérience de l’être comme notre condition fondamentale.

Mort et estre Encore une fois, toutes ces dimensions de l’advenir de

l’avènement explicitent le déploiement initial de l’estre. Suivons à rebours cette mouvance interne : L’appropriation avènementielle (An-eignung) que nous tentons ici d’expérimenter, réclame l’humain en son essence transpropriée (Zu-eignung), introduit ou insère dans le propre (Vereignung) de l’avènement qui lui-même en son

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advenir (Ereignung) à contre-courant est montée dans la clairière comme là de l’estre et une descente ou retrait dans l’initialité abyssale (sans fondement autre qu’elle-même) du commencement. Tout cela dit l’intimité, l’intériorité, l’unicité du déploiement même de l’être et de l’humain. Tout cela campe leur étroite coappartenance.

Ainsi peut-il apparaître que dans la dimension de l’appro-priation de l’essence hystorique avènementielle humaine au propre de l’estre s’abrite la nécessité qu’advienne à l’intérieur de cet étant qu’est l’humain lui-même, au niveau de son déploiement essentiel, un double retrait. Retrait comme descente dans l’abys-sale initialité du commencement et, en cela même, retrait aussi par rapport à l’étant qui est présent dans la clairière de l’être. Mais le retrait de l’étant n’est-il pas cela même qui caractérise particulièrement le phénomène de la mort? La mort n’est-elle pas expérimentée toujours et partout comme un départ, une séparation? Un retrait?

Alors l’humain en tant qu’hystorique, en tant que partici-pant à l’hystoricité avènementielle de l’estre, entretient, de manière unique et nécessaire, un rapport à la mort-retrait. Et ainsi la mort s’avère la mort de l’humain hystorique ou de l’humain en tant qu’approprié à l’advenir de l’avènement du commencement, i.e. à l’initial déploiement de l’estre. La mort en tant que retrait de l’étant est inséparablement associée à l’estre. Et retrait ou sépa-ration de l’étant, elle reste retrait dans l’initialité du commencement. Voilà qui donne à penser.

De cette manière seul l’humain, en tant que seul il a un rapport d’associé à l’être, i.e. à l’estre comme commencement, a la mort en propre. Cela veut dire que lui seul peut et doit mourir. Lui seul peut et doit entrer dans le retrait. Ce qui signifie que lui seul a à assumer la mort. Le simple vivant, par opposition, ne meurt pas au sens strict du terme, car il n’anticipe pas la mort comme ayant à l’assumer en tant que retrait dans l’initialité abyssale du commencement et retrait de l’étant. Il cesse tout simplement de vivre ou il crève comme on dit assez souvent. Chez le simple vivant, la mort signifie la fin ou l’extinction de la vie. L’humain aussi est en vie. Et chez lui aussi la vie débute et finit. Mais cet humain est aussi en être en tant que participant responsable de son déploiement. Et à ce titre il a la mort à proprement parler; il a la mort-retrait comme ayant à l’assumer

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de par son appropriation à l’estre. Car l’estre ou l’être en lui-même, avec lequel il est essentiellement en rapport d’appartenance, comporte comme avènement une descente et un retrait dans l’ini-tialité abyssale du commencement, i.e. du commencement comme éclosion auto-éclaircissante, comme clairière. Or c’est ce retrait avènementiel qui en toute rigueur permet le retrait également avènementiel de l’étant. Ce double retrait avènementiel demeure en l’humain une fois que prennent fin tous ses rapports avec les étants du monde de la vie.

Il apparaît alors que la mort à proprement parler amène dans l’extrême ou ultime possibilité de l’estre (reicht in die äußerste Möglichkeit des Seyns, p. 152). Ou encore elle est la suprême possibilité du rapport à l’être (die aüßerste Möglichkeit des Seinsbezugs, p.193). La mort est du côté de l’éclosion auto-éclaircissante du commencement. Du côté de cette abyssale ini-tialité. Éclosion auto-éclaircissante, initialité abyssale, surgisse-ment même de l’estre, clairière indépendante ou en retrait de l’étant, c’est à cela qu’introduit la mort humaine.

(On voit bien que la mort proprement humaine est loin de se résumer à la fin de la vie terrestre qui essentiellement se situe dans l’ordre événementiel.) Ainsi la mort est essentiellement du domaine de l’estre. Pour l’humain hystorique, i.e. pour l’humain impliqué ou employé dans le déploiement de l’estre comme commencement, la mort ne peut pas être la fin au sens où on l’entend habituellement. Elle ne peut pas être réduite à la fin d’un parcours temporel au milieu de l’étant opposée à un début, i.e. à la naissance. Car abordée selon l’expérience ou la pensée du déploiement de l’estre, elle appartient au commencement qui, lui, est expérimenté et pensé sans les catégories de début et de fin. Début et fin ne concernent pas le commencement, sont catégories inappropriées à la pensée du commencement. Du commencement tel que nous tentons de le comprendre en notre démarche afin de comprendre ou expérimenter l’estre, précisément. La mort de l’humain en tant qu’il est impliqué dans l’avènement du com-mencement ou l’advenir de l’estre ne peut être réduite à la fin d’une vie. Nouvelle perspective. Étonnant que tout cela !

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Cela étonne parce que, selon la pensée philosophique traditionnelle ou métaphysique, nous tenons l’humain essentiellement pour un animal ou un vivant (ζωον) et expliquons la mort comme l’opposé voire la cessation de la vie animale. Mais le plus souvent nous gardons l’espoir d’un passage à une autre vie, à une vie éternelle. Ici se rejoignent les discours anthropologiques sur la mort comme fin d’un parcours temporel ayant son début à la naissance. Mort comme fin de vie. Et ici encore se rejoignent les récits mythologiques et les théories théologiques qui de multiples manières relient le phénomène humain de la mort à des divinités. Divinités qui interviennent dans les conduites des humains tout au long de leur parcours terrestre, et jusque dans la fin de ce parcours. Divinités censées calmer les craintes des humains de perdre définitivement la vie en fondant des espoirs de voir cette vie se prolonger pour eux de quelque manière en un au-delà qu’on ne peut imaginer qu’en d’improbables projections. Tout cela dans l’attente de l’inexorable et redoutable fin de vie.

Mais ne peut-il pas y avoir encore un sens à parler de fin en rapport avec la mort-retrait comprise dans et à partir de l’être lui-même?

Pour penser la mort humaine, il faut penser selon l’hystoire de l’estre, i.e. selon le déploiement même de l’estre comme avènement multidimensionnel du commencement. Avènement qui se transmet en là-être ou là de l’être (Da-sein). Là-être dont l’humain a la garde en tant qu’ap-proprié à l’estre et réclamé par lui (zu-eineignende An-eignung). Pour penser la mort, il faut la penser comme là-être. Heidegger formule magistralement cet état de choses. Voici : Seynsgeschichtlich denke : aus dem Seyn das Da-sein, als Da-sein den Tod. (B. 71, par. 202) Pense selon l’hystoire de l’estre : à partir de l’estre le là-être et comme là-être la mort. C’est-à-dire, pense le là-être (le là de l’être) à partir de l’estre, et pense la mort comme là-être. Ce là-être (Da-sein), on l’a vu, n’est autre que la propre clairière du commencement. Nous devons donc penser la mort selon l’hystoire de l’estre à laquelle l’humain est approprié, et partant la penser comme là de l’être, comme clairière initiale ou abyssale.

Et encore au même endroit : la mort est l’achèvement (Vollendung) de l’instance dans le là-être selon laquelle l’humain a la garde ou sauvegarde de la vérité de l’estre, i.e. de l’être en

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lui-même. La fin (Ende) est d’une certaine manière évoquée dans les vocables allemand Vollendung et français achèvement. Cepen-dant ces deux mots ne réfèrent pas ici à la fin de la vie, mais à l’instance dans le là-être. Et ils évoquent un parfait accomplisse-ment. La mort proprement humaine est l’achèvement ou le parfait accomplissement de l’instance dans le là-être ou la garde de la vérité de l’être (cf. 5e section Zu-eignung, trans-propriation), et ainsi le parfait accomplissement (Erfüllung) du rapport à l’estre.

Quelques observations sur l’incidence des deux mots Vollendung et Erfüllung. L’un et l’autre disent «accomplissement». Erfüllung ajouterait peut-être une nuance, celle d’un emplir ou d’un combler. Alors comment le retrait de tout étant peut-il combler le rapport à l’estre? Le mot consommation au sens de plein accomplissement ou encore de parfaite finition semble être approprié. Con-sommation comme réunion des conditions de la perfection. Et le retrait de tout étant du monde de la vie appartient à ces conditions. En ce sens qu’il laisse dans la nudité ou pureté du plein rapport à l’estre, du seul et unique rapport à l’estre. Se rappeler ici que l’estre est clairière avènementielle, clairière comme éclosion ou initialité auto-éclaircissante du commencement. Alors, la mort proprement humaine serait la consommation, serait la parfaite instance ou tenue dans l’initiale clairière de l’estre. Parfaite tenue dans le là de l’être. En plein dans l’originelle manifestation. (Remarque : Ici se justifie le titre de ce dernier des textes rassemblés en ce recueil, à savoir : Mort humaine… suprême Séjour en Être.)

Maintenant tentons de reprendre en plus court tout ce qui vient d’être exposé. Il fut évoqué qu’en la trans-propriation (Zu-eignung) l’avènement élit domicile en quelque sorte dans l’essence ou complet déploiement de l’humain. Et qu’en cela même l’humain en son être transproprié se trouve emménagé dans l’avènement lui-même et en étroite union avec lui ou accordé à lui. L’humain devient ainsi partie prenante et responsable de l’hystoire avène-mentielle, i.e. du processus global de l’avènement. La trans-propriation l’intègre à l’advenir du commencement en son sur-gissement et aussi en son retrait dans sa propre abyssalité. Retrait en quoi s’achève et se conserve le commencement en sa propre initialité abyssale. Et ce retrait implique le retrait de l’étant. Ce qui veut dire que l’humain en son essence est pour ainsi dire coulé

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dans l’advenir de l’estre. Il est partie prenante à l’articulation (Fug, Geschicht), à l’envoi (Geschick), à l’hystoire (Geschichte) de l’estre. Cette ap-propriation à l’hystoire avènementielle com-porte ou contient l’éclairage d’un trait essentiel chez l’humain selon lequel il a à assumer la mort comme retrait de l’étant. L’humain lui-même est fondamentalement approprié à l’hystoire avène-mentielle, statut qui lui permet aussi de «vivre» ou expérimenter un semblable rapport hystorique à la mort. Ce qui veut dire que la mort comme retrait de l’étant laisse descendre dans l’initialité du commencement comme éclosion auto-éclaircissante, comme clairière de l’estre. Toute une transfiguration de la mort-fin-de-vie! Éclairante perspective offerte à l’anticipation de la mort chez l’humain hystorique.

Il peut être légitime de penser que la clarté de cette initiale clairière de l’être soit lointainement pressentie par les multiples fabulations mythologiques et les savantes théories philosophiques et théologiques relatives à la mort. Elles ont toutes recours de manières diverses à quelque forme de vie dans un au-delà présumé. Toutes tentatives significatives, mais qui restent confinées dans le domaine de l’étant où joue seule l’explication par les causes, y compris la première qui fut par ailleurs déifiée. À ces fabulations et théories manque l’expérience de l’être en lui-même comme commencement ou éclosion auto-éclaircissante. Expérience à laquelle invite pourtant, et cela universellement, le langage humain quotidien en ses multiples propos où toujours se pointe l’être en ses diverses conjugaisons et déclinaisons. (Fin de l’extrait)

Et la conscience? Nous sommes en vie et nous sommes en être. L’en être

ne disparaît pas avec la mort. Fort bien! Mais qu’advient-il alors de la conscience, me demanda quelqu’un tout récemment. Tout au long de sa vie chaque humain a une conscience plus ou moins vive qu’il est. Et chaque humain a conscience de son propre état, de ses actions, de ses pensées, de ses désirs, de ses espérances, de ses croyances, de ses doutes, etc., etc. Qu’advient-il de cette conscience après que la mort a mis fin à cette vie? Et sur quoi va-t-elle porter?

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L’essai Régime de l’être, condition humaine, à plusieurs reprises a simplement évoqué en cours de route et en passant que la conscience humaine pouvait trouver son fondement dans cet être au déploiement duquel l’humain participe. Participation qui ne relève pas d’une quelconque activité humaine, mais qui s’avère plutôt un don. Un don essentiel. C’est-à-dire un don constitutif de l’essence même de l’humain. Puis aux pages 187 à 191 du même essai se trouve un court développement du rapport à l’être constitutif de la conscience. Voici ces pages en extrait :

La conscience dans l’être C’est en évoquant la conscience comme ouverture ou

manifestation d’être que nous avons entrepris notre démarche. Manifestation manifeste à elle-même, disions-nous alors, pour tenir compte de la réflexivité qui semble accompagner la cons-cience. Et cette conscience comme manifestation d’être mène à la question de savoir ce que signifie être. Ainsi avons-nous été conduits à l’être comme avènement, comme auto-éclosion du commencement. Aussi, à quelques reprises, en cours de route, avons-nous évoqué comment telle ou telle dimension de l’advenir du commencement ou de l’être pouvait apparaître comme fonde-ment de la compréhension que nous avons ordinairement de la conscience. Cette conscience a ses racines dans l’ipséité, dans le soi humain lui-même fondé dans la transpropriante appropriation en l’être (Zu- eignung et An-eignung). C’est ainsi que la cons-cience en l’humain s’avère manifestation participant à l’être, à la clairière ou ouverture même du commencement. Derechef, explicitons.

En chemin, on s’en souviendra, il est apparu que l’humain est réclamé pour assumer la garde du là de l’estre, i.e. de sa vérité. De sa vérité alèthéienne, s’entend. Vérité selon laquelle l’estre implique une mouvance en contre-tournure, ce jeu initial du voilement et du dévoilement. L’humain est gardien de la manifestation d’être. Responsabilité fondamentale. Et à ce titre il participe à l’estre. Or l’assomption de cette responsabilité, impli-quant l’humain en son ipséité originelle ou la plus profonde comme relevant de son authentique appropriation à l’être, ne peut être aveugle à elle-même. Elle comporte un engagement éclairé. Et cet éclairage ne peut être que celui de la conscience

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comme manifestation surgissant dans l’expérience de l’être. Notre conscience plonge ses racines en cette responsabilité à l’égard de l’advenir même de l’estre. Ainsi notre conscience participe à l’être. Elle y prend part. Elle contribue à son avènement.

Mais comme il s’agit de l’avènement du commencement, cette participation ne peut venir de l’extérieur. Elle suppose plutôt en l’humain une capacité et un statut à l’avenant. Cette stature, l’humain ne peut la tenir que de l’estre lui-même, de l’estre comme commencement. En sorte que l’humain participe de l’être. Et évidemment il en va ainsi de sa conscience qui est manifestation d’être. La conscience est manifestation d’être mani-feste à elle-même en tant qu’elle origine de l’être. Ce qui veut dire qu’elle tient de l’estre ce qui précisément la constitue comme conscience.

On peut expliciter encore un peu plus comment l’apparte-nance à l’être se reflète dans la conscience. Comme ce fut dit en début de parcours, on a cru bon d’employer le mot estre pour évoquer ce qu’il en va de cet être en lui-même afin de surmonter le discours philosophique qui s’intéresse à l’être à partir de l’étant. D’où les développements sur l’estre comme avènement du commencement. Et celui-ci, comme éclosion auto-éclaircissante ou ouverture, clairière et manifestation originelle, ne s’arrête pas, ne se termine pas dans une clarté stable qui perdurerait comme telle. Le commencement n’est pas début, disions-nous. Début et fin sont des catégories qui conviennent à l’ordre événementiel. Ces concepts sont inappropriés pour la pensée du commencement. Le commencement commence. Il est de son essence de commencer. Il est éclosion. Et l’é-clore comme tel est inséparable du clore. Il ne cesse de l’exiger, pourrait-on dire. Il s’agit de la mouvance alèthéienne : un non-voilement inséparable d’un voilement. L’expression voilement dévoilant (entbergende Verbergung) dit bien le caractère premier et constamment nécessaire du voilement, et elle évoque aussi la dynamique interne de dé-voilement que suppose le non-voilement (α-ληθεια). Tout ceci pour approcher l’être en lui-même, pour accéder à son sens propre. Un peu à la manière d’une fontaine, la manifestation d’être ne quitte pas sa source. L’être est manifestation qui n’abandonne pas son initialité. L’advenir de cette manifestation en é-claircie suppose, sans aucune cesse, un obscur ou voilement d’où surgit cet advenir en clairière.

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La manifestation est ainsi nécessaire retour à ce d’où elle surgit. L’initialité comme advenir même du commencement implique cette exigence.

Alors, si nous évoquons encore ici cette dynamique à contre-courant de l’avènement en parlant de la conscience, c’est pour suggérer que le caractère de réflexivité qui semble bien la déterminer pourrait en être le reflet. Le caractère a-lèthéien de la vérité de l’estre, i.e. de la mouvance en contre-tournure de la manifestation d’être paraît être le fondement de la réflexivité de la conscience en tant qu’éveil à soi-même. Éveil à sa propre ipséité comme authentique appartenance à l’être et engagée dans la garde de son là, i.e. de sa vérité alèthéienne qui implique un nécessaire retour à ce d’où elle surgit. Le retour impliqué dans la réflexivité de la conscience aurait ainsi son fondement dans celui-là même de la contre-tournure de l’être. Dans ce retour, la conscience participe de la propre mouvance a-lèthienne de l’être lui-même. La conscience participe de cette dynamique interne de l’avènement originel de l’être.

Voilà comment peut se fonder la réflexivité de la conscience, c’est-à-dire qu’elle soit manifestation manifeste à elle- même. La conscience relève du jeu a-lèthéien selon lequel s’étale l’advenir du commencement comme déploiement de la clairière de l’estre, i.e. de l’être même, de l’être pensé en lui-même. Tout comme le déploiement de l’être comme commencement ne s’achève pas dans la pure clairière de la manifestation mais retourne sans cesse en lui-même pour garder vive son initialité, ainsi en va-t-il de la conscience. Celle-ci n’est pas béate manifestation de soi à soi-même. Mais la conscience est toujours advenir conscient. Ce qui semble se traduire dans le langage courant par l’expression : prendre conscience de… Par exemple, on prend conscience tout à coup que l’avant-midi s’achève. On était jusque-là absorbé dans quelque travail prenant. On n’était pas inconscient. On vaquait à son occupation en pleine clarté, en parfaite manifestation. Et le temps coulait. C’est dans un soudain retour vers l’ipséité ainsi engagée que la conscience s’éveille et devient manifestation d’être manifeste à elle-même.

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La science et la conscience Par ailleurs, du point de vue scientifique de l’évolution de

l’univers, l’avènement de la conscience se situe dans le cours ou le développement graduel de la vie sur terre vers une complexité de plus en plus grande. La conscience paraît effectivement liée à la complexité du cerveau humain, à ses milliards de neurones et de synapses. La science se rend jusqu’à ce point. Mais elle reconnaît que sa méthode explicative par le calcul et par les causes expéri-mentalement démontrables ne peut rendre compte de ce qu’est cette conscience en elle-même. Cela ne semble pas relever du domaine de l’observable empiriquement. La science dira alors de la conscience qu’elle est une propriété émergente. Concept qui, pour elle, est en définitive d’ordre philosophique. Sont aussi de cette nature, semble-t-il, la vie, le langage et la pensée, l’amour. La science admet qu’elle ne peut connaître intégralement ces propriétés émergentes à partir de la seule connaissance de leurs composants fondamentaux d’ordre physique et physiologique. On exprime souvent cette irréductibilité par l’expression devenue adage : le tout est plus que la somme de ses parties. Ainsi la conscience ne saurait être réduite au seul fonctionnement des neurones et des synapses du cerveau, si impressionnant soit-il. Alors les scientifiques renvoient assez généralement cette question à un autre type de pensée qu’on assimile de coutume à la philo-sophie. Selon la manière philosophique générale de penser, la conscience se situe dans le sujet ou la personne. Or nous avons expérimenté que le concept de personne ou de sujet ne dit pas l’essence primordiale humaine en tant que relevant de l’avènement même de l’estre comme commencement. Ainsi dire que la cons-cience est le simple retour du sujet ou de la personne sur soi-même ne va pas jusqu’à son origine, sa source. Et alors on peut comprendre qu’ici et là s’éveillent des doutes, se manifestent des interrogations relativement aux discours philosophiques sur la conscience. Car ces discours ont du mal à ne pas se réduire à des approches psychologiques et anthropologiques modernes de l’humain.

Mais la pensée de l’être en lui-même à laquelle nous nous adonnons, surmontant la tournure philosophique habituelle, expé-rimente l’être comme clairière initiale ou originelle. C’est seulement dans cet ouvert que la connaissance, toute connaissance, peut

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fonctionner et établir ses rapports à quelque chose. Quelque chose qui est, i.e. qui se montre ou se donne, et que la connaissance vise. Et il en va de même de la conscience qui semble être l’accompagnatrice réflexive de cette connaissance. Ainsi chez l’humain l’être s’expérimente ou se comprend comme présupposé ou à la source de la connaissance et de la conscience. L’étale-ment des différentes dimensions de l’advenir de l’avènement selon la vérité alèthéienne offre des signes pointant l’être comme fondement de notre conscience humaine. On comprend alors que le discours philosophique habituel sur la connaissance et la cons-cience relevant de la personne comme sujet ne va manifestement pas dans cette direction de l’initiale ou fondamentale ouverture de l’être.

Finalement, il se pourrait que ces propos sur la conscience impliquant une sorte de réflexivité puissent être rassemblés dans le mot expérience. Ce mot traduit Erfahrung. Ce nom vient du verbe erfahren : faire l’expérience de, éprouver, apprendre. Et ce verbe renvoie à fahren : marcher, se déplacer. Tout au long de notre parcours, nous avons souvent dit qu’il ne s’agissait pas de penser l’être comme un simple objet de connaissance. Mais qu’il fallait plutôt en faire l’expérience. Et cela a consisté à suivre son propre mouvement comme commencement, à entrer dans sa mouvance comme avènement, à se laisser conduire et ainsi à parvenir aux différentes dimensions de son advenir. En ce parcours nous nous sommes découverts concernés au plus profond de nous- mêmes. Nous avons été renvoyés à nous-mêmes en tant qu’emménagés dans cette mouvance originelle. Nous nous sommes expérimentés, nous nous sommes saisis comme ayant à être gardiens de la vérité de l’être au milieu de l’étant. Il y a là-dedans un retour sur soi. Tout cela constitue une expérience qui semble bien pouvoir résumer ou rassembler ce qu’on essaie de dire avec la conscience impliquant connaissance et réflexivité, la conscience comme manifestation d’être manifeste à elle-même. Le mot expérience est plein de la richesse du mot de l’être à l’humain le réclamant comme gardien de sa vérité, et du mot de la réponse assumant cette responsabilité. (Fin de l’extrait)

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DEUXIÈME PARTIE – La mort en elle-même

Toute cette démarche montre bien que la mort, en tant qu’elle est retrait de l’étant, descente dans l’initialité abyssale du commencement et entrée effective dans la pure clairière de l’être, ne peut pas être une séparation ou une disparition de la conscience. La mort est plutôt l’entrée dans le fondement même de ce que nous appelons couramment la conscience. De la conscience comme manifestation manifeste à elle-même. De la conscience comme savoir de l’ipséité propre de l’humain hystorique. Savoir de l’appartenance avènementielle à l’être comme avènement du commencement. La fin du cours de la vie dans l’ordre événe-mentiel ne saurait supprimer la fondamentale appartenance à l’être ni la conscience de cette appartenance. L’avènement de cette appartenance et son maintien sont d’un tout autre ordre.

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CONCLUSION (GÉNÉRALE)

Tout au long de ce parcours, de texte en texte, tran-quillement, la mort humaine est apparue comme une sorte de revers de la vie terrestre. La mort met fin au fonctionnement de l’organisme vivant. Mais tant que cet organisme fonctionne l’humain se révèle à lui-même capable d’envisager ou d’anticiper la mort comme un événement certain, toutefois aléatoire quant au moment de son incidence dans le temps et dans l’espace. Cette capacité d’anticiper la mort dénote une ouverture toute parti-culière de l’existence humaine, i.e. de son être. Une ouverture dont la largeur ou l’ampleur permet et dépasse toutes détermina-tions spatiales et temporelles imaginables selon lesquelles peut apparaître quoi que ce soit, i.e. peut se montrer ou être. L’humain est ainsi doté d’un être ouvert à toutes choses ou à tous événe-ments, passés, présents ou à venir.

Aussi les humains, grâce à l’ouverture qui les caractérise, se sont toujours employés à évoquer, à dire, d’une manière ou d’une autre l’après ou l’au-delà de leur mort comme fin de la vie terrestre. Et cela en symboles ou allégories, en récits mythiques dès les civilisations les plus lointaines découvertes à ce jour. Par exemple le Livre des Morts de l’ancienne Égypte, alors appelé également Livre pour sortir au Jour. Puis, plus tardivement et jusqu’à la civilisation de maintenant, se sont échelonnées diverses théories philosophiques et théologiques tentant de rendre compte comment l’humain peut envisager et espérer un après-vie-terrestre.

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Plus récemment, i.e. au milieu du vingtième siècle, est apparue chez un penseur allemand l’image de la mort comme écrin du rien. Ce qui veut dire qu’en la mort est caché ou serré, comme en écrin, le précieux joyau du rien. Mais comment le rien peut-il être joyau? En tant que révélant à la manière d’un voile ou d’un secret l’être lui-même. La mort retrait des étants du monde de la vie laisse en effet béant le vide du rien. Ce vide du rien ou vide d’étants n’est autre que l’éclaircie originelle du commencement, l’ouverture du commencement ou clairière de l’être dont participe l’humain en son existence même. Die Leere der Lichtung ist das anfängliche Nichts (Das Ereignis, p. 208). Le vide de la clairière est le rien originel. L’être dont nous faisons journellement l’expérience, implicitement dans nos comportements coutumiers, en général orientés vers le bien-être, et plus explicitement dans le langage de tous les jours justement soutenu par le verbe être. Ce qui évoque que fondamentalement l’essence de l’humain déborde les caractéristiques de la vie animale et plonge ses racines dans la clairière de l’être comme éclosion auto-générée du commencement. La mort humaine comme retrait du monde de la vie laisse glisser dans l’ultime possibilité de l’existence qui n’est autre que le suprême séjour en être.

Remarque méthodologique: La voie suivie par l’ensemble de ces textes n’est ni déduction ni induction, procédés relevant de la logique traditionnelle qui veulent expliquer en référant à des causes. À des causes qui peuvent rendre compte. Mais la démarche ici se veut plutôt simple explicitation du donné originel, i.e. de la manifestation primordiale du phénomène d’être chez l’humain. Une approche expériencielle qui pourrait s’appeler phénoménologie ontologique : discours venant du phénomène de l’être ou inspiré par lui. Cela revient à une écoute attentive des évocations silencieuses de l’être lui-même comme commencement. D’une telle écoute surgissent le mot poétique qui nomme, et aussi, devrait-on dire, le mot qui pense ou le mot pensant (das denkende Wort); c’est-à-dire le mot qui tente d’expliciter au mieux l’évocation originelle de l’être, et en lui étant le plus fidèle possible. Il reste cependant que le danger de la démarche est de chosifier ou de personnaliser l’être. D’autant que la manière normale et habituelle de dire en français y invite constamment. Par exemple les expressions : l’être se transmet en là-être (Dasein),

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CONCLUSION (GÉNÉRALE)

l’être se trans-proprie en l’humain, l’être s’approprie l’humain, l’être interpelle l’humain, etc., présentent l’être agissant comme un agent quelconque. Tournure dont on fait l’expérience réguliè-rement dans le monde de la vie. Mais c’est une transposition dont la pensée de l’être comme commencement doit éviter. Ne pas « agentifier », c’est-à-dire ne pas chosifier ni personnaliser le phénomène originel d’être. Comprendre plutôt : Il y a être, tout simplement. Il y a transmission en être. En être l’humain est diversement concerné en son essence même. Mais la tournure normale française est de considérer l’être comme sujet de propositions qui tentent de dire de quoi il retourne en toutes les dimensions selon lesquelles s’explicite la teneur même du phénomène originel ou initial de l’être. Cependant les sujets de toutes ces propositions ne sauraient renvoyer ni à une chose ni à une personne qui agirait. Ces propositions veulent tout simplement dire qu’il y a être; et qu’en être il y a et ceci, et ceci, et cela, etc. Cette tournure française il y a permet d’échapper à toute chosification et personnalisation de l’être et laisse bien voir que l’attention reste neutre, qu’elle est bien dirigée vers le phéno-mène même de l’être en lui-même, attention qui est complètement disposée à recevoir et à décrire au mieux ce phénomène originel ou premier. Une ascèse véritable de la pensée.

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AU SUJET DE L’AUTEUR

Né en 1928 à Saint-Joseph du Madawaska au Nouveau-Brunswick dans une famille paysanne, l'auteur fait ses études classiques au Collège de Saint-Laurent à Montréal. Il étudie ensuite en théologie dans les années 50 pour ensuite enseigner au Collège de Saint-Laurent. Il obtient une licence (maîtrise) en philosophie à Paris en 1961.

Tout en enseignant cette matière toujours au même collège, il entreprit en 1963 une scolarité de doctorat en philosophie à l'Université de Montréal. De 1964 à 1967, il travailla sur la pensée de Martin Heidegger, à Freiburg im Breisgau, sous la direction de Bernhard Welte. "Monde et être chez Heidegger" lui permit d'obtenir le doctorat en philosophie de l'Université de Montréal en 1968. Il devint professeur de philosophie allemande contem-poraine à l'UQAM de 1970 à 1993, moment où il prit sa retraite. Pendant cette période, il joint à l'enseignement différentes tâches de direction dans la même université : Module de philosophie de 1978 à 1980; Département de philosophie de 1980 à 1985; Pro-grammes d'études interdisciplinaires sur la mort de 1985 à 1990. C'est en dirigeant ces derniers programmes qu'il fonda la revue Frontières, organe de recherche et de diffusion sur différentes pro-blématiques de la mort et du deuil.

"Monde et être chez Heidegger", 584 pages, a été publié aux Presses de l'Université de Montréal en 1971. Publication d'articles en philosophie dans différentes revues, et collaboration à quelques collectifs. Puis en 1990, "Herméneutique", 211 pages, parut chez Fides.

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Retraité de l’enseignement en 1993, et au fil de l’actualité des années qui suivirent le référendum de 1995, l’auteur travailla sur un projet de philosophie du langage et de l’histoire appliquée au Québec. Ce qui donna le livre "Un peuple et sa langue", publié par Fondation littéraire Fleur de Lys en 2004.

À partir des années 2000, dans le contexte de rencontres avec un groupe d’amis, il élabora "Mots de Noël" paru pour la pre-mière fois en 2004 chez Fondation littéraire Fleur de Lys, et en trois autres éditions progressivement augmentées publiées par le même éditeur en 2007, 2010 et 2016. Avec la dernière édition se termine l’expérience des Mots de Noël.

En 2015, l’auteur nous propose "Régime de l’être", condi-tion humaine, en suite d’une longue fréquentation des œuvres de Martin Heidegger.

Et pour 2016, il nous offre un essai sous le titre "Mythes Religions Laïcité" sous-titré "Une aire de liberté".

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COMMUNIQUER AVEC L’AUTEUR

Adresse électronique

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Pages dédiées aux livres de Fernand Couturier sur le site de la Fondation littéraire Fleur de Lys

Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.1.html

Mots de Noël – Grâces à la clairière de l’être

Quatrième édition augmentée

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.2.html

Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule

Deuxième édition augmentée

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.3.html

Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.4.html

Mort humaine… suprême Séjour en Être Recueil de textes

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.5.html

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TABLE DES TEXTES

PRÉFACE.................................................................................. 11

DIVISION DU RECUEIL ......................................................... 17

PREMIÈRE PARTIE – La mort au fil de la vie ........................ 19

((1)) Bioéthique et existence, 1988............................................ 21

((2)) S’éduquer à la mort… l’intégrale de la vie, 1989.............. 37

((3)) Intervenir ou accompagner? 1989 ..................................... 47

((4)) Éducation populaire à la mort, 1989-90 ............................ 55

((5)) Perspective de la mort : ouverture à l’éthique, 1990 ......... 73

((6)) Le plus proche est le plus loin, 1990 ................................. 97

((7)) L’euthanasie… Par Compassion, 1990 ........................... 103

((8)) Mourir au bout de son âge, 1991-92................................ 111

((9)) Soins palliatifs, 1994 ....................................................... 121

((10)) La mort en Têtes, 1998 .................................................. 139

DEUXIÈME PARTIE – La mort en elle-même ...................... 143

((11)) La Mort et le Rien, 1996................................................ 145

((12)) Mort humaine… suprême Séjour en Être, 2017 ........... 183

CONCLUSION (GÉNÉRALE) ............................................... 205

AU SUJET DE L’AUTEUR.................................................... 209

COMMUNIQUER AVEC L’AUTEUR.................................. 211

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L'édition en ligne sur Internet contribue à la protection de la forêt parce qu'elle économise le papier.

Nos livres papier sont imprimés à la demande, c'est-à-dire un exemplaire à la fois suivant la demande expresse de chaque lecteur, contrairement à l'édition traditionnelle qui doit imprimer un grand nombre d'exemplaires et les pilonner lorsque le livre ne se vend pas. Avec l’impression à la demande, il n’y a aucun gaspillage de papier. Chaque exemplaire imprimé sur papier est un exemplaire vendu d’avance.

Nos exemplaires numériques sont offerts sous la forme de fichiers PDF. Ils ne requièrent donc aucun papier. Le lecteur peut lire son exemplaire à l'écran ou imprimer uniquement les pages de son choix.

Cette édition écologique s'inscrit dans le cadre de notre programme d'édition écologique «Protégeons la forêt».

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Achevé en

Juillet 2017

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Imprimé à la demande au Québec à compter de

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Nul humain n’échappe à la mort. La mort est le terme inéluctable

de la vie individuelle ou personnelle. L’occurrence de cette fin prend des allures multiples. Doucement

et tranquillement après une longue enfilade d’années. Précocement en raison d’une maladie incurable ou d’un néfaste accident. Violemment dans un homicide provoqué par différentes colères, jalousies, déceptions ou autres meurtrissures amoureuses. Et aussi semée tragiquement en des guerres aux intérêts multiples. Tout cela depuis la nuit des temps.

Et depuis aussi longtemps, l’après-mort est évoqué de diverses manières. D’abord, semble-t-il, en représentations symboliques et en langages mythologiques, accompagnés ou suivis de croyances religieuses. Promulgué aussi en discours théologiques ou analysé en diverses théories anthropologiques et philosophiques.

Une relative nouvelle expérience du phénomène originel de l’être en lui-même voit l’humain essentiellement impliqué dans cet être. D’où un ressourcement majeur du langage relatif à la mort proprement humaine. Alors la mort apparaît comme achèvement ou plénitude de la possibilité humaine d’être. La mort comme séjour ultime et suprême en la clairière originelle de l’être.

Du même auteur Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec

Mots de Noël – Grâces à la clairière de l’être

Régime de l’être – Condition humaine

Heidegger en opuscule

Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté

Le premier éditeur libraire québécois sans but lucratif en ligne sur Internet

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ISBN 978-2-89612-543-2