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Insaniyat n° 53, juillet - septembre 2011, pp. 95-114 95 Montagnes savantes : une récapitulation * Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ ** L’Afrique du Nord est un socle de données partagées, aussi bien naturelles qu’humaines. Les géographes ne me démentiront pas qui décrivent le double plissement atlasique comme la charpente qui porte cette sorte de sous-continent (de péninsule ?) vers le nord, l’extrayant du puissant contexte saharien pour l’accrocher au domaine méditerranéen. Cela concerne les pays de la façade méditerranéenne et inclut donc, à l’est, la Libye, où vient mourir l’Atlas méridional avec les modestes reliefs du Jabal Nafûsa et du Jabal Al-Akhdar, entre mer et désert. Non plus que les historiens. Un même fond de populations, Imazighen ou Arabes, dont les mêmes branches se retrouvent partout, d’est en ouest. Il n’est pas jusqu’à un commandement unique qui ne les aient jadis réunis. Une société marquée par quatre milieux, à la fois naturels et humains, qui la fondent : la ville, la montagne, la steppe-et-le-désert, l’oasis. Milieux qui ont modelé quatre types d’hommes - bâtisseurs, à des degrés et selon des équilibres variés, du Maghreb. Mohamed Naciri, géographe, ne manque pas d’intégrer la longue durée dans ses analyses : « (…) Mais c’est tout récemment qu’on a pris conscience, d’une manière aiguë, de l’importance de la dimension montagnarde du Maroc, au même titre que ses trois autres dimensions : * Cet article rassemble, en une version homogène et actualisée, des développements parus dans plusieurs autres articles. ** Ethnologue, IREMAM, Aix-en-Provence.

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  • Insaniyat n° 53, juillet - septembre 2011, pp. 95-114

    95

    Montagnes savantes : une

    récapitulation*

    Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ**

    L’Afrique du Nord est un socle de données partagées, aussi bien

    naturelles qu’humaines. Les géographes ne me démentiront pas qui

    décrivent le double plissement atlasique comme la charpente qui

    porte cette sorte de sous-continent (de péninsule ?) vers le nord,

    l’extrayant du puissant contexte saharien pour l’accrocher au

    domaine méditerranéen. Cela concerne les pays de la façade

    méditerranéenne et inclut donc, à l’est, la Libye, où vient mourir

    l’Atlas méridional avec les modestes reliefs du Jabal Nafûsa et du

    Jabal Al-Akhdar, entre mer et désert.

    Non plus que les historiens. Un même fond de populations,

    Imazighen ou Arabes, dont les mêmes branches se retrouvent

    partout, d’est en ouest. Il n’est pas jusqu’à un commandement

    unique qui ne les aient jadis réunis. Une société marquée par quatre

    milieux, à la fois naturels et humains, qui la fondent : la ville, la

    montagne, la steppe-et-le-désert, l’oasis. Milieux qui ont modelé

    quatre types d’hommes - bâtisseurs, à des degrés et selon des

    équilibres variés, du Maghreb. Mohamed Naciri, géographe, ne

    manque pas d’intégrer la longue durée dans ses analyses :

    « (…) Mais c’est tout récemment qu’on a pris conscience, d’une

    manière aiguë, de l’importance de la dimension montagnarde du

    Maroc, au même titre que ses trois autres dimensions :

    * Cet article rassemble, en une version homogène et actualisée, des développements parus

    dans plusieurs autres articles. ** Ethnologue, IREMAM, Aix-en-Provence.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

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    méditerranéenne, saharienne et atlantique (…) qui caractérisent la

    structure de l’espace marocain »1.

    Un ensemble où la diversité n’est pas absente, avec des

    particularités régionales nombreuses à l’intérieur des frontières

    mais qui ont souvent aussi leurs homologues de part et d’autre de

    ces frontières. Ce sont ces homologies que j’ai été amené à

    reconnaître dans trois des pays du Maghreb, successivement

    l’Algérie, la Libye et le Maroc, le long de ces chaînes qui courent

    parallèlement à la Méditerranée. Homologies dont le cœur est le

    croisement « montagne-scripturalité ».

    Mais seul, c’était s’avancer à l’aveuglette. Trois chercheurs, une

    historienne de la rive nord, Laurence Fontaine, une historienne de

    la rive sud, Nedjma Abdelfettah Lalmi, et un sociologue-

    anthropologue, Kamel Chachoua2, qui avaient une conception

    semblable de la « nouvelle montagne », ont apporté leurs

    arguments et conforté ainsi l’approche esquissée.

    1. La problématique de la montagne méditerranéenne

    C’est au Maroc, dans le Rif, et plus exactement dans sa partie

    occidentale, que me sont apparus comme significatifs plusieurs

    traits qui dessinaient les contours d’une société de montagne

    singulière. La montagne, dans la représentation coutumière, est un

    milieu impropre à l’homme, une sorte d’asile pour populations

    pourchassées, avec pour seule vocation de fournir en bras les

    régions où l’économie est active. Elle est en même temps invalidée

    comme rétive à l’innovation, recluse dans ses traditions immuables.

    Voir comment, au contraire, la montagne a pu constituer un milieu

    attractif et, dans le même mouvement, comment elle a pu nourrir,

    dans certaines conditions, des noyaux de culture scripturaire en

    dialogue avec l’aptitude paysanne à mettre en valeur son territoire,

    concourra, je pense, à éclairer notre objectif.

    En Afrique du Nord, les a priori qu’on peut avoir sous d’autres

    latitudes à propos de la montagne (milieu rude, cloisonné, « aux

    1 Naciri, 1997, p. 51. 2 Auxquels il me faut ajouter Nadia Messaci, architecte-urbaniste, qui a bien voulu relire

    le présent article et que je remercie ici pour m’avoir fait des commentaires, apporté des

    précisons et signalé sa thèse (Messaci, 2003).

  • Montagnes savantes : une récapitulation

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    marges », bref, hostile) résistent mal à l’expérience. D’abord, ces

    montagnes, en tout cas les Atlas telliens (c’est-à-dire proches du

    rivage méditerranéen), pour accidentées qu’elles soient, sont moins

    élevées en altitude et de climat moins rigoureux que leur pendant

    européen. Mais surtout, sous une latitude marquée par le déficit et

    l’irrégularité des pluies, elles sont mieux arrosées que les plaines et

    offrent de ce fait une réelle sécurité alimentaire malgré la

    médiocrité et la rareté des sols. Enfin, preuve par neuf, elles sont

    très peuplées.

    Despois, on le sait, a le premier revalorisé le statut de la

    montagne au Maghreb en soulignant le rôle joué dans l’Antiquité

    non pas, alors, par les chaînes telliennes, trop boisées et à peu près

    vides d’hommes, mais par les Atlas présahariens, dans l’élaboration

    d’une hydraulique et d’une arboriculture hors pair. Et on sait aussi

    que, jusqu’à la colonisation européenne, les plaines étaient, à

    quelques exceptions près, principalement livrées au bétail, la

    céréaliculture n’y occupant qu’une place d’appoint.

    La question de la démographie est certainement la clé d’une

    problématique centrée sur les sociétés de montagne. Cet aspect du

    dynamisme montagnard est d’ailleurs bien pris en compte par les

    géographes, en particulier au Maghreb. Que disent-ils en effet de

    ces reliefs ?

    « Il est banal de rappeler l'importance et le poids de la montagne

    dans les pays méditerranéens, d'évoquer l'originalité des modes de

    vie et des activités des montagnards. (...) Les montagnes

    maghrébines sont étendues puisqu'elles représentent un quart à un

    tiers du domaine non saharien des trois pays (...). Seize millions

    d'hommes, c'est-à-dire le plus important groupe du monde arabe,

    vivent dans les montagnes maghrébines ; ils représentent plus de 31

    % de la population totale des trois pays. (...) Les montagnes sont un

    milieu certes difficile, pentes fortes, sols médiocres, isolement,

    mais les ressources sont plus variées qu'en plaine, ne serait-ce que

    par la complémentarité des terroirs ; elles sont surtout plus assurées

    car les aléas liés à la sécheresse sont moindres ; elles sont

    accueillantes puisque les cultures sont possibles jusqu'à 1 800 m. au

    nord, 2 400 m. au sud et que les parcours sont très étendus. »3

    3 Maurer, 1990, pp. 37-40.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

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    Ou encore :

    « Le Maghrébin est d'abord un montagnard (...). Ici, l'homme a

    fait de la montagne son lieu d'élection, de la plaine une annexe ».

    « Comme en d'autres pays du pourtour méditerranéen (Proche-

    Orient surtout), les sociétés méditerranéennes traditionnelles étaient

    numériquement en majorité montagnardes (...). À l'échelle

    régionale, les densités des grands ensembles montagneux étaient

    supérieures à celles des zones de plaines. »4

    « (…) Les montagnes marocaines en général ont assuré un rôle

    essentiel dans la reproduction de la société et de la culture

    marocaines. Depuis le XVIe siècle, les montagnes n’ont pas cessé

    de constituer pour les plaines, dévastées périodiquement par les

    sécheresses et les épidémies, un vivier humain qui a permis leur

    repeuplement après de véritables catastrophes démographiques. »5

    Des auteurs, pourtant éminents, ont, sur ce point, besoin d’être

    corrigés :

    « Les montagnes sont les contours pauvres de la Méditerranée »

    ; « Ensemble de hauteurs vides, pauvres en habitants (...), en marge

    (...) des grands courants civilisationnels qui passent avec lenteur

    (...). »6

    En revanche, les mêmes conditions qui distinguent le Rif

    occidental se retrouvent dans (presque toutes) ces chaînes littorales

    qui le prolongent à l'est, par l’Algérie tellienne, jusqu'à la pointe

    septentrionale de la dorsale tunisienne : Trara, Dahra, Ouarsenis,

    Chenoua, Atlas blidéen, Kabylies, Khroumirie, Oueslat et son

    ultime prolongement, le Nafûsa libyen.

    2. Le Rif occidental

    Le Maroc du Nord se présente comme une région dominée par

    une chaîne montagneuse à l’allure modérée sinon en son môle

    central où sont les plus hautes crêtes. Ce môle central joue un rôle

    primordial : en arrêtant le flux de l’humidité atlantique, il fait de la

    zone à son orient un domaine dont l’aridité va croissant, tandis que

    4 Côte, 1988, p. 38. 5 Naciri, 1997, p. 53. 6 Braudel, 1966, pp. 87-171.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

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    son domaine occidental bénéficie d’une pluviométrie

    exceptionnelle :

    « C'est la région [le Rif occidental] la plus arrosée du Maroc

    puisqu'elle reçoit à elle seule un tiers de l'apport pluviométrique du

    pays ». « L'amplitude thermique est partout faible, caractère

    résultant avant tout de la douceur relative de l'hiver. »7

    Qu’en est-il des populations ? Elles sont composites du point de

    vue de la langue. Ces montagnards sont en effet partagés par une

    frontière linguistique qui passe, elle aussi, grosso modo, par le

    môle central. À l’ouest, les Jbala, arabophones d’une variante

    dialectale dite « arabe montagnard ». À l’est, deux groupes

    amazighes, les Rifains proprement dits (Rifiyyin ou encore Riafa,

    Rwafa) et les Senhaja.

    Mais un autre trait a marqué l’histoire du Rif occidental : la

    proximité du détroit de Gibraltar. De part et d'autre, cette zone qui

    ferme la Méditerranée a toujours été riche en cités. Cela dès les

    Phéniciens. De la péninsule Tingitane, on dit que les villes, de

    l'Antiquité au Moyen Ȃge, lui ont fait une véritable ceinture urbaine, ou une couronne

    8. Dans le passé du Maroc, une telle

    densité urbaine ne se retrouve pas ailleurs :

    « (...) La région des Jbala, qui s'inscrit dans l'ancienne

    Mauritanie Tingitane romaine, a incontestablement bénéficié d'une

    urbanisation continue et profonde malgré quelques éclipses.

    Rappelons que c'est là que l'installation romaine a été la plus dense

    au Maroc. Par ailleurs, l'islamisation s'est accompagnée de

    fondations de cités célèbres (...). Mais la quantité de madîna, qarya,

    hisn, qasr, qal‘a et suq fournis par les chroniques, si elle nous

    informe sur la densité de la population et la prospérité de la région,

    ne nous permet pas toujours l'identification de ces centres (...) »9.

    7 Maurer, 1990, pp. 444-446. 8 Troin, 1986. 9 Ferhat, 1995.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

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    Cette étroite présence de la ville dans la longue durée a modifié

    la vocation naturelle de la région. Intimité que redoublait la

    proximité des routes commerciales séculaires reliant le détroit de

    Gibraltar, carrefour international, à Fès, la capitale.

    On le voit, il ne peut s’agir en aucune façon d’un massif-refuge,

    en marge des grands courants de l’histoire. Le croisement des

    données issues de la géographie et de l'histoire détermine, pour la

    zone qui nous intéresse (le Rif occidental mais, plus largement, la

    Méditerranée occidentale), un ensemble de caractères qui

    pourraient être tracés à l'intérieur du triangle « montagne-mer-

    cités », possible modèle où, par « mer », on entend : facilités de

    communication avec les mondes lointains. Modèle à trois termes

    dont on peut penser qu’il n’est pas isolé, à l’échelle du bassin

    occidental de la Méditerranée, en tout cas à celle de sa rive sud.

    Aussi, quand on rencontre réunis ces trois éléments, une montagne,

    un littoral, des cités, il serait judicieux de vérifier l'existence

    d'autres convergences, telles que : présence d’axes internationaux ;

    population dense en gros villages ; vieille paysannerie exploitant

    une large variété de ressources. Ainsi se dessineraient d’autres

    possibilités de réalisation d’un modèle jebli.

    3. Les Jbala et l’écrit

    L’autre grande particularité des Pays jbala, c’est la densité des

    lettrés et des centres d'enseignement religieux :

    « On remarquera, en examinant la liste des dchars [villages] des

    Beni Gorfet, que dans chacun d'eux et même dans chaque quartier,

    il y a une mosquée de Khotba (…). L'instruction y est également

    plus répandue ; non seulement il y a dans chaque village plusieurs

    écoles de Qoran, mais il se trouve dans plusieurs d'entre eux de

    véritables collèges, Médersas, où des professeurs font des cours

    d'enseignement secondaire et même d'enseignement supérieur

    analogues aux cours qui sont faits à Fès. »10

    « Ces ‘ulamâ’ étaient nombreux dans la région [le Rif des XVIe

    et XVIIe siècles]. Dans chaque cité, chaque village et chaque qaria,

    ces hommes faisaient la loi, censuraient les hommes politiques

    10 Michaux-Bellaire, 1911, p. 538.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

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    (caïds, princes...). Même quand ils étaient de modestes lettrés

    locaux (faqih), ces personnages dominaient l’organisation de la

    cité: politiquement, économiquement et socialement. Ils étendaient

    souvent leur domination aux campagnes environnantes. L’espace

    est quadrillé par les centres culturels » ; « L’espace physique,

    politique et social de toute la région Nord est pénétré par ces

    saints » ; ils contribuaient ainsi « à une centralisation spirituelle de

    la région (...) organisée autour du qutb chadilite (...), le tombeau de

    Sidi ‘Abdeslam Ibn Mchich. »11

    Sur les causes de cette forte présence de l’écrit, on reste indécis.

    Quelques pistes peuvent être avancées. Et d’abord, un vieil ancrage

    de cette région dans l’histoire nationale et religieuse du pays :

    - au Xe siècle (IVe H.), elle offre un ultime refuge aux princes idrissides, menacés par les Fatimides de Tunis et les

    Omayyades de Cordoue ;

    - à la charnière des XIIe et XIIIe siècles (VIe-VIIe H.), elle héberge l’ermite Mouley ‘Abslem Ben Mchich, descendant,

    selon la tradition, d’un prince idrisside, un de ces mystiques

    qui illustrèrent le Maghreb des XIIe et XIII

    e siècles ; son

    élève, al-Chāḏilī (m. 1258), lui aussi un fils du pays, fonda une ṭariqa qui est à l'origine de la plupart des confréries de l'ouest maghrébin ;

    - aux XVe-XVIIe siècles (IXe-XIe H.), elle devient la ligne de front du jihād contre les puissances chrétiennes, et cela va

    entraîner, notamment, la reconstruction de Tétouan, la

    fondation, à l’arrière, d’une ville fortifiée, Chefchaouen

    (1471/ H. 877), et une profonde restructuration politique de

    la région consécutive à la victoire de Oued El-Makhazin.

    (1578) sur le roi Sébastien du Portugal.

    Densité du peuplement, densité de l'environnement urbain,

    densité des lettrés, les Pays jbala nous interrogent sur les capacités

    de certaines sociétés de montagne, à telle période de leur histoire, à

    se définir comme centres de rayonnement.

    11 Mezzine, 1988, pp. 447-449.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

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    4. Le Sous et son Anti Atlas

    « Il n’y a dans le Magrib entier aucune région plus riche et plus

    pourvue de produits précieux.»12

    « Les habitants du Sous et d’Aghmat [capitale idrisside, proche

    de Marrakech, tôt disparue] sont les plus industrieux des hommes

    et les plus ardents dans la poursuite des richesses. »13

    « Le pays du Sous contient un grand nombre de villages et est

    couvert de champs cultivés qui se succèdent sans interruption. »14

    Cette image d’une société dynamique, adossée à une agriculture

    intensive de vallées sèches et activement engagée dans la

    transformation des matières premières ainsi obtenues, n’a plus

    quitté le Sous et ses habitants. Aujourd’hui encore, le ṭaleb sūsī joue, pour la moitié sud du Maroc, le même rôle que le fqih djebli

    dans le Nord :

    « A côté des activités d’enseignement, le taleb sert de

    guérisseur, de sorcier, d’exorciste, etc. à une clientèle

    essentiellement féminine. (...) [Il] associe souvent à ses activités

    (...) [celles] de fripier. (...) [Avec] une vieille machine à coudre, (...)

    le taleb devient le raccommodeur attitré du quartier. »15

    La réputation de leurs plus grands savants est une donnée

    immédiate pour qui se penche sur la vie intellectuelle au Maroc, au

    moins depuis les Temps modernes. Dans la conscience populaire,

    le Sous est bien « pays de science », ce que confirment à leur façon

    les observateurs :

    « Vers 1850, chaque village [du Sous] possède sa mosquée avec

    une cinquantaine d’élèves (...). Pour approfondir les connaissances

    islamiques, les tolbas vont s’inscrire chez les savants en renom

    (...). »16

    5. Les Kabyles vus du Rif : de la cité et de la scripturalité

    Les réflexions formulées plus haut sont d’abord le fruit d’une

    fréquentation des Jbala. Quand Kamel Chachoua m’exposa ses

    12 Ibn Ḥawqal, s.d., pp. 89-90. 13 Al-Bakrī, 1913. 14 Al-Idrissī, 1983. 15 Benhlal, op. cit., p. 361. 16 Montagne, 1951, cité par Benhlal.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    103

    propres vues sur la Kabylie du Tell algérien, que je ne connaissais

    pas, ce fut d’abord le thème d’une circularité entrevue de la ville et

    de la campagne, de la ville et du village, qui nous retint. Il devint

    évident que ces deux sociétés, au-delà des apparences, affichaient

    une parenté dont on pouvait nourrir une approche partagée du

    binôme ville-campagne : un cas de figure où la « campagne » ne

    constitue pas nécessairement l’envers de la ville.

    La Grande Kabylie ou Kabylie occidentale, massif montagneux

    à l’est d’Alger, fait partie de cet ensemble de chaînes littorales qui

    traversent d’est en ouest les trois pays de l’Afrique nord-

    occidentale, parallèlement au rivage méditerranéen. Sur son flanc

    ouest, Alger ; sur son flanc est, Constantine ; sur son littoral,

    Béjaïa. Notons déjà le relief difficile, les densités de population très

    fortes, la prédominance de l’arboriculture. En outre, il existe une

    série de traits communs suffisamment étendue17

    pour qu’on se pose

    légitimement la question d’une problématique commune.

    Ce qui frappait le voyageur dans le passé, c’était la difficulté de

    démarquer la capitale, Alger, des « grands villages » de la

    montagne, tant dans l’aspect que dans les activités, au point qu’on

    hésitait à appliquer à ceux-ci le terme de village. Voici le

    témoignage de Hamdane Khodja, contemporain de l’occupation

    française de l’Algérie :

    « J'ai visité moi-même les montagnes de Filaoucène, Zouaoua

    (…) où l'on trouve de grands villages qui ressemblent à nos villes.

    Tous les bâtiments sont construits solidement avec de la pierre et

    de la chaux ; les toits couverts en tuiles, les mosquées avec des

    minarets, dans le genre de celles d'Alger. (…). J’apercevais de loin

    en loin des villes presque semblables aux environs de Bejaïa

    (…). »18

    Camille Lacoste-Dujardin pousse plus loin cette idée en parlant

    d’urbanisation en marche :

    « Cette richesse artisanale et commerciale s'est accompagnée

    d'une organisation sociale et politique particulière en Kabylie (…).

    Chez les uns comme chez les autres de ces riches artisans se sont

    17 Voir, en particulier, certains aménagements techniques insolites dont quelques-uns se

    retrouvent chez les Jbala du Rif, dans le Sous et en Grande Kabylie. Vignet-Zunz, 2011. 18 Khodja, 1985, pp. 56-58.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

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    en effet constituées des agglomérations, véritables embryons de

    cité, réunissant plusieurs villages voisins en un seul ensemble

    considéré comme tel par les étrangers et les habitants des autres

    villages du même groupe tribal (…). »19

    Mais pourquoi ce processus avorté ? C’est une question qui

    m’importe. L’exemple du Rif occidental pourrait aider à en

    comprendre les raisons, qui ne sont pas nécessairement celles de

    l’auteure. Une remarque de Lazarev à propos du Pays senhaja, au

    nord de Fès, ouvre une perspective :

    « Le commerce se fait avec Fès (…). Proches de cette route,

    quelques villages prennent des allures de bourgs. »

    C’est l’existence de cette voie commerciale, entre une capitale et

    son port, qui pourrait bien faire la différence. Est-ce cela qui a

    manqué à la Grande Kabylie pour enraciner dans le développement

    de ses montagnes une richesse qu’elle tirait du commerce au loin

    de ses produits plus que du transit du grand commerce ? En

    somme, qui se tournait vers l’extérieur plus qu’elle ne s’ouvrait à

    l’extérieur… ?

    Parmi les activités artisanales qui ont fait la réputation de ces

    montagnes d’Algérie, il y a, outre les lainages et la poterie, la

    métallurgie : par exemple, la fabrication de sabres, florissante au

    milieu du XIXe siècle chez les Aït Zouaou, du groupe Iflissen.

    Lacoste-Dujardin évoque d’autres groupes voisins et d’autres

    objets, comme les bijoutiers et orfèvres des Aït-Yenni20

    .

    Khodja, le plus ancien de ces témoins, confirme le savoir

    multiple de ces populations de « Filaoucène, Zouaoua, Ben-Abès,

    Oued-Bêjïa et Beni-Jennat » :

    « On y forge même des canons de fusil incrustés avec de

    l'argent, comme à Alger. On y fabrique des platines ; on connaît la

    méthode d'extraire le fer de la terre ; les habitants possèdent des

    mines de plomb, et du salpêtre en grande abondance ; ils sont très

    industrieux ; leur industrie consiste principalement dans les

    fabriques de burnous fins et de couvertures de laines fines dont on

    pourrait faire usage dans les grandes villes. On y voit des ateliers

    19 Lacoste-Dujardin, J. Fontaine (Fontaine, 1983) va plus loin et établit un parallèle entre

    le plan d’un village et celui d’une médina. Information communiquée par Nadia Messaci,

    1997, p. 216. 20 Idem, p. 217.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    105

    où l’on frappe la fausse monnaie ; ils ont une adresse et une

    capacité extraordinaire pour graver sur le métal et pour imiter toute

    espèce de monnaie (…). »21

    Qu’en est-il de la démographie ? On a dit combien c’était un

    critère déterminant dans la singularité de plusieurs montagnes du

    bord de la Méditerranée. La Kabylie ne manque pas, sur ce point

    non plus, à l’appel :

    « Un domaine de peuplement intense correspond aux environs

    d’Alger (le Sahel et la Mitidja) et à la Grande et à la Petite

    Kabylies : c’est le noyau de densité le plus compact de toute

    l’Algérie. (…) Certains douars-communes ont beaucoup plus de

    200 habitants au kilomètre carré. Près du Djurdjura, des villages

    (…) ont des densités extravagantes, véritablement citadines, de

    plusieurs centaines d’habitants au kilomètre carré. »22

    (la moyenne pour l’ensemble du Tell étant de 66 hab./km2. Mais

    des données actualisées donneraient des chiffres encore plus élevés,

    ainsi la commune de Tibane (wilaya de Béjaia) atteint aujourd’hui

    1014 hab/km2 (Messaci, 2003).)

    Mais dans cet ensemble de caractères qui ouvrent une

    comparaison possible entre Rif et Kabylie, la scripturalité est bien

    le plus intéressant. Rien ne pourra mieux illustrer ce point que les

    précisions et le commentaire de Chachoua :

    « Plus loin, dans un chapitre consacré à la présentation du

    fondateur de la zâwiya de Sidi Abderrahmane al-Ilouli (…), on

    apprend que dans la Kabylie du XIXe siècle, « en pleine montagne

    irrédente », existaient des maîtres connus et reconnus non pas par

    leurs pouvoirs magiques, superstitieux ou simplement par leur art

    proverbial et poétique, mais par leur savoir religieux, scripturaire et

    spécialisé. Ibnou Zakri23

    donne en effet plusieurs noms (…), des

    noms d'« élèves » (…) connus pour avoir acquis auprès d'autres

    grands maîtres (…) la science religieuse, mais aussi parce qu'ils

    étaient des auteurs de traités, de résumés, d’épîtres, etc. On apprend

    d'ailleurs que l'un d'eux, Mohammed Ben Antar, originaire d'At Ali

    Ouharzoun, un village situé en Haute Kabylie, avait copié de sa

    21 Khodja, op. cit., p. 58. 22 Larnaude, 1956. 23 Ibnou Zakri, Rissala, in Chachoua, op. cit., p. 341.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    106

    propre main 99 exemplaires du Coran, une pratique scripturaire

    courante et corroborée par la thèse en cours de M. A. Hadibi24

    qui

    porte sur un échantillon de manuscrits écrits durant le XIXe siècle

    et retrouvés récemment.

    Or, la masse de publications, de poètes et de poésie qui

    caractérise la base d'une grande partie de la production des sciences

    sociales sur la Kabylie est essentiellement orale parce que la

    mémoire a conservé les poèmes et non pas les textes. Mais, en

    effet, comment mémoriser et transmettre oralement des textes ? Un

    texte écrit au XIXe siècle et qui pouvait comporter quelques lignes,

    une page ou plusieurs volumes, avait moins de chance de se

    transmettre et d'être mémorisé qu'un beau poème, un dicton ou un

    proverbe, et ceci pour des raisons historiques et objectives liées à la

    tradition scripturale de l'époque où l'écriture était une passion

    privée, individuelle et non soutenue par un appareil éditorial ou de

    conservation.

    C'est donc une nouvelle réflexion et interrogation autour du

    paradigme de l'oralité et de la scripturalité qui semble proposé par

    la Rissala. (…) »25

    On voit que l’auteur prend à contre-pied l’essentiel de la

    littérature scientifique sur la place de l’écrit en Kabylie, produite

    depuis l’époque coloniale jusque longtemps encore après

    l’Indépendance.

    24 Mohand Akli Hadibi, thèse de l'EHESS, sous la direction de F. Colonna. 25 Chachoua. H. Touati (Touati, 1994) relève qu’au XIVe siècle les gens quittaient la ville

    pour s’installer dans la montagne kabyle pour parfaire leur savoir, 2001, pp. 39-40.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    107

    6. La Kabylie et l’histoire

    J’ai toujours pensé que cette question de la montagne avait

    besoin, pour être éclaircie, d’atteindre des enchaînements qui ne

    pouvaient être saisis que sur la longue durée. C’est précisément ce

    qu’a entrepris Nedjma Abdelfettah Lalmi à propos des Kabylies26

    .

    Et d’abord avec ces a priori idéologiques qui privilégient une

    vision binaire de la réalité :

    « (Ils) ont utilisé (les) grilles de lecture dominantes au XIXe

    siècle, qui regardaient les pays de montagne européens ou autres

    comme des isolats coupés des voies de la grande histoire » (p. 530)

    « C’est que le consensus, pour tacite qu’il soit, est néanmoins

    bien enraciné au Maghreb, entre monde savant et monde du

    commun, sur le caractère fort des frontières entre citadin et rural,

    montagne et plaine, et encore plus entre montagne et ville … » (p.

    508)

    Et précisément, elle consacre l’essentiel de son argumentation à

    montrer comment cette montagne a, depuis un bon millénaire,

    développé des liens forts avec la ville et l’État :

    « (Pour) les "spécialistes" de la Kabylie (…), l’idée-force de ce

    savoir est que la Kabylie, demeurée sans liens avec les États et les

    cités, s’est organisée en univers autonome et fermé depuis des

    temps immémoriaux. Tout effort d’historicisation semble alors

    vain, particulièrement pour les périodes antérieures à la régence

    ottomane. Cette vision de la Kabylie est confortée par les études sur

    les villes souvent envisagées en rupture avec leurs arrière-pays,

    comme des implants d’origine toujours allochtone, image dans

    laquelle "l’idéologie citadine", qui se refuse à tout lien avec

    l’autochtonie, la fait refluer vers le monde rural, surtout

    montagnard… » (p. 530-531)

    « … [il faut] une révolution dans les regards sur la relation entre

    les cités et leur arrière-pays dans une histoire de la longue durée. »

    (p. 508)

    « Il s’agit simplement de constater l’existence d’un lien à l’État

    sur une longue durée… » (p. 515).

    26 Abdelfettah, Lalmi, 2004.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    108

    Elle cite en particulier Robert Brunschvig :

    « Ne peut-on dire que Bougie a été du XIIe au XV

    e siècle la

    véritable grande cité kabyle au point où se raccordent les deux

    Kabylies et d’où elles se raccordent le plus aisément avec

    l’extérieur ? Ce rôle de centre urbain, de grand déversoir kabyle,

    c’est Alger (…) qui l’a assumé, à partir du XVIe siècle, suite à

    l’intervention turque. » (p. 514)

    Mais c’est précisément dans la sphère du religieux qu’elle

    trouve de quoi nourrir son point de vue. Ainsi s’attaque-t-elle à la

    thèse du « miracle de la Rahmânya », cette célèbre confrérie,

    fondée au XVIIIe siècle, qui avait déclenché, avec le bachaga Al

    Mokrani, l’insurrection de 1871. C’est en effet comme miraculeux

    que les observateurs coloniaux de la scène algérienne regardent

    l’émergence de la Rahmânya, l’érigeant en exception qui

    confirmerait un vide scripturaire antérieur :

    « Cette vision prolonge l’idée de l’isolat duquel la Kabylie serait

    sortie par l’action miraculeuse d’un seul homme, à son retour

    d’Orient. Elle conforte, en tout cas, l’idée d’une naissance

    excessivement tardive à la religion islamique… Encore une fois,

    elle évacue l’histoire pré-ottomane, évacue aussi plusieurs siècles

    d’histoire religieuse de la Kabylie, et de liens avec les cités,

    notamment avec Qal’a des Beni Hammâd, Béjaïa, Mahdya et Tunis

    à partir du Moyen-Âge. » (p. 517).

    Béjaïa (qu’on a surnommée la Petite Mecque) rayonne

    spirituellement loin autour d’elle :

    « La plupart des saints patrons des cités maghrébines,

    représentatifs de cette rénovation qui marie malékisme et soufisme,

    tendance inaugurée par Sidi Boumédiène, y ont au moins fait un

    séjour d’étude ou d’enseignement (ceux de Tlemcen, Marrakech,

    Tunis, Alger, Miliana, Tripoli…). (…) Avant Sidi Boumédiène, qui

    y séjourna plus de trente ans, c’est dans cette ville qu’eut lieu la

    rencontre entre le Mehdi Ibn Tumert et le futur calife almohade

    Abdelmumène. »

    « La montagne kabyle elle-même envoie ses ‘ulamas se former

    et professer, participer à l’encadrement des villes de Béjaïa et de

    Tunis en particulier (…) Tout cela pour dire qu’il est difficile

    d’imaginer qu’une ville qui « donne le ton » sur un plan intellectuel

    et religieux pendant plusieurs siècles à l’échelle du Maghreb n’ait

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    109

    pas rayonné à l’échelle de son arrière-pays, immédiat qui lui fournit

    pourtant une partie non négligeable de son élite savante (…) En

    évacuant un moment-clé (et un long moment) de l’histoire de la

    Kabylie, on aboutit à l’occultation d’un aspect fondamental, à

    savoir son lien à la ville et même aux villes (Achir, Qal’a, Béjaïa,

    Alger, Dellys, Jijel, Tunis, Mahdya…) et conforte ainsi, bien

    entendu sa représentation comme un isolat. » (p. 518).

    Voilà jetée à bas la construction de sociétés de montagne

    présentées comme des lieux du bout du monde, ankylosées dans

    leur arriération :

    « La Kabylie, terre de l’oralité, de la tiédeur religieuse, de

    l’absence séculaire de liens avec un État quelconque, des

    républiques villageoises, du droit coutumier et des célèbres

    assemblées démocratiques, de l’exhérédation des femmes, cet isolat

    qui aurait sauvé sa pureté originelle, cette terre si familière, où se

    trouve-telle ? » (p. 509).

    « (…) [Il faut] rompre avec la vertigineuse illusion de

    l’immutabilité des formes et des contenus. » (p. 516).

    Quittant l’histoire régionale, Abdelfettah Lalmi se penche sur un

    cas précis, Guenzet : c’est plus qu’un simple village puisqu’on s’y

    réfère en tant que beldat, forme locale qui déjà « suggère

    l’urbanisation ». Il appartient à la tribu des Ath Ya’la, dans le

    massif du Guergour. Ce dernier se situe à mi-chemin entre la Qal’a

    des Béni Hammâd et Béjaïa, les deux capitales successives du

    royaume médiéval hammadite : ici passe le ṭriq eṣ-ṣolṭan (p. 520). L’accès à Guenzet n’est pas facile, les hivers sont rudes,

    certaines années l’isolement est presque total. Néanmoins, Carette

    y trouve :

    « des maisons à étage construites sur le modèle de celles

    d’Alger. Il y a plusieurs mosquées, dont une à minaret. Certains

    ménages guenzatis ou ya’laouis ont une vaisselle en cuivre, des

    domestiques, voir exceptionnellement des esclaves. » (p. 519).

    Un adage court, qui résonne à nos oreilles :

    « Au pays des Béni Ya’la, poussent les ‘ulamas, comme pousse

    l’herbe au printemps ».

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    110

    L’opinion savante confirme :

    « Certains auteurs n’hésitent pas à comparer le niveau

    d’enseignement chez les Béni Ya’la à celui de la Zitouna et des

    Qarawiyine. » (p. 521)

    Abdelfettah Lalmi évoque encore :

    « Leur pratique de l’« acheyed », qui mélange colportage, troc,

    travail saisonnier et activités d’enseignement de l’arabe et du

    Coran. » (p. 520).

    « Une communauté d’orfèvres juifs à Taourirtn Ya’qub (Béni

    Ya’la) jusqu’en 1850. » (p. 525)

    « Le témoignage d’Al Warthilânî (fin du XVIIIe siècle) nous

    donne à voir (…) un maillage plutôt serré du réseau des zaouias en

    Kabylie, à un moment décrit généralement comme celui où (c’est)

    la naissance de la Rahmânya (qui) permet la naissance de cette

    région à l’universalité islamique. » (p. 521)

    « [Or] Qui dit réseau de zaouias, dit usages et circulation de

    l’écrit, points d’ancrage de cultures lettrées. » (p. 521)

    Á quoi il faudrait ajouter des travaux plus récents ou en cours,

    comme ceux exploitant la bibliothèque de Cheikh Lmuhub, datant

    du XIXe siècle, dans une localité peu éloignée de Guenzet,

    « qui étonne par la richesse des domaines abordés (astronomie,

    histoire, mathématique, gastronomie…). » 27

    Ou encore les Ath Waghlis dont la zaouia de Tinebdar, ainsi que

    celle de Chellata qui lui est limitrophe, ont eu un rayonnement

    national, voire africain. A Constantine un proverbe local dit d’un

    lettré : « Est-il formé à Chellata ? »28

    La boucle est bouclée. La Kabylie, tout escarpée et enneigée

    qu’elle est, présente bien les symptômes de cette montagne

    « savante » qui a été proposée à la discussion. Nedjma Abdelfettah

    Lalmi, soucieuse de comparaison, conclut en vérifiant la

    conformité du modèle kabyle à celui des Jbala où sont liés en un

    faisceau indissociable ville, pôle mystique, jihād, et… scripturalité

    :

    27 Observation de Messaci, qui cite l’ouvrage de Aisssani, D., et Mechehed, D.E., à

    paraître. 28 Messaci, 2003.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    111

    « De la couronne urbaine datant de l’Antiquité à l’étroite

    communication avec Al Andalus, à l’usage des montagnes kabyles

    comme refuges par des élites de tout ordre durant les périodes de

    crises ou de guerre, à la présence d’un Qutb (le saint Sidi

    Boumédiène), à l’existence d’une littérature du djihad face

    notamment aux Espagnols et à l’émergence alors de nouveaux

    chérifs, tout correspond à la situation de la Kabylie pré-ottomane.

    Tout, y compris la relation économique impliquant un usage de

    l’écrit. » (p. 522).

    Et propose in fine une formule qui stigmatise la vision passéiste

    et misérabiliste du milieu montagnard :

    « Il faut simplement se retenir de ne voir dans ces montagnes

    qu’un vaste réceptacle et regarder leur lien à l’extérieur dans une

    logique d’interaction. » (p. 525).

    7. Le Jabal Nafûsa tripolitain

    A la limite orientale de notre échantillon de montagnes

    méditerranéennes, un relief nous permet de vérifier une dernière

    fois l’association : montagne de vieille culture paysanne - gros

    villages - cités proches - axe caravanier - scripturalité, et ce,

    comme dans le Sous, dans un contexte d’aridité.

    La Libye est livrée pour l’essentiel à l’immensité de la steppe

    subdésertique, aux mers de sable, aux plateaux et massifs

    désertiques. Un seul répit, hors les quelques oasis de l’intérieur :

    l’étroit ruban qui suit le littoral et s’évase aux deux ailes de façon à

    englober Jabal Nafûsa et Jabal Al-Akhḍar. La pluviométrie, sur ces deux reliefs, s’étage entre 50 et 300 mm, avec des pointes de 5 à

    600 mm sur les terres les plus élevées, les seules à bénéficier

    d’hivers bien arrosés.

    La similitude des conditions naturelles ne se solde cependant pas

    par un destin commun. À l’ouest, les courts alignements

    montagneux de Tripolitaine reproduisent, jusqu'au XIXe siècle,

    nombre de caractéristiques du Tell algérien dans sa partie

    méridionale29

    . L’ensemble des Jibal Nafûsa et Ghariân comporte

    29 Albergoni et Vignet-Zunz, chez qui sont repris la demi-douzaine de paragraphes qui

    suivent, 1975, pp. 163-165.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    112

    un grand nombre de villages éparpillés le long de l’énorme falaise

    qui domine la plaine côtière, la Jeffara, pour la plupart perchés sur

    des emplacements escarpés, au-dessus des sources et des fonds de

    vallées propices à l’arboriculture (oliviers, figuiers, palmiers

    dattiers) et à la culture sèche de jardins. Aujourd’hui, ils se révèlent

    bien souvent désertés et à l’état de ruines. On reconnaît cependant

    des maisons à étage aux parois intérieures revêtues de plâtre,

    creusées de niches et décorées, des mosquées aux voûtes basses, le

    tout serré, comme à Nâlût, autour de l’énorme grenier collectif, le

    gaṣr. Le Jabal est peuplé de berbérophones ibâdites et d’arabophones

    sunnites. Le caractère amazighe est déjà inscrit dans la toponymie :

    Wazzen, Yafran, Zintan… Cette singularité linguistique se double

    d’un autre particularisme du fait de leur affiliation à une

    communauté spirituelle distincte, les ibâdites : il s’agit de l’ultime

    rejet de ce qui fut le plus ancien schisme de l’islam, celui des

    Kharijites. Ils partagent cet héritage avec quelques autres

    communautés berbérophones, les oasis algériennes de Ouargla et

    du Mzab et l’île tunisienne de Djerba - Mzab et Djerba que l’on

    retrouvera -, auxquelles s’ajoutent, dans un autre contexte,

    Zanzibar et Oman. Aussi leurs mosquées conservent-elles avec

    fierté des bibliothèques où s’entretiennent la piété et l’histoire du

    groupe.

    D’autres communautés cohabitaient autrefois avec eux : si les

    chrétiens ont disparu depuis longtemps, les juifs avaient leur

    quartier à Yafran jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; à Jado, on

    retrouvait encore son emplacement parmi les ruines ; ils

    partageaient aussi avec leurs compatriotes les habitations

    troglodytes et les plantations soignées. La région subissant une

    pression démographique régulière, elle a alimenté beaucoup des

    centres côtiers de la Tripolitaine, de Zuwâra à Misurâta, où l’on

    retrouve l’austère gestion financière et la ténacité paysanne de ces

    montagnards.

    Ce n’est pas, cette forte démographie, le seul trait qui nous

    rappelle les deux Rif, le Sous, les Kabylies. La région est à

    proximité de la grande route méridienne qui, depuis l’Antiquité,

    relie les pays du Soudan central à la Méditerranée par les cités

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    113

    caravanières de Ghât et de Ghadâmes. C’est à Ghadâmes, proche

    du Jabal Nafûsa, que se divisait l’axe, une branche allant vers Tunis

    (jadis vers Carthage), l’autre vers Tripoli (jadis vers Sabratha) en

    traversant le Nafûsa par le défilé de Jado.

    En revanche, à l’est, le plateau de Cyrénaïque (Barqa dans la

    terminologie officielle), s’il est suffisamment arrosé pour porter un

    couvert végétal permanent (Jabal Al-Akhḍar, « la montagne verte »), a connu la disparition à peu près totale des établissements

    urbains et de l’arboriculture : c’est le domaine de la tente et du

    mouton, le règne du Bédouin. La situation est donc bien différente

    de celle de la province tripolitaine. Faut-il l’attribuer au fait que la

    Cyrénaïque, première étape sur la route des Bani Hilal vers les

    terres promises de l’ouest, ait eu à subir le plus fort de l’impact ?

    Cela a pu jouer. Mais un fait plus marquant différencie les deux

    provinces : le trafic caravanier qu’on a évoqué entre les pays du

    Soudan et la Méditerranée. La Tripolitaine est l’aboutissement de

    deux routes millénaires, l’une à l’ouest passant par Ghât et

    Ghadâmes, l’autre au centre par le Kawar et le Fezzan. À l’inverse,

    la Cyrénaïque a été isolée du Sud profond par le redoutable désert

    libyque, l’oasis d’Al-Kufra n’ayant commencé à jouer son rôle de

    relais qu’à partir, semble-t-il, du XVIIIe siècle. Ainsi, l’absence

    d’un axe nord-sud a pu accélérer un phénomène entraîné par un

    ensemble de facteurs, aboutissant à une forme d’asphyxie de la

    Cyrénaïque et frayant son chemin à sa « sur-bédouinisation ».

    8. La Tunisie

    Elle semble bien faire tache dans ce tableau de la multiplicité et

    de l’importance des savoirs dans les massifs montagneux

    méditerranéens. Les chaînes septentrionales de la dorsale atlasique,

    Khroumirie, Nefza, Mogod, où l’Antiquité avait vu érigées les

    capitales des royaumes amazighes, sont vides de toute vie

    intellectuelle notable. Pourtant elles abritent sur leur littoral non

    seulement la capitale du pays, Tunis, mais des ports, dont Bizerte et

    Tabarka. La raison de cette pauvreté intellectuelle du massif tellien

    tunisien serait à mettre sur le compte de la capitale, Tunis :

    reprenant le rôle de la Carthage antique, elle apparaît

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    114

    surdimensionnée à l’échelle du pays et aurait littéralement aspiré

    les élites traditionnelles du monde rural montagnard environnant30

    .

    La seule exception pourrait être le Jebel Oueslat. Situé sur la frange

    méridionale de la Dorsale tunisienne, il s’apparente, du fait de

    l’aridité de son climat et de la nature calcaire du massif, plutôt à la

    frange saharienne du pays31

    . Tout proche de la vieille cité de

    Kairouan, et éloigné de la cité portuaire de Sousse de moins d’une

    centaine de kilomètres, le Jebel est quasiment déserté aujourd’hui.

    La cause de ce dépeuplement est historique, ce sont les expéditions

    punitives menées par les autorités de Tunis, qui culminèrent en

    176232

    . Mais les densités étaient auparavant considérables. Les

    estimations avancent pour les XVIIe et XVIII

    e siècles le chiffre de

    220 hab./km2, contre 25 pour le Jabal Nafûsa (1915) et 173 pour la

    Kabylie occidentale (1957)33

    . Si l’on ajoute que la montagne était,

    semble-t-il, encore ibâdite au XIIe siècle, et si l’on rappelle la

    proximité de vieilles cités, de ports et d’axes caravaniers essentiels,

    cela fait plusieurs convergences avec les massifs qui ont illustré la

    présente contribution. Seul manque à l’appel le phénomène

    scripturaire sur lequel les matériaux consultés sont muets.

    Conclusion

    Aussi bien, quand apparaissent, outre la renommée scripturaire,

    un axe caravanier transnational, de vieilles cités proches, une

    population villageoise dense et concentrée, on peut y voir le trait

    spécifique et riche d’implications d’une société bien précise. En

    Afrique du Nord, la montagne, dans un grand nombre de cas,

    apparaît comme un milieu privilégié, le lieu d’une dynamique

    indéniable, parfois accompagnée (parfois pas) d’une émigration

    intensive. Un espace où la présence humaine, dispersée sur un vaste

    milieu lui-même morcelé, reproduit les caractères attribués

    généralement aux seules grandes cités dans lesquelles ces mêmes

    attributs se retrouvent nécessairement condensés. J’ai proposé d’en

    parler en termes de « montagne savante ».

    30 Communication personnelle de l’historien A. Hénia. 31 Bergaoui et Gammar, 1990. 32 Idem. 33 Despois cité par Bergaoui et Gammar, op. cit.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    115

    Paradoxal, un tel rapport montagnards-lettrés, et plus largement

    montagne-prospérité, n’est-il pas susceptible d’être repéré ailleurs ?

    Par exemple autour de la Méditerranée. La rencontre avec des

    spécialistes du monde alpin s’est montrée éclairante de ce point de

    vue34

    . Ils mentionnent en effet :

    - que les vallées (de tradition protestante aussi bien que catholique) furent des pépinières d’instituteurs et de

    colporteurs en écriture35

    ,

    - que les maisons paysannes conservent de véritables « armoires à livres » et à papiers de famille

    36,

    - que la mortalité est, au XIXe siècle, moindre, enfants compris, dans les Alpes que dans les plaines…

    D’où cette nouvelle vision des Alpes : avec l’élévation en

    altitude s’accroissent l’instruction, les richesses (par l’émigration

    sélective) et la durée de vie.

    Ce sont autant de jalons dans le réexamen actuel des sociétés de

    montagne. La montagne a longtemps été un point aveugle de la

    pensée scientifique. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’elle acquiert

    son statut d’objet scientifique et, un siècle plus tard, ce qui domine

    c’est encore son image négative : « Le pasteur, plus primitif que le

    laboureur », disaient les experts du temps. Il faut attendre les

    années quatre-vingt du XXe siècle pour que s’élabore un « modèle

    alpin » avec ceux qu’on pourrait qualifier de « nouveaux historiens

    de la montagne ».

    Dans les Alpes, mais aussi dans les Pyrénées, dans les Apennins,

    dans les Highlands écossais (qui ont nourri une ancienne

    émigration vers les villes hanséatiques de la Baltique), l’essor

    économique et l’essor des villes des XIIe et XIII

    e siècles entraînent

    de nouveaux besoins en matière de vêtement, de nourriture, de

    bâtiment qui vont sortir la montagne de sa marginalité : ses

    produits, viande, peaux, laine, pierre de chaux, poutres, etc.

    acquièrent une valeur inconnue jusque-là. La montagne va aussi

    mettre en valeur l’atout majeur qui situe sur son territoire, certaines

    des voies d’une circulation internationale de marchandises en

    34 Albera et Corti, 2000. 35 Granet-Abisset, 1994. 36 Feschet, 1998.

  • Jacques/Jawhar VIGNET-ZUNZ

    116

    pleine expansion. Des noyaux de population vont croître près des

    cols et le long de ces itinéraires, en même temps que des

    déplacements réguliers s’effectueront vers les villes des plaines

    fluviales. C’est sans doute là qu’il faut voir l’origine des fortes

    densités humaines qui caractérisent si souvent la montagne et peut-

    être aussi les forts taux d’alphabétisation qu’on y constate parfois37

    .

    Qu’une problématique née dans le nord du Maroc en vienne à en

    croiser une autre née autour des Alpes cela se conçoit : nous avons

    bien un ensemble méditerranéen, dont les rives sont bordées, pour

    les neuf dixièmes, des mêmes massifs montagneux et où l’histoire

    a, très tôt, apposé sa marque.

    37 Fontaine, 1993 et communication personnelle où fut évoqué l’apport de Georges Duby

    à ces éclaircissements.

  • Montagnes savantes : une récapitulation

    117

    Bibliographie

    Abdelfettah Lalmi, N., « Du mythe de l’isolat kabyle », Cahiers

    d’Études Africaines, XLIV (3)-175, EHESS, Paris, 2004.

    Aisssani, D., et Mechehed, D.E., La bibliothèque savante de cheikh

    Lmuhub : lettrés locaux et culture écrite en Kabylie au XIXe siècle.

    A paraître aux éditions Publisud, Paris.

    Al-Bakrī, A.O., Description de l’Afrique septentrionale, trad. de

    Slane, Alger, 1913.

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