moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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© Cassandre Bois, 2020 Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle chez Paul Ricoeur et László Tengelyi Mémoire Cassandre Bois Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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Page 1: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

© Cassandre Bois, 2020

Moi, si versatile : le problème de l'identité personnellechez Paul Ricoeur et László Tengelyi

Mémoire

Cassandre Bois

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

Page 2: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

Moi, si versatile Le problème de l’identité personnelle chez Paul Ricœur et

László Tengelyi

Mémoire

Cassandre Bois

Sous la direction de :

Donald A. Landes Sophie-Jan Arrien

Page 3: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

ii

Résumé Comment une personne peut-elle rester identique dans le temps malgré les changements qu’elle traverse au

cours de sa vie ? L’identité personnelle, abordée dans ce mémoire comme phénomène temporel,

renvoie au fait qu’une personne reste la « même » ou « soi-même » à travers le temps. Cette

permanence dans le temps ne prend toutefois pas le sens de l’invariabilité ou de l’immuabilité.

Une personne qui semble être la même qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique

demain a connu et connaîtra inévitablement des transformations autant physiques,

psychologiques que morales. Confronté à cette variabilité, on ne met pourtant pas en doute

l’identité indéniable de tout un chacun. L’identité personnelle se phénoménalise donc comme

une forme de permanence dans le changement. Si l’expérience surmonte toujours déjà l’apparente

contradiction entre la permanence et les changements d’une personne dans le temps, la

question théorique de l’identité personnelle prend l’apparence d’un défi. Dans ce mémoire,

nous proposons de répondre à ce défi à partir de l’œuvre du philosophe et herméneute Paul

Ricœur. Le premier et le second chapitres de ce mémoire seront consacrées à la restitution de

sa recherche conceptuelle, investiguant les concepts de mêmeté et d’ipséité, puis de sa

recherche descriptive, consacrée aux phénomènes de caractère, de promesse et d’identité

narrative. Afin d’évaluer les apports de Ricœur au défi de l’identité personnelle, sa conception

de l’identité fera l’objet au troisième chapitre d’une lecture critique dans laquelle ses limites

seront identifiées. Ce geste de déconstruction permettra de repenser, avec le philosophe László

Tengelyi, les possibilités offertes par les analyses de Ricœur sur la base desquelles une

conception plus adéquate de l’identité personnelle sera édifiée dans le dernier chapitre.

Page 4: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

iii

Abstract How can a person remain identical in time, despite the many changes that they go through in the course

of their life? Personal identity, which will be discussed in this thesis as a temporal phenomenon,

refers to the fact that a person remains the “same” or “themselves” through time. This

permanence in time does mean invariable or immutable. A person who seems to be the same

as they were yesterday and that we expect to be identical again tomorrow has inevitably

undergone and will undergo many physical, psychological, and moral transformations. Yet

even this variability does not cause us to doubt the undeniable identity of each person.

Personal identity thus manifests itself as a form of permanence through change. If our experience

already reveals the apparent contradiction between permanence and change when it comes to

a person in time, the theoretical question of personal identity takes on the sense of a challenge.

In this thesis, I attempt to respond to this challenge by beginning from the work of

hermeneutic philosopher Paul Ricœur. The first two chapters offer a reconstruction of his

conceptual research, exploring in particular the concepts of sameness and selfhood, as well as

of his descriptive research into the phenomena of character, promising, and narrative identity.

In order to evaluate Ricœur’s contribution to the challenge of personal identity, in chapter

three I provide a critical reading of his theory of identity in which I identify its limitations.

Through this deconstructive approach and with a turn to the work of László Tengelyi, the

final chapter proposes a rethinking of the possibilities offered by Ricœur’s analyses and what

I argue is a more adequate conception of personal identity.

Page 5: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

iv

Table des matières

Résumé ................................................................................................................................................... ii

Abstract ................................................................................................................................................. iii

Table des matières ............................................................................................................................... iv

Remerciements ..................................................................................................................................... vi

INTRODUCTION. QUI SUIS-JE ? L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT ....................................................................................................................................... 1

CHAPITRE 1. ENTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ : L’EXPRESSION CONCEPTUELLE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ....................................................................................................................................... 9

1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle .......................................... 13

2. L’identité personnelle comme mêmeté .............................................................................. 17 2.1. La mêmeté comme concept de relation ................................................................... 18 2.2. Les limites de la mêmeté ............................................................................................. 21

3. L’identité personnelle comme ipséité ................................................................................ 24 3.1. La signification linguistique de l’ipséité .................................................................... 25 3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité ................................................................................... 26 3.3. La validité du concept d’ipséité ................................................................................. 30

4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité ......................................................................... 31 4.1. La correction du concept de mêmeté ....................................................................... 32 4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité narrative ...................................................................................................................................... 33

CHAPITRE 2. CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ NARRATIVE : L’EXPRESSION CONCRÈTE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE .......................................................................................................... 36

1. Le caractère : entre innovation et sédimentation ............................................................. 37 1.1. L’immuabilité du caractère ......................................................................................... 38 1.2. Les habitudes et leur acquisition ............................................................................... 40 1.3. Les identifications-à et leur intériorisation ............................................................... 42 1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère ... 43

2. La promesse ........................................................................................................................... 45 2.1. La promesse comme acte de discours ...................................................................... 45 2.2. La promesse comme action morale .......................................................................... 48 2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle ................................................ 51

3. L’identité narrative ................................................................................................................ 56 3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction ...... 57 3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue ................................................................. 60 3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne ...... 63 3.4. L’identité narrative comme mise en intrigue de la permanence et du changement ................................................................................................................................ 67

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v

4. La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle .................................. 68

CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE D’IDENTITÉ ET LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ............................................................................... 71

1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution ..................................................... 74 1.1. La fragilisation de l’identité du personnage et de la personne .............................. 75 1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle .................. 76 1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité personnelle .................................................................................................................................. 78

2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ............................... 81 2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ? ............................... 83 2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ? .................................................................... 86 2.3. Le sort de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ............................ 90

3. Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ................... 91

CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI ............................................................................................................................................................... 94

1. La conception abstraite de l’ipséité selon Tengelyi .......................................................... 96 1.1. La distinction entre la singularité, l’ipséité et la mêmeté ....................................... 97 1.2. L’ipséité comme identité narrative ............................................................................ 99

2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de sens et fixation de sens ................................................................................................................ 101

2.1. La limite de la donation de sens .............................................................................. 103 2.2. La critique de la corrélation entre sens et signification ........................................ 105 2.3. Le rapport diacritique entre la formation de sens et la fixation de sens ........... 108

3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie .......................................................... 112 3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée .................... 112 3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive de sens ...................................................................................................................................... 115

4. L’identité narrative : entre institution de soi et formation de soi ................................ 118 4.1. L’identité narrative comme institution de soi ........................................................ 118 4.2. L’émergence d’un sens nouveau et la division de soi ........................................... 119 4.3. L’identité personnelle comme formation de soi ................................................... 121

5. La conception concrète de l’ipséité selon Tengelyi ....................................................... 124

6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle .. ............................................................................................................................................... 125

6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle ......................................... 125 6.2. La transformation de la conception ricœurienne de l’identité narrative ........... 128

CONCLUSION. DEVIENS CELUI QUE TU ES .................................................................................... 133

Bibliographie ..................................................................................................................................... 140

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vi

Remerciements Je remercie mon directeur de recherche Donald pour sa confiance, son soutien constant, ses précieux conseils et ses généreux commentaires à l’aube et au terme de la rédaction. Je tiens également à remercier ma directrice Sophie-Jan pour sa bienveillance, pour la liberté qu’elle m’a accordée dans l’exploration de la pensée de Ricœur et pour la confrontation informée et pertinente de mes thèses. Merci à Marie-Andrée Ricard et Luc Langlois d’avoir accepté d’évaluer ce mémoire et de m’avoir donné la possibilité de l’améliorer jusqu’à la fin. Merci à mes compagnons de philosophie, Mathilde J. et Jean-François R., pour les riches discussions qui ont hors de tout doute alimenté la rédaction de ce mémoire. Je souhaite aussi remercier Sophie pour sa précieuse amitié, sa joie au quotidien et ses encouragements répétés. Merci affectueusement à Colombe de m’avoir offert des petits répits dans la rédaction de mon mémoire tout en me donnant l’estime nécessaire pour le terminer. Je tiens à remercier mes parents pour leur écoute, leur empathie et leur soutien inconditionnels durant ce processus et bien plus encore. Je remercie profondément ma sœur Mathilde pour la lecture attentive de ce mémoire, mais surtout de m’avoir guidée, épaulée et montrée l’exemple tout au long de mon parcours en philosophie. Je tiens finalement à remercier Marin de m’avoir accompagnée dans la recherche de la problématique de ce mémoire. Merci également d’avoir traversé avec moi les pires et les meilleurs moments de la rédaction de ce mémoire et d’avoir su entretenir, malgré tout, mon intérêt pour la philosophie. La réalisation de ce mémoire a été soutenu par l’aide financière du CRSH et du FRQSC pour laquelle je suis reconnaissante.

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1

INTRODUCTION. QUI SUIS-JE ? L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT

J’existe depuis vingt-cinq années. J’ai été toute petite, puis j’ai grandi et j’ai atteint ma taille, celle-ci que j’ai maintenant et que j’ai pour toujours. [...] Je ne suis pas responsable de cet âge ni de cette image. On la reconnaît. Ce serait la mienne. Je le veux bien. Je ne peux pas faire autrement. Je suis celle-ci, là, une fois pour toutes et pour jamais. J’ai commencé à l’être il y a vingt-cinq ans. [...] Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis et, en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci qui se regarde en ce moment et rien au-delà. Et je dispose peut-être, de trente octobre, de trente août pour passer de ce moment-ci à la fin de ma vie. Je suis à jamais prise au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là1.

Étendue sur le sable monotone d’une plage de l’Atlantique, ayant pour seule compagnie le

roulement répétitif des vagues, Francine Veyrenattes fait enfin l’expérience de l’ennui. Cette

lassitude lui offre l’espace nécessaire pour se ressaisir du désordre qui a troublé dernièrement

la vie aux Bruges, une vie que l’on voulait pourtant tranquille. Tout a commencé avec la mort

de son oncle Jérôme, responsable du malheur de sa famille, tué par Nicolas, le frère de

Francine. Ce duel a initié le parcours hyperbolique de Nicolas, de la liberté retrouvée à la

découverte de l’amour et de l’amour déçu à sa propre mort. Esseulés et endeuillés, les parents

de Francine ont alors sombré dans la folie. Devant ce tumulte, impliquant tout son entourage,

Francine est étrangement restée impassible. Pourtant, elle en a été le principal moteur : ayant

informé Nicolas de l’adultère de Jérôme, c’est elle qui a suscité l’étiolement de son entourage.

Au son de la mer, Francine prend conscience de sa responsabilité dans le malheur aux Bruges :

ce malheur, dont elle était jusqu’alors témoin, devient le sien.

Sous la lumière du soleil brûlant, Francine ne se découvre pas seulement coupable des

méandres des Bruges, mais elle se rencontre aussi elle-même. Sous le regard curieux des autres

vacanciers et à distance de la vie de ses proches, Francine prend conscience de son corps, de

son visage, de son histoire. Ce corps et cette histoire qu’elle a commencé à être il y a 25 ans

font d’elle qui elle est : ce sont les siens et c’est à eux qu’on la reconnaît. Pourtant, ils ont

changé avec le temps. Francine est née, a grandi et s’est transformée ; son visage a vieilli, son

corps est devenu celui d’une femme et ses préoccupations celles d’une adulte (le travail, la

famille, l’amour, etc.). Malgré ces milles différences que lui a fait subir l’épreuve du temps,

Francine reste et restera toujours elle-même. C’est l’obstination de son identité malgré et à

travers le changement que lui fait découvrir le murmure inlassable des vagues. Cette

1 Marguerite Duras, La vie tranquille, Paris, Gallimard, 1972, p. 124-126.

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2

découverte exprime cette fois-ci un état de fait pour lequel on ne peut pas la tenir responsable.

C'est la vie, seule, qui tient toujours ensemble la permanence de son identité et les changements

qu’elle subit avec le temps.

Le constat que fait Francine, protagoniste du roman La vie tranquille de Marguerite Duras,

jette une lumière sur une des expériences les plus familières et les plus omniprésentes de la vie

quotidienne. Tous les jours, on dit d’une personne que l’on croise puis recroise qu’elle est la

même ; en rapportant des souvenirs de notre passé comme étant les nôtres, on suppose à

chaque fois que l’adulte que nous sommes est le même que l’enfant que nous étions ; de

manière similaire, en prenant un rendez-vous on s’attend à rencontrer le même individu que

celui avec qui la rencontre a été fixée2. Pourtant, cette personne qui nous semble être la même

qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique demain a connu et connaîtra

inévitablement des changements, autant physiques – regroupant l’apparence corporelle, la

démarche, la manière de s’exprimer, etc. –, psychologiques – incluant les impressions, les

désirs, les humeurs, les passions, etc. – que moraux – recoupant les convictions, les croyances,

les idéaux, etc. Confrontés à cette variabilité, nous supposons malgré tout l’identité indéniable

de tout un chacun. Cette identité, à l’exception des cas troublants de crises identitaires, fait

rarement l’objet d’un constat explicite et réfléchi. Par chance d’ailleurs parce qu’il s’agirait de

méditer à chaque fois sur la condition de nos actions et de nos relations interpersonnelles :

c’est en partant du fait que les autres, autant que moi-même, seront les mêmes demain que

ceux que nous étions hier qu’il devient possible de se tenir responsable de nos actions passées,

de se projeter dans le futur, de s’engager auprès d’autrui, de tisser des relations d’amitié,

d’amour, etc.3 La permanence d’une personne dans le temps constitue sans aucun doute un

état de fait structurant notre quotidienneté et rendant possible la vie en commun.

Cette réalité indiscutable, posée dans et par l’expérience, provoque pourtant des

discussions, des dissensions, des disputes au moment de la traduire théoriquement. La

question de l’identité personnelle a fait l’étude d’une multitude de disciplines parmi lesquelles

on peut compter la sociologie, la psychologie, la biologie ou encore la philosophie. En

philosophie, la question de l’identité personnelle a été abordée pour la première fois par le

philosophe anglais John Locke. Ce dernier a non seulement été le précurseur du traitement

2 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013, p. 378. 3 Harold W. Noonan, Personal Identity, 2e éd., London-New-York, Routledge, 1991, p. 1.

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3

philosophique de l’identité personnelle, mais il a également été l’initiateur d’un grand débat

autour de cette question, débat qui a traversé la philosophie moderne et contemporaine jusqu’à

aujourd’hui. Dans le fameux chapitre « Ce que c’est qu’identité et diversité » de son Essai

philosophique concernant l’entendement humain, après avoir distingué l’identité personnelle de

l’identité de la substance et de l’identité de l’humain, Locke la reconduit à l’activité de la

réflexion : « puisque la cons-cience accompagne toujours la pensée, et que c’est là ce qui fait que

chacun est ce qu’il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre choses pensante :

c’est aussi en cela seul que consiste l’identité personnelle »4. C’est la conscience de soi qui assurerait

la coïncidence avec soi-même et par-là l’identité personnelle5. Locke confère une permanence

dans le temps à cette identité, qui n’est pour l’instant qu’instantanée, en étendant le privilège

de la réflexion à la durée : la continuité de la réflexion ou de la conscience de soi est prise en

charge par la mémoire6. Chez Locke, une personne reste identique dans le temps grâce à la

persistance de sa mémoire.

Par cette adéquation entre la mémoire et l’identité, Locke a ouvert le débat autour des

critères de l’identité personnelle qui occupe encore aujourd’hui la philosophie. Les uns se sont

rangés auprès de leur prédécesseur en soutenant que c’est un critère psychologique, tel que la

mémoire, qui assure l’identité personnelle7. D’autres soutiennent plutôt que ce sont des critères

physiques ou corporels, comme le code génétique et le cerveau, qui confirment la permanence

d’une personne malgré les limites, les intermittences ou les défaillances de la mémoire,

s’opposant ainsi à l’adéquation lockéenne entre la mémoire et l’identité personnelle8. Mais le

traitement de la question de l’identité personnelle par Locke a suscité des critiques plus

radicales. La permanence d’une personne dans le temps, que Locke et le débat sur les critères

d’identité après lui présupposent communément sans toutefois s’entendre sur sa nature, se

trouve elle-même remise en question, et ce, notamment par David Hume. Dans son Traité de

la nature humain, c’est l’expérience du changement qui nourrit le soupçon de Hume. Il y

rapporte que « quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute

4 John Locke, « Ce que c’est qu’identité et diversité », Essai philosophique concernant l’entendement humain, 2e éd., trad. P. Coste, Paris, Vrin, 1972, chapitre XXVII, p. 523. 5 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 151. 6 Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 83. 7 Harold W. Noonan, op. cit., p. 9-11. 8 Ibid., p. 2-6. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 152.

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4

toujours sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour

ou haine, douleur ou plaisir. Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque en

dehors d’une perception et ne peux rien observer d’autre que la perception »9. En se rapportant

à soi-même, on ne trouve pas d’identité invariable parmi la multiplicité, la diversité et le

changement de nos perceptions, de nos sensations, de nos dispositions à travers le temps.

L’idée d’identité ou de permanence dans le temps n’ayant pas d’impression correspondante ne

peut donc pas être réelle pour Hume. Ce qui nous donne alors la propension si forte à

superposer une identité à ces perceptions successives selon lui, c’est l’imagination, puis la

croyance10 : elles infèrent, de la ressemblance, de la contiguïté ou de la causalité entre nos

perceptions, une identité11. Pour Hume, l’identité personnelle n’est alors rien d’autre qu’une

illusion : « L’identité que nous attribuons à l’esprit de l’homme n’est qu’une identité fictive »12.

Le traitement de la question de l’identité personnelle prend donc la forme d’un

débat élargi : les premiers posent et recherchent un principe de permanence dans le temps qui

assure l’identité personnelle ; les autres partent des changements d’une personne dans le temps

et réduisent, à la Hume, l’identité à une idée n’ayant aucun pendant réel. Ce débat est en réalité

un dilemme qui nous demande de choisir entre la permanence d’une personne dans le temps,

en dépit de ses transformations, et les changements d’une personne au cours d’une vie,

menaçant son identité. Le phénomène de l’identité personnelle nous dissuade toutefois de

nous ranger de l’un ou l’autre côté de ce dilemme. La raison en est simple : aucun des deux ne

rend compte du phénomène de l’identité personnelle dans sa totalité, mais seulement l’une de

ses faces. En effet, l’identité personnelle renvoie et à la permanence d’une personne dans le

temps et aux transformations dont elle a fait l’épreuve. L’identité personnelle nous enjoint donc

de dépasser ce dilemme théorique en résorbant la tension qui la travaille. La question de

l’identité personnelle prend du même coup l’apparence d’un défi qui nous demande de penser

ensemble l’opposition entre permanence et changements d’une personne dans le temps.

Ce défi, Paul Ricœur, philosophe et herméneute contemporain, propose d’y répondre

dans son ouvrage récapitulatif Soi-même comme un autre. Cette œuvre, consacrée à l’élaboration

d’une interprétation ou d’une herméneutique du sujet comme soi, aborde notamment la

9 David Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, Livre I, quatrième partie, sixième section, p. 343. 10 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 153. 11 David Hume, op. cit., p. 347. 12 Ibid., p. 351.

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5

question de la temporalité du soi. Dans la cinquième et la sixième études de son texte, Ricœur

se confronte plus précisément à la difficile question « Qui suis-je, moi, si versatile ? »13 et tente,

pour y répondre, d’identifier une forme de permanence dans le changement qui convienne à

la personne. Ricœur oriente donc sa recherche sur la temporalité du soi en reprenant les termes

dans lesquels se pose le défi de l’identité personnelle. L’apport de Ricœur à ce défi relève du

caractère pluriel de sa réponse. Plutôt que de déceler un critère unique d’identité, Ricœur

distingue deux concepts d’identité personnelle – la mêmeté et l’ipséité – et trois phénomènes

d’identité correspondant – le caractère, la promesse et l’identité narrative. C’est grâce à cette

multiplication des modèles d’identité que Ricœur prétend rendre compte de la coexistence de

la permanence et du changement d’une personne dans le temps. Malgré tout, nous pensons

que cette réponse originale rencontre ses limites. L’identification et l’examen des problèmes

inhérents à la conception ricœurienne de l’identité personnelle nous mettent néanmoins sur la

voie de celle proposée par le philosophe et phénoménologue László Tengelyi, qui est

prometteuse. Dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi propose de

prolonger la conception ricœurienne de l’identité narrative, c’est-à-dire de s’en inspirer tout en

la dépassant. Nous pensons que cette révision permet à Tengelyi de répondre, à partir de

Ricœur, au défi de l’identité personnelle.

Afin d’identifier les apports, les limites et les potentialités de la conception ricœurienne

de l’identité narrative, la cinquième et la sixième études de Soi-même comme un autre ainsi que

d’autres écrits de Ricœur sur le même sujet14 feront l’épreuve d’une triple lecture. Les notions

de mêmeté et d’ipséité ainsi que les concepts de caractère, de promesse et d’identité narrative,

abordés très rapidement par Ricœur, appelleront d’abord un travail d’explicitation et de

restitution. À partir de cette reconstitution conceptuelle et descriptive il sera ensuite possible

d’élaborer une lecture critique visant à cerner les limites de la conception ricœurienne de

l’identité personnelle. Ce geste de déconstruction permettra enfin, dans un « style moins

polémique et plus constructif »15, de repenser les possibilités offertes par l’analyse de Ricœur

13 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198. 14 Parmi lesquels on peut compter notamment : « Identité narrative », Revue des sciences humaines, vol. LXXXXV, n. 221, 1991 (janvier-mars), p. 36 ; « Identité narrative », Esprit, vol. 7-8, n. 140-141, 1988 ; « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013 ; « L’interprétation de soi : allocution prononcée devant l’Université de Heidelberg en janvier 1990 », Cités, n. 33, 2008 ; « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2008. 15 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.

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6

sur la base desquelles une conception plus adéquate de l’identité personnelle pourra être

édifiée.

La première partie de ce parcours est consacrée à la restitution conceptuelle de la recherche

de Ricœur. Dans la mesure où les concepts sollicités par Ricœur sont déterminés par sa

conception du sujet comme soi, il s’agira d’abord de synthétiser sa critique du cogito qui nous

mènera à la question de la temporalité ou de l’identité du soi. Après avoir déplié le sens que

prend l’identité personnelle chez Ricœur, c’est-à-dire celui d’une forme de permanence dans

le changement, nous aborderons la difficulté avec laquelle débute sa recherche conceptuelle.

Selon Ricœur, la tradition dispose de catégories qui ne sont pas à même de saisir le phénomène

de l’identité comme permanence dans le changement. En réponse à ce « problème de l’identité

personnelle », il s’agira d’abord de montrer en quoi ce que Ricœur appelle la mêmeté ou

l’identité-idem est inappropriée par rapport au défi de l’identité personnelle. Nous montrerons

ensuite avec Ricœur comment un autre concept d’identité, celui de l’ipséité, est compatible, du

moins a priori, avec la permanence et le changement d’une personne dans le temps. Puisque

pour Ricœur ce n’est pas l’ipséité seule, mais la mise en relation des concepts de mêmeté et

d’ipséité qui permet de saisir adéquatement le phénomène de l’identité personnelle, nous nous

intéresserons finalement à la triple dialectique entre ces deux concepts correspondant à trois

phénomènes d’identité personnelle : le caractère, la promesse et l’identité narrative. Ainsi, en

mettant en place le champ conceptuel depuis lequel il est possible de saisir adéquatement les

phénomènes de l’identité personnelle, ce chapitre servira de prolégomènes à la recherche

descriptive de Ricœur.

Dans sa recherche descriptive, restituée dans notre deuxième chapitre, Ricœur tente de

montrer que trois phénomènes d’identité personnelle constituent bel et bien trois

configurations différentes de la permanence et du changement d’une personne dans le temps

ayant leur temporalité respective. Commençant avec le caractère, nous montrerons que les

habitudes et les identifications acquises confèrent à la personne une forme d’identité

rétrospective en vertu de laquelle on peut dire qu’elle est la même aujourd’hui que hier. Comme

les traits de caractère sont acquis pour Ricœur, ils ont pour origine un changement au niveau

des manières d’être de l’individu, changement qui tend à être oublié avec la sédimentation des

habitudes ou des identifications dans le temps. Par contraste, il apparaîtra que la promesse

impliquant un maintien de soi à travers la fidélité à la parole donnée est contemporaine du

changement des inclinations, des opinions, des désirs, etc. d’une personne à travers le temps.

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7

Dans la mesure où la persistance du soi dans le temps est annoncée à travers la promesse,

l’identité personnelle se révélera ici prospective. Il s’agira dans un troisième temps de présenter

la notion d’identité narrative, c’est-à-dire le type d’identité qui relève de l’histoire d’une vie.

Avec l’identité narrative, la permanence dans le temps d’une personne est empruntée à la

concordance des événements de sa vie, concordance qui incorpore toujours les éléments

discordants ou les changements dans sa vie. L’identité narrative liant le passé et le futur ainsi

que le caractère et la promesse couvre le spectre de l’identité personnelle.

Le défi de l’identité personnelle auquel Ricœur apporte une réponse conceptuelle et

descriptive que nous aurons restituée prendra une nouvelle tournure avec le troisième chapitre

de ce mémoire. Nous proposerons d’éclairer un aspect de l’identité personnelle, laissé dans

l’ombre jusqu’à alors, celui des situations de perte d’identité. Les crises identitaires, dans

lesquelles l’identité ne se trouve pas anéantie, demandent de rendre compte de la persistance

de l’identité malgré l’impression d’une perte d’identité. Pour répondre à cette nouvelle

question, il s’agira d’abord de restituer le traitement et la résolution proposés par Ricœur des

cas de fragilisation de l’identité narrative. Selon Ricœur, lorsqu’il n’est plus possible de

répondre à la question « Qui suis-je ? », l’identité personnelle est sauvée par la persistance d’une

forme épurée de l’ipséité ainsi que par le maintien de soi dans la promesse. Malgré cette

solution, nous pensons qu’avec ces situations limites de l’identité personnelle, la conception

ricœurienne rencontrera sa limite. À contre-courant des constants de nos chapitres précédents,

il s’agira de montrer que la promesse et l’ipséité ne constituent pas, tout compte fait, des formes

de permanence dans le temps qui répondent à la question « Qui suis-je ? ». Nous tenterons de

montrer que la promesse n’offre aucune réponse valide à cette question parce qu’elle constitue

d’abord et avant tout un mode d’être du soi. Il apparaîtra également que l’ipséité, exprimant la

singularité du soi, n’est ni liée par la temporalité ni par l’individualité au phénomène de

l’identité personnelle. Au terme de cette lecture critique, la conception ricœurienne de l’identité

personnelle apparaîtra désuète. Disqualifiée à titre de réponse au défi de l’identité personnelle,

la conception de Ricœur ne méritera pas pour autant d’être rejetée. Dans un geste constructif,

nous terminerons ce chapitre en soulignant les apports de Ricœur à la question de l’identité

personnelle et en proposant leur prolongement avec la conception de l’identité personnelle de

László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage.

Ce geste de reconstruction sera accompli dans le quatrième et dernier chapitre de ce

mémoire. Dans la mesure où Tengelyi propose une nouvelle conception de l’identité narrative,

Page 15: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

8

à partir de laquelle il thématise à nouveaux frais l’ipséité ricœurienne, un détour par sa

phénoménologie s’avérera nécessaire. Il s’agira d’abord de délimiter avec lui son nouveau

champ phénoménologique, au centre duquel il situe les processus d’émergence spontanée d’un

nouveau sens, de formation de sens et de fixation de sens. À partir de ces processus, nous

expliciterons sa conception de l’histoire d’une vie comme formation de sens souterraine à

l’expérience vécue et fixation rétroactive de ce sens. Nous décrirons ensuite sa conception de

l’identité narrative comme institution de soi et formation de soi, renvoyant respectivement à

un type d’identité constitué par les histoires racontées sur soi-même et à un type d’identité

tacite et inaudible, qui n’est pas explorée explicitement par Ricœur. Ce détour par la

phénoménologie nous permettra finalement de donner une concrétude à la reconception de

l’ipséité proposée par Tengelyi. De manière plus importante, il nous donnera enfin la

possibilité de résoudre le double défi de l’identité personnelle, celui de la permanence dans le

changement et celui de la perte d’identité. On y proposera, à partir de Tengelyi et de Ricœur,

une réponse multiple en termes de mêmeté et d’ipséité ainsi que d’institution de soi et de

formation de soi. Ainsi, notre parcours de restitution, déconstruction et reconstruction se

terminera, comme il avait commencé, avec la conception ricœurienne de l’identité personnelle,

mais cette fois-ci transformée.

Page 16: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

9

CHAPITRE 1. ENTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ : L’EXPRESSION

CONCEPTUELLE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE

Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis, et en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci

qui se regarde en ce moment et rien au delà16.

L’ouvrage de 1990 de Paul Ricœur Soi-même comme un autre prend pour point de départ la

« querelle du Cogito »17 opposant les tenants de la philosophie réflexive, à la tête de laquelle on

retrouve Descartes, et les philosophes du soupçon18, dont Hume et Nietzsche sont les

paradigmes. Selon les premiers, le sujet consiste en un rapport réflexif avec soi-même, réflexion

qui, par son caractère immédiat et adéquat – par lesquels la réflexion sur soi se confond avec

l’intuition de soi – constitue un savoir indubitable pouvant agir à titre de fondement de la

connaissance19. À l’encontre de cette conception du sujet, les philosophes du soupçon retirent

au sujet la possibilité de s’appréhender de manière immédiate et apodictique en raison du

caractère figural et mensonger du langage, de l’instinct de vérité ou encore de la multiplicité du

monde intérieur (pensées, sentiments, convoitises, etc.). Ils vont même jusqu’à suggérer que le

« je » ou le sujet est en réalité une interprétation causale, un artifice langagier, un produit de

l’imagination, bref une illusion camouflant rien d’autre qu’une multiplicité sensible20.

Afin de dépasser ce désaccord, Ricœur propose une conception du sujet qui le place à égale

distance entre ce cogito et cet anti-cogito. Cette conception du sujet est celle d’un cogito blessé,

c’est-à-dire un cogito instruit de l’impossibilité et de la fausseté de l’intuition de soi. L’instruction

du cogito vient de pair avec un double dessaisissement de lui-même. D’une part, le cogito blessé

16 Marguerite Duras, op. cit., p. 127. 17 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 18 Les expressions « philosophes du soupçon » ou « maîtres du soupçon » sont employées par Paul Ricœur dans De l’interprétation : essai sur Freud, pour désigner les représentants – Nietzsche, Freud et Marx – de l’herméneutique du soupçon. Selon cette herméneutique, les phénomènes – tels que les rêves, les valeurs et les idéologies – révèlent un sens chiffré, distordu, illusoire qu’il s’agit de déchiffrer et de dénouer afin de révéler, dans son intelligibilité, le sens originel qui s’y cache. Dans la Préface à Soi-même comme un autre, Ricœur joint David Hume à cette tradition philosophique du soupçon en ce qu’il soutient que l’idée d’identité personnelle ou du soi, n’ayant aucune impression correspondante – en réalité, on fait uniquement l’expérience d’une diversité de sensations, de perceptions, de sentiments, etc. – n’est qu’une illusion. 19 Paul Ricœur, « De l’interprétation », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, tome II, Paris, Seuil, 1986, p. 29. 20 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 25-27.

Page 17: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

10

s’est dépossédé de lui-même comme sujet à même de se poser immédiatement et avec certitude,

position de soi qui est impossible. En effet, selon Ricœur, toute saisie directe de soi est vide

parce que le soi réfléchissant s’y appréhende comme « personne » au sens du nom et du

déterminant indéfini, c’est-à-dire comme un individu totalement désancré et dépossédé de toutes

déterminations singulières21. D’autre part, le cogito blessé se trouve dessaisi des

mécompréhensions de lui-même. S’opposant à la transparence à soi revendiquée par le cogito

cartésien, Ricœur pense que la compréhension de soi-même est inévitablement anticipée et

biaisée par les présupposés et les préjugés relevant du monde, de l’époque ou de la langue

auxquels appartient le sujet et desquels il ne peut pas se détacher22. Le second dessaisissement

que subit le cogito blessé est alors celui de « la réelle perte de ce plus archaïque de tous les objets :

moi »23 et des autres précompréhensions que le sujet a de lui-même24.

Si après cette mise à l’écart des attributs d’immédiateté, d’adéquation et d’apodicticité, on

peut encore parler d’un cogito c’est parce que le sujet pour Ricœur peut encore accomplir un

retour sur lui-même. Pour avoir une certaine vérité – bien qu’elle ne sera jamais apodictique – ,

cette réflexion ne peut pas être directe et elle doit provoquer la perte des précompréhensions de

l’individu25. Positivement, ce retour sur soi-même doit être médiatisé et épochal. Ce qui agit à

titre d’intermédiaire dans le retour réflexif du sujet sur lui-même, ce sont les œuvres, les textes,

les documents, les institutions et les monuments. Les œuvres culturelles participent de la

compréhension de soi parce qu’elles produisent une distanciation26 qui permet à l’individu de se

perdre – c’est-à-dire délaisser les mécompréhensions sur lui-même – pour mieux se retrouver27.

Cela suppose que les œuvres culturelles communiquent une compréhension de l’expérience

21 Ibid., p. 16. Bien que la saisie directe de soi-même soit vide ou formelle, elle s’accompagne néanmoins pour Ricœur d’un certain sentiment de soi. Dans la réflexion immédiate sur soi-même, le sujet est capable de dire « je sens que j’existe et que je pense », sentiment le convainquant de son existence. Toutefois, cette conviction, dépourvue d’idée correspondante et donc de vérité – le sujet n’a pas la possibilité d’affirmer « je sens que j’existe et que je pense comme tel ou comme tel » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 51) –, ne peut pas être tenue pour une certitude et encore moins pour un savoir apodictique. 22 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 56-57. 23 Ibid., p. 54. 24 À titre d’exemple, l’usage des noms propres pour désigner une personne durant toute son existence semble indiquer l’existence d’un noyau immuable – en vertu duquel on dit que de la personne qu’elle est la même – et induire une conception erronée du sujet comme moi (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36). Le cogito blessé est notamment celui qui prend conscience de l’illusion de la compréhension de lui-même comme moi (Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, Genève, Labor et Fibes, 2013, p. 72-75). 25 Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 51. 26 Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, op. cit., 2013. 27 Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 51.

Page 18: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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humaine permettant à l’individu de se remettre en question et de se connaître : « Que saurions-

nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous

appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? »28. Cette thèse,

qui constitue probablement l’axiome de l’herméneutique de Ricœur, est fondée sur l’idée de « la

condition langagière – [...] la Sprachlichkeit – de toute expérience humaine »29. Cela signifie, selon Jean

Greisch, que l’existence de l’humain dans presque toutes ses facettes30 – émotions, perceptions,

actions, etc. – peut être portée au langage et que les œuvres culturelles écrites ou dites, telles que

les récits, en sont l’exemplification31. Ainsi, avec la conception ricœurienne du sujet comme

cogito blessé, le « moi, maître de lui-même » est changé pour un « soi disciple du texte » et des

autres œuvres culturelles32. C’est d’ailleurs comme « soi » que Ricœur désigne le cogito blessé

dans Soi-même comme un autre33.

Dans cette œuvre, Ricœur propose de rendre compte du sujet comme soi en élaborant une

herméneutique du soi, c’est-à-dire une étude interprétative et médiatisée par les textes de la

tradition philosophique. Cette herméneutique du soi se situe à l’intersection de trois intentions

philosophiques, correspondant à autant de déterminations du soi. Il s’agit d’abord pour Ricœur

28 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 130. 29 Ibid., p. 62. 30 Dans De l’interprétation, Ricœur suggère que certains phénomènes échappent à l’expression, tel que le désir. En effet, pour Ricœur, le « désir comme désir », c’est-à-dire dans sa dimension somatique, échappe au langage et à la connaissance : « c’est le muet, le non-parlé et le non-parlant, l’innommable à la racine du dire » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439). Bien qu’il soit innommable, le désir est selon Ricœur « originairement tourné vers le langage ; il veut être dit ; il est en puissance de parole » (Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 235). Ainsi, on peut penser que pour Ricœur même les phénomènes de l’ordre de l’innommable restent liés à l’expression en tant que « poussée vers le langage » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439). 31 La thèse de la condition langagière de l’expérience humaine, reprise par Ricœur à Gadamer, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme », selon lequel tout serait une production du langage (Jean Greisch, Le cogito herméneutique : l’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000, p. 61). Ricœur évite cette mésinterprétation en proposant une autre thèse d’ordre phénoménologique, dénotant la « greffe » de la phénoménologie à son herméneutique : selon Ricœur, les significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment l’expérience antéprédicative qu’est l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont subordonnées (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 65). Ainsi, l’appartenance du soi à son monde et à l’histoire est communiquée par les œuvres culturelles et langagières, et non pas produite par elles (Marc-Antoine Vallée, « Les sources phénoménologiques de la conception ricœurienne du langage », Studia Phaenomenologica, vol. 8, n. 1, 2013, p. 154. ; Cf. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 62). C’est en ce sens qu’elles jouent un rôle crucial dans le processus de compréhension de soi, en offrant une ouverture sur l’expérience humaine qui n’est autrement ni représentable, ni objectivable (Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, op. cit., p. 75). 32 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 57. 33 Jean Greisch souligne aussi le lien entre le terme soi et le concept de cogito blessé. Cf. Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie courte et la voie longue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 98, n. 3, 1993, p. 414.

Page 19: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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de marquer « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet »34 et de

souligner ce faisant la nature de la réflexion du sujet sur lui-même, à savoir une réflexion indirecte

et médiatisée, comme nous l’avons mentionné. Ricœur propose ensuite de décrire la dimension

temporelle du soi en reconduisant le soi à l’ipséité et en le distinguant de la mêmeté, c’est-à-dire

la catégorie d’identité sollicitée pour penser notamment la temporalité du cogito. Finalement,

pour spécifier la nature de la constitution du soi, Ricœur propose de mettre en lumière le rapport

d’implication entre le soi et l’altérité, altérité qui ne participe pas de la constitution du cogito

cartésien en vertu de la clôture égoïque qui le caractérise35. Dans Soi-même comme un autre, comme

l’explique Jacques Taminiaux, ces trois intentions font l’objet d’une explicitation indirecte : c’est

en donnant une réponse aux questions « qui parle ? », « qui agit ? », « qui se raconte ? » et « qui

est le sujet moral d’imputation ? », qui représentent différentes assertions relatives à la

problématique du soi, que Ricœur tente de déployer son herméneutique du soi36.

Ainsi, c’est dans le cadre d’une herméneutique du soi élaborée en réaction à la querelle du

cogito que Ricœur traite de la constitution temporelle du soi, problématique à laquelle il associe

la question « Qui se raconte ? » et plus généralement la question de l’identité personnelle : « Qui

suis-je ? ». Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous proposons de restituer la recherche

conceptuelle sur l’identité personnelle menée par Ricœur qui apparaît comme une réponse au défi

de la permanence malgré le changement. Cette reconstitution prendra pour point de départ la

manière par laquelle se pose la question de l’identité personnelle dans la cinquième étude de Soi-

même comme un autre, à savoir premièrement comme question, celle de la constitution temporelle du

soi ; deuxièmement comme défi, celui de la permanence dans le temps ; et finalement comme

problème, relevant de l’invalidité des catégories proposées par la tradition pour penser l’identité

personnelle. En réponse à ce « problème de l’identité personnelle », il s’agira d’abord de montrer

en quoi les catégories associées à ce que Ricœur appelle l’identité-idem ou de la mêmeté sont

inappropriées. Ce geste de déconstruction laissera ensuite place à une démarche constructive ou

positive à l’occasion de laquelle nous montrerons qu’un autre concept d’identité, l’identité-ipse

ou l’ipséité, est compatible, du moins a priori, avec la permanence et le changement d’une

34 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 11. 35 Dans la mesure où les analyses ricœuriennes sur l’identité personnelle se situent au niveau de la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, et non celle entre l’ipséité et l’altérité, l’importante question de l’altérité chez Ricœur ne sera pas abordée de front dans ce mémoire. Néanmoins, en plus de faire l’objet de quelques réflexions en notes en bas de page, elle sera abordée en conclusion. 36 Jacques Taminiaux, « Idem et ipse. Remarques arendtiennes sur soi-même comme un autre », Cités, n. 1, vol. 33, 2008, p. 122.

Page 20: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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personne dans le temps. Finalement, suivant Ricœur, nous proposerons d’articuler

dialectiquement l’ipséité et la mêmeté, relation dialectique à partir de laquelle il sera possible de

donner une première réponse conceptuelle au défi de l’identité personnelle.

1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle

À contre-courant de la tradition philosophique qui a eu tendance à faire un traitement

abstrait et universalisant de la question de l’identité personnelle – en la confondant parfois avec

la thématique du sujet ou de l’ego –, Ricœur propose dans Soi-même comme un autre d’aborder

l’identité dans sa dimension concrète et individualisante, à la manière de la psychologie et de la

sociologie. Dans la cinquième étude de son œuvre, la question de l’identité personnelle se trouve

associée à la question « Qui suis-je ? »37. Cette dernière interrogation appelle comme contenu de

réponse les convictions, les valeurs, les habitudes, les caractéristiques physiques d’un individu,

bref les différents aspects de son individualité. L’identité personnelle exprime donc chez Ricœur

la personnalité ou l’individualité de tout un chacun.

Le contexte théorique posé par Ricœur dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre

vient toutefois singulariser la perspective qu’il adopte sur cette question et vient la rapprocher

du traitement qu’en fait la philosophie. Après avoir exploré les conditions par lesquelles le soi

peut opérer un retour réflexif sur lui-même, en étudiant le soi comme soi parlant et agissant,

Ricœur s’intéresse à sa temporalité. Ce qui se trouve à l’étude ici c’est le fait que le soi, capable de

s’autodésigner, persiste ou persévère dans le temps. Ainsi, dans Soi-même comme un autre, la

question « Qui suis-je ? » est posée dans le cadre d’une réflexion sur la temporalité du soi. Il ne

s’agit donc pas pour Ricœur de déterminer ce qui constitue ou construit l’identité de tout un

chacun. En effet, Ricœur ne cherche pas à identifier et à classer les facteurs participant à la

formation de l’identité personnelle, tels que la famille, l’éducation et la profession, ce qui

reviendrait à l’aborder dans sa dimension synchronique. Étudiant l’identité personnelle comme

phénomène temporel, Ricœur s’intéresse à sa dimension diachronique comme l’exprime Jakub

Čapek38. Cela signifie qu’il propose d’étudier l’identité personnelle comme le fait pour une

personne de rester la « même »39 ou « soi-même » dans le temps. Dans cette investigation, la

question « Qui suis-je ? » a une fonction bien précise : appelant comme réponse des éléments

37 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 38 Jakub Čapek, « Narrative Identity and Phenomenology », Continental Philosophy Review [En ligne], vol. 50, 2017, p. 373. URL : https://doi.org/10.1007/s11007-016-9381-5. 39 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 12.

Page 21: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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constitutifs de l’identité, elle permet de vérifier la valeur identitaire de la forme de permanence

identifiée. Autrement dit, seules les formes de permanence dans le temps apportant une réponse

acceptable à la question « Qui suis-je ? » ou « Qui est-il ? » constituent bel et bien un modèle

d’identité, autant au sens temporel que constitutif. Un concept ou un phénomène n’ayant aucune

épaisseur temporelle ou n’apportant pas une réponse valide à la question de l’identité personnelle

ne peut être retenu. Synthétiquement, Ricœur propose donc d’aborder l’identité personnelle

comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-

je ?” »40.

Qu’est-ce que Ricœur entend par « permanence dans le temps » ? Qu’est-ce que signifie le

fait de rester identique dans le temps ? Partant de la synonymie entre « identique » et « même »41,

on peut comprendre le sens de l’identité personnelle à partir de l’expression « même ». Avec la

question de l’identité personnelle, « même » ne signifie pas l’unicité, c’est-à-dire le fait qu’une

chose soit une et non multiple, ni l’égalité, à savoir l’équivalence en termes de quantité, de

longueur, etc. d’une chose avec elle-même, ni même la simultanéité exprimant l’identité de deux

choses ou deux personnes à un moment déterminé. Le défaut de ces trois acceptions du concept

d’identité pour Ricœur tient à ce qu’elles ne prennent pas nécessairement en compte le temps, au

sens de la durée, dans la détermination du même. En effet, on peut certes dire de deux entités

qu’elles sont uniques, égales ou simultanées à un instant déterminé. Or, la question de l’identité

personnelle renvoie au fait pour une personne d’être la même ou soi-même dans le temps. Elle

suppose donc la temporalité : « l’identité personnelle [...] ne peut précisément s’articuler que dans

la dimension temporelle de l’existence humaine »42. Selon Ricœur, l’identité impliquée dans

l’identité temporelle d’une personne prend le sens plus spécifique de la permanence dans le temps,

c’est-à-dire le fait pour une chose ou une personne de rester la même ou soi-même d’un instant

à l’autre. Dans le sens de cette hypothèse, Ricœur suggère que c’est l’identité comme permanence

dans le temps que nous avons à l’esprit lorsque « nous affirmons l’identité d’une chose, d’une

plante, d’un animal, d’un être humain »43.

40 Ibid., p. 143. 24 Ibid., p. 13. 42 Ibid., p. 138. 43 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. Bien que la permanence dans le temps semble réservée à l’identité au sens de la mêmeté – Ricœur reconnaît lui-même qu’« à première vue [...] la question de la permanence dans le temps se rattache exclusivement à l’identité-idem » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140) –, nous pensons qu’elle recouvre chez Ricœur le sens complet de l’identité personnelle, autant comprise comme identité-idem que comme identité-ipse. En effet, Ricœur suggère lui-même que c’est au niveau de l’identité comme permanence dans le temps que se rejoignent les deux significations de l’identité personnelle que sont la mêmeté et

Page 22: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

15

Or, la constitution temporelle du soi dans l’horizon de laquelle Ricœur thématise l’identité

personnelle ne renvoie pas seulement à la manière dont le soi traverse ou persiste dans le temps.

Évoquer le rapport du temps et du soi, c’est aussi prendre en considération le fait que le temps

affecte le soi. Bien que cet aspect de la constitution temporelle du soi soit moins explicitement

thématisé par Ricœur, il reste sous-jacent à ses réflexions sur l’identité personnelle. Pour Ricœur,

tel qu’il le suggère au passage, le temps est « facteur de dissemblance, d’écart, de différence » 44

et plus généralement de changement pour le soi45. À chaque instant, les inclinations, les émotions

ou les sentiments, les valeurs, les opinions ou les jugements, les occupations, les habitudes ou les

activités et finalement les aspects corporels d’une personne sont uniques : on dit d’une personne

qu’elle est soit contente, soit triste, qu’elle soutient telle opinion et non son contraire, qu’elle

possède telle couleur de cheveux plutôt qu’une autre, etc. C’est cette unicité des états, des

jugements, des activités et des traits physiques d’une personne à chaque instant qu’exprime

Hume dans un passage de son Traité de la nature humaine : « La douleur et le plaisir, le chagrin et

la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. »46

Or, lorsqu’on accole ces instants successifs, lorsqu’on restitue le mouvement et la durée du

temps, on remarque des changements et des modifications chez la personne traversant le temps.

Ainsi, le temps apparaît comme la source et la condition de changements autant psychiques que

physiques d’une personne. Sous cet angle, rendre compte de la constitution temporelle du soi,

c’est aussi faire droit au fait que « rien de l’expérience intérieure n’échappe au changement »47.

Penser l’identité personnelle dans l’horizon de la constitution temporelle du soi ne demande

donc pas seulement de rendre compte de la permanence du soi dans le temps, mais surtout de

rendre compte que le soi persiste dans le temps à travers les changements qui l’affectent au cours

de sa vie. Autrement dit, il s’agit d’exprimer le fait qu’une personne reste la même ou soi-même

dans le temps malgré la variation du contenu de ses réponses à la question « Qui suis-je ? ». Le

l’ipséité : « c’est avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre nos deux versions de l’identité fait pour la première fois véritablement problème » (Ibid., p. 140) ou « couvr[ent] le même espace de sens » (Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 299). À l’appui de cette hypothèse interprétative, on peut également évoquer le fait que le caractère et la promesse consistent pour Ricœur en deux modèles de permanence dans le temps, l’un propre à l’idem – ou plus précisément au recouvrement de l’ipse par l’idem –, l’autre propre à l’ipséité. Nous y reviendrons à travers la restitution de la recherche conceptuel (chapitre 1) et phénoménologique (chapitre 2) de l’identité personnelle. 44 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142. 45 Ibid., p. 142. 46 David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 343. 47 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36.

Page 23: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

16

phénomène qui est en jeu est donc celui d’un « moi versatile »48. Si l’expérience surmonte

toujours déjà l’apparente contradiction entre la permanence et les changements d’une personne

dans le temps, la compréhension théorique des « possibilités multiformes de liens entre

permanence et changement qui sont compatibles avec l’identité »49 constitue un réel défi. Ce défi,

Ricœur tente de le relever dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre afin de rendre

compte de l’identité personnelle ou de la constitution temporelle du soi. La question de l’identité

personnelle chez Ricœur prend donc les allures du défi de la permanence dans le changement qui nous

occupe, d’où notre intérêt pour la conception ricœurienne de l’identité personnelle. Nous

proposons donc de restituer sa recherche conceptuelle et d’identifier avec lui les concepts

exprimant de manière appropriée l’identité personnelle comme permanence dans le changement.

Sa recherche conceptuelle prend comme point de départ les concepts sollicités par la

tradition. Le choix de ce point de départ transforme toutefois le défi de l’identité personnelle en

« problème de l’identité personnelle » – titre qu’il donne à une section de son ouvrage – parce que

la tradition philosophique dispose de catégories « impropres »50 pour l’exprimer. Ces catégories

qui cherchent à traduire l’identité d’une personne en termes de mêmeté (ce que Ricœur appellera

l’identité-idem – nous y viendrons) sont inappropriées parce qu’elles ne font pas droit aux traits

d’essence de l’identité personnelle, à savoir la permanence et le changement d’une personne dans

le temps. Le symptôme de l’invalidité de ces concepts est les « arcanes de difficultés et [les]

paradoxes paralysants »51 qu’ils suscitent dans la description de l’identité personnelle, difficultés

et paradoxes dont les théories de Locke, Hume et Parfit sur l’identité personnelle offrent de bons

exemples. Si ces concepts sont si problématiques pour Ricœur, ce n’est pas uniquement en raison

des fausses apories qu’ils engendrent ni même à cause de leur incapacité à traduire la permanence

dans le changement d’une personne, mais c’est parce qu’ils comportent ces deux défauts et qu’ils

constituent les seuls concepts que la tradition met à notre disposition pour thématiser l’identité

personnelle. Sollicitant malgré nous ces catégories – selon Ricœur « il est difficile »52 de ne pas le

faire –, nous sommes donc de prime abord induits en erreur dans la description de l’identité

personnelle53. Ricœur se donne alors pour double tâche de démontrer l’invalidité de ces concepts

puis de déceler un autre concept d’identité, celui de l’ipséité ou de l’identité-ipse, qui fait droit aux

48 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198. 49 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 50 Ibid. 51 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150. 52 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. 53 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150.

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traits d’essence de l’identité personnelle. Ainsi, comme nous le verrons, l’apport de Ricœur au

problème de l’identité personnelle relève principalement de sa distinction entre deux notions

d’identité.

2. L’identité personnelle comme mêmeté

Selon Ricœur, la langue nous donne déjà des indications sur le sens et la limite de la mêmeté.

Dans l’expression « il est resté le même », « même » prend le sens du terme latin idem qui revêt

plusieurs significations en latin. C’est ce qu’attestent les premiers exemples mentionnés dans le

Gaffiot : idem vultus, le même visage, exprime l’identité absolue d’une chose avec elle-même ; la

phrase « cum Academico et eodem rhetore congredi », signifiant « lutter contre un Académicien qui est

en même temps rhéteur », ou encore vir innocentissimus idemque doctissimus, traduit par « homme

absolument irréprochable et en même temps très instruit » exprimant plutôt la simultanéité dans

le temps54. Selon ces deux significations, l’idem a pour contraire la diversité et le successif. La

polysémie de la mêmeté est redoublée par le rapprochement que Ricœur fait entre idem et les

termes anglais et allemand « sameness » et « Gleichheit » ,qui signifient « même » en deux autres sens.

Le premier terme, pouvant être traduit par similitude, exprime le fait pour deux choses d’être

semblables ou similaires, alors que le second terme, signifiant équité ou égalité, renvoie à une

identité de quantité entre deux choses. Ainsi, en ce qu’il est rattaché aux termes « idem »,

« sameness » et « Gleichheit », la mêmeté semble recouvrir le même spectre de signification que le

terme « même » en français, à savoir l’identité absolue, la simultanéité, la similitude, et l’égalité55.

Il a pour sens contraires la diversité, le successif, le dissemblant et l’inégal. Toutefois, Ricœur

n’insiste pas sur cette polysémie du terme « idem ». En plaçant « la diversité, la variabilité, la

discontinuité, l’instabilité » côte à côte à titre de synonymes56, Ricœur souligne plutôt le fait

qu’idem exclut le changement et la variabilité. Cette exclusion du changement et de la variabilité

dans cette définition du même nous donne déjà l’indice de la limite du modèle d’identité

correspondant, à savoir la mêmeté, limite qui tient à ce que le changement n’est pas pris en

compte dans la thématisation de l’identité personnelle.

54 « Idem », F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 765. 55 S’appuyant sur le dictionnaire le Robert, Ricœur suggère que le terme « même » prend ces quatre significations différentes : « Le Robert place en tête des significations de l’adjectif “même” l’identité absolue (la même personne, une seule et même chose), la simultanéité (dans le même temps), la similitude (qui fait du même le synonyme de l’analogue, du pareil, du semblable, du similaire, du tel que), l’égalité (une même quantité de). » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13. 56 Ibid., p. 168.

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18

Afin de clarifier ce que signifie pour une personne d’être la même au sens de idem, c’est-à-

dire d’être immuable, nous proposons avec Ricœur d’élever cette signification au concept en le

justifiant logiquement ou ontologiquement. À ce niveau, la limite de ce modèle d’identité est

encore plus manifeste.

2.1. La mêmeté comme concept de relation

Ricœur définit la mêmeté comme « un concept de relation et une relation de relations »57.

Ricœur désigne par cette expression la relation ou la comparaison qui est à chaque fois impliquée

dans la constatation de la mêmeté d’une chose ou d’une personne. Cette comparaison met en

relation différents moments d’une chose ou d’une personne afin de vérifier son identité, comme

le suggère clairement Locke : « c’est en effet en comparant une chose avec elle-même dans des

temps différents que nous formons les idées d’identité et de diversité »58. La relation impliquée

dans la mêmeté peut prendre plusieurs modalités donnant lieu à différents sens d’identité, à

savoir l’identité numérique et l’identité qualitative. Selon Ricœur, l’identité-idem implique et met

en relation ces deux types d’identité59 et c’est pourquoi il définit la mêmeté non seulement

comme un « concept de relation » – que sont d’ailleurs aussi l’identité numérique et l’identité

qualitative –, mais plus précisément comme « une relation de relations »60.

On peut d’abord entendre par identité numérique l’identité d’une chose avec elle-même

(A=A) par laquelle elle constitue une seule et même chose61. L’identité numérique désigne donc

l’unicité d’une chose ou d’une personne et s’oppose à la pluralité, c’est-à-dire à la possibilité pour

une chose ou un individu de s’identifier à plusieurs choses62. Ce type d’identité relève de

l’opération d’identification, à savoir l’acte par lequel une chose est reconnue comme la même

par la mise en comparaison de ses différentes occurrences temporelles et spatiales63. Cependant,

pour identifier et re-identifier une chose comme la même dans le temps, il faut la reconnaître à

certains traits. C’est en effet la similarité des traits caractéristiques d’une chose ou d’une personne

dans le temps qui permet de déterminer si ses manifestations dénotent une seule et même chose

57 Ibid., p. 140. 58 Ibid., p. 151. 59 Claude Romano, loc. cit., p. 144. 60 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140. 61 Claude Romano, « Identité et ipséité : l’apport de Paul Ricœur et ses prolongements », Marc-Antoine Vallée (dir.), Du texte au phénomène. Parcours de Paul Ricœur, Milan, Mimesis Edizioni, 2015, p. 149. 62 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 296. 63 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 141.

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ou personne. C’est ici qu’intervient l’identité qualitative selon laquelle une chose est une seule et

même chose – elle s’appuie donc sur le modèle numérique d’identité – eu égard à la ressemblance

extrême entre les occurrences de cette chose dans le temps. À cette composante de la notion

d’identité correspond l’opération de substitution sans perte sémantique (salva veritate) : une

personne est la même si, en vertu de sa ressemblance extrême entre un moment X1 et un moment

X2, on peut se représenter la personne apparaissant sur une photographie prise au moment X1 à

partir d’une photographie saisie au moment X2. Cette seconde catégorie logique d’identité a donc

pour opposé le différent ou la dissemblance d’une chose ou d’une personne dans le temps, plutôt

que la pluralité et la diversité dans l’identité numérique. Dans la mesure où il est invraisemblable

qu’une personne ou une chose reste absolument similaire dans le temps, l’identité qualitative doit

être corrigée par un certain principe d’identité, celui de la continuité ininterrompue. Ce principe

d’identité suppose qu’une chose reste la même entre le premier et le dernier stade de son

évolution en ce que les phases successives de son développement sont similaires, et ce, malgré

le fait que les phases temporellement distancées de son évolution soient dissemblables. Le

principe de continuité ininterrompue d’identité est donc capable de faire droit aux changements

continus affectant une chose ou une personne dans la détermination de son identité numérique

ou qualitative.

Rassemblant ces différents sens d’identité, on peut définir l’identité-idem ou la mêmeté

comme l’identité dans le temps d’une seule et même chose (identité numérique) reconnue et

vérifiée à la similarité de ses traits caractéristiques dans le temps (identité qualitative et continuité

ininterrompue)64. La définition de l’identité-idem comme « concept de relation et relation de

relations » se trouve ainsi précisée : on remarque qu’il y a mêmeté quand la relation entre les

termes comparés pointe vers du semblable (au sens de parfaitement ressemblant ou de similaire) :

on dit alors des occurrences d’une chose qu’elles sont les mêmes, et donc que la chose est

identique, au sens numérique du terme65. Toutefois, selon Ricœur, cette définition n’est pas la

définition finale de l’identité-idem. En effet, les modèles et principes d’identité qu’elle implique –

l’identité numérique, l’identité qualitative et la continuité ininterrompue – ne sont pas à même

de conjurer la menace que représentent pour l’identité les changements radicaux ou les

transformations majeures d’une personne. Autrement dit, avec cette première définition de

64 Jean-Marc Tétaz, « L’identité narrative comme théorie de la subjectivité pratique. Un essai de reconstruction de la conception de Paul Ricœur », Institut protestant de théologie, vol. 4, n. 89, 2014, p. 473. 65 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, trad. P. Quesne, Grenoble, Million, 2004, p. 194.

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l’identité-idem, on ne peut pas dire d’une personne qui se serait transformée de manière

importante soit au niveau physique, soit au niveau psychique, qu’elle est la même. L’identité

d’une chose ou d’une personne, dans de tels cas, ne serait assurée que si l’on complète la

définition de la mêmeté en posant à la base de la similitude et de la continuité ininterrompue un

principe de permanence dans le temps.

Selon Ricœur, cette permanence dans le temps prend le sens d’une identité substantielle. Dans

le traitement de la question de l’identité personnelle par la philosophie de tradition anglo-

saxonne, la substance revêt généralement le sens formel de la schématisation de la substance,

première catégorie de relation chez Kant. Le schéma de la substance, relevant de l’application de

la catégorie de la substance à l’intuition du temps, correspond à la permanence du réel dans le

temps, c’est-à-dire à la représentation du réel comme un substrat qui demeure et auquel on peut

attribuer des accidents qui changent66. La catégorie de la substance permet donc de penser le

changement comme survenant à quelque chose qui ne change pas (le substrat). La permanence

dans le temps peut également prendre le sens de « l’antique formulation de la substance »67, bien

que contrairement à l’interprétation kantienne de la substance comme concept de relation elle

n’exprime pas le caractère relationnel de la mêmeté. En effet, dans les deux cas, la substance

renvoie à la permanence dans le temps au sens d’un quelque chose qui ne change pas. La thématisation

de l’identité personnelle en termes de mêmeté implique donc la détermination d’un substrat

permanent ou « un noyau non changeant de la personnalité » auquel est reconduite l’identité

personnelle68. Ce substrat a reçu plusieurs déterminations par la tradition philosophique dans la

réflexion sur l’identité personnelle69. On lui a notamment donné une interprétation structurale70.

Selon cette conception, l’identité personnelle correspondrait à une « organisation observable du

dehors »71 constitutive de l’organisme, telle que le code génétique, les empreintes digitales ou le

groupe sanguin72. Tous ces exemples d’« organisation d’un système combinatoire »73 partagent le

fait de persister dans le temps malgré les transformations physiques ou psychiques de la

personne. En effet, bien qu’une personne change d’apparence physique à tel point qu’on ne soit

66 Emmanuel Kant, La critique de la raison pure, dans Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, tome I, trad. F. Alquié, Gallimard, 1980, A 144, B 183. 67 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142. 68 Ibid., p. 13. 69 Ibid., p. 142-143. 70 Ibid., p. 142. 71 Ibid., p. 152. 72 Ibid. 73 Ibid., p. 142.

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plus à même de la reconnaître, on aura toujours la certitude qu’il s’agit de la même personne en

vertu de son code génétique qui ne connaît pas de transformation.

Cette reconduction de l’identité à une substance appelle une redéfinition de la mêmeté : la

mêmeté renvoie à un substrat permanent dans le temps pouvant être reconnu et vérifié à la similarité

de ses traits caractéristiques et confirmant l’identité d’une chose (ou d’une personne) avec elle-

même dans le temps74.

2.2. Les limites de la mêmeté

La reconduction de l’identité personnelle à un substrat non changeant, permettant de

conjurer l’identité personnelle de la menace des changements d’une personne dans le temps,

marque en même temps la limite de ce modèle d’identité. Ricœur adresse une double critique au

concept de mêmeté tel qu’il vient d’être défini. D’abord, l’assimilation de l’identité personnelle à

un substrat permanent dans le temps revient à lui conférer le sens fort d’immuabilité, dans la

mesure où ce substrat est non-changeant. Cette interprétation relève des catégories de relation

et de comparaison que sollicite la mêmeté. Les catégories de la relation impliquent donc dans le

cadre d’une réflexion sur l’identité l’existence d’un « invariant relationnel »75 qui agit à titre de

« transcendantal de l’identité numérique »76, c’est-à-dire de condition de possibilité de l’identité

d’une chose avec elle-même dans le temps. En effet, l’identité d’une personne est confirmée

comme la même si et seulement si un aspect de la personne reste invariable ou immuable à

travers la comparaison de ses différentes occurrences dans le temps. Or, selon Ricœur, « tout,

dans l’expérience humaine, contredit cette immutabilité d’un noyau personnel. Il n’est rien dans

l’expérience intérieure qui soit soustraite au changement »77. Il ne faut pas penser que Ricœur nie

pour autant le fait que certains éléments attribuables à une personne ne connaissent pas le

changement. Pour lui, « notre identité structurale, multiplement codée, constitue une réalité

indiscutable »78. Le problème tient plutôt au fait que, sous la mêmeté, l’identité personnelle est

entièrement réduite à ses structures (code génétique, groupe sanguin, etc.) qui ne prennent pas en

compte les autres aspects de la personne qui participent de son identité et qui changent dans le

temps (opinions, traits physiques, activités, etc.). Excluant les changements d’une personne dans

74 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473. 75 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 76 Ibid., p. 142 [Nous soulignons]. 77 Paul Ricœur, « Identité narrative », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, loc. cit., p. 357. 78 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, ibid., p. 378.

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le temps, la mêmeté ne permet pas de penser l’identité personnelle comme une forme de

permanence dans le changement et laisse irrésolu le défi de l’identité personnelle.

Ricœur reproche également aux représentants de la mêmeté de mécomprendre ontologiquement

la personne et de l’exclure, pour cette raison, dans la conceptualisation de l’identité – nous en

sommes à la deuxième limite du concept de mêmeté. Intervient ici la distinction entre les étants

sous-la-main (Vorhanden) et le Dasein, distinction reprise par Ricœur à Heidegger. Dans Être et

temps, les étants sous-la-main renvoient aux choses (res) auxquelles on attribue des propriétés et

plus généralement une essence (essentia)79. Par contraste, l’être du Dasein ou de la personne, bien

qu’il soit aussi un étant, ne peut pas être pensé en termes d’essence ; il relève plutôt de son

existence. Le Dasein existe au sens d’Existenz – les étants sous-la-main existent plutôt au sens

d’existentia, c’est-à-dire qu’ils subsistent – en tant qu’il est toujours dans un rapport d’ouverture

et de compréhension de son être et de l’être en général. Suivant Heidegger, Ricœur associe ces

deux catégories d’étants aux questions quoi ? et qui ? dont elles sont respectivement les réponses.

La question quoi ? (quid en latin) ou « qu’est-ce que c’est ... ? », de l’ordre de la quiddité, appelle

comme réponse une res, une chose ou plus précisément une chose sous-la-main80. L’interrogation

« qui est-il ? », introduite par le pronom « qui » (quis en latin)81, suscite « un Je, un Tu, un Nous »82

comme réponse, réponse ne pouvant être prononcée que par un Dasein. Synthétiquement, pour

reprendre les mots de Agamben, « L’homme en effet, est et doit être quelque chose, mais ce

quelque chose n’est pas une essence, ni même proprement une chose : il est le simple fait de sa propre

existence comme possibilité ou puissance »83.

En reconduisant l’identité personnelle à un substrat non changeant dans le temps, la

permanence de la personne est reconduite à celle d’un quoi et non d’un qui. Par exemple, en

pensant l’identité personnelle à partir d’un code génétique, on vient la réduire à la permanence

d’une chose à laquelle appartient un ensemble de propriétés : le code génétique consiste en un

enchaînement de quatre « lettres » différentes (A, C, G et U) renvoyant aux quatre types de base

79 Jean Greisch, Ontologie et temporalité, Paris, PUF (coll. Épiméthée), 1994, p. 113. 80 « Comment entrer dans cette nouvelle problématique [celle de l’ipséité]? Je propose de partir d’une analyse de Heidegger dans Sein und Zeit introduite par la question : “qui est le Dasein ?” [...]. La question qui ? nous fait entrer pour la première fois dans la nouvelle problématique [de l’ipséité] [...] [e]n tant que distincte de la question quoi ? (question médiévale de la quiddité) ». Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique, op. cit., p. 343-344. Cf. Paul Ricœur, « L’interprétation de soi : allocution prononcée devant l’Université de Heidelberg en janvier 1990 » loc. cit., p. 143. 81 Philippe Cabestan, « Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative », Le philosophoire, vol. 1, n. 43, Paris, Vrin, 2015, p. 152. 82 Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 151. 83 Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 49.

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nucléique ; il comporte 64 codons (chacun exprimé par un mot de trois « lettres ») génétiques

différents ; il diffère d’un individu à l’autre ; et il reste le même dans le temps. En s’intéressant à

la permanence d’une res ou d’un étant sous-la-main et non de la personne, la mêmeté ne prend

donc pas en compte la personne dans sa conceptualisation de l’identité personnelle. De là il ne

faut pas inférer qu’aucune chose ou qu’aucun étant ne participe à l’identité personnelle : les traits

de caractère ou les traits physiques, appartenant à la catégorie d’être des étants sous-la-main,

nous donnent des indices sur qui elle est. Cela implique plutôt que la reconduction complète de

l’identité personnelle à un substrat non changeant, excluant l’existence de la personne, ne peut

pas prendre en considération l’entièreté du phénomène de l’identité personnelle. C’est ce

qu’indique la nature de la question à laquelle la mêmeté répond : elle répond à l’interrogation

« Que suis-je ? », appelant une res, et non « Qui suis-je ? », constituant pourtant la question de

l’identité personnelle. Cette inadéquation se vérifie par l’expérience : une personne peut se sentir

incapable de répondre à la question « Qui suis-je ? », alors même que la similitude de ses traits

physiques à travers le temps semble confirmer le fait qu’elle est la même personne ; la

transformation majeure des traits de personnalité d’un autre individu, convaincu d’être toujours

elle-même, peut pourtant donner l’impression à ses anciennes fréquentations qu’elle est une

autre. Ainsi, la mêmeté ne fait pas droit au sujet du défi de l’identité personnelle, à savoir la

personne qui reste identique malgré le changement.

Pourquoi sous la mêmeté la permanence dans le temps est-elle reconduite à celle d’un quoi

et non d’un qui ? Parce que les représentants de la mêmeté mécomprennent la distinction

ontologique entre les choses et la personne et sollicitent alors, pour thématiser l’identité

personnelle, des catégories de relation qui « conviennent [pourtant] au mode d’être des entités

que Heidegger caractérise comme Vorhanden »84. En effet, dans la relation impliquée dans la

vérification de l’identité d’une chose ou d’une personne, ce sont les caractéristiques – les « quoi »

– d’une chose qui sont évaluées afin de déterminer si elle est la même ou non. Autrement dit, la

comparaison appelle une certaine épreuve de vérité, la vérification, qui appréhende les choses et

les personnes comme des étants sous-la-main dans la détermination de leur identité. La

vérification appréhende plus précisément les étants comme des étants ayant des propriétés parmi

lesquelles on peut compter le fait d’être physiques et donc observables. La définition catégorielle

de l’identité et son épreuve de vérité correspondante ne sont valables « qu’à l’intérieur d’une

84 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298.

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axiomatique de la nature physique »85. Cela explique pourquoi, sous la mêmeté, l’identité

personnelle est reconduite à un substrat ou à un étant sous-la-main non-changeant et visible, et

non à un qui dont l’épreuve de vérité correspondante est celle de l’attestation – nous y

reviendrons.

Ainsi, la double limite de la mêmeté, à savoir le fait qu’elle ne prend ni en compte les

changements d’un individu ni la spécificité ontologique de la personne dans la détermination de

son identité, relève du fait qu’elle consiste en « un concept de relation et une relation de

relations »86. Elle peut donc être ramenée à trois décisions théoriques faites par la tradition

philosophique : élisant premièrement les catégories de la relation pour penser l’identité personnelle,

elle confère, deuxièmement, au principe de permanence dans le temps le sens d’un invariant

relationnel qu’elle identifie, troisièmement, à un substrat non changeant dans le temps. Le concept

de la mêmeté inadéquat en vertu de ce triple postulat doit être dépassé.

3. L’identité personnelle comme ipséité

Sur un ton « moins polémique et plus constructif »87, le diagnostic du concept de mêmeté

trace également la voie à une conception plus adéquate de l’identité personnelle. Elle permet

d’identifier les présupposés théoriques ou méthodologiques à écarter dans une reconception de

l’identité personnelle. Pour rendre compte de la permanence d’une personne dans le

changement, il faut rejeter les catégories de la relation et l’épreuve de vérification qu’elles

sollicitent, qui confondent la permanence et l’immuabilité ainsi que la personne et la chose. Il

devient alors possible de faire droit à l’identité personnelle comme une forme de permanence dans

le temps qui convient à une personne restant la même dans le changement ou, plus synthétiquement,

comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : “qui suis-

je ?” »88.

Avant de chercher à délimiter un nouveau champ conceptuel adéquat à la permanence d’une

personne dans le changement, il faut d’abord se demander si l’identité personnelle peut

s’entendre en un autre sens que la mêmeté. Selon Ricœur, l’identité personnelle s’entend en deux

sens. Parlant de soi, ou bien l’on dit qu’on est le même ou bien l’on exprime le fait d’être soi-

même. Ces deux formulations, bien qu’elles expriment toutes deux l’identité personnelle, ne sont

85 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 36. 86 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140. 87 Ibid., p. 138. 88 Ibid., p. 143.

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pas interchangeables. La première renvoie à la mêmeté d’une personne dans le temps, alors que

la seconde exprime son ipséité. La richesse de la réflexion de Ricœur par rapport au défi de

l’identité personnelle est d’avoir repéré « l’équivocité de l’identité »89 et d’avoir décelé ce second

sens d’identité qui promet de rendre compte de la permanence d’une personne dans le

changement. Afin de relever l’apport de Ricœur à la question qui nous intéresse, nous proposons

donc de restituer le sens de l’ipséité, dans sa distinction d’avec la mêmeté. Nous nous

intéresserons d’abord à sa signification linguistique à travers l’étude du terme latin « ipse », puis à

son sens philosophique en examinant quelques concepts heideggériens.

3.1. La signification linguistique de l’ipséité

Les premiers exemples mentionnés dans le Gaffiot sous la rubrique « ipse » nous donnent

un indice de la signification de cette expression latine. Dans Ipse Caesar – César lui-même – ou

dans ille ipse factus sum – je suis devenu lui en personne ou je suis entré dans la peau du personnage

–, le terme « ipse » vient exprimer le fait qu’il s’agit de la personne elle-même et non d’une autre90.

Ipse prend un sens similaire dans les expressions de l’identité personnelle que sont « soi-même »,

« lui-même », « elle-même », etc.91 Agissant à titre de formule d’insistance en redoublant la

référence au soi (qu’il soit exprimé par les pronoms « soi », « lui » ou « elle »), « même » ou « ipse »

exprime le fait qu’il s’agit bien du soi lui-même et non d’un autre soi. Il devient plus clair que le

terme « même » des expressions « il reste le même » et « il reste soi-même » prend donc un sens

différent : dans le premier cas, « même » exprime l’immuabilité du soi dont il est question et dans

le deuxième cas, il exprime l’identité du soi avec lui-même. Selon sa référence latine, l’ipséité

exprimant l’identité du soi avec lui-même ne s’opposerait pas à la diversité et au changement,

mais à l’autre et à l’étranger, c’est-à-dire ce qui n’est pas soi ou ce qui est exclu du rapport à soi92.

C’est d’ailleurs ce que vérifient les expressions « selfhood » et « Selbstheit » que Ricœur associe

également à ce deuxième sens de l’identité : ces deux termes signifient respectivement singularité

et ipséité et ont pour antonymes soit le commun, c’est-à-dire ce qui dilue l’individualité, soit

l’altérité, c’est-à-dire ce qui est autre que soi. On ne trouve donc pas parmi les catégories

opposées à l’identité au sens de ipse, de selfhood ou de Selbstheit, le changement ou la variabilité93.

89 Ibid., p. 13. 90 « Ipse », F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, loc. cit., p. 855. 91 Claude Romano, loc. cit., p. 135. 92 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 93 Paul Ricœur, « Identité narrative », Anthropologie philosophique, loc. cit, p. 356.

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Déjà à partir d’indications purement linguistiques, cette deuxième signification d’identité paraît

pouvoir décrire la constitution temporelle du soi dans sa double dimension de permanence et de

changement. Il nous incombe à présent de rendre compte de ce second concept d’identité en lui

donnant un fondement philosophique, et ce, à partir de la pensée de Heidegger dont nous avons

déjà entrevu la pertinence en abordant les limites du concept de mêmeté. En effet, celle-ci semble

nous permettre de fonder le sens de l’ipséité dans un champ conceptuel adéquat dans la mesure

où chez Heidegger « la Selbstheit appartient à la sphère de problèmes relevant de la sorte d’entité

qu’il appelle Dasein »94, contrairement à la mêmeté.

3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité

Chez Heidegger, le concept d’ipséité (Selbstheit) appartient à la question qui et à la catégorie

d’étant qu’est le Dasein. Dans la mesure où l’être du Dasein repose dans son existence et non dans

une essence, le Dasein n’a pas de propriétés, qui exprimeraient un quid, mais bien plutôt des

modes d’être. Alors que les propriétés concernent la nature d’une chose, c’est-à-dire ce qui fait

qu’un être est ce qu’il est, les modes d’être d’une personne concernent son existence, c’est-à-dire

le fait d’être. Les modes d’être ou les existentiaux du Dasein, parmi lesquels on peut compter le

souci, l’être-avec, l’être-au-monde, l’être-pour-la-mort, etc., correspondent aux différentes

manières par lesquelles toute personne peut exister ou plus généralement vivre.

Selon Heidegger, le mode d’être initial du Dasein, au sens de premier mais aussi de

fondamental, est celui de la mienneté. Sur le plan existentiel ou sur le plan de l’existence concrète,

la mienneté est à l’origine du caractère irremplaçable de la position de tout un chacun : personne

ne peut prendre la place de quelqu’un d’autre ; personne ne peut devenir l’autre. Au niveau

existential, c’est-à-dire au niveau des déterminations ontologiques du Dasein, la mienneté signifie

que le Dasein existe toujours en saisissant les possibilités d’être qui sont les siennes et dans

lesquelles son être émerge comme sien (ou mien). En effet, c’est ce rapport à soi que seul le

Dasein peut accomplir95 qui le constitue ou le singularise. Cela signifie que c’est grâce à lui qu’il

peut dire « je » 96. L’ipséité, se fondant sur la mienneté, consiste également en un mode d’être du

Dasein qui s’oppose à sa déchéance dans le On. Le On renvoie aux autres en général, c’est-à-dire

94 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 95 Martin Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau (hors commerce), Authentica, 1985, paragraphe 9, p. 52 [42]. 96 « Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. A cet étant-ci, son être est “indifférent”, ou, plus précisément, il “est” de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. » Ibid.

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27

ni celui-ci ni ceux-là, mais plutôt la masse anonyme d’« autruis » dans laquelle on est toujours

déjà97. Alors que dans la déchéance, le Dasein se perd dans le On qui choisit en quelque sorte à

sa place98– il se comprend et agit en fonction de ce qui est public, de ce qui est partagé, comme

les idéologies, les préjugés, les tendances etc. – dans le mode d’être de l’ipséité, il se choisit et se

rapporte à ses possibilités comme les siennes99. Dans Être et temps, Heidegger associe le mode

d’être de l’ipséité au souci qui constitue le sens unitaire du Dasein comme être-au-monde. Le

souci consiste en une détermination existentiale du Dasein regroupant le fait qu’il existe (être

projet), qu’il appartient à une facticité (être jeté) et qu’il entretient un rapport de préoccupation

avec les étants mondains (être auprès). Dans la seconde partie d’Être et temps, Heidegger relie

l’ipséité à l’existential de la résolution devançante qui constitue l’interprétation temporelle du

souci. La résolution devançante – sur laquelle nous reviendrons à l’occasion de l’étude de la

promesse – renvoie à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui,

dans la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue. Peu importe la détermination

concrète donnée à l’ipséité, ce qui la définit essentiellement c’est la distinction heideggérienne

entre les modes d’être authentiques du Dasein, c’est-à-dire ceux qui sont conformes ou propres

à son être, et les modes d’être inauthentiques du Dasein, à savoir ceux qui sont impropres à l’être

du Dasein100. L’ipséité renvoie au mode d’être dans lequel le Dasein choisit ses possibilités

authentiques. Ainsi, être dans l’ipséité ou être soi-même chez Heidegger, c’est être authentique.

Il en va autrement chez Ricœur qui ne reprend ni la distinction entre l’existentiel et

l’existential, ni celle entre l’authentique et l’inauthentique. Que reste-t-il de l’ipséité

heideggérienne si l’on rejette ces deux distinctions ? Pas grand-chose, sinon le mode d’être

originaire de la mienneté (Jemeinigkeit) sur lequel l’ipséité se fonde. Et d’ailleurs, bien que Ricœur

reprenne à Heidegger le terme d’ipséité comme le fait d’être soi-même, il semble plutôt

thématiser ce qu’il appelle l’ipséité à partir de la mienneté101. En effet, tout en écartant les notions

ontologiques qui s’attachent à l’existential de la mienneté102, c’est à partir de ce concept que

97 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 52 [126]. 98 Ibid. 99 Ibid. 100 Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, 2012, p. 55. 101 Le passage suivant témoigne de l’association entre ipséité ou soi (que Ricœur utilise comme synonymes) et mienneté : « La coupure entre ipse et idem exprime finalement celle plus fondamentale entre Dasein et Vorhanden/Zuhanden. Seul le Dasein est mien, et plus généralement soi. Les choses, toutes données et manipulables, peuvent être dites mêmes au sens [de] [sic] l’identité-idem. » Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 102 Il serait injuste de dire que Ricœur tourne complètement le dos aux préoccupations ontologiques de Heidegger : l’herméneutique de l’ipséité fait écho aux grands thèmes de l’analytique existentiale de Heidegger (Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie longue et la voie courte », loc. cit., p. 427). Par exemple, pour souligner les

Page 35: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

28

Ricœur définit l’ipséité : « Toute la question du propre (ownness) qui régit notre emploi des

adjectifs personnels renvoie à la question de l’ipséité »103. Cette appartenance à soi-même

n’exprime ni un rapport de possession de soi-même, ni un certain égoïsme104. En disant que le

soi est sien, on ne dit pas qu’il se possède au sens où certaines choses sont notre propriété. Se

posséder soi-même ne prend pas non plus le sens du « self-interest », c’est-à-dire du fait de tout

rapporter à soi-même ou encore du fait de se soucier de soi. L’appartenance à soi-même dénote

plutôt un rapport d’identification à soi-même105. C’est d’ailleurs ce que soutient Ricœur dans son

article « Individu et identité personnelle » en suggérant que l’individu devient une ipséité en vertu

de l’acte d’identification106 par lequel « je dis que » devient le « se dire du je »107. Comme le locuteur

devient un soi doté d’ipséité dès lors qu’il est capable de se reconnaître comme celui qui parle,

l’individu manifeste son ipséité en se rapportant à soi-même sous le mode de l’identification. Au-

limites de la mêmeté, nous avons recouru, suivant Ricœur, à la distinction entre Dasein et Vorhanden. Malgré tout, il semble que l’ontologie que propose Ricœur prenne ses distances par rapport à celle de Heidegger.

C'est dans la dixième étude de Soi-même comme un autre que Ricœur propose de saisir l’ipséité dans son être, et ce, en faisant droit à sa relation de contraste avec la mêmeté et sa relation d’implication avec l’altérité. Pour ce faire, Ricœur propose de s’inspirer de la tradition tout en la réinterprétant (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 197). Ce qu’exploite d’abord Ricœur c’est la polysémie de l’être chez Aristote, telle qu’elle est interprétée par Heidegger. Pour marquer la différence ontologique entre mêmeté et ipséité, il associe la première à l’être au sens des catégories, tels que la substance, et la seconde aux significations métacatégoriales du concept ontologique aristotélicien – être comme « être-vrai », « être-possible », etc. Mêmeté et ipséité apparaissent donc comme deux modes d’être (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 358). Toutefois, prenant ses distances d’avec Heidegger, Ricœur ne va pas comprendre l’ipséité à partir du phénomène du souci. S’il en est ainsi, c’est que l’ipséité a pour pendant phénoménologique l’agir – et l’altérité, le souffrir –, et non le souci. De plus, Ricœur résiste à la tentative de fonder la polysémie de l’agir – je parle, j’agis, je me raconte, je me tiens responsable devant autrui – dans la structure du souci, qui remplit déjà une fonction d’unification chez Heidegger. Il choisit plutôt de la fonder dans un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). Contrairement à la facticité chez Heidegger, qui constitue un « fond d’être » que le Dasein a toujours la passivité de reprendre, chez Ricœur, le fond d’être puissant et effectif renvoie à une liaison indissoluble d’une adhérence à l’être, dans le pâtir, et d’une ouverture au monde dans l’agir (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 199). Avec cette hypothèse du fond d’être, Ricœur fonde du même coup la coappartenance de l’agir et du pâtir, et par là de l’ipséité et de l’altérité, en étant leurs contreparties phénoménologiques. 103 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 299. 104 Ibid., p. 167. 105 Ibid., p. 198. 106 Dans cet article, Ricœur définit l’acte d’identification dans sa différence avec l’acte d’individualisation. Ce dernier consiste à isoler un quelque chose tenu pour un échantillon indivisible d’une espèce (Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », loc. cit., p. 343.). Cet acte est accompli par les opérations d’individualisation que sont les descriptions définies – par exemple, « L’auteur de Soi-même comme un autre » –, les indicateurs – pronoms personnels, démonstratifs, adverbes de lieu, etc. – et les noms propres, qui ont tous pour fonction de désigner un individu comme un quelque chose singulier à un moment et un lieu précis. Bien que l’acte d’identification semble remplir de prime abord la même fonction, c’est-à-dire isoler et individualiser un quelque chose, il accomplit aussi pour Ricœur une identification du soi à l’objet désigné. S’il en est ainsi, c’est parce que dans « Individu et identité personnelle » et dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite le concept d’identification dans sa dimension pronominale, c’est-à-dire comme un acte par lequel un soi s’identifie à quelque chose. Dans le cas de l’ipséité, ce à quoi s’identifie le soi, c’est lui-même. Donc c’est au sens d’une identification à soi-même que l’acte d’identification participe de l’ipséité. 107 Ibid., p. 343.

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delà d’un soi formel, à quoi se rapporte-t-il dans cette identification ? Selon Ricœur, le rapport

d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité est le plus souvent médiatisé par une

détermination à laquelle on s’identifie, de telle sorte que l’individu se rapporte à lui-même comme

ceci ou comme cela. S’identifiant à des valeurs, à un corps, à des pensées, à des jugements ou à

l’histoire d’une vie, l’individu retournerait sur lui-même comme celui qui soutient telle valeur,

qui défend tel jugement, qui possède tel corps, etc. Inversement, les valeurs, le corps, les pensées,

les jugements ou l’histoire d’une vie d’une personne participent de son ipséité dans la mesure où

elle s’y rapporte comme les siens108.

De manière similaire à la mienneté qui exprime le rapport du Dasein à ses possibilités comme

les siennes, l’ipséité apparaît chez Ricœur comme le type d’identité relevant du rapport

d’identification à soi-même, duquel l’individu ressort comme « soi-même » ou « je ». Comme la

mienneté chez Heidegger, l’ipséité singularise le soi109. Être soi-même ou être sien s’oppose au

fait d’être un autre ou de ne pas s’appartenir : « le contraire [de l’ipséité] serait ici “autre”,

“étranger” »110. L’ipséité exprime donc le rapport de l’individu à lui-même sous le mode de

l’identification duquel il ressort comme soi-même – ou sien – et non en tant qu’un autre. Nous

retrouvons ainsi la signification linguistique de l’ipséité.

Si l’ipséité chez Ricœur a le même sens que la mienneté chez Heidegger, on peut se

demander pourquoi il ne reprend pas ce terme. Contre la philosophie réflexive111, mais aussi

contre Heidegger, Ricœur soutient que la manifestation de l’ipséité n’est pas réservée au point

de vue singulier ou au pronom singulier « je ». Selon Ricœur, l’ipséité peut être énoncée « à toutes

les personnes grammaticales : à la première personne dans la confession, l’acception de

responsabilité (me voici), – à la deuxième personne dans l’avertissement, le conseil, le

commandement (tu ne tueras pas), – à la troisième personne dans le récit [...] (il dit, elle pensa,

etc.).112 » Ce que mettent en jeu tous ces énoncés, c’est l’ascription ou l’assignation d’une action,

108 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 155. 109 Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. Robert Tirvaudey, « L’ipséité et l’altérité en question : Heidegger, Sartre, Kierkegaard », Revue philosophique de la France et de l’étranger, n. 3, vol. 137, Paris, PUF, 2012, p. 344. 110 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 111 « Ce sera plutôt un problème pour nous de comprendre comment le soi peut être à la fois une personne dont on parle et un sujet qui se désigne à la première personne, tout en s'adressant à une seconde personne. Ce sera un problème, car il ne faudra pas qu'une théorie de la réflexivité nous fasse perdre le bénéfice certain de la possibilité de viser la personne comme une troisième personne, et non pas seulement comme un je et un tu. La difficulté sera plutôt de comprendre comment une troisième personne peut être désignée dans le discours comme quelqu'un qui se désigne soi-même comme première personne [...] [, de comprendre] cette possibilité de reporter l'autodésignation en première personne sur la troisième ». Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 48. 112 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298.

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30

d’une caractéristique, d’une opinion à une personne. L’ascription, venant attester la possession

d’une action par celui qui l’a fait sienne, atteste aussi la mienneté d’une personne, et ce, à toutes

les personnes grammaticales113. Il en va de même avec tous les pronoms et adjectifs possessifs,

tels que mon, le mien ; ton, le tien ; son, sa, le sien, la sienne, etc. Pour faire droit à la valeur

« omnipersonnel[le] »114 de l’ipséité, Ricœur privilégie donc les expressions « soi » ou « soi-

même », qui expriment « le réfléchi de tous ces pronoms »115, aux expressions « moi » ou

« mienneté ». L’ipséité exprime donc un rapport à soi-même sous le mode de l’identité, pouvant

être exprimée à toutes les personnes grammaticales, et en vertu duquel on est soi-même, et non

un autre.

3.3. La validité du concept d’ipséité

Maintenant que l’ipséité a été élevée au rang de concept, il est plus aisé de souligner sa

distinction par rapport à la mêmeté et son apport potentiel à la problématique de l’identité

personnelle. L’ipséité ne semble être affectée d’aucune des deux limites attribuées à la mêmeté

en ce qu’elle ne constitue ni n’implique une catégorie de la relation. Bien que l’ipséité implique

également une relation, ce rapport n’est pas de même nature que la relation de comparaison

propre à la mêmeté. Ici, il n’est pas question d’un rapport ou d’une relation entre les différentes

occurrences, ou les traits caractéristiques, d’une personne dans le temps. Le rapport constitutif

de l’ipséité est plutôt un rapport ou une « coïncidence instantanée »116 de l’individu avec lui-

même. Ce rapport ou cette réflexion n’appelle donc pas l’épreuve de la vérification qui vient

appréhender la personne comme un étant sous-la-main dont la similitude des propriétés est

vérifiée à travers le temps. L’épreuve de vérité correspondant à l’ipséité est plutôt celle de

l’attestation. L’attestation, dont il sera question à l’occasion de l’étude de la promesse,

n’appréhende pas la personne comme un étant sous-la-main mais comme un Dasein. De plus, le

rapport d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité n’implique pas un invariant relationnel.

En effet, le rapport à soi-même ne se détermine pas selon ce qui reste inchangé d’une occurrence

à l’autre de la personne, mais plutôt d’après l’adéquation de la personne avec elle-même : est-ce

que l’individu se reconnaît en lui-même, est-il sien ou étranger à lui-même ? C’est ce qu’indiquent

113 Ibid., p. 297. Charles E. Reagan, « Personal Identity », dans Elvis Imafidon (dir.), The Ethics of Subjectivity, New York, State University of New York Press, 2002, p. 12. 114 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 12. 115 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 345. 116 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 151.

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les catégories opposées à l’ipséité : le rapport d’identification à soi-même faisant émerger le soi

dans sa singularité s’oppose à l’autre, à l’étranger ou à l’altérité, et non aux changements comme

l’immuabilité. Ainsi, le concept d’ipséité semble pouvoir faire droit à la permanence d’une

personne dans le changement que désigne l’identité personnelle.

Le concept de l’ipséité, tel qu’il est décrit, ne peut constituer la réponse finale de Ricœur au

défi et au problème de l’identité personnelle. Une partie de la démonstration de l’adéquation de

ce concept avec le phénomène de l’identité personnelle est encore incomplète. Bien que le

concept d’ipséité fournisse les fondements philosophiques à la thématisation de l’identité comme

celle d’une personne, d’un Dasein, il n’en est pas de même pour les autres traits d’essence de

l’identité personnelle, à savoir l’articulation entre la permanence et le changement qui devrait

accompagner ce modèle d’identité. En effet, à ce niveau, la validité de l’ipséité comme modèle

d’identité personnelle n’a été montrée qu’a contrario : le concept d’ipséité n’implique pas la

permanence d’un substrat non changeant dans le temps. Puisque la permanence dans le temps

n’est pas incluse dans la définition de l’ipséité, contrairement à la mêmeté, nous ne savons pas

encore de quelle manière l’ipséité participe de l’identité personnelle. Autrement dit, on ne peut

pas encore dire comment ce concept permet de rendre compte du fait qu’on reste soi-même.

La démonstration de la validité de ce concept pour décrire la permanence est

paradoxalement accomplie en même temps que lui est ôté son privilège de solution unique au

problème de l’identité personnelle. En effet, Ricœur identifie la forme de permanence dans le

temps associée à l’ipséité à l’occasion de sa mise en relation dialectique avec le concept de mêmeté.

Cela signifie que la solution au problème de l’identité personnelle n’est pas à trouver dans un

horizon totalement autre de celui du concept mêmeté, mais plutôt dans l’intrication entre ipséité

et mêmeté117. Cette dialectique, qu’il s’agira à présent de déployer, nous permettra d’identifier la

– ou les ! – réponse valide à la question « Qui suis-je ? » en plus de jeter un éclairage nouveau sur

le concept de mêmeté qui n’apparaîtra plus uniquement comme un concept désuet.

4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité

L’idée selon laquelle la dialectique entre mêmeté et ipséité permet de rendre compte de la

permanence d’une personne dans le changement semble entrer en conflit avec une autre thèse

défendue par Ricœur, selon laquelle la mêmeté représente non seulement une catégorie d’identité

117 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473.

Page 39: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

32

personnelle distincte de l’ipséité, mais qu’elle occulte l’ipséité dans la conceptualisation de l’identité

personnelle. Comment le concept de mêmeté peut-il entrer en relation avec celui d’ipséité si la

première notion écarte, et même occulte, la seconde de sa définition ? La dialectique entre ces

deux modèles d’identité ne peut s’opérer qu’au prix d’une transformation ou d’une correction du

concept de mêmeté, sans quoi la mêmeté et l’ipséité s’excluraient l’une l’autre.

4.1. La correction du concept de mêmeté

Il va sans dire que la mêmeté doit être corrigée précisément là où elle occulte l’ipséité, c’est-

à-dire dans son appréhension de la personne comme un étant sous-la-main. Non seulement,

avec la mêmeté, la personne n’est pas appréhendée pour elle-même, c’est-à-dire comme Dasein,

mais on peut complètement faire fi de son rapport constitutif à elle-même. C'est ce qui advient

quand les occurrences d’une personne dans le temps mises en comparaison peuvent faire l’objet

d’une description impersonnelle, c’est-à-dire une description ne prenant pas en compte la personne

à qui ces occurrences appartiennent. Dans ce cas, les occurrences psychiques ou physiques d’une

personne sont considérées comme de simples événements, c’est-à-dire des manifestations ou des

éléments pris indépendamment de la personne à qui ils appartiennent. C’est ce que défend Derek

Parfit, dont les développements sur l’identité personnelle fournissent pour Ricœur l’exemple

paradigmatique de l’identité-idem : « Mais mentionner la personne en ce sens [dans l’expression

“identité personnelle”] n’implique pas qu’elle possède ces états mentaux, ni qu’elle existe »118.

Toutefois, par l’occultation de l’identification, en vertu de laquelle on dit du corps et de la psyché

qu’ils sont ceux d’une personne (ascription) ou qu’ils sont les miens (reconnaissance), l’ipséité se

trouve également occultée. Ainsi, non seulement la mêmeté ne rend pas compte de la possibilité

pour le soi de se rapporter à lui-même sous le mode de l’identification, en ce qu’elle réduit les

personnes à des étants sous-la-main, mais elle occulte aussi les modalités effectives de l’ipséité,

à savoir l’ascription d’un corps, de pensées, etc. à une personne ou la reconnaissance de ceux-ci

comme les nôtres, n’étant pas nécessaires à la vérification de l’identité d’une personne. Cette

identification à soi-même, qu’elle prenne la modalité de l’ascription ou de la reconnaissance, ne

doit donc plus être occultée par la mêmeté si elle doit être mise en relation dialectique avec

l’ipséité.

118 « But mentioning this person this way does not involve either asserting that these mental states are hab by this person, or assertion that this person exists. » Derek Parfit, Reasons and Person, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 210.

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33

Pour faire droit à l’ipséité, c’est-à-dire à l’identification à soi-même, il faut, au niveau

méthodologique, éviter toute description impersonnelle mais aussi, au niveau descriptif,

s’intéresser à des phénomènes personnels, c’est-à-dire desquels on peut affirmer qu’ils sont les nôtres.

Selon Ricœur, certains phénomènes corporels, tels que le cerveau, mais aussi le groupe sanguin,

les empreintes digitales et le code génétique, sont dénués de « tout statut phénoménologique et

donc du trait d’appartenance mienne »119. En effet, même si l’ADN est celui de quelqu’un, il ne

l’est pas au même titre que certaines parties du corps (bras, jambes, etc.) et que les états

psychiques (émotions, croyances, etc.) : alors que ces derniers peuvent faire l’objet d’une

expérience, l’ADN ne se sent pas. Ainsi, de la même manière qu’« il y a un cerveau dans mon crâne,

mais je ne le sens pas », mon groupe sanguin, mes empreintes digitales ou mon code génétique

sont respectivement dans mon sang, sur les doigts et dans mes cellules, sans être toutefois les

miens. Autrement dit, il est impossible de se reconnaître dans ces phénomènes impersonnels à

la différence d’autres phénomènes de l’ordre de l’idem comme les traits physiques ou les traits de

caractère, auxquels on peut s’identifier. Cela explique pourquoi le code génétique est une réponse

imparfaite et maladroite à la question « Qui suis-je ? ». C’est une réponse en termes de choséité

(quoi) et cette choséité ne peut pas être attribuée à une personne (qui). N’ayant pas « d’adhérence

du quoi ? au qui ? »120, la réponse à la question « Que suis-je ? » ne peut être ramenée à

l’interrogation « Qui suis-je ? » dans ce cas particulier.

Cette remarque précise donc la nature de l’articulation entre la mêmeté et l’ipséité. La

mêmeté doit délaisser des descriptions et des phénomènes impersonnels dans la thématisation

de l’identité personnelle. La dialectique ne promet donc pas seulement d’associer l’ipséité à une

forme de permanence dans le temps, mais elle permet également de réactualiser le concept de

mêmeté.

4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité narrative

La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité est en réalité un spectre sur lequel Ricœur situe

trois articulations possibles. À ces trois articulations correspondent trois phénomènes d’identité

personnelle qui sont autant de formes « de permanence qui convien[nent] à un soi »121. À l’un

des pôles du spectre, « idem et ipse tendent à coïncider » 122, c’est-à-dire que l’ipséité prend le

119 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 159. 120 Ibid., p. 147. 121 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 122 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.

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déguisement de la mêmeté. Ricœur associe cette première articulation entre mêmeté et ipséité au

caractère. Le caractère par sa quasi-immuabilité et ses traits reconnaissables est le modèle

d’identité le plus proche de la mêmeté et une réponse à la question « Que suis-je ? » : « le

caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue

dans le changement et finalement la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté »123.

Mais dans la mesure où le caractère est celui de quelqu’un, c’est-à-dire un ensemble de

dispositions acquises attribuables à quelqu’un ou dans lesquelles on peut se reconnaître, il fait

intervenir l’ipséité et constitue une réponse à la question « Qui suis-je ? ».

À l’autre bout du spectre de la dialectique entre idem et ipse, « l’ipséité s’affranchit de la

mêmeté » 124. Cette ipséité sans support de mêmeté se phénoménalise selon Ricœur dans la

promesse. La promesse ou l’engagement envers autrui met en jeu « une forme de permanence

dans le temps qui ne soit pas réductible à la détermination d’un substrat »125 et que Ricœur

désigne par l’expression « maintien de soi ». C’est par le maintien de soi que l’ipséité participe de

l’identité personnelle au sens de la permanence d’une personne dans le changement qui soit une

réponse uniquement à la question « Qui suis-je ? ».

Entre les deux pôles du spectre de l’idem et de l’ipse, Ricœur situe l’identité narrative au niveau

de laquelle « la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté [...] atteint son plein

épanouissement »126. Comme le caractère, l’identité narrative, c’est-à-dire la « forme d’identité à

laquelle l’être humain peut accéder au moyen de la fonction narrative »127, fait intervenir l’ipséité

au niveau de l’ascription et de la reconnaissance : l’histoire d’une vie est toujours celle d’une

personne, ou celle que je reconnais comme la mienne. Toutefois, contrairement au caractère et

de manière similaire à la promesse, la permanence dans le temps impliquée dans l’identité

narrative n’est pas de l’ordre d’un substrat, mais découle plutôt de l’unité de la vie mise en récit.

Liée au caractère et à la promesse, l’identité narrative semble non seulement constituer une

réponse à la question « Qui suis-je ? », mais elle promet également de résoudre la tension entre

caractère et promesse qui nous écarte « de l’un et l’autre côté de la scission conceptuelle »128.

123 Ibid., p. 147. 124 Ibid., p. 138. 125 Ibid., p. 143. 126 Ibid., p. 138. « Or, c’est ce "milieu" que vient occuper, à mon avis, la notion d’identité narrative. L’ayant ainsi située dans cet intervalle, nous ne serons pas étonnés de voir l’identité narrative osciller entre deux limites, une limite inférieure, où la permanence dans le temps exprime la confusion de l’idem et de l’ipse, et une limite supérieure, où l’ipse pose la question de son identité sans le secours et l’appui de l’idem. » Ibid., p. 150. 127 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 128 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379.

Page 42: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

35

La recherche conceptuelle de Ricœur ne se termine pas ici. Bien que la mise en relation de

la mêmeté et de l’ipséité ait permis d’identifier trois articulations de ces deux concepts et trois

phénomènes d’identité personnelle correspondant, on ne comprend toujours pas en quoi la

dialectique entre la mêmeté et l’ipséité permet à Ricœur de répondre au défi de l’identité

personnelle. Pour finaliser la démonstration de Ricœur, il faut s’intéresser à ces trois phénomènes

d’identité comme trois formes de permanence dans le changement. Il faut donc faire un détour

par l’identité personnelle concrète pour valider son expression conceptuelle. D’ailleurs, dans la

mesure où le défi de l’identité personnelle est posé dans l’expérience, c’est seulement lorsque la

dialectique entre idem et ipse se fait concrète, dans sa triple phénoménalité, que la solution de

Ricœur au problème de l’identité personnelle peut être étudiée. En effet, le défi demande de

rendre compte comment telle ou telle personne, qui a changé dans les derniers temps, est

pourtant toujours la même ou elle-même ? Pour répondre à ce défi, il faut se demander ce qui

de l’identité de cette personne nous permet de dire qu’elle est identique, ou ce qui lui permet de

répondre à la question « Qui suis-je ? », qui appelle toujours une réponse concrète prononcée

par quelqu’un. Cherchant les « déterminations plus riches et plus concrètes de l'ipséité du soi »129,

Ricœur nous invite lui-même à quitter le plan conceptuel et d’entamer une recherche descriptive

de ces trois modèles d’identité personnelle.

129 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 135.

Page 43: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

36

CHAPITRE 2. CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ

NARRATIVE : L’EXPRESSION CONCRÈTE DE L’IDENTITÉ

PERSONNELLE

Je suis à jamais au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là130.

Dans la restitution de sa recherche conceptuelle, comme nous l’avons souligné dans le

chapitre précédent, Ricœur propose une double réponse au problème de l’identité personnelle.

Les deux réponses qu’il apporte à la question « comment rendre compte du fait que l’on reste

identique dans le temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? » sont associées aux

« deux usages majeurs du concept d'identité »131 : la mêmeté et l’ipséité. Selon Ricœur, à la

question « Qui suis-je ? », on peut ou bien répondre « je suis le ou la même » ou bien répondre

« je suis moi-même ». À ces deux expressions de l’identité personnelle correspondent deux

formes de permanence dans le changement, l’une intrinsèque et l’autre extrinsèque. La mêmeté

renvoie à un substrat non changeant dans le temps – la permanence dans le temps participe donc

de sa définition – à partir duquel on peut dire que l’on reste le même. Cette première réponse au

défi de l’identité personnelle est une réponse admissible à condition que le substrat immuable,

par exemple le caractère, soit attribué à une personne. À cette première réponse s’en ajoute une

autre : on reste identique dans le temps parce qu’on reste soi-même. Avec l’ipséité, ce qui reste

identique, ce n’est pas un certain substrat, mais c’est le soi lui-même en se maintenant dans le

temps.

Ricœur ne place pas ces deux réponses sur un pied d’égalité. L’identité personnelle, comme

permanence d’une personne dans le changement, implique toujours l’ipséité sans quoi elle n’est

plus une réponse à la question « Qui suis-je ? ». Malgré tout, bien que ce concept d’identité ait sa

propre forme de permanence dans le temps – à savoir le maintien de soi – Ricœur admet le fait

que, le plus souvent, c’est l’identité d’un substrat dans lequel on se reconnaît qui rend compte de

la permanence dans le temps de la personne. Cette nécessaire intrication entre l’ipséité et la

mêmeté rappelle que Ricœur n’offre pas, en guise de réponse au défi de l’identité personnelle,

130 Marguerite Duras, op. cit., p. 126. 131 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.

Page 44: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

37

une alternative – l’ipséité ou la mêmeté –, mais une triple dialectique conceptuelle : l’ipséité sans

support de la mêmeté, le recouvrement de l’ipséité par la mêmeté ou la conjugaison entre l’ipséité

et la mêmeté. Ces trois articulations correspondent respectivement à trois phénomènes d’identité

personnelle, à savoir la promesse, le caractère et l’identité narrative.

Il importe à présent, par l’étude de ces trois phénomènes, de restituer la réponse concrète

de Ricœur au défi de l’identité personnelle. Nous proposons d’offrir une démonstration de la

thèse de Ricœur, justifiée elliptiquement dans Soi-même comme un autre, selon laquelle caractère,

promesse et identité narrative permettent de concilier, chacun à leur manière, permanence et

changement. La clef de la réponse à cette démonstration se trouve dans la dimension acquise des

habitudes et des identifications-à dans le cas du caractère, dans la dénégation du changement

concomitante au maintien de soi dans la promesse et dans la mise en intrigue comme modèle

d’unification de la vie et de l’identité dite narrative. Ces trois modèles d’identité personnelle

seront également étudiés selon les trois dimensions de la temporalité. Comme phénomène

temporel, l’identité personnelle est autant rétrospective que prospective : dire qu’on est le même

peut exprimer le fait qu’on est toujours celui qu’on était hier, aussi bien que le fait qu’on est

aujourd’hui celui qu’on sera demain. L’identité personnelle s’étend donc du passé au futur en

passant par le présent. Nous verrons que chacun de ces modèles d’identité prend en charge une

dimension temporelle de l’identité personnelle : au passé sera associé le caractère ; la promesse

appartiendra plutôt au futur ; et l’identité narrative, procédant par rétrospection et prospection,

recouvrira les trois dimensions du temps132.

1. Le caractère : entre innovation et sédimentation

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur définit le caractère comme l’« ensemble des marques

distinctives qui permettent de re-identifier un individu humain comme étant le même »133. Avec la

notion de « marques distinctives », Ricœur renvoie aux aspects de la personnalité et du

tempérament d’une personne – par exemple, le fait d’être persévérant, altruiste, introverti, avare,

etc. – tels qu’ils s’annoncent dans la manière d’être de cette personne et dans sa manière d’agir

ou de réagir. Ces traits distinctifs d’une personne – ou ce qu’on appelle plus couramment « traits

de caractère »134 – expriment deux propriétés du caractère : son individualité (le fait qu’il soit

132 Sur l’identité personnelle comme double complexe, cf. Jakub Capek, « Narrative identity and phenomenology », Continental Philosophy Review [En ligne], vol. 50, 2017. URL : https://doi.org/10.1007/s11007-016-9381-5, p. 370. 133 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 144 [Nous soulignons]. 134 Ibid., p. 146.

Page 45: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

38

propre à une personne) et sa visibilité (le fait qu’il se manifeste). Regroupant des caractéristiques

singulières d’une personne, propres à son tempérament, le caractère vient d’une part la définir

en propre, c’est-à-dire dans sa différence aux autres. C'est pourquoi les traits de caractère sont

distinctifs, au sens où ils permettent de distinguer une personne d’une autre, et qu’ils participent

de son identité au sens synchronique du terme135. D’autre part, ce qui fait aussi la particularité du

caractère, c'est qu’il consiste en « une totalité qui ne se donne que dans les indices d’une

expression »136. En effet, le caractère se manifeste toujours, que ce soit à travers la démarche, les

gestes, les inflexions de la voix, l’écriture d’une personne et plus largement son rapport au monde

et aux autres. La visibilité des aspects du caractère permet une mise en comparaison qui confirme

sa thématisation en termes de mêmeté : il est possible de vérifier la permanence d’une personne

en comparant ses traits de caractère dans le temps. Il reste à déterminer quelle est la nature du

résultat de la mise en relation de cet ensemble de signes « à quoi on reconnaît une personne »137

ou, autrement dit, quel est le type de la permanence dans le temps propre au caractère et de

quelle manière il s’articule avec le changement constitutif de l’individu.

1.1. L’immuabilité du caractère

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur insiste sur le fait que le caractère n’est pas une forme

immuable d’identité personnelle, thèse qu’il avait lui-même défendue précédemment dans Le

Volontaire et l’Involontaire (1949) et dans Finitude et culpabilité (1960). Dans Le Volontaire et

l’Involontaire, Ricœur conçoit le caractère, à côté de l’inconscient et de la vie, comme une figure

de l’involontaire absolu, c’est-à-dire une couche de l’existence qui, à défaut de pouvoir être

modifiée, peut faire au mieux l’objet du consentement138. S’il consiste en une figure de

l’involontaire absolu, c’est parce que le caractère est immuable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être

modifié : « Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m’aliéner »139. Dans

le second tome de la Philosophie de la volonté, plutôt que d’insister sur la dimension involontaire du

caractère, à savoir son aspect invincible et incoercible, Ricœur fait du caractère une figure de la

finitude pratique dans le cadre d’une réflexion générale sur la faillibilité humaine. La singularité du

tempérament et de la personnalité d’une personne vient limiter, telle une perspective, son

135 Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 228-232. 136 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, tome II, Paris, Seuil, 2009, p. 101. 137 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 138 Ibid., p. 144. 139 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, tome I, Paris, Seuil, 2009, p. 461.

Page 46: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

39

ouverture au monde et aux autres140. Cette perspective finie, participant de la motivation des

actions d’une personne, ne peut être ni reniée ni esquivée : le caractère a le statut d’un fait, nous

accompagnant depuis notre naissance141. Cette perspective ne peut non plus être modifiée :

contrairement à la perspective de la perception, « il n’y a pas de mouvement par lequel je

changerais l’origine zéro de mon champ total de motivation »142 qu’est mon caractère.

Positivement, cela signifie que le caractère est une nature immuable et héritée143.

Si la conception du caractère en termes d’immuabilité renforce sa dimension finie et

involontaire, elle ne semble pas faire droit au phénomène lui-même. En effet, bien qu’en

comparant le caractère de quelqu’un on se surprend à trouver dès son enfance des traits de

personnalité qui la définissent toujours aujourd’hui, il est invraisemblable de penser qu’au cours

de sa vie son caractère n’ait connu aucune altération. Pour exprimer ce phénomène, Ricœur

propose dans Soi-même comme un autre (1990) de « remettre en question le statut d’immuabilité du

caractère »144. Tout en conservant l’idée que le caractère renvoie de manière générale au

tempérament ou à la personnalité d’une personne s’annonçant dans son rapport au monde et

aux autres, Ricœur le redéfinit comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît

une personne »145. Ce concept de dispositions durables et « acquises » 146 permet à Ricœur

d’insister davantage sur la dimension temporelle, qui est elle-même empruntée à celle des habitudes

et des identifications acquises qui étaient exclues de la définition de caractère dans ses ouvrages

précédents147. Cette révision et cet élargissement de la définition du caractère permettent

d’intégrer le changement à la permanence dans le temps du caractère.

140 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145 [Nous soulignons]. 141 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 105. 142 Ibid., p. 104. 143 Ibid. 144 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145. 145 Ibid., p. 146 [Nous soulignons]. 146 Ibid., p. 147. 147 Dans les deux tomes de la Philosophie de la volonté, Ricœur semble donner une définition restreinte au caractère. D’abord, dans le premier tome, Le Volontaire et l’Involontaire, Ricœur distingue le caractère des valeurs et des habitudes qu’il associe respectivement aux motifs (participant à la décision) et aux pouvoirs (intervenant au niveau de la motion volontaire). Le caractère consiste quant à lui en une « manière d’être libre », c’est-à-dire une manière de nous rapporter à ces valeurs et à ces pouvoirs dans l’action. C'est ce que Ricœur indique clairement ici : « le caractère, disions-nous, n’est pas une valeur ni un ensemble de valeurs, mais ma perspective irréductible sur les valeurs » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et involontaire, op. cit., p. 428) et « ce même caractère [...] est aussi l’incoercible manière d’être mes pouvoirs et de mon effort même. » (Ibid., p. 429). D’une manière très similaire, dans Finitude et Culpabilité, Ricœur comprend le caractère comme la perspective finie depuis laquelle sont rendues accessibles « toutes les valeurs de tous les hommes à travers toutes les cultures » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 102). Que le caractère soit défini comme une manière d’être libre ou une ouverture limitée (et sa réciproque une perspective finie), dans les deux cas Ricœur le réduit à un certain point de vue, à un certain rapport sur le monde de

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40

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite donc trois notions pour décrire le caractère :

les dispositions acquises, les habitudes et les identifications acquises. Les habitudes et les

identifications acquises sont toutes deux des types de dispositions acquises. Les habitudes

renvoient à un ensemble de manières sédimentées de sentir, de percevoir, d’agir et de penser,

alors que les identifications acquises consistent en des identifications intériorisées à certaines

valeurs, normes, idéaux, modèles ou héros148. Nous proposons à présent de définir davantage

ces trois notions et d’indiquer comment elles articulent respectivement permanence et

changement.

1.2. Les habitudes et leur acquisition

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reste très élusif sur la nature des habitudes. Il en est

probablement ainsi parce qu’on a l’impression de savoir, avant toute investigation empirique, ce

qu’est une habitude : quotidiennement, nous identifions certains gestes, certaines actions,

certaines expressions comme des habitudes. Toutefois, cette familiarité de l’habitude ne vient

pas de pair avec une conceptualisation intuitive de ce phénomène : la difficulté définitionnelle de

l’habitude tient au fait que le domaine de l’habitude n’est pas aussi délimité que celui d’autres

phénomènes, tels que celui de la perception, de l’imagination ou des sentiments. Contrairement

à ces trois éléments, l’habitude ne renvoie pas à une fonction particulière, par exemple la vision,

l’image ou les émotions qui déterminent notre visée du monde149. Ce qu’on peut désigner comme

une habitude, par exemple le fait de se lever tôt, de balancer les bras en marchant ou de manger

dans sa chambre, renvoie plutôt à une certaine « manière de sentir, de percevoir, d’agir [et] de

penser »150, qui peut soit être « en train d’être » ou soit être « déjà acquise »151.

l’action, lui retirant du même coup tout contenu. Cette définition du caractère, bien qu’elle soit suffisante dans ces deux ouvrages parce qu’elle met l’emphase sur la dimension finie et involontaire du caractère en tant que perspective non choisie, apparaît limitée dans le cadre d’une interrogation sur l’identité personnelle qui exige de déterminer ce qui constitue la personne en propre. Dans Soi-même comme un autre, ne cherchant plus à décliner le champ de la volition ou à distinguer les différentes formes de disproportion de l’humain, Ricœur parvient à penser ensemble les valeurs, les habitudes et le caractère, conférant ainsi à l’humain une certaine consistance. En effet, dans cet ouvrage, le caractère n’est plus une perspective sur les habitudes comme organe du pouvoir, mais un ensemble d’habitudes, et ne désigne plus un point de vue sur les valeurs, mais un ensemble de valeurs auxquelles on s’identifie. Or, en greffant ces aspects de la personne au caractère, Ricœur y intègre des phénomènes de l’ordre de l’involontaire relatif ou de la finitude qui admettent le changement. 148 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 149 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 352. 150 Ibid., p. 353. 151 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146.

Page 48: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

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L’habitude en train d’être, c’est l’habitude qui est en voie d’acquisition. Selon Ricœur,

l’acquisition d’une habitude est d’abord initiée par la décision d’un individu qui veut acquérir une

nouvelle manière d’agir, de sentir, de percevoir, etc. Elle implique donc le désir d’une

modification, plus ou moins consciente, au niveau de la manière d’être de l’individu, comme le

suggère Félix Ravaisson152. Le moment de la décision n’est toutefois pas suffisant à

l’accomplissement de ce désir. L’acquisition d’une nouvelle habitude ne peut se faire qu’à la

faveur d’un certain apprentissage : elle nécessite une certaine compréhension de la tâche exigée

par la manière d’agir en question – tâche qui peut être d’ordre intellectuel, moral, culturel ou

technique –, mais aussi « un effort sans cesse renouvelé pour entretenir l’élan des exercices et

pour maintenir le niveau de la prétention ou d’ambition du sujet »153. L’habitude en train d’être

est donc la manière de sentir, d’agir, de percevoir, etc., que l’individu tente d’incorporer au moyen

de l’exercice.

Avec le temps et la pratique, l’individu contracte cette manière d’être qui devient alors une

habitude acquise. C'est d’ailleurs en ce sens, c’est-à-dire comme une manière d’être incorporée,

que l’on parle le plus souvent d’habitude : lorsqu’on dit d’une personne qu’elle a la coutume de

se tenir droit, on désigne une tendance corporelle déjà acquise et stable, et non une habitude en

voie d’acquisition. La tradition philosophique, et notamment Ravaisson auquel Ricœur fait

référence, a rapproché cet état final de l’habitude à la nature en la désignant de « seconde

nature »154. En effet, de la même manière que la nature, l’habitude, une fois contractée, est

involontaire, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas en réponse à une décision ou un acte volontaire de

l’agent : « la volonté et l’activité qui dominent la “nature” retournent à la nature ou plutôt

inventent une quasi-nature à la faveur du temps »155. À cette analogie entre l’habitude et la nature

située au niveau volitif, s’en ajoute une autre qui est sur le plan temporel. L’habitude acquise

revêt quelque chose de naturel parce qu’elle est régulière et stable, tout comme le fonctionnement

des phénomènes naturels tels que les organes, la trajectoire des planètes, le cycle des saisons, etc.

Autrement dit, l’habitude, dès lors qu’elle est acquise, revêt une certaine permanence dans le

temps. Ainsi, dans son processus d’acquisition, l’habitude passe du volontaire à l’involontaire, de

152 Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris, Imprimerie de H. Fournier, 1838, p. 3. 153 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 354. 154 Félix Ravaisson, op. cit., p. 42. Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, Paris, Flammarion, 2000, 2, 452a27-452a28. 155 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 357.

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42

l’appris au naturel, de l’effort à la facilité, de la sporadicité à la régularité et du changement à la

permanence.

1.3. Les identifications-à et leur intériorisation

Ricœur distingue les habitudes des « identifications acquises » qui participent également de

la constitution du caractère d’une personne. Les identifications évoquées ici par Ricœur sont plus

précisément des « identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros,

dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent »156. Une fois acquises, ces

identifications-à deviennent des estimations, des appréciations et des préférences, c’est-à-dire

des manières de se rapporter à des choses ou à des situations en fonction de certaines valeurs et

de certains idéaux intériorisés. Renvoyant également à des manières d’être, les identifications-à

semblent ainsi similaires aux habitudes. On pourrait même suggérer que les identifications

acquises sont en fait des habitudes, mais des habitudes morales ou éthiques – et non pas

intellectuelles, techniques ou ascétiques – parce qu’elles font entrer en jeu des valeurs et des

normes.

Toutefois, l’analogie entre les habitudes et les identifications-à n’est pas totale : les

identifications acquises se distinguent des habitudes contractées au niveau de la modalité de leur

acquisition. En effet, les valeurs et les idéaux ne peuvent pas s’acquérir, c’est-à-dire se stabiliser

en préférences, en appréciations et en estimations, uniquement par l’apprentissage au sens de la

compréhension et de l’exercice. Par exemple, pour devenir fidèle au principe d’impartialité à

travers ses futures actions, l’individu ne peut se contenter de savoir définir l’impartialité et de

tenter d’agir en conformité à ce principe : il doit aussi juger que cette valeur est importante et la

faire sienne. Pour être acquis, les principes normatifs ou axiologiques, en raison de leur altérité,

demandent donc d’être intériorisés. Cette intériorisation procède par la reconnaissance selon

Ricœur : « le se reconnaître-dans contribue au reconnaître-à » ou au s’identifier-à157. « Se

reconnaître-dans » certaines valeurs ou normes peut signifier estimer tels principes ou encore

constater des affinités entre ces valeurs ou ces normes et les principes qui ont guidé nos actions

jusqu’à maintenant. Il en va de même avec les modèles ou les héros : se reconnaître en quelqu’un

exprime le fait pour un individu d’identifier une compatibilité – actuelle ou désirée – avec les

manières d’être d’une personne qu’il estime. Par suite, pour compléter le processus

156 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 157 Ibid., p. 147.

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d’intériorisation, pour passer de la reconnaissance-dans à la reconnaissance-à (ou à

l’identification), l’individu doit agir fidèlement aux principes éthiques et moraux qu’il a érigés

comme c’est le cas avec les habitudes. Les identifications-à deviendront des identifications

acquises lorsque l’intériorisation des principes éthiques et moraux annulera leur effet initial

d’altérité. À ce moment, un individu pourra dire de certaines valeurs ou normes, s’exprimant

alors sous la forme de préférences, d’appréciations et d’estimations dans ses actions et son

rapport au monde, qu’elles sont les siennes.

1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère

Bien que l’acquisition des habitudes n’implique pas un processus d’intériorisation, les

habitudes et les identifications acquises se rejoignent en tant qu’elles consistent toutes deux en

des dispositions. Autrement dit, les dispositions, auxquelles Ricœur reconduit en général le

caractère, se déclinent en habitudes et en identifications acquises. Au sens aristotélicien du terme,

une disposition ou un état (hexis) consiste en une certaine manière d’être reliée à la fois à une

tendance subjective et une situation objective158. La disposition de la générosité, par exemple,

renvoie à la fois à une tendance de l’individu à être généreux et à la manifestation de cette

tendance dans et par rapport à une situation donnée. Les habitudes sont des dispositions parce

qu’elles consistent, comme nous l’avons vu, en certaines manières d’être de l’individu. Bien

qu’elles semblent relever davantage de la dimension subjective des dispositions acquises – le fait

de balancer les bras en marchant renvoie d’abord à une habitude corporelle d’un individu –, les

habitudes impliquent toujours aussi un rapport avec une situation objective – l’individu balance

ses bras lorsqu’il marche –, sans quoi elles consisteraient en des actions mécaniques, c’est-à-dire

des actions qui ne répondent pas à leur contexte159. De manière similaire, les identifications

acquises constituent des manières de se rapporter à des situations en fonction de certaines

préférences ou certaines estimations subjectives. Ainsi, renvoyant à certaines manières d’être

158 Pierre Rodrigo, « The Dynamic of Hexis in Aristotle’s Philosophy », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 42, n. 1, 2011, p. 6. 159 La dimension « objective » des dispositions acquises ou le fait que les dispositions acquises prennent en compte une situation les distinguent en effet des automatismes ou des actions mécaniques. Comme la disposition acquise, l’automatisme renvoie à une certaine manière d’être, à une tendance habituelle de l’individu à agir, à s’exprimer, à percevoir, etc. Toutefois, contrairement aux états, les actions mécaniques ne prennent pas en considération la nature de la situation dans laquelle elles s’accomplissent. La souplesse et la flexibilité des dispositions acquises, en vertu desquelles elles répondent aux demandes d’un contexte déterminé, sont ce qui fait défaut dans les actions mécaniques et les rendent si risibles, comme le défend Bergson dans Le rire. Henri Bergson, Le rire, Paris, Flammarion, 2013, p. 90.

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relatives à une situation donnée, les habitudes et les identifications-à sont des dispositions au

sens aristotélicien du terme.

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue les états ou les dispositions des affections –

être en colère, être triste, etc. – et des capacités – être capable de méchanceté, avoir la possibilité

d’être persévérant, etc.160 Des premières, les dispositions ne partagent pas le caractère

épisodique : le propre d’une disposition est d’être durable, c’est-à-dire de perdurer dans le temps.

Avec les secondes, les dispositions n’ont pas en commun le fait d’être innées et c’est pour cette

raison que Ricœur parle d’identifications acquises. Les dispositions ont donc la particularité d’être

des états acquis et durables. Les habitudes et les identifications, en tant que dispositions acquises,

partagent le fait d’être travaillées par une dialectique de l’innovation et de la sédimentation. Elles naissent

d’une modification – ou innovation – intervenant au niveau d’une manière d’être d’une personne

ou au niveau de ses évaluations et de ses estimations. Puis, à force de temps et d’exercice, elles

s’incorporent et s’intériorisent jusqu’à être sédimentées et acquérir du même coup une durabilité.

Cette dialectique de l’innovation et de la sédimentation peut être exprimée en termes de

changement et de permanence : le changement au niveau d’une manière d’être de l’individu laisse

place à la permanence de cette manière d’être, qu’elle soit évaluative, intellectuelle,

comportement, corporelle, idéologique ou spirituel.

Ainsi, en redéfinissant le caractère comme un ensemble de dispositions, Ricœur permet de

rendre compte du changement et de la permanence constitutifs du caractère. D’une part, le

caractère emprunte sa permanence dans le temps aux habitudes et aux identifications sédimentées,

c’est-à-dire acquises. À travers la comparaison des traits de caractère sédimentés à travers le

temps, le caractère permet de dire d’une personne qu’elle est la même hier qu’aujourd’hui. D’autre

part, les dispositions acquises, et plus spécifiquement « la dialectique de l’innovation et de la

sédimentation [...] [sont] là pour rappeler que le caractère a une histoire »161, histoire qui permet

de tenir compte du changement, de l’ordre de l’innovation, à l’origine de l’acquisition des

dispositions acquises. Ainsi, en s’intéressant à la genèse du caractère dans le temps – ce qui

distingue Soi-même comme un autre de ses autres ouvrages – Ricœur rend compte du fait que, par

sa constitution même, il n’est pas étranger aux changements d’une personne dans le temps.

160 « L’état se définit en effet par les actes et les œuvres qui sont siennes », Aristote, L’Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, IV, 4, 1122 b 1 161 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 147.

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Toutefois, la dialectique de l’innovation et de la sédimentation, qui permet de rappeler que

le caractère naît d’un changement, a la particularité de néantiser le premier moment – innovation,

changement – dans le déploiement du second – sédimentation, permanence dans le temps. Une

fois acquise, l’habitude ou l’identification-à revêt une durabilité qui masque le changement qui

l’a pourtant précédé, ce qui explique aussi pourquoi on est porté à conférer une permanence

dans le temps de l’ordre de l’immuabilité au caractère. Dès lors, pour faire droit au caractère

comme forme de permanence dans le changement, il faut non seulement le thématiser en termes

de dispositions acquises, mais il faut également déployer l’histoire de ces dispositions : « le

caractère doit être replacé dans le mouvement de la narration »162. C'est ici que Ricœur fait

intervenir l’identité narrative qui permet de déployer effectivement, et non plus seulement

théoriquement, l’émergence d’un trait de caractère.

2. La promesse

Avant d’en venir à l’identité narrative, nous allons nous intéresser à la figure inversée du

caractère. Ricœur oppose au caractère un autre modèle de permanence dans le temps ou

d’identité personnelle, « celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée »163 ou, plus

généralement, de la promesse. Le caractère consiste en une forme de recouvrement de l’ipse par

l’idem : le caractère consiste en un ensemble de dispositions acquises similaires à un substrat non-

changeant dans le temps auquel on reconnaît un qui, une personne. Avec la promesse, la mêmeté

et l’ipséité se trouvent dissociées : la promesse n’implique ni un substrat ni une immuabilité.

Malgré tout, elle constitue, tout comme le caractère, un phénomène qui, par sa dimension

temporelle entremêlant permanence et changement, participe de l’identité d’une personne dans

le temps. Afin de cerner la spécificité de la permanence d’une personne dans le changement

associée à l’action de la promesse, notamment quant à sa temporalité prospective, il faut restituer

la double conception ricœurienne de la promesse à la fois comme un acte de discours et une

action morale.

2.1. La promesse comme acte de discours

Selon Ricœur, la promesse est d’abord et avant tout un acte de discours. Avant d’être

accomplie, avant même d’être assumée, la promesse est d’abord énoncée verbalement ou par

162 Ibid., p. 148. 163 Ibid.

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écrit par un locuteur qui affirme « je promets ». Cette promesse, en tant que dire, ne se laisse

penser théoriquement que dans le cadre d’une pragmatique ou d’une théorie des actes de discours

selon Ricœur. Replaçant les énoncés et leur dimension référentielle dans leur contexte

d’énonciation, cette théorie du langage prend en considération le locuteur, c’est-à-dire celui qui

prononce l’énoncé, dans la détermination du sens de cet énoncé. Cette perspective sur le langage

prend donc en compte le rapport de l’énoncé au soi comme locuteur et non plus seulement le

rapport de l’énoncé au monde et aux personnes comme des étants intramondains. Cette

dimension « réflexive » de l’approche pragmatique du langage est la raison pour laquelle Ricœur

la convoque dans le déploiement de son herméneutique du soi164, mais aussi dans le cadre de son

étude de l’identité personnelle, lui permettant de penser la permanence dans le temps de celui

qui dit « je te promets ». D’ailleurs, ce pronom « te » rappelle que, dans le cadre de la pragmatique,

tout contexte d’usage de l’énoncé est une situation d’interlocution, impliquant un « je » et un

« tu ». En effet, pour Ricœur, une parole est toujours une parole donnée à quelqu’un : « parler,

c’est s’adresser à »165. Ainsi, la thématisation par la pragmatique du contexte d’usage permet

également de rendre compte de la dimension dialogique de la promesse, c’est-à-dire du fait que

la promesse est toujours une promesse d’une personne adressée à autrui, une parole donnée par

le locuteur à son interlocuteur166. Nous verrons l’importance de cette dimension plus loin.

164 La prise en compte du locuteur dans l’approche pragmatique du langage permet à Ricœur, dans Soi-même comme un autre, de rendre compte avec plus de richesse du soi dont il veut faire l’herméneutique, contrairement à l’approche sémantique du discours en théorie du langage. Alors que dans cette dernière, le soi ne pouvait être attesté que par référence identifiante, c’est-à-dire comme un « il/elle » désigné par le langage; avec la pragmatique, le soi témoigne de lui-même à travers toutes ses énonciations, en disant « je dis que ». C’est pourquoi la pragmatique est une approche réflexive du langage selon Ricœur, c’est-à-dire une perspective sur le langage qui prend en compte le rapport de l’énoncé au soi comme locuteur, et non plus seulement le rapport de l’énoncé au monde et aux personnes comme des étants intramondains (approche référentielle) (Ibid., p. 56.). Le soi s’attestera de manière plus importante, et cette fois-ci comme ipséité, une fois que le renvoi de l’énonciation à l’énonciateur, propre à la pragmatique, laissera place à un renvoi du sujet à lui-même, à la faveur duquel le soi ne dira plus seulement « je dis que », mais plutôt « je me dis que ». Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 339. 165 Ibid., p. 337. 166 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 59. Selon Ricœur, la promesse revêt une dimension essentiellement dialogique, ce qui exclut la promesse monologique. Ricœur justifie cette dimension dialogique au niveau du langage et au niveau moral. Au niveau du langage, Ricœur fait valoir la dimension dialogique de la promesse en soutenant qu’elle ne peut être performée, donc réussie, que si elle est entendue par quelqu’un d’autre : c’est l’autre qui, par sa compréhension de l’énonciation, témoigne de l’engagement de la personne à réaliser telle ou telle chose. Au niveau moral, c’est-à-dire de l’injonction à tenir sa promesse, Ricœur souligne la dimension dialogique de la promesse en soutenant que la fidélité à la parole donnée dépend notamment du respect d’autrui : « si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ? » (Ibid., p. 313). Selon Ricœur, la promesse est d’abord et avant tout un devoir envers autrui et, plus précisément, un devoir à répondre à l’attente d’autrui envers moi-même. Ainsi, pour Ricœur, reprenant les mots de Gabriel Marcel, « Tout engagement est une réponse » (Gabriel Marcel, Être et Avoir, Paris, Aubier, 1935, p. 63, cité par Paul Ricœur, ibid., p. 311.).

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Si l’approche pragmatique du discours est préconisée par Ricœur dans son étude de la promesse,

c’est également parce qu’elle rend compte de la particularité de cet acte de discours, qui

n’implique pas seulement un dire, mais également un faire : « dire : “je te promets”, c’est

promettre effectivement »167. On dit des actes de discours régis par la maxime austinienne

« Quand dire, c’est faire » (« How to do things with Words ») qu’ils sont performatifs. Distincts des

actes constatifs qui ont une valeur descriptive, c’est-à-dire des énoncés dont le sens correspond

au sens de la référence, les actes performatifs signifient d’abord et avant tout une certaine action.

L’action performée est une action accomplie par le locuteur et donc exprimée à la première

personne du singulier. L’énoncé « Je crois que le chat est sur le paillasson »168, contrairement à

l’énoncé « Le chat est sur le paillasson », est un acte performatif parce qu’un fait (le chat est sur

paillasson) n’est pas seulement constaté, mais une action (une croyance) est également accomplie

par le locuteur à travers son énonciation. Un acte performatif ne peut pas performer toutes les

actions prononcées à la première personne du singulier de l’indicatif présent : il ne concerne que

les actions pouvant être accomplies par un dire, tels qu’« acquitter », « commander », « garantir »,

« remercier », « postuler » et bien sûr « promettre ». De plus, la promesse, comme les autres

exemples, consiste en un « faire-en-disant » si elle est exprimée par des verbes à la première

personne du singulier du présent de l’incitatif : seuls les énoncés introduits par l’expression « je

te promets » performent une promesse ; dans les autres cas, comme dans la proposition « il lui

promet », la promesse est seulement constatée169. Même si un acte de discours contient un verbe

dont l’accomplissement de l’action peut procéder par un dire, il n’est pas pour autant performatif.

Un acte performatif est réussi, au sens où le dire performe bel et bien un faire, qu’à certaines

167 Ibid., p. 57. 168 Nous reprenons ici l’exemple de Ricœur dans Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 338-339. 169 Suivant Austin dans la révision de sa théorie des actes de discours, Ricœur suggère que l’acte performatif de la promesse est plus exactement un énoncé avec une certaine force illocutoire. Après avoir rencontré les limites de sa distinction entre les actes constatifs et les actes performatifs, Austin propose une nouvelle classification des actes de discours selon trois niveaux : les actes locutoires, les actes illocutoires et les actes perlocutoires. L’acte locutoire, c’est le dire de l’énonciation, c’est-à-dire le fait qu’un énoncé est prononcé par un locuteur. La notion d’acte illocutoire désigne ce que le locuteur fait en parlant à son interlocuteur et donc la force illocutoire de son énonciation (constatation, commandement, conseil, etc.). Finalement, le concept d’acte perlocutoire désigne les effets de l’énonciation du locuteur sur l’interlocuteur (John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p. 109-114). Cette nouvelle classification ne vient pas contredire le fait que la promesse, impliquant une action, est un acte performatif, mais elle vient plutôt généraliser le faire du dire à d’autres actes de discours. En effet, avec cette distinction, on est à même de rendre compte que les constatifs expriment aussi une action, bien qu’elle soit dissimulée, et que cette action est différente de celle impliquée dans les actes performatifs comme la promesse, en ce qu’elle fait intervenir une autre force illocutoire (le plus souvent, de l’ordre de l’affirmation) (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 58).

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conditions, correspondant aux conditions de succès d’un énoncé, à savoir si l’énonciation du

locuteur est adressée à quelqu’un et si cet interlocuteur a compris le sens de l’énoncé. Sans quoi,

le dire n’exprime pas réellement un engagement du locuteur170. Puisque le sens de l’énonciation

dépend du contexte d’usage, qui est un contexte d’interlocution, le sens d’un acte performatif

dépend ainsi de la compréhension qu’en a l’interlocuteur. De la même manière, une promesse

est performée seulement si l’interlocuteur comprend que le locuteur s’engage, envers lui, à

réaliser une action. Ainsi, l’interlocuteur se trouve directement impliqué dans les conditions de

succès de l’acte de discours. Mais qu’est-ce que cette promesse performée par un acte de discours implique chez le

locuteur qui la prononce ? Que signifie promettre ? La promesse, comme action, performe un

engagement du locuteur devant autrui à réaliser ce qu’il a promis d’accomplir. En disant « Je

promets de te donner mon livre », le locuteur s’engage à réaliser prochainement une telle action :

« en tant qu’acte de discours, promettre c’est dire que l’on fera demain ce que l’on dit aujourd’hui

que l’on fera »171. Se liant à une action, le locuteur s’atteste dans la promesse comme responsable

de ses actions futures et plus précisément de l’action à accomplir. Cette responsabilité signifie

pour un individu d’assumer les conséquences de ses futures actions notamment quant à leur

réalisation ou leur non-réalisation172. Cette responsabilité présuppose une certaine imputabilité :

assumer les conséquences de ses actions revient, pour un individu, à accepter qu’elles soient

mises à son compte par autrui, qu’elles lui soient ascrites en tant qu’agent. La promesse, comme

acte de discours, c’est-à-dire exprimé verbalement ou par écrit, performe donc un engagement

du locuteur, envers son interlocuteur, à accomplir une action déterminée et à se tenir responsable

de sa réalisation ou de sa non-réalisation.

2.2. La promesse comme action morale

La définition de la promesse comme acte de discours ne rend pas compte de la portée du

phénomène de la promesse pour la constitution de l’identité et c’est le fait que la dimension

temporelle de la promesse ne soit pas thématisée qui en constitue l’indice. Selon Ricœur, la

promesse renvoie à la fois au fait de promettre et de tenir sa promesse : « Promettre est une

chose. Être obligé de tenir ses promesses en est une autre »173. Le statut de promesse n’est pas

170 Daniel Vanderveken, « Principes de pragmatique formelle du discours », Philosophiques, vol. 34, n. 2, 2007, p. 234. 171 Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, éditions Esprit, 1995, p. 104. 172 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 340. 173 Ibid., p. 309.

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réservé à la promesse tenue : d’un côté, « une promesse non tenue reste une promesse »174 et, de

l’autre, l’obligation de tenir une promesse « c’est en quelque sorte la promesse de la promesse »175.

La dimension temporelle de la promesse correspond ainsi à l’espace entre l’énonciation de la

promesse et la réalisation de l’action promise. Autrement dit, la promesse acquiert une dimension

temporelle dès lors qu’elle est maintenue dans le temps. Or, la promesse comme acte de discours

n’implique pas l’obligation de maintenir sa promesse. Bien qu’elle engage le locuteur à réaliser

une action future, rien n’oblige le locuteur à accomplir bel et bien cette action, rien ne le contraint

à effectivement tenir sa parole dans le temps. Autrement dit, il y a une déliaison entre les

conditions de succès d’un énoncé performatif en vertu desquelles le dire performe bel et bien

un faire et les conditions de satisfaction d’un énoncé selon lesquelles le fait affirmé, promis ou

ordonné, est effectivement réalisé.

Afin de rendre compte de la dimension temporelle de la promesse comme promesse tenue,

il faut donc changer de registre d’analyse. Selon Ricœur, l’obligation de tenir une promesse est

assumée par la morale. Avec ce changement de registre se trouve éclairée l’autre face de la

promesse : chez Ricœur, la promesse est un acte de discours, à savoir un engagement envers

autrui à réaliser une action déterminée, mais aussi une action morale, c’est-à-dire un engagement

envers autrui qui doit être maintenu dans le temps en fonction de certains principes moraux. En

effet, c’est la morale qui donne les raisons suffisantes à la tenue de la promesse, à savoir « le

respect de soi, le respect de l’autre qui compte sur moi, enfin le respect de l’institution même du

langage »176.

Les deux premières raisons, explicitées dans la huitième étude de Soi-même comme un autre et

constituant des moments clés de la « petite éthique » de Ricœur177, sont d’inspiration kantienne.

Dans le cadre de la philosophie morale kantienne, le respect de soi peut être défini comme le

174 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113. 175 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 352. 176 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113. 177 Ricœur aborde la question de la moralité dans la huitième étude de Soi-même comme un autre. Dans cet ouvrage, la morale correspond au deuxième « moment » de la « petite éthique » de Ricœur qui est organisée sur trois niveaux. Au fondement, se trouve l’éthique à laquelle correspond la visée de la vie bonne en sollicitude avec autrui et à travers de bonnes institutions. Laissant la possibilité à la manifestation du mal, l’éthique doit être renforcée par la morale qui régule les comportements en légiférant un respect de soi, de l’autre que soi et de la légalité des institutions. Au dernier niveau de sa petite éthique, se trouve la sagesse pratique qui offre une solution éthique aux conflits possibles entre les normes morales. Si la tenue de la promesse est fondée dans la morale et non dans l’éthique (au sens du premier moment de la « petite éthique » de Ricœur), c’est parce que, selon Ricœur, c’est à la première qu’est associée le prédicat de l’« obligatoire », alors que l’éthique est plutôt reliée à ce qu’on estime bon ou juste. Cela suppose que la valeur « bonne » ou « juste » d’une promesse n’est pas suffisante, au niveau volitif, à la tenue de la promesse parce qu’elle n’écarte pas la possibilité, pour le prometteur, de faire preuve de mauvaise foi.

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respect de soi-même comme sujet autonome, c’est-à-dire un sujet qui obéit aux lois qu’il se donne

lui-même, à savoir les lois de la raison. Ces lois lui commandent, notamment, d’agir en fonction

des maximes morales, c’est-à-dire celles qui ont traversé avec succès l’épreuve d’universalisation

selon laquelle elles doivent valoir pour chacun et l’épreuve de non-contradiction qui invalide les

maximes contenant une contradiction interne178. Si le respect de soi constitue une raison

suffisante à la tenue d’une promesse, c’est parce que la promesse est un devoir de la raison, c’est-

à-dire une maxime qui passe systématiquement l’épreuve du principe d’universalisation et de

non-contradiction, et à laquelle tout individu se respectant comme sujet raisonnable et autonome

doit obéir. Le caractère déontologique de la promesse peut également être attesté par le fait que

l’universalisation de la fausse promesse est triplement contradictoire et donc impossible :

premièrement, avec la fausse promesse, la promesse appellerait la défiance, alors que la promesse

vient toujours de pair avec la confiance (contradiction extérieure à la fausse promesse, selon

Ricœur) ; deuxièmement, la fausse promesse impliquerait l’idée contradictoire d’une promesse

qu’on a décidé de ne pas tenir, alors que la promesse suppose toujours un engagement

(contradiction interne à la fausse promesse) ; troisièmement, celui qui fait une fausse promesse se

soustrait au principe d’universalisation participant de la promesse comme devoir en se donnant

une exception en sa faveur (contradiction performée par la non-tenue effective de la promesse)179.

Ainsi, par respect de soi-même, en tant que sujet obéissant aux devoirs de la raison, il faut tenir

sa promesse.

Le respect de l’autre est également pour Ricœur une raison suffisante pour tenir sa

promesse, ce qui vient expliciter la dimension dialogique de la promesse, mais cette fois-ci sur le

plan moral. Selon la deuxième formulation de l’impératif catégorique – « Agis de telle sorte que

tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en

même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »180 –, respecter autrui

signifie le reconnaître comme une fin, c’est-à-dire comme un sujet raisonnable et non comme

un moyen. Puisque la fausse-promesse contrevient au principe d’universalisation et que ce

principe suppose l’appréhension d’autrui comme fin, alors elle ne respecte pas autrui. En effet,

l’universalisation d’une maxime suppose que tous et toutes, en tant qu’êtres rationnels, la fassent

leur. Puisque le faux-prometteur se donne une exception en sa faveur en se détournant du devoir

178 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 307. 179 Ibid., p. 308. 180 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 105 [429].

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de la promesse, cela signifie qu’il ne respecte pas autrui comme un sujet rationnel également

soumis au devoir de la raison181. Selon ce raisonnement, pour qu’autrui soit respecté comme il

se doit, le prometteur doit tenir sa promesse. Cette justification est toutefois insuffisante – selon

Ricœur, Kant ne prend pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse182 – de

telle sorte que, dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre, Ricœur révise cette conception

du respect d’autrui. Si autrui doit être respecté, c’est parce qu’il est, comme nous, un sujet de

raison, mais surtout parce qu’il est vulnérable. Ne pas tenir sa parole, c’est trahir ou rester

indifférent à la sollicitation d’autrui et, ce faisant, ne pas témoigner du respect qui lui est dû. Ne

pas tenir sa parole, c’est donc laisser autrui dans la vulnérabilité et maintenir une relation

dissymétrique avec lui183. Le respect d’autrui, au sens de la reconnaissance d’autrui comme une

fin, mais surtout comme un être vulnérable, exige la tenue de la promesse184.

Finalement, Ricœur convoque l’institution du langage à titre de motif pour la tenue de la

promesse. Selon Ricœur, le langage repose sur la présupposition que le locuteur croit ce qu’il dit,

« means what he (or she) says » 185. Ne pas tenir sa promesse, c’est négliger ce réquisit du langage et

faire passer le langage, malgré lui et contre lui, pour mensonger. Par respect envers l’institution

du langage, il faut conserver la parole donnée à autrui. Ainsi, le respect de soi, les attentes d’autrui

ou la nécessité de sauver l’institution du langage sont autant de raisons qui assurent le maintien

de la promesse dans le temps. Or, si ces différents motifs participent de la satisfaction de la

promesse, c’est parce qu’elle oblige la personne à faire durer la promesse donnée dans le temps.

Cet engagement de l’individu prend la forme d’une permanence dans le temps.

2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle

En quoi consiste cette nouvelle forme de permanence dans le temps, corollaire à la tenue

de la parole donnée dans le temps, et de quelle manière elle s’articule avec le changement d’une

personne dans le temps ? Tel que nous l’avons suggéré précédemment, la forme de permanence

181 Nathalie Maillard, La vulnérabillité : une nouvelle catégorie morale, Genève, Labor and Fibes, 2001, p. 116. 182 Selon Ricœur, la conception kantienne du respect d’autrui est insuffisante. Ricœur fait remarquer qu’autrui n’y est pas vraiment pris en compte : en effet, dire qu’une maxime – par exemple, la fausse promesse – ne respecte pas autrui revient à affirmer qu’elle n’est pas universalisable, et revient donc à convoquer de nouveau le respect de soi au niveau duquel autrui n’intervient pas. Pour Ricœur, Kant ne prend donc pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 310). Autrui, dans sa singularité irremplaçable, est considéré dès lors qu’on quitte le point de vue formel pour adopter le point de vue concret. 183 Ibid., p. 312. 184 Ibid. 185 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113.

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dans le temps impliquée dans la promesse est étrangère à la mêmeté, ce qui signifie qu’elle ne se

présente pas dans l’horizon d’un quoi. Autrement dit, avec la promesse, ce qui octroie à la

personne une identité dans le temps, ce n’est pas la permanence d’une chose que l’on peut

rapporter à soi telle que l’habitude. Ici, la permanence dans le temps relève plutôt, et uniquement,

du soi, compris comme un étant dont l’être est celui de l’existence: elle « ne se laisse pas inscrire

[...] dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ? »186.

Ricœur reconduit la forme de permanence dans le temps propre à la promesse au maintien de soi.

2.3.1. Le maintien de soi et la dénégation du changement

Ricœur reprend à Heidegger la notion de maintien de soi (Selbstständigkeit) qui désigne, dans

Être et temps, un mode d’être du Dasein et plus précisément la solidité et la constance du Dasein

ayant acquis une tenue intérieure187. Existentialement, Heidegger reconduit le maintien de soi à

la totalité originaire et authentique du Dasein qu’est la résolution devançante188, c’est-à-dire,

synthétiquement, à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans

la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue189. Puisque la mort est la possibilité la

plus propre du Dasein – en tant qu’existant, le sens de l’être du Dasein est d’être mortel – celui

qui anticipe constamment sa mort se maintient dans l’authenticité. Dans sa réappropriation de

la notion de maintien de soi, Ricœur rejette le primat conféré par Heidegger au phénomène de

la mort et plus généralement le sens existential du maintien de soi – Ricœur ne pense pas le soi

et l’ipséité dans l’horizon d’une pensée de l’authenticité ni dans une opposition entre l’existentiel

et l’existential comme nous l’avons vu190 – pour l’élargir à d’autres attitudes existentielles qui ont

186 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 187 Annie Larivée et Alexandra Leduc, « Le souci de soi dans “Être et temps”. L’accentuation radicale d’une tradition antique ? », Revue philosophique de Louvain, vol. 100, n.4, 2002, p. 731. 188 Pour Heidegger, « Le maintien de Soi-même [autonomie] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante ». Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 227 [322]. 189 Plus précisément, la résolution (Entscholossenehit) renvoie chez Heidegger à l’affrontement du Dasein à l’appel de la conscience et à la vérité du Dasein, à savoir son pouvoir-être tout entier qui s’ouvre avec lui (Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 301.). Le devancement (Vorlaufen) désigne quant à lui le mouvement en avant du Dasein vers sa possibilité la plus propre, la mort, ou, plus simplement, l’anticipation du Dasein de sa fin (Cristian Ciocan, Heidegger et le problème de la mort : existentialité, authenticité, temporalité, Dordrecht, Springer, 2014, p. 180.). Pour Heidegger, la résolution est authentique dans la mesure où elle est maintenue, maintien lui-même rendu possible par la projection ou l’auto-devancement du Dasein vers sa mort – c’est cette résolution authentique que Heidegger désigne par l’expression « résolution devançante ». Ainsi, synthétiquement, la constance du soi relève chez Heidegger de la pensée « résolue » du Dasein de sa mort. Chez Ricœur, le maintien de soi ne prend pas la forme d’une pensée de la mort, mais d’un engagement envers autrui. 190 Claude Romano, loc. cit., p. 141-142.

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une justification éthique comme c’est le cas de la promesse191. Chez Ricœur, le maintien de soi

signifie pour l’individu de rester fidèle à lui-même et à ses engagements dans le temps. Cette

fidélité à soi a une portée plus large que le maintien de la parole donnée à autrui, qui n’en est

qu’un exemple, bien qu’il soit « paradigmatique »192 : le maintien de soi consiste en quelque sorte

à un engagement de second degré qui est impliqué dans tous les engagements, dans tous les

projets du soi, tels que le travail, les projets de vie mais aussi les contrats, les dettes, les relations

d’amitié, etc.

La permanence dans le temps propre au maintien de soi se démarque donc de celle du

caractère. Comme nous l’avons suggéré plus haut, elle relève seulement du soi. En effet, le

maintien de soi n’est pas une chose, une substance, un principe indépendant du soi, mais il

consiste en une « attitude » ou un mode d’être du soi193. De plus, comme la notion d’attitude ou

de mode d’être le dit, le maintien de soi implique une activité du soi. Pour souligner la part active

du soi impliquée dans l’identité personnelle au niveau de la promesse, Ricœur parle de

« persévérance » de la fidélité à la parole donnée, par contraste de la « persévération » du

caractère ; de « constance » dans la promesse, par contraste de la « continuation » du caractère194.

Plus encore, la permanence dans le temps propre au maintien de soi dépend de l’activité réitérée

du soi : se maintenir dans le temps, c’est à chaque instant réaffirmer la fidélité à soi-même et à

ses engagements. Autrement dit, l’identité personnelle dans la promesse n’est jamais gagnée,

contrairement au caractère, qui une fois sédimenté, est définitivement acquis, de telle sorte qu’il

faille exercer un réel effort pour le transformer.

Impliquant des formes différentes de permanence dans le temps, le caractère et la promesse

se distinguent également par rapport à leur articulation avec les changements d’une personne

dans le temps. Au niveau du caractère, comme l’innovation et la sédimentation, le changement

et la permanence se succèdent, et c’est pourquoi il faut en faire l’histoire pour restituer les

transformations de l’individu dans le temps. À l’inverse, dans la promesse, la permanence dans

le temps et les changements sont contemporains et entretiennent un rapport de dénégation : « la

191 « Il n’est pas nécessaire, pour qu’elle fasse sens, de placer la tenue de la parole donnée sous l’horizon de l’être-pour (ou envers)-la-mort. Se suffit à elle-même la justification proprement éthique de la promesse, que l’on peut tirer de l’obligation de sauvegarder l’institution du langage et de répondre à la confiance que l’autre met dans ma fidélité. » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 192 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379. 193 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. Cela nous met aussi sur la piste de la dimension éthique de l’ipséité. 194 Ibid., p. 148.

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tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement »195.

Cela signifie que la personne se maintenant dans le temps fait fi ou écarte des changements qui

pourraient l’affecter. En effet, se maintenir dans le temps, c’est dénier les changements

empiriques qui pourraient affecter ou menacer la fidélité à des engagements : « quand même mon

désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, “je maintiendrai” »196. Mais

dénier, c’est toujours reconnaître. En ce sens, le faux-prometteur, c’est non seulement celui qui

ne reste pas fidèle à son engagement et ne se maintient pas dans le temps, mais c’est aussi celui

qui poserait arbitrairement l’invariabilité de ses désirs et fermerait les yeux aux changements qui

l’affectent. Dans ce dernier cas, où la permanence dans le temps « se fig[e] dans la raideur

stoïcienne de la simple constance »197, le prometteur se mentirait à lui-même. L’authentique

promesse est celle dans laquelle le prometteur, conscient des intermittences de ses désirs,

maintient tout de même sa parole pour répondre à la demande d’autrui. Le changement est donc

constitutif du maintien de soi lié à la promesse comme modèle d’identité personnelle.

2.3.2. L’attestation

À cette distinction entre promesse et caractère s’en ajoute une dernière qui a trait à la nature

de l’épreuve de vérité propre à ces deux modèles d’identité. Le caractère, dans la mesure où il

s’annonce toujours à travers des traits distinctifs, peut être vérifié par le constat et la comparaison

de ses différents moments dans le temps. Il n’en est pas ainsi avec la permanence dans le temps

impliquée dans la promesse que l’on tient : « irréductible à toute persistance empirique »198,

l’identité personnelle ici ne laisse aucune trace à partir de laquelle elle aurait pu être confirmée

ou infirmée par autrui. De plus, si le caractère peut être vérifié avec certitude, c’est aussi parce

qu’il a une temporalité passée. C'est à partir des habitudes et des identifications passées d’une

personne qu’il est possible de dire qu’elle est la même aujourd’hui qu’hier. Il en va autrement

avec la promesse : la promesse n’a pas de passé, mais qu’un avenir, elle n’a pas de dimension

mémorielle, mais seulement promissive199. Puisqu’au moment où la promesse est prononcée elle

n’est pas encore satisfaite et que la permanence dans le temps y étant reliée ne s’est pas encore

195 Ibid., p.149 [Nous soulignons]. 196 Ibid., p. 149. 197 Ibid., p. 311. 198 Ibid., p. 343. 199 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379.

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55

déployée, il n’est pas possible de dire avec certitude que le prometteur conservera sa parole, qu’il

sera la même personne demain que celle qu’il est aujourd’hui.

Bien que le maintien de soi échappe à la vérification et à la certitude, il ne faut pas conclure

que l’identité personnelle impliquée dans la promesse ne peut être dite vraie ou fausse. Le

prometteur se manifeste bel et bien devant autrui, et ce, comme celui qui tient sa parole malgré

les changements qui peuvent l’affecter, qui est responsable de ses actions et sur lequel on peut

compter. Celui qui se maintient dans le temps peut déclarer à autrui « Ici je me tiens, tu peux

compter sur moi »200. En retour, si l’engagement du prometteur est convaincant, si son

interlocuteur croit qu’il maintiendra sa parole, l’interlocuteur placera sa confiance en lui. Ainsi,

celui qui se maintient dans le temps, c’est celui sur qui « en dépit du changement [...] nous comptons

que, dans l’avenir, il tienne parole, c'est-à-dire qu’il prenne en charge l’être d’aujourd’hui dans

l’être de demain »201. C'est donc la confiance d’autrui qui témoigne de la fidélité du prometteur à

sa parole et qui vient confirmer son identité comme ipséité. La confiance, c’est le sens que prend

la catégorie de vérité appropriée à la promesse à laquelle Ricœur donne le nom d’ « attestation ».

L’attestation est la forme de croyance appropriée au soi ou à l’ipséité selon Ricœur202. Cette

croyance n’est ni de l’ordre de la certitude ou du savoir indubitable, ni de l’opinion ou de la doxa.

Elle consiste plutôt dans le type d’assurance que l’on accorde au témoin : on croit en la parole

du témoin parce qu’elle est fiable. Ainsi, la « vérité » de l’ipséité ne relève pas d’une vérification,

mais de la créance ou de la confiance qu’elle suscite203. De la même manière, dans la promesse,

une identité personnelle est attestée au sens où autrui a bel et bien confiance envers le

prometteur, il croit qu’il maintiendra sa parole et sera donc le même aujourd’hui que demain.

En somme, si « la vie humaine [...] [fait] suite avec elle-même »204, c’est par le caractère qui

confère à la personne une permanence dans le temps, d’hier à aujourd’hui, et la promesse, par

laquelle l’individu s’engage à être demain le même qu’aujourd’hui. Si l’on s’en tient à ces deux

modèles d’identité personnelle, ayant leur temporalité et leur épreuve de vérité respective, on est

forcé de conclure une division du soi. À la réponse « Qui suis-je ? », on répondrait, d’une part,

200 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198. 201 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378 [Nous soulignons]. 202 Paul Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », dans Jean Greisch et Richard Kearney (dir.), Paul Ricœur, Métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 382. 203 Ibid. 204 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379 [Nous ôtons l’italique].

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un ensemble d’habitudes et d’identifications à des valeurs, des normes, des héros, et, d’autre part,

une tendance à être fidèle à soi-même qui s’actualise à travers des projets et des engagements

envers autrui. Selon Ricœur, c'est l’identité narrative qui comble l’intervalle de sens entre le

caractère et la promesse, c’est elle qui dépasse l’aporie entre la dimension mémorielle et

permissive du soi, c’est elle qui réunifie le soi divisé.

3. L’identité narrative

L’identité narrative est peut-être la notion pour laquelle Paul Ricœur est le plus connu. Elle

apparaît pour la première fois dans le troisième tome de Temps et récits. Dans cet ouvrage, l’identité

narrative est présentée comme le « fragile rejeton »205 de l’union entre l’histoire et la fiction, union

de laquelle découle également le temps humain constituant la solution aux apories rencontrées

par la tradition philosophique dans la conceptualisation du temps. Or, dans Soi-même comme un

autre, ce n’est pas sous cet angle que Ricœur la thématise et que nous proposons de l’expliciter.

Comme le caractère et la promesse, l’identité narrative est introduite dans le cadre de la résolution

du défi de l’identité personnelle en ce qu’elle constitue elle aussi – et au premier chef – une forme

particulière de permanence dans le changement. Avant même de se distinguer du caractère et de

la promesse par la nature de l’articulation entre permanence et changement qu’elle implique,

l’identité narrative est déjà différente par le fait qu’elle constitue un type d’identité personnelle

médiatisé. Ce qui agit à titre d’intermédiaire c’est l’histoire d’une vie. En effet, Ricœur définit l’identité

narrative comme le type d’identité personnelle découlant de l’histoire d’une vie.

Quel rôle joue l’histoire d’une vie dans l’identité dite « narrative » ? L’histoire d’une vie

permet d’unifier notre vie de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière

malgré les changements qui nous affectent206. L’histoire d’une vie confère donc à la personne

une forme de permanence dans le changement en unifiant sa vie. Cette idée s’appuie sur deux

autres thèses implicites de Ricœur. Premièrement, le fait que la vie d’une personne est

intrinsèquement liée à son identité ou son individualité : les événements de son passé, les lieux

qu’elle a fréquentés, les relations qu’elle a tissées, défilant sur la scène de sa vie, font d’elle ce

qu’elle est. Deuxièmement, la thèse selon laquelle la vie d’une personne au cours de laquelle elle

reste la même comme elle change consiste en un mélange de permanence et de non-permanence

205 Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, tome III, Paris, Seuil, 1985, p. 355. 206 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », Revue de théologie et de philosophie, vol. 138, 2006, p. 334.

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dans le temps207. De cette seconde idée, Ricœur infère l’idée que l’unité d’une vie ou la « cohésion

de la vie »208 vient subsumer les éléments de non-permanence d’une personne à des éléments de

permanence. En joignant ces deux thèses, on peut conclure que l’unité d’une vie participe à la

constitution de l’identité personnelle comme permanence dans le changement.

Afin de compléter cette démonstration et montrer comment l’histoire d’une vie résout à sa

manière le défi de l’identité personnelle, il faut d’abord établir ce en quoi consiste l’histoire d’une

vie. Cette question sera l’occasion d’aborder avec Ricœur les rapports complexes entre la vie et

la fiction. Dans un retour progressif de la fiction à la réalité, il s’agira ensuite de montrer comment

l’histoire d’une vie unifie la vie et se lie par-là à la question de l’identité. Après avoir décrit la mise

en intrigue, nous restituerons le double transfert de l’identité du récit à l’identité narrative du

personnage, puis de l’identité du personnage à l’identité narrative de la personne. Cela nous

permettra, dans un troisième temps, de situer l’identité personnelle par rapport aux autres

modèles d’identité personnelle.

3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction

Selon Ricœur, l’histoire d’une vie est un phénomène ambigu. Dans Soi-même comme un autre,

il le définit comme « mixte instable entre fabulation et expérience vive »209. D’un côté de cette

ambiguïté ou de ce rapport, on retrouve l’expérience vive et plus généralement la vie. L’histoire

d’une vie renvoie pour Ricœur à la totalité des événements que nous avons subis et des actions

que nous avons initiées dans le passé. L’expérience vive inclut aussi l’ensemble des émotions qui

nous ont habité, des opinions que nous avons défendues, des valeurs que nous avons fait nôtres.

La vie regroupe également les relations que nous avons tissées, les lieux que nous avons

fréquentés et les établissements que nous avons habités. Toutefois, la vie en tant que telle et de

prime abord ne se donne pas de manière claire et unifiée. En effet, lorsque l’on se rapporte

spontanément à notre passé, non seulement une grande partie des événements, des actions, des

dispositions ou encore des volitions nous échappe, mais ceux apparaissant se présentent de

manière pêle-mêle et sans lien nécessaire. En raison de ce défaut d’intelligibilité, la vie appelle à

être racontée. C’est pourquoi Ricœur affirme qu’elle constitue « une activité et une passion en

207 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 37. 208 Ibid., p. 36. 209 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191.

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quête de récit »210 et donc une « histoire à l’état naissant » 211. Cela signifie que la vie a une valeur

pré-narrative.

À l’autre pôle du rapport constitutif de l’histoire d’une vie se trouve l’histoire racontée sur une

vie. L’expression narrative de la vie vient lui conférer une intelligibilité, un sens qui lui était alors

en défaut : les vies humaines sont « plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des

histoires que les gens racontent à leur sujet »212. En évoquant une péripétie de notre passé ou les

grandes étapes de notre carrière, lors d’une rencontre amicale ou dans un contexte d’entrevue

par exemple, on identifie les événements marquants et on tisse des liens entre eux. Toutefois,

ces histoires au jour le jour ne sont pas exactement ce que Ricœur entend par l’histoire d’une

vie : les évocations quotidiennes des expériences passées et des attentes d’une personne, le plus

souvent non structurées ou sinon organisées de manière chronologique, ne sont pas suffisantes

pour déceler le sens d’une vie213. La restitution du sens d’une vie relève d’un effort plus grand et

d’un détour plus important : c’est la médiation par les récits de fiction configurée selon une mise

en intrigue, qui permet à l’individu de rendre intelligible sa vie. Avec l’introduction des récits de

fiction, on comprend mieux pourquoi Ricœur définit l’histoire d’une vie comme un « mixte

instable entre fabulation et expérience vive »214.

Bien que Ricœur parle d’un mixte entre expérience vive et histoire, vie et fiction, il ne

confond pas ces deux dimensions de l’histoire d’une vie, contrairement à Alastar MacIntyre.

Dans sa théorie du « récit incarné » (enacted narrative), MacIntyre suppose que la vie est structurée

comme une histoire, ce qui expliquerait qu’elle puisse faire l’objet d’un récit raconté215.

S’opposant à cette théorie, Ricœur soutient qu’il y a une différence structurelle entre la vie et

l’histoire qui interdit de les assimiler, sans pour autant mettre en péril leur relation. Ricœur

souligne plusieurs distinctions entre la vie et le récit quant à leur nature respective : nous ne

sommes pas les auteurs de notre vie comme nous sommes l’auteur d’une histoire ; la vie

contrairement au récit n’a pas de début et de fin, du moins vécues ; pour une même vie, il est

possible de composer plusieurs histoires dans la mesure où sa fin est encore indéterminée ;

210 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 270. 211 Ibid., p. 270. 212 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 295. 213 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188. 214 Ibid., p. 191. 215 Alastar MacIntyre, Après la vertu, Paris, PUF, 2013, p. 215 : « En quoi consiste l’unité d’une vie individuelle ? c'est l’unité d’un récit incarné dans une vie unique. ». Cf. Jakub Čapek, « Experience beyond storytelling: László Tengelyi on the Narrative Identity Debate », Acta Universitatis Carolinae – Interpretationes – Studia Philosophica Europenea, n. 2, 2015, p. 98.

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l’histoire d’une vie, contrairement au récit portant sur une vie singulière, est toujours empêtrée

dans l’histoire de la vie des autres ; et la vie implique les trois dimensions temporelles, alors que

le récit n’est que rétrospectif. Malgré l’impossibilité de confondre vie et récit, il n’en reste pas

moins qu’ils sont compatibles, ce que fait valoir Ricœur en apportant une nuance aux cinq

différences entre vie et récit : bien que nous ne sommes pas l’auteur de notre vie quant à

l’existence, nous participons de la détermination de son sens ; le récit permet de donner un début

et une fin aux vies humaines qui resteraient autrement évasives ; à une même vie peuvent

correspondre plusieurs récits authentiques ; les récits de fiction faisant interagir les différents

protagonistes reproduisent l’enchâssement réel entre les vies ; finalement, même si la narration

est au passé, parmi les faits racontés on compte des projets, des attentes, des anticipations qui

sont tous orientés vers le futur216. Il y a donc compatibilité dans la différence entre vie et récits.

Ce qu’il reste à comprendre, c’est de quelle manière les récits existants participent de la

narration d’une vie ? Comment la dimension fabulatrice du récit se lie avec la réalité de notre

expérience passée ? L’histoire d’une vie, telle que définie par Ricœur, soulève la difficile question

de l’articulation entre la vie et la fiction. La théorie de la triple mimésis, développée par Ricœur

dans Temps et récit, répond à cette question. Celle-ci repose sur l’idée que le récit consiste en une

mimésis de la réalité et, plus précisément, en une « imitation créatrice du champ pratique »217 ou

du monde de l’action. Selon cette théorie, il y aurait plus précisément une triple interaction entre

vie et récit, réalité et fiction, dans laquelle, d’un côté, le récit porte à l’expression le monde de

l’action et, de l’autre, ce monde se trouve transfiguré par sa mise en récit. La première mimésis

ou la préfiguration renvoie à l’enracinement de l’intrigue dans la pré-compréhension narrative du

monde de l’action : selon Ricœur, l’action, dans son effectivité, est toujours déjà structurée,

symbolisée et organisée temporellement, ce qui lui permet d’être racontée218. Cela rejoint l’idée

que la sphère de l’action, et plus généralement la vie, est prénarrative. La configuration – mimésis

II – décrit l’entrée de l’action dans le « royaume de la fiction » au niveau duquel l’action est mise

en intrigue, concept central que nous allons décrire dans la prochaine section219. Cet écart entre

le réel et la fiction est recouvert au moment de la troisième mimésis ou de la refiguration : au

passage du monde du texte au monde de l’action par le truchement de la lecture, le champ

216 Ibid., p. 189-193. Cf. László Tengelyi, L’expérience de la singularité, Paris, Hermann, 2014, p.339-348. 217 Paul Ricœur, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », Études phénoménologiques, vol. 6, n. 11, 1990, p. 30. 218 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 108-109. Cf. Myriam Revault d’Allones, « La vie refigurée : les implications éthiques du récit », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011, p. 599. 219 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 125.

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pratique préfiguré est refiguré par l’application des structures narratives. La triple mimésis du

récit décrit donc le processus par lequel l’expérience pratique ou la vie est transfigurée par le

pouvoir de configuration du récit220.

En effet, les récits ne viennent pas que révéler une expérience préfigurée. En révélant

l’expérience vive, les récits la transforment également. Cela s’explique par le fait que pour

Ricœur, « révélation et transformation se manifestent inséparablement »221 : exprimer une chose,

lui conférer une intelligibilité, implique nécessairement sa transformation. Autrement, on se

maintiendrait dans le cercle de la simple réitération de l’expérience préfigurée qui appelle

pourtant une configuration222. Cela signifie que Ricœur rejette la conception « naïve » de la

mimésis, définie uniquement comme description, réplication ou révélation223. Pour Ricœur, « qui

dit Mimesis dit au moins deux choses : d’une part, que la “fable” de l’action [...] se développe

dans le domaine de la fiction. D’autre part, que le récit [...], de façon si créative, imite l’effective

activité humaine » 224. En bref, si les récits fictifs participent de l’histoire racontée sur soi-même,

c’est en vertu de la configuration et de la transfiguration de l’expérience préfigurée qu’ils opèrent,

découlant elles-mêmes de leur statut fictif et imaginaire. Ainsi, l’histoire d’une vie consiste en un

mixte entre l’expérience vive et la fiction, dont les deux termes s’articulent selon le cercle

herméneutique de la préfiguration, de la configuration et de la refiguration.

3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue

De quelle manière l’histoire d’une vie, telle que décrite, participe-t-elle de l’identité

personnelle225 ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, l’histoire d’une vie confère une identité

à la personne en unifiant sa vie. Nous pouvons rajouter à présent que ce sont les récits de fictions

qui offrent le principe unificateur de la vie, à savoir la mise en intrigue. Autrement dit, lorsque

220 Ibid., p. 106. 221 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285 : « Révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. Nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. » 222 Marie-Hélène Desmeules, « Les refigurations de notre expérience du temps », Philosophiques, vol. 41, n. 2, 2014, p. 281-282. 223 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191. 224 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 44. 225 En plus de participer à l’identité personnelle, et de résoudre les apories de l’identité rencontrée par la tradition, selon Ricœur, les récits apportent une « réplique poétique » aux apories du temps, réplique à laquelle il consacre les trois volumes de Temps et récit (cf. László Tengelyi, « Refiguration de l’expérience temporelle selon Ricœur », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011), et aux apories de l’ascription, qu’il aborde dans Soi-même comme un autre (cf. Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 481-494).

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61

Ricœur défend l’idée que la vie est unifiée en histoire, il suppose plus précisément qu’elle est

mise en intrigue. La mise en intrigue (muthos), concept que Ricœur reprend à Aristote, décrit la

configuration des actions racontées selon une dynamique de concordance-discordance226. La

concordance du récit renvoie à sa complétude, à sa totalité et à son étendue appropriée. Le

premier trait renvoie au fait que l’interprétation d’une action ou d’une succession d’actions est

subordonnée à l’interprétation de l’ensemble des actions racontées ou de l’histoire, comme une

partie par rapport au tout227. Par exemple, la multiplication d’achats de produits luxueux par

Madame Bovary est la fois à la réalisation de ses rêves de vie mondaine et de roman à l’eau de

rose, et le signe d’une dépression plus profonde dans laquelle ses fantasmes déçus l’ont jetée. La

totalité ou le tout (holos) également caractéristique du récit renvoie au fait qu’il est organisé selon

un commencement, un milieu et une fin. Cette organisation suppose que la succession des

événements du récit, contrairement à un ensemble d’événements du monde, est régie selon les

exigences de nécessité et de probabilité faisant en sorte que chaque action en appelle une autre

ou en est la conséquence228. Pour reprendre notre exemple, les achats compulsifs de Madame

Bovary la conduisent nécessairement à sa perte. Finalement, l’enchaînement nécessaire des

événements dans un récit suppose que l’histoire s’étende dans le temps : c’est l’étendue du récit.

La temporalité du récit, contrairement aux événements du monde, est caractérisée par

l’introduction de « temps vides », c’est-à-dire les moments entre deux scènes où le protagoniste

devrait accomplir des actions qui ne sont toutefois pas racontées229. Ces éclipses temporelles

permettent de lier de manière nécessaire des segments d’actions et donc d’assurer la totalité et la

complétude du récit. Racontant la chute de Madame Bovary, Flaubert insère des sauts temporels

afin de relater successivement les situations dans lesquelles elle est sujette à la détresse : ses

dépenses irraisonnables, son malaise par rapport à sa propre fille, sa maladie nerveuse, l’échec

de ses relations amoureuses et, bien sûr, son suicide.

La configuration de l’histoire inclut également des éléments de discordance qui contreviennent

à l’enchaînement nécessaire et probable des actions dans l’histoire. Ces éléments peuvent être

contingents ou surprenants. La contingence est introduite dans le récit par des actions qui

auraient bien pu se dérouler autrement ou pas du tout. Du point de vue de la totalité de l’histoire,

le contingent apparaît comme ce qui est sans importance par rapport à la progression de l’action

226 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 227 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 38. 228 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 229 Ibid., p. 81.

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62

de l’histoire230. Pensons par exemple au meurtre par Œdipe d’un vieil homme avec qui il eut une

altercation sur sa route de Corinthe à Thèbes. L’effet de surprise, quant à lui, est provoqué par

certains événements qui ne sont pas appelés par ceux qui les précèdent. L’effet de surprise,

« comble du discordant »231, vient donc briser les attentes du spectateur ou du lecteur. Les romans

d’aventures dans lesquels les protagonistes se buttent à une succession d’obstacles regorgent de

ce type d’éléments discordants.

Dans la conception de la mise en intrigue aristotélicienne, les éléments discordants sont

toujours subordonnés à la concordance du récit. Au cours de l’histoire, les événements

contingents se trouvent intégrés à la progression de l’action et se transmuent donc en nécessité.

C'est ce qui arrive lorsqu’un événement narré auquel nous avons porté peu d’attention se révèle

finalement être un événement central au terme du récit. L’Œdipe-roi de Sophocle est encore un

bon exemple. Au cours de la tragédie, il devient de plus en plus évident que l’homicide du vieil

homme croisé par Œdipe sur son chemin n’est pas anodin. Dans le troisième épisode, ce meurtre

se révèle être un parricide et les prévisions de l’oracle, qu’Œdipe tente de contredire toute la

pièce, se trouvent confirmées malgré lui. Il en va de même avec l’effet de surprise. Alors qu’il

semble de prime abord interrompre la progression de l’action en provoquant un

« renversement », il finit par participer au cours de l’histoire en lui faisant prendre une autre

direction. C’est ce qui arrive dans Moby Dick lorsqu’Ismaël réalise, une fois embarqué sur le

Pequod, que son périple ne sera pas une chasse à la baleine, en vue d’alimenter le marché de la

baleine, mais une poursuite, vengeresse, de Moby Dick. Le changement de direction qu’initie un

effet de surprise participe donc de l’étendue de l’histoire : sans lui, l’histoire se terminerait, en

quelque sorte, plus rapidement 232. La mise en intrigue est donc une forme de « concordance

discordante »233 des actions. Conciliant concordance et discordance, et soumettant la seconde à

la première, la mise en intrigue vient non seulement organiser les actions en un tout, mais

également y intégrer les actions ou événements discordants, qui le menacent pourtant. On

comprend mieux pourquoi le principe de mise en intrigue est un principe unificateur pour

Ricœur.

Toutefois, au niveau de la configuration à laquelle nous nous situons, la mise en intrigue

vient unifier les actions racontées, et non les actions et autres événements de la vie d’une

230 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, op. cit., p. 38. 231 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 87. 232 Ibid., p. 88. 233 Ibid., p. 86.

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personne en chair et en os. Il n’est pas encore question de la vie de personnes ni de leur identité.

Comment la mise en intrigue appartenant aux récits de fiction est transférée à la vie, par le détour

de la configuration à la refiguration ? De ce détour, comment la personne acquiert-elle une

identité dite narrative ? Selon Ricœur, l’identité personnelle est constituée par la mise en intrigue

de la vie en vertu d’un « transfert » 234 de la mise en intrigue des actions par le récit à l’identité du

personnage, puis de l’identité du personnage à l’identité de la personne. Nous proposons de

restituer ce double transfert ce qui nous permettra ensuite de définir l’identité narrative comme

une forme de permanence dans le changement.

3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne

Comment la mise en intrigue du personnage est-elle transférée au personnage ? Comme la

mise en intrigue consiste en une configuration des actions racontées et que ces actions sont celles

du personnage qui en est l’agent235, le personnage est lui aussi objet d’une mise en intrigue. D’un

234 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170. 235 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. Le transfert de l’identité du récit à l’identité du personnage dépend donc de la « corrélation entre action et personnage » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170). Comme le personnage est une catégorie narrative, Ricœur propose de rendre compte de cette corrélation à partir de la narratologie. Ricœur propose d’abord d’expliquer ce lien en recourant à la typologie des rôles narratifs de Propp. Avec lui, il fait remarquer qu’il y a un lien, une correspondance, entre les fonctions et le rôle du personnage. Avec Propp, le lien entre action et personnage correspond au lien entre les fonctions et le rôle du personnage. Propp définit le conte par l’enchaînement de fonctions, c’est-à-dire de segments récurrents d’action. Toutefois, pour rendre compte du lien entre ces fonctions, Propp est forcé d’introduire la catégorie du personnage et une typologie des rôles. La liste proposée des rôles se croisent à celles des fonctions via les sphères d’actions, renvoyant à un regroupement de fonctions (Ibid., p. 171.). L’agresseur, le pourvoyeur, l’auxiliaire, la personne recherchée, le mandateur, le héros et le faux héros sont tous des types de personnages auxquels appartiennent une certaine sphère d’actions (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 40.). En plus du lien indirect entre actions et personnage, cette théorie comporte un double défaut : s’intéressant aux contes (russes), les segments d’actions sont très typiques et les personnages sont réduits à des rôles définis, ne faisant pas droit, d’un côté, à la pluralité et l’enchevêtrement entre les différentes sphères d’actions et, de l’autre, à la singularité du personnage qui ne se réduit pas au rôle qu’on peut lui donner. Le lien entre action et personnage semble plus ténu dans la théorie narrative de Claude Bremond. Ce dernier propose que le rôle d’un personnage relève de l’attribution à une personne d’un processus d’actions éventuel, en acte ou achevé. En plus de thématiser et qualifier le lien entre action et personnage, à savoir l’attribution ou l’ascription d’action au personnage, cette théorie permet de composer un répertoire plus exhaustif des rôles et, par-là, des identités narratives. En effet, dans la mesure où le rôle ne dépend plus d’un segment d’actions pré-établies, mais de l’ascription de n’importe quelle action, l’identité du personnage se trouve construite ou révélée par toutes les actions qu’il entreprend (Ibid., p. 172.). Toutefois, Bremond ne rend pas compte du fait que la personne est un actant, interprétation du personnage qui demande de se situer de son point de vue. Cette définition du personnage, Ricœur la trouvera finalement chez Greimas, qui le définit comme un opérateur ou un initiateur d’actions sur le parcours narratif. Selon cette conception du personnage, son rapport à l’action n’est pas seulement pensé du point de vue extérieur, qui est celui de l’attribution – on attribue une action aux personnes –, mais également du point de vue de l’actant lui-même : « on procède des relations possibles entre actants en direction de la riche combinatoire des actions, que celles-ci s’appellent contrats, épreuves, quêtes, luttes » (Ibid., p. 173). Cette compréhension du rapport entre action et personnage – qui coïncide donc avec la compréhension ricœurienne du soi comme agissant, et à laquelle on peut

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côté, selon la ligne de concordance, « le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie

considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre »236.

Se trouve exprimée l’idée que chaque personnage se distingue des autres par la suite d’actions ou

d’expériences qui sont les siennes et qui le caractérisent en propres. Par exemple, on ne peut

comprendre qui sont Ulysse, Œdipe, Antigone, Don Quichotte, le roi Lear ou Madame Bovary

sans raconter leur histoire singulière, c’est-à-dire la configuration de leurs actions, comme le

propose Muriel Gilbert suivant Ricœur237. De l’autre côté, les éléments discordants du récit

viennent menacer la totalité temporelle offerte par le récit en introduisant des événements

imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.)238. Sur le coup, ces événements

viennent changer le sens de l’histoire auquel on reconnaissait jusqu’à maintenant la personne.

Au terme du récit, ces événements acquerront une nouvelle signification pour la vie du

personnage et l’identité narrative de ce dernier se trouvera consolidée. L’identité narrative du

personnage découlant de la mise en intrigue du récit est donc subordonnée à la configuration du

récit. Le récit étant donné ses éléments concordants, eux-mêmes intégrants des éléments

discordants, construit l’identité du personnage comme permanence dans le changement. Qu’en est-il

de l’identité narrative de la personne ?

L’identité narrative de la personne est constituée par la fréquentation des récits fictifs et

s’opère donc au niveau de la refiguration, c’est-à-dire du passage du monde du texte au monde

réel. Ce qui assure la constitution de l’identité de la personne, dans ce retour du récit à la vie,

c’est l’acte de lecture239, mais d’abord et avant tout par le lecteur l’identification au personnage. Cette

ascrire des actions – permet de transfert de la mise en intrigue du récit à l’identité du personnage. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction, tome II, Paris, Seuil, 1984, p. 59-114. 236 Ibid., p. 175 [Nous soulignons]. 237 Muriel Gilbert, « L’homme souffrant en quête de sens : du récit de soi à l’identité narrative. Une réflexion à partir de Ricœur », Psychiatrie Science-humaine Neuroscience, vol. 5, 2007, p. 73. 238 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 175. 239 Selon Ricœur : « Le phénomène de la lecture [devient] du même coup le médiateur nécessaire de la refiguration » (Ibid., p. 288). La lecture permet de passer du monde du texte au monde réel, c’est que la lecture n’est pas une « imitation paresseuse » 239 de l’histoire racontée à la vie. En effet, la personne est impliquée activement dans la lecture – c’est d’ailleurs en ce sens que c’est un acte. Dans Temps et récit, Ricœur tente de rendre compte de la participation dynamique du lecteur, qui implique toujours une certaine distance entre le texte et son lecteur, en recourant à différentes théories de la lecture : la phénoménologie de la lecture, l’esthétique de la réception et la rhétorique de la fiction. Sans entrer dans le détail, les premières soulignent la participation du lecteur au sens du récit : la phénoménologie de la lecture suggère que le lecteur complète le sens de l’histoire racontée par ses attentes, et la rhétorique de la fiction soutient que le lecteur interprète et réinterprète le sens du récit conféré par l’auteur à la lumière à sa réalité socio-historique. Différemment, la rhétorique de la fiction montre que, de la lutte entre le narrateur et le lecteur, ce dernier consolide ou révise sa vision du monde en fonction de celle proposée par le texte et engage un nouveau cours d’actions conformément à celle-ci (Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 290-308 ; Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188-189 ; Daniel Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer, Paris, PUF, 2008, p. 247-248.). De la phénoménologie de la lecture à la rhétorique de la fiction, on assiste

Page 72: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

65

nouvelle notion peut laisser penser que l’identité de la personne serait la résultante d’une

application à soi-même, au sens fort de superposition, de l’identité du personnage. Cette

compréhension de l’identification au personnage reviendrait à « se projeter dans une image

trompeuse derrière laquelle on peut se cacher »240. Par voie de conséquence, l’identité narrative

de la personne, par sa relation avec les récits fictifs, serait « un moyen de se duper soi-même ou

de se fuir soi-même »241. Bien que la narration de soi implique toujours une part de création de

soi, selon Ricœur, par le détour des récits, « nous tentons de retrouver, et non pas simplement

d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue »242. Autrement dit, la constitution de

l’identité narrative implique un processus de connaissance de soi dans lequel les récits nous

servent de guide. C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’identification au personnage, c’est-à-dire

comme « véhicule privilégié de cette interprétation »243 de soi. Le lecteur ne s’identifie donc pas

au personnage en tant que tel, mais à la figure identitaire du personnage comme le corrélat de

l’histoire racontée sur lui : « s’approprier une figure de personnage au moyen de l’identification

signifie se soumettre soi-même au jeu des variations imaginées, lesquelles deviennent alors des

variations imaginées du soi » 244. Ce que le lecteur reprend au texte pour l’appliquer à sa vie, c’est

la dynamique entre l’identité du récit et l’identité du personnage.

Le lecteur de récits devient donc « lecteur et scripteur » de sa propre vie245. Cela ne signifie

pas qu’il organise les actions et les événements de son passé en une histoire ayant un début, un

milieu, une fin – à l’exception, peut-être, des quelques-uns qui se sont livrés à l’exigeant exercice

autobiographique. Ricœur assouplit et actualise lui-même le modèle aristotélicien de mise en

intrigue en redéfinissant la configuration du récit comme une « synthèse de l’hétérogène » qui

fait le lien « entre le divers des événements et l’unité temporelle de l’histoire racontée ; entre

l’enchaînement de l’histoire et les composantes disparates de l’action, à savoir les intentions

à une refiguration plus importante du récit, corollaire d’une compréhension plus importante de soi-même : se comprendre devant le texte signifie ici de « s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde » (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 116). Toutefois, ce n’est pas ce type de compréhension, une compréhension éthique, qui semble impliquée dans la constitution narrative de soi-même par le détour de la fiction. C’est pourquoi, pour rendre compte de l’identité narrative, Ricœur convoque également le processus d’identification au personnage dans Soi-même comme un autre. 240 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 45. 241 Ibid., p. 45. 242 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 274. 243 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 304. 244 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 245 Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale », Cités, vol. 33, n. 1, 2008, p. 99.

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66

causes et les hasards ; enfin entre la pure succession et l’unité de la forme temporelle »246. De

manière similaire à la configuration du récit, la configuration d’une vie consiste à identifier et à

relier, de manière nécessaire ou vraisemblable, les événements marquants d’une vie. C’est à un

exercice de ce genre que se livre Simone de Beauvoir dans son ouvrage Mémoire d’une jeune fille

rangée. En effet, elle identifie dans son autobiographie les événements marquants, notamment

son introduction à la littérature et à la philosophique ainsi que certaines relations humaines (avec

Zaza, Jacques, Herbaud et Sartre) qui lui ont permis de quitter le cadre que lui imposait sa famille.

De cette lecture de soi, les vingt premières années de sa vie lui apparaissent comme une tentative

d’émancipation du carcan familial. L’identification et l’organisation des événements marquants

d’une vie permet donc de conférer une certaine unité temporelle et un sens à la vie.

Comment s’articule ce travail de configuration d’une vie à la constitution de l’identité

personnelle ? Comme la mise en intrigue des récits constitue l’identité narrative du personnage,

la personne tire son individualité de la configuration de sa vie en histoire. En effet, de la même

manière que dans le récit, cette identité relève de la corrélation entre les actions racontées et la

personne comme auteur de ces actions. Puisque les actions ou les événements racontés sont les

nôtres, c’est-à-dire qu’on peut nous les ascrire ou on peut s’y identifier, ils indiquent qui l’on est.

On est celui ou celle qui a initié telle action, qui a vécu tel événement, qui a été habité par telle

ou telle émotion. Plus généralement, on se définit et on se distingue des autres par cette histoire

singulière qui est la nôtre, avec les événements qui la composent et le sens qui l’unifie. Autrement

dit, l’écriture de notre vie permet de nous découvrir et de nous construire comme le personnage

de notre vie. C'est d’ailleurs ce que partage Simone de Beauvoir, dans Mémoire d’une jeune fille

rangée, en évoquant son expérience d’écriture autobiographique : « En écrivant une œuvre nourrie

de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence »247. Ainsi, à la

question « Qui suis-je ? », celui qui s’est fait lecteur et scripteur de sa vie, répond « une histoire »,

« une narration », comme le propose Johann Michel248. Ce qu’il reste à montrer, c’est la manière

par laquelle cette identité narrative confère à la personne une forme de permanence dans le

changement.

246 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 169. 247 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 187. 248 Johann Michel, « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurienne d’identité narrative aux sciences sociales », Revue européenne des sciences sociale, vol. 41, n. 125, 2003, p. 129.

Page 74: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

67

3.4. L’identité narrative comme mise en intrigue de la permanence et du changement

Avec l’identité narrative, la personne emprunte sa permanence dans le changement à l’unité

que lui confère l’histoire de sa vie. Cette identité se distingue par sa nature et par la nature de son

articulation entre identité et transformation des autres modèles d’identité personnelle identifiés

par Ricœur. L’identité narrative, relevant de l’histoire racontée sur soi-même, est de l’ordre du

sens. Selon Ricœur, « je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au

sens »249. En effet, l’unification de l’expérience vécue opérée par le récit ne concerne pas la

matérialité de nos actions passées – le passé est « impossible [...] à changer, du moins quant à la

matérialité des événements » 250 – mais uniquement le sens qu’on leur confère. La sélection de

nos événements passés et leur mise en relation selon un début, un milieu et une fin leur confère

une nouvelle signification à laquelle on se reconnaît comme identique. Ce sens n’est pas

emprunté aux histoires fictives par le détour desquelles on unifie notre vie. Comme nous l’avons

indiqué plus haut, les récits fictifs par leur structure permettent plutôt de déceler le sens de notre

expérience vive et celui de notre identité. Le sens de notre identité, à la fois découvert et constitué

par l’identification aux personnages fictifs, permet à Ricœur d’affirmer qu’avec la narration de

soi « nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative

qui nous constitue »251. Cette affirmation vient également préciser la part de l’individu dans la

constitution de sa permanence dans le temps. Comme dans la promesse, la personne y est

impliquée activement en conférant un sens à son expérience vécue. Mais cette activité n’est pas

totale dans la mesure où l’expérience vive, quant à sa matérialité, ne peut être changée : sur ce

point, l’individu subit son identité narrative comme il subit son caractère. Par l’ambiguïté de

l’histoire d’une vie, comme expérience vive et fabulation, la permanence de l’identité narrative

se situe en quelque sorte entre le caractère et la promesse.

De plus, la permanence dans le temps propre à l’identité narrative s’étendant du passé

jusqu’au futur, contrairement à la promesse et au caractère qui sont associés à une dimension

temporelle. En effet, ce modèle d’identité lie les événements passés d’une personne aussi bien

que ses anticipations futures dans une unité de sens. Autrement dit, le passé et le futur d’une

personne participe d’un tout qui est celui de son histoire. Pour Ricœur, cela revient à dire que

l’identité narrative est associée à la temporalité du présent. Ayant une épaisseur temporelle, le

249 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191. 250 Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 405. 251 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 274.

Page 75: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

68

présent ne doit pas être réduit à « l’instant ponctuel du temps chronologique »252. Au contraire,

il lie toujours déjà le passé et le futur, comme le fait l’identité narrative. Ainsi, avec ce modèle de

permanence dans le temps, l’individu peut se dire « le même aujourd’hui que celui qui a fait hier

et qui fera demain »253.

La permanence associée à l’identité narrative est une permanence dans le changement.

L’histoire d’une vie fait droit à la diversité des événements vécus, à leur disparité quant aux

intentions, aux causes et aux conséquences, leur étant reliées, et à leur caractère contingent ou

surprenant. Tous ces éléments, menaçant l’unité de l’expérience vive, ne sont pas fatals à

l’identité narrative – ils le seraient s’ils empêchaient la narration de soi-même, nous y reviendrons.

En effet, leur configuration en histoire permet de leur conférer un sens et de consolider, de

manière corollaire, l’identité personnelle : « ainsi le hasard est-il transmué en destin »254. Cette

transformation des changements en permanence tient à l’action de synthèse de la narration ou

au « triomphe de la concordance sur la discordance »255 selon l’interprétation aristotélicienne de

la mise en intrigue. Cette mutation du changement en permanence ne doit pas être confondue

avec celle impliquée dans le caractère : au niveau de l’identité narrative, les éléments discordants

d’une vie ne sont pas oubliés, mais ils sont mis en scène dans une histoire. Ces changements ne

sont pas pris en compte de la même manière que dans la promesse : à la différence du

prometteur, qui écarte tout en reconnaissant les changements menaçant la tenue de sa promesse,

le lecteur de soi-même les intègre à l’unité de son histoire. Ainsi, avec l’identité narrative,

permanence et changement, « identité et diversité »256 ne sont pas articulés selon une dialectique

de l’innovation et de la sédimentation ni selon une dénégation des changements dans le maintien

de soi, mais ils sont mis en intrigue.

4. La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle

La restitution de la recherche descriptive de l’identité personnelle nous révèle que Ricœur

parvient non seulement à répondre de manière conceptuelle au défi de l’identité personnelle,

mais il y répond de manière concrète en identifiant trois phénomènes de permanence dans le

changement. À la question « comment rendre compte du fait que l’on reste identique dans le

252 Ibid. 253 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 342. 254 Ibid., p. 175. 255 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 155. 256 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170.

Page 76: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

69

temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? », le caractère offre la réponse la plus

commune : nous restons les mêmes dans le temps à travers la sédimentation de nos traits de

caractère qui dissimule les changements de la personne qui s’y trouvent à l’origine. La promesse

offre à cette question une réponse plus audacieuse, imprégnée de volonté : nous restons les

mêmes parce que nous nous maintenons dans le temps malgré les changements qui nous

affectent et que nous dénions257. La réponse la plus adéquate est offerte par l’identité narrative :

nous restons les mêmes parce que l’histoire d’une vie à laquelle nous nous reconnaissons confère

un sens aux éléments disparates de notre vie. Du caractère à l’identité narrative en passant par la

promesse, la place aux changements de la personne est de plus en plus grande : le caractère

dissimule les changements, la promesse les dénie et l’identité narrative les intègre au sens de l’histoire.

En plus d’articuler la permanence et le changement ainsi que les dimensions rétrospective

et prospective, passive et active du soi dans l’identité personnelle, l’identité narrative « fait tenir

ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du

maintien de soi » 258. D’un côté, en faisant l’histoire d’une vie, le lecteur et scripteur de lui-même

ne décèle pas seulement le sens des événements de son passé, mais également les habitudes et

les identifications acquises qui sont les siennes depuis toujours. La personne prend connaissance

de son caractère – et « lui rend son mouvement, aboli dans les dispositions acquises » 259 – à

travers la narration de soi qui est une forme de connaissance de soi. Sans l’identité narrative, le

caractère ne pourrait offrir une réponse à la question « Qui suis-je ? ». De l’autre côté, l’identité

narrative facilite la promesse. Tenir sa parole suppose que l’agent ait unifié l’expérience qui est

la sienne de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière malgré les

changements qui l’affectent260. Il est plus facile de s’engager auprès d’autrui si l’on a déjà la

conviction qu’on est resté le même à travers les changements qu’on subit : « c’est dans la mesure

où je peux me rassembler narrativement que je m’avère capable de me tenir, et de me maintenir,

éthique » 261. Comme forme d’introspection, la narration de soi participe à la promesse en révélant

à la personne les prédicats moraux et éthiques qui orientent déjà sa vie. Comme forme de

connaissance de soi, l’identité personnelle rend possible la connaissance du caractère et la

réalisation de la promesse. Ainsi, en tant que leur condition, l’identité narrative relie les deux

257 « La tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement », Ibid., p.149. 258 Ibid., p. 196. 259 Ibid. 260 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. 261 Paul Ricœur, « Entretien, 1994 », dans Jean-Christophe Aeschlimann (dir.), Éthique et responsabilité, Neuchâtel, La Baconnière, 1994, p. 26.

Page 77: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

70

autres modèles d’identité venant ainsi recouvrir le spectre de la dialectique entre idem et ipse. À la

lumière de cette double médiation opérée par l’identité narrative, le plaidoyer que Ricœur lui livre

dans Soi-même comme un autre semble justifié.

La validité du caractère, de la promesse et de l’identité narrative comme modèle d’identité

personnelle vient donc confirmer en retour celle des concepts d’identité, en termes de mêmeté

et d’ipséité. Il semble y avoir un rapport réciproque entre la recherche conceptuelle de Ricœur

et sa recherche descriptive : la première a donné accès à la seconde, et la seconde a confirmé la

validité de la première. Ce rapport réciproque n’est toutefois pas circulaire. Il s’apparente à la

méthode phénoménologique en zigzag de Husserl caractérisée par un retour vivant à l’origine.

Cette origine correspond à la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, dégagée à travers la

recherche conceptuelle de Ricœur et confirmée par son examen des phénomènes concrets de

l’identité. Ainsi, la recherche constructive et descriptive de Ricœur vient confirmer le sol

originaire identifié préalablement par son étude destructive et conceptuelle262. Cette méthode

vivante, progressant malgré ses rétroactions, est peut-être ce qui a permis à Ricœur,

contrairement à ses prédécesseurs, de répondre au défi de l’identité personnelle.

Il reste à voir si la recherche conceptuelle et descriptive, s’auto-validant, est capable de

répondre à un second défi posé par le phénomène de l’identité personnelle. Ce défi est celui des

situations de perte d’identité personnelle.

262 Servanne Jollivet, « La notion de “destruction” chez le jeune Heidegger : de “la critique historique” à la “destruction de l’histoire de l’ontologie” », Horizons philosophiques, vol. 14, n. 2, 2004, p. 90.

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71

CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE D’IDENTITÉ ET

LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE

L’IDENTITÉ PERSONNELLE

J’étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l’armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d’une façon à la

fois engageant et timide. Dans ses yeux, deux flaques d’ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas

reconnue. [...] Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. [...] Moi cependant, j’existais

toujours quelque part263.

La conception ricœurienne de l’identité, pensée dans l’horizon du défi de l’identité personnelle,

revêt une valeur phénoménologique indéniable puisque ce défi est posé par l’expérience elle-

même. Cette dernière nous montre que le soi, par son existence temporelle, est sujet aux

changements, dont la variabilité des états psychiques – les impressions, les désirs et les croyances

– est le témoin le plus évident. À la lumière des changements que vit inévitablement le soi, la

recherche d’un moi « non affecté par le temps »264, tel qu’elle a été menée par nombre de philosophes

analytiques, paraît vaine : ce moi, nous dit Ricœur, « nous le trouvons pas »265. Néanmoins, à

contre-courant des conceptions de l’identité de Hume et Nietzsche, l’expérience ne présente pas

le soi comme une pure diversité, une pure variabilité : « on dit que la même personne est entrée

et sortie ; que, dans un album de photos, c’est le même homme, la même femme qui est devenu(e)

adulte »266, etc. Le défi de l’identité personnelle tient compte de cette permanence attestée par

l’expérience. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, partant de ce défi pour tenter

d’y répondre, fait droit à cette coexistence expérientielle de la permanence et du changement.

Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré que les deux concepts d’identité

personnelle identifiés par Ricœur, à savoir la mêmeté et l’ipséité, expriment respectivement le

fait de rester le même ou de rester soi-même malgré le changement. Dans le chapitre précédent,

nous avons associé cette première réponse à trois phénomènes d’identité, que sont le caractère,

263 Marguerite Duras, op. cit., p. 122. 264 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378. 265 Ibid. 266 Ibid. [Nous soulignons].

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la promesse et l’identité narrative et qui constituent autant d’articulations entre permanence et

changement. Avec cette réponse concrète, Ricœur ne fait pas seulement droit au phénomène de

l’identité personnelle, mais il propose de le figurer, triplement, en se situant lui-même au niveau

de l’expérience.

Relevant le défi de l’identité personnelle, on ne peut pas affirmer que la conception

ricœurienne de l’identité fait droit, pour autant, à l’entièreté de ce phénomène. Ce phénomène

ne pose pas que le défi de la permanence et du changement. En effet, l’expérience témoigne

d’autres paradoxes relatifs à l’identité personnelle. Pensons notamment à l’incohérence entre la

dimension solipsiste et la dimension intersubjective de l’identité personnelle – notre identité,

c’est la nôtre et pourtant autrui participe toujours à sa constitution, notamment à notre histoire

– ou encore au contraste entre notre puissance et notre fragilité à son égard – d’un côté, nous

sommes capables de rassembler notre vie pour la constituer en histoire, de l’autre, certains

souvenirs nous échappent irrémédiablement ou certains événements de notre passé sont trop

douloureux pour être évoqués267. À ces paradoxes, on peut également ajouter les situations de la

perte d’identité.

L’expérience de la perte d’identité survient lorsqu’en se rapportant à soi-même on ne sait

plus qui l’on est. Cette expérience peut prendre plusieurs formes. Comme le rappelle le

personnage de Marguerite Duras, il peut arriver qu’il ne soit plus possible pour une personne de

s’identifier au visage, au corps, à la posture que lui renvoie la glace. Dans une autre situation,

l’impression de ne plus être soi-même peut relever de la transformation importante de ses

opinions, de ses valeurs, de ses convictions. Ou encore, cela peut survenir lorsqu’il n’est plus

possible de reconnaître les événements, les actions, les lieux, les relations de notre passé comme

les nôtres. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience de perte d’identité se manifeste de

manière silencieuse, en laissant sans réponse la question « Qui suis-je ? » ou, plus précisément,

« Qui suis-je, moi, si versatile ? »268. Cette absence de réponse ne traduit pas pour autant une

néantisation réelle de l’identité personnelle269. C’est ce que nous démontre l’expérience. Par

exemple, malgré la fragilisation de son identité spéculaire, l’empêchant de répondre à la question

« Qui suis-je ? », Francine reste encore identique à travers son tempérament et encore plus par

267 Cf. Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 377-392. 268 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198. 269 Ibid., p. 196.

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73

son passé, qui sont restés intacts. L’impossibilité d’une néantisation de l’identité personnelle270

est également attestée par le caractère épisodique des expériences de perte d’identité : au terme

de ces épisodes ou de ces « nuits de l’identité personnelle »271, notre individualité, qui ne nous a

jamais vraiment quittée, s’atteste à nouveaux frais. C'est comme si les expériences de perte

d’identité étaient contemporaines d’une persistance de l’individualité de la personne qui n’exclut

pas son changement. Toutefois, cette individualité est tacite : elle échappe par instant au langage

et laisse la question de l’identité personnelle sans réponse.

Cette expérience se présente pour celui ou celle qui veut la thématiser théoriquement

comme un autre défi. Elle exige de rendre compte de la simultanéité d’une impression de perte

d’identité et d’une persistance de l’individualité. Ce défi est en quelque sorte plus redoutable que

le premier. Le premier défi demandait de penser ensemble la coexistence de la permanence et

du changement d’une personne dans le temps. Bien que tout changement constitue a priori une

menace à l’identité personnelle, ce risque n’est pas toujours effectif. Par exemple, les

changements mineurs ou régionaux, tels qu’une nouvelle coupe de cheveux ou l’acquisition d’une

nouvelle habitude, ne viennent pas nécessairement affecter l’identité d’une personne, qui peut

être supportée par la permanence de ses autres traits de caractère ou par la cohérence de son

histoire. Il en va de même avec la croissance ou le vieillissement : bien qu’au bout du compte,

on ne ressemble plus à celui ou celle que l’on était, prises une à une, nos faibles transformations

à travers le temps menacent notre ressemblance sans la détruire272. Ainsi, l’antinomie entre

permanence et le changement qu’implique le premier défi de l’identité personnelle n’est pas

toujours avérée. Il en va autrement avec le second défi de l’identité personnelle qui demande de

joindre deux termes contraires : l’identité d’une personne et l’expérience d’une perte d’identité,

la permanence dans le changement d’une personne et la dissipation de son identité. Le second

défi de l’identité personnelle, avec lequel l’identité personnelle se trouve bel et bien menacée,

consiste en quelque sorte en la réalisation à la limite du premier défi.

270 La néantisation de l’identité est impossible du point de vue de la normalité. Il semble en être autrement au niveau pathologique. Certaines maladies identitaires, telle que la schizophrénie, pourraient être reconduites et interprétées comme des pertes maintenues de l’identité personnelle. Plus précisément, elles consisteraient en des divisions ou des dissociations de soi-même – que nous allons reconduire, au quatrième chapitre, à une fragilisation de l’ipséité – ne pouvant être résorbées. Cf. Philippe Cabestan, « Identité et dissociation (Spaltung) du point de vue de l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) », Paulo Jesus, Gonçalo Marcelo et Johann Michel (dir.), Du moi au soi : variations phénoménologiques et herméneutiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. 271 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197. 272 Ibid., p.142.

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74

Ce second défi, Ricœur se l’est lui-même posé, bien qu’implicitement, en abordant les cas

de fragilisation de l’identité personnelle. Nous proposons, dans un premier temps, de restituer

l’examen de ces situations et la résolution, en termes d’ipséité et de promesse, que Ricœur leur

apporte. Plutôt que de consolider l’apport de Ricœur à la problématique de l’identité personnelle,

la solution proposée par Ricœur initiera une lecture critique de sa conception de l’identité

personnelle au terme de laquelle elle s’avérera incapable de relever non seulement le second, mais

également le premier défi de l’identité personnelle. En effet, il s’agira, dans un deuxième temps,

de montrer que le phénomène de la promesse et le concept d’ipséité ne sont pas relatifs à

l’identité personnelle. Cet échec de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ne

conduira pas pour autant à son abandon : il donnera plutôt l’impulsion à son dépassement, que

nous signalerons à la fin de ce chapitre.

1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution

Ricœur s’intéresse d’abord aux situations de fragilisation de l’identité personnelle telles

qu’illustrées par les récits fictions. C’est donc l’identité narrative du personnage qui est en

question, mais pas n’importe laquelle. Dans la sixième étude de Soi-même comme un autre, l’identité

narrative semble être entachée d’une équivocité qu’il faut soulever pour bien comprendre le

traitement par Ricœur des situations fictionnelles de perte d’identité. Nous avons décrit l’identité

narrative comme un modèle d’identité personnelle, à côté du caractère et de la promesse, qui

découle de la narration de soi. Ce type d’identité, que le personnage possède également – on peut

donc parler de l’identité narrative du personnage – emprunte sa forme de permanence dans le

changement à la structure de concordance-discordance des récits fictifs.

Cependant, Ricœur a également recours à la notion d’identité narrative pour exprimer

l’identité du personnage en général. L’identité du personnage, comme l’identité de la personne,

oscille entre la permanence du caractère et le maintien de soi dans la parole donnée. D’un côté,

le caractère du personnage se reconnaît au fait qu’il est identifiable et réidentifiable. De l’autre,

le maintien de soi du personnage transparaît à travers le fait qu’il réalise ses engagements ou ses

actions, même lorsque ces derniers n’indiquent aucun trait de son individualité. Selon Ricœur,

l’unité des actions du personnage révèle son caractère, alors que la discordance du récit est là

pour nous rappeler que le personnage est aussi un maintien de soi. Par exemple, dans les contes

de fée, la cohérence entre les actions du protagoniste traduit une constance du caractère : il agit

de la sorte parce qu’il est gentil ou méchant, courageux ou lâche, etc. Dans les romans où la

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75

discordance a une place plus importante, comme Mrs Dalloway, le personnage reste lui-même

grâce au maintien de ses engagements dans le temps. L’identité du protagoniste du roman de

Virginia Woolf, dont les actions, les pensées, les souvenirs traduisent plus de diversité que

d’unité, est portée par la planification et la réalisation de sa petite fête.

Les deux sens de l’identité narrative se rejoignent ainsi au sein de la structure de

concordance-discordance du récit. Ce rapprochement permet à Ricœur de suggérer que l’identité

narrative, dans le premier sens du terme, a une « fonction médiatrice » en tenant ensemble les deux

pôles de l’identité personnelle et plus généralement la dialectique entre l’idem et l’ipse273. Ainsi,

avec l’identité narrative, l’identité personnelle, tendue entre la mêmeté et l’ipséité, le caractère et

la promesse, trouve enfin son unité274. Or, dans son examen « des fictions de la perte

d’identité »275, c’est de l’identité du personnage, comme caractère et promesse, dont il est

question. La perte d’identité narrative renvoie donc à la fragilisation d’un de ces deux modèles

d’identité personnelle. Nous proposons d’examiner successivement l’exposition par Ricœur des

situations de fragilisation de perte d’identité, et plus précisément de dissolution de l’identité-idem,

et la résolution, en termes d’ipséité et de promesse, qu’il propose à ces situations.

1.1. La fragilisation de l’identité du personnage et de la personne

Selon Ricœur, « la littérature s’avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences

de pensée où sont mises à l’épreuve les ressources de variation de l’identité narrative »276. Dans

les contes de fées ou les récits de folklore, dans lesquels la concordance des faits est

prédominante, l’identité du protagoniste est distinctive et connaît peu de changements :

273 Ibid., p. 176. 274 On peut se demander si la conception de l’identité narrative comme intermédiaire entre le caractère et la promesse est valide. Ricœur peut subsumer le caractère et la promesse sous l’identité narrative en associant ces deux types d’identité respectivement à la concordance et à la discordance du récit. Or, ce lien, et plus particulièrement celui entre concordance et caractère, n’est pas évident. Les autobiographies, dont la configuration se rapproche de l’essai, ne contiennent-elles pas de nombreuses descriptions du caractère du protagoniste, qui est aussi l’auteur et le narrateur de l’histoire ? À l’inverse, il y a certains romans, structurés selon un début, un milieu et une fin, dont le protagoniste est presque qu’anonyme. Par exemple, Joseph K., dans Le procès, à défaut de pouvoir être identifiable à un caractère, et même à un nom, peut toujours être défini par la configuration de ses actions. Il en va de même au niveau de la refiguration : une personne ayant subie une multitude de transformations successives, qui est une réalité assez commune à l’adolescence, peut toujours en faire le récit et se reconnaître à lui. En effet, les adolescents, à défaut de pouvoir décrire leur caractère, peuvent toujours faire le récit de leurs changements successifs et se reconnaître en lui comme quelqu’un qui cherche à se définir. Plus encore, ne pouvons-nous pas penser qu’une personne ayant vécu une série de transformations peut plus facilement faire le récit d’elle-même qu’une personne à qui peu d’événements sont arrivés, mais ayant un caractère bien identifiable ? 275 Ibid., p. 177. 276 Ibid., p. 176.

Page 83: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

76

« identifiable et réidentifiable comme même », le personnage possède un caractère277. À l’autre

extrême, on peut situer les récits d’apprentissage ou les romans de flux de conscience dans

lesquels la concordance tend à s’effacer. Ici, les actions ne sont plus configurées selon un principe

de configuration propre. Ce qui les organise, c'est plutôt l’évolution du personnage ou le récit de

ses transformations successives. Le rapport de subordination entre la mise en intrigue et le

personnage, duquel dépend son identité, se trouve inversé. N’ayant plus de qualités à partir

desquelles on peut le reconnaître, le personnage ne se prête plus à la description, à l’identification,

voire à la désignation : « le non-identifiable devient l’innommable »278. Cette éclipse du caractère

du personnage, due à la dissolution de configuration du récit, nous empêche de dire qui il est.

De manière similaire, au passage de la refiguration279, une personne qui, se rapportant à elle-

même et à sa vie, ne se trouve confrontée qu’à une multitude de transformations successives,

tantôt physiques tantôt psychiques, fait l’épreuve de la perte de son identité. Ces situations ne

sont pas si inusitées : elles sont notamment la réalité de plusieurs adolescents qui, afin de se

définir au sein d’une sphère d’influences diversifiées, adoptent différents traits physiques ou

s’identifient à des opinions, des valeurs et des modèles très divers, voire contradictoires. Selon

Ricœur, « en ces moments de dépouillement extrême, la réponse [est] nulle à la question qui suis-

je ? ». Celui qui fait l’épreuve du néant de son identité se trouve incapable de répondre à cette

question, sinon que pour affirmer, laconiquement, « Je ne suis rien »280.

1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle

Selon Ricœur, ces situations ne doivent pas être interprétées « à tort » comme situations de

perte d’identité281, bien qu’elles impliquent une « dissolution »282 de l’identité personnelle. Ce qui

277 Ibid. 278 Ibid., p. 177. 279 Certaines remarques de Ricœur laissent croire qu’avec le retour de la fiction à la vie, la dissolution de l’identité du personnage est transférée à la personne par le truchement de la lecture et de l’identification au personnage : « Le soi ici refiguré par le récit est en réalité confronté à l’hypothèse de son propre néant » (Ibid., p. 196). Au contact des récits mettant en scène un personnage sans identité, le lecteur serait à son tour confronté à la dispersion de lui-même (Johann Michel, loc. cit., p. 131.). Contre une telle interprétation, il faut se rappeler que de la même manière que l’identité de la personne n'est pas calquée sur celle du personnage, la fragilisation de l’identité du personnage n’entraîne pas nécessairement l’expérience de la perte de sa propre identité (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 131.). Ce que le lecteur reprend au roman, c’est le rapport entre la configuration de l’histoire et la figuration du personnage. Il y a perte d’identité de la personne, encore une fois au sens du caractère, lorsqu’elle n’est plus à même de mettre en intrigue sa vie. 280 Ibid., p. 196. 281 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 282 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196.

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77

se trouve dissous à travers la fragilisation du caractère c’est l’identité-idem de la personne. En

effet, la personne n’a plus un « quoi » permanent – dont le caractère est l’exemple paradigmatique

– auquel elle peut se reconnaître. L’impression de perte d’identité, relevant de la dissolution de

l’identité-idem, est donc réelle. Mais elle ne traduit pas une perte totale d’identité personnelle. Selon

Ricœur, « ces cas déroutants de la narrativité se laissent réinterpréter comme une mise à nu de

l’ipséité par perte de support de la mêmeté »283. L’ipséité, ou le fait d’être sien, persiste à la

fragilisation de l’identité-idem. Ceci n’est pas étonnant parce que, pour Ricœur, l’ipséité est

irréductible284, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être altérée. Cela signifie que peu importe les

événements dont on fait l’épreuve au cours d’une vie, peu importe les changements que l’on

subit, on gardera toujours notre ipséité. Comment l’ipséité se manifeste donc dans les situations

de fragilisation de l’identité-idem ?

Dans les situations de fragilisation de l’identité, l’identification à soi-même constitutive de

l’ipséité n’est plus médiatisée : ayant perdu toutes propriétés personnelles, on ne peut plus se

rapporter à soi-même comme étant celui qui a telle habitude, telle préférence, telle valeur, etc.

Cette ipséité non-médiatisée est dépourvue du contenu que lui fournissaient les intermédiaires

au rapport à soi-même. À défaut d’exprimer le fait d’être « comme ceci ou comme cela »285, cette ipséité

pure exprime le fait d’être soi-même ou « je » : « La phrase : “Je ne suis rien” doit garder sa forme

paradoxale : “rien” ne signifierait plus rien, si “rien” n’était en effet attribué à un “je”. Mais qui

est encore je quand le sujet dit qu’il n’est rien ? Un soi privé du secours de la mêmeté »286. Ricœur

suggère même que dans les situations plus graves où la question est laissée sans réponse, l’ipséité

se manifeste à travers l’énonciation de la question elle-même : « l’ipséité se réfugi[e] dans la

question sans réponse : qui suis-je ? »287. En effet, comme l’ipséité est une réponse à la question

« qui ? », alors l’ipséité est toujours déjà contenue dans la question de l’identité personnelle que

l’individu prononce, et ce, même si elle est laissée sans réponse. C'est pourquoi Ricœur peut

soutenir que « la réponse nulle à la question qui suis-je ? renvoie, non point à la nullité, mais à la

nudité de la question elle-même »288, c’est-à-dire à la question « qui ? ».

Il ne faut pas penser que la répétition de la question « Qui suis-je ? », laissée chaque fois sans

réponse, est la seule manifestation de l’ipséité. Selon Ricœur, dans ces situations d’errance

283 Ibid., p. 178 [Nous soulignons]. 284 Ibid., p. 165. Cf. Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 474. 285 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 286 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196. 287 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 288 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197.

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identitaire, la personne peut également s’affirmer comme une ipséité en proclamant « Me voici ! »

ou « Ici je me tiens ». Ces énonciations sont ce « par quoi la personne se reconnaît comme sujet

d’imputation »289, c’est-à-dire qu’elle s’atteste devant autrui comme un individu responsable,

capable de s’engager et sur lequel on peut compter. Pour Ricœur, les retrouvailles avec soi se

font donc sur le plan éthique avec la promesse, comme l’explique Denis Thouard290. Si la promesse

persiste même dans les situations de fragilisation d’identité, c’est parce que la promesse ne

dépend pas de la mêmeté ou de la possession d’une certaine permanence du même. Pour

s’engager éthiquement, il n’est pas nécessaire d’avoir un récit de vie auquel on s’identifie ou de

connaître les traits de caractère qui nous définissent en propre. Bien que la connaissance de soi-

même contribue à se saisir comme une unité temporelle et qu’elle permette de guider notre agir

en proposant des modèles d’action que nous voudrions être les nôtres, l’engagement éthique est

d’abord et avant tout commandé par autrui. La promesse est non seulement possible en situation

d’errance identitaire, mais elle marque également un coup d’arrêt à l’interrogation incessante de

soi-même, en conférant une permanence dans le temps. Pour tenir sa parole et répondre aux

attentes d’autrui, il faut se maintenir dans le temps, c’est-à-dire écarter tous les changements

d’opinions, d’inclinations, de désirs susceptibles de briser notre engagement. Ainsi, l’identité-

promesse, dont Ricœur fait l’exemple paradigmatique de l’identité-ipse, persistant malgré la

dissolution du caractère, sauve l’identité personnelle.

1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité personnelle

À première vue, Ricœur semble relever le second défi de l’identité personnelle. D’un côté,

il est capable de faire droit à l’expérience d’une « perte d’identité » en la reconduisant à la

dissolution de la mêmeté : la question de l’identité personnelle est laissée sans réponse parce qu’il

n’y a plus d’éléments identitaires permanents auxquels on peut se reconnaître. De l’autre, à

travers la persistance de l’ipséité pure et sa phénoménalisation éthique, Ricœur rend compte de

la persistance de l’identité personnelle, du fait que la personne est encore elle-même. Ricœur

tient ensemble la non-permanence et la permanence de la personne grâce à son dédoublement

conceptuel de l’identité personnelle : quand bien même l’identité-idem est fragilisée par les

changements affectant une personne, il y a toujours l’ipséité qui assure la pérennité de l’identité

personnelle. La décomposition de l’identité personnelle en trois phénomènes distincts –

289 Ibid., p. 197. 290 Denis Thouard, loc. cit., p. 86.

Page 86: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

79

caractère, identité narrative et promesse – permet également à Ricœur de donner une réponse

concrète à ce deuxième défi de l’identité personnelle : la promesse, représentant le modèle

d’identité « descriptif et emblématique »291 de l’ipséité, est toujours là pour coexister ou prendre

le relais au caractère. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, résistant aux

changements que tout un chacun vit au cours d’une vie ainsi qu’aux situations plus

extraordinaires de « nuits de l’identité personnelle »292, semble relever les deux défis de l’identité

personnelle.

Par rapport à cette résolution, nous avons toutefois quelques doutes. De fait, plusieurs

indices viennent semer le doute sur l’exactitude du traitement et de la résolution de Ricœur des

situations de perte d’identité. D’abord, le traitement par Ricœur des situations de perte d’identité

semble incomplet. Alors que Ricœur s’attarde à la fragilisation du caractère et à la persistance de la

promesse, il n’indique pas comment le troisième modèle d’identité, soit l’identité narrative, fait

l’épreuve de la perte d’identité. Est-ce que l’identité narrative peut être fragilisée ? Est-ce que la

vie peut résister à sa mise en intrigue ? Sans l’ombre d’un doute, Ricœur répondrait à l’affirmative

à ces deux questions : dans la dixième étude de son ouvrage, et dans d’autres articles, Ricœur

met en relation « l’incapacité de raconter »293 et la fragilisation de l’identité narrative. Toutefois,

291 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 292 Ibid., p. 197. 293 Ibid., p. 407. Il est possible de trouver, dans certains articles de Ricœur et dans la dixième étude de Soi-même comme un autre, des pistes de réponse à nos questions. L’identité narrative serait fragilisée avec l’incapacité de configurer sa vie en récit. Qu’est-ce qui empêche ce travail de configuration ? La difficulté de configurer sa vie peut relever de la diversité, de l’incohérence et de la contingence des actions d’un individu. Indifférentes les unes aux autres, les actions ne pourraient être organisées autrement que de manière successive. Primant sur la concordance, la discordance empêcherait la narration de soi et la constitution identitaire qui en découle. Notamment causée par le passé et son possible éparpillement, la dissolution de l’identité peut également être liée au rapport du soi à son passé : « l’incapacité de raconter va bien au-delà de la discordance que la péripétie oppose à la maîtrise du récit » (Ibid., p. 407). À ce niveau, les pertes d’identité relèvent de la difficulté de se rapporter à son passé (cf. Paul Ricœur, Histoire, mémoire, oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 83-96). C'est ce que peuvent provoquer les troubles de mémoire, tels que l’Alzheimer, mais aussi les formes pathologiques de la compulsion de répétition identifiées par Freud. Dans le cas de ces dernières, le travail du souvenir est empêché par le fait que le patient répètent malgré lui le trauma et ses symptôme, plutôt que de réellement se ressouvenir (Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 405-406.). Quittant le domaine du pathologique, Ricœur explique également ces situations par l’apparence d’étrangeté que revêt parfois le passé. Le plus souvent, le passé d’un individu lui est familier : il reconnaît son passé comme le sien ce qui lui permet de se reconnaître en lui. Cette familiarité peut même s’étendre sur le passé d’autrui, dans les situations où l’on prend un souvenir d’autrui pour le nôtre (Ibid., p. 405.). Il en va autrement des souvenirs d’enfance : pour la majorité, il est difficile de reconnaître les événements de son enfance comme les siens. Toutefois, ces situations très communes ne perturbent pas la cohésion d’une vie. La perte d’identité survient lorsque l’individu est incapable de se reconnaître dans un passé qui est généralement étranger. C’est notamment ce qui arrive lorsqu’une personne entreprend un tournant radical dans sa vie – par exemple, un changement de vocation – qui est incohérent avec son expérience antérieure et le sens qu’elle lui donnait. À ce moment, l’histoire de sa vie ne peut plus venir au service de son identité personnelle. L’étrangeté du passé n’est pas toujours accidentelle, elle peut être provoquée quoiqu’inconsciemment : c’est ce qui survient, à des degrés variables, avec le refoulement. Un passé « mutilé par mille inhibitions » serait à proprement dit inénarrable ou du moins le récit qu’on en ferait aurait

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dans la sixième étude de Soi-même comme un autre, s’intéressant à l’identité narrative au sens de

l’identité du personnage, tendue entre le caractère et le maintien de soi, Ricœur omet – ou oubli ?

– d’étudier les modalités de fragilisation de l’identité proprement narrative.

L’examen des situations de perte d’identité semble lacunaire également sous un autre aspect.

Ricœur explique l’impression de perte d’identité par la fragilisation de l’identité-idem qui,

contrairement à l’irrémédiable ipséité, est sujette aux changements. Or, comme le reconnaît lui-

même Ricœur, « l’impossibilité absolue de reconnaître quelqu’un à sa manière durable de penser,

de sentir, d’agir, n’est peut-être pas praticable, du moins est-elle pensable à la limite » 294. Plutôt

que de relever de la dissolution de notre mêmeté, est-il possible que la question « Qui suis-je ? »

soit le plus souvent laissée sans réponse parce qu’on est incapable de s’identifier à l’identité qui

est la nôtre, qu’on ne se reconnaît plus dans nos traits de caractère ou encore dans l’histoire que

l’on raconte à propos de soi-même ? Les pertes d’identité ne sont-elles pas généralement fondées

dans la conviction de ne plus être soi-même, et non dans celle de ne plus être le même ? Ici, ce

qui est fragilisé, ce n’est pas la permanence des traits identitaires, mais plutôt le rapport à soi-

même constitutif de l’ipséité. Si nos hypothèses sont bonnes et que les situations de perte

d’identité peuvent exprimer une fragilisation de l’ipséité, alors Ricœur n’offrirait qu’une

interprétation partielle de ces situations, en les reconduisant à une dissolution de la mêmeté, en

plus de se méprendre sur l’irréductible, l’inaltérable, l’imperturbable qu’il octroie à l’ipséité.

Finalement, nous nous interrogeons sur la validité de la solution apportée par Ricœur, en

termes d’ipséité et de promesse, à ces situations de perte d’identité-idem. Ce qui sème le doute

c’est son caractère « surprenant » ou non-vraisemblable. La solution de Ricœur surprend déjà par le

contraste qu’elle crée entre la fragilisation de la personne faisant l’épreuve de la néantisation de

son identité, et la fermeté de son affirmation « Me voici ! », attestant le maintien de soi devant

autrui. Ce rapport déséquilibré, voire paradoxal entre la question « Qui suis-je ? » et la

proclamation « Me voici ! » n’en reste pas moins plausible : face au drame d’une vie, il est

probablement plus facile de se mobiliser que de réitérer en vain la question de l’identité

personnelle295. Ce n’est donc pas ce contraste entre le caractère problématique et le caractère

assertif de l’ipse qui nous surprend, mais plutôt l’étrangeté des réponses du soi privé de mêmeté à

un sérieux défaut de véracité (Ibid., p. 407). Que l’on reconduise ces situations à la diversité de l’expérience vive ou à l’étrangeté du passé, la personne ne peut plus faire le récit de sa vie et elle ferait donc l’expérience de la fragilisation de son identité narrative. 294 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197. 295 Ibid. Cf. László Tengleyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 33.

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la question « Qui suis-je ? ». Sa première réponse, à savoir « je », surprend par son caractère

formel et laconique, et sa seconde réponse, à savoir « Me voici ! » ou « Ici, je me tiens ! », ne

semble tout simplement pas répondre à la question posée. Ces deux affirmations confirment bel

et bien qu’il y a quelqu’un devant nous, capable de s’exprimer et de s’engager, mais elles ne

semblent pas indiquer qui est vraiment cette personne. Plus encore, à la suite de l’énonciation de

ces affirmations, la personne a toujours la possibilité de retomber dans une errance identitaire,

ce qui semble indiquer qu’elles ne constituent pas une réponse, du moins une réponse définitive,

à la question de l’identité personnelle. Or, la qualité des réponses apportées à la question « Qui

suis-je ? » n’est pas négligeable dans la mesure où Ricœur définit l’identité personnelle comme la

« forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : “qui suis-je ?” »296. Est-

ce que l’ipséité et la promesse constituent des modèles d’identité personnelle eu égard à cette

définition ?

Ayant perdu de vue cette définition de l’identité personnelle lors de la restitution de la

recherche descriptive de Ricœur – le caractère, la promesse et l’identité narrative n’ont été étudiés

qu’en tant que phénomènes temporels –, nous proposons de réexaminer, de manière critique, le

phénomène de la promesse et le concept de l’ipséité sous l’angle de leur réponse à cette question.

Pour ce faire, il faut d’abord revenir sur le type de réponse qu’appelle la question « Qui suis-

je ? ».

2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

Quels types de réponses sollicite la question « Qui suis-je ? » ou « Qui est-il/elle ? » ? Se

demander « Qui est-il/elle ? », c’est d’abord se demander « De qui est-il question ? », appelant

comme réponse tous les éléments relatifs à l’identification d’une personne, tels que le nom propre

d’une personne, son code génétique, ses empreintes digitales, son état civil ou sa situation socio-

historique. Cette première signification de la question de l’identité personnelle intervient

notamment dans les enquêtes criminelles, dans lesquelles on cherche à identifier le coupable. Se

demander « Qui est-il/elle ? », c’est également s’interroger sur ce qui caractérise en propre la

personne qui a été identifiée. On se pose alors la question « Qui est-il/elle vraiment ? » ou, du

point de vue singulier, « Qu’est-ce qui me caractérise dans mon individualité ? ». Cette seconde

interprétation de la question « Qui suis-je ? » est celle à laquelle répond l’autobiographe et, plus

296 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143.

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généralement, toute personne cherchant à connaître son identité. Ces questions appellent donc

une description de soi ou de la personne identifiée, pouvant comprendre ses traits physiques, ses

traits de caractère, ses manières d’être, ses projets ou ses engagements et son rapport au monde

et à autrui.

La description de soi vient préciser le sens de la définition ricœurienne de l’identité

personnelle comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question

“Qui suis-je ?” ». Un modèle d’identité personnelle valide doit proposer une forme de

permanence dans le changement qui soit constitutive de l’individualité d’une personne, c’est-à-

dire une « permanence que nous disons être de nous-mêmes »297. Une juste conception de

l’identité personnelle doit donc concilier les deux aspects de l’identité que nous avons identifiés

dans le premier chapitre, à savoir sa temporalité et sa constitution. Comme phénomène temporel,

l’identité personnelle permet de dire qu’une personne reste la même ou soi-même malgré les

changements qu’elle subit dans le temps. Sous l’angle de sa constitution ou de ce qui la compose,

l’identité personnelle renvoie aux éléments descriptifs de l’individualité de tout un chacun pour

un moment donné298. Ainsi, conformément à son aspect temporel et sa dimension constitutive,

l’identité personnelle désigne la permanence dans le temps de l’individualité d’une personne.

À l’occasion de la description des trois phénomènes de l’identité personnelle, nous avons

toutefois perdu de vue cette perspective double sur le phénomène de l’identité personnelle. En

effet, le caractère, la promesse et l’identité narrative ont été étudiés comme des phénomènes

temporels, et plus précisément comme des formes de permanence dans le temps, et non en tant

que dimensions constitutives de l’individualité d’une personne. Malgré tout, il semble que le

caractère et l’identité narrative participent également de l’individualité d’une personne. À la

question « Qui suis-je ? », le caractère propose un ensemble d’habitudes et d’identifications

acquises qui viennent décrire la personne dans son individualité. Ces dispositions confèrent

également une permanence dans le temps de l’ordre de la sédimentation, sédimentation qui n’est

pas étrangère, bien qu’amnésique, du changement qui l’a initiée. L’identité narrative répond à

cette question par une narration de soi, singulière à chacun et distincte d’une personne à l’autre.

Cette narration fait également droit aux changements d’une personne dans le temps, et ce, à

travers l’hétérogénéité de l’expérience vive configurée par le récit. Qu’en est-il de la promesse ?

297 Ibid., p. 143. 298 Sur l’identité personnelle comme double complexe, cf. Jakub Čapek, « Narrative Identity and Phenomenology », loc. cit., p. 373.

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Nous savons maintenant qu’elle se manifeste à travers les affirmations « Me voici ! » et « Ici, je

me tiens ! ». Il faut se demander à présent si ces deux affirmations, apportées à la question « Qui

suis-je ? » laissée jusque-là sans réponse, expriment une permanence dans le changement qui

viendrait décrire la personne dans son individualité. Autrement dit, est-ce que la promesse est

un phénomène d’identité personnelle ?

2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ?

« Me voici ! » et « Ici je me tiens ! » expriment l’assomption de responsabilité du prometteur

envers autrui qui le sollicite299. Pour Ricœur, se tenir responsable devant autrui implique de

respecter les engagements qui lui ont été faits et donc de se maintenir dans le temps malgré les

changements d’opinions, d’inclinations ou de dispositions. Les affirmations du prometteur

disent donc la persistance de soi-même et de ses engagements envers autrui dans le temps. Ce

qui constitue l’objet de notre questionnement, ce n’est pas le fait que le maintien de soi confère,

ou non, une identité temporelle au prometteur – celui qui a accompli sa promesse semble bel et

bien le même, à savoir une personne s’engageant éthiquement, que celui qui l’a initialement

prononcé –, mais si cette permanence offre une réponse valide à la question de l’identité

personnelle. Notre hypothèse, allant dans le même sens que celle de Claude Romano300, est que

la réponse du prometteur exprime le maintien ou la permanence d’un mode d’être, à savoir la

promesse ou l’ipséité éthique, avant d’exprimer la persistance de l’individualité d’une personne.

En appui à cette hypothèse, on peut d’abord rappeler que le maintien de soi chez Heidegger,

duquel s’inspire Ricœur, constitue un mode d’être. La résolution devançante décrit l’attitude dans

laquelle le Dasein anticipe sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans la mesure où elle est

maintenue, est à l’origine de sa tenue. Le maintien de soi-même impliqué dans la résolution

devançante correspond au maintien du Dasein dans ses possibilités existentiales authentiques. Ce

mode d’être s’oppose à la déchéance, dans laquelle le Dasein, non autonome et inauthentique,

laisse le On choisir à sa place301. D’ailleurs, Ricœur présente lui-même la promesse comme une

attitude, impliquant le maintien de soi, tout comme la résolution devançante : rejetant l’idée

heideggérienne selon laquelle la résolution devançante épuise le sens du maintien de soi, Ricœur

299 Claude Romano, loc. cit., p. 147. 300 Ibid., p. 145. 301 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 52 [42].

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84

suggère qu’il y a « d’autres attitudes, situées à la même jonction de l’existential et l’existentiel »302,

telle que la promesse.

L’interprétation de la promesse comme mode d’être, plutôt que comme modèle d’identité

personnelle, se vérifie également a contrario : les situations de promesses trahies ou abandonnées

ne provoquent pas une fragilisation de l’identité personnelle. D’une personne qui a trahi sa

parole, malgré les attentes d’autrui, on dira d’elle qu’elle n’est pas capable de maintenir son

engagement, qu’elle n’est pas digne de confiance, qu’elle n’est pas bonne en amitié. Envers cette

personne, on pourra également ressentir de la déception, du mécontentement, voire de la

rancune, se formulant dans des déclarations comme « comment as-tu pu, toi ? ». Cette personne

peut attirer de tels sentiments ou de tels jugements parce que c’est la même personne, dans son

individualité, que celle qui nous avait fait la promesse. Autrement, la déception ressentie envers

le traître serait absolument injustifiée : comment en vouloir à une personne qui ne semble pas

être la même qu’avant ? La fragilisation du maintien de soi vient donc indiquer une faille de la

personne dans sa capacité à s’engager et non dans l’identité de la personne, qu’elle présuppose

plutôt303.

Cette déliaison entre la promesse – ou la promesse trahie – et l’identité personnelle peut

s’expliquer positivement par le fait que la promesse est d’abord et avant tout un mode d’être ou

une attitude. Par conséquent, « Me voici ! » exprimerait le maintien d’un certain mode d’être, et

non le maintien du soi ou la permanence du soi dans le temps, comme le suggère Ricœur. En

quel sens la promesse ou l’ipséité éthique est-elle un mode d’être ? Nous avons défini la tenue

de la promesse comme le fait de rester fidèle à sa parole et aux attentes d’autrui, et donc de se

montrer digne de confiance. L’individu a toujours la possibilité d’honorer comme de renier ses

engagements. Plus encore, et de manière particulièrement probante dans les cas de fragilisation

d’identité personnelle, la personne peut même décider de ne pas s’engager du tout. On a donc

toujours la possibilité de devenir, ou non, une ipséité éthique, en choisissant de respecter, ou

non, les prédicats du bon et de l’obligatoire ainsi que les attentes d’autrui dans le chemin de

retour vers le soi-même. La promesse apparaît donc comme une modalité possible de l’ipséité, c’est-

à-dire du rapport à soi-même, dans laquelle la personne peut se maintenir ou non. Le bris du

maintien de soi dit donc la fragilisation d’un mode d’être, et non la fragilisation de l’identité

302 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 149 [Nous soulignons]. 303 Philippe Cabestan, « Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative », loc. cit., p. 160.

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85

personnelle. Le mode d’être de la promesse ne semble donc pas participer de l’identité

personnelle.

Nous accordons néanmoins le fait que la promesse ne semble pas entièrement déliée de

l’identité personnelle : il est vrai que l’affirmation « Me voici ! » offre également des indications

sur l’individualité de la personne la proclamant. D’une personne s’engageant envers autrui on

pourrait dire qu’elle est sensible à la vulnérabilité d’autrui et qu’elle résiste aisément aux

changements de ses dispositions, de ses désirs et de ses intentions qui menacent de lui faire

abandonner sa promesse ; succinctement, elle est fidèle, empathique et indéfectible. Non

seulement la capacité d’engagement d’une personne témoigne de son tempérament, mais elle

met également en jeu les projets qu’elle promet accomplir, projets qui semblent participer, de

manière prospective, de l’identité personnelle. Les projets de voyage, de carrières, de loisirs, etc.

d’une personne expriment les « idéaux » ou les « plans de vie » qui animent téléologiquement sa

vie304. Or, il ne faut pas se laisser duper par cette apparence d’identité. Dans ces deux exemples,

la promesse participe de l’identité personnelle seulement en devenant autre chose qu’elle-même :

dans le premier cas, elle emprunte les déguisements du caractère, dans le deuxième, c’est l’identité

narrative qui « lui donne des traits reconnaissables »305. Prise en elle-même, c’est-à-dire comme

l’engagement d’une personne en réponse aux attentes d’autrui, la promesse est formelle par

rapport à son contenu. Elle n’exprime donc pas l’individualité de la personne qui promet, mais

plutôt le fait qu’à cette dernière appartient un certain mode d’être dans lequel elle peut se

maintenir ou non.

La promesse, quand bien même elle implique une forme de permanence dans le temps, ne

semble donc pas offrir de réponse à la question « Qui suis-je ? ». C'est plutôt aux questions

« selon quel mode d’être existe celui qui promet et se porte garant de sa promesse ? »306 ou « puis-

je compter sur toi ? »307 que le prometteur répond. C’est d’ailleurs ce que Ricœur souligne lui-

même lorsqu’il suggère que « Me voici ! » est en fait « une réponse à la question : “Où es-tu ?”,

posée par l’autre qui me requiert »308, c’est-à-dire à l’interrogation demandant si l’autre est là, s’il

est dans la disposition favorable pour répondre à sa requête. Ricœur a donc eu tort de faire de la

promesse, à côté du caractère et de l’identité narrative, une forme de permanence dans le temps.

304 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187. 305 Ibid., p. 196. 306 Claude Romano, loc. cit., p. 145. 307 Ibid. 308 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 195.

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86

De cette disqualification de la promesse, faut-il conclure que les situations de fragilisation de

l’identité personnelle restent irrésolues ? Dans ces situations, comme nous l’avons indiqué plus

tôt, avant même d’affirmer « Me voici ! » et de s’engager envers autrui, la personne en errance

identitaire est capable de dire « je ». Cette affirmation, nous en avons fait, suivant Ricœur, le signe

d’une ipséité épurée qui se trouve toujours en deçà de la promesse. Selon les analyses de Ricœur,

cette ipséité serait donc toujours déjà là pour sauver l’identité personnelle.

2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ?

Dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle, si l’ipséité se manifeste

autrement dans que l’énonciation de la question « Qui suis-je ? », c’est à travers le pronom « je »

dans sa réponse « Je ne suis rien ». Comme nous l’avons suggéré à l’occasion de l’étude de

l’ipséité, la forme extensive correspondant au pronom singulier « je » est « moi-même », tout

comme celle des pronoms « tu » et « il » est « toi-même » et « lui-même ». Ainsi, à la question

« Qui ? », l’ipséité épurée répondrait « Je suis moi-même ». Le caractère formel ou laconique de cette

affirmation détone de la réponse exhaustive qu’appelle la question « Qui suis-je ? » dans la

description de soi-même, comme le fait remarquer Antonino Mazzu309. Ce contraste est différent

de celui intervenant avec la promesse : l’ipséité semble bel et bien répondre à la question de

l’identité – elle ne dit pas autre chose, comme un mode d’être –, mais c’est une réponse

incomplète. À celui qui dit « Je suis moi-même » on serait tenté de rétorquer « Bien sûr, mais qui

es-tu vraiment ? ». Le caractère à la fois conforme et incomplet de cette réponse s’explique par le

fait que l’ipséité répond uniquement à la question « Qui ? » contenue dans la question « Qui suis-

je ? ».

Le caractère laconique de la réponse de l’ipséité pure à la question « Qui suis-je ? » est

significatif. Selon nous, il témoigne du fait que l’ipséité, contrairement à ce que soutient Ricœur,

n’est pas un modèle d’identité personnelle. Ipséité et identité personnelle se distinguent d’abord

au niveau de ce qu’elles expriment sur le soi. L’identité personnelle renvoie à l’ensemble des

caractéristiques d’une personne, telles que ses convictions, ses valeurs, ses habitudes, ses

caractéristiques physiques, etc. Elle concerne donc l’individualité de la personne, qui la détermine

en propre et la distingue des autres. En ce sens, l’identité personnelle s’oppose au commun, au

309 Antonino Mazzu, « Identité, histoire intérieure de vie et ipse. (Exister en ipse) », Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 111.

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partagé, à l’indistinct. L’ipséité, quant à elle, relève du rapport du soi à lui-même sous le mode

de l’identification. De ce rapport, la singularité du soi se trouve fondée : en se rapportant à soi-

même, on en ressort comme soi-même ou comme « je ». L’ipséité s’oppose donc au fait de ne

pas avoir de rapport à soi-même, de ne pas s’appartenir. La distinction entre identité personnelle

et ipséité est donc évidente : l’un dit « je suis comme ceci et comme cela », l’autre se contente de

dire « je » ; l’un exprime l’individualité d’une personne, l’autre exprime sa singularité ; l’un

s’oppose au commun, l’autre se distingue de l’étranger.

La différence entre l’identité personnelle et l’ipséité s’aperçoit également au niveau de leur

mutabilité et plus généralement de leur temporalité. L’identité personnelle exprime ce qui, de

l’individualité d’une personne, reste le même dans le temps. Mais, comme nous avons dit et

répété, l’identité personnelle est également sujette aux changements : les caractéristiques

personnelles d’une personne peuvent se transformer au cours du temps. Par sa dimension

temporelle, l’identité pose donc le difficile défi de la permanence dans le changement. Il en va

autrement avec l’ipséité. La singularité que fonde l’ipséité est irrévocable : il est impossible de ne

plus être « je », de sortir de soi-même, de devenir un autre que celui qu’on est, et ce, même dans

les situations de fragilisation de l’identité personnelle310. Ricœur insiste à plusieurs reprises sur

« l’irréductibilité du trait de mienneté, et, par implication, de la question même de l’ipséité »311.

Le rapprochement et la distinction de l’ipséité ricœurienne avec, respectivement, la mienneté et

l’ipséité heideggérienne, que nous avons identifiés dans le premier chapitre, sont plus évidents.

L’ipséité ricœurienne se distingue de la conception heideggérienne de l’ipséité en ce qu’elle

consiste en un mode d’être auquel l’individu peut appartenir comme il ne peut pas appartenir

(déchéance). Comme nous l’avons souligné plus haut, l’ipséité ricœurienne ne consiste pas en un

mode d’être authentique parce qu’elle n’implique pas la distinction entre le propre et l’impropre.

Nous pouvons rajouter maintenant que, contrairement à l’ipséité heideggérienne, on ne peut pas

choisir de l’actualiser ou non : l’ipséité ricœurienne est irrévocable et se rapproche ainsi de la

mienneté heideggérienne. En effet, non seulement elle consiste également en un certain rapport

à soi-même en vertu duquel on peut dire « je », mais elle est également toujours déjà actualisée,

qu’on le veuille ou non.

310 Pour une description de ce rapport insubstituable à soi, cf. Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris, 2013. Cf. István Fazakas, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, Beauvais, Annales de Phénoménologie, 2020, p. 65-72. 311 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 165.

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88

Du caractère irrémédiable de l’ipséité ou de la singularité du soi, il ne faut surtout pas

conclure qu’elle est immuable. Le fait qu’on reste soi-même parce qu’on ne peut pas devenir un

autre ne signifie pas qu’on est toujours une ipséité, mais plutôt qu’on l’est toujours déjà ou à-chaque-

fois, au sens heideggérien du terme312. Qu’est-ce que signifie d’être à-chaque-fois soi ou sien ?

Pour Heidegger, la détermination de l’être-à-chaque-fois « indique une constitution ontologique,

mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique – au demeurant

grossière – selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui »313.

L’irréductibilité de l’ipséité n’exprime pas son caractère immuable, mais sa dimension

ontologique. Ainsi, être à-chaque-fois soi-même ne signifie pas rester soi-même, mais

simplement être soi-même. Par ce caractère ontologique, l’ipséité ne peut pas être affectée par le

temps. Cela ne signifie pas que la singularité est étrangère à la temporalité : non seulement la

singularité est celle d’un soi existant ou persistant temporellement, mais elle se manifeste toujours

dans le temps, notamment dans des épisodes de crises identitaires survenant au cours d’une vie.

Bien qu’elle soit liée à la temporalité, il reste qu’elle ne subit pas le temps au sens d’un « facteur

de dissemblance, d’écart, de différence » 314, comme nous l’avons défini dans le premier chapitre.

En effet, aucun changement, quelque profond soit-il, ne peut nous faire devenir un autre que

nous-mêmes. La singularité n’a pas d’histoire et c’est d’ailleurs pourquoi nous sommes tous « je »

de la même manière. Elle n’a pas non plus besoin d’être maintenue dans le temps parce qu’en

tant que constitution ontologique du soi, elle est toujours déjà actualisée : nous sommes « je »,

qu’on le veuille ou non. Ainsi, contrairement à l’identité personnelle, l’ipséité ou la singularité,

comme détermination ontologique, ne persiste ni ne se transforme dans le temps. Elle ne peut

donc pas être pensée dans l’horizon des catégories temporelles de l’identité personnelle, qui sont

celles de la permanence et du changement.

Synthétiquement, l’ipséité exprime le fait d’être à chaque-fois soi-même, et non le fait de

rester soi-même dans notre individualité à travers le temps. Contrairement à ce que Ricœur a

défendu, l’ipséité n’est donc pas une forme d’identité personnelle. Il faut reconnaître que la

déliaison de l’ipséité et de l’identité personnelle sous l’angle de la temporalité ne va pas contre

les analyses de Ricœur : en elle-même, l’ipséité n’implique pas de permanence dans le

changement, mais c’est quand elle se fait concrète, à travers la promesse, qu’elle persiste dans le

312 Traduction de Jeweiligkeit proposée par François Dastur, dans Françoise Dastur, La phénoménologie en question, Paris, Vrin, 2004, p. 110. 313 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., paragraphe 25, p. 100 [114]. 314 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142.

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temps. S’il en est ainsi, c’est que la temporalité de la promesse relève de son caractère moral qui

exige qu’elle soit maintenue. Il n’en reste pas moins que Ricœur a eu tort de penser – ou n’a pas

réussi à montrer – que l’ipséité est un type d’identité personnelle, en tant que réponse à la

question « Qui suis-je ? ». Peut-être que l’erreur de Ricœur relève d’une confusion entre l’identité

personnelle et sa condition : si l’ipséité n’est pas une forme d’identité, nous pensons qu’elle y

reste liée comme sa condition. Pour répondre « je suis comme ceci et comme cela », il faut

d’abord être capable de dire « je » ; pour poser la question « Qui suis-je ? », il faut qu’il y ait un

« qui » à qui on l’adresse. Cette relation entre l’ipséité et l’identité explique à rebours pourquoi la

réponse de l’ipséité est à la fois incomplète et conforme : incomplète parce qu’elle n’est pas un

phénomène d’identité personnelle, mais conforme parce qu’elle en constitue la condition.

On comprend également mieux le statut de la promesse. Nous avons dit que la promesse

est un mode d’être ou une modalité d’attestation de l’ipséité. L’ipséité peut se manifester à travers

le langage, les actions et la narration du soi, mais c’est avec l’ipséité éthique qu’elle trouve son

attestation la plus complète. Celle-ci a la particularité, contrairement à l’action, au langage et à la

narration, d’impliquer la répétition de l’attestation de soi : tenir sa promesse revient à s’attester à

chaque instant comme ipséité. De plus, la promesse a l’avantage de révéler un visage plus

authentique de l’ipséité : dans la mesure où elle est toujours médiatisée par les demandes d’autrui,

la promesse révèle le rapport d’implication entre ipséité et altérité. Selon Ricœur, l’ipséité est

constituée par l’altérité au sens où le rapport à soi-même est toujours médiatisé par les figures

de l’altérité que sont le corps, l’autre et la voix de la conscience315. De plus, contrairement à

315 Selon Ricœur, le soi, en plus d’être déterminé par une relation dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, est constitué par celle entre l’ipséité et l’altérité. Ce second rapport, auquel il consacre une grande partie des études de Soi-même comme un autre, ne vient pas déterminer le soi dans sa temporalité, mais le soi en lui-même. En outre, contrairement au rapport entre la mêmeté et l’ipséité, cette dialectique ne constitue pas un rapport de contraste, mais un rapport d’implication. Cela signifie que l’altérité imprègne l’ipséité, d’où l’expression « soi-même comme un autre » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13-14). Selon Ricœur, ce rapport d’implication est particulièrement manifeste dans la sphère éthique et morale, dans laquelle l’altérité prend la figure d’autrui comme celui qui sollicite mon aide et que je dois respecter. Dans la septième, la huitième et la neuvième études de son ouvrage, consacrées à l’élaboration de sa « petite éthique », Ricœur montre que l’autonomie du soi est intimement liée à la sollicite d’autrui et à la justice entre tous (Ibid., p. 30). Dans la dixième étude, Ricœur vient situer ce rapport d’intrication au niveau ontologique, en associant l’ipséité et de l’altérité aux « métacatégories » respectives du Même et de l’Autre, ayant chacune un pendant herméneutique phénoménologique. La « métacatégorie » ontologique du Même ou de l’ipséité s’attestant comme agir, alors que celle de l’Autre ou de l’altérité correspond à l’expérience du pâtir au pâtir, au souffrir, bref à la passivité (Ibid., p. 368). Au niveau phénoménologique, l’altérité comme passivité intervient sur trois plans : dans le rapport du soi au monde, dans le rapport du soi avec l’autre et dans le rapport du soi avec lui-même. Ricœur reconduit respectivement ces trois expériences à la chair propre, à l’autre que soi et à la voix de la conscience. Elles forment « le trépied de la passivité » travaillant toujours au cœur de l’agir (Ibid.). Ce rapport d’inclusion entre ipséité et activité, vécu au niveau phénoménologique, Ricœur propose de lui donner un fondement ontologique. Selon Ricœur, l’agir et le pâtir sont toujours solidaires dans l’expérience parce qu’ils appartiennent tous deux à un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). La coappartenance de l’ipséité à l’altérité, attestée

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l’ipséité pure, l’ipséité éthique ou l’attestation éthique de l’ipséité n’est pas toujours déjà

actualisée. Pour que l’on dise de l’individu qu’il a une identité morale, il doit donc se maintenir

dans ce mode d’être, qu’on l’exprime en termes de « persévérance de la fidélité à la parole

donnée » ou de « constance dans l’amitié »316. Par ce maintien de soi, la promesse implique une

forme de permanence dans le temps, distincte de celle du caractère. Néanmoins, comme l’ipséité

sur laquelle elle se fonde, elle n’exprime pas l’individualité de la personne : « Ici je me tiens ! »

exprime rien d’autre que la singularité du prometteur, par le pronom « je », et son engagement

envers autrui, par le verbe « tenir ».

2.3. Le sort de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

Quelles sont les conséquences de cette lecture critique sur la conception ricœurienne de

l’identité personnelle ? Les nouvelles interprétations de la promesse et de l’ipséité laissent les

situations de fragilisation de l’identité personnelle irrésolues. Quand bien même une personne,

faisant l’expérience de la perte de son caractère, est capable de dire « je » et « ici je me tiens », son

identité personnelle ne se trouve pas pour autant sauvée. Ces expressions ne viennent qu’attester

le fait qu’elle est toujours un soi, au sens d’un être singulier capable de parler, d’agir et de

s’engager auprès d’autrui. Le constat d’être un « je » distinct des autres et pouvant se rapporter à

soi-même est rassurant pour celui qui a l’impression de n’être plus rien du tout. Il n’en reste pas

moins que, selon notre analyse de la réponse de Ricœur à une telle situation, son impression de

perte d’identité serait justifiée : avec la dissolution de la mêmeté, on ferait l’épreuve d’une perte

réelle et totale de l’identité personnelle. Ayant comme seul concept d’identité la mêmeté, Ricœur

n’est pas capable de montrer que notre identité persiste dans ces situations de perte d’identité. À

ce niveau, le traitement ricœurien de l’identité fait défaut par rapport à l’expérience qui atteste

une certaine persévération de l’identité par le caractère épisodique des crises identitaires. Ricœur

laisse donc le second défi de l’identité personnelle ouvert : non seulement il ne livre pas un

examen complet de l’expérience de la perte d’identité, en négligeant les cas de fragilisation de

l’identité narrative, mais il est incapable de montrer que l’identité persiste dans ces expériences.

au niveau phénoménologique et fondée au niveau ontologique, est finalement reconduite à une « anthropologie philosophique » de l’humain comme « agissant et souffrant », à laquelle il revient d’ailleurs « de faire le lien entre les deux niveaux de discours », à savoir le discours ontologique et le discours phénoménologique. (Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 399.) 316 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148.

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L’éclipse de l’ipséité à titre de modèle d’identité personnelle remet également en question

son apport au premier défi de l’identité personnelle, celui de la permanence dans le temps.

Ricœur pensait relever ce défi en décelant le concept d’ipséité, permettant de penser ensemble

les deux catégories temporelles antithétiques de la permanence et du changement, et d’attribuer

cette permanence dans le changement à une personne. Or, nous savons maintenant que l’ipséité

n’est en fait rien d’autre – et rien de moins ! – qu’une détermination ontologique de la personne

exprimant le fait d’être soi-même et jamais un autre. Bien qu’elle permette de rendre compte de

la personne comme un « qui », elle n’exprime ni la permanence ni le changement de cette

personne dans le temps. L’ipséité ne peut pas relever le défi de l’identité personnelle parce qu’elle

ne peut être pensée en termes de permanence et de changement. Sur ce registre, il ne reste donc

que le concept de mêmeté, avec son double défaut de réduire l’identité personnelle à une chose

et de lui octroyer une immuabilité. Ricœur se retrouve donc à nouveau à la case départ du problème

de l’identité qui se présente comme un redoutable dilemme : ou bien il pose comme ses

prédécesseurs un moi personnel et immuable à l’origine de l’identité personnelle, quand bien

même il n’existe pas ; ou bien il fait droit aux changements d’une personne dans le temps et

réduit, à la Nietzsche ou à la Hume, l’identité à une idée n’ayant aucun pendant réel. N’ayant pas

les moyens théoriques de tenir ensemble permanence et changement, Ricœur ne peut rendre

compte de la dimension temporelle du soi et régresse dans l’élaboration de son herméneutique

du soi, avec laquelle il pensait pourtant dépasser la querelle du cogito.

3. Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

Même si Ricœur n’a pas réussi à rendre compte conceptuellement de la permanence d’une

personne dans le changement, il serait évidemment faux de penser qu’il n’a absolument rien

apporté à la question de l’identité personnelle. Outre la richesse de son analyse critique du

concept de mêmeté ainsi que la fidélité de ses descriptions des phénomènes du caractère et de la

promesse, Ricœur a su identifier les « deux usages majeurs du concept d'identité »317, à savoir le

fait d’être le même, la mêmeté, et le fait d’être soi-même, l’ipséité. En effet, l’identité ne peut être

exprimée qu’en termes de mêmeté parce qu’autrement il ne serait pas question d’identité

personnelle à proprement dit. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et évaluatives

ou les traits physiques participent de l’identité personnelle, il faut que celle ou celui qui les

317 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.

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possède s’y reconnaisse comme soi-même. La mêmeté suppose toujours l’ipséité. De plus, la

mêmeté ne couvre pas le sens de l’identité personnelle parce qu’avec la fragilisation de la

première ne vient pas nécessairement la fragilisation de la seconde. Ceux ou celles qui ont connu

des transformations physiques successives, ne sont pas restés les mêmes qu’ils étaient, comme

c’est le cas des adolescents318, n’ont pas pour autant l’impression de ne plus être identiques parce

qu’ils sont restés eux-mêmes à travers le changement. L’identité personnelle appelle donc un

autre concept d’identité exprimant le fait de rester soi-même. Si cette affirmation semble aller à

contre-courant de notre lecture critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle,

cette apparente contradiction se dissipera à l’occasion de la distinction entre deux sens d’être soi-

même, au chapitre suivant.

Le hic c’est que Ricœur ne nous donne pas les outils théoriques pour conceptualiser l’ipséité

comme un concept d’identité personnelle, c’est-à-dire comme un phénomène ayant une certaine

consistance, s’exprimant par le fait d’être soi-même comme ceci et comme cela, et une certaine

permanence dans le temps, s’exprimant dans le fait de rester soi-même. En effet, Ricœur semble

associer la consistance de l’identité à la mêmeté : « Les réponses à la question qui – typiques de

la problématique de l’ipse – empruntent leur contenu à la problématique de l’idem »319. Seule la

mêmeté implique un « quoi », un certain quelque chose auquel on reconnaît une personne et à

partir duquel elle peut « étayer [une] réponse à la question qui suis-je ? »320. Ce quoi peut notamment

être un ensemble d’habitudes, de valeurs, d’idéaux auxquels on reconnaît le caractère d’une

personne. Cette particularité de la mêmeté est ce qui en fait le défaut pour Ricœur ; pour nous,

le défaut de Ricœur est d’avoir privé l’ipséité de toute consistance propre : il semble que chez

Ricœur l’ipséité ne peut répondre à la question « Qui suis-je ? » que lorsque l’identification à soi-

même est médiatisée par la reconnaissance de soi-même dans la permanence d’un substrat,

comme le caractère. Par-là, nous ne suggérons pas que l’ipséité ou la singularité de l’individu ne

s’atteste pas chez Ricœur. Nous reconnaissons que, pour ce dernier, l’individu à travers ses

actions, ses paroles, ses récits et ses engagements envers autrui s’atteste comme un soi ou une

ipséité capable d’agir, de parler, de se raconter et d’être responsable. De plus, par cette attestation

plurielle, Ricœur semble avoir raison de dire qu’il donne « une amplitude à la question qui ? et à

la réponse – soi »321 ou ipse. Toutefois, cette amplitude n’est que formelle : à travers elle se

318 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 9. 319 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 303. 320 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 321 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.28.

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trouvent seulement exprimés la singularité du sujet et les capacités ou les modalités d’attestation

qui y sont associés (le langage, l’action, la narration et la responsabilité éthique). Cela revient à

dire que ces modalités d’attestation de l’ipséité n’expriment pas les particularités individuelles de

la personne, que Ricœur semble plutôt associées à la mêmeté. Ainsi, en associant la consistance

de l’identité personnelle à la mêmeté, non seulement Ricœur n’a pas réussi à thématiser l’ipséité

comme un modèle d’identité personnelle, mais il s’en est ôté les moyens. C'est pourquoi, pour

donner un second souffle à la conception ricœurienne de l’identité personnelle, on est forcé de

la quitter.

Nous ne proposons pas de délaisser la conception ricœurienne de l’identité personnelle,

mais de la prolonger en reconduisant à d’autres fondements les concepts qu’il a dégagés. Le

prolongement de la conception de Ricœur exige donc que l’on trouve une conception de

l’identité personnelle qui s’y appuie selon une dynamique « innovation et sédimentation »322, pour

reprendre l’expression de lui. Nous pensons que la conception de l’identité personnelle du

philosophe hongrois László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et

sa région sauvage, permet de penser à nouveaux frais celle de Ricœur dans la mesure où elle s’y

appuie tout en la dépassant. Dans les premières pages de son ouvrage, Tengelyi explicite la

conception ricœurienne de l’ipséité. Son interprétation semble toutefois jeter une nouvelle

lumière sur ce concept, de telle sorte qu’il devient possible de la penser comme un modèle

d’identité personnelle. Cette interprétation consiste, synthétiquement, à définir l’ipséité comme

une identité narrative. L’identité narrative ici ne prend pas le même sens que celle que nous avons

défini au deuxième chapitre de ce mémoire. Dans son ouvrage, Tengelyi propose une nouvelle

interprétation de l’identité narrative depuis le champ théorique d’une phénoménologie revisitée.

Pour comprendre l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, un détour par cette

phénoménologie est donc nécessaire. Dans le dernier chapitre de ce mémoire, après avoir

délimité le champ phénoménologique de Tengelyi, nous proposerons de réviser, depuis ce

nouveau cadre théorique, les notions d’histoire d’une vie et d’identité narrative. Grâce à ce détour

par la phénoménologie, le double défi de l’identité personnelle se trouvera enfin résolu.

322 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 19.

Page 101: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

94

CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE

INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI

Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. Je

flottais autour d’elle, très près, mais il existait entre nous comme une impossibilité de nous rassembler. [...] Bien plus, celle du miroir, une fois

disparue à mes yeux, toute la chambre m’a semblé peuplée d’un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. Autour de moi c’était une fantasmagorie

silencieuse qui s’était déchaînée. Il fallait que j’arrive à me saisir d’une, pas n’importe laquelle, une seule, de celle dont j’avais l’habitude à ce point que c’était ses bras qui m’avaient jusque-là servi à manger, ses

jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi.

Moi cependant, j’existais toujours quelque part. Mais il m’était impossible de faire l’effort nécessaire pour me retrouver323.

L’histoire d’une vie et sa région sauvage, ouvrage de László Tengelyi publié en 1998 dans sa version

originale allemande, gravite autour du thème de l’histoire d’une vie. Dans cet ouvrage, ce

phénomène fait l’objet d’une approche plurielle. En effet, Tengelyi propose de l’étudier sous

quatre angles, examen par les questions suivantes : quel est le sens de l’histoire d’une vie et

comment peut-il être porté à l’expression ? comment se temporalise le sens de l’histoire d’une vie

et quel lien y a-t-il entre la temporalité vécue et la chronologie de l’histoire ? de quelle manière

l’histoire d’une vie participe-t-elle de l’ipséité ou l’identité personnelle ? et, finalement, quels sont

les rapports entre cette identité et l’altérité d’autrui ou, plus généralement, la sphère de l’histoire

d’une vie et celle de l’éthique ? L’exploration du thème de l’histoire d’une vie est donc l’occasion

pour Tengelyi d’investiguer, à la suite de ses prédécesseurs, les questions du sens, de la

temporalité, de l’ipséité et de l’altérité qui occupent les hauts lieux de la philosophie

théorétique324.

De prime abord, Tengelyi semble donc marcher sur des sentiers empruntés : il n’est pas le

premier à s’intéresser au phénomène de l’histoire d’une vie, et les thèmes à partir desquels il

l’étudie ont fait l’objet de nombreux examens antérieurs. Pourtant, le contenu de cet ouvrage est

réellement novateur. Ce qui distingue Tengelyi de ses prédécesseurs, c’est d’abord la discipline

323 Marguerite Duras, op. cit., p. 123-124. 324 Robert Tirvaudey, « Reviewed work : The Wild Region in Life-History », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, n. 4, vol. 195 : la traduction philosophique (2005), p. 564-565.

Page 102: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

95

ou la méthode qu’il sollicite pour conceptualiser l’histoire d’une vie. Tengelyi ne s’inscrit ni dans

la tradition de la phénoménologie classique de Husserl ou de Heidegger, ni dans celle de la

théorie narrative, à laquelle appartiennent notamment MacIntyre, Ricœur, Carr et Taylor, alors

que ces deux traditions traitent du l’histoire d’une vie, comme Tengelyi le rapporte lui-même en

prélude à son ouvrage325. Il s’associe plutôt à une phénoménologie revisitée ou ce qu’on appelle

la « nouvelle phénoménologie » 326, avec laquelle vient une nouvelle compréhension du sens et

du phénomène. De plus, Tengelyi n’apporte pas son attention à la même expérience de l’histoire

d’une vie. Contrairement à ses prédécesseurs, Tengelyi ne s’intéresse pas avant tout à l’expérience

« quotidienne » de l’histoire d’une vie, c’est-à-dire au fait que le plus souvent notre vie se donne

dans une certaine unité ; unité qui a été reconduite à la totalité temporelle de l’expérience vécue

chez Husserl et à l’histoire racontée sur soi-même chez Ricœur327. Ce qui suscite la curiosité de

Tengelyi, c’est l’expérience d’un tournant radical dans l’histoire d’une vie. Par-là, Tengelyi renvoie

aux situations dans lesquelles un événement, une rencontre ou une conséquence inattendue

d’une action confèrent un nouveau sens à notre vie. Ce nouveau sens vient bousculer le sens

antérieur de notre vie, de telle sorte que l’unité de celle-ci se trouve remise en question. Ce

tournant radical affecte également l’identité personnelle qui est liée à l’histoire ou au sens d’une

vie. Alors que l’histoire ou le sens d’une vie définit qui l’on est, l’émergence d’un nouveau sens

vient remettre en question cette identité narrative en provoquant une division du soi : séparé entre

l’ancien sens de notre vie et le nouveau sens qu’elle prend, on ne sait plus vraiment qui l’on est.

L’intérêt de Tengelyi porté à cette expérience exceptionnelle est ce qui en fait l’intérêt pour

nous. En effet, dans son étude des situations de tournant radical dans l’histoire d’une vie, avec

lesquelles vient une division de soi, Tengelyi aborde de plein front et résout également ce que

nous avons identifié comme le second défi de l’identité personnelle relatif aux pertes d’identité

personnelle. Nous pensons que les conceptions de Tengelyi de l’histoire d’une vie et de l’identité

narrative, développées à la lumière de cette expérience, permettent non seulement de relever le

second défi de l’identité personnelle, mais également le premier. En effet, en identifiant sa

conception de l’identité narrative à l’ipséité, consistant toutes deux en des révisions de celles de

Ricœur, Tengelyi est capable de faire de l’ipséité une forme de permanence dans le changement

325 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 7. 326 Christian Sommer, « Transformations de la phénoménologie : À propos de Neue Phänomenologie in Frankreich, par Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi », Revue Sciences/Lettres [En ligne], vol. 1, 2013, consulté le 2 janvier 2020, paragraphe 2. URL : https://journals.openedition.org/rsl/235. 327 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 7.

Page 103: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

96

qui résiste aux situations de perte d’identité personnelle. La résolution du double défi de l’identité

personnelle se fait donc au prix d’une révision ou d’une transformation de la conception

ricœurienne de l’identité personnelle.

Afin de souligner l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, nous

proposons de quitter Ricœur, ainsi que la problématique des défis de l’identité personnelle, pour

mieux y revenir. L’objectif de ce grand détour est de restituer la conception de Tengelyi de

l’ipséité. Il s’agira d’abord d’expliciter sa conception abstraite de l’ipséité, inspirée de celle de

Ricœur, comme une forme d’identité personnelle et plus précisément comme une identité

narrative. Les autres étapes de ce détour viseront à donner une concrétude à cette notion en

restituant la conception de Tengelyi de l’identité narrative, à partir de l’expérience de l’émergence

d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie. Il s’agira d’abord de délimiter le champ phénoménologique

qui est le sien, au centre desquels se trouvent les processus d’émergence de nouveau sens, de

formation de sens et d’institution de sens. À partir de ces nouveaux concepts, nous expliciterons

ensuite sa conception de l’histoire d’une vie, comme formation de sens souterraine à l’expérience

vécue et fixation rétroactive de ce sens, puis sa conception de l’identité narrative, décrite en termes

d’institution de soi et de formation de soi.

Au terme de notre excursion dans les deux premières parties de L’histoire d’une vie et sa région

sauvage, de laquelle la définition de l’ipséité de Tengelyi va acquérir un contenu, nous pourrons

revenir à la problématique qui est la nôtre. Nous soulignerons alors l’apport de Tengelyi aux

défis de l’identité personnelle qui se trouveront enfin résolus. Puisque Tengelyi part lui-même

de Ricœur, cette résolution ne se fera pas sans lui. Toutefois, Ricœur y participera à un certain

prix, celui d’une remise en question phénoménologique de ses assises herméneutiques.

1. La conception abstraite de l’ipséité selon Tengelyi Dans les premières pages de son ouvrage, Tengelyi définit ce qu’il entend par ipséité en

reprenant la conception de Ricœur. Toutefois, la lecture qu’il en fait semble éclairer autrement

le concept ricœurien d’ipséité de telle sorte qu’il devient possible de la penser comme un modèle

d’identité personnelle. Contrairement à Ricœur, Tengelyi parvient à définir l’ipséité comme un

modèle d’identité personnelle parce qu’il dépasse la double limite qui entache la conception de

ce dernier, à savoir le fait que l’ipséité prend le sens formel de la singularité et que toute

consistance est réservée à la mêmeté. Positivement, chez Tengelyi, l’ipséité consiste en une forme

d’identité personnelle parce qu’il lui donne le sens de l’identité narrative.

Page 104: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

97

1.1. La distinction entre la singularité, l’ipséité et la mêmeté

Ricœur définit l’ipséité comme l’identité à soi-même ou le fait de rester soi-même. Toutefois,

comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, le fait d’être soi-même ne signifie ici

rien d’autre que le fait d’être un être singulier distinct des autres et capable de se rapporter à soi-

même. Tengelyi parvient à redonner à l’ipséité le sens de l’identité personnelle en distinguant

l’ipséité de la singularité qui sont « deux sens d’être nous-mêmes »328 ou soi-même. La singularité

exprime l’« unicité irremplaçable » du soi : je suis moi-même et je ne pourrais jamais devenir un

autre que moi-même. Contrairement à Ricœur, Tengelyi fonde la singularité du soi, non pas dans

la mienneté, mais dans la différence positionnelle entre soi-même et autrui : on est soi-même

parce qu’autrui ne pourra jamais prendre notre place, comme nous ne pourrons jamais prendre

la sienne329. Marguerite Duras, à travers le personnage de Francine, exprime le propre de la

singularité : « entre mille autres c’est moi qui ai poussé dans le corps de ma mère et qui ai pris

cette place qu’une autre aurait pu occuper. [...] c'est comme indéfiniment remplaçable que je sais

que je ne le suis pas. Puisque c’est toujours à partir de moi que j’imagine celles qui auraient pu

être à ma place. Voilà ma définition la plus minuscule et la plus rassurante. Je suis réduite à

l’impossibilité même que j’éprouve à penser ceci : qu’une autre pourrait être en ce moment

étendue à ma place, au bord de la mer, et que ce serait le même chose.330 » Selon Tengelyi, avec

l’ipséité, qui se fonde sur la singularité, le fait d’être soi-même ne signifie pas d’être distinct

d’autrui, mais plutôt d’être soi-même dans son individualité propre, c’est-à-dire d’être soi-même

comme ceci ou comme cela. L’ipséité implique une description de soi-même. Contrairement à

la singularité, elle exprime l’identité d’une personne chez Tengelyi, c’est-à-dire la permanence de

l’individualité.

En plus de dissiper la confusion de Ricœur entre la singularité et l’ipséité, qui l’empêchait

de conférer un sens propre à ce dernier concept, Tengelyi dépasse la seconde limite qui entachait

la conception ricœurienne de l’identité. Comme nous l’avions souligné plus haut, cette limite

tient au fait que Ricœur réserve tout « quoi » constitutif de l’identité personnelle, tels que les

traits de caractère ou les traits physiques, à la mêmeté. L’ipséité ou l’identification avec soi-même

n’a pas de contenu propre autre que l’affirmation de soi-même comme un être singulier à travers

328 Ibid., p. 32. 329 Ibid., p. 30. 330 Marguerite Duras, op. cit., p. 177.

Page 105: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

98

des actions, des discours ou des actes de responsabilisation. Tengelyi parvient à dépasser cette

limite, d’une part, en approfondissant la différence entre l’ipséité et la mêmeté et, d’autre part,

en réinterprétant la relation à soi-même constitutive de l’ipséité.

Tengelyi situe la différence entre l’ipséité et la mêmeté, comme modèles d’identité, au niveau

de la nature de la relation qu’elles impliquent et du point de vue duquel cette relation est

constituée. La mêmeté suppose la permanence d’un certain substrat participant de l’individualité

d’une personne – ou non, suivant qu’on sollicite ce concept pour décrire l’identité d’une chose

– et auquel on la reconnaît comme la même. L’identité ou la relation impliquée dans la mêmeté

est celle entre les occurrences d’une chose. Si ces occurrences pointent vers du semblable, alors

on dit de la chose ou de la personne qu’elle est la même, et si elles indiquent de la dissemblable,

du divers, du changement, alors la chose ou la personne n'est plus identique331. Pour Tengelyi, la

mêmeté relève donc d’une « identification comparative »332 qui se fait toujours d’un point de vue

extérieur333. Il en va autrement avec l’ipséité. L’identité ou la relation impliquée dans le fait d’être

soi-même ne concerne pas les occurrences d’une chose ou d’une personne dans le temps.

L’ipséité décrit plutôt une relation à soi-même, « une relation à laquelle nous donnons naissance

nous-mêmes en nous rapportant à nous-mêmes »334. Telle que décrite, cette relation, contrairement à

la mêmeté, ne relève pas d’une identification comparative opérée du point de vue extérieur. Elle

est plutôt constituée du point de vue singulier : en se rapportant à soi, on s’atteste comme soi-

même dans notre individualité. Sur ce point, Tengelyi reste très proche de Ricœur : il rapporte

l’ipséité à un rapport à soi-même dont l’épreuve de vérité correspondante est celle de l’« auto-

attestation »335 de soi-même. En effet, comme Ricœur, Tengelyi pense que nous sommes les seuls

à pouvoir confirmer de notre ipséité et que cette auto-confirmation est toujours, contrairement

à l’intuition de soi, exposée au danger de fausse route, de détournement, de déraillement.

Bien que ce ne soit pas suggéré explicitement, Tengelyi semble prendre ses distances avec

Ricœur. Par exemple, plus radical que Ricœur, Tengelyi pense qu’aucune relation dialectique

entre l’ipséité et la mêmeté est possible ; elles n’entretiennent qu’ « une relation de contraste »336.

Par conséquent, l’ipséité ne peut emprunter son contenu à la mêmeté chez Tengelyi. En

revanche, il est capable de lui conférer un contenu propre parce qu’il comprend la relation

331 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 193-194. 332 Ibid., p. 195 333 Ibid., p. 8. 334 Ibid. 335 Ibid., p. 194. 336 Ibid., p. 196.

Page 106: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

99

constitutive de l’ipséité, non pas comme une identification à soi-même, mais comme une

interprétation de soi-même. Contrairement à l’identification, qui peut se réduire à une simple

tautologie (A = A, je = je), l’interprétation de soi a nécessairement une forme extensive. En

s’interprétant, on se définit comme ceci ou comme cela dans notre individualité. Définie comme une

interprétation de soi-même, l’ipséité peut offrir une réponse exhaustive à la question « Qui suis-

je ? ». Ainsi, en distinguant l’ipséité de la singularité et de la mêmeté, Tengelyi est à même, à la

différence de Ricœur, de la définir comme une forme d’identité personnelle et, plus précisément,

comme une interprétation de soi-même à partir de laquelle nous nous attestons comme nous-

mêmes dans notre individualité. Mais en quoi consiste exactement cette interprétation de soi-

même ? Quelle est la nature de la réponse que l’ipséité offre à la question « Qui suis-je ? » ? Il

reste à comprendre en quel sens, positivement et concrètement, l’ipséité est une forme d’identité

personnelle.

1.2. L’ipséité comme identité narrative

Selon la définition de l’identité personnelle que nous avons raffinée à l’occasion de la lecture

critique de la conception ricœurienne de l’identité, toute forme d’identité doit impliquer une

forme de permanence dans le temps en plus de participer de l’individualité de la personne en

offrant une réponse à la question « Qui suis-je ? ». Si l’ipséité consiste en une forme d’identité

personnelle chez Tengelyi, c’est quelle recoupe ces deux caractéristiques.

Comme nous venons de le suggérer, pour Tengelyi, l’ipséité n’emprunte d’aucune manière

son contenu à la constance de nos traits, la solidité de notre caractère, la fermeté de nos

convictions, bref un « quoi » immuable et comparable dans le temps. Selon Tengelyi, la

consistance de l’ipséité est solidaire du rapport à soi-même ou de l’interprétation de soi-même

qui la constitue en propre. Cette interprétation de soi consiste plus précisément en une narration

de soi-même. S’interpréter soi-même signifie ici unifier son expérience passée en histoire – Ricœur

définit également la narration comme une forme d’interprétation de soi ou de lecture de soi-

même337. Cela permet à Tengelyi de faire de l’histoire d’une vie la consistance de l’ipséité et sa

réponse à la question de l’identité personnelle : « Qui suis-je ? Je suis mon histoire ». Tengelyi

définit donc « l’ipséité comme une identité narrative »338. En quel sens l’histoire d’une vie offre-t-

elle une permanence dans le temps à l’ipséité de la personne ? Avec l’ipséité, la personne

337 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 349. 338 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 9.

Page 107: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

100

n’emprunte pas sa permanence à l’immuabilité de certains de ses éléments identitaires, mais

plutôt à l’unité que lui confère l’histoire de sa vie : « c’est la seule cohérence d’une histoire qui

impose l’unité à notre vie et, par là, à nous-mêmes »339. Le récit de soi permet d’unifier, quant au

sens, l’expérience vécue qui est la nôtre de façon à se reconnaître comme une unité permanente

et singulière malgré les changements qui nous affectent340. Ces changements, l’histoire d’une vie

y fait droit en synthétisant, comme le pense Ricœur, l’hétérogénéité de nos événements et actions

passés. Définie comme identité narrative, l’ipséité semble être donc « une sorte de permanence

qui convient à un soi »341.

Cette définition de l’ipséité comme identité narrative est très proche sinon identique à celle

de Ricœur. Pourquoi affirmons-nous alors que Tengelyi, contrairement à Ricœur, réussit à faire

de l’ipséité une forme d’identité personnelle ? À quel niveau la conception de Tengelyi se

distingue-t-elle de celle Ricœur ? Pour ce qui est de définir le soi comme ipséité, Tengelyi dévie

l’accent de la promesse à l’identité narrative. Autrement dit, là où Tengelyi semble prendre ses

distances avec Ricœur, c’est dans son association exclusive de l’ipséité à l’identité narrative.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, le concept ricœurien de l’identité narrative est entaché

d’une équivocité. Il renvoie à la fois à un type d’identité personnelle relevant de la narration de

soi, et à l’instance médiatrice entre le caractère et la promesse. Dans ce deuxième sens, Ricœur

fait de l’identité narrative un mixte entre la mêmeté et l’ipséité ou l’ « épanouissement » de la

dialectique de ces deux concepts342. En définissant plutôt l’identité narrative comme une

interprétation de soi-même – qui est plus proche de la première interprétation de l’identité

narrative de Ricœur –, Tengelyi l’associe exclusivement à l’ipséité. Cela lui permet de conférer à

l’ipséité une forme de permanence dans le temps qui, à la différence de la promesse, est aussi

une réponse à la question « Qui suis-je ? ».

Soulignons qu’au niveau de la temporalité, les conceptions de Ricœur et de Tengelyi se

distinguent selon un dernier aspect. Pour Tengelyi, l’ipséité ou l’identité narrative n’est pas

irrémédiable, chose que Ricœur ne pouvait admettre, confondant ipséité et singularité. La

permanence de l’ipséité dépend de la pérennité du rapport à soi qui permet de se raconter. Pour

autant que ce rapport est accompli et qu’on est à même de se reconnaître dans la description que

l’on donne de soi-même, alors il y a ipséité. À l’inverse, lorsqu’on n’est plus à même de se

339 Ibid., p. 9. 340 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. 341 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 342 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.

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101

rapporter à soi-même, de s’identifier aux différentes descriptions que l’on a faites préalablement

sur soi, l’ipséité se trouve fragilisée. Appliqué à l’identité narrative, cela signifie qu’on reste soi-

même, au sens d’ipse, lorsqu’on se reconnaît dans les récits qui sont les nôtres et qu’on peut

réécrire au présent.

Synthétiquement, l’ipséité consiste chez Tengelyi en une narration de soi-même conférant

une permanence à l’individu ainsi qu’une définition de son individualité. Cette conception encore

abstraite de l’ipséité souligne déjà l’apport de Tengelyi à notre problématique : définie comme

identité narrative, l’ipséité semble tenir ensemble permanence et changement. Toutefois,

puisqu’on ne sait pas comment Tengelyi comprend l’identité narrative, il n’est pas encore

possible d’expliquer en quoi il relève le premier défi ni d’ailleurs s’il peut relever le second, celui

relatif aux situations de perte d’identité personnelle. Afin de souligner la contribution de Tengelyi

aux deux défis de l’identité personnelle, il faut donc donner une concrétude à cette ipséité

nouvellement définie, concrétude qu’il emprunte à l’identité narrative à laquelle elle est identifiée.

Il ne s’agit pas ici de restituer les analyses ricœuriennes de l’identité narrative puisque Tengelyi

en propose une nouvelle interprétation depuis un nouveau champ théorique, celui de la

phénoménologie. Pour comprendre sa conception de l’identité narrative, et celle de l’histoire

d’une vie de laquelle elle découle, il faut d’abord délimiter ce nouveau champ phénoménal. En

effet, cela nous permettra d’identifier les processus d’émergence spontanée d’un nouveau sens,

de formation de sens et de fixation de sens qui interviennent dans l’expérience de tournant radical

et de division de soi, expérience à partir de laquelle Tengelyi développe toute sa théorie narrative.

2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de sens et fixation de sens

La conception de l’identité personnelle de Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage

L’histoire d’une vie et sa région sauvage, est influencée par le courant phénoménologique auquel il

appartient. Selon les phénoménologues, la réalité ne peut être appréhendée que du point de vue

singulier, qu’on le reconduise à des vécus de conscience, à l’expérience vécue ou au monde

quotidien343. De ce point de vue, la réalité apparaît, c’est-à-dire qu’elle se donne comme

phénomène. La phénoménologie tâche donc de rendre compte, non pas de la choséité de l’étant

343 Renaud Barbaras et Jean Greisch, « Phénoménologie », Encyclopédie Universalis [en ligne], consulté le 5 mai 2020. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/phenomenologie/. László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 48.

Page 109: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

102

(son « ce que »), mais de sa manière propre d’apparaître (son « comment »), et donc de son sens344.

Il s’agit alors de décrire le sens de la réalité telle qu’elle apparaît depuis le point de vue de celui

qui l’appréhende. Animé par une intention fondatrice, le travail de la phénoménologie ne se

réduit pas à la description des phénomènes : il tente également de rendre compte de la

cooriginarité du phénomène apparaissant et du sujet l’appréhendant345.

Bien que les phénoménologues puissent partager une conception générale de la

phénoménologie, cette dernière ne constitue pas une école au sens strict : la phénoménologie est

divisée en différentes figures qui réinventent à chaque fois ses fondements. Tengelyi appartient,

à côté de Marion, Richir, Barbaras, Depraz, Benoist, Franck, Dastur, Escoubas, etc., à ce que

Tengelyi et Gondek appellent la « nouvelle phénoménologie » (Neue Phänomenologie) qui opère

une transformation essentielle et systématique des figures précédentes de la phénoménologie346,

à savoir la phénoménologie husserlienne et la phénoménologie existentielle. Ce qu’ils proposent,

selon Christian Sommer, ce n’est rien de moins qu’une refondation du sens ou du phénomène,

selon laquelle il excède à la fois l’objectivité husserlienne, c’est-à-dire l’horizon intentionnel, ainsi

que l’étantité heideggérienne347. Cet élargissement du champ phénoménal, par-delà la donation

de sens et dans l’ « autrement qu’être », se fait au nom de certaines expériences, dont l’ « excès »

pointe vers de l’inapparent348. Et la thématisation de ce nouveau champ phénoménal est rendue

possible par une modification du concept de phénomène, désormais entendu comme

événement, au sens de l’Ereignis heideggérien349.

Comme les autres représentants de ce courant phénoménologique, Tengelyi délimite un

nouveau champ phénoménal en révisant le concept de sens. En effet, dans la première partie de

L’histoire d’une vie et de la région sauvage, intitulée « Le sens expérientiel dans l’histoire d’une vie », il

révise les conceptions du sens de ses prédécesseurs et, plus précisément, celle du père fondateur

de la phénoménologie. Il critique la réduction du sens de l’expérience à la donation de sens ainsi

que l’adéquation entre le sens de l’expérience et la signification linguistique l’exprimant. Cette

révision, appuyée sur l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens, lui permet de dégager les

344 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 51. Cf. Paul Ricœur, « Phénoménologie et herméneutique », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 61. 345 Renaud Barbaras et Jean Greisch, loc. cit. 346 Christian Sommer, « Tranformations de la phénoménologie : À propos de Neue Phänomeologie in Franreick, par Hans-Dieter Dondek et László Tengelyi », loc. cit. 347 Ibid., paragraphe 9. 348 Ibid., paragraphe 5. Fererico Viri, « Essai d’une cartographie de la notion d’“événement” dans la phénoménologie française contemporaine », Methodos : savoirs et textes, vol. 17, 2017, p. 3. 349 Christian Sommer, loc. cit., paragraphe 3.

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103

processus de formation de sens et d’institution de sens. Ces processus, que nous proposons de dégager

avec lui à présent, sont au fondement de ses conceptions de l’histoire d’une vie et de l’identité

narrative.

2.1. La limite de la donation de sens

Suivant Husserl, Tengelyi définit le sens, dans sa signification élargie – c’est-à-dire appliqué

à tout phénomène du monde et pas seulement aux expressions linguistiques350 – par la structure

de « l’en-tant-que »351. Selon cette définition, une chose a un sens si elle apparaît en tant que

quelque chose : un objet perçu est reconnu comme une feuille de papier, cette feuille de papier

apparaît comme blanche, cette feuille de papier blanche se manifeste comme trouée. La structure

de l’en-tant-que exprime une différence : en suggérant que ceci apparaît comme cela, se trouve

exprimée l’idée selon laquelle la chose apparaît comme quelque chose d’autre. Et dans cette

différence, la chose perçue est identique : « la structure de l’en-tant-que caractéristique du sens

perceptuel contient en elle-même une certaine différence entre les termes qu’elle réunit. C'est

pourquoi elle peut être décrite comme une structure différentielle »352. Le sens pose donc la difficile

question de l’identité dans la différence. Husserl propose de fonder la structure différentielle du

sens dans l’expérience, dont il a une compréhension en termes d’intentionnalité353. Pour lui,

l’expérience est le produit d’une donation de sens par la conscience. Cela signifie que tout vécu

est toujours constitué par la conscience et que le sens auquel nous donne accès l’expérience est

lui-même intentionnel, c’est-à-dire un sens dont l’unité de la structure d’en-tant-que relève d’une

intention ou d’un acte intentionnel. Cette conception intentionnelle du sens dépend de la

corrélation entre la noèse et le noème354, qui circonscrit l’expérience au rapport entre un acte

intentionnel et un objet intentionnel – ou l’objet dans sa signification pour nous –, et donc au

rapport entre la donation de sens et le sens constitué355. Selon cette conception de l’expérience,

la structure de l’ « en-tant-que » du sens fait partie de la structure de la conscience intentionnelle.

350 « Sont alors porteurs de sens, dans cette acception, non seulement les expressions linguistiques incarnées dans des séries de sons ou d’autres signes, non pas seulement les gestes et jeux de physionomie en chair et en os, mais aussi des suites d’événements, voire les arrangements des choses dans le monde ». László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 177. 351 Ibid., p. 36. 352 Ibid., p. 37. 353 Ibid., p. 38. 354 Ibid., p. 48. 355 Ibid., p. 50.

Page 111: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

104

Cette corrélation entre noème et noèse n’est pas tenable pour Tengelyi. Non seulement elle

contient des problèmes internes356, mais de manière plus importante, elle ne peut rendre compte

du caractère éprouvant de l’expérience : « l’expérience est éminemment une expérience qu’on

acquiert en la subissant – une épreuve »357. L’expérience est éprouvante ou étonnante lorsqu’elle

« donne à comprendre quelque chose de neuf »358. Ce nouveau sens, cette nouvelle structure de

l’en-tant-que vient contredire nos opinions enracinées, nos convictions antérieures, nos desseins

prémédités, bref nos attentes préalables. Ce sens, Tengelyi le désigne par l’expression « sens

expérientiel »359, c’est-à-dire un sens dont on fait l’expérience comme l’épreuve. Bien que Tengelyi

octroie un caractère quasi-dramatique à l’émergence du sens expérientiel, celle-ci est assez

courante : c’est ce qui arrive notamment lorsque, dans un processus d’écriture, une nouvelle idée,

« un éclair de pensée » vient contredire des relations conceptuelles préalablement établies ; c’est

aussi ce qui survient lorsqu’une œuvre littéraire, picturale, théâtrale, etc. se prête soudainement

à une autre interprétation, lui conférant un nouvel intérêt. Si ce sens expérientiel bouscule

spontanément les attentes, c’est parce qu’il émerge à l’insu et indépendamment du soi.

Autrement dit, la structure différentielle du sens n’est pas établie par le soi, mais elle émerge

comme telle, et ce, « derrière le dos de la conscience »360. Cela explique pourquoi, pour reprendre

l’exemple de l’écriture, l’écrivain ou le philosophe ne fait pas preuve de modestie en parlant d’un

« éclair de pensée » et non de la sienne. Tengelyi parle donc de l’épreuve d’un sens expérientiel

en termes d’ « émergence spontanée d’un sens dépossédé »361.

Or, l’interprétation intentionnelle de l’expérience ne peut pas rendre compte du sens

expérientiel : comment l’émergence spontanée d’un nouveau sens qui se soustrait à l’emprise de

tout sujet conscient peut-elle être ramenée à une donation de sens ? Pour faire droit à cette

expérience, Tengelyi reconduit plutôt ce sens à un processus de « formation de sens » qui se tient

356 En réponse à la difficulté de la distinction entre l’objet et son sens, Husserl suggère dans les Idées I que l’» objet noématique dans le comment » se divise en objet pur et simple et en objet-dans-le-comment ; autrement dit en un quelque chose et en un quelque chose déterminé par une structure de l’en-tant-que, c’est-à-dire qui a un sens (Ibid., p. 50.). Or, puisque selon Husserl le sens est donné par la conscience, l’objet-dans-le-comment est immanent, alors que l’objet pur et simple est transcendant. On se retrouve donc confronté au problème de l’immanence dans la transcendance (Ibid., p. 51). Husserl propose d’échapper à cette situation en appliquant l’opposition de Frege entre sens et référence des actes noétiques aux noèmes. Cela lui permet de dire que tout noème à un sens par lequel il se rapporte à son objet, et que cet objet est celui de la noèse. Or, en assimilant la relation entre sens et objet, à celle entre acte et objet, l’opposition entre immanent et transcendant refait son apparition (Ibid.). 357 Ibid., p. 39. 358 Ibid. 359 Ibid., p. 54. 360 Ibid., p. 43. 361 Ibid., p. 35 [Nous soulignons].

Page 112: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

105

en deçà du rapport noético-noématique. La formation de sens décrit un processus souterrain et

immaîtrisable par le sujet dans lequel un sens flou et multiple se déploie et se transforme. Ce

« sens se faisant », Tengelyi le thématise directement à partir de Marc Richir362 tout en

reconnaissant qu’il apparaît d’abord dans la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty363. À

la suite de ce dernier, Tengelyi suggère en outre que ce sens en formation est « sauvage », c’est-

à-dire qu’il est indisponible et muet364. Malgré cette indisponibilité, il donne lieu à des « amorces

de sens » se manifestant à la conscience selon Tengelyi365. Puisque ces amorces de sens relèvent

d’un processus indépendant et inconscient du sujet, leur manifestation, pour ce dernier, est

nécessairement étonnante, voire contrariante. Et c’est précisément pourquoi l’expérience peut

être éprouvante366. Ainsi, la structure différentielle du sens ne peut être expliquée que par le

processus de donation de sens ; elle appelle également un processus de formation de sens depuis

l’indisponible, capable de rendre compte de l’émergence d’un sens dit expérientiel. Nous verrons

que c’est cette émergence d’un sens expérientiel depuis une formation souterraine de sens qui se

trouve au centre de l’expérience du tournant radical, à partir de laquelle Tengelyi conçoit l’histoire

d’une vie et l’identité narrative.

2.2. La critique de la corrélation entre sens et signification

La révision de la notion de sens par Tengelyi ne se conclut pas avec l’identification du

processus de formation de sens. Jusqu’à maintenant, il a été question du sens dans sa signification

élargie, selon laquelle non seulement les expressions linguistiques, mais également « les suites

d’événements, voire les arrangements des choses dans le monde »367 sont porteurs de sens. Cet

362 Cf. Marc Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon, 1992. Cf. Alexander Schnell, Le sens se faisant : Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011. 363 Ibid., p.64. L’expression « se faisant » se trouve à plusieurs endroits dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Dans laM Phénoménologie de la perception, elle apparaît notamment dans les passages suivants : « L’illusion nous trompe justement en se faisant passer pour une perception authentique » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2014-2016, p.96 [Nous soulignons]) ou « comme c’est lui [le sujet], en surgissant, qui fait paraître sens et valeur dans les choses, et comme aucune chose ne peut l’atteindre qu’en se faisant par lui sens et valeur [...] » (Ibid., p.1310 [Nous soulignons]). En plus de l’essai intitulé « Bergson se faisant », son ouvrage Signes contient quelques occurrences de cette expression notamment une dans son texte intitulé « Le langage indirect et les voix du silence » : « Elle [la vérité] ne se contente pas de le pousser en se faisant place dans le monde » (Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 2001, p. 221 [Nous soulignons]). 364 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 171 et 203. 365 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 54. 366 Pour la même raison, c’est-à-dire parce qu’elles relèvent d’un processus de formation de sens en deçà de la sphère de la donation de sens, ces amorces de sens ne sont pas encore des structures d’en-tant-que. En effet, il n’y a pas d’objet intentionnel, mais seulement un phénomène en tant que phénomène. Ces amorces de sens deviennent des structures d’en-tant-que après avoir été fixées intentionnellement. 367 Ibid., p. 177.

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106

élargissement de la notion de sens ne contredit pas le fait que les expressions linguistiques ou

conceptuelles ont bel et bien une signification qui demande à présent d’être distinguée du sens

de l’expérience. Pour exprimer cette différence, Tengelyi a d’abord recours à la doctrine des

catégories de Husserl, voulant que le surplus de sens des significations linguistiques relève des

catégories. L’affirmation « le papier est blanc » dit plus que la perception du papier blanc parce

qu’elle « imprègne de conceptuel et de général tout sens auquel elle s’adapte »368 – l’adjectif « blanc »

dit plus que la couleur perçue –, mais aussi parce qu’elle contient la forme catégoriale de l’être,

« est ». Pour Husserl, l’être, tout comme les formes catégoriales, ne sont pas des prédicats réels

ni des formes subjectives. Les catégories ont plutôt leur origine dans le remplissement de certains

actes intentionnels. Aux catégories correspond donc un type d’intuition dite catégoriale que

Husserl distingue des intuitions sensibles sur lesquelles elles se fondent. Malgré leur différence,

le catégorial exprime le sensible et c’est pour cela qu’une intuition sensible peut agir comme

vérification d’un énoncé linguistique : la perception d’un chat blanc sur un paillasson permet de

valider l’énoncé correspondant « le chat blanc est sur le paillasson ». S’il en est ainsi, c’est que

l’intuition sensible et l’intuition catégoriale ne sont différentes que par degrés : selon Husserl, les

formes catégoriales doivent être conçues comme des « objets de degré plus élevé ». Si la

différence entre intuitions sensibles et intuitions catégoriales est de ce type, cela signifie que le

rapport entre expérience et expression, entre antéprédicatif et prédicatif, est de l’ordre d’une

corrélation369.

Or, l’expérience contredit un tel rapport entre sens et signification. Le processus d’écriture

est encore une fois paradigmatique. Pour répondre à son « éclair de pensée », l’exprimer en mots,

l’écrivain se met au travail à l’aide de ses connaissances, de sa pratique, de son goût et de sa

faculté d’imagination qui « sont autant de conditions requises qui entrent au service [de ce]

processus entièrement spontané »370. Toutefois, chanceux est l’écrivain qui ne ressort pas quelque

peu déçu ou irrité de son processus d’écriture : ses habiletés et son talent ne peuvent rien faire

au fait que son idée initiale se trouvera, en fin de compte, le plus souvent transformée et

systématiquement fixée, c’est-à-dire moins fluide et inchoative qu’au départ. Cet exemple

témoigne de « l’expérience d’un contraste jamais entièrement surmontable entre l’expérience et

368 Ibid., p. 58. 369 Ibid., p. 48. 370 Ibid., p. 72.

Page 114: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

107

l’expression » du fait que l’expression ne peut jamais entièrement recouvrir la totalité ni la

mobilité des sens qui émergent dans l’expérience371.

Pour exprimer ce contraste, Tengelyi a plutôt recours à la distinction husserlienne, proposée

dans les Recherches logiques, entre le flux continu de perceptions et la perception catégoriale, auxquels

correspondent deux types d’unité de sens ou de structures d’en-tant-que. Dans le premier cas,

lorsqu’on regarde un objet sous toutes ses facettes, l’objet sensible visé se révèle dans son unité

si les différentes apparitions coïncident. Cette unité, Husserl la qualifie d’unité d’identification.

Tengelyi rajoute que cette unité ou cette structure d’en-tant-que est mobile. Dans le flux continu

de perceptions, un même objet sensible se donne dans la diversité de ses représentations : au fil

des apparitions son sens se modifie et s’enrichit, il apparaît comme ceci, puis comme cela. Cette

mobilité du sens est caractéristique du sens expérientiel372. En effet, un phénomène a toujours la

possibilité de se manifester dans une détermination soit compatible soit incompatible avec les

déterminations précédemment identifiées ; l’expérience est une aventure pouvant provoquer

l’étonnement373. Cette mobilité du sens relève du processus du sens-se-faisant – concept introduit

plus haut – ou du sens sauvage qui, se transformant continuellement tout en conservant son

unité, peut provoquer à tout moment l’émergence étonnante d’un nouveau sens.

L’unité impliquée dans la perception catégoriale, qui intervient lorsqu’on fait un état de

choses, est tout autre. Ce n’est plus une identité réalisée, mais c’est une identité visée et

constituée374, et c’est pourquoi Husserl la reconduit à l’unité d’un acte d’identification. En outre, la

structure du sens impliquée dans la perception catégoriale est une structure fixe. Cette structure

est caractéristique des expressions linguistiques qui, par leur sens prédéfini ou sédimenté,

contraste avec le sens mobile de l’expérience. En tant qu’acte d’identification, les expressions

linguistiques viennent donc fixer le sens de l’expérience. Cette fixation opérée par les expressions

linguistiques est comprise par Tengelyi comme un processus d’institution375 du sens qui sédimente

le sens et rend apparente une de ses dimensions en oblitérant les autres restant insaisissables.

371 Ibid., p. 77. 372 Pierre Vermersch, « Signification du “sens expérientiel” en lisant László Tengelyi », Journal de l’association Grez, n. 63, 2006, p. 27. 373 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 63. 374 Ibid., p. 62. 375 D’origine husserlienne, le concept phénoménologique de Stiftung (institution) renvoie à toute fixation du sens, notamment par la sédimentation d’une « signation » dans le langage. Repris et transformé par Merleau-Ponty et Derrida, c’est également un concept majeur dans la phénoménologie de Richir, dans laquelle puise Tengelyi. Cf. Roberto Terzi, « Événement, champ, trace : le concept phénoménologique d’institution », Philosophie, vol. 131, n. 4, 2016, p. 52-68.

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108

C'est pourquoi l’expression d’une nouvelle idée est le plus souvent insatisfaisante : en tant

qu’institution de sens, l’expression vient réduire la mobilité et la multiplicité du sens-se-faisant

duquel elle émerge à travers des expressions linguistiques sédimentées. C'est donc ce processus

d’institution de sens définissant l’expression qui explique la différence irrémédiable entre le sens

à exprimer et la signification l’exprimant.

De la critique de la donation de sens et de la doctrine des intuitions catégoriales de Husserl,

Tengelyi dégage les deux processus que sont la formation de sens et l’institution de sens. Ces

deux processus rendent compte de la différence entre sens et signification qui tient à un double

excès, comme le résume Florian Forestier : le sens-se-faisant, flou et multiple, excède toujours

le sens institué qui l’exprime ; et l’expression, comme acte d’identification dit aussi plus que le

sens de l’expérience376. Ces deux processus jouent un rôle central dans l’histoire d’une vie et

l’identité narrative qui lui est associée. Mais avant de s’intéresser à ces deux derniers concepts, il

faut se demander comment expérience et expression, formation de sens et institution de sens

peuvent s’articuler si l’altérité irrémédiable du sens de l’expérience et la fixité de son expression

« garde expression et expérience distinctes l’une de l’autre »377.

2.3. Le rapport diacritique entre la formation de sens et la fixation de sens

L’articulation entre la formation de sens et la fixation de sens se comprend mieux à l’aune

d’une description génétique de l’émergence spontanée d’un nouveau sens dépossédé. Selon

Tengelyi, le plus souvent, notre expérience est limitée au domaine de la corrélation noético-

noématique, ce qui signifie que le sens des phénomènes nous apparaissant relève d’une donation

de sens sur le fond d’institutions de sens antérieures (par nous, ou par la communauté

historique). Tengelyi ne rejette donc pas du champ de l’expérience l’activité de donation de sens,

mais il suggère que celle-ci puisse être hachurée par l’émergence de nouvelles amorces de sens

qui sont « des moments interintentionnels d’une formation de sens spontanée »378. Comme nous l’avons

souligné, l’émergence d’un nouveau sens, bousculant nos attentes préalables ou les donations de

sens préétablies entre la noèse et le noème, est une expérience étonnante379. Rajoutons qu’il est

376 Florian Forestier, « Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à László Tengelyi », Eikasia : revista de filosofia, n. 64, 2015, p. 343. 377 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 77. 378 Ibid., p. 54. 379 Ibid., p. 77.

Page 116: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

109

possible de se rapporter de deux manières à l’émergence du nouveau sens380. Dans un premier

cas, on parvient à le saisir et à l’exprimer. Comme dans notre exemple du processus d’écriture,

le nouveau sens nourrit alors notre appréhension de l’expérience en nous la faisant comprendre

à neuf, en nous rendant à même de sentir une dimension de l’expérience de nous-mêmes, d’autrui

et du monde pour laquelle nous étions encore aveugle. Dans un deuxième cas, le sens émerge

comme quelque chose d’étranger et anonyme, résistant à toute saisie ou expression. Le nouveau

sens interrompt notre façon de donner sens à notre expérience, la désavoue. Selon Tengelyi,

l’émergence d’un nouveau sens, plutôt que d’être subliminale, se vit alors comme un choc nous

coupant le souffle et ne nous laissant qu’avec cette impression quasi-traumatique381.

Si la différence de nature entre sens et signification problématise déjà l’expression du sens

de l’expérience, l’expérience éprouvante de l’émergence d’un nouveau sens semble la rendre

impossible. Comment une telle expérience peut-elle éventuellement être dite si elle court-circuite

les horizons de sens existants ? Comment la distance entre impression et expression peut-elle

être surmontée ? S’inspirant des exemples littéraires offerts par Proust, Tengelyi suggère que « le

gouffre entre impression et expression est comblé par un sens se faisant »382, c’est-à-dire la

formation de sens. Bien que le sens émergeant laisse d’abord une impression « sinistre »,

échappant à l’expression, il continue à se déployer et à se transformer de manière souterraine à

l’expérience, mais toujours en relation avec elle. Autrement dit, il continue à nous habiter et à

imprégner notre expérience – dans un sens que nous comprendrons mieux à l’occasion de la

description de la formation de soi –, même si cela se fait à notre insu. À travers ses moments de

déploiement, le sens-se-faisant se détache de l’impression et se rend disponible à l’expression.

En effet, il ne revêt plus le caractère anonyme et étranger qu’il avait avant. Il reste à savoir

comment le langage, s’il ne renvoie qu’à un ensemble d’expressions sédimentées, exprime ce

sens flou et mobile émergeant de l’indisponible.

Selon Tengelyi, « la relation entre expérience et expression – ou entre réalité et langage – est

médiatisée par ce qu’on appelle dans la phénoménologie du langage la “créativité” ou la

“fécondité” de l’expression »383. S’inspirant de Merleau-Ponty, Tengelyi distingue le langage

380 Pablo Posada Varela, « L’imprépensable et l’indisponible. Sens, expression et narrativité dans l’œuvre de László Tengelyi », Eikasia : revista de filosofia [En ligne], n. 64, 2015, p. 314. URL : http://www.revistadefilosofia.org/64-15.pdf. 381 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 79. 382 Ibid., p. 79. 383 Ibid., p. 73.

Page 117: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

110

commun, rassemblant l’ensemble des expressions préétablies, du « langage opérant »384. Ce

dernier langage, qui est celui des poètes et des artistes, est aux prises de l’expérience. Cela signifie

qu’il est sensible à l’appel du sens se faisant. Entre pure opacité et pure signification, le sens de

l’expérience, encore à l’état sauvage, se manifeste comme une « fièvre vague »385 selon Merleau-

Ponty. Par son caractère flou et multiple, il demande d’être clarifié, signifié et, dans les mots de

Tengelyi, il « ne donne pas seulement beaucoup à penser mais aussi beaucoup à dire »386. En

retour, si le langage opérant peut répondre à cet appel, s’il peut accomplir sa conquête du sens

flou et multiple, c’est parce qu’il est « actif et créateur »387. Cela signifie que le langage n’est pas

une pure répétition ou traduction du sens sauvage à exprimer – conception qui est impossible

eu égard au caractère équivoque et vague de ce sens. Ce langage n’est pas non plus pure création

dans la mesure où cela viendrait contredire la structure d’appel-réponse qui tient ensemble sens

et signification388. Entre la pure répétition et la pure création, le langage opérant part de ce sens

tout en dépassant, et c’est ce qui fait son caractère paradoxal, du moins au niveau logique389. Pour

exprimer le sens sauvage, le langage opérant n’a donc pas recours aux « significations toutes

faites, acquises, disponibles, sédimentées, du langage commun »390, mais bien plutôt à de

nouvelles productions de sens, analogues à la formation de sens depuis l’expérience. Les

néologismes, parsemant les écrits littéraires et philosophiques, sont peut-être les productions les

plus communes du langage opérant. Au-delà du monde des mots et des phrases, la peinture est

aussi un exemple de langage opérant. Selon Merleau-Ponty, Cézanne a su exprimer la mobilité

et l’équivocité du sens de l’expérience en s’éloignant de la représentation et en se rapprochant de

la distorsion picturale : « De même le génie de Cézanne est de faire que les déformations

perspectives, par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pour elles-mêmes

quand on le regarde globalement, et contribuent seulement, comme elles le font dans la vision

naturelle, à donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de

s’agglomérer sous nos yeux.391 » Autrement dit, le langage opérant fait droit au sens se faisant

parce qu’il se forme, se transforme, se transfigure lui-même. Mais l’expression n’est pas toujours

384 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, op. cit., p. 201. 385 Maurice Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 36. 386 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 80. 387 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, op. cit., p. 201. 388 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 74 389 Donald A. Landes, Merleau-Ponty and the Paradoxes of Expression, New York, Bloomsbury academic, 2013, p.19. 390 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 74. 391 Maurice Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », Sens et non-sens, op. cit., p. 25-26.

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111

réussie. La trajectoire de l’expression est accomplie, le langage répond bel et bien à la formation

de sens lorsqu’un « équilibre métastable » entre la signification et le sens se trouve atteint, c’est-

à-dire lorsque le sens sauvage, moins flou et moins fiévreux, ne demande pas d’être exprimé

autrement392.

Néanmoins, le langage opérant n’a pas le dernier mot : un processus de sédimentation

conceptuelle succède toujours à l’expression créatrice du sens sauvage. En effet, les nouvelles

expressions créées pour témoigner le sens émergeant finiront inévitablement par être

sédimentées à leur tour393. L’écart entre l’expérience et son expression, qui semblait couvert par

le langage opérant, se creuse à nouveau dès que le processus créateur est terminé. Expérience et

expression entretiennent donc un rapport « diacritique », c’est-à-dire un rapport de différence et

de cohésion394. Elles sont inséparables par la structure d’appel-réponse qui les tient ensemble : le

sens appelle la signification et la signification se fonde toujours sur le sens de l’expérience. Mais

dans cette cohésion, elles restent irrémédiablement différentes : la mobilité du sens-se-faisant

échappera toujours en partie à la fixation intentionnelle de sens. Cet excès du sens sauvage peut

nous laisser dans l’impression qu’il y a encore quelque chose à dire395.

Avec ce rapport diacritique entre le processus de formation de sens, on est bien loin des

considérations ricœuriennes sur l’identité personnelle ainsi que des défis y étant liés. Cet écart va

toutefois s’amoindrir dans les prochaines pages consacrées aux conceptions de l’histoire d’une

vie et de l’identité narrative de Tengelyi. Dans l’objectif de donner une concrétude à son concept

d’ipséité, nous proposons à présent de rendre compte de ces deux conceptions à la lumière du

problème qui est le sien, à savoir l’expérience d’un tournant radical et d’une division de soi dans

l’histoire d’une vie. À l’occasion de ce travail de conceptualisation, nous soulignerons au passage

les similitudes et les distinctions entre les conceptions de Ricœur et Tengelyi de l’histoire d’une

vie et de l’identité narrative, travail de comparaison qui sera approfondi au terme de ce chapitre.

392 Donald A. Landes, op. cit., p.13. 393 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 77. 394 Cette expression désigne « le rapport caractéristique entre les éléments qui constituent le système d’une langue et, en général, la cohésion d’expressions signifiantes », ibid., p. 25. 395 Donald A. Landes, op. cit., p. 2-21. Cf. Bernhard Waldenfels, « The Paradox of Expression », dans Fred Evans et Leonard Lawlor (dir.), Chiasms : Merleau-Ponty’s Notion of Flesh, New York, State University of New York, p.96.

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112

3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie

En guise d’ouverture à son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi propose

une définition du phénomène de l’histoire d’une vie : Au milieu de l’histoire d’une vie, on fixe ce qu’on a fait, éprouvé, pensé, imaginé, craint et espéré – ce qu’on a désiré intimement et ce qui est arrivé de l’extérieur – en le disant, puis en le disant à nouveau et autrement. Un dire réitéré traverse le temps vécu. C'est un dire qui, dans sa forme narrative, circonscrit, capte et affaiblit les évènements, en revenant sur lui-même, en se reconsidérant maintes fois. Ce qui est tu, ce qui est passé consciemment sous silence, comme ce qui est repoussé inconsciemment, trouve alors sa place à l’ombre de ce qui est dit396.

Cette description constitue le prélude, mais aussi la conclusion de L’histoire d’une vie et sa région

sauvage. Dans cet ouvrage, Tengelyi cherche, en bon phénoménologue qu’il est, à trouver

l’expression conceptuelle adéquate à cette description phénoménologique. L’investigation

conceptuelle de Tengelyi sera restituée ici en deux temps. Partant de cette description statique

de l’histoire d’une vie, nous restituerons une première conception de l’histoire d’une vie, très

proche de celle de Ricœur, en termes d’expérience vécue et d’histoire racontée. Cette première

conception ne fera pas tout à fait droit à la description qui l’a initiée, et plus précisément à

l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie qu’elle suppose. Après

avoir décrit génétiquement cette expérience, nous aboutirons, avec Tengelyi, à une seconde

conception de l’histoire d’une vie comme formation de sens souterraine à l’expérience et fixation

rétroactive de ce sens. Cette conception, distincte de celle de Ricœur, appellera à son tour une

nouvelle définition de l’identité narrative.

3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée

Ce qui ressort de cette description de l’histoire d’une vie, c’est son ambiguïté : « ce concept

désigne tout aussi bien l’expérience vécue que l’histoire racontée – ou racontable – d’une vie »397.

L’expérience vécue, constitutive de l’histoire d’une vie, renvoie à l’ensemble des actions, des

souhaits, des attentes, des craintes et des événements passés d’une personne. Ces actions et

événements sont organisés temporellement. Toutefois, contrairement à ce que certains

représentants de la phénoménologie ont pu soutenir, et plus précisément Husserl et Heidegger,

ce n’est pas comme une « totalité vécue d’évènements temporels »398 que l’expérience vécue se

manifeste rétrospectivement à nous. Lorsque nous nous rapportons à notre passé, certaines

396 Ibid., p. 5. 397 Ibid., p. 7. 398 Ibid.

Page 120: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

113

actions se révèlent être marquantes, quelques-unes semblent liées selon un rapport causal

incontestable et d’autres nous paraissent absolument anodines ou contingentes : de prime abord,

notre expérience vécue se donne plutôt à nous avec un contenu de sens – c’est d’ailleurs pourquoi

« il faut concevoir le “temps” et la vie” à partir du “sens” »399 selon Tengelyi. Plus encore, dans

l’histoire d’une vie, ce ne sont pas les actions en tant que telles qui sont impliquées, mais plutôt

l’expérience qu’on en a – d’où l’expression « expérience vécue ». Tengelyi comprend les actions

actuelles comme des comportements à initier en réponse à une demande d’autrui400. Or, nos

actions passées ne se donnent pas de la sorte, mais plutôt comme des événements dont on a fait

l’épreuve, c’est-à-dire comme des actions qui étaient motivées et dont on a subi les

conséquences401.

Le sens de l’expérience de nos actions passées est immédiatement et le plus souvent entaché

d’un défaut d’intelligibilité : il n’est pas possible d’identifier spontanément les motivations et les

conséquences de nos actions ni de les lier entre elles. L’expérience appelle un processus réflexif

qui est aussi une forme d’expression permettant d’en relever le sens. Tengelyi identifie ce

processus à la narration – c’est ici qu’entre en scène la seconde dimension de l’histoire d’une vie,

l’histoire racontée. La narration, selon Tengelyi, s’inspirant de Ricœur, est liée au sens de

l’expérience vive, et non à son existence ou son contenu d’être402. Ce n’est pas en organisant les

actions racontées selon le principe de mise en intrigue que la narration confère un sens à

l’expérience vécue chez Tengelyi, mais plus simplement en mettant en relation au moins deux

descriptions possibles d’une même action : « l’intelligibilité narrative d’une action est due à une

relation déterminée entre au moins deux de ses descriptions possibles »403. Cette conception de

la narration suppose que l’action puisse être décrite de plusieurs manières : certaines descriptions

expriment les intentions de l’acteur, d’autres les conséquences imprévues, à la fois conscientes

et inconscientes, de l’action404. Elle implique également l’idée qu’avec la multiplication des

descriptions d’une action, révélant à chacune une de ses esquisses, vient une meilleure

compréhension du sens de cette action. En mettant en relation différentes descriptions de

l’action, la narration participe donc de son sens. Dans Œdipe-roi de Sophocle, par exemple, on

raconte qu’Œdipe donne la mort à un étranger, que ce meurtre est fait au nom de la vengeance

399 Ibid., p. 17. 400 Ibid., p. 85. 401 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 45 402 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 17. 403 Ibid., p. 82. 404 Ibid., p. 81. Cf. Alastar MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 205.

Page 121: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

114

et que c’est son père qui s’est trouvé assassiné. En mettant en relation ces trois descriptions d’une

même expérience, la narration lui confère une structure d’en-tant-que : le meurtre de l’étranger

accompli par Œdipe est décrit comme un meurtre de vengeance et, de manière plus importante,

comme un parricide. Ce qui est particulier de la narration, selon Tengelyi, c’est qu’elle met en

relation des descriptions indépendantes logiquement les unes des autres. En effet, aucune histoire

narrative n’est suggérée dans la proposition « celui qui tue une personne commet un meurtre »,

mais seulement une implication logique entre le fait de tuer et le fait d’accomplir un homicide.

Au contraire, en liant des descriptions sans relation logique – par exemple le fait qu’Œdipe

commette un meurtre et le fait que ce meurtre soit un parricide – la narration laisse place au

contingent, à l’anodin et au surprenant – sur ce point, Tengelyi se rapproche de Ricœur.

Autrement dit, la structure de l’en-tant-que qu’assigne la narration à une action n’est pas une

structure préétablie logiquement, mais une structure mobile s’accordant avec la polysémie

variable de l’expérience : « la séquence narrative est capable de s’adapter à un processus qui

donne naissance à des avènements de sens toujours changeants »405.

Cette définition de l’histoire d’une vie est très proche de celle de Ricœur, malgré le fait

qu’elle s’en distingue sur quelques aspects. Par exemple, la narration de soi, pour Tengelyi, ne

consiste pas en une mise en intrigue des actions passées, mais, plus simplement, en une mise en

relation d’au moins deux descriptions possibles d’une même action. Pour cette raison, on ne

retrouve pas chez Tengelyi l’idée d’une médiation nécessaire par les récits fictifs et historiques,

ni les théories ricœuriennes du muthos, de la triple mimésis du récit de Ricœur, de l’acte de lecture

et de l’identification du personnage qui sont reliées à cette médiation. Outre ses distinctions,

l’histoire d’une vie est également un phénomène ambigu chez Ricœur, ambiguïté qu’il reconduit

à celle entre l’expérience vive et la fabulation ou la fiction. Et de manière similaire à celle

présentée ci-haut, la conception ricœurienne de l’histoire d’une vie suppose une adéquation entre

les deux dimensions qui la composent : d’un côté, l’expérience vécue appelle à être racontée et,

de l’autre, la narration de soi, enrichie par les récits fictifs, permet de traduire adéquatement cette

expérience.

Cependant, le rapprochement entre Ricœur et Tengelyi n’est que momentané. Cette

conception de Tengelyi, supposant une compatibilité ou une équivalence entre expérience et

narration, n’est pas sa conception finale406. En effet, il se voit obligé de la rejeter parce qu’elle

405 Ibid., p. 80. 406 Ibid., p. 24.

Page 122: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

115

n’est pas à même de traduire l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens à l’intérieur de

l’histoire d’une vie. En décrivant cette expérience, il sera possible d’élaborer avec Tengelyi sa

conception finale de l’histoire d’une vie, en termes de formation souterraine de sens et de fixation

rétroactive de sens.

3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive de sens

Le plus souvent, nous rapportant à notre passé, nous confirmons le sens qu’on lui avait

précédemment attribué. Le rapport entre l’expérience vive et l’histoire racontée sur soi-même

reste alors inchangé. Il arrive toutefois qu’ « un nouveau sens émerge mais l’initiative nous est ici

arrachée »407. Le surgissement de ce nouveau sens, de manière spontanée et à l’insu du sujet, peut

être provoqué ou non par un événement déclencheur : il peut aussi bien nous traverser l’esprit

au coin d’une rue qu’être porté par une action sans précédent. Dans un cas comme dans l’autre,

ce nouveau sens vient provoquer, avec des degrés variables, un « tournant radical »408 dans l’histoire

de notre vie, en donnant une nouvelle couleur à nos plans de vie, notre vocation ou nos idéaux.

C’est cette expérience qui se trouve racontée par exemple dans les récits de conversion. Ce

changement de sens témoigne du fait que « toute expérience vécue [...] inclut une polysémie

variable »409. L’expérience vécue possède un sens multiple qui se forme et se transforme à travers

le temps, et ce, à l’insu du sujet. À chaque fois qu’il surgit, ce sens dépossédé se vit comme un

choc. L’émergence d’un nouveau sens dans l’expérience vive n’est pas sans effet sur les histoires

racontées sur soi. Ce nouveau sens vient remettre en question les récits racontés préalablement

sur soi-même : « le sens qu’on avait attribué à des événements de sa vie perd tout d’un coup sa

pertinence et parfois même son intelligibilité »410. S’il n’est pas traumatique, il donne l’impulsion

à une rectification de nos récits, consistant à conférer de nouvelles structures d’en-tant-que à nos

expériences passées. Toutefois, ce n’est pas toutes les modifications de sens de l’expérience qui

initient des rectifications des récits sur soi : certaines amorces sont acceptées, et donc explicitées ;

d’autres, plus anodines ou plus éprouvantes, sont repoussées, rejetées, voire refoulées. Ces

fragments de sens repoussés ne disparaissent pas pour autant. L’expérience nous montre que les

407 Ibid., p. 20. 408 Ibid., p. 30. 409 Ibid., p. 87. 410 Ibid., p. 20.

Page 123: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

116

fragments de sens refoulés peuvent réémerger dans l’expérience, provoquant un étonnement –

devant la répétition du même –, mais aussi un traumatisme pour le soi411.

La conception précédente de l’histoire d’une vie ne peut pas rendre compte de ce tournant

radical dans l’histoire d’une vie. Comme nous l’avons suggéré plus haut, cette conception, proche

de celle de Ricœur, supposait une adéquation entre expérience et narration : l’expérience vive

constitue « l’objet immédiat »412 de la narration, et la narration l’expression adéquate de cette

expérience. Or, l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie pointe vers une

désolidarisation de l’expérience et de son expression narrative : le sens de l’expérience menace

toujours de contredire les récits sur soi-même et la narration n’est pas à même de traduire la

plurivocité du sens de l’expérience. Ce contraste, seule l’interprétation de l’histoire d’une vie en

termes de processus de formation de sens et de fixation de sens peut y faire droit. D’un côté, le

nouveau sens, venant bousculer les récits préalables sur soi-même, émerge à l’insu de l’individu

puisqu’il relève d’un processus de formation de sens sous-terrain à l’expérience vive donnant lieu

à « une prolifération de certaines amorces de sens inchoatives, fluctuantes et indéterminées »413. C'est ce sens-

se-faisant qui explique aussi pourquoi les amorces de sens refusées, provenant de ce sens en

formation, ne disparaissent pas, mais menacent toujours de resurgir. En effet, ces amorces

réintègrent toujours le sens-se-faisant que Tengelyi définit comme un « système diacritique »,

c’est-à-dire un système de différence dans la cohésion, de sens acceptés et de sens refusés414. De

l’autre côté, la description de la narration comme un processus de fixation de sens explique son

caractère affaiblissant. Bien que la narration, par sa flexibilité et sa créativité, se rapproche du

langage opérant de Merleau-Ponty, il n’en reste pas moins que, comme lui, elle aboutit tout

compte fait à une fixation du sens à exprimer : « les histoires tenues pour caractéristiques de la

vie de quelqu’un, aussi bien que de son soi, donnent une expression univoque et, pour cette

raison, nécessairement incomplète, voire simplificatrice, à ses expériences, qui contiennent en

elles-mêmes des fragments de sens écartés, intimant secrètement » 415. Autrement dit, l’histoire la

plus originale et la plus exhaustive, correspondant tout compte fait à un enchaînement

d’expressions sédimentées, ne pourra jamais traduire le sens multiple et fluctuant travaillant sous

l’expérience vive. Il reste toujours quelque chose à dire416.

411 Ibid., p. 27. 412 Ibid., p. 23-24. 413 Ibid., p. 28. 414 Ibid., p. 89. 415 Ibid., p. 88. 416 Pablo Posada Varela, loc. cit., p. 323.

Page 124: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

117

De la description statique à la description génétique de l’histoire d’une vie, son ambiguïté

caractéristique est déplacée de celle entre l’expérience vive et l’histoire racontée, à celle entre la

formation de sens souterraine à l’expérience vive, donnant lieu à l’émergence de nouveau sens

et la fixation rétroactive de sens. Cette ambiguïté de l’histoire d’une vie est une ambiguïté

topologique : il y a « deux sphères à l’intérieur du vaste domaine de l’histoire d’une vie : une large

région dans laquelle l’émergence spontanée de sens prend place – nous pouvons appeler cette

région le “champ phénoménologique” et, à l’intérieur de cette même région, le domaine plus

étroit d’une fixation de sens rétroactive »417. De plus, chez Tengelyi, cette ambiguïté est

irrémédiable : le sens-se-faisant constitue un « no man’s land » échappant toujours déjà à la

narration de soi, écart qui est renforcé par le caractère rectifié, affaiblissant et sélectif de la

narration comme fixation de sens418. L’histoire d’une vie consiste donc en un rapport diacritique

entre formation de sens souterraine à l’expérience vive et institution rétrospective de ce sens.

À ce point, la distinction entre les conceptions de l’histoire d’une vie de Ricœur et de

Tengelyi est marquée. Bien que tous les deux définissent l’histoire d’une vie comme un

phénomène ambigu, ils ne s’entendent pas sur la nature de la relation entre les termes qui le

composent. Chez Ricœur, la narration et l’expérience vécue sont compatibles. Bien que la

narration vient toujours transfigurer l’expérience vive en l’exprimant, elle lui reste tout de même

fidèle. En effet, cette transfiguration n’est pas synonyme d’affaiblissement, mais de révélation :

« révélation et transformation se manifestent inséparablement »419. Au contraire, chez Tengelyi,

il y a un contraste insurmontable entre les deux dimensions de l’histoire d’une vie, contraste dont

il rend compte en les reconduisant à une formation de sens souterraine à l’expérience vive et à

une fixation rétrospective de ce sens. Qu’en est-il de sa conception de l’identité narrative ?

Comment Tengelyi la rattache-t-il à sa conception de l’histoire d’une vie ? Sous quel aspect se

rapproche-t-elle ou se distingue-t-elle de celle de Ricœur ? Cette dernière incursion dans la

pensée de Tengelyi nous permettra de définir sa conception de l’identité narrative et de souligner

déjà son apport au second défi de l’identité personnelle.

417 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 30. 418 Ibid., p. 30. 419 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. », Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285.

Page 125: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

118

4. L’identité narrative : entre institution de soi et formation de soi

Chez Ricœur, l’identité narrative découle des histoires racontées sur soi-même qui sont elles-

mêmes l’expression de nos histoires vécues : « l’histoire d’une vie procède d’histoires non

racontées et refoulées en direction d’histoires effectives que le sujet pourrait prendre en charge

et tenir pour constitutives de son identité personnelle »420. Pour Ricœur, l’identité n’est pas une

pure construction narrative de soi-même. Puisque la narration traduit tout en transfiguration les

histoires vécues desquelles relève l’identité, Ricœur suggère qu’avec la narration de soi l’identité

est en quelque sorte « retrouvée »421. Mais cette identité découverte dans l’expérience n’est pas

différente de celle explicitée dans les récits de soi, puisque histoire racontée et expérience vécue

sont compatibles, malgré la transformation inhérente à la narration. Qu’en est-il chez Tengelyi ?

De quelle histoire ou de quelle région de l’histoire d’une vie est-il question ici ? L’identité

personnelle se rallie-t-elle à la formation de sens souterraine à l’expérience vive ou bien à

l’institution du sens de cette expérience ? Nous verrons que cette question revêt une importance

capitale pour la résolution du second défi de l’identité personnelle.

4.1. L’identité narrative comme institution de soi

Tengelyi définit l’identité personnelle ou l’ipséité comme une « institution de soi » 422.

L’institution de soi représente un type d’institution de sens : « elle se distingue de toutes les

institutions de sens qui n’introduisent pas une ipséité [ou une identité à soi], mais une mêmeté

dans un divers, un multiple, un dissemblable »423. Il y a institution de soi lorsqu’il est question du

sens d’une personne, c’est-à-dire lorsqu’une structure de l’en-tant-que lie une personne et une

détermination personnelle. Au niveau de l’identité narrative, le sens à partir duquel l’individu se

trouve défini est lié à l’histoire d’une vie. En tant qu’institution, cette définition de soi-même

relève d’un acte ou d’une constitution. Cela ne signifie pas qu’elle consiste en une création ex

nihilo de soi-même. Selon Tengelyi, « l’unité de l’histoire racontée d’une vie est le fondement de ce

que nous continuons à nommer l’ipséité » ou l’identité personnelle424. En réponse à notre

interrogation précédente, l’institution de soi est solidaire des récits racontés sur soi : la personne

420 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 271. 421 « Il apparaît alors que notre vie, embrassée d’un seul regard, nous apparaît comme le champ d’une activité constructive, empruntée à l’intelligence narrative, par laquelle nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue. » Ibid., p. 275. 422 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 189. 423 Ibid., p. 182. 424 Ibid., p. 32.

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119

se constitue à partir des récits de sa vie en s’y identifiant comme les siens, ou en repérant en eux

des déterminations de son individualité à partir desquels il se définit dans son ipséité. Tengelyi

parle donc de l’institution de soi comme une « auto-constitution active de soi »425. Cette

constitution de soi revêt le même défaut que de l’institution du sens de l’expérience sur lequel

elle s’appuie, à savoir la fixité. L’ensemble descriptif que l’on constitue sur soi-même n’est ni

exhaustif en ce qu’il laisse échapper certaines caractéristiques personnelles, ni définitif en ce qu’il

est toujours à refaire. Ce qui illustre de manière évidente la finitude de l’institution de soi est

l’appropriation par plusieurs des réponses déjà toutes faites à la question de l’identité

personnelle : « je suis méchante/gentille, patiente/impatiente, vaillante/paresseuse, etc. », « je ne

suis pas comme les autres », « je suis paradoxale », etc. À ce titre, l’autobiographe, qui multiplie

les descriptions de lui-même, traduit plus fidèlement, mais jamais de façon parfaitement

adéquate, son individualité.

Mise à part l’expression de l’identité narrative en termes d’institution, avec tous les défauts

qui l’accompagnent, la conception de Tengelyi se rapproche de celle de Ricœur. Tous deux

associent l’identité personnelle aux histoires racontées sur soi-même. Cependant, comme nous

l’avons indiqué plus haut, pour Ricœur, l’identité n’est pas reliée qu’à la narration de soi, mais

également à l’expérience vécue, en ce que ces deux dimensions de l’histoire d’une vie vont de

pair. Par conséquent, l’identité narrative couvre les deux dimensions de l’histoire d’une vie.

Prenant ses distances avec Ricœur, Tengelyi soutient au contraire que « l’histoire d’une vie et l’identité

de soi-même ne peuvent être considérées comme des concepts équivalents »426. Chez Tengelyi,

l’inégalité entre l’histoire d’une vie et l’identité personnelle tient au fait que l’histoire d’une vie

consiste en une institution rétroactive de sens, mais aussi en une formation de sens souterraine

à l’expérience. Alors que l’institution de sens participe de l’institution de soi, cette formation de

sens se désunit de l’identité personnelle en résistant à la narration de soi, mais aussi, de manière

plus dramatique, en donnant lieu à l’émergence d’amorces de sens venant fragiliser les

institutions préalables de soi-même.

4.2. L’émergence d’un sens nouveau et la division de soi

Nous savons que l’émergence d’un nouveau sens, depuis une formation de sens souterraine

et indisponible, peut donner à la vie une nouvelle direction, provoquant simultanément une

425 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 122. 426 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 24.

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120

remise en question des récits préalables sur soi-même. La définition de soi-même y étant liée se

trouve donc également affectée. L’émergence d’un nouveau sens vient plus précisément

provoquer une « division du soi »427, qui se trouve écartelé entre l’ancienne définition de soi-même

et une nouvelle, reliée aux récentes déterminations de son expérience vécue. Cette scission du

soi fait en sorte que la personne ne peut plus se définir, se rapporter à elle-même comme ceci ou

comme cela, bref s’identifier à elle-même dans son individualité. Avec l’interruption du rapport

à soi vient l’impression de ne plus être soi-même. C'est donc l’ipséité qui se trouve fragilisée dans

ces situations critiques, fragilisation qui laisse la question « Qui suis-je ? » sans réponse. Nous

savons à présent que ce silence laissé à la question de l’identité personnelle était le signe d’une

situation de perte d’identité.

Tengelyi ne laisse pas ces situations critiques irrésolues. Le plus souvent, l’émergence de

nouveaux sens donne presque immédiatement « l’impulsion pour une nouvelle institution du soi

dans la mesure où ils lui donnent le projet de sens sur lequel elle peut s’appuyer »428. Lorsque le

nouveau sens émergeant est acceptable pour le soi, ce dernier le saisit et réécrit, en fonction de

lui, l’histoire de sa vie. À cette nouvelle institution de sens correspond également une nouvelle

institution de soi, venant rétablir le rapport à soi constitutif de l’ipséité. La question « Qui suis-

je ? » ne reste donc pas sans réponse, mais la réponse que la personne lui apporte est nouvelle.

C'est en faisant de l’identité personnelle « l’enjeu principal des efforts qui cherchent à fixer ce

sens indisponible en lui conférant l’unité d’une visée intentionnelle »429 que Tengelyi est capable

de résoudre les situations de perte d’identité personnelle, résolution à propos de laquelle nous

reviendrons sous peu. Bien que le sens-se-faisant est responsable de la fragilisation de l’identité

narrative, les amorces de sens, auxquelles il donne lieu, sont également le factum des récits sur

sa vie et sur soi-même. Par conséquent, quand bien même l’émergence d’un nouveau sens

remettrait en question notre identité, elle « ne perd[rait] pas sa capacité à se rétablir en prenant,

après une crise plus ou moins profonde, une nouvelle forme »430.

Mais qu’advient-il de l’identité lorsque, sujette à une crise importante, elle tarde à prendre

sa nouvelle forme ? Que reste-t-il de l’identité dans cet intervalle critique ? Ces situations

surviennent lorsque le sens émergeant nous effraie, nous fige ou nous arraisonne. Dans ces

situations, le sens, inacceptable, ne donne pas l’impulsion à une rectification des récits ; il est

427 Ibid., p. 80. 428 Ibid., p. 182. 429 Ibid., p. 24. 430 Ibid., p. 23.

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121

plutôt rejeté. De ce rejet, il reste tout de même une impression, traumatisante, de laquelle la

personne est prisonnière. Elle se maintient alors dans une division de soi laissant la question

« Qui suis-je ? » sans réponse : incapable de rectifier ses récits antérieurs, elle ne peut pas non

plus s’y identifier en raison de l’impression que l’émergence du sens lui a laissée. Pour Tengelyi,

même si la personne n’est pas capable de répondre à la question de l’identité personnelle, elle

n’est pas pour autant rien : il reste toujours une formation de soi.

4.3. L’identité personnelle comme formation de soi

Ce que Tengelyi appelle « la formation de soi » est relié au fait que, dans les situations de

crises, les amorces de sens repoussées ne disparaissent pas. Au contraire, selon Tengelyi, « ces

amorces de sens repoussées, rejetées ou parfois même refoulées ne cessent pour autant d’exister ;

elles exercent au contraire une influence souterraine sur le destin du sens reçu et fixé »431. S’il en

est ainsi, c’est parce que le sens-se-faisant comme système diacritique de sens acceptés et refusés

se conserve dans le temps. Tengelyi rajoute que ce système diacritique se formant et se

transformant de manière souterraine à mon expérience vive, c’est le mien, c’est « mon montage

diacritique »432. Comment devons-nous interpréter ce pronom possessif ? En quel sens le sens-

se-faisant est-il lié à l’ipséité ?

Le sens-se-faisant n’est pas le mien au sens où il serait appropriable. Par son altérité

irrémédiable, fondée sur son aspect sauvage, anonyme et dépossédé, le sens en formation

résistera toujours à une saisie exhaustive. Il y a toujours une part de nous qui nous échappe433.

Tengelyi se positionne donc contre Ricœur et d’autres représentants de la théorie narrative qui

supposent l’adéquation ou « l’assimilation de la formation de sens et de l’ipséité »434. Le sens-se-

faisant n’est pas non plus mien au sens où il est « moi ». Selon cette conception, le sens-se-faisant

constituerait en quelque sorte un moi immuable et profond qui orienterait notre vie de manière

destinale et qui se laisserait entrevoir par moment. Cette interprétation du sens-se-faisant, qui

découle d’une interprétation destinale de la vie435, Tengelyi la rejette fermement. Par son altérité

431 Ibid., p. 27. 432 Ibid., p. 187. 433 István Fazakas, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, op. cit., p. 147-173. 434 Ibid., p. 169. 435 Dans L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi tente d’invalider l’hypothèse du « destin » (Ibid., p. 28-30). Cette hypothèse s’appuie sur la réapparition du même dans l’expérience, c’est-à-dire l’occurrence répétée d’une amorce de sens repoussée. Cette émergence répétée serait le signe d’une « unité mystérieuse » et immuable qui déterminerait à l’avance et à notre insu le cours de notre vie. Qui plus est, cette unité, qui nous fait dire que nous sommes ainsi « de longue main et depuis toujours », constitue également « la principale garantie de l’identité de soi » : une personne

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irrévocable, la formation de sens ne peut pas être assimilée à l’ipséité. Et même si le sens-se-

faisant se conserve comme le soi à travers son identité personnelle, cette conservation est de

l’ordre de l’ « ipséité du sens » et non de l’ « ipséité du soi »436. Autrement dit, malgré sa

multiplicité, le sens a une identité ou une unité – pour l’exprimer, Tengelyi emprunte l’expression

merleau-pontienne de « cohésion sans concept »437 –qui ne doit pas être confondue avec l’identité

du soi ou l’identité personnelle. En quel sens faut-il comprendre alors la mienneté du sens-se-

faisant ?

Le sens-se-faisant est mien au sens où il m’implique, dans toute l’ambiguïté du terme. Nous

savons déjà que le sens-se-faisant me compromet parce qu’en émergeant, il peut remettre en

question la définition de moi-même, et qu’il participe de mon identité personnelle parce qu’il

donne l’impulsion à une nouvelle institution de sens et de soi. Mais le sens-se-faisant participe

également de mon identité d’une manière à la fois plus intense et plus secrète. En rejetant des

amorces de sens l’on donne cours à une nouvelle formation de sens. Celle-ci constitue une

histoire inchoative, c’est-à-dire une histoire naissante et potentielle, de notre expérience vive.

Puisque les récits sur soi-même sont solidaires d’une définition de soi-même, cette histoire

potentielle porte un projet d’institution de soi-même. Tengelyi rajoute que ces histoires, avant

même d’être dites, nous déterminent déjà tacitement. L’histoire d’une vie est d’abord éprouvée,

comme les déterminations individuelles qui y sont reliées : « le soi, on l’expérimente en son

ipséité, son unicité et sa singularité avant d’en raconter des histoires »438. Cette « auto-constitution

passive » de soi439 s’explique par le fait que, sans le savoir ni le vouloir, nous adhérons aux

amorces écartées, rejetées, refoulées qui nous déterminent dans notre individualité, qui font celui

que nous sommes. Ainsi, « la formation de sens ne se trouve pas seulement en général à la base

de l’institution de soi évoquée ; elle se lie plutôt avec elle dans une unité de déroulement

reste elle-même en raison d’un moi profond ou destinal qui, bien que le plus souvent échappe au regard, à l’introspection, apparaîtrait par moment (Ibid., p. 30.). La notion de destin présuppose que « l’histoire d’une vie, en tant que véhicule de l’identité de soi, est une totalité close dans laquelle facticité impénétrable et altérité peuvent être transmuée en ipséité » (Ibid., p. 30). Or, selon Tengelyi, l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie, provoquant une division du soi en vertu de laquelle il ne peut plus se dire de lui-même, témoigne plutôt de l’altérité irrémédiable de la formation de sens souterraine. Cette formation de sens n’est pas un moi immuable et destinal précisément parce que lorsqu’elle donne lieu à l’émergence d’un nouveau sens qui fragilise l’ipséité. (Ibid., p. 30.). 436 László Tengelyi, « La forme de sens comme événement », Eikasia : Revista de Filosofia [en ligne], vol. 6, n. 34 2010, p. 153. URL : http://revistadefilosofia.es/34-05fr.pdf. 437 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 62. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 196. 438 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 10. 439 Ibid., p. 107.

Page 130: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

123

commune à l’intérieur de l’histoire d’une vie »440. Et puisque ces amorces se forment et se

transforment, notre individualité évolue également à notre insu. Il faut se garder de comprendre

cette identité personnelle tacite, évoluant de manière solidaire à la formation de sens et de

manière parallèle à l’institution de soi, comme un moi destinal reposant sur l’assimilation de

l’altérité à l’ipséité. Puisqu’elle menace, à tout moment et à notre insu, de remettre en question

les institutions préalables de soi, constitutives de notre ipséité, Tengelyi la définit plutôt comme

une « formation de soi »441 qui est toujours une « aventure de soi »442.

Si la formation de soi est invisible et imprévisible, comment Tengelyi parvient-il à l’identifier

dans l’expérience ? Cette formation de soi se laisse entrevoir à travers les actions443. Selon Tengelyi,

les actions, comme les récits de soi, sont liés à l’individualité : les seconds la décrivent, les

premières l’attestent. Cela s’explique par le fait qu’ils sont tous deux fondés dans l’expérience :

comme la narration de soi, les actions sont motivées par le sens de l’expérience passée. Toutefois,

alors que la narration ne s’appuie que sur les sens acceptés, l’action peut être animée par les

fragments de sens acceptés et racontés, tout comme les fragments de sens rejetés444. Le plus

souvent solidaires, les actions traduisent des déterminations identitaires cohérentes avec

l’institution de soi-même. Cela s’explique par le fait que nos actions sont généralement guidées

par l’image que l’on se fait de nous-mêmes445. Toutefois, il arrive qu’elles s’écartent, voire

s’opposent parfois avec la définition de soi-même. C'est ce qui advient notamment lorsque les

occupations et les initiatives d’une personne témoignent d’une vocation autre (par exemple, la

vie politique) que celle racontée sur soi-même (par exemple, la recherche universitaire). Dans de

telles situations, les actions témoignent d’une personne que nous ne savions pas ou que nous

refusions d’être. Ces actions, animées par des sens rejetés, font signe vers une formation tacite

de soi.

Les situations critiques de scission de soi certifient également l’existence d’une formation

de soi, mais dans l’après-coup. L’exemple des événements traumatiques est particulièrement

évocateur. Lorsque l’on fait l’épreuve d’un événement marquant – accident, mort d’un proche,

échec, maladie, etc. – les récits racontés sur soi-même et le portrait que l’on se faisait de soi-

même perdent soudainement leur pertinence. Néanmoins, après un moment plus ou moins long

440 Ibid., p. 188. 441 Ibid. 442 Ibid. 443 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 127. 444 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 88. 445 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 127.

Page 131: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

124

d’incertitude, d’indétermination et surtout de souffrance, le sens de notre vie se réaffirme

discrètement et appelle à être explicité. On constate alors comment l’événement traumatique a

réorienté notre vie et comment il nous a transformés nous-mêmes, inconsciemment.

Contrairement aux actions, la formation de soi se révèle ici dans sa relation avec l’institution de

soi : c’est lorsqu’elle n’est plus tacite ni en évolution, lorsqu’elle se rend disponible à l’expression

et lorsqu’elle donne l’impulsion à une institution fixe de soi, que la formation de soi se manifeste

à la conscience. C'est aussi à ce moment, c’est-à-dire quand le nouveau sens émergeant se laisse

fixer dans une institution de sens, que les situations de division de soi sont finalement résorbées.

5. La conception concrète de l’ipséité selon Tengelyi

Au terme de la restitution du champ phénoménologique de Tengelyi, de sa conception de

l’histoire d’une vie et de sa conception de l’identité narrative, le concept d’ipséité a conquis une

concrétude. Nous avons initialement défini l’ipséité comme l’identité de soi relevant d’une

narration de soi-même par laquelle nous nous attestons nous-mêmes dans notre individualité.

L’ipséité se révèle à présent dans toute son équivocité. D’un côté, comme institution de soi,

l’ipséité ou la description de soi-même relève d’une auto-constitution active de soi à partir des

récits racontés sur soi-même. De l’autre, comme formation de soi, elle consiste en une auto-

constitution passive et tacite de soi-même corrélative à la formation du sens dans l’expérience.

L’ipséité est ambiguë sans pour autant être double : l’institution de soi et la formation de soi sont

liées par un rapport de fondation. L’institution de soi solidaire de l’institution de sens de

l’expérience s’appuie inévitablement sur une formation de sens dans l’expérience de laquelle la

dernière relève. Mais l’institution de soi ne présuppose pas seulement la formation de soi à travers

la formation de sens qui lui sert de fondement. Pour se décrire à travers les récits d’une vie, il

faut avoir un sentiment de soi-même, l’impression d’avoir une individualité avant même que

celle-ci soit décrite. Si la formation de sens était exempte de toute ipséité, si le système diacritique

du sens-se-faisant n’était pas d’une quelconque manière mien, alors on serait confronté à la

situation difficilement imaginable, parce que pathologique, d’une expérience vive qui reste

complètement étrangère à qui l’on est. C'est donc la formation de soi qui donne toujours déjà

l’impulsion à l’institution de soi devenant alors « une recherche active de son propre soi »446.

L’ipséité consiste donc en une interprétation de soi-même actuelle et inchoative en vertu de

446 Ibid., p. 114.

Page 132: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

125

laquelle on se détermine, dans son individualité, de manière thétique et inconsciente, descriptive

et pratique.

6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle

Cette excursion dans les deux premières parties de L’histoire d’une vie et sa région sauvage nous a

permis de restituer la conception de Tengelyi de l’identité narrative à la lumière de son

interprétation de l’histoire d’une vie et sur le fond de la délimitation d’un nouveau champ

phénoménologique. Maintenant que ce détour est accompli, nous souhaitons, à la lumière de

celui-ci, aborder la problématique qui est la nôtre, à savoir celle du double défi de l’identité

personnelle telle qu’on la trouve dans l’œuvre de Ricœur. Bien que ce soient les problématiques

et les conceptions de Tengelyi qui étaient au premier plan, ce détour a également été l’occasion

de souligner les différences entre les conceptions de l’identité personnelle de Tengelyi et de

Ricœur, ainsi que d’indiquer au passage ses contributions aux deux défis de l’identité personnelle.

Nous proposons à présent de souligner plus explicitement l’apport de la conception de

l’ipséité de Tengelyi au problème de l’identité personnelle et d’indiquer comment elle s’articule

avec la conception ricœurienne de l’identité personnelle qui cherche aussi à y répondre. Il

apparaîtra que cette articulation se fait à un certain prix : celui d’une révision de la conception

ricœurienne de l’identité narrative ainsi que de ses fondements herméneutiques.

6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle

Le premier défi de l’identité personnelle, que Ricœur a explicitement fait sien, demande de

trouver un modèle d’identité qui rende compte de de la permanence d’une personne dans le

temps et des changements que subit par ailleurs cette personne. Ricœur identifie non pas un,

mais deux concepts d’identité exprimant la permanence d’un individu dans le changement ou la

versatilité du moi : la mêmeté et l’ipséité. Selon la mêmeté, on reste identique dans le changement

parce qu’on reste le même malgré nos transformations. Ce qui nous confère une identité, c’est la

permanence, voire l’immuabilité de certains éléments identitaires, tels que les traits physiques ou

le caractère, auxquels on reconnaît quelqu’un ou on se reconnaît. Cette permanence exclut les

transformations que l’on subit au cours du temps : dans la mêmeté, on reste le même malgré les

changements. Ce concept n’est pas autonome : il présuppose toujours l’ipséité – sur ce point,

nous donnons raison à Ricœur. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et

évaluatives ou les traits physiques confèrent une permanence à la personne, il faut que celle ou

Page 133: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

126

celui qui les possède s’y reconnaisse comme soi-même. La dépendance de la mêmeté à l’ipséité

n’est pas réciproque. Selon Tengelyi, à l’ipséité est associée une forme de permanence permettant

d’exprimer le fait de rester soi-même. Cette permanence relève de l’histoire d’une vie : le récit de

soi permet d’unifier, quant au sens, l’expérience vécue qui est la nôtre de façon à se reconnaître

comme une unité permanente et singulière malgré les changements qui nous affectent. Ces

changements, l’histoire d’une vie y fait droit en synthétisant, comme le pense Ricœur,

l’hétérogénéité de nos événements et actions passées. Contemporaine des changements, l’ipséité

décrit le fait de rester soi-même à travers les changements. Rajoutons que la mêmeté et l’ipséité

consistent en des formes de permanence qui répondent à la question « Qui suis-je ? » : ce sont

les traits de caractère qui constituent la réponse de la première, alors que la seconde propose une

narration de soi. Ainsi, Tengelyi permet rétrospectivement à Ricœur de répondre au premier défi

en replaçant à l’avant-scène l’identité narrative – que Ricœur a étrangement délaissée pour la

conceptualisation de l’identité du personnage en termes de caractère et de maintien de soi – à

partir de laquelle il a pu thématiser l’ipséité comme un modèle d’identité personnelle, c’est-à-dire

une permanence de l’individualité.

La définition ambiguë de l’identité narrative, à laquelle Tengelyi identifie l’identité

personnelle, permet également d’apporter une réponse au second défi de l’identité personnelle,

qui demande de rendre compte de la persistance ou de la permanence de l’identité personnelle

malgré l’impression d’une perte d’identité. Avant de relever ce défi, Tengelyi permet de bonifier

l’interprétation ricœurienne de cette expérience. Les situations de perte d’identité personnelle ne

concernent pas que l’identité-idem, c’est-à-dire la permanence de nos traits physiques, de nos

traits de caractère auxquels on nous identifie ou on se reconnaît. Il arrive que l’on ne sait plus

qui l’on est parce qu’on n’a plus l’impression d’être soi-même ; se trouve alors mise en jeu

l’ipséité. Ricœur n’a pas pu thématiser ces situations en raison du fait qu’il confère le caractère

irrémédiable de la singularité à l’ipséité. Dans ces situations, qui ne s’attestent que du point de

vue singulier – on est les seuls à pouvoir ou ne pas pouvoir dire être soi-même –, le rapport à

soi constitutif de l’ipséité est fragilisé. Selon Tengelyi, ces expériences surviennent avec un

événement venant invalider les récits racontés préalablement sur soi-même et par là l’institution

de soi-même. L’impression de perte d’identité relève de la fragilisation des institutions préalables

de soi-même avec laquelle la question « Qui suis-je ? » n’a plus de réponse. C'est par la description

de l’identité personnelle comme composée, d’une part, des récits explicites sur soi-même et,

d’autre part, d’une formation de soi tacite que Tengelyi montre également que cette absence de

Page 134: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

127

réponse n’est pas synonyme d’absence d’identité. La formation de soi décrit une identité

personnelle qui évolue en concordance avec la formation des histoires inchoatives sur soi.

Puisque ces histoires sont encore inchoatives, la définition de soi-même lui étant implicite est

encore tacite, inconnue. Par le phénomène de la formation de soi, Tengelyi démontre que dans

les situations de perte d’identité on est soi-même parce que la formation de soi maintient

l’adhérence à soi-même. Puisque ce rapport à soi est inconscient, irréfléchi et inchoatif, il peut

expliquer le fait qu’on n’ait pourtant pas l’impression d’être toujours soi-même. Avec

l’émergence de ces histoires inchoatives et la fixation intentionnelle de leur sens, ce rapport à soi

devient conscient, réfléchi et actuel : la formation de soi laisse place à une institution de soi qui

s’accompagne toujours d’une réponse plus ou moins exhaustive à la question « Qui suis-je ? ».

Les situations de perte d’identité personnelle sont donc épisodiques. Bref, en subdivisant cette

identité en une permanence thétique et explicite, l’institution de soi, et une permanence tacite et

inaudible, la formation de soi, Tengelyi est capable de rendre compte et de résoudre le second

défi de l’identité personnelle.

En articulant la définition ricœurienne de la mêmeté et la définition de Tengelyi de l’ipséité,

on obtient une définition arborescente de l’identité qui est capable de répondre au double défi

de l’identité personnelle : l’identité personnelle est supportée tantôt par la permanence de

certains éléments identitaires, tantôt par la narration de soi-même qui est aussi bien explicite et

réfléchie que tacite et inconsciente. Comme Ricœur le pensait, c’est bien l’embranchement de

l’ipséité – ou le tronc de l’ipséité, en ce qu’elle conditionne la mêmeté – qui permet d’assumer

les changements que subit tout un chacun au cours d’une vie : les changements affectant

l’identité-idem sont pris en charge par l’ipséité, qui elle assure la permanence de soi-même à

travers le récit de ces changements, alors que les changements affectant l’ipséité, et plus

précisément l’institution de soi, sont assumés par la formation de soi qui consolide l’identité à

travers le maintien d’un rapport tacite et inconscient à soi-même. Responsable de la formation

de cette branche, la conception de l’ipséité de Tengelyi semble être une médiation obligée dans

la résolution du défi de l’identité personnelle par Ricœur. Mais c’est un détour qui a un certain

coût : Tengelyi prolonge les intuitions ricœuriennes sur l’ipséité tout en les transformant en

raison de sa réinterprétation phénoménologique de sa conception de l’identité narrative.

Page 135: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

128

6.2. La transformation de la conception ricœurienne de l’identité narrative

Si l’articulation entre les conceptions de Ricœur et de Tengelyi de l’identité personnelle

implique une révision de la conception de l’identité narrative de Ricœur, c’est parce qu’elle diffère

de celle de Tengelyi qui permet de répondre au défi de l’identité personnelle. En effet, la

résolution de ce défi dépend de son décuplement en une institution de soi et une formation de

soi proposée par Tengelyi. Or, l’identité narrative chez Ricœur est univoque et c’est à ce niveau

qu’il faut donc la corriger.

Comme nous l’avons souligné plus tôt, l’identité narrative pour Ricœur découle des histoires

racontées sur soi-même qui sont elles-mêmes l’expression de nos histoires vécues. Cela ne

signifie pas que l’identité est une construction narrative de soi-même. Selon Ricœur, l’identité

découle des histoires vécues et en ce sens elle est « retrouvée »447. Toutefois, cette identité découverte

dans l’expérience n’est pas différence de celle explicitée dans les récits de soi. Autrement dit, l’identité

personnelle qui, non encore explicitée, est la même que celle qui relève de l’exercice de la

narration de soi. La notion d’identité personnelle chez Ricœur est donc univoque, alors que la

résolution du défi de l’identité personnelle repose sur son dédoublement en une identité explicite

et une identité tacite. Cette univocité est la conséquence de la compatibilité entre les histoires

racontées et l’expérience vécue, que nous avons également évoquée à l’occasion de l’étude de la

conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie. D’un côté, l’expérience vécue a toujours la

possibilité d’être exprimée448. Les histoires inchoatives – c’est à Ricœur que Tengelyi reprend ce

concept –, les histoires non dites et même les histoires refoulées sont disponibles à l’expression.

C’est en ce sens que Ricœur parle de l’expérience vécue comme une « histoire potentielle ou

virtuelle »449. Plus encore, l’expérience, désirant être dite, se rend elle-même disponible à

l’expression : Ricœur parle la « vie comme d’une histoire à l’état naissant, et donc de la vie comme

une activité et une passion en quête de récit » 450. De l’autre côté, la narration vient expliciter le

sens de cette expérience. Ricœur reconnaît que la narration transfigure l’expérience vive, mais

cette transformation vient de pair avec une révélation du sens de l’expérience, et non son

altération ou son appauvrissement : « révélation et transformation se manifestent

447 « Il apparaît alors que notre vie, embrassée d’un seul regard, nous apparaît comme le champ d’une activité constructive, empruntée à l’intelligence narrative, par laquelle nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue. » Ibid., p. 275. 448 Jakub Čapek, « Experience beyond storytelling : László Tengelyi on the Narrative Identity Debate », loc. cit., p. 108. 449 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 272. 450 Ibid., p. 270.

Page 136: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

129

inséparablement »451. C'est pourquoi on ne peut pas dire qu’il y a une adéquation entre expérience

vive et narration chez Ricœur, mais plutôt une certaine compatibilité ou une communicabilité.

Cette compatibilité semble découlée à son tour de la continuité ou de la différence de degrés

entre ces deux termes de l’histoire d’une vie. Chez Ricœur, les histoires vécues ne sont pas

différentes des histoires racontées, mais elles n’en sont que des versions moins explicites, moins

intelligibles. Il n’y a donc pas entre les deux termes de l’histoire d’une vie une différence

diacritique ou de nature de laquelle dépend la division de l’identité entre une formation de soi et

une institution de soi.

Nous pouvons rajouter à présent que l’univocité de l’identité narrative résulte de la

conception du sens de Ricœur implicite à sa conception de l’histoire d’une vie comme continuum.

Si l’histoire vécue n’est pas différente de l’histoire racontée c’est que l’une et l’autre appartiennent

à la même catégorie de sens : toutes deux ont un sens linguistique ou langagier. Elles se

distinguent par l’actualité de leur sens : le sens de l’expérience vive est tacite alors que le sens de

l’histoire racontée est explicite. Cette conception linguistique du sens trouve son origine première

dans « la condition langagière – [...] la Sprachlichkeit – de toute expérience humaine »452, sur laquelle

se fonde toute son herméneutique et selon laquelle l’existence humaine, dans toutes ses facettes

– émotions, perceptions, actions, désirs, etc. –, peut être portée au langage. Cette thèse, reprise

par Ricœur à Gadamer, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme » selon

lequel tout serait une production du langage, selon Jean Greisch453. Selon Ricœur, les

significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment une

expérience antéprédicative, l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont

subordonnées454. Mais la distinction entre l’antéprédicatif et le prédicatif, le dit et le dire, le vécu

et le raconté représente encore une fois une différence de degrés et non de nature : tout est

invariablement langage, mais variablement actualisé. Ainsi, plutôt que d’élargir la conception du

sens par-delà la signification des expressions linguistiques, c’est comme si Ricœur avait étendu

451 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. », Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285. 452 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 62. 453 Jean Greisch, Le cogito herméneutique : l’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, op. cit., p. 61 454 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 65

Page 137: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

130

la signification linguistique à tous les phénomènes455, oblitérant du même coup la distinction

entre sens et signification dont dépend celle entre le sens-se-faisant et l’institution de sens et par

suite celle entre la formation de soi et l’institution de soi.

À rebours, la limite de Ricœur tient à ses allégeances herméneutiques qui l’empêchent de

distinguer le sens expérientiel de la signification linguistique et de tracer une scission entre

l’expérience vécue et l’histoire racontée à son sujet, scission de laquelle dépend la division du soi

entre une formation de soi et une institution de soi. Plus précisément, ses allégeances

l’empêchent de rendre compte de l’épreuve de la dimension passive456, inconsciente,

indisponible, inénarrable de l’histoire de la vie457, solidaire du sentiment d’une identité

personnelle tacite qui nous habite. Nous ne pensons pas que cette formation de soi soit

absolument étrangère à la pensée de Ricœur. Par exemple, ses réflexions sur la psychanalyse,

avec lesquelles il admet l’hypothèse d’un inconscient, sont compatibles avec l’idée d’une identité

tacite. Au niveau de la question de l’identité personnelle, certaines idées de Ricœur le mettent

même sur cette piste, telles que son concept d’histoire inchoative et à sa thèse selon laquelle

l’identité n’est pas créée mais découverte. Bien que la conception de l’identité de Tengelyi n’est

pas incompatible avec la pensée de Ricœur, nous pensons qu’il ne dispose pas d’une conception

adéquate du sens pour en rendre compte. C'est donc l’inscription de Ricœur dans la tradition

herméneutique qui est la principale responsable de son irrésolution du défi de l’identité

personnelle posée par l’expérience. Pour relever ce défi, pour être se concilier avec celle de

Tengelyi, la conception ricœurienne de l’identité narrative doit être corrigée au niveau de ses

présupposés herméneutiques.

Cette révision ne serait cependant pas sans conséquence sur la philosophie de Ricœur. En

effet, se trouveraient alors ébranlées toutes les autres thèses de Ricœur qui s’appuient sur ces

présupposés herméneutiques. La condition langagière de l’expérience humaine, remise en

455 Le fait que pour Ricœur l’institution du langage est le point de départ de tout sens est exprimé très clairement dans son entretien avec Castoriadis, cf. Paul Ricœur et Cornelius Castoriadis, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, Paris, EHESS, 2016. 456 Sur l’exclusion de la dimension passive de l’identité narrative par Ricœur, cf. Sophie-Jan Arrien, « Ipséité et passivité : le montage narratif du soi (Paul Ricœur, Wilhelm Schapp et Antonin Artaud), Laval théologique et philosophique, vol. 63, n. 3, 2007, p. 448-449. 457 En 1998, Ricœur a lui-même reconnu la limite de ses analyses de l’identité narrative, qui excluaient toute dimension indisponible et inénarrable de l’histoire d’une vie : « Je suis frappé par la convergence avec ma propre critique de vos remarques sur le deuil à faire de la prétention à rassembler ma propre vie de façon exhaustive dans le récit. Dans le travail que je fais actuellement sur la mémoire ce thème du deuil de la volonté de maîtrise tient une place croissante. Outre qu’il y a de l’irréparable, il y a de l’inextricable ». Cité dans Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 341.

Page 138: Moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle

131

question, se trouve notamment à la base de la critique ricœurienne du cogito et de sa conception

du sujet comme soi. Négativement, Ricœur définit le soi comme un cogito blessé, c’est-à-dire un

cogito instruit de l’impossibilité et de la fausseté d’un rapport avec soi-même immédiat,

transparent et apodictique458. Positivement, il accorde au soi la possibilité de se réfléchir, mais

seulement de manière médiate. Ce retour est médiatisé par les œuvres, les textes, les documents,

les institutions, les monuments, bref les œuvres culturelles qui sont garantes d’une

compréhension de soi. C’est parce qu’elles expriment l’expérience humaine, présupposant que

l’expérience humaine, même dans ce qu’elle a de plus innommable, se laisse exprimer, qu’elles

peuvent renvoyer alors à l’individu son reflet459.

Or, si l’on endosse la distinction phénoménologique entre sens et signification et si, à partir

d’elle, on admet avec Tengelyi qu’il y a toujours une partie de l’expérience qui nous restera

irrémédiablement indisponible, qu’advient-il de la conception ricœurienne du soi ? Ricœur

pourrait continuer à soutenir que les œuvres culturelles communiquent l’expérience humaine,

tout en reconnaissant la dimension partielle et affaiblissante des œuvres culturelles par rapport à

l’expérience. Il pourrait encore défendre l’idée que la médiation nécessaire de ces œuvres vient

invalider la conception du sujet comme un moi se connaissant intuitivement – un « moi, maître

de lui-même » – à la faveur d’un sujet se connaissant par les textes – un « soi disciple du texte »460.

Toutefois, la reconnaissance de la distinction entre sens et signification et celle du processus de

formation de sens qu’elle implique chez Tengelyi viendraient également radicaliser la critique du

cogito et relativiser la conception du sujet comme soi. Ce ne sont pas seulement les caractères

de l’apodicticité, de l’adéquation et de la transparence du rapport à soi qui se trouveraient remis

en question, mais également le rapport à soi, lui-même : l’altérité irrémédiable du sens-se-faisant

rend impossible toute saisie totale et toute expression adéquate de soi-même. L’institution de soi

est toujours précédée par une formation de sens qui lui reste partiellement indisponible, sauvage

et dépossédée. La formation de soi, solidaire de cette formation de sens, est tout aussi

subliminale. Introduisant une « altérité propre »461, la formation de sens vient miner de l’intérieur

le rapport à soi constitutif du soi. Le moi, maître de lui-même et le soi disciple du texte laissent

place à un soi s’échappant à lui-même. Ainsi, du détour par la conception de l’identité narrative de

Tengelyi, avec lequel le problème de l’identité personnelle posé par Ricœur se trouverait enfin

458 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 30. 459 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473. 460 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 57. 461 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 189.

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résolu, la conception ricœurienne de l’identité narrative subirait le même sort que celui qu’elle

impose au cogito : elle en ressortirait blessée.

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133

CONCLUSION. DEVIENS CELUI QUE TU ES

Et moi je marche, je ne sais pas pourquoi, ce qu’on veut encore de moi. Ce qu’on veut que je fasse encore demain. Non rien n’est bouché tout à

fait à ce qui n’est pas encore mort. Dans demain j’aurai ma place aussi. Que je le veuille ou non. Et jusqu’où on mènera à travers les

jours et les jours, je l’ignore. Je pourrais essayer de m’arrêter là sous la pluie et refuser d’avancer mais ça ne servirait à rien. Ce serait toujours

une place pour moi, une façon de place462.

Comment une personne peut-elle rester identique dans le temps malgré les changements qu’elle traverse au cours de

sa vie ? Cette interrogation, que nous avons fait nôtre, a initié une longue excursion dans les

réflexions de Paul Ricœur sur l’identité personnelle. Les débuts de ce parcours ont été consacrés

à la restitution des concepts et des phénomènes d’identité personnelle décelés par Ricœur dans

Soi-même comme un autre. Cela a nous permis d’identifier le caractère, la promesse et l’identité

narrative comme trois formes de permanence dans le changement pouvant être exprimées à

partir des concepts de mêmeté et d’ipséité. Ces avancées ont toutefois été contrariées par la

rencontre d’un imprévu. Avec la découverte d’un second défi de l’identité personnelle,

concernant les situations de pertes d’identité personnelle, la conception ricœurienne de l’identité

a confronté sa propre limite : il est apparu que la promesse et l’ipséité n’appartiennent pas, tout

compte fait, à la problématique de l’identité personnelle. Or, sans l’ipséité comme forme

d’identité, nous ne disposions plus des moyens conceptuels pour prendre en compte les

changements dans la permanence dans le temps d’une personne. Ne pouvant plus cheminer avec

Ricœur, nous avons dû emprunter un détour, celui de L’histoire d’une vie et sa région sauvage, ouvrage

dans lequel László Tengelyi conçoit l’identité personnelle comme une forme d’identité narrative.

Malgré ces imprévus, ces obstacles et ces détours inévitables, cette longue excursion n’a pas été

vaine : à la croisée des chemins de Ricœur et Tengelyi, nous avons proposé une conception

composée de l’identité personnelle – en termes de mêmeté, d’ipséité, d’institution de soi et de

formation de soi – capable de relever les deux défis de l’identité personnelle.

Ce parcours, consacré à la résolution des défis de l’identité personnelle à partir de la

restitution, de la critique et du prolongement de la conception ricœurienne de l’identité, a

462 Marguerite Duras, op. cit., p. 202.

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134

également été l’occasion de saisir trois traits du phénomène de l’identité personnelle. La restitution

de la conception ricœurienne de l’identité nous a permis de jeter la lumière sur la temporalité de ce

phénomène. Puisque « rien de l’expérience intérieure n’échappe au changement »463, l’identité

personnelle ne peut être confondue avec l’immuabilité ou l’invariabilité de la chose. Le caractère

singulier de l’identité personnelle tient à ce que malgré les variations et les changements que subit

une personne à travers le temps, la permanence de la personne n’est pas pour autant

compromise. L’identité personnelle apparaît alors comme une tension incongrue, un équilibre

paradoxal entre la permanence et le changement464. En outre, la lecture critique de la conception

ricœurienne de l’identité nous a permis de saisir l’identité personnelle dans sa consistance. La

question « Qui suis-je ? » appelle comme réponse l’individualité d’une personne ou l’ensemble

des traits caractéristiques auxquels on la reconnaît465. L’identité personnelle exprime ainsi bien

plus que la singularité du soi, à savoir le fait d’être distinct des autres et de pouvoir se rapporter

à soi-même. Avec le prolongement de la pensée de Ricœur, à partir de la conception de l’identité

personnelle de Tengelyi, les réflexions de Ricœur sur la manifestation de l’identité personnelle se

sont également trouvées prolongées. Lorsque l’identité personnelle se fait caractère, dont les

traits sont physiques et observables, elle peut faire l’objet d’une saisie et d’une vérification

perceptive. Mais comme ipséité ou identité narrative, l’identité personnelle échappe

nécessairement au regard : c’est en se racontant, en se faisant langage que l’ipséité parvient alors

à s’attester. Dans les situations d’errance identitaire, où elle ne peut ni être observée ni être dite,

l’identité se manifeste encore, mais de manière plus fragile. Le fait d’être soi-même relève alors

d’un sentiment de soi qui est prégnant malgré son caractère flou, changeant et multiple.

Au terme de ce parcours, l’identité personnelle apparaît donc comme la permanence dans

le changement de l’individualité d’une personne se manifestant à la fois de manière perceptive,

langagière et affective. Malgré l’éclairage multiple jeté sur l’identité, l’un de ses visages est resté

dans l’ombre. C'est celui de la valeur de l’identité personnelle. Pourtant, cet aspect de l’identité

personnelle ne constitue pas une thématique négligeable par rapport à nos recherches : au

contraire, notre enquête sur l’identité personnelle suppose que l’identité revêt une certaine

valeur ! Si la question du défi de l’identité personnelle demande d’être résolue, c’est d’abord parce

qu’elle mérite d’être posée. Et si l’identité personnelle revêt un quelconque intérêt théorique,

463 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36. 464 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379. 465 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 31.

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c’est en raison de sa valeur existentielle indéniable. En effet, l’identité personnelle comme

permanence dans le changement semble être une réalité structurante de notre quotidienneté :

avec l’identité personnelle, il devient possible de se tenir responsable de nos actions passées, de

se projeter dans le futur, de s’engager auprès d’autrui, de tisser des relations d’amitié, d’amour,

etc. Ce qui a motivé et ce qui justifie, dans l’après-coup, nos recherches sur l’identité personnelle,

c’est sa valeur pragmatique ou éthique.

Paul Ricœur et László Tengelyi, thématisant tous deux l’identité personnelle dans l’horizon

d’une réflexion plus générale sur l’éthique, ont nécessairement abordé la question de la valeur

éthique de l’identité personnelle. Dans Soi-même comme un autre, l’identité personnelle et plus

précisément l’identité narrative joue un rôle charnière dans l’herméneutique du soi de Ricœur :

l’identité narrative opère le passage de la sphère de l’action à la sphère de la prescription466 ou de

l’éthique, avec laquelle l’ipséité s’atteste de manière « véritable »467. Selon Ricœur, l’identité

narrative, venant rassembler notre vie, permet d’orienter éthiquement nos actions, c’est-à-dire

selon un principe de « vie bonne » : « Comment, en effet, un sujet d’action pourrait-il donner à

sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était pas rassemblée, et

comment le serait-elle si ce n’était précisément en forme de récit ? »468. Ce rassemblement de la

vie semble également permettre l’engagement : seule une personne capable de dire qu’elle sera

la même demain peut s’engager auprès d’autrui et réussir en amitié469. Toutefois, à l’occasion de

l’étude des situations de perte d’identité personnelle, le rapport d’appui entre l’identité

personnelle et l’engagement éthique se trouve questionné. Puisque l’engagement éthique consiste

d’abord et avant tout en une réponse à la sollicitude d’autrui470, il n’est pas nécessaire de se

connaître, de se posséder pour agir éthiquement. Même absolument changeant, versatile, il est

possible d’engager une action471. Revenant sur sa position, Ricœur suggère alors que « la

possession n’est pas ce qui importe »472. La dépossession de soi-même aurait même un certain

avantage éthique sur la possession de soi-même, qui menace toujours de se convertir en une

466 « La théorie narrative occupe dans le parcours complet de notre investigation une position charnière entre la théorie de l’action et la théorie éthique » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 180. 467 « L’identité narrative n’épuise pas la question de l’ipséité du sujet [...] Dès lors, l’identité narrative n’équivaut à une ipséité véritable qu’en vertu de ce moment décisoire, qui fait de la responsabilité éthique le facteur suprême de l’ipséité » Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 358-359. Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale : le passage par la promesse », loc. cit., p. 97-98. 468 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187. Ricœur 469 Ibid., p. 180. 470 Ibid., p. 30. 471 Ibid., p. 198. 472 Ibid.

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fidélité ou une raide constance à soi-même, incapable de s’adapter aux variations des demandes

d’autrui473. L’ambivalence de Ricœur sur la valeur éthique de l’identité personnelle tient donc au

rapport de « déliaison et de liaison »474 entre l’identité personnelle et l’ipséité éthique475.

La réponse de Tengelyi à la question de la valeur éthique de l’identité est ambiguë, sans

présenter l’ambivalence de celle de Ricœur. Dans les dernières parties de L’histoire d’une vie et sa

région sauvage, Tengelyi développe une « éthique élémentaire »476. Cette éthique, décrite

phénoménologiquement à partir des concepts de formation et d’institution de sens, repose sur

l’idée lévinassienne du mouvement alternant entre la responsabilité infinie ou sauvage, pour

Tengelyi, et l’ordre moral477. L’action éthique est donc motivée à la fois par l’appel d’autrui auquel

il n’est pas possible de se soustraire478 et par les lois que l’individu se prescrit lui-même, en tant

que sujet autonome479. À ces deux éthiques, Tengelyi associe deux attitudes ou deux conceptions

du soi. Le respect de la loi morale implique un repli sur soi-même à l’occasion duquel le soi

découvre la loi en lui-même480. Ce repli est l’attitude associée à l’identité personnelle, c’est-à-dire

au fait de se définir dans son individualité481. Au contraire, la responsabilité dépossède le soi de

lui-même en vue de la réponse à la demande d’autrui482. Ce « soi dépossédé »483 de tout rapport

à lui-même, de toute identité personnelle, persiste encore dans sa singularité, c’est-à-dire qu’il est

encore lui-même dans sa différence irréductible avec autrui. C’est cette division éthique du soi,

entre son individualité et sa singularité484, qui est à l’origine de l’ambiguïté de la valeur éthique de

l’identité personnelle.

De Ricœur à Tengelyi, la valeur éthique de l’identité personnelle reste incertaine. D’une

éthique téléologique à une éthique de la sollicitude, de la responsabilité sauvage à l’ordre moral,

l’identité personnelle semble tantôt essentielle, tantôt nuisible à l’action éthique. L’ambiguïté des

473 Ibid. 474 Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, Édition Esprit, 1995, p. 112 [Je souligne]. 475 Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale : le passage par la promesse », loc. cit., p. 97-98. 476 Inga Römer, « De Kant à la métaphysique phénoménologique. Le chemin intellectuel de László Tengelyi », Acta Universitatis Carolinae – Interpretationes – Studia Philosophica Europenea, vol. 2, 2015, p. 15. 477 Robert Tirvaudey, « Reviewed work : The Wild Region in Life-History », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 195, n. 4, 2005, p. 565. 478 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 251. 479 Ibid., p. 297. 480 « Mon retour à moi-même prend donc ici un chemin déterminé. Je reviens à moi-même pour examiner la capacité de la loi qui m’est “présentée” en tant qu’ “exemple originaire”, en tant que modèle. En tant que critère de cet examen, je trouve à partir de là la loi en moi-même » Ibid., p. 299. 481 Ibid., p. 87. 482 Ibid., p. 269. 483 Ibid., p. 269. 484 Florian Forestier, « Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à László Tengelyi », loc. cit., p. 334.

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jugements de Ricœur et Tengelyi sur la valeur éthique de l’identité personnelle, nous conviant à

une réflexion plus large sur la nature de l’éthique, laisse toutefois apercevoir une constance :

toute éthique personnelle, portant sur la vertu des actions, des engagements ou des projets de

vie d’une personne, est solidaire d’une valorisation de l’identité personnelle, alors qu’avec

l’éthique interpersonnelle, impliquant le soi et l’autre que soi, l’identité personnelle se révèle

absolument inutile, voire néfaste. S’il en est ainsi, c’est que pour Ricœur et Tengelyi l’identité

personnelle est concomitante d’une possession de soi : être soi-même signifie se posséder ou,

négativement, ne pas être ouvert à l’autre. Cette possession de soi ne doit pas être interprétée

comme une forme d’égoïsme ; elle renvoie plutôt au fait que le soi, adhérant à la personne qu’il

est, s’appartient, au sens où il fait un avec lui-même. De plus, chez les deux philosophes, cette

appartenance à soi est conditionnelle à la connaissance de soi. Tengelyi associe l’identité

personnelle à l’exercice de la définition rétrospective de soi-même485 et, de manière similaire,

Ricœur la lie à la question « Qui suis-je ? » qui sollicite un processus de connaissance ou

d’interprétation de soi486. Ajoutons que Ricœur, et encore plus Tengelyi, semble supposer que ce

processus de connaissance de soi se fait à l’écart : loin des autres et loin de l’action, dans « les

limites de son soi propre »487, le soi retourne sur lui-même, saisit celui qu’il est et s’y identifie.

L’identité personnelle implique donc un retour intime sur soi-même grâce auquel le soi peut se

dire « lui-même » ou « soi-même ». N'est-ce pas d’ailleurs à l’occasion d’une première rencontre

avec elle-même, sur les plages nues de l’Atlantique, que Francine Veyrenattes, protagoniste du

roman de Marguerite Duras, a commencé à évoquer son identité personnelle ? Être soi-même

n’est donc pas différent du fait de s’appartenir à soi-même, de se connaître soi-même dans

l’intimité de notre sphère propre. Ainsi, chez Ricœur et Tengelyi, l’identité personnelle est affaire

de connaissance de soi, de possession de soi, de repli sur soi et d’immanence. À rebours, cela explique

pourquoi l’identité personnelle est au service de l’unification de la vie selon un principe de vie

bonne, requérant une compréhension de soi-même, et qu’elle est contraire à la disposition

d’ouverture à l’autre que requiert l’éthique de la sollicitude ou l’éthique de la responsabilité

sauvage.

Mais qu’advient-il de la valeur éthique de l’identité personnelle si l’on questionne sa

définition en termes de possession de soi ou de connaissance de soi ? À travers sa critique de la

485 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 86. 486 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 487 Ibid., p. 189.

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philosophie du cogito et de la connaissance immédiate de soi-même, Ricœur a lui-même initié

ce questionnement en défendant l’idée que le soi ne peut retourner sur lui-même qu’à la faveur

d’une médiation. Tengelyi radicalise cette réflexion et suggère que le soi, s’échappant toujours à

lui-même, ne peut se saisir de manière exhaustive. Une part anonyme du soi résiste

inévitablement à l’expression qui est elle-même limitée en tant que fixation de sens. Mais si la

saisie complète de soi-même n’est pas possible, il est fort possible qu’elle ne soit pas non plus

souhaitable. En reprenant des mots et des expressions sédimentés pour fixer une définition de

nous-mêmes, est-il possible que nous perdions du même coup à la fois ce qui fait l’originalité,

mobilité et la vitalité de notre identité ? Même une multiplication des détours par les récits fictifs

existants ne sera jamais suffisante pour traduire la singularité de notre histoire et la particularité

de notre identité. En pensant l’identité personnelle comme possession ou connaissance de soi,

il semble que nous menaçons ce qui en fait sa spécificité, c’est-à-dire le fait d’être soi-même dans

son individualité.

Plutôt que de chercher à découvrir notre individualité, ne devrions-nous pas plutôt tenter

de la réaliser ? Nietzsche n’a-t-il pas raison d’affirmer que notre « essence vraie n’est pas cachée

au fond de [s]oi », mais qu’« elle est placée infiniment au-dessus de [s]oi »488 ? Cela signifierait

que le fait d’être soi-même consisterait en une tension constante vers un idéal de soi et

s’actualiserait comme un autodépassement de soi. Il est vraisemblable que le développement et

le perfectionnement de soi soient à chaque fois l’occasion de s’attester dans notre individualité.

En travaillant sur nos capacités, non seulement on les actualise, mais on les aiguise et on les

raffine tout comme notre individualité qui transparaît à travers celles-ci489. En ce sens,

l’individualité de l’entrepreneur ou de l’aventurier, s’engageant et se compromettant dans le

monde et avec autrui, est probablement plus évidente, plus flamboyante, que celle de

l’autobiographe, malgré le fait qu’elle soit étudiée, décrite et analysée laborieusement. Pour

reprendre un exemple plus familier, le caractère d’une personne est plus manifeste lorsqu’il est

mis à l’œuvre que lorsqu’il est décrit. Si cette hypothèse est bonne, il ne faudrait donc pas évaluer

l’individualité d’une personne à la qualité de la réponse qu’elle donne à la question « Qui suis-je

? », mais à la manière dont elle est prise en charge. Autrement dit, la mesure de l’identité ou du

fait d’être soi-même serait moins la connaissance de soi que la force et la réalisation de soi.

488 Friedrich Nietzsche, Troisième Considérations inactuelles, Schopenhauer éducateur, dans Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1988, II, 2, §3, p. 18. 489 Nicolas Quérini, « “Deviens ce que tu es” », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, vol. 40, 2016, p. 206.

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139

D’ailleurs, n’est-ce pas seulement en se mettant à l’épreuve, dans notre confrontation avec le

monde et notre interaction avec les autres, qu’on rencontre celui qu’on est ? N’est-ce pas à travers

le développement et le perfectionnement de nos traits de caractère que nous sommes à même

de le discerner ? Ou encore, n’est-ce pas en poursuivant notre histoire que nous en découvrons

le sens ? Ainsi, pour être capable de dire que l’on est soi-même au sens de la possession de soi,

il faudrait d’abord être soi-même dans l’autodépassement de soi. Avec ce nouveau regard sur la

problématique de l’identité personnelle, la maxime antique « connais-toi toi-même » apparaît

secondaire et conditionnelle à l’impératif de Pindare et de Nietzsche « Deviens celui que tu es ».

Si nous empruntons cette nouvelle voie, la valeur éthique se trouverait également changée.

En tant que tension vers un idéal, l’identité personnelle serait toujours impliquée dans la visée

d’une vie bonne de l’éthique personnelle et dans l’ouverture à la sollicitation d’autrui de l’éthique

interpersonnelle. On pourrait même penser que l’identité personnelle, comme quête de

dépassement et de perfectionnement de soi-même, serait elle-même essentiellement éthique.

Afin de compléter la perspective de Ricœur et Tengelyi sur l’identité personnelle, les rapports

entre identité personnelle et éthique appelleraient donc à être repensés dans ce nouvel horizon.

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