moi, si versatile : le problème de l'identité personnelle
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© Cassandre Bois, 2020
Moi, si versatile : le problème de l'identité personnellechez Paul Ricoeur et László Tengelyi
Mémoire
Cassandre Bois
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
Moi, si versatile Le problème de l’identité personnelle chez Paul Ricœur et
László Tengelyi
Mémoire
Cassandre Bois
Sous la direction de :
Donald A. Landes Sophie-Jan Arrien
ii
Résumé Comment une personne peut-elle rester identique dans le temps malgré les changements qu’elle traverse au
cours de sa vie ? L’identité personnelle, abordée dans ce mémoire comme phénomène temporel,
renvoie au fait qu’une personne reste la « même » ou « soi-même » à travers le temps. Cette
permanence dans le temps ne prend toutefois pas le sens de l’invariabilité ou de l’immuabilité.
Une personne qui semble être la même qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique
demain a connu et connaîtra inévitablement des transformations autant physiques,
psychologiques que morales. Confronté à cette variabilité, on ne met pourtant pas en doute
l’identité indéniable de tout un chacun. L’identité personnelle se phénoménalise donc comme
une forme de permanence dans le changement. Si l’expérience surmonte toujours déjà l’apparente
contradiction entre la permanence et les changements d’une personne dans le temps, la
question théorique de l’identité personnelle prend l’apparence d’un défi. Dans ce mémoire,
nous proposons de répondre à ce défi à partir de l’œuvre du philosophe et herméneute Paul
Ricœur. Le premier et le second chapitres de ce mémoire seront consacrées à la restitution de
sa recherche conceptuelle, investiguant les concepts de mêmeté et d’ipséité, puis de sa
recherche descriptive, consacrée aux phénomènes de caractère, de promesse et d’identité
narrative. Afin d’évaluer les apports de Ricœur au défi de l’identité personnelle, sa conception
de l’identité fera l’objet au troisième chapitre d’une lecture critique dans laquelle ses limites
seront identifiées. Ce geste de déconstruction permettra de repenser, avec le philosophe László
Tengelyi, les possibilités offertes par les analyses de Ricœur sur la base desquelles une
conception plus adéquate de l’identité personnelle sera édifiée dans le dernier chapitre.
iii
Abstract How can a person remain identical in time, despite the many changes that they go through in the course
of their life? Personal identity, which will be discussed in this thesis as a temporal phenomenon,
refers to the fact that a person remains the “same” or “themselves” through time. This
permanence in time does mean invariable or immutable. A person who seems to be the same
as they were yesterday and that we expect to be identical again tomorrow has inevitably
undergone and will undergo many physical, psychological, and moral transformations. Yet
even this variability does not cause us to doubt the undeniable identity of each person.
Personal identity thus manifests itself as a form of permanence through change. If our experience
already reveals the apparent contradiction between permanence and change when it comes to
a person in time, the theoretical question of personal identity takes on the sense of a challenge.
In this thesis, I attempt to respond to this challenge by beginning from the work of
hermeneutic philosopher Paul Ricœur. The first two chapters offer a reconstruction of his
conceptual research, exploring in particular the concepts of sameness and selfhood, as well as
of his descriptive research into the phenomena of character, promising, and narrative identity.
In order to evaluate Ricœur’s contribution to the challenge of personal identity, in chapter
three I provide a critical reading of his theory of identity in which I identify its limitations.
Through this deconstructive approach and with a turn to the work of László Tengelyi, the
final chapter proposes a rethinking of the possibilities offered by Ricœur’s analyses and what
I argue is a more adequate conception of personal identity.
iv
Table des matières
Résumé ................................................................................................................................................... ii
Abstract ................................................................................................................................................. iii
Table des matières ............................................................................................................................... iv
Remerciements ..................................................................................................................................... vi
INTRODUCTION. QUI SUIS-JE ? L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT ....................................................................................................................................... 1
CHAPITRE 1. ENTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ : L’EXPRESSION CONCEPTUELLE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ....................................................................................................................................... 9
1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle .......................................... 13
2. L’identité personnelle comme mêmeté .............................................................................. 17 2.1. La mêmeté comme concept de relation ................................................................... 18 2.2. Les limites de la mêmeté ............................................................................................. 21
3. L’identité personnelle comme ipséité ................................................................................ 24 3.1. La signification linguistique de l’ipséité .................................................................... 25 3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité ................................................................................... 26 3.3. La validité du concept d’ipséité ................................................................................. 30
4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité ......................................................................... 31 4.1. La correction du concept de mêmeté ....................................................................... 32 4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité narrative ...................................................................................................................................... 33
CHAPITRE 2. CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ NARRATIVE : L’EXPRESSION CONCRÈTE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE .......................................................................................................... 36
1. Le caractère : entre innovation et sédimentation ............................................................. 37 1.1. L’immuabilité du caractère ......................................................................................... 38 1.2. Les habitudes et leur acquisition ............................................................................... 40 1.3. Les identifications-à et leur intériorisation ............................................................... 42 1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère ... 43
2. La promesse ........................................................................................................................... 45 2.1. La promesse comme acte de discours ...................................................................... 45 2.2. La promesse comme action morale .......................................................................... 48 2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle ................................................ 51
3. L’identité narrative ................................................................................................................ 56 3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction ...... 57 3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue ................................................................. 60 3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne ...... 63 3.4. L’identité narrative comme mise en intrigue de la permanence et du changement ................................................................................................................................ 67
v
4. La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle .................................. 68
CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE D’IDENTITÉ ET LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE ............................................................................... 71
1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution ..................................................... 74 1.1. La fragilisation de l’identité du personnage et de la personne .............................. 75 1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle .................. 76 1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité personnelle .................................................................................................................................. 78
2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ............................... 81 2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ? ............................... 83 2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ? .................................................................... 86 2.3. Le sort de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ............................ 90
3. Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ................... 91
CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI ............................................................................................................................................................... 94
1. La conception abstraite de l’ipséité selon Tengelyi .......................................................... 96 1.1. La distinction entre la singularité, l’ipséité et la mêmeté ....................................... 97 1.2. L’ipséité comme identité narrative ............................................................................ 99
2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de sens et fixation de sens ................................................................................................................ 101
2.1. La limite de la donation de sens .............................................................................. 103 2.2. La critique de la corrélation entre sens et signification ........................................ 105 2.3. Le rapport diacritique entre la formation de sens et la fixation de sens ........... 108
3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie .......................................................... 112 3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée .................... 112 3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive de sens ...................................................................................................................................... 115
4. L’identité narrative : entre institution de soi et formation de soi ................................ 118 4.1. L’identité narrative comme institution de soi ........................................................ 118 4.2. L’émergence d’un sens nouveau et la division de soi ........................................... 119 4.3. L’identité personnelle comme formation de soi ................................................... 121
5. La conception concrète de l’ipséité selon Tengelyi ....................................................... 124
6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle .. ............................................................................................................................................... 125
6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle ......................................... 125 6.2. La transformation de la conception ricœurienne de l’identité narrative ........... 128
CONCLUSION. DEVIENS CELUI QUE TU ES .................................................................................... 133
Bibliographie ..................................................................................................................................... 140
vi
Remerciements Je remercie mon directeur de recherche Donald pour sa confiance, son soutien constant, ses précieux conseils et ses généreux commentaires à l’aube et au terme de la rédaction. Je tiens également à remercier ma directrice Sophie-Jan pour sa bienveillance, pour la liberté qu’elle m’a accordée dans l’exploration de la pensée de Ricœur et pour la confrontation informée et pertinente de mes thèses. Merci à Marie-Andrée Ricard et Luc Langlois d’avoir accepté d’évaluer ce mémoire et de m’avoir donné la possibilité de l’améliorer jusqu’à la fin. Merci à mes compagnons de philosophie, Mathilde J. et Jean-François R., pour les riches discussions qui ont hors de tout doute alimenté la rédaction de ce mémoire. Je souhaite aussi remercier Sophie pour sa précieuse amitié, sa joie au quotidien et ses encouragements répétés. Merci affectueusement à Colombe de m’avoir offert des petits répits dans la rédaction de mon mémoire tout en me donnant l’estime nécessaire pour le terminer. Je tiens à remercier mes parents pour leur écoute, leur empathie et leur soutien inconditionnels durant ce processus et bien plus encore. Je remercie profondément ma sœur Mathilde pour la lecture attentive de ce mémoire, mais surtout de m’avoir guidée, épaulée et montrée l’exemple tout au long de mon parcours en philosophie. Je tiens finalement à remercier Marin de m’avoir accompagnée dans la recherche de la problématique de ce mémoire. Merci également d’avoir traversé avec moi les pires et les meilleurs moments de la rédaction de ce mémoire et d’avoir su entretenir, malgré tout, mon intérêt pour la philosophie. La réalisation de ce mémoire a été soutenu par l’aide financière du CRSH et du FRQSC pour laquelle je suis reconnaissante.
1
INTRODUCTION. QUI SUIS-JE ? L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE PERMANENCE ET CHANGEMENT
J’existe depuis vingt-cinq années. J’ai été toute petite, puis j’ai grandi et j’ai atteint ma taille, celle-ci que j’ai maintenant et que j’ai pour toujours. [...] Je ne suis pas responsable de cet âge ni de cette image. On la reconnaît. Ce serait la mienne. Je le veux bien. Je ne peux pas faire autrement. Je suis celle-ci, là, une fois pour toutes et pour jamais. J’ai commencé à l’être il y a vingt-cinq ans. [...] Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis et, en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci qui se regarde en ce moment et rien au-delà. Et je dispose peut-être, de trente octobre, de trente août pour passer de ce moment-ci à la fin de ma vie. Je suis à jamais prise au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là1.
Étendue sur le sable monotone d’une plage de l’Atlantique, ayant pour seule compagnie le
roulement répétitif des vagues, Francine Veyrenattes fait enfin l’expérience de l’ennui. Cette
lassitude lui offre l’espace nécessaire pour se ressaisir du désordre qui a troublé dernièrement
la vie aux Bruges, une vie que l’on voulait pourtant tranquille. Tout a commencé avec la mort
de son oncle Jérôme, responsable du malheur de sa famille, tué par Nicolas, le frère de
Francine. Ce duel a initié le parcours hyperbolique de Nicolas, de la liberté retrouvée à la
découverte de l’amour et de l’amour déçu à sa propre mort. Esseulés et endeuillés, les parents
de Francine ont alors sombré dans la folie. Devant ce tumulte, impliquant tout son entourage,
Francine est étrangement restée impassible. Pourtant, elle en a été le principal moteur : ayant
informé Nicolas de l’adultère de Jérôme, c’est elle qui a suscité l’étiolement de son entourage.
Au son de la mer, Francine prend conscience de sa responsabilité dans le malheur aux Bruges :
ce malheur, dont elle était jusqu’alors témoin, devient le sien.
Sous la lumière du soleil brûlant, Francine ne se découvre pas seulement coupable des
méandres des Bruges, mais elle se rencontre aussi elle-même. Sous le regard curieux des autres
vacanciers et à distance de la vie de ses proches, Francine prend conscience de son corps, de
son visage, de son histoire. Ce corps et cette histoire qu’elle a commencé à être il y a 25 ans
font d’elle qui elle est : ce sont les siens et c’est à eux qu’on la reconnaît. Pourtant, ils ont
changé avec le temps. Francine est née, a grandi et s’est transformée ; son visage a vieilli, son
corps est devenu celui d’une femme et ses préoccupations celles d’une adulte (le travail, la
famille, l’amour, etc.). Malgré ces milles différences que lui a fait subir l’épreuve du temps,
Francine reste et restera toujours elle-même. C’est l’obstination de son identité malgré et à
travers le changement que lui fait découvrir le murmure inlassable des vagues. Cette
1 Marguerite Duras, La vie tranquille, Paris, Gallimard, 1972, p. 124-126.
2
découverte exprime cette fois-ci un état de fait pour lequel on ne peut pas la tenir responsable.
C'est la vie, seule, qui tient toujours ensemble la permanence de son identité et les changements
qu’elle subit avec le temps.
Le constat que fait Francine, protagoniste du roman La vie tranquille de Marguerite Duras,
jette une lumière sur une des expériences les plus familières et les plus omniprésentes de la vie
quotidienne. Tous les jours, on dit d’une personne que l’on croise puis recroise qu’elle est la
même ; en rapportant des souvenirs de notre passé comme étant les nôtres, on suppose à
chaque fois que l’adulte que nous sommes est le même que l’enfant que nous étions ; de
manière similaire, en prenant un rendez-vous on s’attend à rencontrer le même individu que
celui avec qui la rencontre a été fixée2. Pourtant, cette personne qui nous semble être la même
qu’hier et dont on s’attend à ce qu’elle reste identique demain a connu et connaîtra
inévitablement des changements, autant physiques – regroupant l’apparence corporelle, la
démarche, la manière de s’exprimer, etc. –, psychologiques – incluant les impressions, les
désirs, les humeurs, les passions, etc. – que moraux – recoupant les convictions, les croyances,
les idéaux, etc. Confrontés à cette variabilité, nous supposons malgré tout l’identité indéniable
de tout un chacun. Cette identité, à l’exception des cas troublants de crises identitaires, fait
rarement l’objet d’un constat explicite et réfléchi. Par chance d’ailleurs parce qu’il s’agirait de
méditer à chaque fois sur la condition de nos actions et de nos relations interpersonnelles :
c’est en partant du fait que les autres, autant que moi-même, seront les mêmes demain que
ceux que nous étions hier qu’il devient possible de se tenir responsable de nos actions passées,
de se projeter dans le futur, de s’engager auprès d’autrui, de tisser des relations d’amitié,
d’amour, etc.3 La permanence d’une personne dans le temps constitue sans aucun doute un
état de fait structurant notre quotidienneté et rendant possible la vie en commun.
Cette réalité indiscutable, posée dans et par l’expérience, provoque pourtant des
discussions, des dissensions, des disputes au moment de la traduire théoriquement. La
question de l’identité personnelle a fait l’étude d’une multitude de disciplines parmi lesquelles
on peut compter la sociologie, la psychologie, la biologie ou encore la philosophie. En
philosophie, la question de l’identité personnelle a été abordée pour la première fois par le
philosophe anglais John Locke. Ce dernier a non seulement été le précurseur du traitement
2 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013, p. 378. 3 Harold W. Noonan, Personal Identity, 2e éd., London-New-York, Routledge, 1991, p. 1.
3
philosophique de l’identité personnelle, mais il a également été l’initiateur d’un grand débat
autour de cette question, débat qui a traversé la philosophie moderne et contemporaine jusqu’à
aujourd’hui. Dans le fameux chapitre « Ce que c’est qu’identité et diversité » de son Essai
philosophique concernant l’entendement humain, après avoir distingué l’identité personnelle de
l’identité de la substance et de l’identité de l’humain, Locke la reconduit à l’activité de la
réflexion : « puisque la cons-cience accompagne toujours la pensée, et que c’est là ce qui fait que
chacun est ce qu’il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre choses pensante :
c’est aussi en cela seul que consiste l’identité personnelle »4. C’est la conscience de soi qui assurerait
la coïncidence avec soi-même et par-là l’identité personnelle5. Locke confère une permanence
dans le temps à cette identité, qui n’est pour l’instant qu’instantanée, en étendant le privilège
de la réflexion à la durée : la continuité de la réflexion ou de la conscience de soi est prise en
charge par la mémoire6. Chez Locke, une personne reste identique dans le temps grâce à la
persistance de sa mémoire.
Par cette adéquation entre la mémoire et l’identité, Locke a ouvert le débat autour des
critères de l’identité personnelle qui occupe encore aujourd’hui la philosophie. Les uns se sont
rangés auprès de leur prédécesseur en soutenant que c’est un critère psychologique, tel que la
mémoire, qui assure l’identité personnelle7. D’autres soutiennent plutôt que ce sont des critères
physiques ou corporels, comme le code génétique et le cerveau, qui confirment la permanence
d’une personne malgré les limites, les intermittences ou les défaillances de la mémoire,
s’opposant ainsi à l’adéquation lockéenne entre la mémoire et l’identité personnelle8. Mais le
traitement de la question de l’identité personnelle par Locke a suscité des critiques plus
radicales. La permanence d’une personne dans le temps, que Locke et le débat sur les critères
d’identité après lui présupposent communément sans toutefois s’entendre sur sa nature, se
trouve elle-même remise en question, et ce, notamment par David Hume. Dans son Traité de
la nature humain, c’est l’expérience du changement qui nourrit le soupçon de Hume. Il y
rapporte que « quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute
4 John Locke, « Ce que c’est qu’identité et diversité », Essai philosophique concernant l’entendement humain, 2e éd., trad. P. Coste, Paris, Vrin, 1972, chapitre XXVII, p. 523. 5 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 151. 6 Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 83. 7 Harold W. Noonan, op. cit., p. 9-11. 8 Ibid., p. 2-6. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 152.
4
toujours sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour
ou haine, douleur ou plaisir. Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque en
dehors d’une perception et ne peux rien observer d’autre que la perception »9. En se rapportant
à soi-même, on ne trouve pas d’identité invariable parmi la multiplicité, la diversité et le
changement de nos perceptions, de nos sensations, de nos dispositions à travers le temps.
L’idée d’identité ou de permanence dans le temps n’ayant pas d’impression correspondante ne
peut donc pas être réelle pour Hume. Ce qui nous donne alors la propension si forte à
superposer une identité à ces perceptions successives selon lui, c’est l’imagination, puis la
croyance10 : elles infèrent, de la ressemblance, de la contiguïté ou de la causalité entre nos
perceptions, une identité11. Pour Hume, l’identité personnelle n’est alors rien d’autre qu’une
illusion : « L’identité que nous attribuons à l’esprit de l’homme n’est qu’une identité fictive »12.
Le traitement de la question de l’identité personnelle prend donc la forme d’un
débat élargi : les premiers posent et recherchent un principe de permanence dans le temps qui
assure l’identité personnelle ; les autres partent des changements d’une personne dans le temps
et réduisent, à la Hume, l’identité à une idée n’ayant aucun pendant réel. Ce débat est en réalité
un dilemme qui nous demande de choisir entre la permanence d’une personne dans le temps,
en dépit de ses transformations, et les changements d’une personne au cours d’une vie,
menaçant son identité. Le phénomène de l’identité personnelle nous dissuade toutefois de
nous ranger de l’un ou l’autre côté de ce dilemme. La raison en est simple : aucun des deux ne
rend compte du phénomène de l’identité personnelle dans sa totalité, mais seulement l’une de
ses faces. En effet, l’identité personnelle renvoie et à la permanence d’une personne dans le
temps et aux transformations dont elle a fait l’épreuve. L’identité personnelle nous enjoint donc
de dépasser ce dilemme théorique en résorbant la tension qui la travaille. La question de
l’identité personnelle prend du même coup l’apparence d’un défi qui nous demande de penser
ensemble l’opposition entre permanence et changements d’une personne dans le temps.
Ce défi, Paul Ricœur, philosophe et herméneute contemporain, propose d’y répondre
dans son ouvrage récapitulatif Soi-même comme un autre. Cette œuvre, consacrée à l’élaboration
d’une interprétation ou d’une herméneutique du sujet comme soi, aborde notamment la
9 David Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, Livre I, quatrième partie, sixième section, p. 343. 10 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 153. 11 David Hume, op. cit., p. 347. 12 Ibid., p. 351.
5
question de la temporalité du soi. Dans la cinquième et la sixième études de son texte, Ricœur
se confronte plus précisément à la difficile question « Qui suis-je, moi, si versatile ? »13 et tente,
pour y répondre, d’identifier une forme de permanence dans le changement qui convienne à
la personne. Ricœur oriente donc sa recherche sur la temporalité du soi en reprenant les termes
dans lesquels se pose le défi de l’identité personnelle. L’apport de Ricœur à ce défi relève du
caractère pluriel de sa réponse. Plutôt que de déceler un critère unique d’identité, Ricœur
distingue deux concepts d’identité personnelle – la mêmeté et l’ipséité – et trois phénomènes
d’identité correspondant – le caractère, la promesse et l’identité narrative. C’est grâce à cette
multiplication des modèles d’identité que Ricœur prétend rendre compte de la coexistence de
la permanence et du changement d’une personne dans le temps. Malgré tout, nous pensons
que cette réponse originale rencontre ses limites. L’identification et l’examen des problèmes
inhérents à la conception ricœurienne de l’identité personnelle nous mettent néanmoins sur la
voie de celle proposée par le philosophe et phénoménologue László Tengelyi, qui est
prometteuse. Dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi propose de
prolonger la conception ricœurienne de l’identité narrative, c’est-à-dire de s’en inspirer tout en
la dépassant. Nous pensons que cette révision permet à Tengelyi de répondre, à partir de
Ricœur, au défi de l’identité personnelle.
Afin d’identifier les apports, les limites et les potentialités de la conception ricœurienne
de l’identité narrative, la cinquième et la sixième études de Soi-même comme un autre ainsi que
d’autres écrits de Ricœur sur le même sujet14 feront l’épreuve d’une triple lecture. Les notions
de mêmeté et d’ipséité ainsi que les concepts de caractère, de promesse et d’identité narrative,
abordés très rapidement par Ricœur, appelleront d’abord un travail d’explicitation et de
restitution. À partir de cette reconstitution conceptuelle et descriptive il sera ensuite possible
d’élaborer une lecture critique visant à cerner les limites de la conception ricœurienne de
l’identité personnelle. Ce geste de déconstruction permettra enfin, dans un « style moins
polémique et plus constructif »15, de repenser les possibilités offertes par l’analyse de Ricœur
13 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198. 14 Parmi lesquels on peut compter notamment : « Identité narrative », Revue des sciences humaines, vol. LXXXXV, n. 221, 1991 (janvier-mars), p. 36 ; « Identité narrative », Esprit, vol. 7-8, n. 140-141, 1988 ; « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, Paris, Seuil, 2013 ; « L’interprétation de soi : allocution prononcée devant l’Université de Heidelberg en janvier 1990 », Cités, n. 33, 2008 ; « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2008. 15 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.
6
sur la base desquelles une conception plus adéquate de l’identité personnelle pourra être
édifiée.
La première partie de ce parcours est consacrée à la restitution conceptuelle de la recherche
de Ricœur. Dans la mesure où les concepts sollicités par Ricœur sont déterminés par sa
conception du sujet comme soi, il s’agira d’abord de synthétiser sa critique du cogito qui nous
mènera à la question de la temporalité ou de l’identité du soi. Après avoir déplié le sens que
prend l’identité personnelle chez Ricœur, c’est-à-dire celui d’une forme de permanence dans
le changement, nous aborderons la difficulté avec laquelle débute sa recherche conceptuelle.
Selon Ricœur, la tradition dispose de catégories qui ne sont pas à même de saisir le phénomène
de l’identité comme permanence dans le changement. En réponse à ce « problème de l’identité
personnelle », il s’agira d’abord de montrer en quoi ce que Ricœur appelle la mêmeté ou
l’identité-idem est inappropriée par rapport au défi de l’identité personnelle. Nous montrerons
ensuite avec Ricœur comment un autre concept d’identité, celui de l’ipséité, est compatible, du
moins a priori, avec la permanence et le changement d’une personne dans le temps. Puisque
pour Ricœur ce n’est pas l’ipséité seule, mais la mise en relation des concepts de mêmeté et
d’ipséité qui permet de saisir adéquatement le phénomène de l’identité personnelle, nous nous
intéresserons finalement à la triple dialectique entre ces deux concepts correspondant à trois
phénomènes d’identité personnelle : le caractère, la promesse et l’identité narrative. Ainsi, en
mettant en place le champ conceptuel depuis lequel il est possible de saisir adéquatement les
phénomènes de l’identité personnelle, ce chapitre servira de prolégomènes à la recherche
descriptive de Ricœur.
Dans sa recherche descriptive, restituée dans notre deuxième chapitre, Ricœur tente de
montrer que trois phénomènes d’identité personnelle constituent bel et bien trois
configurations différentes de la permanence et du changement d’une personne dans le temps
ayant leur temporalité respective. Commençant avec le caractère, nous montrerons que les
habitudes et les identifications acquises confèrent à la personne une forme d’identité
rétrospective en vertu de laquelle on peut dire qu’elle est la même aujourd’hui que hier. Comme
les traits de caractère sont acquis pour Ricœur, ils ont pour origine un changement au niveau
des manières d’être de l’individu, changement qui tend à être oublié avec la sédimentation des
habitudes ou des identifications dans le temps. Par contraste, il apparaîtra que la promesse
impliquant un maintien de soi à travers la fidélité à la parole donnée est contemporaine du
changement des inclinations, des opinions, des désirs, etc. d’une personne à travers le temps.
7
Dans la mesure où la persistance du soi dans le temps est annoncée à travers la promesse,
l’identité personnelle se révélera ici prospective. Il s’agira dans un troisième temps de présenter
la notion d’identité narrative, c’est-à-dire le type d’identité qui relève de l’histoire d’une vie.
Avec l’identité narrative, la permanence dans le temps d’une personne est empruntée à la
concordance des événements de sa vie, concordance qui incorpore toujours les éléments
discordants ou les changements dans sa vie. L’identité narrative liant le passé et le futur ainsi
que le caractère et la promesse couvre le spectre de l’identité personnelle.
Le défi de l’identité personnelle auquel Ricœur apporte une réponse conceptuelle et
descriptive que nous aurons restituée prendra une nouvelle tournure avec le troisième chapitre
de ce mémoire. Nous proposerons d’éclairer un aspect de l’identité personnelle, laissé dans
l’ombre jusqu’à alors, celui des situations de perte d’identité. Les crises identitaires, dans
lesquelles l’identité ne se trouve pas anéantie, demandent de rendre compte de la persistance
de l’identité malgré l’impression d’une perte d’identité. Pour répondre à cette nouvelle
question, il s’agira d’abord de restituer le traitement et la résolution proposés par Ricœur des
cas de fragilisation de l’identité narrative. Selon Ricœur, lorsqu’il n’est plus possible de
répondre à la question « Qui suis-je ? », l’identité personnelle est sauvée par la persistance d’une
forme épurée de l’ipséité ainsi que par le maintien de soi dans la promesse. Malgré cette
solution, nous pensons qu’avec ces situations limites de l’identité personnelle, la conception
ricœurienne rencontrera sa limite. À contre-courant des constants de nos chapitres précédents,
il s’agira de montrer que la promesse et l’ipséité ne constituent pas, tout compte fait, des formes
de permanence dans le temps qui répondent à la question « Qui suis-je ? ». Nous tenterons de
montrer que la promesse n’offre aucune réponse valide à cette question parce qu’elle constitue
d’abord et avant tout un mode d’être du soi. Il apparaîtra également que l’ipséité, exprimant la
singularité du soi, n’est ni liée par la temporalité ni par l’individualité au phénomène de
l’identité personnelle. Au terme de cette lecture critique, la conception ricœurienne de l’identité
personnelle apparaîtra désuète. Disqualifiée à titre de réponse au défi de l’identité personnelle,
la conception de Ricœur ne méritera pas pour autant d’être rejetée. Dans un geste constructif,
nous terminerons ce chapitre en soulignant les apports de Ricœur à la question de l’identité
personnelle et en proposant leur prolongement avec la conception de l’identité personnelle de
László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage.
Ce geste de reconstruction sera accompli dans le quatrième et dernier chapitre de ce
mémoire. Dans la mesure où Tengelyi propose une nouvelle conception de l’identité narrative,
8
à partir de laquelle il thématise à nouveaux frais l’ipséité ricœurienne, un détour par sa
phénoménologie s’avérera nécessaire. Il s’agira d’abord de délimiter avec lui son nouveau
champ phénoménologique, au centre duquel il situe les processus d’émergence spontanée d’un
nouveau sens, de formation de sens et de fixation de sens. À partir de ces processus, nous
expliciterons sa conception de l’histoire d’une vie comme formation de sens souterraine à
l’expérience vécue et fixation rétroactive de ce sens. Nous décrirons ensuite sa conception de
l’identité narrative comme institution de soi et formation de soi, renvoyant respectivement à
un type d’identité constitué par les histoires racontées sur soi-même et à un type d’identité
tacite et inaudible, qui n’est pas explorée explicitement par Ricœur. Ce détour par la
phénoménologie nous permettra finalement de donner une concrétude à la reconception de
l’ipséité proposée par Tengelyi. De manière plus importante, il nous donnera enfin la
possibilité de résoudre le double défi de l’identité personnelle, celui de la permanence dans le
changement et celui de la perte d’identité. On y proposera, à partir de Tengelyi et de Ricœur,
une réponse multiple en termes de mêmeté et d’ipséité ainsi que d’institution de soi et de
formation de soi. Ainsi, notre parcours de restitution, déconstruction et reconstruction se
terminera, comme il avait commencé, avec la conception ricœurienne de l’identité personnelle,
mais cette fois-ci transformée.
9
CHAPITRE 1. ENTRE MÊMETÉ ET IPSÉITÉ : L’EXPRESSION
CONCEPTUELLE DE L’IDENTITÉ PERSONNELLE
Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis, et en même temps, être à moi seule ces milles différences. Cependant, je ne suis que celle-ci
qui se regarde en ce moment et rien au delà16.
L’ouvrage de 1990 de Paul Ricœur Soi-même comme un autre prend pour point de départ la
« querelle du Cogito »17 opposant les tenants de la philosophie réflexive, à la tête de laquelle on
retrouve Descartes, et les philosophes du soupçon18, dont Hume et Nietzsche sont les
paradigmes. Selon les premiers, le sujet consiste en un rapport réflexif avec soi-même, réflexion
qui, par son caractère immédiat et adéquat – par lesquels la réflexion sur soi se confond avec
l’intuition de soi – constitue un savoir indubitable pouvant agir à titre de fondement de la
connaissance19. À l’encontre de cette conception du sujet, les philosophes du soupçon retirent
au sujet la possibilité de s’appréhender de manière immédiate et apodictique en raison du
caractère figural et mensonger du langage, de l’instinct de vérité ou encore de la multiplicité du
monde intérieur (pensées, sentiments, convoitises, etc.). Ils vont même jusqu’à suggérer que le
« je » ou le sujet est en réalité une interprétation causale, un artifice langagier, un produit de
l’imagination, bref une illusion camouflant rien d’autre qu’une multiplicité sensible20.
Afin de dépasser ce désaccord, Ricœur propose une conception du sujet qui le place à égale
distance entre ce cogito et cet anti-cogito. Cette conception du sujet est celle d’un cogito blessé,
c’est-à-dire un cogito instruit de l’impossibilité et de la fausseté de l’intuition de soi. L’instruction
du cogito vient de pair avec un double dessaisissement de lui-même. D’une part, le cogito blessé
16 Marguerite Duras, op. cit., p. 127. 17 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 18 Les expressions « philosophes du soupçon » ou « maîtres du soupçon » sont employées par Paul Ricœur dans De l’interprétation : essai sur Freud, pour désigner les représentants – Nietzsche, Freud et Marx – de l’herméneutique du soupçon. Selon cette herméneutique, les phénomènes – tels que les rêves, les valeurs et les idéologies – révèlent un sens chiffré, distordu, illusoire qu’il s’agit de déchiffrer et de dénouer afin de révéler, dans son intelligibilité, le sens originel qui s’y cache. Dans la Préface à Soi-même comme un autre, Ricœur joint David Hume à cette tradition philosophique du soupçon en ce qu’il soutient que l’idée d’identité personnelle ou du soi, n’ayant aucune impression correspondante – en réalité, on fait uniquement l’expérience d’une diversité de sensations, de perceptions, de sentiments, etc. – n’est qu’une illusion. 19 Paul Ricœur, « De l’interprétation », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, tome II, Paris, Seuil, 1986, p. 29. 20 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 25-27.
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s’est dépossédé de lui-même comme sujet à même de se poser immédiatement et avec certitude,
position de soi qui est impossible. En effet, selon Ricœur, toute saisie directe de soi est vide
parce que le soi réfléchissant s’y appréhende comme « personne » au sens du nom et du
déterminant indéfini, c’est-à-dire comme un individu totalement désancré et dépossédé de toutes
déterminations singulières21. D’autre part, le cogito blessé se trouve dessaisi des
mécompréhensions de lui-même. S’opposant à la transparence à soi revendiquée par le cogito
cartésien, Ricœur pense que la compréhension de soi-même est inévitablement anticipée et
biaisée par les présupposés et les préjugés relevant du monde, de l’époque ou de la langue
auxquels appartient le sujet et desquels il ne peut pas se détacher22. Le second dessaisissement
que subit le cogito blessé est alors celui de « la réelle perte de ce plus archaïque de tous les objets :
moi »23 et des autres précompréhensions que le sujet a de lui-même24.
Si après cette mise à l’écart des attributs d’immédiateté, d’adéquation et d’apodicticité, on
peut encore parler d’un cogito c’est parce que le sujet pour Ricœur peut encore accomplir un
retour sur lui-même. Pour avoir une certaine vérité – bien qu’elle ne sera jamais apodictique – ,
cette réflexion ne peut pas être directe et elle doit provoquer la perte des précompréhensions de
l’individu25. Positivement, ce retour sur soi-même doit être médiatisé et épochal. Ce qui agit à
titre d’intermédiaire dans le retour réflexif du sujet sur lui-même, ce sont les œuvres, les textes,
les documents, les institutions et les monuments. Les œuvres culturelles participent de la
compréhension de soi parce qu’elles produisent une distanciation26 qui permet à l’individu de se
perdre – c’est-à-dire délaisser les mécompréhensions sur lui-même – pour mieux se retrouver27.
Cela suppose que les œuvres culturelles communiquent une compréhension de l’expérience
21 Ibid., p. 16. Bien que la saisie directe de soi-même soit vide ou formelle, elle s’accompagne néanmoins pour Ricœur d’un certain sentiment de soi. Dans la réflexion immédiate sur soi-même, le sujet est capable de dire « je sens que j’existe et que je pense », sentiment le convainquant de son existence. Toutefois, cette conviction, dépourvue d’idée correspondante et donc de vérité – le sujet n’a pas la possibilité d’affirmer « je sens que j’existe et que je pense comme tel ou comme tel » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 51) –, ne peut pas être tenue pour une certitude et encore moins pour un savoir apodictique. 22 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 56-57. 23 Ibid., p. 54. 24 À titre d’exemple, l’usage des noms propres pour désigner une personne durant toute son existence semble indiquer l’existence d’un noyau immuable – en vertu duquel on dit que de la personne qu’elle est la même – et induire une conception erronée du sujet comme moi (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36). Le cogito blessé est notamment celui qui prend conscience de l’illusion de la compréhension de lui-même comme moi (Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, Genève, Labor et Fibes, 2013, p. 72-75). 25 Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 51. 26 Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Cinq études herméneutiques : textes publiés aux Éditions Labor et Fibes entre 1975 et 1991, op. cit., 2013. 27 Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 51.
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humaine permettant à l’individu de se remettre en question et de se connaître : « Que saurions-
nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous
appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? »28. Cette thèse,
qui constitue probablement l’axiome de l’herméneutique de Ricœur, est fondée sur l’idée de « la
condition langagière – [...] la Sprachlichkeit – de toute expérience humaine »29. Cela signifie, selon Jean
Greisch, que l’existence de l’humain dans presque toutes ses facettes30 – émotions, perceptions,
actions, etc. – peut être portée au langage et que les œuvres culturelles écrites ou dites, telles que
les récits, en sont l’exemplification31. Ainsi, avec la conception ricœurienne du sujet comme
cogito blessé, le « moi, maître de lui-même » est changé pour un « soi disciple du texte » et des
autres œuvres culturelles32. C’est d’ailleurs comme « soi » que Ricœur désigne le cogito blessé
dans Soi-même comme un autre33.
Dans cette œuvre, Ricœur propose de rendre compte du sujet comme soi en élaborant une
herméneutique du soi, c’est-à-dire une étude interprétative et médiatisée par les textes de la
tradition philosophique. Cette herméneutique du soi se situe à l’intersection de trois intentions
philosophiques, correspondant à autant de déterminations du soi. Il s’agit d’abord pour Ricœur
28 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 130. 29 Ibid., p. 62. 30 Dans De l’interprétation, Ricœur suggère que certains phénomènes échappent à l’expression, tel que le désir. En effet, pour Ricœur, le « désir comme désir », c’est-à-dire dans sa dimension somatique, échappe au langage et à la connaissance : « c’est le muet, le non-parlé et le non-parlant, l’innommable à la racine du dire » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439). Bien qu’il soit innommable, le désir est selon Ricœur « originairement tourné vers le langage ; il veut être dit ; il est en puissance de parole » (Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 235). Ainsi, on peut penser que pour Ricœur même les phénomènes de l’ordre de l’innommable restent liés à l’expression en tant que « poussée vers le langage » (Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Freud, op. cit., p. 439). 31 La thèse de la condition langagière de l’expérience humaine, reprise par Ricœur à Gadamer, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme », selon lequel tout serait une production du langage (Jean Greisch, Le cogito herméneutique : l’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000, p. 61). Ricœur évite cette mésinterprétation en proposant une autre thèse d’ordre phénoménologique, dénotant la « greffe » de la phénoménologie à son herméneutique : selon Ricœur, les significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment l’expérience antéprédicative qu’est l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont subordonnées (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 65). Ainsi, l’appartenance du soi à son monde et à l’histoire est communiquée par les œuvres culturelles et langagières, et non pas produite par elles (Marc-Antoine Vallée, « Les sources phénoménologiques de la conception ricœurienne du langage », Studia Phaenomenologica, vol. 8, n. 1, 2013, p. 154. ; Cf. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 62). C’est en ce sens qu’elles jouent un rôle crucial dans le processus de compréhension de soi, en offrant une ouverture sur l’expérience humaine qui n’est autrement ni représentable, ni objectivable (Denis Thouard, « Subjectivité et identité : le sentiment de soi chez Paul Ricœur », dans Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, op. cit., p. 75). 32 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 57. 33 Jean Greisch souligne aussi le lien entre le terme soi et le concept de cogito blessé. Cf. Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie courte et la voie longue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 98, n. 3, 1993, p. 414.
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de marquer « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet »34 et de
souligner ce faisant la nature de la réflexion du sujet sur lui-même, à savoir une réflexion indirecte
et médiatisée, comme nous l’avons mentionné. Ricœur propose ensuite de décrire la dimension
temporelle du soi en reconduisant le soi à l’ipséité et en le distinguant de la mêmeté, c’est-à-dire
la catégorie d’identité sollicitée pour penser notamment la temporalité du cogito. Finalement,
pour spécifier la nature de la constitution du soi, Ricœur propose de mettre en lumière le rapport
d’implication entre le soi et l’altérité, altérité qui ne participe pas de la constitution du cogito
cartésien en vertu de la clôture égoïque qui le caractérise35. Dans Soi-même comme un autre, comme
l’explique Jacques Taminiaux, ces trois intentions font l’objet d’une explicitation indirecte : c’est
en donnant une réponse aux questions « qui parle ? », « qui agit ? », « qui se raconte ? » et « qui
est le sujet moral d’imputation ? », qui représentent différentes assertions relatives à la
problématique du soi, que Ricœur tente de déployer son herméneutique du soi36.
Ainsi, c’est dans le cadre d’une herméneutique du soi élaborée en réaction à la querelle du
cogito que Ricœur traite de la constitution temporelle du soi, problématique à laquelle il associe
la question « Qui se raconte ? » et plus généralement la question de l’identité personnelle : « Qui
suis-je ? ». Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous proposons de restituer la recherche
conceptuelle sur l’identité personnelle menée par Ricœur qui apparaît comme une réponse au défi
de la permanence malgré le changement. Cette reconstitution prendra pour point de départ la
manière par laquelle se pose la question de l’identité personnelle dans la cinquième étude de Soi-
même comme un autre, à savoir premièrement comme question, celle de la constitution temporelle du
soi ; deuxièmement comme défi, celui de la permanence dans le temps ; et finalement comme
problème, relevant de l’invalidité des catégories proposées par la tradition pour penser l’identité
personnelle. En réponse à ce « problème de l’identité personnelle », il s’agira d’abord de montrer
en quoi les catégories associées à ce que Ricœur appelle l’identité-idem ou de la mêmeté sont
inappropriées. Ce geste de déconstruction laissera ensuite place à une démarche constructive ou
positive à l’occasion de laquelle nous montrerons qu’un autre concept d’identité, l’identité-ipse
ou l’ipséité, est compatible, du moins a priori, avec la permanence et le changement d’une
34 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 11. 35 Dans la mesure où les analyses ricœuriennes sur l’identité personnelle se situent au niveau de la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, et non celle entre l’ipséité et l’altérité, l’importante question de l’altérité chez Ricœur ne sera pas abordée de front dans ce mémoire. Néanmoins, en plus de faire l’objet de quelques réflexions en notes en bas de page, elle sera abordée en conclusion. 36 Jacques Taminiaux, « Idem et ipse. Remarques arendtiennes sur soi-même comme un autre », Cités, n. 1, vol. 33, 2008, p. 122.
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personne dans le temps. Finalement, suivant Ricœur, nous proposerons d’articuler
dialectiquement l’ipséité et la mêmeté, relation dialectique à partir de laquelle il sera possible de
donner une première réponse conceptuelle au défi de l’identité personnelle.
1. La question, le défi et le problème de l’identité personnelle
À contre-courant de la tradition philosophique qui a eu tendance à faire un traitement
abstrait et universalisant de la question de l’identité personnelle – en la confondant parfois avec
la thématique du sujet ou de l’ego –, Ricœur propose dans Soi-même comme un autre d’aborder
l’identité dans sa dimension concrète et individualisante, à la manière de la psychologie et de la
sociologie. Dans la cinquième étude de son œuvre, la question de l’identité personnelle se trouve
associée à la question « Qui suis-je ? »37. Cette dernière interrogation appelle comme contenu de
réponse les convictions, les valeurs, les habitudes, les caractéristiques physiques d’un individu,
bref les différents aspects de son individualité. L’identité personnelle exprime donc chez Ricœur
la personnalité ou l’individualité de tout un chacun.
Le contexte théorique posé par Ricœur dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre
vient toutefois singulariser la perspective qu’il adopte sur cette question et vient la rapprocher
du traitement qu’en fait la philosophie. Après avoir exploré les conditions par lesquelles le soi
peut opérer un retour réflexif sur lui-même, en étudiant le soi comme soi parlant et agissant,
Ricœur s’intéresse à sa temporalité. Ce qui se trouve à l’étude ici c’est le fait que le soi, capable de
s’autodésigner, persiste ou persévère dans le temps. Ainsi, dans Soi-même comme un autre, la
question « Qui suis-je ? » est posée dans le cadre d’une réflexion sur la temporalité du soi. Il ne
s’agit donc pas pour Ricœur de déterminer ce qui constitue ou construit l’identité de tout un
chacun. En effet, Ricœur ne cherche pas à identifier et à classer les facteurs participant à la
formation de l’identité personnelle, tels que la famille, l’éducation et la profession, ce qui
reviendrait à l’aborder dans sa dimension synchronique. Étudiant l’identité personnelle comme
phénomène temporel, Ricœur s’intéresse à sa dimension diachronique comme l’exprime Jakub
Čapek38. Cela signifie qu’il propose d’étudier l’identité personnelle comme le fait pour une
personne de rester la « même »39 ou « soi-même » dans le temps. Dans cette investigation, la
question « Qui suis-je ? » a une fonction bien précise : appelant comme réponse des éléments
37 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 38 Jakub Čapek, « Narrative Identity and Phenomenology », Continental Philosophy Review [En ligne], vol. 50, 2017, p. 373. URL : https://doi.org/10.1007/s11007-016-9381-5. 39 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 12.
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constitutifs de l’identité, elle permet de vérifier la valeur identitaire de la forme de permanence
identifiée. Autrement dit, seules les formes de permanence dans le temps apportant une réponse
acceptable à la question « Qui suis-je ? » ou « Qui est-il ? » constituent bel et bien un modèle
d’identité, autant au sens temporel que constitutif. Un concept ou un phénomène n’ayant aucune
épaisseur temporelle ou n’apportant pas une réponse valide à la question de l’identité personnelle
ne peut être retenu. Synthétiquement, Ricœur propose donc d’aborder l’identité personnelle
comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-
je ?” »40.
Qu’est-ce que Ricœur entend par « permanence dans le temps » ? Qu’est-ce que signifie le
fait de rester identique dans le temps ? Partant de la synonymie entre « identique » et « même »41,
on peut comprendre le sens de l’identité personnelle à partir de l’expression « même ». Avec la
question de l’identité personnelle, « même » ne signifie pas l’unicité, c’est-à-dire le fait qu’une
chose soit une et non multiple, ni l’égalité, à savoir l’équivalence en termes de quantité, de
longueur, etc. d’une chose avec elle-même, ni même la simultanéité exprimant l’identité de deux
choses ou deux personnes à un moment déterminé. Le défaut de ces trois acceptions du concept
d’identité pour Ricœur tient à ce qu’elles ne prennent pas nécessairement en compte le temps, au
sens de la durée, dans la détermination du même. En effet, on peut certes dire de deux entités
qu’elles sont uniques, égales ou simultanées à un instant déterminé. Or, la question de l’identité
personnelle renvoie au fait pour une personne d’être la même ou soi-même dans le temps. Elle
suppose donc la temporalité : « l’identité personnelle [...] ne peut précisément s’articuler que dans
la dimension temporelle de l’existence humaine »42. Selon Ricœur, l’identité impliquée dans
l’identité temporelle d’une personne prend le sens plus spécifique de la permanence dans le temps,
c’est-à-dire le fait pour une chose ou une personne de rester la même ou soi-même d’un instant
à l’autre. Dans le sens de cette hypothèse, Ricœur suggère que c’est l’identité comme permanence
dans le temps que nous avons à l’esprit lorsque « nous affirmons l’identité d’une chose, d’une
plante, d’un animal, d’un être humain »43.
40 Ibid., p. 143. 24 Ibid., p. 13. 42 Ibid., p. 138. 43 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. Bien que la permanence dans le temps semble réservée à l’identité au sens de la mêmeté – Ricœur reconnaît lui-même qu’« à première vue [...] la question de la permanence dans le temps se rattache exclusivement à l’identité-idem » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140) –, nous pensons qu’elle recouvre chez Ricœur le sens complet de l’identité personnelle, autant comprise comme identité-idem que comme identité-ipse. En effet, Ricœur suggère lui-même que c’est au niveau de l’identité comme permanence dans le temps que se rejoignent les deux significations de l’identité personnelle que sont la mêmeté et
15
Or, la constitution temporelle du soi dans l’horizon de laquelle Ricœur thématise l’identité
personnelle ne renvoie pas seulement à la manière dont le soi traverse ou persiste dans le temps.
Évoquer le rapport du temps et du soi, c’est aussi prendre en considération le fait que le temps
affecte le soi. Bien que cet aspect de la constitution temporelle du soi soit moins explicitement
thématisé par Ricœur, il reste sous-jacent à ses réflexions sur l’identité personnelle. Pour Ricœur,
tel qu’il le suggère au passage, le temps est « facteur de dissemblance, d’écart, de différence » 44
et plus généralement de changement pour le soi45. À chaque instant, les inclinations, les émotions
ou les sentiments, les valeurs, les opinions ou les jugements, les occupations, les habitudes ou les
activités et finalement les aspects corporels d’une personne sont uniques : on dit d’une personne
qu’elle est soit contente, soit triste, qu’elle soutient telle opinion et non son contraire, qu’elle
possède telle couleur de cheveux plutôt qu’une autre, etc. C’est cette unicité des états, des
jugements, des activités et des traits physiques d’une personne à chaque instant qu’exprime
Hume dans un passage de son Traité de la nature humaine : « La douleur et le plaisir, le chagrin et
la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. »46
Or, lorsqu’on accole ces instants successifs, lorsqu’on restitue le mouvement et la durée du
temps, on remarque des changements et des modifications chez la personne traversant le temps.
Ainsi, le temps apparaît comme la source et la condition de changements autant psychiques que
physiques d’une personne. Sous cet angle, rendre compte de la constitution temporelle du soi,
c’est aussi faire droit au fait que « rien de l’expérience intérieure n’échappe au changement »47.
Penser l’identité personnelle dans l’horizon de la constitution temporelle du soi ne demande
donc pas seulement de rendre compte de la permanence du soi dans le temps, mais surtout de
rendre compte que le soi persiste dans le temps à travers les changements qui l’affectent au cours
de sa vie. Autrement dit, il s’agit d’exprimer le fait qu’une personne reste la même ou soi-même
dans le temps malgré la variation du contenu de ses réponses à la question « Qui suis-je ? ». Le
l’ipséité : « c’est avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre nos deux versions de l’identité fait pour la première fois véritablement problème » (Ibid., p. 140) ou « couvr[ent] le même espace de sens » (Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 299). À l’appui de cette hypothèse interprétative, on peut également évoquer le fait que le caractère et la promesse consistent pour Ricœur en deux modèles de permanence dans le temps, l’un propre à l’idem – ou plus précisément au recouvrement de l’ipse par l’idem –, l’autre propre à l’ipséité. Nous y reviendrons à travers la restitution de la recherche conceptuel (chapitre 1) et phénoménologique (chapitre 2) de l’identité personnelle. 44 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142. 45 Ibid., p. 142. 46 David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 343. 47 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36.
16
phénomène qui est en jeu est donc celui d’un « moi versatile »48. Si l’expérience surmonte
toujours déjà l’apparente contradiction entre la permanence et les changements d’une personne
dans le temps, la compréhension théorique des « possibilités multiformes de liens entre
permanence et changement qui sont compatibles avec l’identité »49 constitue un réel défi. Ce défi,
Ricœur tente de le relever dans la cinquième étude de Soi-même comme un autre afin de rendre
compte de l’identité personnelle ou de la constitution temporelle du soi. La question de l’identité
personnelle chez Ricœur prend donc les allures du défi de la permanence dans le changement qui nous
occupe, d’où notre intérêt pour la conception ricœurienne de l’identité personnelle. Nous
proposons donc de restituer sa recherche conceptuelle et d’identifier avec lui les concepts
exprimant de manière appropriée l’identité personnelle comme permanence dans le changement.
Sa recherche conceptuelle prend comme point de départ les concepts sollicités par la
tradition. Le choix de ce point de départ transforme toutefois le défi de l’identité personnelle en
« problème de l’identité personnelle » – titre qu’il donne à une section de son ouvrage – parce que
la tradition philosophique dispose de catégories « impropres »50 pour l’exprimer. Ces catégories
qui cherchent à traduire l’identité d’une personne en termes de mêmeté (ce que Ricœur appellera
l’identité-idem – nous y viendrons) sont inappropriées parce qu’elles ne font pas droit aux traits
d’essence de l’identité personnelle, à savoir la permanence et le changement d’une personne dans
le temps. Le symptôme de l’invalidité de ces concepts est les « arcanes de difficultés et [les]
paradoxes paralysants »51 qu’ils suscitent dans la description de l’identité personnelle, difficultés
et paradoxes dont les théories de Locke, Hume et Parfit sur l’identité personnelle offrent de bons
exemples. Si ces concepts sont si problématiques pour Ricœur, ce n’est pas uniquement en raison
des fausses apories qu’ils engendrent ni même à cause de leur incapacité à traduire la permanence
dans le changement d’une personne, mais c’est parce qu’ils comportent ces deux défauts et qu’ils
constituent les seuls concepts que la tradition met à notre disposition pour thématiser l’identité
personnelle. Sollicitant malgré nous ces catégories – selon Ricœur « il est difficile »52 de ne pas le
faire –, nous sommes donc de prime abord induits en erreur dans la description de l’identité
personnelle53. Ricœur se donne alors pour double tâche de démontrer l’invalidité de ces concepts
puis de déceler un autre concept d’identité, celui de l’ipséité ou de l’identité-ipse, qui fait droit aux
48 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198. 49 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 50 Ibid. 51 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150. 52 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 297. 53 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 150.
17
traits d’essence de l’identité personnelle. Ainsi, comme nous le verrons, l’apport de Ricœur au
problème de l’identité personnelle relève principalement de sa distinction entre deux notions
d’identité.
2. L’identité personnelle comme mêmeté
Selon Ricœur, la langue nous donne déjà des indications sur le sens et la limite de la mêmeté.
Dans l’expression « il est resté le même », « même » prend le sens du terme latin idem qui revêt
plusieurs significations en latin. C’est ce qu’attestent les premiers exemples mentionnés dans le
Gaffiot : idem vultus, le même visage, exprime l’identité absolue d’une chose avec elle-même ; la
phrase « cum Academico et eodem rhetore congredi », signifiant « lutter contre un Académicien qui est
en même temps rhéteur », ou encore vir innocentissimus idemque doctissimus, traduit par « homme
absolument irréprochable et en même temps très instruit » exprimant plutôt la simultanéité dans
le temps54. Selon ces deux significations, l’idem a pour contraire la diversité et le successif. La
polysémie de la mêmeté est redoublée par le rapprochement que Ricœur fait entre idem et les
termes anglais et allemand « sameness » et « Gleichheit » ,qui signifient « même » en deux autres sens.
Le premier terme, pouvant être traduit par similitude, exprime le fait pour deux choses d’être
semblables ou similaires, alors que le second terme, signifiant équité ou égalité, renvoie à une
identité de quantité entre deux choses. Ainsi, en ce qu’il est rattaché aux termes « idem »,
« sameness » et « Gleichheit », la mêmeté semble recouvrir le même spectre de signification que le
terme « même » en français, à savoir l’identité absolue, la simultanéité, la similitude, et l’égalité55.
Il a pour sens contraires la diversité, le successif, le dissemblant et l’inégal. Toutefois, Ricœur
n’insiste pas sur cette polysémie du terme « idem ». En plaçant « la diversité, la variabilité, la
discontinuité, l’instabilité » côte à côte à titre de synonymes56, Ricœur souligne plutôt le fait
qu’idem exclut le changement et la variabilité. Cette exclusion du changement et de la variabilité
dans cette définition du même nous donne déjà l’indice de la limite du modèle d’identité
correspondant, à savoir la mêmeté, limite qui tient à ce que le changement n’est pas pris en
compte dans la thématisation de l’identité personnelle.
54 « Idem », F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 765. 55 S’appuyant sur le dictionnaire le Robert, Ricœur suggère que le terme « même » prend ces quatre significations différentes : « Le Robert place en tête des significations de l’adjectif “même” l’identité absolue (la même personne, une seule et même chose), la simultanéité (dans le même temps), la similitude (qui fait du même le synonyme de l’analogue, du pareil, du semblable, du similaire, du tel que), l’égalité (une même quantité de). » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13. 56 Ibid., p. 168.
18
Afin de clarifier ce que signifie pour une personne d’être la même au sens de idem, c’est-à-
dire d’être immuable, nous proposons avec Ricœur d’élever cette signification au concept en le
justifiant logiquement ou ontologiquement. À ce niveau, la limite de ce modèle d’identité est
encore plus manifeste.
2.1. La mêmeté comme concept de relation
Ricœur définit la mêmeté comme « un concept de relation et une relation de relations »57.
Ricœur désigne par cette expression la relation ou la comparaison qui est à chaque fois impliquée
dans la constatation de la mêmeté d’une chose ou d’une personne. Cette comparaison met en
relation différents moments d’une chose ou d’une personne afin de vérifier son identité, comme
le suggère clairement Locke : « c’est en effet en comparant une chose avec elle-même dans des
temps différents que nous formons les idées d’identité et de diversité »58. La relation impliquée
dans la mêmeté peut prendre plusieurs modalités donnant lieu à différents sens d’identité, à
savoir l’identité numérique et l’identité qualitative. Selon Ricœur, l’identité-idem implique et met
en relation ces deux types d’identité59 et c’est pourquoi il définit la mêmeté non seulement
comme un « concept de relation » – que sont d’ailleurs aussi l’identité numérique et l’identité
qualitative –, mais plus précisément comme « une relation de relations »60.
On peut d’abord entendre par identité numérique l’identité d’une chose avec elle-même
(A=A) par laquelle elle constitue une seule et même chose61. L’identité numérique désigne donc
l’unicité d’une chose ou d’une personne et s’oppose à la pluralité, c’est-à-dire à la possibilité pour
une chose ou un individu de s’identifier à plusieurs choses62. Ce type d’identité relève de
l’opération d’identification, à savoir l’acte par lequel une chose est reconnue comme la même
par la mise en comparaison de ses différentes occurrences temporelles et spatiales63. Cependant,
pour identifier et re-identifier une chose comme la même dans le temps, il faut la reconnaître à
certains traits. C’est en effet la similarité des traits caractéristiques d’une chose ou d’une personne
dans le temps qui permet de déterminer si ses manifestations dénotent une seule et même chose
57 Ibid., p. 140. 58 Ibid., p. 151. 59 Claude Romano, loc. cit., p. 144. 60 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140. 61 Claude Romano, « Identité et ipséité : l’apport de Paul Ricœur et ses prolongements », Marc-Antoine Vallée (dir.), Du texte au phénomène. Parcours de Paul Ricœur, Milan, Mimesis Edizioni, 2015, p. 149. 62 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 296. 63 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 141.
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ou personne. C’est ici qu’intervient l’identité qualitative selon laquelle une chose est une seule et
même chose – elle s’appuie donc sur le modèle numérique d’identité – eu égard à la ressemblance
extrême entre les occurrences de cette chose dans le temps. À cette composante de la notion
d’identité correspond l’opération de substitution sans perte sémantique (salva veritate) : une
personne est la même si, en vertu de sa ressemblance extrême entre un moment X1 et un moment
X2, on peut se représenter la personne apparaissant sur une photographie prise au moment X1 à
partir d’une photographie saisie au moment X2. Cette seconde catégorie logique d’identité a donc
pour opposé le différent ou la dissemblance d’une chose ou d’une personne dans le temps, plutôt
que la pluralité et la diversité dans l’identité numérique. Dans la mesure où il est invraisemblable
qu’une personne ou une chose reste absolument similaire dans le temps, l’identité qualitative doit
être corrigée par un certain principe d’identité, celui de la continuité ininterrompue. Ce principe
d’identité suppose qu’une chose reste la même entre le premier et le dernier stade de son
évolution en ce que les phases successives de son développement sont similaires, et ce, malgré
le fait que les phases temporellement distancées de son évolution soient dissemblables. Le
principe de continuité ininterrompue d’identité est donc capable de faire droit aux changements
continus affectant une chose ou une personne dans la détermination de son identité numérique
ou qualitative.
Rassemblant ces différents sens d’identité, on peut définir l’identité-idem ou la mêmeté
comme l’identité dans le temps d’une seule et même chose (identité numérique) reconnue et
vérifiée à la similarité de ses traits caractéristiques dans le temps (identité qualitative et continuité
ininterrompue)64. La définition de l’identité-idem comme « concept de relation et relation de
relations » se trouve ainsi précisée : on remarque qu’il y a mêmeté quand la relation entre les
termes comparés pointe vers du semblable (au sens de parfaitement ressemblant ou de similaire) :
on dit alors des occurrences d’une chose qu’elles sont les mêmes, et donc que la chose est
identique, au sens numérique du terme65. Toutefois, selon Ricœur, cette définition n’est pas la
définition finale de l’identité-idem. En effet, les modèles et principes d’identité qu’elle implique –
l’identité numérique, l’identité qualitative et la continuité ininterrompue – ne sont pas à même
de conjurer la menace que représentent pour l’identité les changements radicaux ou les
transformations majeures d’une personne. Autrement dit, avec cette première définition de
64 Jean-Marc Tétaz, « L’identité narrative comme théorie de la subjectivité pratique. Un essai de reconstruction de la conception de Paul Ricœur », Institut protestant de théologie, vol. 4, n. 89, 2014, p. 473. 65 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, trad. P. Quesne, Grenoble, Million, 2004, p. 194.
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l’identité-idem, on ne peut pas dire d’une personne qui se serait transformée de manière
importante soit au niveau physique, soit au niveau psychique, qu’elle est la même. L’identité
d’une chose ou d’une personne, dans de tels cas, ne serait assurée que si l’on complète la
définition de la mêmeté en posant à la base de la similitude et de la continuité ininterrompue un
principe de permanence dans le temps.
Selon Ricœur, cette permanence dans le temps prend le sens d’une identité substantielle. Dans
le traitement de la question de l’identité personnelle par la philosophie de tradition anglo-
saxonne, la substance revêt généralement le sens formel de la schématisation de la substance,
première catégorie de relation chez Kant. Le schéma de la substance, relevant de l’application de
la catégorie de la substance à l’intuition du temps, correspond à la permanence du réel dans le
temps, c’est-à-dire à la représentation du réel comme un substrat qui demeure et auquel on peut
attribuer des accidents qui changent66. La catégorie de la substance permet donc de penser le
changement comme survenant à quelque chose qui ne change pas (le substrat). La permanence
dans le temps peut également prendre le sens de « l’antique formulation de la substance »67, bien
que contrairement à l’interprétation kantienne de la substance comme concept de relation elle
n’exprime pas le caractère relationnel de la mêmeté. En effet, dans les deux cas, la substance
renvoie à la permanence dans le temps au sens d’un quelque chose qui ne change pas. La thématisation
de l’identité personnelle en termes de mêmeté implique donc la détermination d’un substrat
permanent ou « un noyau non changeant de la personnalité » auquel est reconduite l’identité
personnelle68. Ce substrat a reçu plusieurs déterminations par la tradition philosophique dans la
réflexion sur l’identité personnelle69. On lui a notamment donné une interprétation structurale70.
Selon cette conception, l’identité personnelle correspondrait à une « organisation observable du
dehors »71 constitutive de l’organisme, telle que le code génétique, les empreintes digitales ou le
groupe sanguin72. Tous ces exemples d’« organisation d’un système combinatoire »73 partagent le
fait de persister dans le temps malgré les transformations physiques ou psychiques de la
personne. En effet, bien qu’une personne change d’apparence physique à tel point qu’on ne soit
66 Emmanuel Kant, La critique de la raison pure, dans Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, tome I, trad. F. Alquié, Gallimard, 1980, A 144, B 183. 67 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142. 68 Ibid., p. 13. 69 Ibid., p. 142-143. 70 Ibid., p. 142. 71 Ibid., p. 152. 72 Ibid. 73 Ibid., p. 142.
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plus à même de la reconnaître, on aura toujours la certitude qu’il s’agit de la même personne en
vertu de son code génétique qui ne connaît pas de transformation.
Cette reconduction de l’identité à une substance appelle une redéfinition de la mêmeté : la
mêmeté renvoie à un substrat permanent dans le temps pouvant être reconnu et vérifié à la similarité
de ses traits caractéristiques et confirmant l’identité d’une chose (ou d’une personne) avec elle-
même dans le temps74.
2.2. Les limites de la mêmeté
La reconduction de l’identité personnelle à un substrat non changeant, permettant de
conjurer l’identité personnelle de la menace des changements d’une personne dans le temps,
marque en même temps la limite de ce modèle d’identité. Ricœur adresse une double critique au
concept de mêmeté tel qu’il vient d’être défini. D’abord, l’assimilation de l’identité personnelle à
un substrat permanent dans le temps revient à lui conférer le sens fort d’immuabilité, dans la
mesure où ce substrat est non-changeant. Cette interprétation relève des catégories de relation
et de comparaison que sollicite la mêmeté. Les catégories de la relation impliquent donc dans le
cadre d’une réflexion sur l’identité l’existence d’un « invariant relationnel »75 qui agit à titre de
« transcendantal de l’identité numérique »76, c’est-à-dire de condition de possibilité de l’identité
d’une chose avec elle-même dans le temps. En effet, l’identité d’une personne est confirmée
comme la même si et seulement si un aspect de la personne reste invariable ou immuable à
travers la comparaison de ses différentes occurrences dans le temps. Or, selon Ricœur, « tout,
dans l’expérience humaine, contredit cette immutabilité d’un noyau personnel. Il n’est rien dans
l’expérience intérieure qui soit soustraite au changement »77. Il ne faut pas penser que Ricœur nie
pour autant le fait que certains éléments attribuables à une personne ne connaissent pas le
changement. Pour lui, « notre identité structurale, multiplement codée, constitue une réalité
indiscutable »78. Le problème tient plutôt au fait que, sous la mêmeté, l’identité personnelle est
entièrement réduite à ses structures (code génétique, groupe sanguin, etc.) qui ne prennent pas en
compte les autres aspects de la personne qui participent de son identité et qui changent dans le
temps (opinions, traits physiques, activités, etc.). Excluant les changements d’une personne dans
74 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473. 75 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 76 Ibid., p. 142 [Nous soulignons]. 77 Paul Ricœur, « Identité narrative », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, loc. cit., p. 357. 78 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, ibid., p. 378.
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le temps, la mêmeté ne permet pas de penser l’identité personnelle comme une forme de
permanence dans le changement et laisse irrésolu le défi de l’identité personnelle.
Ricœur reproche également aux représentants de la mêmeté de mécomprendre ontologiquement
la personne et de l’exclure, pour cette raison, dans la conceptualisation de l’identité – nous en
sommes à la deuxième limite du concept de mêmeté. Intervient ici la distinction entre les étants
sous-la-main (Vorhanden) et le Dasein, distinction reprise par Ricœur à Heidegger. Dans Être et
temps, les étants sous-la-main renvoient aux choses (res) auxquelles on attribue des propriétés et
plus généralement une essence (essentia)79. Par contraste, l’être du Dasein ou de la personne, bien
qu’il soit aussi un étant, ne peut pas être pensé en termes d’essence ; il relève plutôt de son
existence. Le Dasein existe au sens d’Existenz – les étants sous-la-main existent plutôt au sens
d’existentia, c’est-à-dire qu’ils subsistent – en tant qu’il est toujours dans un rapport d’ouverture
et de compréhension de son être et de l’être en général. Suivant Heidegger, Ricœur associe ces
deux catégories d’étants aux questions quoi ? et qui ? dont elles sont respectivement les réponses.
La question quoi ? (quid en latin) ou « qu’est-ce que c’est ... ? », de l’ordre de la quiddité, appelle
comme réponse une res, une chose ou plus précisément une chose sous-la-main80. L’interrogation
« qui est-il ? », introduite par le pronom « qui » (quis en latin)81, suscite « un Je, un Tu, un Nous »82
comme réponse, réponse ne pouvant être prononcée que par un Dasein. Synthétiquement, pour
reprendre les mots de Agamben, « L’homme en effet, est et doit être quelque chose, mais ce
quelque chose n’est pas une essence, ni même proprement une chose : il est le simple fait de sa propre
existence comme possibilité ou puissance »83.
En reconduisant l’identité personnelle à un substrat non changeant dans le temps, la
permanence de la personne est reconduite à celle d’un quoi et non d’un qui. Par exemple, en
pensant l’identité personnelle à partir d’un code génétique, on vient la réduire à la permanence
d’une chose à laquelle appartient un ensemble de propriétés : le code génétique consiste en un
enchaînement de quatre « lettres » différentes (A, C, G et U) renvoyant aux quatre types de base
79 Jean Greisch, Ontologie et temporalité, Paris, PUF (coll. Épiméthée), 1994, p. 113. 80 « Comment entrer dans cette nouvelle problématique [celle de l’ipséité]? Je propose de partir d’une analyse de Heidegger dans Sein und Zeit introduite par la question : “qui est le Dasein ?” [...]. La question qui ? nous fait entrer pour la première fois dans la nouvelle problématique [de l’ipséité] [...] [e]n tant que distincte de la question quoi ? (question médiévale de la quiddité) ». Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique, op. cit., p. 343-344. Cf. Paul Ricœur, « L’interprétation de soi : allocution prononcée devant l’Université de Heidelberg en janvier 1990 » loc. cit., p. 143. 81 Philippe Cabestan, « Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative », Le philosophoire, vol. 1, n. 43, Paris, Vrin, 2015, p. 152. 82 Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 151. 83 Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 49.
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nucléique ; il comporte 64 codons (chacun exprimé par un mot de trois « lettres ») génétiques
différents ; il diffère d’un individu à l’autre ; et il reste le même dans le temps. En s’intéressant à
la permanence d’une res ou d’un étant sous-la-main et non de la personne, la mêmeté ne prend
donc pas en compte la personne dans sa conceptualisation de l’identité personnelle. De là il ne
faut pas inférer qu’aucune chose ou qu’aucun étant ne participe à l’identité personnelle : les traits
de caractère ou les traits physiques, appartenant à la catégorie d’être des étants sous-la-main,
nous donnent des indices sur qui elle est. Cela implique plutôt que la reconduction complète de
l’identité personnelle à un substrat non changeant, excluant l’existence de la personne, ne peut
pas prendre en considération l’entièreté du phénomène de l’identité personnelle. C’est ce
qu’indique la nature de la question à laquelle la mêmeté répond : elle répond à l’interrogation
« Que suis-je ? », appelant une res, et non « Qui suis-je ? », constituant pourtant la question de
l’identité personnelle. Cette inadéquation se vérifie par l’expérience : une personne peut se sentir
incapable de répondre à la question « Qui suis-je ? », alors même que la similitude de ses traits
physiques à travers le temps semble confirmer le fait qu’elle est la même personne ; la
transformation majeure des traits de personnalité d’un autre individu, convaincu d’être toujours
elle-même, peut pourtant donner l’impression à ses anciennes fréquentations qu’elle est une
autre. Ainsi, la mêmeté ne fait pas droit au sujet du défi de l’identité personnelle, à savoir la
personne qui reste identique malgré le changement.
Pourquoi sous la mêmeté la permanence dans le temps est-elle reconduite à celle d’un quoi
et non d’un qui ? Parce que les représentants de la mêmeté mécomprennent la distinction
ontologique entre les choses et la personne et sollicitent alors, pour thématiser l’identité
personnelle, des catégories de relation qui « conviennent [pourtant] au mode d’être des entités
que Heidegger caractérise comme Vorhanden »84. En effet, dans la relation impliquée dans la
vérification de l’identité d’une chose ou d’une personne, ce sont les caractéristiques – les « quoi »
– d’une chose qui sont évaluées afin de déterminer si elle est la même ou non. Autrement dit, la
comparaison appelle une certaine épreuve de vérité, la vérification, qui appréhende les choses et
les personnes comme des étants sous-la-main dans la détermination de leur identité. La
vérification appréhende plus précisément les étants comme des étants ayant des propriétés parmi
lesquelles on peut compter le fait d’être physiques et donc observables. La définition catégorielle
de l’identité et son épreuve de vérité correspondante ne sont valables « qu’à l’intérieur d’une
84 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298.
24
axiomatique de la nature physique »85. Cela explique pourquoi, sous la mêmeté, l’identité
personnelle est reconduite à un substrat ou à un étant sous-la-main non-changeant et visible, et
non à un qui dont l’épreuve de vérité correspondante est celle de l’attestation – nous y
reviendrons.
Ainsi, la double limite de la mêmeté, à savoir le fait qu’elle ne prend ni en compte les
changements d’un individu ni la spécificité ontologique de la personne dans la détermination de
son identité, relève du fait qu’elle consiste en « un concept de relation et une relation de
relations »86. Elle peut donc être ramenée à trois décisions théoriques faites par la tradition
philosophique : élisant premièrement les catégories de la relation pour penser l’identité personnelle,
elle confère, deuxièmement, au principe de permanence dans le temps le sens d’un invariant
relationnel qu’elle identifie, troisièmement, à un substrat non changeant dans le temps. Le concept
de la mêmeté inadéquat en vertu de ce triple postulat doit être dépassé.
3. L’identité personnelle comme ipséité
Sur un ton « moins polémique et plus constructif »87, le diagnostic du concept de mêmeté
trace également la voie à une conception plus adéquate de l’identité personnelle. Elle permet
d’identifier les présupposés théoriques ou méthodologiques à écarter dans une reconception de
l’identité personnelle. Pour rendre compte de la permanence d’une personne dans le
changement, il faut rejeter les catégories de la relation et l’épreuve de vérification qu’elles
sollicitent, qui confondent la permanence et l’immuabilité ainsi que la personne et la chose. Il
devient alors possible de faire droit à l’identité personnelle comme une forme de permanence dans
le temps qui convient à une personne restant la même dans le changement ou, plus synthétiquement,
comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : “qui suis-
je ?” »88.
Avant de chercher à délimiter un nouveau champ conceptuel adéquat à la permanence d’une
personne dans le changement, il faut d’abord se demander si l’identité personnelle peut
s’entendre en un autre sens que la mêmeté. Selon Ricœur, l’identité personnelle s’entend en deux
sens. Parlant de soi, ou bien l’on dit qu’on est le même ou bien l’on exprime le fait d’être soi-
même. Ces deux formulations, bien qu’elles expriment toutes deux l’identité personnelle, ne sont
85 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 36. 86 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140. 87 Ibid., p. 138. 88 Ibid., p. 143.
25
pas interchangeables. La première renvoie à la mêmeté d’une personne dans le temps, alors que
la seconde exprime son ipséité. La richesse de la réflexion de Ricœur par rapport au défi de
l’identité personnelle est d’avoir repéré « l’équivocité de l’identité »89 et d’avoir décelé ce second
sens d’identité qui promet de rendre compte de la permanence d’une personne dans le
changement. Afin de relever l’apport de Ricœur à la question qui nous intéresse, nous proposons
donc de restituer le sens de l’ipséité, dans sa distinction d’avec la mêmeté. Nous nous
intéresserons d’abord à sa signification linguistique à travers l’étude du terme latin « ipse », puis à
son sens philosophique en examinant quelques concepts heideggériens.
3.1. La signification linguistique de l’ipséité
Les premiers exemples mentionnés dans le Gaffiot sous la rubrique « ipse » nous donnent
un indice de la signification de cette expression latine. Dans Ipse Caesar – César lui-même – ou
dans ille ipse factus sum – je suis devenu lui en personne ou je suis entré dans la peau du personnage
–, le terme « ipse » vient exprimer le fait qu’il s’agit de la personne elle-même et non d’une autre90.
Ipse prend un sens similaire dans les expressions de l’identité personnelle que sont « soi-même »,
« lui-même », « elle-même », etc.91 Agissant à titre de formule d’insistance en redoublant la
référence au soi (qu’il soit exprimé par les pronoms « soi », « lui » ou « elle »), « même » ou « ipse »
exprime le fait qu’il s’agit bien du soi lui-même et non d’un autre soi. Il devient plus clair que le
terme « même » des expressions « il reste le même » et « il reste soi-même » prend donc un sens
différent : dans le premier cas, « même » exprime l’immuabilité du soi dont il est question et dans
le deuxième cas, il exprime l’identité du soi avec lui-même. Selon sa référence latine, l’ipséité
exprimant l’identité du soi avec lui-même ne s’opposerait pas à la diversité et au changement,
mais à l’autre et à l’étranger, c’est-à-dire ce qui n’est pas soi ou ce qui est exclu du rapport à soi92.
C’est d’ailleurs ce que vérifient les expressions « selfhood » et « Selbstheit » que Ricœur associe
également à ce deuxième sens de l’identité : ces deux termes signifient respectivement singularité
et ipséité et ont pour antonymes soit le commun, c’est-à-dire ce qui dilue l’individualité, soit
l’altérité, c’est-à-dire ce qui est autre que soi. On ne trouve donc pas parmi les catégories
opposées à l’identité au sens de ipse, de selfhood ou de Selbstheit, le changement ou la variabilité93.
89 Ibid., p. 13. 90 « Ipse », F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, loc. cit., p. 855. 91 Claude Romano, loc. cit., p. 135. 92 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 93 Paul Ricœur, « Identité narrative », Anthropologie philosophique, loc. cit, p. 356.
26
Déjà à partir d’indications purement linguistiques, cette deuxième signification d’identité paraît
pouvoir décrire la constitution temporelle du soi dans sa double dimension de permanence et de
changement. Il nous incombe à présent de rendre compte de ce second concept d’identité en lui
donnant un fondement philosophique, et ce, à partir de la pensée de Heidegger dont nous avons
déjà entrevu la pertinence en abordant les limites du concept de mêmeté. En effet, celle-ci semble
nous permettre de fonder le sens de l’ipséité dans un champ conceptuel adéquat dans la mesure
où chez Heidegger « la Selbstheit appartient à la sphère de problèmes relevant de la sorte d’entité
qu’il appelle Dasein »94, contrairement à la mêmeté.
3.2. Le sens conceptuel de l’ipséité
Chez Heidegger, le concept d’ipséité (Selbstheit) appartient à la question qui et à la catégorie
d’étant qu’est le Dasein. Dans la mesure où l’être du Dasein repose dans son existence et non dans
une essence, le Dasein n’a pas de propriétés, qui exprimeraient un quid, mais bien plutôt des
modes d’être. Alors que les propriétés concernent la nature d’une chose, c’est-à-dire ce qui fait
qu’un être est ce qu’il est, les modes d’être d’une personne concernent son existence, c’est-à-dire
le fait d’être. Les modes d’être ou les existentiaux du Dasein, parmi lesquels on peut compter le
souci, l’être-avec, l’être-au-monde, l’être-pour-la-mort, etc., correspondent aux différentes
manières par lesquelles toute personne peut exister ou plus généralement vivre.
Selon Heidegger, le mode d’être initial du Dasein, au sens de premier mais aussi de
fondamental, est celui de la mienneté. Sur le plan existentiel ou sur le plan de l’existence concrète,
la mienneté est à l’origine du caractère irremplaçable de la position de tout un chacun : personne
ne peut prendre la place de quelqu’un d’autre ; personne ne peut devenir l’autre. Au niveau
existential, c’est-à-dire au niveau des déterminations ontologiques du Dasein, la mienneté signifie
que le Dasein existe toujours en saisissant les possibilités d’être qui sont les siennes et dans
lesquelles son être émerge comme sien (ou mien). En effet, c’est ce rapport à soi que seul le
Dasein peut accomplir95 qui le constitue ou le singularise. Cela signifie que c’est grâce à lui qu’il
peut dire « je » 96. L’ipséité, se fondant sur la mienneté, consiste également en un mode d’être du
Dasein qui s’oppose à sa déchéance dans le On. Le On renvoie aux autres en général, c’est-à-dire
94 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 95 Martin Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau (hors commerce), Authentica, 1985, paragraphe 9, p. 52 [42]. 96 « Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. A cet étant-ci, son être est “indifférent”, ou, plus précisément, il “est” de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. » Ibid.
27
ni celui-ci ni ceux-là, mais plutôt la masse anonyme d’« autruis » dans laquelle on est toujours
déjà97. Alors que dans la déchéance, le Dasein se perd dans le On qui choisit en quelque sorte à
sa place98– il se comprend et agit en fonction de ce qui est public, de ce qui est partagé, comme
les idéologies, les préjugés, les tendances etc. – dans le mode d’être de l’ipséité, il se choisit et se
rapporte à ses possibilités comme les siennes99. Dans Être et temps, Heidegger associe le mode
d’être de l’ipséité au souci qui constitue le sens unitaire du Dasein comme être-au-monde. Le
souci consiste en une détermination existentiale du Dasein regroupant le fait qu’il existe (être
projet), qu’il appartient à une facticité (être jeté) et qu’il entretient un rapport de préoccupation
avec les étants mondains (être auprès). Dans la seconde partie d’Être et temps, Heidegger relie
l’ipséité à l’existential de la résolution devançante qui constitue l’interprétation temporelle du
souci. La résolution devançante – sur laquelle nous reviendrons à l’occasion de l’étude de la
promesse – renvoie à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui,
dans la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue. Peu importe la détermination
concrète donnée à l’ipséité, ce qui la définit essentiellement c’est la distinction heideggérienne
entre les modes d’être authentiques du Dasein, c’est-à-dire ceux qui sont conformes ou propres
à son être, et les modes d’être inauthentiques du Dasein, à savoir ceux qui sont impropres à l’être
du Dasein100. L’ipséité renvoie au mode d’être dans lequel le Dasein choisit ses possibilités
authentiques. Ainsi, être dans l’ipséité ou être soi-même chez Heidegger, c’est être authentique.
Il en va autrement chez Ricœur qui ne reprend ni la distinction entre l’existentiel et
l’existential, ni celle entre l’authentique et l’inauthentique. Que reste-t-il de l’ipséité
heideggérienne si l’on rejette ces deux distinctions ? Pas grand-chose, sinon le mode d’être
originaire de la mienneté (Jemeinigkeit) sur lequel l’ipséité se fonde. Et d’ailleurs, bien que Ricœur
reprenne à Heidegger le terme d’ipséité comme le fait d’être soi-même, il semble plutôt
thématiser ce qu’il appelle l’ipséité à partir de la mienneté101. En effet, tout en écartant les notions
ontologiques qui s’attachent à l’existential de la mienneté102, c’est à partir de ce concept que
97 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 52 [126]. 98 Ibid. 99 Ibid. 100 Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, 2012, p. 55. 101 Le passage suivant témoigne de l’association entre ipséité ou soi (que Ricœur utilise comme synonymes) et mienneté : « La coupure entre ipse et idem exprime finalement celle plus fondamentale entre Dasein et Vorhanden/Zuhanden. Seul le Dasein est mien, et plus généralement soi. Les choses, toutes données et manipulables, peuvent être dites mêmes au sens [de] [sic] l’identité-idem. » Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 102 Il serait injuste de dire que Ricœur tourne complètement le dos aux préoccupations ontologiques de Heidegger : l’herméneutique de l’ipséité fait écho aux grands thèmes de l’analytique existentiale de Heidegger (Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie longue et la voie courte », loc. cit., p. 427). Par exemple, pour souligner les
28
Ricœur définit l’ipséité : « Toute la question du propre (ownness) qui régit notre emploi des
adjectifs personnels renvoie à la question de l’ipséité »103. Cette appartenance à soi-même
n’exprime ni un rapport de possession de soi-même, ni un certain égoïsme104. En disant que le
soi est sien, on ne dit pas qu’il se possède au sens où certaines choses sont notre propriété. Se
posséder soi-même ne prend pas non plus le sens du « self-interest », c’est-à-dire du fait de tout
rapporter à soi-même ou encore du fait de se soucier de soi. L’appartenance à soi-même dénote
plutôt un rapport d’identification à soi-même105. C’est d’ailleurs ce que soutient Ricœur dans son
article « Individu et identité personnelle » en suggérant que l’individu devient une ipséité en vertu
de l’acte d’identification106 par lequel « je dis que » devient le « se dire du je »107. Comme le locuteur
devient un soi doté d’ipséité dès lors qu’il est capable de se reconnaître comme celui qui parle,
l’individu manifeste son ipséité en se rapportant à soi-même sous le mode de l’identification. Au-
limites de la mêmeté, nous avons recouru, suivant Ricœur, à la distinction entre Dasein et Vorhanden. Malgré tout, il semble que l’ontologie que propose Ricœur prenne ses distances par rapport à celle de Heidegger.
C'est dans la dixième étude de Soi-même comme un autre que Ricœur propose de saisir l’ipséité dans son être, et ce, en faisant droit à sa relation de contraste avec la mêmeté et sa relation d’implication avec l’altérité. Pour ce faire, Ricœur propose de s’inspirer de la tradition tout en la réinterprétant (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 197). Ce qu’exploite d’abord Ricœur c’est la polysémie de l’être chez Aristote, telle qu’elle est interprétée par Heidegger. Pour marquer la différence ontologique entre mêmeté et ipséité, il associe la première à l’être au sens des catégories, tels que la substance, et la seconde aux significations métacatégoriales du concept ontologique aristotélicien – être comme « être-vrai », « être-possible », etc. Mêmeté et ipséité apparaissent donc comme deux modes d’être (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 358). Toutefois, prenant ses distances d’avec Heidegger, Ricœur ne va pas comprendre l’ipséité à partir du phénomène du souci. S’il en est ainsi, c’est que l’ipséité a pour pendant phénoménologique l’agir – et l’altérité, le souffrir –, et non le souci. De plus, Ricœur résiste à la tentative de fonder la polysémie de l’agir – je parle, j’agis, je me raconte, je me tiens responsable devant autrui – dans la structure du souci, qui remplit déjà une fonction d’unification chez Heidegger. Il choisit plutôt de la fonder dans un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). Contrairement à la facticité chez Heidegger, qui constitue un « fond d’être » que le Dasein a toujours la passivité de reprendre, chez Ricœur, le fond d’être puissant et effectif renvoie à une liaison indissoluble d’une adhérence à l’être, dans le pâtir, et d’une ouverture au monde dans l’agir (László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 199). Avec cette hypothèse du fond d’être, Ricœur fonde du même coup la coappartenance de l’agir et du pâtir, et par là de l’ipséité et de l’altérité, en étant leurs contreparties phénoménologiques. 103 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 299. 104 Ibid., p. 167. 105 Ibid., p. 198. 106 Dans cet article, Ricœur définit l’acte d’identification dans sa différence avec l’acte d’individualisation. Ce dernier consiste à isoler un quelque chose tenu pour un échantillon indivisible d’une espèce (Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », loc. cit., p. 343.). Cet acte est accompli par les opérations d’individualisation que sont les descriptions définies – par exemple, « L’auteur de Soi-même comme un autre » –, les indicateurs – pronoms personnels, démonstratifs, adverbes de lieu, etc. – et les noms propres, qui ont tous pour fonction de désigner un individu comme un quelque chose singulier à un moment et un lieu précis. Bien que l’acte d’identification semble remplir de prime abord la même fonction, c’est-à-dire isoler et individualiser un quelque chose, il accomplit aussi pour Ricœur une identification du soi à l’objet désigné. S’il en est ainsi, c’est parce que dans « Individu et identité personnelle » et dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite le concept d’identification dans sa dimension pronominale, c’est-à-dire comme un acte par lequel un soi s’identifie à quelque chose. Dans le cas de l’ipséité, ce à quoi s’identifie le soi, c’est lui-même. Donc c’est au sens d’une identification à soi-même que l’acte d’identification participe de l’ipséité. 107 Ibid., p. 343.
29
delà d’un soi formel, à quoi se rapporte-t-il dans cette identification ? Selon Ricœur, le rapport
d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité est le plus souvent médiatisé par une
détermination à laquelle on s’identifie, de telle sorte que l’individu se rapporte à lui-même comme
ceci ou comme cela. S’identifiant à des valeurs, à un corps, à des pensées, à des jugements ou à
l’histoire d’une vie, l’individu retournerait sur lui-même comme celui qui soutient telle valeur,
qui défend tel jugement, qui possède tel corps, etc. Inversement, les valeurs, le corps, les pensées,
les jugements ou l’histoire d’une vie d’une personne participent de son ipséité dans la mesure où
elle s’y rapporte comme les siens108.
De manière similaire à la mienneté qui exprime le rapport du Dasein à ses possibilités comme
les siennes, l’ipséité apparaît chez Ricœur comme le type d’identité relevant du rapport
d’identification à soi-même, duquel l’individu ressort comme « soi-même » ou « je ». Comme la
mienneté chez Heidegger, l’ipséité singularise le soi109. Être soi-même ou être sien s’oppose au
fait d’être un autre ou de ne pas s’appartenir : « le contraire [de l’ipséité] serait ici “autre”,
“étranger” »110. L’ipséité exprime donc le rapport de l’individu à lui-même sous le mode de
l’identification duquel il ressort comme soi-même – ou sien – et non en tant qu’un autre. Nous
retrouvons ainsi la signification linguistique de l’ipséité.
Si l’ipséité chez Ricœur a le même sens que la mienneté chez Heidegger, on peut se
demander pourquoi il ne reprend pas ce terme. Contre la philosophie réflexive111, mais aussi
contre Heidegger, Ricœur soutient que la manifestation de l’ipséité n’est pas réservée au point
de vue singulier ou au pronom singulier « je ». Selon Ricœur, l’ipséité peut être énoncée « à toutes
les personnes grammaticales : à la première personne dans la confession, l’acception de
responsabilité (me voici), – à la deuxième personne dans l’avertissement, le conseil, le
commandement (tu ne tueras pas), – à la troisième personne dans le récit [...] (il dit, elle pensa,
etc.).112 » Ce que mettent en jeu tous ces énoncés, c’est l’ascription ou l’assignation d’une action,
108 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 155. 109 Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. Robert Tirvaudey, « L’ipséité et l’altérité en question : Heidegger, Sartre, Kierkegaard », Revue philosophique de la France et de l’étranger, n. 3, vol. 137, Paris, PUF, 2012, p. 344. 110 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 111 « Ce sera plutôt un problème pour nous de comprendre comment le soi peut être à la fois une personne dont on parle et un sujet qui se désigne à la première personne, tout en s'adressant à une seconde personne. Ce sera un problème, car il ne faudra pas qu'une théorie de la réflexivité nous fasse perdre le bénéfice certain de la possibilité de viser la personne comme une troisième personne, et non pas seulement comme un je et un tu. La difficulté sera plutôt de comprendre comment une troisième personne peut être désignée dans le discours comme quelqu'un qui se désigne soi-même comme première personne [...] [, de comprendre] cette possibilité de reporter l'autodésignation en première personne sur la troisième ». Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 48. 112 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298.
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d’une caractéristique, d’une opinion à une personne. L’ascription, venant attester la possession
d’une action par celui qui l’a fait sienne, atteste aussi la mienneté d’une personne, et ce, à toutes
les personnes grammaticales113. Il en va de même avec tous les pronoms et adjectifs possessifs,
tels que mon, le mien ; ton, le tien ; son, sa, le sien, la sienne, etc. Pour faire droit à la valeur
« omnipersonnel[le] »114 de l’ipséité, Ricœur privilégie donc les expressions « soi » ou « soi-
même », qui expriment « le réfléchi de tous ces pronoms »115, aux expressions « moi » ou
« mienneté ». L’ipséité exprime donc un rapport à soi-même sous le mode de l’identité, pouvant
être exprimée à toutes les personnes grammaticales, et en vertu duquel on est soi-même, et non
un autre.
3.3. La validité du concept d’ipséité
Maintenant que l’ipséité a été élevée au rang de concept, il est plus aisé de souligner sa
distinction par rapport à la mêmeté et son apport potentiel à la problématique de l’identité
personnelle. L’ipséité ne semble être affectée d’aucune des deux limites attribuées à la mêmeté
en ce qu’elle ne constitue ni n’implique une catégorie de la relation. Bien que l’ipséité implique
également une relation, ce rapport n’est pas de même nature que la relation de comparaison
propre à la mêmeté. Ici, il n’est pas question d’un rapport ou d’une relation entre les différentes
occurrences, ou les traits caractéristiques, d’une personne dans le temps. Le rapport constitutif
de l’ipséité est plutôt un rapport ou une « coïncidence instantanée »116 de l’individu avec lui-
même. Ce rapport ou cette réflexion n’appelle donc pas l’épreuve de la vérification qui vient
appréhender la personne comme un étant sous-la-main dont la similitude des propriétés est
vérifiée à travers le temps. L’épreuve de vérité correspondant à l’ipséité est plutôt celle de
l’attestation. L’attestation, dont il sera question à l’occasion de l’étude de la promesse,
n’appréhende pas la personne comme un étant sous-la-main mais comme un Dasein. De plus, le
rapport d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité n’implique pas un invariant relationnel.
En effet, le rapport à soi-même ne se détermine pas selon ce qui reste inchangé d’une occurrence
à l’autre de la personne, mais plutôt d’après l’adéquation de la personne avec elle-même : est-ce
que l’individu se reconnaît en lui-même, est-il sien ou étranger à lui-même ? C’est ce qu’indiquent
113 Ibid., p. 297. Charles E. Reagan, « Personal Identity », dans Elvis Imafidon (dir.), The Ethics of Subjectivity, New York, State University of New York Press, 2002, p. 12. 114 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 12. 115 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 345. 116 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 151.
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les catégories opposées à l’ipséité : le rapport d’identification à soi-même faisant émerger le soi
dans sa singularité s’oppose à l’autre, à l’étranger ou à l’altérité, et non aux changements comme
l’immuabilité. Ainsi, le concept d’ipséité semble pouvoir faire droit à la permanence d’une
personne dans le changement que désigne l’identité personnelle.
Le concept de l’ipséité, tel qu’il est décrit, ne peut constituer la réponse finale de Ricœur au
défi et au problème de l’identité personnelle. Une partie de la démonstration de l’adéquation de
ce concept avec le phénomène de l’identité personnelle est encore incomplète. Bien que le
concept d’ipséité fournisse les fondements philosophiques à la thématisation de l’identité comme
celle d’une personne, d’un Dasein, il n’en est pas de même pour les autres traits d’essence de
l’identité personnelle, à savoir l’articulation entre la permanence et le changement qui devrait
accompagner ce modèle d’identité. En effet, à ce niveau, la validité de l’ipséité comme modèle
d’identité personnelle n’a été montrée qu’a contrario : le concept d’ipséité n’implique pas la
permanence d’un substrat non changeant dans le temps. Puisque la permanence dans le temps
n’est pas incluse dans la définition de l’ipséité, contrairement à la mêmeté, nous ne savons pas
encore de quelle manière l’ipséité participe de l’identité personnelle. Autrement dit, on ne peut
pas encore dire comment ce concept permet de rendre compte du fait qu’on reste soi-même.
La démonstration de la validité de ce concept pour décrire la permanence est
paradoxalement accomplie en même temps que lui est ôté son privilège de solution unique au
problème de l’identité personnelle. En effet, Ricœur identifie la forme de permanence dans le
temps associée à l’ipséité à l’occasion de sa mise en relation dialectique avec le concept de mêmeté.
Cela signifie que la solution au problème de l’identité personnelle n’est pas à trouver dans un
horizon totalement autre de celui du concept mêmeté, mais plutôt dans l’intrication entre ipséité
et mêmeté117. Cette dialectique, qu’il s’agira à présent de déployer, nous permettra d’identifier la
– ou les ! – réponse valide à la question « Qui suis-je ? » en plus de jeter un éclairage nouveau sur
le concept de mêmeté qui n’apparaîtra plus uniquement comme un concept désuet.
4. La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité
L’idée selon laquelle la dialectique entre mêmeté et ipséité permet de rendre compte de la
permanence d’une personne dans le changement semble entrer en conflit avec une autre thèse
défendue par Ricœur, selon laquelle la mêmeté représente non seulement une catégorie d’identité
117 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473.
32
personnelle distincte de l’ipséité, mais qu’elle occulte l’ipséité dans la conceptualisation de l’identité
personnelle. Comment le concept de mêmeté peut-il entrer en relation avec celui d’ipséité si la
première notion écarte, et même occulte, la seconde de sa définition ? La dialectique entre ces
deux modèles d’identité ne peut s’opérer qu’au prix d’une transformation ou d’une correction du
concept de mêmeté, sans quoi la mêmeté et l’ipséité s’excluraient l’une l’autre.
4.1. La correction du concept de mêmeté
Il va sans dire que la mêmeté doit être corrigée précisément là où elle occulte l’ipséité, c’est-
à-dire dans son appréhension de la personne comme un étant sous-la-main. Non seulement,
avec la mêmeté, la personne n’est pas appréhendée pour elle-même, c’est-à-dire comme Dasein,
mais on peut complètement faire fi de son rapport constitutif à elle-même. C'est ce qui advient
quand les occurrences d’une personne dans le temps mises en comparaison peuvent faire l’objet
d’une description impersonnelle, c’est-à-dire une description ne prenant pas en compte la personne
à qui ces occurrences appartiennent. Dans ce cas, les occurrences psychiques ou physiques d’une
personne sont considérées comme de simples événements, c’est-à-dire des manifestations ou des
éléments pris indépendamment de la personne à qui ils appartiennent. C’est ce que défend Derek
Parfit, dont les développements sur l’identité personnelle fournissent pour Ricœur l’exemple
paradigmatique de l’identité-idem : « Mais mentionner la personne en ce sens [dans l’expression
“identité personnelle”] n’implique pas qu’elle possède ces états mentaux, ni qu’elle existe »118.
Toutefois, par l’occultation de l’identification, en vertu de laquelle on dit du corps et de la psyché
qu’ils sont ceux d’une personne (ascription) ou qu’ils sont les miens (reconnaissance), l’ipséité se
trouve également occultée. Ainsi, non seulement la mêmeté ne rend pas compte de la possibilité
pour le soi de se rapporter à lui-même sous le mode de l’identification, en ce qu’elle réduit les
personnes à des étants sous-la-main, mais elle occulte aussi les modalités effectives de l’ipséité,
à savoir l’ascription d’un corps, de pensées, etc. à une personne ou la reconnaissance de ceux-ci
comme les nôtres, n’étant pas nécessaires à la vérification de l’identité d’une personne. Cette
identification à soi-même, qu’elle prenne la modalité de l’ascription ou de la reconnaissance, ne
doit donc plus être occultée par la mêmeté si elle doit être mise en relation dialectique avec
l’ipséité.
118 « But mentioning this person this way does not involve either asserting that these mental states are hab by this person, or assertion that this person exists. » Derek Parfit, Reasons and Person, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 210.
33
Pour faire droit à l’ipséité, c’est-à-dire à l’identification à soi-même, il faut, au niveau
méthodologique, éviter toute description impersonnelle mais aussi, au niveau descriptif,
s’intéresser à des phénomènes personnels, c’est-à-dire desquels on peut affirmer qu’ils sont les nôtres.
Selon Ricœur, certains phénomènes corporels, tels que le cerveau, mais aussi le groupe sanguin,
les empreintes digitales et le code génétique, sont dénués de « tout statut phénoménologique et
donc du trait d’appartenance mienne »119. En effet, même si l’ADN est celui de quelqu’un, il ne
l’est pas au même titre que certaines parties du corps (bras, jambes, etc.) et que les états
psychiques (émotions, croyances, etc.) : alors que ces derniers peuvent faire l’objet d’une
expérience, l’ADN ne se sent pas. Ainsi, de la même manière qu’« il y a un cerveau dans mon crâne,
mais je ne le sens pas », mon groupe sanguin, mes empreintes digitales ou mon code génétique
sont respectivement dans mon sang, sur les doigts et dans mes cellules, sans être toutefois les
miens. Autrement dit, il est impossible de se reconnaître dans ces phénomènes impersonnels à
la différence d’autres phénomènes de l’ordre de l’idem comme les traits physiques ou les traits de
caractère, auxquels on peut s’identifier. Cela explique pourquoi le code génétique est une réponse
imparfaite et maladroite à la question « Qui suis-je ? ». C’est une réponse en termes de choséité
(quoi) et cette choséité ne peut pas être attribuée à une personne (qui). N’ayant pas « d’adhérence
du quoi ? au qui ? »120, la réponse à la question « Que suis-je ? » ne peut être ramenée à
l’interrogation « Qui suis-je ? » dans ce cas particulier.
Cette remarque précise donc la nature de l’articulation entre la mêmeté et l’ipséité. La
mêmeté doit délaisser des descriptions et des phénomènes impersonnels dans la thématisation
de l’identité personnelle. La dialectique ne promet donc pas seulement d’associer l’ipséité à une
forme de permanence dans le temps, mais elle permet également de réactualiser le concept de
mêmeté.
4.2. Trois articulations de la mêmeté et de l’ipséité : caractère, promesse et identité narrative
La dialectique entre la mêmeté et l’ipséité est en réalité un spectre sur lequel Ricœur situe
trois articulations possibles. À ces trois articulations correspondent trois phénomènes d’identité
personnelle qui sont autant de formes « de permanence qui convien[nent] à un soi »121. À l’un
des pôles du spectre, « idem et ipse tendent à coïncider » 122, c’est-à-dire que l’ipséité prend le
119 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 159. 120 Ibid., p. 147. 121 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 122 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.
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déguisement de la mêmeté. Ricœur associe cette première articulation entre mêmeté et ipséité au
caractère. Le caractère par sa quasi-immuabilité et ses traits reconnaissables est le modèle
d’identité le plus proche de la mêmeté et une réponse à la question « Que suis-je ? » : « le
caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue
dans le changement et finalement la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté »123.
Mais dans la mesure où le caractère est celui de quelqu’un, c’est-à-dire un ensemble de
dispositions acquises attribuables à quelqu’un ou dans lesquelles on peut se reconnaître, il fait
intervenir l’ipséité et constitue une réponse à la question « Qui suis-je ? ».
À l’autre bout du spectre de la dialectique entre idem et ipse, « l’ipséité s’affranchit de la
mêmeté » 124. Cette ipséité sans support de mêmeté se phénoménalise selon Ricœur dans la
promesse. La promesse ou l’engagement envers autrui met en jeu « une forme de permanence
dans le temps qui ne soit pas réductible à la détermination d’un substrat »125 et que Ricœur
désigne par l’expression « maintien de soi ». C’est par le maintien de soi que l’ipséité participe de
l’identité personnelle au sens de la permanence d’une personne dans le changement qui soit une
réponse uniquement à la question « Qui suis-je ? ».
Entre les deux pôles du spectre de l’idem et de l’ipse, Ricœur situe l’identité narrative au niveau
de laquelle « la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté [...] atteint son plein
épanouissement »126. Comme le caractère, l’identité narrative, c’est-à-dire la « forme d’identité à
laquelle l’être humain peut accéder au moyen de la fonction narrative »127, fait intervenir l’ipséité
au niveau de l’ascription et de la reconnaissance : l’histoire d’une vie est toujours celle d’une
personne, ou celle que je reconnais comme la mienne. Toutefois, contrairement au caractère et
de manière similaire à la promesse, la permanence dans le temps impliquée dans l’identité
narrative n’est pas de l’ordre d’un substrat, mais découle plutôt de l’unité de la vie mise en récit.
Liée au caractère et à la promesse, l’identité narrative semble non seulement constituer une
réponse à la question « Qui suis-je ? », mais elle promet également de résoudre la tension entre
caractère et promesse qui nous écarte « de l’un et l’autre côté de la scission conceptuelle »128.
123 Ibid., p. 147. 124 Ibid., p. 138. 125 Ibid., p. 143. 126 Ibid., p. 138. « Or, c’est ce "milieu" que vient occuper, à mon avis, la notion d’identité narrative. L’ayant ainsi située dans cet intervalle, nous ne serons pas étonnés de voir l’identité narrative osciller entre deux limites, une limite inférieure, où la permanence dans le temps exprime la confusion de l’idem et de l’ipse, et une limite supérieure, où l’ipse pose la question de son identité sans le secours et l’appui de l’idem. » Ibid., p. 150. 127 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 35. 128 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379.
35
La recherche conceptuelle de Ricœur ne se termine pas ici. Bien que la mise en relation de
la mêmeté et de l’ipséité ait permis d’identifier trois articulations de ces deux concepts et trois
phénomènes d’identité personnelle correspondant, on ne comprend toujours pas en quoi la
dialectique entre la mêmeté et l’ipséité permet à Ricœur de répondre au défi de l’identité
personnelle. Pour finaliser la démonstration de Ricœur, il faut s’intéresser à ces trois phénomènes
d’identité comme trois formes de permanence dans le changement. Il faut donc faire un détour
par l’identité personnelle concrète pour valider son expression conceptuelle. D’ailleurs, dans la
mesure où le défi de l’identité personnelle est posé dans l’expérience, c’est seulement lorsque la
dialectique entre idem et ipse se fait concrète, dans sa triple phénoménalité, que la solution de
Ricœur au problème de l’identité personnelle peut être étudiée. En effet, le défi demande de
rendre compte comment telle ou telle personne, qui a changé dans les derniers temps, est
pourtant toujours la même ou elle-même ? Pour répondre à ce défi, il faut se demander ce qui
de l’identité de cette personne nous permet de dire qu’elle est identique, ou ce qui lui permet de
répondre à la question « Qui suis-je ? », qui appelle toujours une réponse concrète prononcée
par quelqu’un. Cherchant les « déterminations plus riches et plus concrètes de l'ipséité du soi »129,
Ricœur nous invite lui-même à quitter le plan conceptuel et d’entamer une recherche descriptive
de ces trois modèles d’identité personnelle.
129 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 135.
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CHAPITRE 2. CARACTÈRE, PROMESSE ET IDENTITÉ
NARRATIVE : L’EXPRESSION CONCRÈTE DE L’IDENTITÉ
PERSONNELLE
Je suis à jamais au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là130.
Dans la restitution de sa recherche conceptuelle, comme nous l’avons souligné dans le
chapitre précédent, Ricœur propose une double réponse au problème de l’identité personnelle.
Les deux réponses qu’il apporte à la question « comment rendre compte du fait que l’on reste
identique dans le temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? » sont associées aux
« deux usages majeurs du concept d'identité »131 : la mêmeté et l’ipséité. Selon Ricœur, à la
question « Qui suis-je ? », on peut ou bien répondre « je suis le ou la même » ou bien répondre
« je suis moi-même ». À ces deux expressions de l’identité personnelle correspondent deux
formes de permanence dans le changement, l’une intrinsèque et l’autre extrinsèque. La mêmeté
renvoie à un substrat non changeant dans le temps – la permanence dans le temps participe donc
de sa définition – à partir duquel on peut dire que l’on reste le même. Cette première réponse au
défi de l’identité personnelle est une réponse admissible à condition que le substrat immuable,
par exemple le caractère, soit attribué à une personne. À cette première réponse s’en ajoute une
autre : on reste identique dans le temps parce qu’on reste soi-même. Avec l’ipséité, ce qui reste
identique, ce n’est pas un certain substrat, mais c’est le soi lui-même en se maintenant dans le
temps.
Ricœur ne place pas ces deux réponses sur un pied d’égalité. L’identité personnelle, comme
permanence d’une personne dans le changement, implique toujours l’ipséité sans quoi elle n’est
plus une réponse à la question « Qui suis-je ? ». Malgré tout, bien que ce concept d’identité ait sa
propre forme de permanence dans le temps – à savoir le maintien de soi – Ricœur admet le fait
que, le plus souvent, c’est l’identité d’un substrat dans lequel on se reconnaît qui rend compte de
la permanence dans le temps de la personne. Cette nécessaire intrication entre l’ipséité et la
mêmeté rappelle que Ricœur n’offre pas, en guise de réponse au défi de l’identité personnelle,
130 Marguerite Duras, op. cit., p. 126. 131 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.
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une alternative – l’ipséité ou la mêmeté –, mais une triple dialectique conceptuelle : l’ipséité sans
support de la mêmeté, le recouvrement de l’ipséité par la mêmeté ou la conjugaison entre l’ipséité
et la mêmeté. Ces trois articulations correspondent respectivement à trois phénomènes d’identité
personnelle, à savoir la promesse, le caractère et l’identité narrative.
Il importe à présent, par l’étude de ces trois phénomènes, de restituer la réponse concrète
de Ricœur au défi de l’identité personnelle. Nous proposons d’offrir une démonstration de la
thèse de Ricœur, justifiée elliptiquement dans Soi-même comme un autre, selon laquelle caractère,
promesse et identité narrative permettent de concilier, chacun à leur manière, permanence et
changement. La clef de la réponse à cette démonstration se trouve dans la dimension acquise des
habitudes et des identifications-à dans le cas du caractère, dans la dénégation du changement
concomitante au maintien de soi dans la promesse et dans la mise en intrigue comme modèle
d’unification de la vie et de l’identité dite narrative. Ces trois modèles d’identité personnelle
seront également étudiés selon les trois dimensions de la temporalité. Comme phénomène
temporel, l’identité personnelle est autant rétrospective que prospective : dire qu’on est le même
peut exprimer le fait qu’on est toujours celui qu’on était hier, aussi bien que le fait qu’on est
aujourd’hui celui qu’on sera demain. L’identité personnelle s’étend donc du passé au futur en
passant par le présent. Nous verrons que chacun de ces modèles d’identité prend en charge une
dimension temporelle de l’identité personnelle : au passé sera associé le caractère ; la promesse
appartiendra plutôt au futur ; et l’identité narrative, procédant par rétrospection et prospection,
recouvrira les trois dimensions du temps132.
1. Le caractère : entre innovation et sédimentation
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur définit le caractère comme l’« ensemble des marques
distinctives qui permettent de re-identifier un individu humain comme étant le même »133. Avec la
notion de « marques distinctives », Ricœur renvoie aux aspects de la personnalité et du
tempérament d’une personne – par exemple, le fait d’être persévérant, altruiste, introverti, avare,
etc. – tels qu’ils s’annoncent dans la manière d’être de cette personne et dans sa manière d’agir
ou de réagir. Ces traits distinctifs d’une personne – ou ce qu’on appelle plus couramment « traits
de caractère »134 – expriment deux propriétés du caractère : son individualité (le fait qu’il soit
132 Sur l’identité personnelle comme double complexe, cf. Jakub Capek, « Narrative identity and phenomenology », Continental Philosophy Review [En ligne], vol. 50, 2017. URL : https://doi.org/10.1007/s11007-016-9381-5, p. 370. 133 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 144 [Nous soulignons]. 134 Ibid., p. 146.
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propre à une personne) et sa visibilité (le fait qu’il se manifeste). Regroupant des caractéristiques
singulières d’une personne, propres à son tempérament, le caractère vient d’une part la définir
en propre, c’est-à-dire dans sa différence aux autres. C'est pourquoi les traits de caractère sont
distinctifs, au sens où ils permettent de distinguer une personne d’une autre, et qu’ils participent
de son identité au sens synchronique du terme135. D’autre part, ce qui fait aussi la particularité du
caractère, c'est qu’il consiste en « une totalité qui ne se donne que dans les indices d’une
expression »136. En effet, le caractère se manifeste toujours, que ce soit à travers la démarche, les
gestes, les inflexions de la voix, l’écriture d’une personne et plus largement son rapport au monde
et aux autres. La visibilité des aspects du caractère permet une mise en comparaison qui confirme
sa thématisation en termes de mêmeté : il est possible de vérifier la permanence d’une personne
en comparant ses traits de caractère dans le temps. Il reste à déterminer quelle est la nature du
résultat de la mise en relation de cet ensemble de signes « à quoi on reconnaît une personne »137
ou, autrement dit, quel est le type de la permanence dans le temps propre au caractère et de
quelle manière il s’articule avec le changement constitutif de l’individu.
1.1. L’immuabilité du caractère
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur insiste sur le fait que le caractère n’est pas une forme
immuable d’identité personnelle, thèse qu’il avait lui-même défendue précédemment dans Le
Volontaire et l’Involontaire (1949) et dans Finitude et culpabilité (1960). Dans Le Volontaire et
l’Involontaire, Ricœur conçoit le caractère, à côté de l’inconscient et de la vie, comme une figure
de l’involontaire absolu, c’est-à-dire une couche de l’existence qui, à défaut de pouvoir être
modifiée, peut faire au mieux l’objet du consentement138. S’il consiste en une figure de
l’involontaire absolu, c’est parce que le caractère est immuable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être
modifié : « Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m’aliéner »139. Dans
le second tome de la Philosophie de la volonté, plutôt que d’insister sur la dimension involontaire du
caractère, à savoir son aspect invincible et incoercible, Ricœur fait du caractère une figure de la
finitude pratique dans le cadre d’une réflexion générale sur la faillibilité humaine. La singularité du
tempérament et de la personnalité d’une personne vient limiter, telle une perspective, son
135 Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 228-232. 136 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, tome II, Paris, Seuil, 2009, p. 101. 137 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 138 Ibid., p. 144. 139 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, tome I, Paris, Seuil, 2009, p. 461.
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ouverture au monde et aux autres140. Cette perspective finie, participant de la motivation des
actions d’une personne, ne peut être ni reniée ni esquivée : le caractère a le statut d’un fait, nous
accompagnant depuis notre naissance141. Cette perspective ne peut non plus être modifiée :
contrairement à la perspective de la perception, « il n’y a pas de mouvement par lequel je
changerais l’origine zéro de mon champ total de motivation »142 qu’est mon caractère.
Positivement, cela signifie que le caractère est une nature immuable et héritée143.
Si la conception du caractère en termes d’immuabilité renforce sa dimension finie et
involontaire, elle ne semble pas faire droit au phénomène lui-même. En effet, bien qu’en
comparant le caractère de quelqu’un on se surprend à trouver dès son enfance des traits de
personnalité qui la définissent toujours aujourd’hui, il est invraisemblable de penser qu’au cours
de sa vie son caractère n’ait connu aucune altération. Pour exprimer ce phénomène, Ricœur
propose dans Soi-même comme un autre (1990) de « remettre en question le statut d’immuabilité du
caractère »144. Tout en conservant l’idée que le caractère renvoie de manière générale au
tempérament ou à la personnalité d’une personne s’annonçant dans son rapport au monde et
aux autres, Ricœur le redéfinit comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît
une personne »145. Ce concept de dispositions durables et « acquises » 146 permet à Ricœur
d’insister davantage sur la dimension temporelle, qui est elle-même empruntée à celle des habitudes
et des identifications acquises qui étaient exclues de la définition de caractère dans ses ouvrages
précédents147. Cette révision et cet élargissement de la définition du caractère permettent
d’intégrer le changement à la permanence dans le temps du caractère.
140 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145 [Nous soulignons]. 141 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 105. 142 Ibid., p. 104. 143 Ibid. 144 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 145. 145 Ibid., p. 146 [Nous soulignons]. 146 Ibid., p. 147. 147 Dans les deux tomes de la Philosophie de la volonté, Ricœur semble donner une définition restreinte au caractère. D’abord, dans le premier tome, Le Volontaire et l’Involontaire, Ricœur distingue le caractère des valeurs et des habitudes qu’il associe respectivement aux motifs (participant à la décision) et aux pouvoirs (intervenant au niveau de la motion volontaire). Le caractère consiste quant à lui en une « manière d’être libre », c’est-à-dire une manière de nous rapporter à ces valeurs et à ces pouvoirs dans l’action. C'est ce que Ricœur indique clairement ici : « le caractère, disions-nous, n’est pas une valeur ni un ensemble de valeurs, mais ma perspective irréductible sur les valeurs » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et involontaire, op. cit., p. 428) et « ce même caractère [...] est aussi l’incoercible manière d’être mes pouvoirs et de mon effort même. » (Ibid., p. 429). D’une manière très similaire, dans Finitude et Culpabilité, Ricœur comprend le caractère comme la perspective finie depuis laquelle sont rendues accessibles « toutes les valeurs de tous les hommes à travers toutes les cultures » (Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, op. cit., p. 102). Que le caractère soit défini comme une manière d’être libre ou une ouverture limitée (et sa réciproque une perspective finie), dans les deux cas Ricœur le réduit à un certain point de vue, à un certain rapport sur le monde de
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Dans Soi-même comme un autre, Ricœur sollicite donc trois notions pour décrire le caractère :
les dispositions acquises, les habitudes et les identifications acquises. Les habitudes et les
identifications acquises sont toutes deux des types de dispositions acquises. Les habitudes
renvoient à un ensemble de manières sédimentées de sentir, de percevoir, d’agir et de penser,
alors que les identifications acquises consistent en des identifications intériorisées à certaines
valeurs, normes, idéaux, modèles ou héros148. Nous proposons à présent de définir davantage
ces trois notions et d’indiquer comment elles articulent respectivement permanence et
changement.
1.2. Les habitudes et leur acquisition
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reste très élusif sur la nature des habitudes. Il en est
probablement ainsi parce qu’on a l’impression de savoir, avant toute investigation empirique, ce
qu’est une habitude : quotidiennement, nous identifions certains gestes, certaines actions,
certaines expressions comme des habitudes. Toutefois, cette familiarité de l’habitude ne vient
pas de pair avec une conceptualisation intuitive de ce phénomène : la difficulté définitionnelle de
l’habitude tient au fait que le domaine de l’habitude n’est pas aussi délimité que celui d’autres
phénomènes, tels que celui de la perception, de l’imagination ou des sentiments. Contrairement
à ces trois éléments, l’habitude ne renvoie pas à une fonction particulière, par exemple la vision,
l’image ou les émotions qui déterminent notre visée du monde149. Ce qu’on peut désigner comme
une habitude, par exemple le fait de se lever tôt, de balancer les bras en marchant ou de manger
dans sa chambre, renvoie plutôt à une certaine « manière de sentir, de percevoir, d’agir [et] de
penser »150, qui peut soit être « en train d’être » ou soit être « déjà acquise »151.
l’action, lui retirant du même coup tout contenu. Cette définition du caractère, bien qu’elle soit suffisante dans ces deux ouvrages parce qu’elle met l’emphase sur la dimension finie et involontaire du caractère en tant que perspective non choisie, apparaît limitée dans le cadre d’une interrogation sur l’identité personnelle qui exige de déterminer ce qui constitue la personne en propre. Dans Soi-même comme un autre, ne cherchant plus à décliner le champ de la volition ou à distinguer les différentes formes de disproportion de l’humain, Ricœur parvient à penser ensemble les valeurs, les habitudes et le caractère, conférant ainsi à l’humain une certaine consistance. En effet, dans cet ouvrage, le caractère n’est plus une perspective sur les habitudes comme organe du pouvoir, mais un ensemble d’habitudes, et ne désigne plus un point de vue sur les valeurs, mais un ensemble de valeurs auxquelles on s’identifie. Or, en greffant ces aspects de la personne au caractère, Ricœur y intègre des phénomènes de l’ordre de l’involontaire relatif ou de la finitude qui admettent le changement. 148 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 149 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 352. 150 Ibid., p. 353. 151 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146.
41
L’habitude en train d’être, c’est l’habitude qui est en voie d’acquisition. Selon Ricœur,
l’acquisition d’une habitude est d’abord initiée par la décision d’un individu qui veut acquérir une
nouvelle manière d’agir, de sentir, de percevoir, etc. Elle implique donc le désir d’une
modification, plus ou moins consciente, au niveau de la manière d’être de l’individu, comme le
suggère Félix Ravaisson152. Le moment de la décision n’est toutefois pas suffisant à
l’accomplissement de ce désir. L’acquisition d’une nouvelle habitude ne peut se faire qu’à la
faveur d’un certain apprentissage : elle nécessite une certaine compréhension de la tâche exigée
par la manière d’agir en question – tâche qui peut être d’ordre intellectuel, moral, culturel ou
technique –, mais aussi « un effort sans cesse renouvelé pour entretenir l’élan des exercices et
pour maintenir le niveau de la prétention ou d’ambition du sujet »153. L’habitude en train d’être
est donc la manière de sentir, d’agir, de percevoir, etc., que l’individu tente d’incorporer au moyen
de l’exercice.
Avec le temps et la pratique, l’individu contracte cette manière d’être qui devient alors une
habitude acquise. C'est d’ailleurs en ce sens, c’est-à-dire comme une manière d’être incorporée,
que l’on parle le plus souvent d’habitude : lorsqu’on dit d’une personne qu’elle a la coutume de
se tenir droit, on désigne une tendance corporelle déjà acquise et stable, et non une habitude en
voie d’acquisition. La tradition philosophique, et notamment Ravaisson auquel Ricœur fait
référence, a rapproché cet état final de l’habitude à la nature en la désignant de « seconde
nature »154. En effet, de la même manière que la nature, l’habitude, une fois contractée, est
involontaire, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas en réponse à une décision ou un acte volontaire de
l’agent : « la volonté et l’activité qui dominent la “nature” retournent à la nature ou plutôt
inventent une quasi-nature à la faveur du temps »155. À cette analogie entre l’habitude et la nature
située au niveau volitif, s’en ajoute une autre qui est sur le plan temporel. L’habitude acquise
revêt quelque chose de naturel parce qu’elle est régulière et stable, tout comme le fonctionnement
des phénomènes naturels tels que les organes, la trajectoire des planètes, le cycle des saisons, etc.
Autrement dit, l’habitude, dès lors qu’elle est acquise, revêt une certaine permanence dans le
temps. Ainsi, dans son processus d’acquisition, l’habitude passe du volontaire à l’involontaire, de
152 Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris, Imprimerie de H. Fournier, 1838, p. 3. 153 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 354. 154 Félix Ravaisson, op. cit., p. 42. Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, Paris, Flammarion, 2000, 2, 452a27-452a28. 155 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 357.
42
l’appris au naturel, de l’effort à la facilité, de la sporadicité à la régularité et du changement à la
permanence.
1.3. Les identifications-à et leur intériorisation
Ricœur distingue les habitudes des « identifications acquises » qui participent également de
la constitution du caractère d’une personne. Les identifications évoquées ici par Ricœur sont plus
précisément des « identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros,
dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent »156. Une fois acquises, ces
identifications-à deviennent des estimations, des appréciations et des préférences, c’est-à-dire
des manières de se rapporter à des choses ou à des situations en fonction de certaines valeurs et
de certains idéaux intériorisés. Renvoyant également à des manières d’être, les identifications-à
semblent ainsi similaires aux habitudes. On pourrait même suggérer que les identifications
acquises sont en fait des habitudes, mais des habitudes morales ou éthiques – et non pas
intellectuelles, techniques ou ascétiques – parce qu’elles font entrer en jeu des valeurs et des
normes.
Toutefois, l’analogie entre les habitudes et les identifications-à n’est pas totale : les
identifications acquises se distinguent des habitudes contractées au niveau de la modalité de leur
acquisition. En effet, les valeurs et les idéaux ne peuvent pas s’acquérir, c’est-à-dire se stabiliser
en préférences, en appréciations et en estimations, uniquement par l’apprentissage au sens de la
compréhension et de l’exercice. Par exemple, pour devenir fidèle au principe d’impartialité à
travers ses futures actions, l’individu ne peut se contenter de savoir définir l’impartialité et de
tenter d’agir en conformité à ce principe : il doit aussi juger que cette valeur est importante et la
faire sienne. Pour être acquis, les principes normatifs ou axiologiques, en raison de leur altérité,
demandent donc d’être intériorisés. Cette intériorisation procède par la reconnaissance selon
Ricœur : « le se reconnaître-dans contribue au reconnaître-à » ou au s’identifier-à157. « Se
reconnaître-dans » certaines valeurs ou normes peut signifier estimer tels principes ou encore
constater des affinités entre ces valeurs ou ces normes et les principes qui ont guidé nos actions
jusqu’à maintenant. Il en va de même avec les modèles ou les héros : se reconnaître en quelqu’un
exprime le fait pour un individu d’identifier une compatibilité – actuelle ou désirée – avec les
manières d’être d’une personne qu’il estime. Par suite, pour compléter le processus
156 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146. 157 Ibid., p. 147.
43
d’intériorisation, pour passer de la reconnaissance-dans à la reconnaissance-à (ou à
l’identification), l’individu doit agir fidèlement aux principes éthiques et moraux qu’il a érigés
comme c’est le cas avec les habitudes. Les identifications-à deviendront des identifications
acquises lorsque l’intériorisation des principes éthiques et moraux annulera leur effet initial
d’altérité. À ce moment, un individu pourra dire de certaines valeurs ou normes, s’exprimant
alors sous la forme de préférences, d’appréciations et d’estimations dans ses actions et son
rapport au monde, qu’elles sont les siennes.
1.4. Des dispositions acquises à la permanence dans le changement du caractère
Bien que l’acquisition des habitudes n’implique pas un processus d’intériorisation, les
habitudes et les identifications acquises se rejoignent en tant qu’elles consistent toutes deux en
des dispositions. Autrement dit, les dispositions, auxquelles Ricœur reconduit en général le
caractère, se déclinent en habitudes et en identifications acquises. Au sens aristotélicien du terme,
une disposition ou un état (hexis) consiste en une certaine manière d’être reliée à la fois à une
tendance subjective et une situation objective158. La disposition de la générosité, par exemple,
renvoie à la fois à une tendance de l’individu à être généreux et à la manifestation de cette
tendance dans et par rapport à une situation donnée. Les habitudes sont des dispositions parce
qu’elles consistent, comme nous l’avons vu, en certaines manières d’être de l’individu. Bien
qu’elles semblent relever davantage de la dimension subjective des dispositions acquises – le fait
de balancer les bras en marchant renvoie d’abord à une habitude corporelle d’un individu –, les
habitudes impliquent toujours aussi un rapport avec une situation objective – l’individu balance
ses bras lorsqu’il marche –, sans quoi elles consisteraient en des actions mécaniques, c’est-à-dire
des actions qui ne répondent pas à leur contexte159. De manière similaire, les identifications
acquises constituent des manières de se rapporter à des situations en fonction de certaines
préférences ou certaines estimations subjectives. Ainsi, renvoyant à certaines manières d’être
158 Pierre Rodrigo, « The Dynamic of Hexis in Aristotle’s Philosophy », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 42, n. 1, 2011, p. 6. 159 La dimension « objective » des dispositions acquises ou le fait que les dispositions acquises prennent en compte une situation les distinguent en effet des automatismes ou des actions mécaniques. Comme la disposition acquise, l’automatisme renvoie à une certaine manière d’être, à une tendance habituelle de l’individu à agir, à s’exprimer, à percevoir, etc. Toutefois, contrairement aux états, les actions mécaniques ne prennent pas en considération la nature de la situation dans laquelle elles s’accomplissent. La souplesse et la flexibilité des dispositions acquises, en vertu desquelles elles répondent aux demandes d’un contexte déterminé, sont ce qui fait défaut dans les actions mécaniques et les rendent si risibles, comme le défend Bergson dans Le rire. Henri Bergson, Le rire, Paris, Flammarion, 2013, p. 90.
44
relatives à une situation donnée, les habitudes et les identifications-à sont des dispositions au
sens aristotélicien du terme.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue les états ou les dispositions des affections –
être en colère, être triste, etc. – et des capacités – être capable de méchanceté, avoir la possibilité
d’être persévérant, etc.160 Des premières, les dispositions ne partagent pas le caractère
épisodique : le propre d’une disposition est d’être durable, c’est-à-dire de perdurer dans le temps.
Avec les secondes, les dispositions n’ont pas en commun le fait d’être innées et c’est pour cette
raison que Ricœur parle d’identifications acquises. Les dispositions ont donc la particularité d’être
des états acquis et durables. Les habitudes et les identifications, en tant que dispositions acquises,
partagent le fait d’être travaillées par une dialectique de l’innovation et de la sédimentation. Elles naissent
d’une modification – ou innovation – intervenant au niveau d’une manière d’être d’une personne
ou au niveau de ses évaluations et de ses estimations. Puis, à force de temps et d’exercice, elles
s’incorporent et s’intériorisent jusqu’à être sédimentées et acquérir du même coup une durabilité.
Cette dialectique de l’innovation et de la sédimentation peut être exprimée en termes de
changement et de permanence : le changement au niveau d’une manière d’être de l’individu laisse
place à la permanence de cette manière d’être, qu’elle soit évaluative, intellectuelle,
comportement, corporelle, idéologique ou spirituel.
Ainsi, en redéfinissant le caractère comme un ensemble de dispositions, Ricœur permet de
rendre compte du changement et de la permanence constitutifs du caractère. D’une part, le
caractère emprunte sa permanence dans le temps aux habitudes et aux identifications sédimentées,
c’est-à-dire acquises. À travers la comparaison des traits de caractère sédimentés à travers le
temps, le caractère permet de dire d’une personne qu’elle est la même hier qu’aujourd’hui. D’autre
part, les dispositions acquises, et plus spécifiquement « la dialectique de l’innovation et de la
sédimentation [...] [sont] là pour rappeler que le caractère a une histoire »161, histoire qui permet
de tenir compte du changement, de l’ordre de l’innovation, à l’origine de l’acquisition des
dispositions acquises. Ainsi, en s’intéressant à la genèse du caractère dans le temps – ce qui
distingue Soi-même comme un autre de ses autres ouvrages – Ricœur rend compte du fait que, par
sa constitution même, il n’est pas étranger aux changements d’une personne dans le temps.
160 « L’état se définit en effet par les actes et les œuvres qui sont siennes », Aristote, L’Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, IV, 4, 1122 b 1 161 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 147.
45
Toutefois, la dialectique de l’innovation et de la sédimentation, qui permet de rappeler que
le caractère naît d’un changement, a la particularité de néantiser le premier moment – innovation,
changement – dans le déploiement du second – sédimentation, permanence dans le temps. Une
fois acquise, l’habitude ou l’identification-à revêt une durabilité qui masque le changement qui
l’a pourtant précédé, ce qui explique aussi pourquoi on est porté à conférer une permanence
dans le temps de l’ordre de l’immuabilité au caractère. Dès lors, pour faire droit au caractère
comme forme de permanence dans le changement, il faut non seulement le thématiser en termes
de dispositions acquises, mais il faut également déployer l’histoire de ces dispositions : « le
caractère doit être replacé dans le mouvement de la narration »162. C'est ici que Ricœur fait
intervenir l’identité narrative qui permet de déployer effectivement, et non plus seulement
théoriquement, l’émergence d’un trait de caractère.
2. La promesse
Avant d’en venir à l’identité narrative, nous allons nous intéresser à la figure inversée du
caractère. Ricœur oppose au caractère un autre modèle de permanence dans le temps ou
d’identité personnelle, « celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée »163 ou, plus
généralement, de la promesse. Le caractère consiste en une forme de recouvrement de l’ipse par
l’idem : le caractère consiste en un ensemble de dispositions acquises similaires à un substrat non-
changeant dans le temps auquel on reconnaît un qui, une personne. Avec la promesse, la mêmeté
et l’ipséité se trouvent dissociées : la promesse n’implique ni un substrat ni une immuabilité.
Malgré tout, elle constitue, tout comme le caractère, un phénomène qui, par sa dimension
temporelle entremêlant permanence et changement, participe de l’identité d’une personne dans
le temps. Afin de cerner la spécificité de la permanence d’une personne dans le changement
associée à l’action de la promesse, notamment quant à sa temporalité prospective, il faut restituer
la double conception ricœurienne de la promesse à la fois comme un acte de discours et une
action morale.
2.1. La promesse comme acte de discours
Selon Ricœur, la promesse est d’abord et avant tout un acte de discours. Avant d’être
accomplie, avant même d’être assumée, la promesse est d’abord énoncée verbalement ou par
162 Ibid., p. 148. 163 Ibid.
46
écrit par un locuteur qui affirme « je promets ». Cette promesse, en tant que dire, ne se laisse
penser théoriquement que dans le cadre d’une pragmatique ou d’une théorie des actes de discours
selon Ricœur. Replaçant les énoncés et leur dimension référentielle dans leur contexte
d’énonciation, cette théorie du langage prend en considération le locuteur, c’est-à-dire celui qui
prononce l’énoncé, dans la détermination du sens de cet énoncé. Cette perspective sur le langage
prend donc en compte le rapport de l’énoncé au soi comme locuteur et non plus seulement le
rapport de l’énoncé au monde et aux personnes comme des étants intramondains. Cette
dimension « réflexive » de l’approche pragmatique du langage est la raison pour laquelle Ricœur
la convoque dans le déploiement de son herméneutique du soi164, mais aussi dans le cadre de son
étude de l’identité personnelle, lui permettant de penser la permanence dans le temps de celui
qui dit « je te promets ». D’ailleurs, ce pronom « te » rappelle que, dans le cadre de la pragmatique,
tout contexte d’usage de l’énoncé est une situation d’interlocution, impliquant un « je » et un
« tu ». En effet, pour Ricœur, une parole est toujours une parole donnée à quelqu’un : « parler,
c’est s’adresser à »165. Ainsi, la thématisation par la pragmatique du contexte d’usage permet
également de rendre compte de la dimension dialogique de la promesse, c’est-à-dire du fait que
la promesse est toujours une promesse d’une personne adressée à autrui, une parole donnée par
le locuteur à son interlocuteur166. Nous verrons l’importance de cette dimension plus loin.
164 La prise en compte du locuteur dans l’approche pragmatique du langage permet à Ricœur, dans Soi-même comme un autre, de rendre compte avec plus de richesse du soi dont il veut faire l’herméneutique, contrairement à l’approche sémantique du discours en théorie du langage. Alors que dans cette dernière, le soi ne pouvait être attesté que par référence identifiante, c’est-à-dire comme un « il/elle » désigné par le langage; avec la pragmatique, le soi témoigne de lui-même à travers toutes ses énonciations, en disant « je dis que ». C’est pourquoi la pragmatique est une approche réflexive du langage selon Ricœur, c’est-à-dire une perspective sur le langage qui prend en compte le rapport de l’énoncé au soi comme locuteur, et non plus seulement le rapport de l’énoncé au monde et aux personnes comme des étants intramondains (approche référentielle) (Ibid., p. 56.). Le soi s’attestera de manière plus importante, et cette fois-ci comme ipséité, une fois que le renvoi de l’énonciation à l’énonciateur, propre à la pragmatique, laissera place à un renvoi du sujet à lui-même, à la faveur duquel le soi ne dira plus seulement « je dis que », mais plutôt « je me dis que ». Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 339. 165 Ibid., p. 337. 166 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 59. Selon Ricœur, la promesse revêt une dimension essentiellement dialogique, ce qui exclut la promesse monologique. Ricœur justifie cette dimension dialogique au niveau du langage et au niveau moral. Au niveau du langage, Ricœur fait valoir la dimension dialogique de la promesse en soutenant qu’elle ne peut être performée, donc réussie, que si elle est entendue par quelqu’un d’autre : c’est l’autre qui, par sa compréhension de l’énonciation, témoigne de l’engagement de la personne à réaliser telle ou telle chose. Au niveau moral, c’est-à-dire de l’injonction à tenir sa promesse, Ricœur souligne la dimension dialogique de la promesse en soutenant que la fidélité à la parole donnée dépend notamment du respect d’autrui : « si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ? » (Ibid., p. 313). Selon Ricœur, la promesse est d’abord et avant tout un devoir envers autrui et, plus précisément, un devoir à répondre à l’attente d’autrui envers moi-même. Ainsi, pour Ricœur, reprenant les mots de Gabriel Marcel, « Tout engagement est une réponse » (Gabriel Marcel, Être et Avoir, Paris, Aubier, 1935, p. 63, cité par Paul Ricœur, ibid., p. 311.).
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Si l’approche pragmatique du discours est préconisée par Ricœur dans son étude de la promesse,
c’est également parce qu’elle rend compte de la particularité de cet acte de discours, qui
n’implique pas seulement un dire, mais également un faire : « dire : “je te promets”, c’est
promettre effectivement »167. On dit des actes de discours régis par la maxime austinienne
« Quand dire, c’est faire » (« How to do things with Words ») qu’ils sont performatifs. Distincts des
actes constatifs qui ont une valeur descriptive, c’est-à-dire des énoncés dont le sens correspond
au sens de la référence, les actes performatifs signifient d’abord et avant tout une certaine action.
L’action performée est une action accomplie par le locuteur et donc exprimée à la première
personne du singulier. L’énoncé « Je crois que le chat est sur le paillasson »168, contrairement à
l’énoncé « Le chat est sur le paillasson », est un acte performatif parce qu’un fait (le chat est sur
paillasson) n’est pas seulement constaté, mais une action (une croyance) est également accomplie
par le locuteur à travers son énonciation. Un acte performatif ne peut pas performer toutes les
actions prononcées à la première personne du singulier de l’indicatif présent : il ne concerne que
les actions pouvant être accomplies par un dire, tels qu’« acquitter », « commander », « garantir »,
« remercier », « postuler » et bien sûr « promettre ». De plus, la promesse, comme les autres
exemples, consiste en un « faire-en-disant » si elle est exprimée par des verbes à la première
personne du singulier du présent de l’incitatif : seuls les énoncés introduits par l’expression « je
te promets » performent une promesse ; dans les autres cas, comme dans la proposition « il lui
promet », la promesse est seulement constatée169. Même si un acte de discours contient un verbe
dont l’accomplissement de l’action peut procéder par un dire, il n’est pas pour autant performatif.
Un acte performatif est réussi, au sens où le dire performe bel et bien un faire, qu’à certaines
167 Ibid., p. 57. 168 Nous reprenons ici l’exemple de Ricœur dans Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 338-339. 169 Suivant Austin dans la révision de sa théorie des actes de discours, Ricœur suggère que l’acte performatif de la promesse est plus exactement un énoncé avec une certaine force illocutoire. Après avoir rencontré les limites de sa distinction entre les actes constatifs et les actes performatifs, Austin propose une nouvelle classification des actes de discours selon trois niveaux : les actes locutoires, les actes illocutoires et les actes perlocutoires. L’acte locutoire, c’est le dire de l’énonciation, c’est-à-dire le fait qu’un énoncé est prononcé par un locuteur. La notion d’acte illocutoire désigne ce que le locuteur fait en parlant à son interlocuteur et donc la force illocutoire de son énonciation (constatation, commandement, conseil, etc.). Finalement, le concept d’acte perlocutoire désigne les effets de l’énonciation du locuteur sur l’interlocuteur (John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p. 109-114). Cette nouvelle classification ne vient pas contredire le fait que la promesse, impliquant une action, est un acte performatif, mais elle vient plutôt généraliser le faire du dire à d’autres actes de discours. En effet, avec cette distinction, on est à même de rendre compte que les constatifs expriment aussi une action, bien qu’elle soit dissimulée, et que cette action est différente de celle impliquée dans les actes performatifs comme la promesse, en ce qu’elle fait intervenir une autre force illocutoire (le plus souvent, de l’ordre de l’affirmation) (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 58).
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conditions, correspondant aux conditions de succès d’un énoncé, à savoir si l’énonciation du
locuteur est adressée à quelqu’un et si cet interlocuteur a compris le sens de l’énoncé. Sans quoi,
le dire n’exprime pas réellement un engagement du locuteur170. Puisque le sens de l’énonciation
dépend du contexte d’usage, qui est un contexte d’interlocution, le sens d’un acte performatif
dépend ainsi de la compréhension qu’en a l’interlocuteur. De la même manière, une promesse
est performée seulement si l’interlocuteur comprend que le locuteur s’engage, envers lui, à
réaliser une action. Ainsi, l’interlocuteur se trouve directement impliqué dans les conditions de
succès de l’acte de discours. Mais qu’est-ce que cette promesse performée par un acte de discours implique chez le
locuteur qui la prononce ? Que signifie promettre ? La promesse, comme action, performe un
engagement du locuteur devant autrui à réaliser ce qu’il a promis d’accomplir. En disant « Je
promets de te donner mon livre », le locuteur s’engage à réaliser prochainement une telle action :
« en tant qu’acte de discours, promettre c’est dire que l’on fera demain ce que l’on dit aujourd’hui
que l’on fera »171. Se liant à une action, le locuteur s’atteste dans la promesse comme responsable
de ses actions futures et plus précisément de l’action à accomplir. Cette responsabilité signifie
pour un individu d’assumer les conséquences de ses futures actions notamment quant à leur
réalisation ou leur non-réalisation172. Cette responsabilité présuppose une certaine imputabilité :
assumer les conséquences de ses actions revient, pour un individu, à accepter qu’elles soient
mises à son compte par autrui, qu’elles lui soient ascrites en tant qu’agent. La promesse, comme
acte de discours, c’est-à-dire exprimé verbalement ou par écrit, performe donc un engagement
du locuteur, envers son interlocuteur, à accomplir une action déterminée et à se tenir responsable
de sa réalisation ou de sa non-réalisation.
2.2. La promesse comme action morale
La définition de la promesse comme acte de discours ne rend pas compte de la portée du
phénomène de la promesse pour la constitution de l’identité et c’est le fait que la dimension
temporelle de la promesse ne soit pas thématisée qui en constitue l’indice. Selon Ricœur, la
promesse renvoie à la fois au fait de promettre et de tenir sa promesse : « Promettre est une
chose. Être obligé de tenir ses promesses en est une autre »173. Le statut de promesse n’est pas
170 Daniel Vanderveken, « Principes de pragmatique formelle du discours », Philosophiques, vol. 34, n. 2, 2007, p. 234. 171 Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, éditions Esprit, 1995, p. 104. 172 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 340. 173 Ibid., p. 309.
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réservé à la promesse tenue : d’un côté, « une promesse non tenue reste une promesse »174 et, de
l’autre, l’obligation de tenir une promesse « c’est en quelque sorte la promesse de la promesse »175.
La dimension temporelle de la promesse correspond ainsi à l’espace entre l’énonciation de la
promesse et la réalisation de l’action promise. Autrement dit, la promesse acquiert une dimension
temporelle dès lors qu’elle est maintenue dans le temps. Or, la promesse comme acte de discours
n’implique pas l’obligation de maintenir sa promesse. Bien qu’elle engage le locuteur à réaliser
une action future, rien n’oblige le locuteur à accomplir bel et bien cette action, rien ne le contraint
à effectivement tenir sa parole dans le temps. Autrement dit, il y a une déliaison entre les
conditions de succès d’un énoncé performatif en vertu desquelles le dire performe bel et bien
un faire et les conditions de satisfaction d’un énoncé selon lesquelles le fait affirmé, promis ou
ordonné, est effectivement réalisé.
Afin de rendre compte de la dimension temporelle de la promesse comme promesse tenue,
il faut donc changer de registre d’analyse. Selon Ricœur, l’obligation de tenir une promesse est
assumée par la morale. Avec ce changement de registre se trouve éclairée l’autre face de la
promesse : chez Ricœur, la promesse est un acte de discours, à savoir un engagement envers
autrui à réaliser une action déterminée, mais aussi une action morale, c’est-à-dire un engagement
envers autrui qui doit être maintenu dans le temps en fonction de certains principes moraux. En
effet, c’est la morale qui donne les raisons suffisantes à la tenue de la promesse, à savoir « le
respect de soi, le respect de l’autre qui compte sur moi, enfin le respect de l’institution même du
langage »176.
Les deux premières raisons, explicitées dans la huitième étude de Soi-même comme un autre et
constituant des moments clés de la « petite éthique » de Ricœur177, sont d’inspiration kantienne.
Dans le cadre de la philosophie morale kantienne, le respect de soi peut être défini comme le
174 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113. 175 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 352. 176 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113. 177 Ricœur aborde la question de la moralité dans la huitième étude de Soi-même comme un autre. Dans cet ouvrage, la morale correspond au deuxième « moment » de la « petite éthique » de Ricœur qui est organisée sur trois niveaux. Au fondement, se trouve l’éthique à laquelle correspond la visée de la vie bonne en sollicitude avec autrui et à travers de bonnes institutions. Laissant la possibilité à la manifestation du mal, l’éthique doit être renforcée par la morale qui régule les comportements en légiférant un respect de soi, de l’autre que soi et de la légalité des institutions. Au dernier niveau de sa petite éthique, se trouve la sagesse pratique qui offre une solution éthique aux conflits possibles entre les normes morales. Si la tenue de la promesse est fondée dans la morale et non dans l’éthique (au sens du premier moment de la « petite éthique » de Ricœur), c’est parce que, selon Ricœur, c’est à la première qu’est associée le prédicat de l’« obligatoire », alors que l’éthique est plutôt reliée à ce qu’on estime bon ou juste. Cela suppose que la valeur « bonne » ou « juste » d’une promesse n’est pas suffisante, au niveau volitif, à la tenue de la promesse parce qu’elle n’écarte pas la possibilité, pour le prometteur, de faire preuve de mauvaise foi.
50
respect de soi-même comme sujet autonome, c’est-à-dire un sujet qui obéit aux lois qu’il se donne
lui-même, à savoir les lois de la raison. Ces lois lui commandent, notamment, d’agir en fonction
des maximes morales, c’est-à-dire celles qui ont traversé avec succès l’épreuve d’universalisation
selon laquelle elles doivent valoir pour chacun et l’épreuve de non-contradiction qui invalide les
maximes contenant une contradiction interne178. Si le respect de soi constitue une raison
suffisante à la tenue d’une promesse, c’est parce que la promesse est un devoir de la raison, c’est-
à-dire une maxime qui passe systématiquement l’épreuve du principe d’universalisation et de
non-contradiction, et à laquelle tout individu se respectant comme sujet raisonnable et autonome
doit obéir. Le caractère déontologique de la promesse peut également être attesté par le fait que
l’universalisation de la fausse promesse est triplement contradictoire et donc impossible :
premièrement, avec la fausse promesse, la promesse appellerait la défiance, alors que la promesse
vient toujours de pair avec la confiance (contradiction extérieure à la fausse promesse, selon
Ricœur) ; deuxièmement, la fausse promesse impliquerait l’idée contradictoire d’une promesse
qu’on a décidé de ne pas tenir, alors que la promesse suppose toujours un engagement
(contradiction interne à la fausse promesse) ; troisièmement, celui qui fait une fausse promesse se
soustrait au principe d’universalisation participant de la promesse comme devoir en se donnant
une exception en sa faveur (contradiction performée par la non-tenue effective de la promesse)179.
Ainsi, par respect de soi-même, en tant que sujet obéissant aux devoirs de la raison, il faut tenir
sa promesse.
Le respect de l’autre est également pour Ricœur une raison suffisante pour tenir sa
promesse, ce qui vient expliciter la dimension dialogique de la promesse, mais cette fois-ci sur le
plan moral. Selon la deuxième formulation de l’impératif catégorique – « Agis de telle sorte que
tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en
même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »180 –, respecter autrui
signifie le reconnaître comme une fin, c’est-à-dire comme un sujet raisonnable et non comme
un moyen. Puisque la fausse-promesse contrevient au principe d’universalisation et que ce
principe suppose l’appréhension d’autrui comme fin, alors elle ne respecte pas autrui. En effet,
l’universalisation d’une maxime suppose que tous et toutes, en tant qu’êtres rationnels, la fassent
leur. Puisque le faux-prometteur se donne une exception en sa faveur en se détournant du devoir
178 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 307. 179 Ibid., p. 308. 180 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 105 [429].
51
de la promesse, cela signifie qu’il ne respecte pas autrui comme un sujet rationnel également
soumis au devoir de la raison181. Selon ce raisonnement, pour qu’autrui soit respecté comme il
se doit, le prometteur doit tenir sa promesse. Cette justification est toutefois insuffisante – selon
Ricœur, Kant ne prend pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse182 – de
telle sorte que, dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre, Ricœur révise cette conception
du respect d’autrui. Si autrui doit être respecté, c’est parce qu’il est, comme nous, un sujet de
raison, mais surtout parce qu’il est vulnérable. Ne pas tenir sa parole, c’est trahir ou rester
indifférent à la sollicitation d’autrui et, ce faisant, ne pas témoigner du respect qui lui est dû. Ne
pas tenir sa parole, c’est donc laisser autrui dans la vulnérabilité et maintenir une relation
dissymétrique avec lui183. Le respect d’autrui, au sens de la reconnaissance d’autrui comme une
fin, mais surtout comme un être vulnérable, exige la tenue de la promesse184.
Finalement, Ricœur convoque l’institution du langage à titre de motif pour la tenue de la
promesse. Selon Ricœur, le langage repose sur la présupposition que le locuteur croit ce qu’il dit,
« means what he (or she) says » 185. Ne pas tenir sa promesse, c’est négliger ce réquisit du langage et
faire passer le langage, malgré lui et contre lui, pour mensonger. Par respect envers l’institution
du langage, il faut conserver la parole donnée à autrui. Ainsi, le respect de soi, les attentes d’autrui
ou la nécessité de sauver l’institution du langage sont autant de raisons qui assurent le maintien
de la promesse dans le temps. Or, si ces différents motifs participent de la satisfaction de la
promesse, c’est parce qu’elle oblige la personne à faire durer la promesse donnée dans le temps.
Cet engagement de l’individu prend la forme d’une permanence dans le temps.
2.3. La promesse comme forme d’identité personnelle
En quoi consiste cette nouvelle forme de permanence dans le temps, corollaire à la tenue
de la parole donnée dans le temps, et de quelle manière elle s’articule avec le changement d’une
personne dans le temps ? Tel que nous l’avons suggéré précédemment, la forme de permanence
181 Nathalie Maillard, La vulnérabillité : une nouvelle catégorie morale, Genève, Labor and Fibes, 2001, p. 116. 182 Selon Ricœur, la conception kantienne du respect d’autrui est insuffisante. Ricœur fait remarquer qu’autrui n’y est pas vraiment pris en compte : en effet, dire qu’une maxime – par exemple, la fausse promesse – ne respecte pas autrui revient à affirmer qu’elle n’est pas universalisable, et revient donc à convoquer de nouveau le respect de soi au niveau duquel autrui n’intervient pas. Pour Ricœur, Kant ne prend donc pas réellement en compte la structure dyadique de la promesse (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 310). Autrui, dans sa singularité irremplaçable, est considéré dès lors qu’on quitte le point de vue formel pour adopter le point de vue concret. 183 Ibid., p. 312. 184 Ibid. 185 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 113.
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dans le temps impliquée dans la promesse est étrangère à la mêmeté, ce qui signifie qu’elle ne se
présente pas dans l’horizon d’un quoi. Autrement dit, avec la promesse, ce qui octroie à la
personne une identité dans le temps, ce n’est pas la permanence d’une chose que l’on peut
rapporter à soi telle que l’habitude. Ici, la permanence dans le temps relève plutôt, et uniquement,
du soi, compris comme un étant dont l’être est celui de l’existence: elle « ne se laisse pas inscrire
[...] dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ? »186.
Ricœur reconduit la forme de permanence dans le temps propre à la promesse au maintien de soi.
2.3.1. Le maintien de soi et la dénégation du changement
Ricœur reprend à Heidegger la notion de maintien de soi (Selbstständigkeit) qui désigne, dans
Être et temps, un mode d’être du Dasein et plus précisément la solidité et la constance du Dasein
ayant acquis une tenue intérieure187. Existentialement, Heidegger reconduit le maintien de soi à
la totalité originaire et authentique du Dasein qu’est la résolution devançante188, c’est-à-dire,
synthétiquement, à l’anticipation par le Dasein de sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans
la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue189. Puisque la mort est la possibilité la
plus propre du Dasein – en tant qu’existant, le sens de l’être du Dasein est d’être mortel – celui
qui anticipe constamment sa mort se maintient dans l’authenticité. Dans sa réappropriation de
la notion de maintien de soi, Ricœur rejette le primat conféré par Heidegger au phénomène de
la mort et plus généralement le sens existential du maintien de soi – Ricœur ne pense pas le soi
et l’ipséité dans l’horizon d’une pensée de l’authenticité ni dans une opposition entre l’existentiel
et l’existential comme nous l’avons vu190 – pour l’élargir à d’autres attitudes existentielles qui ont
186 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 187 Annie Larivée et Alexandra Leduc, « Le souci de soi dans “Être et temps”. L’accentuation radicale d’une tradition antique ? », Revue philosophique de Louvain, vol. 100, n.4, 2002, p. 731. 188 Pour Heidegger, « Le maintien de Soi-même [autonomie] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante ». Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 227 [322]. 189 Plus précisément, la résolution (Entscholossenehit) renvoie chez Heidegger à l’affrontement du Dasein à l’appel de la conscience et à la vérité du Dasein, à savoir son pouvoir-être tout entier qui s’ouvre avec lui (Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 301.). Le devancement (Vorlaufen) désigne quant à lui le mouvement en avant du Dasein vers sa possibilité la plus propre, la mort, ou, plus simplement, l’anticipation du Dasein de sa fin (Cristian Ciocan, Heidegger et le problème de la mort : existentialité, authenticité, temporalité, Dordrecht, Springer, 2014, p. 180.). Pour Heidegger, la résolution est authentique dans la mesure où elle est maintenue, maintien lui-même rendu possible par la projection ou l’auto-devancement du Dasein vers sa mort – c’est cette résolution authentique que Heidegger désigne par l’expression « résolution devançante ». Ainsi, synthétiquement, la constance du soi relève chez Heidegger de la pensée « résolue » du Dasein de sa mort. Chez Ricœur, le maintien de soi ne prend pas la forme d’une pensée de la mort, mais d’un engagement envers autrui. 190 Claude Romano, loc. cit., p. 141-142.
53
une justification éthique comme c’est le cas de la promesse191. Chez Ricœur, le maintien de soi
signifie pour l’individu de rester fidèle à lui-même et à ses engagements dans le temps. Cette
fidélité à soi a une portée plus large que le maintien de la parole donnée à autrui, qui n’en est
qu’un exemple, bien qu’il soit « paradigmatique »192 : le maintien de soi consiste en quelque sorte
à un engagement de second degré qui est impliqué dans tous les engagements, dans tous les
projets du soi, tels que le travail, les projets de vie mais aussi les contrats, les dettes, les relations
d’amitié, etc.
La permanence dans le temps propre au maintien de soi se démarque donc de celle du
caractère. Comme nous l’avons suggéré plus haut, elle relève seulement du soi. En effet, le
maintien de soi n’est pas une chose, une substance, un principe indépendant du soi, mais il
consiste en une « attitude » ou un mode d’être du soi193. De plus, comme la notion d’attitude ou
de mode d’être le dit, le maintien de soi implique une activité du soi. Pour souligner la part active
du soi impliquée dans l’identité personnelle au niveau de la promesse, Ricœur parle de
« persévérance » de la fidélité à la parole donnée, par contraste de la « persévération » du
caractère ; de « constance » dans la promesse, par contraste de la « continuation » du caractère194.
Plus encore, la permanence dans le temps propre au maintien de soi dépend de l’activité réitérée
du soi : se maintenir dans le temps, c’est à chaque instant réaffirmer la fidélité à soi-même et à
ses engagements. Autrement dit, l’identité personnelle dans la promesse n’est jamais gagnée,
contrairement au caractère, qui une fois sédimenté, est définitivement acquis, de telle sorte qu’il
faille exercer un réel effort pour le transformer.
Impliquant des formes différentes de permanence dans le temps, le caractère et la promesse
se distinguent également par rapport à leur articulation avec les changements d’une personne
dans le temps. Au niveau du caractère, comme l’innovation et la sédimentation, le changement
et la permanence se succèdent, et c’est pourquoi il faut en faire l’histoire pour restituer les
transformations de l’individu dans le temps. À l’inverse, dans la promesse, la permanence dans
le temps et les changements sont contemporains et entretiennent un rapport de dénégation : « la
191 « Il n’est pas nécessaire, pour qu’elle fasse sens, de placer la tenue de la parole donnée sous l’horizon de l’être-pour (ou envers)-la-mort. Se suffit à elle-même la justification proprement éthique de la promesse, que l’on peut tirer de l’obligation de sauvegarder l’institution du langage et de répondre à la confiance que l’autre met dans ma fidélité. » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. 192 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379. 193 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148. Cela nous met aussi sur la piste de la dimension éthique de l’ipséité. 194 Ibid., p. 148.
54
tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement »195.
Cela signifie que la personne se maintenant dans le temps fait fi ou écarte des changements qui
pourraient l’affecter. En effet, se maintenir dans le temps, c’est dénier les changements
empiriques qui pourraient affecter ou menacer la fidélité à des engagements : « quand même mon
désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, “je maintiendrai” »196. Mais
dénier, c’est toujours reconnaître. En ce sens, le faux-prometteur, c’est non seulement celui qui
ne reste pas fidèle à son engagement et ne se maintient pas dans le temps, mais c’est aussi celui
qui poserait arbitrairement l’invariabilité de ses désirs et fermerait les yeux aux changements qui
l’affectent. Dans ce dernier cas, où la permanence dans le temps « se fig[e] dans la raideur
stoïcienne de la simple constance »197, le prometteur se mentirait à lui-même. L’authentique
promesse est celle dans laquelle le prometteur, conscient des intermittences de ses désirs,
maintient tout de même sa parole pour répondre à la demande d’autrui. Le changement est donc
constitutif du maintien de soi lié à la promesse comme modèle d’identité personnelle.
2.3.2. L’attestation
À cette distinction entre promesse et caractère s’en ajoute une dernière qui a trait à la nature
de l’épreuve de vérité propre à ces deux modèles d’identité. Le caractère, dans la mesure où il
s’annonce toujours à travers des traits distinctifs, peut être vérifié par le constat et la comparaison
de ses différents moments dans le temps. Il n’en est pas ainsi avec la permanence dans le temps
impliquée dans la promesse que l’on tient : « irréductible à toute persistance empirique »198,
l’identité personnelle ici ne laisse aucune trace à partir de laquelle elle aurait pu être confirmée
ou infirmée par autrui. De plus, si le caractère peut être vérifié avec certitude, c’est aussi parce
qu’il a une temporalité passée. C'est à partir des habitudes et des identifications passées d’une
personne qu’il est possible de dire qu’elle est la même aujourd’hui qu’hier. Il en va autrement
avec la promesse : la promesse n’a pas de passé, mais qu’un avenir, elle n’a pas de dimension
mémorielle, mais seulement promissive199. Puisqu’au moment où la promesse est prononcée elle
n’est pas encore satisfaite et que la permanence dans le temps y étant reliée ne s’est pas encore
195 Ibid., p.149 [Nous soulignons]. 196 Ibid., p. 149. 197 Ibid., p. 311. 198 Ibid., p. 343. 199 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379.
55
déployée, il n’est pas possible de dire avec certitude que le prometteur conservera sa parole, qu’il
sera la même personne demain que celle qu’il est aujourd’hui.
Bien que le maintien de soi échappe à la vérification et à la certitude, il ne faut pas conclure
que l’identité personnelle impliquée dans la promesse ne peut être dite vraie ou fausse. Le
prometteur se manifeste bel et bien devant autrui, et ce, comme celui qui tient sa parole malgré
les changements qui peuvent l’affecter, qui est responsable de ses actions et sur lequel on peut
compter. Celui qui se maintient dans le temps peut déclarer à autrui « Ici je me tiens, tu peux
compter sur moi »200. En retour, si l’engagement du prometteur est convaincant, si son
interlocuteur croit qu’il maintiendra sa parole, l’interlocuteur placera sa confiance en lui. Ainsi,
celui qui se maintient dans le temps, c’est celui sur qui « en dépit du changement [...] nous comptons
que, dans l’avenir, il tienne parole, c'est-à-dire qu’il prenne en charge l’être d’aujourd’hui dans
l’être de demain »201. C'est donc la confiance d’autrui qui témoigne de la fidélité du prometteur à
sa parole et qui vient confirmer son identité comme ipséité. La confiance, c’est le sens que prend
la catégorie de vérité appropriée à la promesse à laquelle Ricœur donne le nom d’ « attestation ».
L’attestation est la forme de croyance appropriée au soi ou à l’ipséité selon Ricœur202. Cette
croyance n’est ni de l’ordre de la certitude ou du savoir indubitable, ni de l’opinion ou de la doxa.
Elle consiste plutôt dans le type d’assurance que l’on accorde au témoin : on croit en la parole
du témoin parce qu’elle est fiable. Ainsi, la « vérité » de l’ipséité ne relève pas d’une vérification,
mais de la créance ou de la confiance qu’elle suscite203. De la même manière, dans la promesse,
une identité personnelle est attestée au sens où autrui a bel et bien confiance envers le
prometteur, il croit qu’il maintiendra sa parole et sera donc le même aujourd’hui que demain.
En somme, si « la vie humaine [...] [fait] suite avec elle-même »204, c’est par le caractère qui
confère à la personne une permanence dans le temps, d’hier à aujourd’hui, et la promesse, par
laquelle l’individu s’engage à être demain le même qu’aujourd’hui. Si l’on s’en tient à ces deux
modèles d’identité personnelle, ayant leur temporalité et leur épreuve de vérité respective, on est
forcé de conclure une division du soi. À la réponse « Qui suis-je ? », on répondrait, d’une part,
200 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 198. 201 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378 [Nous soulignons]. 202 Paul Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », dans Jean Greisch et Richard Kearney (dir.), Paul Ricœur, Métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 382. 203 Ibid. 204 Paul Ricœur, « Les paradoxe de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379 [Nous ôtons l’italique].
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un ensemble d’habitudes et d’identifications à des valeurs, des normes, des héros, et, d’autre part,
une tendance à être fidèle à soi-même qui s’actualise à travers des projets et des engagements
envers autrui. Selon Ricœur, c'est l’identité narrative qui comble l’intervalle de sens entre le
caractère et la promesse, c’est elle qui dépasse l’aporie entre la dimension mémorielle et
permissive du soi, c’est elle qui réunifie le soi divisé.
3. L’identité narrative
L’identité narrative est peut-être la notion pour laquelle Paul Ricœur est le plus connu. Elle
apparaît pour la première fois dans le troisième tome de Temps et récits. Dans cet ouvrage, l’identité
narrative est présentée comme le « fragile rejeton »205 de l’union entre l’histoire et la fiction, union
de laquelle découle également le temps humain constituant la solution aux apories rencontrées
par la tradition philosophique dans la conceptualisation du temps. Or, dans Soi-même comme un
autre, ce n’est pas sous cet angle que Ricœur la thématise et que nous proposons de l’expliciter.
Comme le caractère et la promesse, l’identité narrative est introduite dans le cadre de la résolution
du défi de l’identité personnelle en ce qu’elle constitue elle aussi – et au premier chef – une forme
particulière de permanence dans le changement. Avant même de se distinguer du caractère et de
la promesse par la nature de l’articulation entre permanence et changement qu’elle implique,
l’identité narrative est déjà différente par le fait qu’elle constitue un type d’identité personnelle
médiatisé. Ce qui agit à titre d’intermédiaire c’est l’histoire d’une vie. En effet, Ricœur définit l’identité
narrative comme le type d’identité personnelle découlant de l’histoire d’une vie.
Quel rôle joue l’histoire d’une vie dans l’identité dite « narrative » ? L’histoire d’une vie
permet d’unifier notre vie de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière
malgré les changements qui nous affectent206. L’histoire d’une vie confère donc à la personne
une forme de permanence dans le changement en unifiant sa vie. Cette idée s’appuie sur deux
autres thèses implicites de Ricœur. Premièrement, le fait que la vie d’une personne est
intrinsèquement liée à son identité ou son individualité : les événements de son passé, les lieux
qu’elle a fréquentés, les relations qu’elle a tissées, défilant sur la scène de sa vie, font d’elle ce
qu’elle est. Deuxièmement, la thèse selon laquelle la vie d’une personne au cours de laquelle elle
reste la même comme elle change consiste en un mélange de permanence et de non-permanence
205 Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, tome III, Paris, Seuil, 1985, p. 355. 206 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », Revue de théologie et de philosophie, vol. 138, 2006, p. 334.
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dans le temps207. De cette seconde idée, Ricœur infère l’idée que l’unité d’une vie ou la « cohésion
de la vie »208 vient subsumer les éléments de non-permanence d’une personne à des éléments de
permanence. En joignant ces deux thèses, on peut conclure que l’unité d’une vie participe à la
constitution de l’identité personnelle comme permanence dans le changement.
Afin de compléter cette démonstration et montrer comment l’histoire d’une vie résout à sa
manière le défi de l’identité personnelle, il faut d’abord établir ce en quoi consiste l’histoire d’une
vie. Cette question sera l’occasion d’aborder avec Ricœur les rapports complexes entre la vie et
la fiction. Dans un retour progressif de la fiction à la réalité, il s’agira ensuite de montrer comment
l’histoire d’une vie unifie la vie et se lie par-là à la question de l’identité. Après avoir décrit la mise
en intrigue, nous restituerons le double transfert de l’identité du récit à l’identité narrative du
personnage, puis de l’identité du personnage à l’identité narrative de la personne. Cela nous
permettra, dans un troisième temps, de situer l’identité personnelle par rapport aux autres
modèles d’identité personnelle.
3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction
Selon Ricœur, l’histoire d’une vie est un phénomène ambigu. Dans Soi-même comme un autre,
il le définit comme « mixte instable entre fabulation et expérience vive »209. D’un côté de cette
ambiguïté ou de ce rapport, on retrouve l’expérience vive et plus généralement la vie. L’histoire
d’une vie renvoie pour Ricœur à la totalité des événements que nous avons subis et des actions
que nous avons initiées dans le passé. L’expérience vive inclut aussi l’ensemble des émotions qui
nous ont habité, des opinions que nous avons défendues, des valeurs que nous avons fait nôtres.
La vie regroupe également les relations que nous avons tissées, les lieux que nous avons
fréquentés et les établissements que nous avons habités. Toutefois, la vie en tant que telle et de
prime abord ne se donne pas de manière claire et unifiée. En effet, lorsque l’on se rapporte
spontanément à notre passé, non seulement une grande partie des événements, des actions, des
dispositions ou encore des volitions nous échappe, mais ceux apparaissant se présentent de
manière pêle-mêle et sans lien nécessaire. En raison de ce défaut d’intelligibilité, la vie appelle à
être racontée. C’est pourquoi Ricœur affirme qu’elle constitue « une activité et une passion en
207 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 37. 208 Ibid., p. 36. 209 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191.
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quête de récit »210 et donc une « histoire à l’état naissant » 211. Cela signifie que la vie a une valeur
pré-narrative.
À l’autre pôle du rapport constitutif de l’histoire d’une vie se trouve l’histoire racontée sur une
vie. L’expression narrative de la vie vient lui conférer une intelligibilité, un sens qui lui était alors
en défaut : les vies humaines sont « plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des
histoires que les gens racontent à leur sujet »212. En évoquant une péripétie de notre passé ou les
grandes étapes de notre carrière, lors d’une rencontre amicale ou dans un contexte d’entrevue
par exemple, on identifie les événements marquants et on tisse des liens entre eux. Toutefois,
ces histoires au jour le jour ne sont pas exactement ce que Ricœur entend par l’histoire d’une
vie : les évocations quotidiennes des expériences passées et des attentes d’une personne, le plus
souvent non structurées ou sinon organisées de manière chronologique, ne sont pas suffisantes
pour déceler le sens d’une vie213. La restitution du sens d’une vie relève d’un effort plus grand et
d’un détour plus important : c’est la médiation par les récits de fiction configurée selon une mise
en intrigue, qui permet à l’individu de rendre intelligible sa vie. Avec l’introduction des récits de
fiction, on comprend mieux pourquoi Ricœur définit l’histoire d’une vie comme un « mixte
instable entre fabulation et expérience vive »214.
Bien que Ricœur parle d’un mixte entre expérience vive et histoire, vie et fiction, il ne
confond pas ces deux dimensions de l’histoire d’une vie, contrairement à Alastar MacIntyre.
Dans sa théorie du « récit incarné » (enacted narrative), MacIntyre suppose que la vie est structurée
comme une histoire, ce qui expliquerait qu’elle puisse faire l’objet d’un récit raconté215.
S’opposant à cette théorie, Ricœur soutient qu’il y a une différence structurelle entre la vie et
l’histoire qui interdit de les assimiler, sans pour autant mettre en péril leur relation. Ricœur
souligne plusieurs distinctions entre la vie et le récit quant à leur nature respective : nous ne
sommes pas les auteurs de notre vie comme nous sommes l’auteur d’une histoire ; la vie
contrairement au récit n’a pas de début et de fin, du moins vécues ; pour une même vie, il est
possible de composer plusieurs histoires dans la mesure où sa fin est encore indéterminée ;
210 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 270. 211 Ibid., p. 270. 212 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 295. 213 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188. 214 Ibid., p. 191. 215 Alastar MacIntyre, Après la vertu, Paris, PUF, 2013, p. 215 : « En quoi consiste l’unité d’une vie individuelle ? c'est l’unité d’un récit incarné dans une vie unique. ». Cf. Jakub Čapek, « Experience beyond storytelling: László Tengelyi on the Narrative Identity Debate », Acta Universitatis Carolinae – Interpretationes – Studia Philosophica Europenea, n. 2, 2015, p. 98.
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l’histoire d’une vie, contrairement au récit portant sur une vie singulière, est toujours empêtrée
dans l’histoire de la vie des autres ; et la vie implique les trois dimensions temporelles, alors que
le récit n’est que rétrospectif. Malgré l’impossibilité de confondre vie et récit, il n’en reste pas
moins qu’ils sont compatibles, ce que fait valoir Ricœur en apportant une nuance aux cinq
différences entre vie et récit : bien que nous ne sommes pas l’auteur de notre vie quant à
l’existence, nous participons de la détermination de son sens ; le récit permet de donner un début
et une fin aux vies humaines qui resteraient autrement évasives ; à une même vie peuvent
correspondre plusieurs récits authentiques ; les récits de fiction faisant interagir les différents
protagonistes reproduisent l’enchâssement réel entre les vies ; finalement, même si la narration
est au passé, parmi les faits racontés on compte des projets, des attentes, des anticipations qui
sont tous orientés vers le futur216. Il y a donc compatibilité dans la différence entre vie et récits.
Ce qu’il reste à comprendre, c’est de quelle manière les récits existants participent de la
narration d’une vie ? Comment la dimension fabulatrice du récit se lie avec la réalité de notre
expérience passée ? L’histoire d’une vie, telle que définie par Ricœur, soulève la difficile question
de l’articulation entre la vie et la fiction. La théorie de la triple mimésis, développée par Ricœur
dans Temps et récit, répond à cette question. Celle-ci repose sur l’idée que le récit consiste en une
mimésis de la réalité et, plus précisément, en une « imitation créatrice du champ pratique »217 ou
du monde de l’action. Selon cette théorie, il y aurait plus précisément une triple interaction entre
vie et récit, réalité et fiction, dans laquelle, d’un côté, le récit porte à l’expression le monde de
l’action et, de l’autre, ce monde se trouve transfiguré par sa mise en récit. La première mimésis
ou la préfiguration renvoie à l’enracinement de l’intrigue dans la pré-compréhension narrative du
monde de l’action : selon Ricœur, l’action, dans son effectivité, est toujours déjà structurée,
symbolisée et organisée temporellement, ce qui lui permet d’être racontée218. Cela rejoint l’idée
que la sphère de l’action, et plus généralement la vie, est prénarrative. La configuration – mimésis
II – décrit l’entrée de l’action dans le « royaume de la fiction » au niveau duquel l’action est mise
en intrigue, concept central que nous allons décrire dans la prochaine section219. Cet écart entre
le réel et la fiction est recouvert au moment de la troisième mimésis ou de la refiguration : au
passage du monde du texte au monde de l’action par le truchement de la lecture, le champ
216 Ibid., p. 189-193. Cf. László Tengelyi, L’expérience de la singularité, Paris, Hermann, 2014, p.339-348. 217 Paul Ricœur, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », Études phénoménologiques, vol. 6, n. 11, 1990, p. 30. 218 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 108-109. Cf. Myriam Revault d’Allones, « La vie refigurée : les implications éthiques du récit », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011, p. 599. 219 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 125.
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pratique préfiguré est refiguré par l’application des structures narratives. La triple mimésis du
récit décrit donc le processus par lequel l’expérience pratique ou la vie est transfigurée par le
pouvoir de configuration du récit220.
En effet, les récits ne viennent pas que révéler une expérience préfigurée. En révélant
l’expérience vive, les récits la transforment également. Cela s’explique par le fait que pour
Ricœur, « révélation et transformation se manifestent inséparablement »221 : exprimer une chose,
lui conférer une intelligibilité, implique nécessairement sa transformation. Autrement, on se
maintiendrait dans le cercle de la simple réitération de l’expérience préfigurée qui appelle
pourtant une configuration222. Cela signifie que Ricœur rejette la conception « naïve » de la
mimésis, définie uniquement comme description, réplication ou révélation223. Pour Ricœur, « qui
dit Mimesis dit au moins deux choses : d’une part, que la “fable” de l’action [...] se développe
dans le domaine de la fiction. D’autre part, que le récit [...], de façon si créative, imite l’effective
activité humaine » 224. En bref, si les récits fictifs participent de l’histoire racontée sur soi-même,
c’est en vertu de la configuration et de la transfiguration de l’expérience préfigurée qu’ils opèrent,
découlant elles-mêmes de leur statut fictif et imaginaire. Ainsi, l’histoire d’une vie consiste en un
mixte entre l’expérience vive et la fiction, dont les deux termes s’articulent selon le cercle
herméneutique de la préfiguration, de la configuration et de la refiguration.
3.2. L’histoire d’une vie et la mise en intrigue
De quelle manière l’histoire d’une vie, telle que décrite, participe-t-elle de l’identité
personnelle225 ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, l’histoire d’une vie confère une identité
à la personne en unifiant sa vie. Nous pouvons rajouter à présent que ce sont les récits de fictions
qui offrent le principe unificateur de la vie, à savoir la mise en intrigue. Autrement dit, lorsque
220 Ibid., p. 106. 221 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285 : « Révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. Nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. » 222 Marie-Hélène Desmeules, « Les refigurations de notre expérience du temps », Philosophiques, vol. 41, n. 2, 2014, p. 281-282. 223 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191. 224 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 44. 225 En plus de participer à l’identité personnelle, et de résoudre les apories de l’identité rencontrée par la tradition, selon Ricœur, les récits apportent une « réplique poétique » aux apories du temps, réplique à laquelle il consacre les trois volumes de Temps et récit (cf. László Tengelyi, « Refiguration de l’expérience temporelle selon Ricœur », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011), et aux apories de l’ascription, qu’il aborde dans Soi-même comme un autre (cf. Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 481-494).
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Ricœur défend l’idée que la vie est unifiée en histoire, il suppose plus précisément qu’elle est
mise en intrigue. La mise en intrigue (muthos), concept que Ricœur reprend à Aristote, décrit la
configuration des actions racontées selon une dynamique de concordance-discordance226. La
concordance du récit renvoie à sa complétude, à sa totalité et à son étendue appropriée. Le
premier trait renvoie au fait que l’interprétation d’une action ou d’une succession d’actions est
subordonnée à l’interprétation de l’ensemble des actions racontées ou de l’histoire, comme une
partie par rapport au tout227. Par exemple, la multiplication d’achats de produits luxueux par
Madame Bovary est la fois à la réalisation de ses rêves de vie mondaine et de roman à l’eau de
rose, et le signe d’une dépression plus profonde dans laquelle ses fantasmes déçus l’ont jetée. La
totalité ou le tout (holos) également caractéristique du récit renvoie au fait qu’il est organisé selon
un commencement, un milieu et une fin. Cette organisation suppose que la succession des
événements du récit, contrairement à un ensemble d’événements du monde, est régie selon les
exigences de nécessité et de probabilité faisant en sorte que chaque action en appelle une autre
ou en est la conséquence228. Pour reprendre notre exemple, les achats compulsifs de Madame
Bovary la conduisent nécessairement à sa perte. Finalement, l’enchaînement nécessaire des
événements dans un récit suppose que l’histoire s’étende dans le temps : c’est l’étendue du récit.
La temporalité du récit, contrairement aux événements du monde, est caractérisée par
l’introduction de « temps vides », c’est-à-dire les moments entre deux scènes où le protagoniste
devrait accomplir des actions qui ne sont toutefois pas racontées229. Ces éclipses temporelles
permettent de lier de manière nécessaire des segments d’actions et donc d’assurer la totalité et la
complétude du récit. Racontant la chute de Madame Bovary, Flaubert insère des sauts temporels
afin de relater successivement les situations dans lesquelles elle est sujette à la détresse : ses
dépenses irraisonnables, son malaise par rapport à sa propre fille, sa maladie nerveuse, l’échec
de ses relations amoureuses et, bien sûr, son suicide.
La configuration de l’histoire inclut également des éléments de discordance qui contreviennent
à l’enchaînement nécessaire et probable des actions dans l’histoire. Ces éléments peuvent être
contingents ou surprenants. La contingence est introduite dans le récit par des actions qui
auraient bien pu se dérouler autrement ou pas du tout. Du point de vue de la totalité de l’histoire,
le contingent apparaît comme ce qui est sans importance par rapport à la progression de l’action
226 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 227 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 38. 228 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 80. 229 Ibid., p. 81.
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de l’histoire230. Pensons par exemple au meurtre par Œdipe d’un vieil homme avec qui il eut une
altercation sur sa route de Corinthe à Thèbes. L’effet de surprise, quant à lui, est provoqué par
certains événements qui ne sont pas appelés par ceux qui les précèdent. L’effet de surprise,
« comble du discordant »231, vient donc briser les attentes du spectateur ou du lecteur. Les romans
d’aventures dans lesquels les protagonistes se buttent à une succession d’obstacles regorgent de
ce type d’éléments discordants.
Dans la conception de la mise en intrigue aristotélicienne, les éléments discordants sont
toujours subordonnés à la concordance du récit. Au cours de l’histoire, les événements
contingents se trouvent intégrés à la progression de l’action et se transmuent donc en nécessité.
C'est ce qui arrive lorsqu’un événement narré auquel nous avons porté peu d’attention se révèle
finalement être un événement central au terme du récit. L’Œdipe-roi de Sophocle est encore un
bon exemple. Au cours de la tragédie, il devient de plus en plus évident que l’homicide du vieil
homme croisé par Œdipe sur son chemin n’est pas anodin. Dans le troisième épisode, ce meurtre
se révèle être un parricide et les prévisions de l’oracle, qu’Œdipe tente de contredire toute la
pièce, se trouvent confirmées malgré lui. Il en va de même avec l’effet de surprise. Alors qu’il
semble de prime abord interrompre la progression de l’action en provoquant un
« renversement », il finit par participer au cours de l’histoire en lui faisant prendre une autre
direction. C’est ce qui arrive dans Moby Dick lorsqu’Ismaël réalise, une fois embarqué sur le
Pequod, que son périple ne sera pas une chasse à la baleine, en vue d’alimenter le marché de la
baleine, mais une poursuite, vengeresse, de Moby Dick. Le changement de direction qu’initie un
effet de surprise participe donc de l’étendue de l’histoire : sans lui, l’histoire se terminerait, en
quelque sorte, plus rapidement 232. La mise en intrigue est donc une forme de « concordance
discordante »233 des actions. Conciliant concordance et discordance, et soumettant la seconde à
la première, la mise en intrigue vient non seulement organiser les actions en un tout, mais
également y intégrer les actions ou événements discordants, qui le menacent pourtant. On
comprend mieux pourquoi le principe de mise en intrigue est un principe unificateur pour
Ricœur.
Toutefois, au niveau de la configuration à laquelle nous nous situons, la mise en intrigue
vient unifier les actions racontées, et non les actions et autres événements de la vie d’une
230 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, op. cit., p. 38. 231 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 87. 232 Ibid., p. 88. 233 Ibid., p. 86.
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personne en chair et en os. Il n’est pas encore question de la vie de personnes ni de leur identité.
Comment la mise en intrigue appartenant aux récits de fiction est transférée à la vie, par le détour
de la configuration à la refiguration ? De ce détour, comment la personne acquiert-elle une
identité dite narrative ? Selon Ricœur, l’identité personnelle est constituée par la mise en intrigue
de la vie en vertu d’un « transfert » 234 de la mise en intrigue des actions par le récit à l’identité du
personnage, puis de l’identité du personnage à l’identité de la personne. Nous proposons de
restituer ce double transfert ce qui nous permettra ensuite de définir l’identité narrative comme
une forme de permanence dans le changement.
3.3. L’identité narrative : de l’identité du personnage à l’identité de la personne
Comment la mise en intrigue du personnage est-elle transférée au personnage ? Comme la
mise en intrigue consiste en une configuration des actions racontées et que ces actions sont celles
du personnage qui en est l’agent235, le personnage est lui aussi objet d’une mise en intrigue. D’un
234 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170. 235 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. Le transfert de l’identité du récit à l’identité du personnage dépend donc de la « corrélation entre action et personnage » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170). Comme le personnage est une catégorie narrative, Ricœur propose de rendre compte de cette corrélation à partir de la narratologie. Ricœur propose d’abord d’expliquer ce lien en recourant à la typologie des rôles narratifs de Propp. Avec lui, il fait remarquer qu’il y a un lien, une correspondance, entre les fonctions et le rôle du personnage. Avec Propp, le lien entre action et personnage correspond au lien entre les fonctions et le rôle du personnage. Propp définit le conte par l’enchaînement de fonctions, c’est-à-dire de segments récurrents d’action. Toutefois, pour rendre compte du lien entre ces fonctions, Propp est forcé d’introduire la catégorie du personnage et une typologie des rôles. La liste proposée des rôles se croisent à celles des fonctions via les sphères d’actions, renvoyant à un regroupement de fonctions (Ibid., p. 171.). L’agresseur, le pourvoyeur, l’auxiliaire, la personne recherchée, le mandateur, le héros et le faux héros sont tous des types de personnages auxquels appartiennent une certaine sphère d’actions (Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 40.). En plus du lien indirect entre actions et personnage, cette théorie comporte un double défaut : s’intéressant aux contes (russes), les segments d’actions sont très typiques et les personnages sont réduits à des rôles définis, ne faisant pas droit, d’un côté, à la pluralité et l’enchevêtrement entre les différentes sphères d’actions et, de l’autre, à la singularité du personnage qui ne se réduit pas au rôle qu’on peut lui donner. Le lien entre action et personnage semble plus ténu dans la théorie narrative de Claude Bremond. Ce dernier propose que le rôle d’un personnage relève de l’attribution à une personne d’un processus d’actions éventuel, en acte ou achevé. En plus de thématiser et qualifier le lien entre action et personnage, à savoir l’attribution ou l’ascription d’action au personnage, cette théorie permet de composer un répertoire plus exhaustif des rôles et, par-là, des identités narratives. En effet, dans la mesure où le rôle ne dépend plus d’un segment d’actions pré-établies, mais de l’ascription de n’importe quelle action, l’identité du personnage se trouve construite ou révélée par toutes les actions qu’il entreprend (Ibid., p. 172.). Toutefois, Bremond ne rend pas compte du fait que la personne est un actant, interprétation du personnage qui demande de se situer de son point de vue. Cette définition du personnage, Ricœur la trouvera finalement chez Greimas, qui le définit comme un opérateur ou un initiateur d’actions sur le parcours narratif. Selon cette conception du personnage, son rapport à l’action n’est pas seulement pensé du point de vue extérieur, qui est celui de l’attribution – on attribue une action aux personnes –, mais également du point de vue de l’actant lui-même : « on procède des relations possibles entre actants en direction de la riche combinatoire des actions, que celles-ci s’appellent contrats, épreuves, quêtes, luttes » (Ibid., p. 173). Cette compréhension du rapport entre action et personnage – qui coïncide donc avec la compréhension ricœurienne du soi comme agissant, et à laquelle on peut
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côté, selon la ligne de concordance, « le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie
considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre »236.
Se trouve exprimée l’idée que chaque personnage se distingue des autres par la suite d’actions ou
d’expériences qui sont les siennes et qui le caractérisent en propres. Par exemple, on ne peut
comprendre qui sont Ulysse, Œdipe, Antigone, Don Quichotte, le roi Lear ou Madame Bovary
sans raconter leur histoire singulière, c’est-à-dire la configuration de leurs actions, comme le
propose Muriel Gilbert suivant Ricœur237. De l’autre côté, les éléments discordants du récit
viennent menacer la totalité temporelle offerte par le récit en introduisant des événements
imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.)238. Sur le coup, ces événements
viennent changer le sens de l’histoire auquel on reconnaissait jusqu’à maintenant la personne.
Au terme du récit, ces événements acquerront une nouvelle signification pour la vie du
personnage et l’identité narrative de ce dernier se trouvera consolidée. L’identité narrative du
personnage découlant de la mise en intrigue du récit est donc subordonnée à la configuration du
récit. Le récit étant donné ses éléments concordants, eux-mêmes intégrants des éléments
discordants, construit l’identité du personnage comme permanence dans le changement. Qu’en est-il
de l’identité narrative de la personne ?
L’identité narrative de la personne est constituée par la fréquentation des récits fictifs et
s’opère donc au niveau de la refiguration, c’est-à-dire du passage du monde du texte au monde
réel. Ce qui assure la constitution de l’identité de la personne, dans ce retour du récit à la vie,
c’est l’acte de lecture239, mais d’abord et avant tout par le lecteur l’identification au personnage. Cette
ascrire des actions – permet de transfert de la mise en intrigue du récit à l’identité du personnage. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction, tome II, Paris, Seuil, 1984, p. 59-114. 236 Ibid., p. 175 [Nous soulignons]. 237 Muriel Gilbert, « L’homme souffrant en quête de sens : du récit de soi à l’identité narrative. Une réflexion à partir de Ricœur », Psychiatrie Science-humaine Neuroscience, vol. 5, 2007, p. 73. 238 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 175. 239 Selon Ricœur : « Le phénomène de la lecture [devient] du même coup le médiateur nécessaire de la refiguration » (Ibid., p. 288). La lecture permet de passer du monde du texte au monde réel, c’est que la lecture n’est pas une « imitation paresseuse » 239 de l’histoire racontée à la vie. En effet, la personne est impliquée activement dans la lecture – c’est d’ailleurs en ce sens que c’est un acte. Dans Temps et récit, Ricœur tente de rendre compte de la participation dynamique du lecteur, qui implique toujours une certaine distance entre le texte et son lecteur, en recourant à différentes théories de la lecture : la phénoménologie de la lecture, l’esthétique de la réception et la rhétorique de la fiction. Sans entrer dans le détail, les premières soulignent la participation du lecteur au sens du récit : la phénoménologie de la lecture suggère que le lecteur complète le sens de l’histoire racontée par ses attentes, et la rhétorique de la fiction soutient que le lecteur interprète et réinterprète le sens du récit conféré par l’auteur à la lumière à sa réalité socio-historique. Différemment, la rhétorique de la fiction montre que, de la lutte entre le narrateur et le lecteur, ce dernier consolide ou révise sa vision du monde en fonction de celle proposée par le texte et engage un nouveau cours d’actions conformément à celle-ci (Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 290-308 ; Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188-189 ; Daniel Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer, Paris, PUF, 2008, p. 247-248.). De la phénoménologie de la lecture à la rhétorique de la fiction, on assiste
65
nouvelle notion peut laisser penser que l’identité de la personne serait la résultante d’une
application à soi-même, au sens fort de superposition, de l’identité du personnage. Cette
compréhension de l’identification au personnage reviendrait à « se projeter dans une image
trompeuse derrière laquelle on peut se cacher »240. Par voie de conséquence, l’identité narrative
de la personne, par sa relation avec les récits fictifs, serait « un moyen de se duper soi-même ou
de se fuir soi-même »241. Bien que la narration de soi implique toujours une part de création de
soi, selon Ricœur, par le détour des récits, « nous tentons de retrouver, et non pas simplement
d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue »242. Autrement dit, la constitution de
l’identité narrative implique un processus de connaissance de soi dans lequel les récits nous
servent de guide. C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’identification au personnage, c’est-à-dire
comme « véhicule privilégié de cette interprétation »243 de soi. Le lecteur ne s’identifie donc pas
au personnage en tant que tel, mais à la figure identitaire du personnage comme le corrélat de
l’histoire racontée sur lui : « s’approprier une figure de personnage au moyen de l’identification
signifie se soumettre soi-même au jeu des variations imaginées, lesquelles deviennent alors des
variations imaginées du soi » 244. Ce que le lecteur reprend au texte pour l’appliquer à sa vie, c’est
la dynamique entre l’identité du récit et l’identité du personnage.
Le lecteur de récits devient donc « lecteur et scripteur » de sa propre vie245. Cela ne signifie
pas qu’il organise les actions et les événements de son passé en une histoire ayant un début, un
milieu, une fin – à l’exception, peut-être, des quelques-uns qui se sont livrés à l’exigeant exercice
autobiographique. Ricœur assouplit et actualise lui-même le modèle aristotélicien de mise en
intrigue en redéfinissant la configuration du récit comme une « synthèse de l’hétérogène » qui
fait le lien « entre le divers des événements et l’unité temporelle de l’histoire racontée ; entre
l’enchaînement de l’histoire et les composantes disparates de l’action, à savoir les intentions
à une refiguration plus importante du récit, corollaire d’une compréhension plus importante de soi-même : se comprendre devant le texte signifie ici de « s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde » (Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 116). Toutefois, ce n’est pas ce type de compréhension, une compréhension éthique, qui semble impliquée dans la constitution narrative de soi-même par le détour de la fiction. C’est pourquoi, pour rendre compte de l’identité narrative, Ricœur convoque également le processus d’identification au personnage dans Soi-même comme un autre. 240 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 45. 241 Ibid., p. 45. 242 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 274. 243 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 304. 244 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 245 Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale », Cités, vol. 33, n. 1, 2008, p. 99.
66
causes et les hasards ; enfin entre la pure succession et l’unité de la forme temporelle »246. De
manière similaire à la configuration du récit, la configuration d’une vie consiste à identifier et à
relier, de manière nécessaire ou vraisemblable, les événements marquants d’une vie. C’est à un
exercice de ce genre que se livre Simone de Beauvoir dans son ouvrage Mémoire d’une jeune fille
rangée. En effet, elle identifie dans son autobiographie les événements marquants, notamment
son introduction à la littérature et à la philosophique ainsi que certaines relations humaines (avec
Zaza, Jacques, Herbaud et Sartre) qui lui ont permis de quitter le cadre que lui imposait sa famille.
De cette lecture de soi, les vingt premières années de sa vie lui apparaissent comme une tentative
d’émancipation du carcan familial. L’identification et l’organisation des événements marquants
d’une vie permet donc de conférer une certaine unité temporelle et un sens à la vie.
Comment s’articule ce travail de configuration d’une vie à la constitution de l’identité
personnelle ? Comme la mise en intrigue des récits constitue l’identité narrative du personnage,
la personne tire son individualité de la configuration de sa vie en histoire. En effet, de la même
manière que dans le récit, cette identité relève de la corrélation entre les actions racontées et la
personne comme auteur de ces actions. Puisque les actions ou les événements racontés sont les
nôtres, c’est-à-dire qu’on peut nous les ascrire ou on peut s’y identifier, ils indiquent qui l’on est.
On est celui ou celle qui a initié telle action, qui a vécu tel événement, qui a été habité par telle
ou telle émotion. Plus généralement, on se définit et on se distingue des autres par cette histoire
singulière qui est la nôtre, avec les événements qui la composent et le sens qui l’unifie. Autrement
dit, l’écriture de notre vie permet de nous découvrir et de nous construire comme le personnage
de notre vie. C'est d’ailleurs ce que partage Simone de Beauvoir, dans Mémoire d’une jeune fille
rangée, en évoquant son expérience d’écriture autobiographique : « En écrivant une œuvre nourrie
de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence »247. Ainsi, à la
question « Qui suis-je ? », celui qui s’est fait lecteur et scripteur de sa vie, répond « une histoire »,
« une narration », comme le propose Johann Michel248. Ce qu’il reste à montrer, c’est la manière
par laquelle cette identité narrative confère à la personne une forme de permanence dans le
changement.
246 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 169. 247 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 187. 248 Johann Michel, « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurienne d’identité narrative aux sciences sociales », Revue européenne des sciences sociale, vol. 41, n. 125, 2003, p. 129.
67
3.4. L’identité narrative comme mise en intrigue de la permanence et du changement
Avec l’identité narrative, la personne emprunte sa permanence dans le changement à l’unité
que lui confère l’histoire de sa vie. Cette identité se distingue par sa nature et par la nature de son
articulation entre identité et transformation des autres modèles d’identité personnelle identifiés
par Ricœur. L’identité narrative, relevant de l’histoire racontée sur soi-même, est de l’ordre du
sens. Selon Ricœur, « je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au
sens »249. En effet, l’unification de l’expérience vécue opérée par le récit ne concerne pas la
matérialité de nos actions passées – le passé est « impossible [...] à changer, du moins quant à la
matérialité des événements » 250 – mais uniquement le sens qu’on leur confère. La sélection de
nos événements passés et leur mise en relation selon un début, un milieu et une fin leur confère
une nouvelle signification à laquelle on se reconnaît comme identique. Ce sens n’est pas
emprunté aux histoires fictives par le détour desquelles on unifie notre vie. Comme nous l’avons
indiqué plus haut, les récits fictifs par leur structure permettent plutôt de déceler le sens de notre
expérience vive et celui de notre identité. Le sens de notre identité, à la fois découvert et constitué
par l’identification aux personnages fictifs, permet à Ricœur d’affirmer qu’avec la narration de
soi « nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative
qui nous constitue »251. Cette affirmation vient également préciser la part de l’individu dans la
constitution de sa permanence dans le temps. Comme dans la promesse, la personne y est
impliquée activement en conférant un sens à son expérience vécue. Mais cette activité n’est pas
totale dans la mesure où l’expérience vive, quant à sa matérialité, ne peut être changée : sur ce
point, l’individu subit son identité narrative comme il subit son caractère. Par l’ambiguïté de
l’histoire d’une vie, comme expérience vive et fabulation, la permanence de l’identité narrative
se situe en quelque sorte entre le caractère et la promesse.
De plus, la permanence dans le temps propre à l’identité narrative s’étendant du passé
jusqu’au futur, contrairement à la promesse et au caractère qui sont associés à une dimension
temporelle. En effet, ce modèle d’identité lie les événements passés d’une personne aussi bien
que ses anticipations futures dans une unité de sens. Autrement dit, le passé et le futur d’une
personne participe d’un tout qui est celui de son histoire. Pour Ricœur, cela revient à dire que
l’identité narrative est associée à la temporalité du présent. Ayant une épaisseur temporelle, le
249 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191. 250 Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 405. 251 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 274.
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présent ne doit pas être réduit à « l’instant ponctuel du temps chronologique »252. Au contraire,
il lie toujours déjà le passé et le futur, comme le fait l’identité narrative. Ainsi, avec ce modèle de
permanence dans le temps, l’individu peut se dire « le même aujourd’hui que celui qui a fait hier
et qui fera demain »253.
La permanence associée à l’identité narrative est une permanence dans le changement.
L’histoire d’une vie fait droit à la diversité des événements vécus, à leur disparité quant aux
intentions, aux causes et aux conséquences, leur étant reliées, et à leur caractère contingent ou
surprenant. Tous ces éléments, menaçant l’unité de l’expérience vive, ne sont pas fatals à
l’identité narrative – ils le seraient s’ils empêchaient la narration de soi-même, nous y reviendrons.
En effet, leur configuration en histoire permet de leur conférer un sens et de consolider, de
manière corollaire, l’identité personnelle : « ainsi le hasard est-il transmué en destin »254. Cette
transformation des changements en permanence tient à l’action de synthèse de la narration ou
au « triomphe de la concordance sur la discordance »255 selon l’interprétation aristotélicienne de
la mise en intrigue. Cette mutation du changement en permanence ne doit pas être confondue
avec celle impliquée dans le caractère : au niveau de l’identité narrative, les éléments discordants
d’une vie ne sont pas oubliés, mais ils sont mis en scène dans une histoire. Ces changements ne
sont pas pris en compte de la même manière que dans la promesse : à la différence du
prometteur, qui écarte tout en reconnaissant les changements menaçant la tenue de sa promesse,
le lecteur de soi-même les intègre à l’unité de son histoire. Ainsi, avec l’identité narrative,
permanence et changement, « identité et diversité »256 ne sont pas articulés selon une dialectique
de l’innovation et de la sédimentation ni selon une dénégation des changements dans le maintien
de soi, mais ils sont mis en intrigue.
4. La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle
La restitution de la recherche descriptive de l’identité personnelle nous révèle que Ricœur
parvient non seulement à répondre de manière conceptuelle au défi de l’identité personnelle,
mais il y répond de manière concrète en identifiant trois phénomènes de permanence dans le
changement. À la question « comment rendre compte du fait que l’on reste identique dans le
252 Ibid. 253 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 342. 254 Ibid., p. 175. 255 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 155. 256 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170.
69
temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? », le caractère offre la réponse la plus
commune : nous restons les mêmes dans le temps à travers la sédimentation de nos traits de
caractère qui dissimule les changements de la personne qui s’y trouvent à l’origine. La promesse
offre à cette question une réponse plus audacieuse, imprégnée de volonté : nous restons les
mêmes parce que nous nous maintenons dans le temps malgré les changements qui nous
affectent et que nous dénions257. La réponse la plus adéquate est offerte par l’identité narrative :
nous restons les mêmes parce que l’histoire d’une vie à laquelle nous nous reconnaissons confère
un sens aux éléments disparates de notre vie. Du caractère à l’identité narrative en passant par la
promesse, la place aux changements de la personne est de plus en plus grande : le caractère
dissimule les changements, la promesse les dénie et l’identité narrative les intègre au sens de l’histoire.
En plus d’articuler la permanence et le changement ainsi que les dimensions rétrospective
et prospective, passive et active du soi dans l’identité personnelle, l’identité narrative « fait tenir
ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du
maintien de soi » 258. D’un côté, en faisant l’histoire d’une vie, le lecteur et scripteur de lui-même
ne décèle pas seulement le sens des événements de son passé, mais également les habitudes et
les identifications acquises qui sont les siennes depuis toujours. La personne prend connaissance
de son caractère – et « lui rend son mouvement, aboli dans les dispositions acquises » 259 – à
travers la narration de soi qui est une forme de connaissance de soi. Sans l’identité narrative, le
caractère ne pourrait offrir une réponse à la question « Qui suis-je ? ». De l’autre côté, l’identité
narrative facilite la promesse. Tenir sa parole suppose que l’agent ait unifié l’expérience qui est
la sienne de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière malgré les
changements qui l’affectent260. Il est plus facile de s’engager auprès d’autrui si l’on a déjà la
conviction qu’on est resté le même à travers les changements qu’on subit : « c’est dans la mesure
où je peux me rassembler narrativement que je m’avère capable de me tenir, et de me maintenir,
éthique » 261. Comme forme d’introspection, la narration de soi participe à la promesse en révélant
à la personne les prédicats moraux et éthiques qui orientent déjà sa vie. Comme forme de
connaissance de soi, l’identité personnelle rend possible la connaissance du caractère et la
réalisation de la promesse. Ainsi, en tant que leur condition, l’identité narrative relie les deux
257 « La tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement », Ibid., p.149. 258 Ibid., p. 196. 259 Ibid. 260 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. 261 Paul Ricœur, « Entretien, 1994 », dans Jean-Christophe Aeschlimann (dir.), Éthique et responsabilité, Neuchâtel, La Baconnière, 1994, p. 26.
70
autres modèles d’identité venant ainsi recouvrir le spectre de la dialectique entre idem et ipse. À la
lumière de cette double médiation opérée par l’identité narrative, le plaidoyer que Ricœur lui livre
dans Soi-même comme un autre semble justifié.
La validité du caractère, de la promesse et de l’identité narrative comme modèle d’identité
personnelle vient donc confirmer en retour celle des concepts d’identité, en termes de mêmeté
et d’ipséité. Il semble y avoir un rapport réciproque entre la recherche conceptuelle de Ricœur
et sa recherche descriptive : la première a donné accès à la seconde, et la seconde a confirmé la
validité de la première. Ce rapport réciproque n’est toutefois pas circulaire. Il s’apparente à la
méthode phénoménologique en zigzag de Husserl caractérisée par un retour vivant à l’origine.
Cette origine correspond à la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, dégagée à travers la
recherche conceptuelle de Ricœur et confirmée par son examen des phénomènes concrets de
l’identité. Ainsi, la recherche constructive et descriptive de Ricœur vient confirmer le sol
originaire identifié préalablement par son étude destructive et conceptuelle262. Cette méthode
vivante, progressant malgré ses rétroactions, est peut-être ce qui a permis à Ricœur,
contrairement à ses prédécesseurs, de répondre au défi de l’identité personnelle.
Il reste à voir si la recherche conceptuelle et descriptive, s’auto-validant, est capable de
répondre à un second défi posé par le phénomène de l’identité personnelle. Ce défi est celui des
situations de perte d’identité personnelle.
262 Servanne Jollivet, « La notion de “destruction” chez le jeune Heidegger : de “la critique historique” à la “destruction de l’histoire de l’ontologie” », Horizons philosophiques, vol. 14, n. 2, 2004, p. 90.
71
CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE D’IDENTITÉ ET
LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE
L’IDENTITÉ PERSONNELLE
J’étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l’armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d’une façon à la
fois engageant et timide. Dans ses yeux, deux flaques d’ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas
reconnue. [...] Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. [...] Moi cependant, j’existais
toujours quelque part263.
La conception ricœurienne de l’identité, pensée dans l’horizon du défi de l’identité personnelle,
revêt une valeur phénoménologique indéniable puisque ce défi est posé par l’expérience elle-
même. Cette dernière nous montre que le soi, par son existence temporelle, est sujet aux
changements, dont la variabilité des états psychiques – les impressions, les désirs et les croyances
– est le témoin le plus évident. À la lumière des changements que vit inévitablement le soi, la
recherche d’un moi « non affecté par le temps »264, tel qu’elle a été menée par nombre de philosophes
analytiques, paraît vaine : ce moi, nous dit Ricœur, « nous le trouvons pas »265. Néanmoins, à
contre-courant des conceptions de l’identité de Hume et Nietzsche, l’expérience ne présente pas
le soi comme une pure diversité, une pure variabilité : « on dit que la même personne est entrée
et sortie ; que, dans un album de photos, c’est le même homme, la même femme qui est devenu(e)
adulte »266, etc. Le défi de l’identité personnelle tient compte de cette permanence attestée par
l’expérience. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, partant de ce défi pour tenter
d’y répondre, fait droit à cette coexistence expérientielle de la permanence et du changement.
Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré que les deux concepts d’identité
personnelle identifiés par Ricœur, à savoir la mêmeté et l’ipséité, expriment respectivement le
fait de rester le même ou de rester soi-même malgré le changement. Dans le chapitre précédent,
nous avons associé cette première réponse à trois phénomènes d’identité, que sont le caractère,
263 Marguerite Duras, op. cit., p. 122. 264 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378. 265 Ibid. 266 Ibid. [Nous soulignons].
72
la promesse et l’identité narrative et qui constituent autant d’articulations entre permanence et
changement. Avec cette réponse concrète, Ricœur ne fait pas seulement droit au phénomène de
l’identité personnelle, mais il propose de le figurer, triplement, en se situant lui-même au niveau
de l’expérience.
Relevant le défi de l’identité personnelle, on ne peut pas affirmer que la conception
ricœurienne de l’identité fait droit, pour autant, à l’entièreté de ce phénomène. Ce phénomène
ne pose pas que le défi de la permanence et du changement. En effet, l’expérience témoigne
d’autres paradoxes relatifs à l’identité personnelle. Pensons notamment à l’incohérence entre la
dimension solipsiste et la dimension intersubjective de l’identité personnelle – notre identité,
c’est la nôtre et pourtant autrui participe toujours à sa constitution, notamment à notre histoire
– ou encore au contraste entre notre puissance et notre fragilité à son égard – d’un côté, nous
sommes capables de rassembler notre vie pour la constituer en histoire, de l’autre, certains
souvenirs nous échappent irrémédiablement ou certains événements de notre passé sont trop
douloureux pour être évoqués267. À ces paradoxes, on peut également ajouter les situations de la
perte d’identité.
L’expérience de la perte d’identité survient lorsqu’en se rapportant à soi-même on ne sait
plus qui l’on est. Cette expérience peut prendre plusieurs formes. Comme le rappelle le
personnage de Marguerite Duras, il peut arriver qu’il ne soit plus possible pour une personne de
s’identifier au visage, au corps, à la posture que lui renvoie la glace. Dans une autre situation,
l’impression de ne plus être soi-même peut relever de la transformation importante de ses
opinions, de ses valeurs, de ses convictions. Ou encore, cela peut survenir lorsqu’il n’est plus
possible de reconnaître les événements, les actions, les lieux, les relations de notre passé comme
les nôtres. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience de perte d’identité se manifeste de
manière silencieuse, en laissant sans réponse la question « Qui suis-je ? » ou, plus précisément,
« Qui suis-je, moi, si versatile ? »268. Cette absence de réponse ne traduit pas pour autant une
néantisation réelle de l’identité personnelle269. C’est ce que nous démontre l’expérience. Par
exemple, malgré la fragilisation de son identité spéculaire, l’empêchant de répondre à la question
« Qui suis-je ? », Francine reste encore identique à travers son tempérament et encore plus par
267 Cf. Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 377-392. 268 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198. 269 Ibid., p. 196.
73
son passé, qui sont restés intacts. L’impossibilité d’une néantisation de l’identité personnelle270
est également attestée par le caractère épisodique des expériences de perte d’identité : au terme
de ces épisodes ou de ces « nuits de l’identité personnelle »271, notre individualité, qui ne nous a
jamais vraiment quittée, s’atteste à nouveaux frais. C'est comme si les expériences de perte
d’identité étaient contemporaines d’une persistance de l’individualité de la personne qui n’exclut
pas son changement. Toutefois, cette individualité est tacite : elle échappe par instant au langage
et laisse la question de l’identité personnelle sans réponse.
Cette expérience se présente pour celui ou celle qui veut la thématiser théoriquement
comme un autre défi. Elle exige de rendre compte de la simultanéité d’une impression de perte
d’identité et d’une persistance de l’individualité. Ce défi est en quelque sorte plus redoutable que
le premier. Le premier défi demandait de penser ensemble la coexistence de la permanence et
du changement d’une personne dans le temps. Bien que tout changement constitue a priori une
menace à l’identité personnelle, ce risque n’est pas toujours effectif. Par exemple, les
changements mineurs ou régionaux, tels qu’une nouvelle coupe de cheveux ou l’acquisition d’une
nouvelle habitude, ne viennent pas nécessairement affecter l’identité d’une personne, qui peut
être supportée par la permanence de ses autres traits de caractère ou par la cohérence de son
histoire. Il en va de même avec la croissance ou le vieillissement : bien qu’au bout du compte,
on ne ressemble plus à celui ou celle que l’on était, prises une à une, nos faibles transformations
à travers le temps menacent notre ressemblance sans la détruire272. Ainsi, l’antinomie entre
permanence et le changement qu’implique le premier défi de l’identité personnelle n’est pas
toujours avérée. Il en va autrement avec le second défi de l’identité personnelle qui demande de
joindre deux termes contraires : l’identité d’une personne et l’expérience d’une perte d’identité,
la permanence dans le changement d’une personne et la dissipation de son identité. Le second
défi de l’identité personnelle, avec lequel l’identité personnelle se trouve bel et bien menacée,
consiste en quelque sorte en la réalisation à la limite du premier défi.
270 La néantisation de l’identité est impossible du point de vue de la normalité. Il semble en être autrement au niveau pathologique. Certaines maladies identitaires, telle que la schizophrénie, pourraient être reconduites et interprétées comme des pertes maintenues de l’identité personnelle. Plus précisément, elles consisteraient en des divisions ou des dissociations de soi-même – que nous allons reconduire, au quatrième chapitre, à une fragilisation de l’ipséité – ne pouvant être résorbées. Cf. Philippe Cabestan, « Identité et dissociation (Spaltung) du point de vue de l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) », Paulo Jesus, Gonçalo Marcelo et Johann Michel (dir.), Du moi au soi : variations phénoménologiques et herméneutiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. 271 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197. 272 Ibid., p.142.
74
Ce second défi, Ricœur se l’est lui-même posé, bien qu’implicitement, en abordant les cas
de fragilisation de l’identité personnelle. Nous proposons, dans un premier temps, de restituer
l’examen de ces situations et la résolution, en termes d’ipséité et de promesse, que Ricœur leur
apporte. Plutôt que de consolider l’apport de Ricœur à la problématique de l’identité personnelle,
la solution proposée par Ricœur initiera une lecture critique de sa conception de l’identité
personnelle au terme de laquelle elle s’avérera incapable de relever non seulement le second, mais
également le premier défi de l’identité personnelle. En effet, il s’agira, dans un deuxième temps,
de montrer que le phénomène de la promesse et le concept d’ipséité ne sont pas relatifs à
l’identité personnelle. Cet échec de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ne
conduira pas pour autant à son abandon : il donnera plutôt l’impulsion à son dépassement, que
nous signalerons à la fin de ce chapitre.
1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution
Ricœur s’intéresse d’abord aux situations de fragilisation de l’identité personnelle telles
qu’illustrées par les récits fictions. C’est donc l’identité narrative du personnage qui est en
question, mais pas n’importe laquelle. Dans la sixième étude de Soi-même comme un autre, l’identité
narrative semble être entachée d’une équivocité qu’il faut soulever pour bien comprendre le
traitement par Ricœur des situations fictionnelles de perte d’identité. Nous avons décrit l’identité
narrative comme un modèle d’identité personnelle, à côté du caractère et de la promesse, qui
découle de la narration de soi. Ce type d’identité, que le personnage possède également – on peut
donc parler de l’identité narrative du personnage – emprunte sa forme de permanence dans le
changement à la structure de concordance-discordance des récits fictifs.
Cependant, Ricœur a également recours à la notion d’identité narrative pour exprimer
l’identité du personnage en général. L’identité du personnage, comme l’identité de la personne,
oscille entre la permanence du caractère et le maintien de soi dans la parole donnée. D’un côté,
le caractère du personnage se reconnaît au fait qu’il est identifiable et réidentifiable. De l’autre,
le maintien de soi du personnage transparaît à travers le fait qu’il réalise ses engagements ou ses
actions, même lorsque ces derniers n’indiquent aucun trait de son individualité. Selon Ricœur,
l’unité des actions du personnage révèle son caractère, alors que la discordance du récit est là
pour nous rappeler que le personnage est aussi un maintien de soi. Par exemple, dans les contes
de fée, la cohérence entre les actions du protagoniste traduit une constance du caractère : il agit
de la sorte parce qu’il est gentil ou méchant, courageux ou lâche, etc. Dans les romans où la
75
discordance a une place plus importante, comme Mrs Dalloway, le personnage reste lui-même
grâce au maintien de ses engagements dans le temps. L’identité du protagoniste du roman de
Virginia Woolf, dont les actions, les pensées, les souvenirs traduisent plus de diversité que
d’unité, est portée par la planification et la réalisation de sa petite fête.
Les deux sens de l’identité narrative se rejoignent ainsi au sein de la structure de
concordance-discordance du récit. Ce rapprochement permet à Ricœur de suggérer que l’identité
narrative, dans le premier sens du terme, a une « fonction médiatrice » en tenant ensemble les deux
pôles de l’identité personnelle et plus généralement la dialectique entre l’idem et l’ipse273. Ainsi,
avec l’identité narrative, l’identité personnelle, tendue entre la mêmeté et l’ipséité, le caractère et
la promesse, trouve enfin son unité274. Or, dans son examen « des fictions de la perte
d’identité »275, c’est de l’identité du personnage, comme caractère et promesse, dont il est
question. La perte d’identité narrative renvoie donc à la fragilisation d’un de ces deux modèles
d’identité personnelle. Nous proposons d’examiner successivement l’exposition par Ricœur des
situations de fragilisation de perte d’identité, et plus précisément de dissolution de l’identité-idem,
et la résolution, en termes d’ipséité et de promesse, qu’il propose à ces situations.
1.1. La fragilisation de l’identité du personnage et de la personne
Selon Ricœur, « la littérature s’avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences
de pensée où sont mises à l’épreuve les ressources de variation de l’identité narrative »276. Dans
les contes de fées ou les récits de folklore, dans lesquels la concordance des faits est
prédominante, l’identité du protagoniste est distinctive et connaît peu de changements :
273 Ibid., p. 176. 274 On peut se demander si la conception de l’identité narrative comme intermédiaire entre le caractère et la promesse est valide. Ricœur peut subsumer le caractère et la promesse sous l’identité narrative en associant ces deux types d’identité respectivement à la concordance et à la discordance du récit. Or, ce lien, et plus particulièrement celui entre concordance et caractère, n’est pas évident. Les autobiographies, dont la configuration se rapproche de l’essai, ne contiennent-elles pas de nombreuses descriptions du caractère du protagoniste, qui est aussi l’auteur et le narrateur de l’histoire ? À l’inverse, il y a certains romans, structurés selon un début, un milieu et une fin, dont le protagoniste est presque qu’anonyme. Par exemple, Joseph K., dans Le procès, à défaut de pouvoir être identifiable à un caractère, et même à un nom, peut toujours être défini par la configuration de ses actions. Il en va de même au niveau de la refiguration : une personne ayant subie une multitude de transformations successives, qui est une réalité assez commune à l’adolescence, peut toujours en faire le récit et se reconnaître à lui. En effet, les adolescents, à défaut de pouvoir décrire leur caractère, peuvent toujours faire le récit de leurs changements successifs et se reconnaître en lui comme quelqu’un qui cherche à se définir. Plus encore, ne pouvons-nous pas penser qu’une personne ayant vécu une série de transformations peut plus facilement faire le récit d’elle-même qu’une personne à qui peu d’événements sont arrivés, mais ayant un caractère bien identifiable ? 275 Ibid., p. 177. 276 Ibid., p. 176.
76
« identifiable et réidentifiable comme même », le personnage possède un caractère277. À l’autre
extrême, on peut situer les récits d’apprentissage ou les romans de flux de conscience dans
lesquels la concordance tend à s’effacer. Ici, les actions ne sont plus configurées selon un principe
de configuration propre. Ce qui les organise, c'est plutôt l’évolution du personnage ou le récit de
ses transformations successives. Le rapport de subordination entre la mise en intrigue et le
personnage, duquel dépend son identité, se trouve inversé. N’ayant plus de qualités à partir
desquelles on peut le reconnaître, le personnage ne se prête plus à la description, à l’identification,
voire à la désignation : « le non-identifiable devient l’innommable »278. Cette éclipse du caractère
du personnage, due à la dissolution de configuration du récit, nous empêche de dire qui il est.
De manière similaire, au passage de la refiguration279, une personne qui, se rapportant à elle-
même et à sa vie, ne se trouve confrontée qu’à une multitude de transformations successives,
tantôt physiques tantôt psychiques, fait l’épreuve de la perte de son identité. Ces situations ne
sont pas si inusitées : elles sont notamment la réalité de plusieurs adolescents qui, afin de se
définir au sein d’une sphère d’influences diversifiées, adoptent différents traits physiques ou
s’identifient à des opinions, des valeurs et des modèles très divers, voire contradictoires. Selon
Ricœur, « en ces moments de dépouillement extrême, la réponse [est] nulle à la question qui suis-
je ? ». Celui qui fait l’épreuve du néant de son identité se trouve incapable de répondre à cette
question, sinon que pour affirmer, laconiquement, « Je ne suis rien »280.
1.2. La résolution des situations de fragilisation de l’identité personnelle
Selon Ricœur, ces situations ne doivent pas être interprétées « à tort » comme situations de
perte d’identité281, bien qu’elles impliquent une « dissolution »282 de l’identité personnelle. Ce qui
277 Ibid. 278 Ibid., p. 177. 279 Certaines remarques de Ricœur laissent croire qu’avec le retour de la fiction à la vie, la dissolution de l’identité du personnage est transférée à la personne par le truchement de la lecture et de l’identification au personnage : « Le soi ici refiguré par le récit est en réalité confronté à l’hypothèse de son propre néant » (Ibid., p. 196). Au contact des récits mettant en scène un personnage sans identité, le lecteur serait à son tour confronté à la dispersion de lui-même (Johann Michel, loc. cit., p. 131.). Contre une telle interprétation, il faut se rappeler que de la même manière que l’identité de la personne n'est pas calquée sur celle du personnage, la fragilisation de l’identité du personnage n’entraîne pas nécessairement l’expérience de la perte de sa propre identité (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 131.). Ce que le lecteur reprend au roman, c’est le rapport entre la configuration de l’histoire et la figuration du personnage. Il y a perte d’identité de la personne, encore une fois au sens du caractère, lorsqu’elle n’est plus à même de mettre en intrigue sa vie. 280 Ibid., p. 196. 281 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 282 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196.
77
se trouve dissous à travers la fragilisation du caractère c’est l’identité-idem de la personne. En
effet, la personne n’a plus un « quoi » permanent – dont le caractère est l’exemple paradigmatique
– auquel elle peut se reconnaître. L’impression de perte d’identité, relevant de la dissolution de
l’identité-idem, est donc réelle. Mais elle ne traduit pas une perte totale d’identité personnelle. Selon
Ricœur, « ces cas déroutants de la narrativité se laissent réinterpréter comme une mise à nu de
l’ipséité par perte de support de la mêmeté »283. L’ipséité, ou le fait d’être sien, persiste à la
fragilisation de l’identité-idem. Ceci n’est pas étonnant parce que, pour Ricœur, l’ipséité est
irréductible284, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être altérée. Cela signifie que peu importe les
événements dont on fait l’épreuve au cours d’une vie, peu importe les changements que l’on
subit, on gardera toujours notre ipséité. Comment l’ipséité se manifeste donc dans les situations
de fragilisation de l’identité-idem ?
Dans les situations de fragilisation de l’identité, l’identification à soi-même constitutive de
l’ipséité n’est plus médiatisée : ayant perdu toutes propriétés personnelles, on ne peut plus se
rapporter à soi-même comme étant celui qui a telle habitude, telle préférence, telle valeur, etc.
Cette ipséité non-médiatisée est dépourvue du contenu que lui fournissaient les intermédiaires
au rapport à soi-même. À défaut d’exprimer le fait d’être « comme ceci ou comme cela »285, cette ipséité
pure exprime le fait d’être soi-même ou « je » : « La phrase : “Je ne suis rien” doit garder sa forme
paradoxale : “rien” ne signifierait plus rien, si “rien” n’était en effet attribué à un “je”. Mais qui
est encore je quand le sujet dit qu’il n’est rien ? Un soi privé du secours de la mêmeté »286. Ricœur
suggère même que dans les situations plus graves où la question est laissée sans réponse, l’ipséité
se manifeste à travers l’énonciation de la question elle-même : « l’ipséité se réfugi[e] dans la
question sans réponse : qui suis-je ? »287. En effet, comme l’ipséité est une réponse à la question
« qui ? », alors l’ipséité est toujours déjà contenue dans la question de l’identité personnelle que
l’individu prononce, et ce, même si elle est laissée sans réponse. C'est pourquoi Ricœur peut
soutenir que « la réponse nulle à la question qui suis-je ? renvoie, non point à la nullité, mais à la
nudité de la question elle-même »288, c’est-à-dire à la question « qui ? ».
Il ne faut pas penser que la répétition de la question « Qui suis-je ? », laissée chaque fois sans
réponse, est la seule manifestation de l’ipséité. Selon Ricœur, dans ces situations d’errance
283 Ibid., p. 178 [Nous soulignons]. 284 Ibid., p. 165. Cf. Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 474. 285 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 286 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196. 287 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 288 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197.
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identitaire, la personne peut également s’affirmer comme une ipséité en proclamant « Me voici ! »
ou « Ici je me tiens ». Ces énonciations sont ce « par quoi la personne se reconnaît comme sujet
d’imputation »289, c’est-à-dire qu’elle s’atteste devant autrui comme un individu responsable,
capable de s’engager et sur lequel on peut compter. Pour Ricœur, les retrouvailles avec soi se
font donc sur le plan éthique avec la promesse, comme l’explique Denis Thouard290. Si la promesse
persiste même dans les situations de fragilisation d’identité, c’est parce que la promesse ne
dépend pas de la mêmeté ou de la possession d’une certaine permanence du même. Pour
s’engager éthiquement, il n’est pas nécessaire d’avoir un récit de vie auquel on s’identifie ou de
connaître les traits de caractère qui nous définissent en propre. Bien que la connaissance de soi-
même contribue à se saisir comme une unité temporelle et qu’elle permette de guider notre agir
en proposant des modèles d’action que nous voudrions être les nôtres, l’engagement éthique est
d’abord et avant tout commandé par autrui. La promesse est non seulement possible en situation
d’errance identitaire, mais elle marque également un coup d’arrêt à l’interrogation incessante de
soi-même, en conférant une permanence dans le temps. Pour tenir sa parole et répondre aux
attentes d’autrui, il faut se maintenir dans le temps, c’est-à-dire écarter tous les changements
d’opinions, d’inclinations, de désirs susceptibles de briser notre engagement. Ainsi, l’identité-
promesse, dont Ricœur fait l’exemple paradigmatique de l’identité-ipse, persistant malgré la
dissolution du caractère, sauve l’identité personnelle.
1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité personnelle
À première vue, Ricœur semble relever le second défi de l’identité personnelle. D’un côté,
il est capable de faire droit à l’expérience d’une « perte d’identité » en la reconduisant à la
dissolution de la mêmeté : la question de l’identité personnelle est laissée sans réponse parce qu’il
n’y a plus d’éléments identitaires permanents auxquels on peut se reconnaître. De l’autre, à
travers la persistance de l’ipséité pure et sa phénoménalisation éthique, Ricœur rend compte de
la persistance de l’identité personnelle, du fait que la personne est encore elle-même. Ricœur
tient ensemble la non-permanence et la permanence de la personne grâce à son dédoublement
conceptuel de l’identité personnelle : quand bien même l’identité-idem est fragilisée par les
changements affectant une personne, il y a toujours l’ipséité qui assure la pérennité de l’identité
personnelle. La décomposition de l’identité personnelle en trois phénomènes distincts –
289 Ibid., p. 197. 290 Denis Thouard, loc. cit., p. 86.
79
caractère, identité narrative et promesse – permet également à Ricœur de donner une réponse
concrète à ce deuxième défi de l’identité personnelle : la promesse, représentant le modèle
d’identité « descriptif et emblématique »291 de l’ipséité, est toujours là pour coexister ou prendre
le relais au caractère. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, résistant aux
changements que tout un chacun vit au cours d’une vie ainsi qu’aux situations plus
extraordinaires de « nuits de l’identité personnelle »292, semble relever les deux défis de l’identité
personnelle.
Par rapport à cette résolution, nous avons toutefois quelques doutes. De fait, plusieurs
indices viennent semer le doute sur l’exactitude du traitement et de la résolution de Ricœur des
situations de perte d’identité. D’abord, le traitement par Ricœur des situations de perte d’identité
semble incomplet. Alors que Ricœur s’attarde à la fragilisation du caractère et à la persistance de la
promesse, il n’indique pas comment le troisième modèle d’identité, soit l’identité narrative, fait
l’épreuve de la perte d’identité. Est-ce que l’identité narrative peut être fragilisée ? Est-ce que la
vie peut résister à sa mise en intrigue ? Sans l’ombre d’un doute, Ricœur répondrait à l’affirmative
à ces deux questions : dans la dixième étude de son ouvrage, et dans d’autres articles, Ricœur
met en relation « l’incapacité de raconter »293 et la fragilisation de l’identité narrative. Toutefois,
291 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 292 Ibid., p. 197. 293 Ibid., p. 407. Il est possible de trouver, dans certains articles de Ricœur et dans la dixième étude de Soi-même comme un autre, des pistes de réponse à nos questions. L’identité narrative serait fragilisée avec l’incapacité de configurer sa vie en récit. Qu’est-ce qui empêche ce travail de configuration ? La difficulté de configurer sa vie peut relever de la diversité, de l’incohérence et de la contingence des actions d’un individu. Indifférentes les unes aux autres, les actions ne pourraient être organisées autrement que de manière successive. Primant sur la concordance, la discordance empêcherait la narration de soi et la constitution identitaire qui en découle. Notamment causée par le passé et son possible éparpillement, la dissolution de l’identité peut également être liée au rapport du soi à son passé : « l’incapacité de raconter va bien au-delà de la discordance que la péripétie oppose à la maîtrise du récit » (Ibid., p. 407). À ce niveau, les pertes d’identité relèvent de la difficulté de se rapporter à son passé (cf. Paul Ricœur, Histoire, mémoire, oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 83-96). C'est ce que peuvent provoquer les troubles de mémoire, tels que l’Alzheimer, mais aussi les formes pathologiques de la compulsion de répétition identifiées par Freud. Dans le cas de ces dernières, le travail du souvenir est empêché par le fait que le patient répètent malgré lui le trauma et ses symptôme, plutôt que de réellement se ressouvenir (Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 405-406.). Quittant le domaine du pathologique, Ricœur explique également ces situations par l’apparence d’étrangeté que revêt parfois le passé. Le plus souvent, le passé d’un individu lui est familier : il reconnaît son passé comme le sien ce qui lui permet de se reconnaître en lui. Cette familiarité peut même s’étendre sur le passé d’autrui, dans les situations où l’on prend un souvenir d’autrui pour le nôtre (Ibid., p. 405.). Il en va autrement des souvenirs d’enfance : pour la majorité, il est difficile de reconnaître les événements de son enfance comme les siens. Toutefois, ces situations très communes ne perturbent pas la cohésion d’une vie. La perte d’identité survient lorsque l’individu est incapable de se reconnaître dans un passé qui est généralement étranger. C’est notamment ce qui arrive lorsqu’une personne entreprend un tournant radical dans sa vie – par exemple, un changement de vocation – qui est incohérent avec son expérience antérieure et le sens qu’elle lui donnait. À ce moment, l’histoire de sa vie ne peut plus venir au service de son identité personnelle. L’étrangeté du passé n’est pas toujours accidentelle, elle peut être provoquée quoiqu’inconsciemment : c’est ce qui survient, à des degrés variables, avec le refoulement. Un passé « mutilé par mille inhibitions » serait à proprement dit inénarrable ou du moins le récit qu’on en ferait aurait
80
dans la sixième étude de Soi-même comme un autre, s’intéressant à l’identité narrative au sens de
l’identité du personnage, tendue entre le caractère et le maintien de soi, Ricœur omet – ou oubli ?
– d’étudier les modalités de fragilisation de l’identité proprement narrative.
L’examen des situations de perte d’identité semble lacunaire également sous un autre aspect.
Ricœur explique l’impression de perte d’identité par la fragilisation de l’identité-idem qui,
contrairement à l’irrémédiable ipséité, est sujette aux changements. Or, comme le reconnaît lui-
même Ricœur, « l’impossibilité absolue de reconnaître quelqu’un à sa manière durable de penser,
de sentir, d’agir, n’est peut-être pas praticable, du moins est-elle pensable à la limite » 294. Plutôt
que de relever de la dissolution de notre mêmeté, est-il possible que la question « Qui suis-je ? »
soit le plus souvent laissée sans réponse parce qu’on est incapable de s’identifier à l’identité qui
est la nôtre, qu’on ne se reconnaît plus dans nos traits de caractère ou encore dans l’histoire que
l’on raconte à propos de soi-même ? Les pertes d’identité ne sont-elles pas généralement fondées
dans la conviction de ne plus être soi-même, et non dans celle de ne plus être le même ? Ici, ce
qui est fragilisé, ce n’est pas la permanence des traits identitaires, mais plutôt le rapport à soi-
même constitutif de l’ipséité. Si nos hypothèses sont bonnes et que les situations de perte
d’identité peuvent exprimer une fragilisation de l’ipséité, alors Ricœur n’offrirait qu’une
interprétation partielle de ces situations, en les reconduisant à une dissolution de la mêmeté, en
plus de se méprendre sur l’irréductible, l’inaltérable, l’imperturbable qu’il octroie à l’ipséité.
Finalement, nous nous interrogeons sur la validité de la solution apportée par Ricœur, en
termes d’ipséité et de promesse, à ces situations de perte d’identité-idem. Ce qui sème le doute
c’est son caractère « surprenant » ou non-vraisemblable. La solution de Ricœur surprend déjà par le
contraste qu’elle crée entre la fragilisation de la personne faisant l’épreuve de la néantisation de
son identité, et la fermeté de son affirmation « Me voici ! », attestant le maintien de soi devant
autrui. Ce rapport déséquilibré, voire paradoxal entre la question « Qui suis-je ? » et la
proclamation « Me voici ! » n’en reste pas moins plausible : face au drame d’une vie, il est
probablement plus facile de se mobiliser que de réitérer en vain la question de l’identité
personnelle295. Ce n’est donc pas ce contraste entre le caractère problématique et le caractère
assertif de l’ipse qui nous surprend, mais plutôt l’étrangeté des réponses du soi privé de mêmeté à
un sérieux défaut de véracité (Ibid., p. 407). Que l’on reconduise ces situations à la diversité de l’expérience vive ou à l’étrangeté du passé, la personne ne peut plus faire le récit de sa vie et elle ferait donc l’expérience de la fragilisation de son identité narrative. 294 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197. 295 Ibid. Cf. László Tengleyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 33.
81
la question « Qui suis-je ? ». Sa première réponse, à savoir « je », surprend par son caractère
formel et laconique, et sa seconde réponse, à savoir « Me voici ! » ou « Ici, je me tiens ! », ne
semble tout simplement pas répondre à la question posée. Ces deux affirmations confirment bel
et bien qu’il y a quelqu’un devant nous, capable de s’exprimer et de s’engager, mais elles ne
semblent pas indiquer qui est vraiment cette personne. Plus encore, à la suite de l’énonciation de
ces affirmations, la personne a toujours la possibilité de retomber dans une errance identitaire,
ce qui semble indiquer qu’elles ne constituent pas une réponse, du moins une réponse définitive,
à la question de l’identité personnelle. Or, la qualité des réponses apportées à la question « Qui
suis-je ? » n’est pas négligeable dans la mesure où Ricœur définit l’identité personnelle comme la
« forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : “qui suis-je ?” »296. Est-
ce que l’ipséité et la promesse constituent des modèles d’identité personnelle eu égard à cette
définition ?
Ayant perdu de vue cette définition de l’identité personnelle lors de la restitution de la
recherche descriptive de Ricœur – le caractère, la promesse et l’identité narrative n’ont été étudiés
qu’en tant que phénomènes temporels –, nous proposons de réexaminer, de manière critique, le
phénomène de la promesse et le concept de l’ipséité sous l’angle de leur réponse à cette question.
Pour ce faire, il faut d’abord revenir sur le type de réponse qu’appelle la question « Qui suis-
je ? ».
2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle
Quels types de réponses sollicite la question « Qui suis-je ? » ou « Qui est-il/elle ? » ? Se
demander « Qui est-il/elle ? », c’est d’abord se demander « De qui est-il question ? », appelant
comme réponse tous les éléments relatifs à l’identification d’une personne, tels que le nom propre
d’une personne, son code génétique, ses empreintes digitales, son état civil ou sa situation socio-
historique. Cette première signification de la question de l’identité personnelle intervient
notamment dans les enquêtes criminelles, dans lesquelles on cherche à identifier le coupable. Se
demander « Qui est-il/elle ? », c’est également s’interroger sur ce qui caractérise en propre la
personne qui a été identifiée. On se pose alors la question « Qui est-il/elle vraiment ? » ou, du
point de vue singulier, « Qu’est-ce qui me caractérise dans mon individualité ? ». Cette seconde
interprétation de la question « Qui suis-je ? » est celle à laquelle répond l’autobiographe et, plus
296 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143.
82
généralement, toute personne cherchant à connaître son identité. Ces questions appellent donc
une description de soi ou de la personne identifiée, pouvant comprendre ses traits physiques, ses
traits de caractère, ses manières d’être, ses projets ou ses engagements et son rapport au monde
et à autrui.
La description de soi vient préciser le sens de la définition ricœurienne de l’identité
personnelle comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question
“Qui suis-je ?” ». Un modèle d’identité personnelle valide doit proposer une forme de
permanence dans le changement qui soit constitutive de l’individualité d’une personne, c’est-à-
dire une « permanence que nous disons être de nous-mêmes »297. Une juste conception de
l’identité personnelle doit donc concilier les deux aspects de l’identité que nous avons identifiés
dans le premier chapitre, à savoir sa temporalité et sa constitution. Comme phénomène temporel,
l’identité personnelle permet de dire qu’une personne reste la même ou soi-même malgré les
changements qu’elle subit dans le temps. Sous l’angle de sa constitution ou de ce qui la compose,
l’identité personnelle renvoie aux éléments descriptifs de l’individualité de tout un chacun pour
un moment donné298. Ainsi, conformément à son aspect temporel et sa dimension constitutive,
l’identité personnelle désigne la permanence dans le temps de l’individualité d’une personne.
À l’occasion de la description des trois phénomènes de l’identité personnelle, nous avons
toutefois perdu de vue cette perspective double sur le phénomène de l’identité personnelle. En
effet, le caractère, la promesse et l’identité narrative ont été étudiés comme des phénomènes
temporels, et plus précisément comme des formes de permanence dans le temps, et non en tant
que dimensions constitutives de l’individualité d’une personne. Malgré tout, il semble que le
caractère et l’identité narrative participent également de l’individualité d’une personne. À la
question « Qui suis-je ? », le caractère propose un ensemble d’habitudes et d’identifications
acquises qui viennent décrire la personne dans son individualité. Ces dispositions confèrent
également une permanence dans le temps de l’ordre de la sédimentation, sédimentation qui n’est
pas étrangère, bien qu’amnésique, du changement qui l’a initiée. L’identité narrative répond à
cette question par une narration de soi, singulière à chacun et distincte d’une personne à l’autre.
Cette narration fait également droit aux changements d’une personne dans le temps, et ce, à
travers l’hétérogénéité de l’expérience vive configurée par le récit. Qu’en est-il de la promesse ?
297 Ibid., p. 143. 298 Sur l’identité personnelle comme double complexe, cf. Jakub Čapek, « Narrative Identity and Phenomenology », loc. cit., p. 373.
83
Nous savons maintenant qu’elle se manifeste à travers les affirmations « Me voici ! » et « Ici, je
me tiens ! ». Il faut se demander à présent si ces deux affirmations, apportées à la question « Qui
suis-je ? » laissée jusque-là sans réponse, expriment une permanence dans le changement qui
viendrait décrire la personne dans son individualité. Autrement dit, est-ce que la promesse est
un phénomène d’identité personnelle ?
2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ?
« Me voici ! » et « Ici je me tiens ! » expriment l’assomption de responsabilité du prometteur
envers autrui qui le sollicite299. Pour Ricœur, se tenir responsable devant autrui implique de
respecter les engagements qui lui ont été faits et donc de se maintenir dans le temps malgré les
changements d’opinions, d’inclinations ou de dispositions. Les affirmations du prometteur
disent donc la persistance de soi-même et de ses engagements envers autrui dans le temps. Ce
qui constitue l’objet de notre questionnement, ce n’est pas le fait que le maintien de soi confère,
ou non, une identité temporelle au prometteur – celui qui a accompli sa promesse semble bel et
bien le même, à savoir une personne s’engageant éthiquement, que celui qui l’a initialement
prononcé –, mais si cette permanence offre une réponse valide à la question de l’identité
personnelle. Notre hypothèse, allant dans le même sens que celle de Claude Romano300, est que
la réponse du prometteur exprime le maintien ou la permanence d’un mode d’être, à savoir la
promesse ou l’ipséité éthique, avant d’exprimer la persistance de l’individualité d’une personne.
En appui à cette hypothèse, on peut d’abord rappeler que le maintien de soi chez Heidegger,
duquel s’inspire Ricœur, constitue un mode d’être. La résolution devançante décrit l’attitude dans
laquelle le Dasein anticipe sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans la mesure où elle est
maintenue, est à l’origine de sa tenue. Le maintien de soi-même impliqué dans la résolution
devançante correspond au maintien du Dasein dans ses possibilités existentiales authentiques. Ce
mode d’être s’oppose à la déchéance, dans laquelle le Dasein, non autonome et inauthentique,
laisse le On choisir à sa place301. D’ailleurs, Ricœur présente lui-même la promesse comme une
attitude, impliquant le maintien de soi, tout comme la résolution devançante : rejetant l’idée
heideggérienne selon laquelle la résolution devançante épuise le sens du maintien de soi, Ricœur
299 Claude Romano, loc. cit., p. 147. 300 Ibid., p. 145. 301 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 52 [42].
84
suggère qu’il y a « d’autres attitudes, situées à la même jonction de l’existential et l’existentiel »302,
telle que la promesse.
L’interprétation de la promesse comme mode d’être, plutôt que comme modèle d’identité
personnelle, se vérifie également a contrario : les situations de promesses trahies ou abandonnées
ne provoquent pas une fragilisation de l’identité personnelle. D’une personne qui a trahi sa
parole, malgré les attentes d’autrui, on dira d’elle qu’elle n’est pas capable de maintenir son
engagement, qu’elle n’est pas digne de confiance, qu’elle n’est pas bonne en amitié. Envers cette
personne, on pourra également ressentir de la déception, du mécontentement, voire de la
rancune, se formulant dans des déclarations comme « comment as-tu pu, toi ? ». Cette personne
peut attirer de tels sentiments ou de tels jugements parce que c’est la même personne, dans son
individualité, que celle qui nous avait fait la promesse. Autrement, la déception ressentie envers
le traître serait absolument injustifiée : comment en vouloir à une personne qui ne semble pas
être la même qu’avant ? La fragilisation du maintien de soi vient donc indiquer une faille de la
personne dans sa capacité à s’engager et non dans l’identité de la personne, qu’elle présuppose
plutôt303.
Cette déliaison entre la promesse – ou la promesse trahie – et l’identité personnelle peut
s’expliquer positivement par le fait que la promesse est d’abord et avant tout un mode d’être ou
une attitude. Par conséquent, « Me voici ! » exprimerait le maintien d’un certain mode d’être, et
non le maintien du soi ou la permanence du soi dans le temps, comme le suggère Ricœur. En
quel sens la promesse ou l’ipséité éthique est-elle un mode d’être ? Nous avons défini la tenue
de la promesse comme le fait de rester fidèle à sa parole et aux attentes d’autrui, et donc de se
montrer digne de confiance. L’individu a toujours la possibilité d’honorer comme de renier ses
engagements. Plus encore, et de manière particulièrement probante dans les cas de fragilisation
d’identité personnelle, la personne peut même décider de ne pas s’engager du tout. On a donc
toujours la possibilité de devenir, ou non, une ipséité éthique, en choisissant de respecter, ou
non, les prédicats du bon et de l’obligatoire ainsi que les attentes d’autrui dans le chemin de
retour vers le soi-même. La promesse apparaît donc comme une modalité possible de l’ipséité, c’est-
à-dire du rapport à soi-même, dans laquelle la personne peut se maintenir ou non. Le bris du
maintien de soi dit donc la fragilisation d’un mode d’être, et non la fragilisation de l’identité
302 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 149 [Nous soulignons]. 303 Philippe Cabestan, « Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative », loc. cit., p. 160.
85
personnelle. Le mode d’être de la promesse ne semble donc pas participer de l’identité
personnelle.
Nous accordons néanmoins le fait que la promesse ne semble pas entièrement déliée de
l’identité personnelle : il est vrai que l’affirmation « Me voici ! » offre également des indications
sur l’individualité de la personne la proclamant. D’une personne s’engageant envers autrui on
pourrait dire qu’elle est sensible à la vulnérabilité d’autrui et qu’elle résiste aisément aux
changements de ses dispositions, de ses désirs et de ses intentions qui menacent de lui faire
abandonner sa promesse ; succinctement, elle est fidèle, empathique et indéfectible. Non
seulement la capacité d’engagement d’une personne témoigne de son tempérament, mais elle
met également en jeu les projets qu’elle promet accomplir, projets qui semblent participer, de
manière prospective, de l’identité personnelle. Les projets de voyage, de carrières, de loisirs, etc.
d’une personne expriment les « idéaux » ou les « plans de vie » qui animent téléologiquement sa
vie304. Or, il ne faut pas se laisser duper par cette apparence d’identité. Dans ces deux exemples,
la promesse participe de l’identité personnelle seulement en devenant autre chose qu’elle-même :
dans le premier cas, elle emprunte les déguisements du caractère, dans le deuxième, c’est l’identité
narrative qui « lui donne des traits reconnaissables »305. Prise en elle-même, c’est-à-dire comme
l’engagement d’une personne en réponse aux attentes d’autrui, la promesse est formelle par
rapport à son contenu. Elle n’exprime donc pas l’individualité de la personne qui promet, mais
plutôt le fait qu’à cette dernière appartient un certain mode d’être dans lequel elle peut se
maintenir ou non.
La promesse, quand bien même elle implique une forme de permanence dans le temps, ne
semble donc pas offrir de réponse à la question « Qui suis-je ? ». C'est plutôt aux questions
« selon quel mode d’être existe celui qui promet et se porte garant de sa promesse ? »306 ou « puis-
je compter sur toi ? »307 que le prometteur répond. C’est d’ailleurs ce que Ricœur souligne lui-
même lorsqu’il suggère que « Me voici ! » est en fait « une réponse à la question : “Où es-tu ?”,
posée par l’autre qui me requiert »308, c’est-à-dire à l’interrogation demandant si l’autre est là, s’il
est dans la disposition favorable pour répondre à sa requête. Ricœur a donc eu tort de faire de la
promesse, à côté du caractère et de l’identité narrative, une forme de permanence dans le temps.
304 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187. 305 Ibid., p. 196. 306 Claude Romano, loc. cit., p. 145. 307 Ibid. 308 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 195.
86
De cette disqualification de la promesse, faut-il conclure que les situations de fragilisation de
l’identité personnelle restent irrésolues ? Dans ces situations, comme nous l’avons indiqué plus
tôt, avant même d’affirmer « Me voici ! » et de s’engager envers autrui, la personne en errance
identitaire est capable de dire « je ». Cette affirmation, nous en avons fait, suivant Ricœur, le signe
d’une ipséité épurée qui se trouve toujours en deçà de la promesse. Selon les analyses de Ricœur,
cette ipséité serait donc toujours déjà là pour sauver l’identité personnelle.
2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ?
Dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle, si l’ipséité se manifeste
autrement dans que l’énonciation de la question « Qui suis-je ? », c’est à travers le pronom « je »
dans sa réponse « Je ne suis rien ». Comme nous l’avons suggéré à l’occasion de l’étude de
l’ipséité, la forme extensive correspondant au pronom singulier « je » est « moi-même », tout
comme celle des pronoms « tu » et « il » est « toi-même » et « lui-même ». Ainsi, à la question
« Qui ? », l’ipséité épurée répondrait « Je suis moi-même ». Le caractère formel ou laconique de cette
affirmation détone de la réponse exhaustive qu’appelle la question « Qui suis-je ? » dans la
description de soi-même, comme le fait remarquer Antonino Mazzu309. Ce contraste est différent
de celui intervenant avec la promesse : l’ipséité semble bel et bien répondre à la question de
l’identité – elle ne dit pas autre chose, comme un mode d’être –, mais c’est une réponse
incomplète. À celui qui dit « Je suis moi-même » on serait tenté de rétorquer « Bien sûr, mais qui
es-tu vraiment ? ». Le caractère à la fois conforme et incomplet de cette réponse s’explique par le
fait que l’ipséité répond uniquement à la question « Qui ? » contenue dans la question « Qui suis-
je ? ».
Le caractère laconique de la réponse de l’ipséité pure à la question « Qui suis-je ? » est
significatif. Selon nous, il témoigne du fait que l’ipséité, contrairement à ce que soutient Ricœur,
n’est pas un modèle d’identité personnelle. Ipséité et identité personnelle se distinguent d’abord
au niveau de ce qu’elles expriment sur le soi. L’identité personnelle renvoie à l’ensemble des
caractéristiques d’une personne, telles que ses convictions, ses valeurs, ses habitudes, ses
caractéristiques physiques, etc. Elle concerne donc l’individualité de la personne, qui la détermine
en propre et la distingue des autres. En ce sens, l’identité personnelle s’oppose au commun, au
309 Antonino Mazzu, « Identité, histoire intérieure de vie et ipse. (Exister en ipse) », Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 111.
87
partagé, à l’indistinct. L’ipséité, quant à elle, relève du rapport du soi à lui-même sous le mode
de l’identification. De ce rapport, la singularité du soi se trouve fondée : en se rapportant à soi-
même, on en ressort comme soi-même ou comme « je ». L’ipséité s’oppose donc au fait de ne
pas avoir de rapport à soi-même, de ne pas s’appartenir. La distinction entre identité personnelle
et ipséité est donc évidente : l’un dit « je suis comme ceci et comme cela », l’autre se contente de
dire « je » ; l’un exprime l’individualité d’une personne, l’autre exprime sa singularité ; l’un
s’oppose au commun, l’autre se distingue de l’étranger.
La différence entre l’identité personnelle et l’ipséité s’aperçoit également au niveau de leur
mutabilité et plus généralement de leur temporalité. L’identité personnelle exprime ce qui, de
l’individualité d’une personne, reste le même dans le temps. Mais, comme nous avons dit et
répété, l’identité personnelle est également sujette aux changements : les caractéristiques
personnelles d’une personne peuvent se transformer au cours du temps. Par sa dimension
temporelle, l’identité pose donc le difficile défi de la permanence dans le changement. Il en va
autrement avec l’ipséité. La singularité que fonde l’ipséité est irrévocable : il est impossible de ne
plus être « je », de sortir de soi-même, de devenir un autre que celui qu’on est, et ce, même dans
les situations de fragilisation de l’identité personnelle310. Ricœur insiste à plusieurs reprises sur
« l’irréductibilité du trait de mienneté, et, par implication, de la question même de l’ipséité »311.
Le rapprochement et la distinction de l’ipséité ricœurienne avec, respectivement, la mienneté et
l’ipséité heideggérienne, que nous avons identifiés dans le premier chapitre, sont plus évidents.
L’ipséité ricœurienne se distingue de la conception heideggérienne de l’ipséité en ce qu’elle
consiste en un mode d’être auquel l’individu peut appartenir comme il ne peut pas appartenir
(déchéance). Comme nous l’avons souligné plus haut, l’ipséité ricœurienne ne consiste pas en un
mode d’être authentique parce qu’elle n’implique pas la distinction entre le propre et l’impropre.
Nous pouvons rajouter maintenant que, contrairement à l’ipséité heideggérienne, on ne peut pas
choisir de l’actualiser ou non : l’ipséité ricœurienne est irrévocable et se rapproche ainsi de la
mienneté heideggérienne. En effet, non seulement elle consiste également en un certain rapport
à soi-même en vertu duquel on peut dire « je », mais elle est également toujours déjà actualisée,
qu’on le veuille ou non.
310 Pour une description de ce rapport insubstituable à soi, cf. Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris, 2013. Cf. István Fazakas, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, Beauvais, Annales de Phénoménologie, 2020, p. 65-72. 311 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 165.
88
Du caractère irrémédiable de l’ipséité ou de la singularité du soi, il ne faut surtout pas
conclure qu’elle est immuable. Le fait qu’on reste soi-même parce qu’on ne peut pas devenir un
autre ne signifie pas qu’on est toujours une ipséité, mais plutôt qu’on l’est toujours déjà ou à-chaque-
fois, au sens heideggérien du terme312. Qu’est-ce que signifie d’être à-chaque-fois soi ou sien ?
Pour Heidegger, la détermination de l’être-à-chaque-fois « indique une constitution ontologique,
mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique – au demeurant
grossière – selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui »313.
L’irréductibilité de l’ipséité n’exprime pas son caractère immuable, mais sa dimension
ontologique. Ainsi, être à-chaque-fois soi-même ne signifie pas rester soi-même, mais
simplement être soi-même. Par ce caractère ontologique, l’ipséité ne peut pas être affectée par le
temps. Cela ne signifie pas que la singularité est étrangère à la temporalité : non seulement la
singularité est celle d’un soi existant ou persistant temporellement, mais elle se manifeste toujours
dans le temps, notamment dans des épisodes de crises identitaires survenant au cours d’une vie.
Bien qu’elle soit liée à la temporalité, il reste qu’elle ne subit pas le temps au sens d’un « facteur
de dissemblance, d’écart, de différence » 314, comme nous l’avons défini dans le premier chapitre.
En effet, aucun changement, quelque profond soit-il, ne peut nous faire devenir un autre que
nous-mêmes. La singularité n’a pas d’histoire et c’est d’ailleurs pourquoi nous sommes tous « je »
de la même manière. Elle n’a pas non plus besoin d’être maintenue dans le temps parce qu’en
tant que constitution ontologique du soi, elle est toujours déjà actualisée : nous sommes « je »,
qu’on le veuille ou non. Ainsi, contrairement à l’identité personnelle, l’ipséité ou la singularité,
comme détermination ontologique, ne persiste ni ne se transforme dans le temps. Elle ne peut
donc pas être pensée dans l’horizon des catégories temporelles de l’identité personnelle, qui sont
celles de la permanence et du changement.
Synthétiquement, l’ipséité exprime le fait d’être à chaque-fois soi-même, et non le fait de
rester soi-même dans notre individualité à travers le temps. Contrairement à ce que Ricœur a
défendu, l’ipséité n’est donc pas une forme d’identité personnelle. Il faut reconnaître que la
déliaison de l’ipséité et de l’identité personnelle sous l’angle de la temporalité ne va pas contre
les analyses de Ricœur : en elle-même, l’ipséité n’implique pas de permanence dans le
changement, mais c’est quand elle se fait concrète, à travers la promesse, qu’elle persiste dans le
312 Traduction de Jeweiligkeit proposée par François Dastur, dans Françoise Dastur, La phénoménologie en question, Paris, Vrin, 2004, p. 110. 313 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., paragraphe 25, p. 100 [114]. 314 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142.
89
temps. S’il en est ainsi, c’est que la temporalité de la promesse relève de son caractère moral qui
exige qu’elle soit maintenue. Il n’en reste pas moins que Ricœur a eu tort de penser – ou n’a pas
réussi à montrer – que l’ipséité est un type d’identité personnelle, en tant que réponse à la
question « Qui suis-je ? ». Peut-être que l’erreur de Ricœur relève d’une confusion entre l’identité
personnelle et sa condition : si l’ipséité n’est pas une forme d’identité, nous pensons qu’elle y
reste liée comme sa condition. Pour répondre « je suis comme ceci et comme cela », il faut
d’abord être capable de dire « je » ; pour poser la question « Qui suis-je ? », il faut qu’il y ait un
« qui » à qui on l’adresse. Cette relation entre l’ipséité et l’identité explique à rebours pourquoi la
réponse de l’ipséité est à la fois incomplète et conforme : incomplète parce qu’elle n’est pas un
phénomène d’identité personnelle, mais conforme parce qu’elle en constitue la condition.
On comprend également mieux le statut de la promesse. Nous avons dit que la promesse
est un mode d’être ou une modalité d’attestation de l’ipséité. L’ipséité peut se manifester à travers
le langage, les actions et la narration du soi, mais c’est avec l’ipséité éthique qu’elle trouve son
attestation la plus complète. Celle-ci a la particularité, contrairement à l’action, au langage et à la
narration, d’impliquer la répétition de l’attestation de soi : tenir sa promesse revient à s’attester à
chaque instant comme ipséité. De plus, la promesse a l’avantage de révéler un visage plus
authentique de l’ipséité : dans la mesure où elle est toujours médiatisée par les demandes d’autrui,
la promesse révèle le rapport d’implication entre ipséité et altérité. Selon Ricœur, l’ipséité est
constituée par l’altérité au sens où le rapport à soi-même est toujours médiatisé par les figures
de l’altérité que sont le corps, l’autre et la voix de la conscience315. De plus, contrairement à
315 Selon Ricœur, le soi, en plus d’être déterminé par une relation dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, est constitué par celle entre l’ipséité et l’altérité. Ce second rapport, auquel il consacre une grande partie des études de Soi-même comme un autre, ne vient pas déterminer le soi dans sa temporalité, mais le soi en lui-même. En outre, contrairement au rapport entre la mêmeté et l’ipséité, cette dialectique ne constitue pas un rapport de contraste, mais un rapport d’implication. Cela signifie que l’altérité imprègne l’ipséité, d’où l’expression « soi-même comme un autre » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13-14). Selon Ricœur, ce rapport d’implication est particulièrement manifeste dans la sphère éthique et morale, dans laquelle l’altérité prend la figure d’autrui comme celui qui sollicite mon aide et que je dois respecter. Dans la septième, la huitième et la neuvième études de son ouvrage, consacrées à l’élaboration de sa « petite éthique », Ricœur montre que l’autonomie du soi est intimement liée à la sollicite d’autrui et à la justice entre tous (Ibid., p. 30). Dans la dixième étude, Ricœur vient situer ce rapport d’intrication au niveau ontologique, en associant l’ipséité et de l’altérité aux « métacatégories » respectives du Même et de l’Autre, ayant chacune un pendant herméneutique phénoménologique. La « métacatégorie » ontologique du Même ou de l’ipséité s’attestant comme agir, alors que celle de l’Autre ou de l’altérité correspond à l’expérience du pâtir au pâtir, au souffrir, bref à la passivité (Ibid., p. 368). Au niveau phénoménologique, l’altérité comme passivité intervient sur trois plans : dans le rapport du soi au monde, dans le rapport du soi avec l’autre et dans le rapport du soi avec lui-même. Ricœur reconduit respectivement ces trois expériences à la chair propre, à l’autre que soi et à la voix de la conscience. Elles forment « le trépied de la passivité » travaillant toujours au cœur de l’agir (Ibid.). Ce rapport d’inclusion entre ipséité et activité, vécu au niveau phénoménologique, Ricœur propose de lui donner un fondement ontologique. Selon Ricœur, l’agir et le pâtir sont toujours solidaires dans l’expérience parce qu’ils appartiennent tous deux à un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). La coappartenance de l’ipséité à l’altérité, attestée
90
l’ipséité pure, l’ipséité éthique ou l’attestation éthique de l’ipséité n’est pas toujours déjà
actualisée. Pour que l’on dise de l’individu qu’il a une identité morale, il doit donc se maintenir
dans ce mode d’être, qu’on l’exprime en termes de « persévérance de la fidélité à la parole
donnée » ou de « constance dans l’amitié »316. Par ce maintien de soi, la promesse implique une
forme de permanence dans le temps, distincte de celle du caractère. Néanmoins, comme l’ipséité
sur laquelle elle se fonde, elle n’exprime pas l’individualité de la personne : « Ici je me tiens ! »
exprime rien d’autre que la singularité du prometteur, par le pronom « je », et son engagement
envers autrui, par le verbe « tenir ».
2.3. Le sort de la conception ricœurienne de l’identité personnelle
Quelles sont les conséquences de cette lecture critique sur la conception ricœurienne de
l’identité personnelle ? Les nouvelles interprétations de la promesse et de l’ipséité laissent les
situations de fragilisation de l’identité personnelle irrésolues. Quand bien même une personne,
faisant l’expérience de la perte de son caractère, est capable de dire « je » et « ici je me tiens », son
identité personnelle ne se trouve pas pour autant sauvée. Ces expressions ne viennent qu’attester
le fait qu’elle est toujours un soi, au sens d’un être singulier capable de parler, d’agir et de
s’engager auprès d’autrui. Le constat d’être un « je » distinct des autres et pouvant se rapporter à
soi-même est rassurant pour celui qui a l’impression de n’être plus rien du tout. Il n’en reste pas
moins que, selon notre analyse de la réponse de Ricœur à une telle situation, son impression de
perte d’identité serait justifiée : avec la dissolution de la mêmeté, on ferait l’épreuve d’une perte
réelle et totale de l’identité personnelle. Ayant comme seul concept d’identité la mêmeté, Ricœur
n’est pas capable de montrer que notre identité persiste dans ces situations de perte d’identité. À
ce niveau, le traitement ricœurien de l’identité fait défaut par rapport à l’expérience qui atteste
une certaine persévération de l’identité par le caractère épisodique des crises identitaires. Ricœur
laisse donc le second défi de l’identité personnelle ouvert : non seulement il ne livre pas un
examen complet de l’expérience de la perte d’identité, en négligeant les cas de fragilisation de
l’identité narrative, mais il est incapable de montrer que l’identité persiste dans ces expériences.
au niveau phénoménologique et fondée au niveau ontologique, est finalement reconduite à une « anthropologie philosophique » de l’humain comme « agissant et souffrant », à laquelle il revient d’ailleurs « de faire le lien entre les deux niveaux de discours », à savoir le discours ontologique et le discours phénoménologique. (Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 399.) 316 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 148.
91
L’éclipse de l’ipséité à titre de modèle d’identité personnelle remet également en question
son apport au premier défi de l’identité personnelle, celui de la permanence dans le temps.
Ricœur pensait relever ce défi en décelant le concept d’ipséité, permettant de penser ensemble
les deux catégories temporelles antithétiques de la permanence et du changement, et d’attribuer
cette permanence dans le changement à une personne. Or, nous savons maintenant que l’ipséité
n’est en fait rien d’autre – et rien de moins ! – qu’une détermination ontologique de la personne
exprimant le fait d’être soi-même et jamais un autre. Bien qu’elle permette de rendre compte de
la personne comme un « qui », elle n’exprime ni la permanence ni le changement de cette
personne dans le temps. L’ipséité ne peut pas relever le défi de l’identité personnelle parce qu’elle
ne peut être pensée en termes de permanence et de changement. Sur ce registre, il ne reste donc
que le concept de mêmeté, avec son double défaut de réduire l’identité personnelle à une chose
et de lui octroyer une immuabilité. Ricœur se retrouve donc à nouveau à la case départ du problème
de l’identité qui se présente comme un redoutable dilemme : ou bien il pose comme ses
prédécesseurs un moi personnel et immuable à l’origine de l’identité personnelle, quand bien
même il n’existe pas ; ou bien il fait droit aux changements d’une personne dans le temps et
réduit, à la Nietzsche ou à la Hume, l’identité à une idée n’ayant aucun pendant réel. N’ayant pas
les moyens théoriques de tenir ensemble permanence et changement, Ricœur ne peut rendre
compte de la dimension temporelle du soi et régresse dans l’élaboration de son herméneutique
du soi, avec laquelle il pensait pourtant dépasser la querelle du cogito.
3. Le prolongement de la conception ricœurienne de l’identité personnelle
Même si Ricœur n’a pas réussi à rendre compte conceptuellement de la permanence d’une
personne dans le changement, il serait évidemment faux de penser qu’il n’a absolument rien
apporté à la question de l’identité personnelle. Outre la richesse de son analyse critique du
concept de mêmeté ainsi que la fidélité de ses descriptions des phénomènes du caractère et de la
promesse, Ricœur a su identifier les « deux usages majeurs du concept d'identité »317, à savoir le
fait d’être le même, la mêmeté, et le fait d’être soi-même, l’ipséité. En effet, l’identité ne peut être
exprimée qu’en termes de mêmeté parce qu’autrement il ne serait pas question d’identité
personnelle à proprement dit. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et évaluatives
ou les traits physiques participent de l’identité personnelle, il faut que celle ou celui qui les
317 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.
92
possède s’y reconnaisse comme soi-même. La mêmeté suppose toujours l’ipséité. De plus, la
mêmeté ne couvre pas le sens de l’identité personnelle parce qu’avec la fragilisation de la
première ne vient pas nécessairement la fragilisation de la seconde. Ceux ou celles qui ont connu
des transformations physiques successives, ne sont pas restés les mêmes qu’ils étaient, comme
c’est le cas des adolescents318, n’ont pas pour autant l’impression de ne plus être identiques parce
qu’ils sont restés eux-mêmes à travers le changement. L’identité personnelle appelle donc un
autre concept d’identité exprimant le fait de rester soi-même. Si cette affirmation semble aller à
contre-courant de notre lecture critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle,
cette apparente contradiction se dissipera à l’occasion de la distinction entre deux sens d’être soi-
même, au chapitre suivant.
Le hic c’est que Ricœur ne nous donne pas les outils théoriques pour conceptualiser l’ipséité
comme un concept d’identité personnelle, c’est-à-dire comme un phénomène ayant une certaine
consistance, s’exprimant par le fait d’être soi-même comme ceci et comme cela, et une certaine
permanence dans le temps, s’exprimant dans le fait de rester soi-même. En effet, Ricœur semble
associer la consistance de l’identité à la mêmeté : « Les réponses à la question qui – typiques de
la problématique de l’ipse – empruntent leur contenu à la problématique de l’idem »319. Seule la
mêmeté implique un « quoi », un certain quelque chose auquel on reconnaît une personne et à
partir duquel elle peut « étayer [une] réponse à la question qui suis-je ? »320. Ce quoi peut notamment
être un ensemble d’habitudes, de valeurs, d’idéaux auxquels on reconnaît le caractère d’une
personne. Cette particularité de la mêmeté est ce qui en fait le défaut pour Ricœur ; pour nous,
le défaut de Ricœur est d’avoir privé l’ipséité de toute consistance propre : il semble que chez
Ricœur l’ipséité ne peut répondre à la question « Qui suis-je ? » que lorsque l’identification à soi-
même est médiatisée par la reconnaissance de soi-même dans la permanence d’un substrat,
comme le caractère. Par-là, nous ne suggérons pas que l’ipséité ou la singularité de l’individu ne
s’atteste pas chez Ricœur. Nous reconnaissons que, pour ce dernier, l’individu à travers ses
actions, ses paroles, ses récits et ses engagements envers autrui s’atteste comme un soi ou une
ipséité capable d’agir, de parler, de se raconter et d’être responsable. De plus, par cette attestation
plurielle, Ricœur semble avoir raison de dire qu’il donne « une amplitude à la question qui ? et à
la réponse – soi »321 ou ipse. Toutefois, cette amplitude n’est que formelle : à travers elle se
318 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 9. 319 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 303. 320 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 381. 321 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.28.
93
trouvent seulement exprimés la singularité du sujet et les capacités ou les modalités d’attestation
qui y sont associés (le langage, l’action, la narration et la responsabilité éthique). Cela revient à
dire que ces modalités d’attestation de l’ipséité n’expriment pas les particularités individuelles de
la personne, que Ricœur semble plutôt associées à la mêmeté. Ainsi, en associant la consistance
de l’identité personnelle à la mêmeté, non seulement Ricœur n’a pas réussi à thématiser l’ipséité
comme un modèle d’identité personnelle, mais il s’en est ôté les moyens. C'est pourquoi, pour
donner un second souffle à la conception ricœurienne de l’identité personnelle, on est forcé de
la quitter.
Nous ne proposons pas de délaisser la conception ricœurienne de l’identité personnelle,
mais de la prolonger en reconduisant à d’autres fondements les concepts qu’il a dégagés. Le
prolongement de la conception de Ricœur exige donc que l’on trouve une conception de
l’identité personnelle qui s’y appuie selon une dynamique « innovation et sédimentation »322, pour
reprendre l’expression de lui. Nous pensons que la conception de l’identité personnelle du
philosophe hongrois László Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage L’histoire d’une vie et
sa région sauvage, permet de penser à nouveaux frais celle de Ricœur dans la mesure où elle s’y
appuie tout en la dépassant. Dans les premières pages de son ouvrage, Tengelyi explicite la
conception ricœurienne de l’ipséité. Son interprétation semble toutefois jeter une nouvelle
lumière sur ce concept, de telle sorte qu’il devient possible de la penser comme un modèle
d’identité personnelle. Cette interprétation consiste, synthétiquement, à définir l’ipséité comme
une identité narrative. L’identité narrative ici ne prend pas le même sens que celle que nous avons
défini au deuxième chapitre de ce mémoire. Dans son ouvrage, Tengelyi propose une nouvelle
interprétation de l’identité narrative depuis le champ théorique d’une phénoménologie revisitée.
Pour comprendre l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, un détour par cette
phénoménologie est donc nécessaire. Dans le dernier chapitre de ce mémoire, après avoir
délimité le champ phénoménologique de Tengelyi, nous proposerons de réviser, depuis ce
nouveau cadre théorique, les notions d’histoire d’une vie et d’identité narrative. Grâce à ce détour
par la phénoménologie, le double défi de l’identité personnelle se trouvera enfin résolu.
322 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 19.
94
CHAPITRE 4. L’IDENTITÉ PERSONNELLE ENTRE
INSTITUTION DE SOI ET FORMATION DE SOI
Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. Je
flottais autour d’elle, très près, mais il existait entre nous comme une impossibilité de nous rassembler. [...] Bien plus, celle du miroir, une fois
disparue à mes yeux, toute la chambre m’a semblé peuplée d’un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. Autour de moi c’était une fantasmagorie
silencieuse qui s’était déchaînée. Il fallait que j’arrive à me saisir d’une, pas n’importe laquelle, une seule, de celle dont j’avais l’habitude à ce point que c’était ses bras qui m’avaient jusque-là servi à manger, ses
jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi.
Moi cependant, j’existais toujours quelque part. Mais il m’était impossible de faire l’effort nécessaire pour me retrouver323.
L’histoire d’une vie et sa région sauvage, ouvrage de László Tengelyi publié en 1998 dans sa version
originale allemande, gravite autour du thème de l’histoire d’une vie. Dans cet ouvrage, ce
phénomène fait l’objet d’une approche plurielle. En effet, Tengelyi propose de l’étudier sous
quatre angles, examen par les questions suivantes : quel est le sens de l’histoire d’une vie et
comment peut-il être porté à l’expression ? comment se temporalise le sens de l’histoire d’une vie
et quel lien y a-t-il entre la temporalité vécue et la chronologie de l’histoire ? de quelle manière
l’histoire d’une vie participe-t-elle de l’ipséité ou l’identité personnelle ? et, finalement, quels sont
les rapports entre cette identité et l’altérité d’autrui ou, plus généralement, la sphère de l’histoire
d’une vie et celle de l’éthique ? L’exploration du thème de l’histoire d’une vie est donc l’occasion
pour Tengelyi d’investiguer, à la suite de ses prédécesseurs, les questions du sens, de la
temporalité, de l’ipséité et de l’altérité qui occupent les hauts lieux de la philosophie
théorétique324.
De prime abord, Tengelyi semble donc marcher sur des sentiers empruntés : il n’est pas le
premier à s’intéresser au phénomène de l’histoire d’une vie, et les thèmes à partir desquels il
l’étudie ont fait l’objet de nombreux examens antérieurs. Pourtant, le contenu de cet ouvrage est
réellement novateur. Ce qui distingue Tengelyi de ses prédécesseurs, c’est d’abord la discipline
323 Marguerite Duras, op. cit., p. 123-124. 324 Robert Tirvaudey, « Reviewed work : The Wild Region in Life-History », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, n. 4, vol. 195 : la traduction philosophique (2005), p. 564-565.
95
ou la méthode qu’il sollicite pour conceptualiser l’histoire d’une vie. Tengelyi ne s’inscrit ni dans
la tradition de la phénoménologie classique de Husserl ou de Heidegger, ni dans celle de la
théorie narrative, à laquelle appartiennent notamment MacIntyre, Ricœur, Carr et Taylor, alors
que ces deux traditions traitent du l’histoire d’une vie, comme Tengelyi le rapporte lui-même en
prélude à son ouvrage325. Il s’associe plutôt à une phénoménologie revisitée ou ce qu’on appelle
la « nouvelle phénoménologie » 326, avec laquelle vient une nouvelle compréhension du sens et
du phénomène. De plus, Tengelyi n’apporte pas son attention à la même expérience de l’histoire
d’une vie. Contrairement à ses prédécesseurs, Tengelyi ne s’intéresse pas avant tout à l’expérience
« quotidienne » de l’histoire d’une vie, c’est-à-dire au fait que le plus souvent notre vie se donne
dans une certaine unité ; unité qui a été reconduite à la totalité temporelle de l’expérience vécue
chez Husserl et à l’histoire racontée sur soi-même chez Ricœur327. Ce qui suscite la curiosité de
Tengelyi, c’est l’expérience d’un tournant radical dans l’histoire d’une vie. Par-là, Tengelyi renvoie
aux situations dans lesquelles un événement, une rencontre ou une conséquence inattendue
d’une action confèrent un nouveau sens à notre vie. Ce nouveau sens vient bousculer le sens
antérieur de notre vie, de telle sorte que l’unité de celle-ci se trouve remise en question. Ce
tournant radical affecte également l’identité personnelle qui est liée à l’histoire ou au sens d’une
vie. Alors que l’histoire ou le sens d’une vie définit qui l’on est, l’émergence d’un nouveau sens
vient remettre en question cette identité narrative en provoquant une division du soi : séparé entre
l’ancien sens de notre vie et le nouveau sens qu’elle prend, on ne sait plus vraiment qui l’on est.
L’intérêt de Tengelyi porté à cette expérience exceptionnelle est ce qui en fait l’intérêt pour
nous. En effet, dans son étude des situations de tournant radical dans l’histoire d’une vie, avec
lesquelles vient une division de soi, Tengelyi aborde de plein front et résout également ce que
nous avons identifié comme le second défi de l’identité personnelle relatif aux pertes d’identité
personnelle. Nous pensons que les conceptions de Tengelyi de l’histoire d’une vie et de l’identité
narrative, développées à la lumière de cette expérience, permettent non seulement de relever le
second défi de l’identité personnelle, mais également le premier. En effet, en identifiant sa
conception de l’identité narrative à l’ipséité, consistant toutes deux en des révisions de celles de
Ricœur, Tengelyi est capable de faire de l’ipséité une forme de permanence dans le changement
325 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 7. 326 Christian Sommer, « Transformations de la phénoménologie : À propos de Neue Phänomenologie in Frankreich, par Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi », Revue Sciences/Lettres [En ligne], vol. 1, 2013, consulté le 2 janvier 2020, paragraphe 2. URL : https://journals.openedition.org/rsl/235. 327 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 7.
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qui résiste aux situations de perte d’identité personnelle. La résolution du double défi de l’identité
personnelle se fait donc au prix d’une révision ou d’une transformation de la conception
ricœurienne de l’identité personnelle.
Afin de souligner l’apport de Tengelyi au problème de l’identité personnelle, nous
proposons de quitter Ricœur, ainsi que la problématique des défis de l’identité personnelle, pour
mieux y revenir. L’objectif de ce grand détour est de restituer la conception de Tengelyi de
l’ipséité. Il s’agira d’abord d’expliciter sa conception abstraite de l’ipséité, inspirée de celle de
Ricœur, comme une forme d’identité personnelle et plus précisément comme une identité
narrative. Les autres étapes de ce détour viseront à donner une concrétude à cette notion en
restituant la conception de Tengelyi de l’identité narrative, à partir de l’expérience de l’émergence
d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie. Il s’agira d’abord de délimiter le champ phénoménologique
qui est le sien, au centre desquels se trouvent les processus d’émergence de nouveau sens, de
formation de sens et d’institution de sens. À partir de ces nouveaux concepts, nous expliciterons
ensuite sa conception de l’histoire d’une vie, comme formation de sens souterraine à l’expérience
vécue et fixation rétroactive de ce sens, puis sa conception de l’identité narrative, décrite en termes
d’institution de soi et de formation de soi.
Au terme de notre excursion dans les deux premières parties de L’histoire d’une vie et sa région
sauvage, de laquelle la définition de l’ipséité de Tengelyi va acquérir un contenu, nous pourrons
revenir à la problématique qui est la nôtre. Nous soulignerons alors l’apport de Tengelyi aux
défis de l’identité personnelle qui se trouveront enfin résolus. Puisque Tengelyi part lui-même
de Ricœur, cette résolution ne se fera pas sans lui. Toutefois, Ricœur y participera à un certain
prix, celui d’une remise en question phénoménologique de ses assises herméneutiques.
1. La conception abstraite de l’ipséité selon Tengelyi Dans les premières pages de son ouvrage, Tengelyi définit ce qu’il entend par ipséité en
reprenant la conception de Ricœur. Toutefois, la lecture qu’il en fait semble éclairer autrement
le concept ricœurien d’ipséité de telle sorte qu’il devient possible de la penser comme un modèle
d’identité personnelle. Contrairement à Ricœur, Tengelyi parvient à définir l’ipséité comme un
modèle d’identité personnelle parce qu’il dépasse la double limite qui entache la conception de
ce dernier, à savoir le fait que l’ipséité prend le sens formel de la singularité et que toute
consistance est réservée à la mêmeté. Positivement, chez Tengelyi, l’ipséité consiste en une forme
d’identité personnelle parce qu’il lui donne le sens de l’identité narrative.
97
1.1. La distinction entre la singularité, l’ipséité et la mêmeté
Ricœur définit l’ipséité comme l’identité à soi-même ou le fait de rester soi-même. Toutefois,
comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, le fait d’être soi-même ne signifie ici
rien d’autre que le fait d’être un être singulier distinct des autres et capable de se rapporter à soi-
même. Tengelyi parvient à redonner à l’ipséité le sens de l’identité personnelle en distinguant
l’ipséité de la singularité qui sont « deux sens d’être nous-mêmes »328 ou soi-même. La singularité
exprime l’« unicité irremplaçable » du soi : je suis moi-même et je ne pourrais jamais devenir un
autre que moi-même. Contrairement à Ricœur, Tengelyi fonde la singularité du soi, non pas dans
la mienneté, mais dans la différence positionnelle entre soi-même et autrui : on est soi-même
parce qu’autrui ne pourra jamais prendre notre place, comme nous ne pourrons jamais prendre
la sienne329. Marguerite Duras, à travers le personnage de Francine, exprime le propre de la
singularité : « entre mille autres c’est moi qui ai poussé dans le corps de ma mère et qui ai pris
cette place qu’une autre aurait pu occuper. [...] c'est comme indéfiniment remplaçable que je sais
que je ne le suis pas. Puisque c’est toujours à partir de moi que j’imagine celles qui auraient pu
être à ma place. Voilà ma définition la plus minuscule et la plus rassurante. Je suis réduite à
l’impossibilité même que j’éprouve à penser ceci : qu’une autre pourrait être en ce moment
étendue à ma place, au bord de la mer, et que ce serait le même chose.330 » Selon Tengelyi, avec
l’ipséité, qui se fonde sur la singularité, le fait d’être soi-même ne signifie pas d’être distinct
d’autrui, mais plutôt d’être soi-même dans son individualité propre, c’est-à-dire d’être soi-même
comme ceci ou comme cela. L’ipséité implique une description de soi-même. Contrairement à
la singularité, elle exprime l’identité d’une personne chez Tengelyi, c’est-à-dire la permanence de
l’individualité.
En plus de dissiper la confusion de Ricœur entre la singularité et l’ipséité, qui l’empêchait
de conférer un sens propre à ce dernier concept, Tengelyi dépasse la seconde limite qui entachait
la conception ricœurienne de l’identité. Comme nous l’avions souligné plus haut, cette limite
tient au fait que Ricœur réserve tout « quoi » constitutif de l’identité personnelle, tels que les
traits de caractère ou les traits physiques, à la mêmeté. L’ipséité ou l’identification avec soi-même
n’a pas de contenu propre autre que l’affirmation de soi-même comme un être singulier à travers
328 Ibid., p. 32. 329 Ibid., p. 30. 330 Marguerite Duras, op. cit., p. 177.
98
des actions, des discours ou des actes de responsabilisation. Tengelyi parvient à dépasser cette
limite, d’une part, en approfondissant la différence entre l’ipséité et la mêmeté et, d’autre part,
en réinterprétant la relation à soi-même constitutive de l’ipséité.
Tengelyi situe la différence entre l’ipséité et la mêmeté, comme modèles d’identité, au niveau
de la nature de la relation qu’elles impliquent et du point de vue duquel cette relation est
constituée. La mêmeté suppose la permanence d’un certain substrat participant de l’individualité
d’une personne – ou non, suivant qu’on sollicite ce concept pour décrire l’identité d’une chose
– et auquel on la reconnaît comme la même. L’identité ou la relation impliquée dans la mêmeté
est celle entre les occurrences d’une chose. Si ces occurrences pointent vers du semblable, alors
on dit de la chose ou de la personne qu’elle est la même, et si elles indiquent de la dissemblable,
du divers, du changement, alors la chose ou la personne n'est plus identique331. Pour Tengelyi, la
mêmeté relève donc d’une « identification comparative »332 qui se fait toujours d’un point de vue
extérieur333. Il en va autrement avec l’ipséité. L’identité ou la relation impliquée dans le fait d’être
soi-même ne concerne pas les occurrences d’une chose ou d’une personne dans le temps.
L’ipséité décrit plutôt une relation à soi-même, « une relation à laquelle nous donnons naissance
nous-mêmes en nous rapportant à nous-mêmes »334. Telle que décrite, cette relation, contrairement à
la mêmeté, ne relève pas d’une identification comparative opérée du point de vue extérieur. Elle
est plutôt constituée du point de vue singulier : en se rapportant à soi, on s’atteste comme soi-
même dans notre individualité. Sur ce point, Tengelyi reste très proche de Ricœur : il rapporte
l’ipséité à un rapport à soi-même dont l’épreuve de vérité correspondante est celle de l’« auto-
attestation »335 de soi-même. En effet, comme Ricœur, Tengelyi pense que nous sommes les seuls
à pouvoir confirmer de notre ipséité et que cette auto-confirmation est toujours, contrairement
à l’intuition de soi, exposée au danger de fausse route, de détournement, de déraillement.
Bien que ce ne soit pas suggéré explicitement, Tengelyi semble prendre ses distances avec
Ricœur. Par exemple, plus radical que Ricœur, Tengelyi pense qu’aucune relation dialectique
entre l’ipséité et la mêmeté est possible ; elles n’entretiennent qu’ « une relation de contraste »336.
Par conséquent, l’ipséité ne peut emprunter son contenu à la mêmeté chez Tengelyi. En
revanche, il est capable de lui conférer un contenu propre parce qu’il comprend la relation
331 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 193-194. 332 Ibid., p. 195 333 Ibid., p. 8. 334 Ibid. 335 Ibid., p. 194. 336 Ibid., p. 196.
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constitutive de l’ipséité, non pas comme une identification à soi-même, mais comme une
interprétation de soi-même. Contrairement à l’identification, qui peut se réduire à une simple
tautologie (A = A, je = je), l’interprétation de soi a nécessairement une forme extensive. En
s’interprétant, on se définit comme ceci ou comme cela dans notre individualité. Définie comme une
interprétation de soi-même, l’ipséité peut offrir une réponse exhaustive à la question « Qui suis-
je ? ». Ainsi, en distinguant l’ipséité de la singularité et de la mêmeté, Tengelyi est à même, à la
différence de Ricœur, de la définir comme une forme d’identité personnelle et, plus précisément,
comme une interprétation de soi-même à partir de laquelle nous nous attestons comme nous-
mêmes dans notre individualité. Mais en quoi consiste exactement cette interprétation de soi-
même ? Quelle est la nature de la réponse que l’ipséité offre à la question « Qui suis-je ? » ? Il
reste à comprendre en quel sens, positivement et concrètement, l’ipséité est une forme d’identité
personnelle.
1.2. L’ipséité comme identité narrative
Selon la définition de l’identité personnelle que nous avons raffinée à l’occasion de la lecture
critique de la conception ricœurienne de l’identité, toute forme d’identité doit impliquer une
forme de permanence dans le temps en plus de participer de l’individualité de la personne en
offrant une réponse à la question « Qui suis-je ? ». Si l’ipséité consiste en une forme d’identité
personnelle chez Tengelyi, c’est quelle recoupe ces deux caractéristiques.
Comme nous venons de le suggérer, pour Tengelyi, l’ipséité n’emprunte d’aucune manière
son contenu à la constance de nos traits, la solidité de notre caractère, la fermeté de nos
convictions, bref un « quoi » immuable et comparable dans le temps. Selon Tengelyi, la
consistance de l’ipséité est solidaire du rapport à soi-même ou de l’interprétation de soi-même
qui la constitue en propre. Cette interprétation de soi consiste plus précisément en une narration
de soi-même. S’interpréter soi-même signifie ici unifier son expérience passée en histoire – Ricœur
définit également la narration comme une forme d’interprétation de soi ou de lecture de soi-
même337. Cela permet à Tengelyi de faire de l’histoire d’une vie la consistance de l’ipséité et sa
réponse à la question de l’identité personnelle : « Qui suis-je ? Je suis mon histoire ». Tengelyi
définit donc « l’ipséité comme une identité narrative »338. En quel sens l’histoire d’une vie offre-t-
elle une permanence dans le temps à l’ipséité de la personne ? Avec l’ipséité, la personne
337 Paul Ricœur, « Individu et identité personnelle », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 349. 338 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 9.
100
n’emprunte pas sa permanence à l’immuabilité de certains de ses éléments identitaires, mais
plutôt à l’unité que lui confère l’histoire de sa vie : « c’est la seule cohérence d’une histoire qui
impose l’unité à notre vie et, par là, à nous-mêmes »339. Le récit de soi permet d’unifier, quant au
sens, l’expérience vécue qui est la nôtre de façon à se reconnaître comme une unité permanente
et singulière malgré les changements qui nous affectent340. Ces changements, l’histoire d’une vie
y fait droit en synthétisant, comme le pense Ricœur, l’hétérogénéité de nos événements et actions
passés. Définie comme identité narrative, l’ipséité semble être donc « une sorte de permanence
qui convient à un soi »341.
Cette définition de l’ipséité comme identité narrative est très proche sinon identique à celle
de Ricœur. Pourquoi affirmons-nous alors que Tengelyi, contrairement à Ricœur, réussit à faire
de l’ipséité une forme d’identité personnelle ? À quel niveau la conception de Tengelyi se
distingue-t-elle de celle Ricœur ? Pour ce qui est de définir le soi comme ipséité, Tengelyi dévie
l’accent de la promesse à l’identité narrative. Autrement dit, là où Tengelyi semble prendre ses
distances avec Ricœur, c’est dans son association exclusive de l’ipséité à l’identité narrative.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, le concept ricœurien de l’identité narrative est entaché
d’une équivocité. Il renvoie à la fois à un type d’identité personnelle relevant de la narration de
soi, et à l’instance médiatrice entre le caractère et la promesse. Dans ce deuxième sens, Ricœur
fait de l’identité narrative un mixte entre la mêmeté et l’ipséité ou l’ « épanouissement » de la
dialectique de ces deux concepts342. En définissant plutôt l’identité narrative comme une
interprétation de soi-même – qui est plus proche de la première interprétation de l’identité
narrative de Ricœur –, Tengelyi l’associe exclusivement à l’ipséité. Cela lui permet de conférer à
l’ipséité une forme de permanence dans le temps qui, à la différence de la promesse, est aussi
une réponse à la question « Qui suis-je ? ».
Soulignons qu’au niveau de la temporalité, les conceptions de Ricœur et de Tengelyi se
distinguent selon un dernier aspect. Pour Tengelyi, l’ipséité ou l’identité narrative n’est pas
irrémédiable, chose que Ricœur ne pouvait admettre, confondant ipséité et singularité. La
permanence de l’ipséité dépend de la pérennité du rapport à soi qui permet de se raconter. Pour
autant que ce rapport est accompli et qu’on est à même de se reconnaître dans la description que
l’on donne de soi-même, alors il y a ipséité. À l’inverse, lorsqu’on n’est plus à même de se
339 Ibid., p. 9. 340 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334. 341 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 298. 342 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138.
101
rapporter à soi-même, de s’identifier aux différentes descriptions que l’on a faites préalablement
sur soi, l’ipséité se trouve fragilisée. Appliqué à l’identité narrative, cela signifie qu’on reste soi-
même, au sens d’ipse, lorsqu’on se reconnaît dans les récits qui sont les nôtres et qu’on peut
réécrire au présent.
Synthétiquement, l’ipséité consiste chez Tengelyi en une narration de soi-même conférant
une permanence à l’individu ainsi qu’une définition de son individualité. Cette conception encore
abstraite de l’ipséité souligne déjà l’apport de Tengelyi à notre problématique : définie comme
identité narrative, l’ipséité semble tenir ensemble permanence et changement. Toutefois,
puisqu’on ne sait pas comment Tengelyi comprend l’identité narrative, il n’est pas encore
possible d’expliquer en quoi il relève le premier défi ni d’ailleurs s’il peut relever le second, celui
relatif aux situations de perte d’identité personnelle. Afin de souligner la contribution de Tengelyi
aux deux défis de l’identité personnelle, il faut donc donner une concrétude à cette ipséité
nouvellement définie, concrétude qu’il emprunte à l’identité narrative à laquelle elle est identifiée.
Il ne s’agit pas ici de restituer les analyses ricœuriennes de l’identité narrative puisque Tengelyi
en propose une nouvelle interprétation depuis un nouveau champ théorique, celui de la
phénoménologie. Pour comprendre sa conception de l’identité narrative, et celle de l’histoire
d’une vie de laquelle elle découle, il faut d’abord délimiter ce nouveau champ phénoménal. En
effet, cela nous permettra d’identifier les processus d’émergence spontanée d’un nouveau sens,
de formation de sens et de fixation de sens qui interviennent dans l’expérience de tournant radical
et de division de soi, expérience à partir de laquelle Tengelyi développe toute sa théorie narrative.
2. Le champ phénoménal de Tengelyi : émergence d’un nouveau sens, formation de sens et fixation de sens
La conception de l’identité personnelle de Tengelyi, telle que développée dans son ouvrage
L’histoire d’une vie et sa région sauvage, est influencée par le courant phénoménologique auquel il
appartient. Selon les phénoménologues, la réalité ne peut être appréhendée que du point de vue
singulier, qu’on le reconduise à des vécus de conscience, à l’expérience vécue ou au monde
quotidien343. De ce point de vue, la réalité apparaît, c’est-à-dire qu’elle se donne comme
phénomène. La phénoménologie tâche donc de rendre compte, non pas de la choséité de l’étant
343 Renaud Barbaras et Jean Greisch, « Phénoménologie », Encyclopédie Universalis [en ligne], consulté le 5 mai 2020. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/phenomenologie/. László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 48.
102
(son « ce que »), mais de sa manière propre d’apparaître (son « comment »), et donc de son sens344.
Il s’agit alors de décrire le sens de la réalité telle qu’elle apparaît depuis le point de vue de celui
qui l’appréhende. Animé par une intention fondatrice, le travail de la phénoménologie ne se
réduit pas à la description des phénomènes : il tente également de rendre compte de la
cooriginarité du phénomène apparaissant et du sujet l’appréhendant345.
Bien que les phénoménologues puissent partager une conception générale de la
phénoménologie, cette dernière ne constitue pas une école au sens strict : la phénoménologie est
divisée en différentes figures qui réinventent à chaque fois ses fondements. Tengelyi appartient,
à côté de Marion, Richir, Barbaras, Depraz, Benoist, Franck, Dastur, Escoubas, etc., à ce que
Tengelyi et Gondek appellent la « nouvelle phénoménologie » (Neue Phänomenologie) qui opère
une transformation essentielle et systématique des figures précédentes de la phénoménologie346,
à savoir la phénoménologie husserlienne et la phénoménologie existentielle. Ce qu’ils proposent,
selon Christian Sommer, ce n’est rien de moins qu’une refondation du sens ou du phénomène,
selon laquelle il excède à la fois l’objectivité husserlienne, c’est-à-dire l’horizon intentionnel, ainsi
que l’étantité heideggérienne347. Cet élargissement du champ phénoménal, par-delà la donation
de sens et dans l’ « autrement qu’être », se fait au nom de certaines expériences, dont l’ « excès »
pointe vers de l’inapparent348. Et la thématisation de ce nouveau champ phénoménal est rendue
possible par une modification du concept de phénomène, désormais entendu comme
événement, au sens de l’Ereignis heideggérien349.
Comme les autres représentants de ce courant phénoménologique, Tengelyi délimite un
nouveau champ phénoménal en révisant le concept de sens. En effet, dans la première partie de
L’histoire d’une vie et de la région sauvage, intitulée « Le sens expérientiel dans l’histoire d’une vie », il
révise les conceptions du sens de ses prédécesseurs et, plus précisément, celle du père fondateur
de la phénoménologie. Il critique la réduction du sens de l’expérience à la donation de sens ainsi
que l’adéquation entre le sens de l’expérience et la signification linguistique l’exprimant. Cette
révision, appuyée sur l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens, lui permet de dégager les
344 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 51. Cf. Paul Ricœur, « Phénoménologie et herméneutique », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 61. 345 Renaud Barbaras et Jean Greisch, loc. cit. 346 Christian Sommer, « Tranformations de la phénoménologie : À propos de Neue Phänomeologie in Franreick, par Hans-Dieter Dondek et László Tengelyi », loc. cit. 347 Ibid., paragraphe 9. 348 Ibid., paragraphe 5. Fererico Viri, « Essai d’une cartographie de la notion d’“événement” dans la phénoménologie française contemporaine », Methodos : savoirs et textes, vol. 17, 2017, p. 3. 349 Christian Sommer, loc. cit., paragraphe 3.
103
processus de formation de sens et d’institution de sens. Ces processus, que nous proposons de dégager
avec lui à présent, sont au fondement de ses conceptions de l’histoire d’une vie et de l’identité
narrative.
2.1. La limite de la donation de sens
Suivant Husserl, Tengelyi définit le sens, dans sa signification élargie – c’est-à-dire appliqué
à tout phénomène du monde et pas seulement aux expressions linguistiques350 – par la structure
de « l’en-tant-que »351. Selon cette définition, une chose a un sens si elle apparaît en tant que
quelque chose : un objet perçu est reconnu comme une feuille de papier, cette feuille de papier
apparaît comme blanche, cette feuille de papier blanche se manifeste comme trouée. La structure
de l’en-tant-que exprime une différence : en suggérant que ceci apparaît comme cela, se trouve
exprimée l’idée selon laquelle la chose apparaît comme quelque chose d’autre. Et dans cette
différence, la chose perçue est identique : « la structure de l’en-tant-que caractéristique du sens
perceptuel contient en elle-même une certaine différence entre les termes qu’elle réunit. C'est
pourquoi elle peut être décrite comme une structure différentielle »352. Le sens pose donc la difficile
question de l’identité dans la différence. Husserl propose de fonder la structure différentielle du
sens dans l’expérience, dont il a une compréhension en termes d’intentionnalité353. Pour lui,
l’expérience est le produit d’une donation de sens par la conscience. Cela signifie que tout vécu
est toujours constitué par la conscience et que le sens auquel nous donne accès l’expérience est
lui-même intentionnel, c’est-à-dire un sens dont l’unité de la structure d’en-tant-que relève d’une
intention ou d’un acte intentionnel. Cette conception intentionnelle du sens dépend de la
corrélation entre la noèse et le noème354, qui circonscrit l’expérience au rapport entre un acte
intentionnel et un objet intentionnel – ou l’objet dans sa signification pour nous –, et donc au
rapport entre la donation de sens et le sens constitué355. Selon cette conception de l’expérience,
la structure de l’ « en-tant-que » du sens fait partie de la structure de la conscience intentionnelle.
350 « Sont alors porteurs de sens, dans cette acception, non seulement les expressions linguistiques incarnées dans des séries de sons ou d’autres signes, non pas seulement les gestes et jeux de physionomie en chair et en os, mais aussi des suites d’événements, voire les arrangements des choses dans le monde ». László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 177. 351 Ibid., p. 36. 352 Ibid., p. 37. 353 Ibid., p. 38. 354 Ibid., p. 48. 355 Ibid., p. 50.
104
Cette corrélation entre noème et noèse n’est pas tenable pour Tengelyi. Non seulement elle
contient des problèmes internes356, mais de manière plus importante, elle ne peut rendre compte
du caractère éprouvant de l’expérience : « l’expérience est éminemment une expérience qu’on
acquiert en la subissant – une épreuve »357. L’expérience est éprouvante ou étonnante lorsqu’elle
« donne à comprendre quelque chose de neuf »358. Ce nouveau sens, cette nouvelle structure de
l’en-tant-que vient contredire nos opinions enracinées, nos convictions antérieures, nos desseins
prémédités, bref nos attentes préalables. Ce sens, Tengelyi le désigne par l’expression « sens
expérientiel »359, c’est-à-dire un sens dont on fait l’expérience comme l’épreuve. Bien que Tengelyi
octroie un caractère quasi-dramatique à l’émergence du sens expérientiel, celle-ci est assez
courante : c’est ce qui arrive notamment lorsque, dans un processus d’écriture, une nouvelle idée,
« un éclair de pensée » vient contredire des relations conceptuelles préalablement établies ; c’est
aussi ce qui survient lorsqu’une œuvre littéraire, picturale, théâtrale, etc. se prête soudainement
à une autre interprétation, lui conférant un nouvel intérêt. Si ce sens expérientiel bouscule
spontanément les attentes, c’est parce qu’il émerge à l’insu et indépendamment du soi.
Autrement dit, la structure différentielle du sens n’est pas établie par le soi, mais elle émerge
comme telle, et ce, « derrière le dos de la conscience »360. Cela explique pourquoi, pour reprendre
l’exemple de l’écriture, l’écrivain ou le philosophe ne fait pas preuve de modestie en parlant d’un
« éclair de pensée » et non de la sienne. Tengelyi parle donc de l’épreuve d’un sens expérientiel
en termes d’ « émergence spontanée d’un sens dépossédé »361.
Or, l’interprétation intentionnelle de l’expérience ne peut pas rendre compte du sens
expérientiel : comment l’émergence spontanée d’un nouveau sens qui se soustrait à l’emprise de
tout sujet conscient peut-elle être ramenée à une donation de sens ? Pour faire droit à cette
expérience, Tengelyi reconduit plutôt ce sens à un processus de « formation de sens » qui se tient
356 En réponse à la difficulté de la distinction entre l’objet et son sens, Husserl suggère dans les Idées I que l’» objet noématique dans le comment » se divise en objet pur et simple et en objet-dans-le-comment ; autrement dit en un quelque chose et en un quelque chose déterminé par une structure de l’en-tant-que, c’est-à-dire qui a un sens (Ibid., p. 50.). Or, puisque selon Husserl le sens est donné par la conscience, l’objet-dans-le-comment est immanent, alors que l’objet pur et simple est transcendant. On se retrouve donc confronté au problème de l’immanence dans la transcendance (Ibid., p. 51). Husserl propose d’échapper à cette situation en appliquant l’opposition de Frege entre sens et référence des actes noétiques aux noèmes. Cela lui permet de dire que tout noème à un sens par lequel il se rapporte à son objet, et que cet objet est celui de la noèse. Or, en assimilant la relation entre sens et objet, à celle entre acte et objet, l’opposition entre immanent et transcendant refait son apparition (Ibid.). 357 Ibid., p. 39. 358 Ibid. 359 Ibid., p. 54. 360 Ibid., p. 43. 361 Ibid., p. 35 [Nous soulignons].
105
en deçà du rapport noético-noématique. La formation de sens décrit un processus souterrain et
immaîtrisable par le sujet dans lequel un sens flou et multiple se déploie et se transforme. Ce
« sens se faisant », Tengelyi le thématise directement à partir de Marc Richir362 tout en
reconnaissant qu’il apparaît d’abord dans la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty363. À
la suite de ce dernier, Tengelyi suggère en outre que ce sens en formation est « sauvage », c’est-
à-dire qu’il est indisponible et muet364. Malgré cette indisponibilité, il donne lieu à des « amorces
de sens » se manifestant à la conscience selon Tengelyi365. Puisque ces amorces de sens relèvent
d’un processus indépendant et inconscient du sujet, leur manifestation, pour ce dernier, est
nécessairement étonnante, voire contrariante. Et c’est précisément pourquoi l’expérience peut
être éprouvante366. Ainsi, la structure différentielle du sens ne peut être expliquée que par le
processus de donation de sens ; elle appelle également un processus de formation de sens depuis
l’indisponible, capable de rendre compte de l’émergence d’un sens dit expérientiel. Nous verrons
que c’est cette émergence d’un sens expérientiel depuis une formation souterraine de sens qui se
trouve au centre de l’expérience du tournant radical, à partir de laquelle Tengelyi conçoit l’histoire
d’une vie et l’identité narrative.
2.2. La critique de la corrélation entre sens et signification
La révision de la notion de sens par Tengelyi ne se conclut pas avec l’identification du
processus de formation de sens. Jusqu’à maintenant, il a été question du sens dans sa signification
élargie, selon laquelle non seulement les expressions linguistiques, mais également « les suites
d’événements, voire les arrangements des choses dans le monde »367 sont porteurs de sens. Cet
362 Cf. Marc Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon, 1992. Cf. Alexander Schnell, Le sens se faisant : Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011. 363 Ibid., p.64. L’expression « se faisant » se trouve à plusieurs endroits dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Dans laM Phénoménologie de la perception, elle apparaît notamment dans les passages suivants : « L’illusion nous trompe justement en se faisant passer pour une perception authentique » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2014-2016, p.96 [Nous soulignons]) ou « comme c’est lui [le sujet], en surgissant, qui fait paraître sens et valeur dans les choses, et comme aucune chose ne peut l’atteindre qu’en se faisant par lui sens et valeur [...] » (Ibid., p.1310 [Nous soulignons]). En plus de l’essai intitulé « Bergson se faisant », son ouvrage Signes contient quelques occurrences de cette expression notamment une dans son texte intitulé « Le langage indirect et les voix du silence » : « Elle [la vérité] ne se contente pas de le pousser en se faisant place dans le monde » (Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 2001, p. 221 [Nous soulignons]). 364 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 171 et 203. 365 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 54. 366 Pour la même raison, c’est-à-dire parce qu’elles relèvent d’un processus de formation de sens en deçà de la sphère de la donation de sens, ces amorces de sens ne sont pas encore des structures d’en-tant-que. En effet, il n’y a pas d’objet intentionnel, mais seulement un phénomène en tant que phénomène. Ces amorces de sens deviennent des structures d’en-tant-que après avoir été fixées intentionnellement. 367 Ibid., p. 177.
106
élargissement de la notion de sens ne contredit pas le fait que les expressions linguistiques ou
conceptuelles ont bel et bien une signification qui demande à présent d’être distinguée du sens
de l’expérience. Pour exprimer cette différence, Tengelyi a d’abord recours à la doctrine des
catégories de Husserl, voulant que le surplus de sens des significations linguistiques relève des
catégories. L’affirmation « le papier est blanc » dit plus que la perception du papier blanc parce
qu’elle « imprègne de conceptuel et de général tout sens auquel elle s’adapte »368 – l’adjectif « blanc »
dit plus que la couleur perçue –, mais aussi parce qu’elle contient la forme catégoriale de l’être,
« est ». Pour Husserl, l’être, tout comme les formes catégoriales, ne sont pas des prédicats réels
ni des formes subjectives. Les catégories ont plutôt leur origine dans le remplissement de certains
actes intentionnels. Aux catégories correspond donc un type d’intuition dite catégoriale que
Husserl distingue des intuitions sensibles sur lesquelles elles se fondent. Malgré leur différence,
le catégorial exprime le sensible et c’est pour cela qu’une intuition sensible peut agir comme
vérification d’un énoncé linguistique : la perception d’un chat blanc sur un paillasson permet de
valider l’énoncé correspondant « le chat blanc est sur le paillasson ». S’il en est ainsi, c’est que
l’intuition sensible et l’intuition catégoriale ne sont différentes que par degrés : selon Husserl, les
formes catégoriales doivent être conçues comme des « objets de degré plus élevé ». Si la
différence entre intuitions sensibles et intuitions catégoriales est de ce type, cela signifie que le
rapport entre expérience et expression, entre antéprédicatif et prédicatif, est de l’ordre d’une
corrélation369.
Or, l’expérience contredit un tel rapport entre sens et signification. Le processus d’écriture
est encore une fois paradigmatique. Pour répondre à son « éclair de pensée », l’exprimer en mots,
l’écrivain se met au travail à l’aide de ses connaissances, de sa pratique, de son goût et de sa
faculté d’imagination qui « sont autant de conditions requises qui entrent au service [de ce]
processus entièrement spontané »370. Toutefois, chanceux est l’écrivain qui ne ressort pas quelque
peu déçu ou irrité de son processus d’écriture : ses habiletés et son talent ne peuvent rien faire
au fait que son idée initiale se trouvera, en fin de compte, le plus souvent transformée et
systématiquement fixée, c’est-à-dire moins fluide et inchoative qu’au départ. Cet exemple
témoigne de « l’expérience d’un contraste jamais entièrement surmontable entre l’expérience et
368 Ibid., p. 58. 369 Ibid., p. 48. 370 Ibid., p. 72.
107
l’expression » du fait que l’expression ne peut jamais entièrement recouvrir la totalité ni la
mobilité des sens qui émergent dans l’expérience371.
Pour exprimer ce contraste, Tengelyi a plutôt recours à la distinction husserlienne, proposée
dans les Recherches logiques, entre le flux continu de perceptions et la perception catégoriale, auxquels
correspondent deux types d’unité de sens ou de structures d’en-tant-que. Dans le premier cas,
lorsqu’on regarde un objet sous toutes ses facettes, l’objet sensible visé se révèle dans son unité
si les différentes apparitions coïncident. Cette unité, Husserl la qualifie d’unité d’identification.
Tengelyi rajoute que cette unité ou cette structure d’en-tant-que est mobile. Dans le flux continu
de perceptions, un même objet sensible se donne dans la diversité de ses représentations : au fil
des apparitions son sens se modifie et s’enrichit, il apparaît comme ceci, puis comme cela. Cette
mobilité du sens est caractéristique du sens expérientiel372. En effet, un phénomène a toujours la
possibilité de se manifester dans une détermination soit compatible soit incompatible avec les
déterminations précédemment identifiées ; l’expérience est une aventure pouvant provoquer
l’étonnement373. Cette mobilité du sens relève du processus du sens-se-faisant – concept introduit
plus haut – ou du sens sauvage qui, se transformant continuellement tout en conservant son
unité, peut provoquer à tout moment l’émergence étonnante d’un nouveau sens.
L’unité impliquée dans la perception catégoriale, qui intervient lorsqu’on fait un état de
choses, est tout autre. Ce n’est plus une identité réalisée, mais c’est une identité visée et
constituée374, et c’est pourquoi Husserl la reconduit à l’unité d’un acte d’identification. En outre, la
structure du sens impliquée dans la perception catégoriale est une structure fixe. Cette structure
est caractéristique des expressions linguistiques qui, par leur sens prédéfini ou sédimenté,
contraste avec le sens mobile de l’expérience. En tant qu’acte d’identification, les expressions
linguistiques viennent donc fixer le sens de l’expérience. Cette fixation opérée par les expressions
linguistiques est comprise par Tengelyi comme un processus d’institution375 du sens qui sédimente
le sens et rend apparente une de ses dimensions en oblitérant les autres restant insaisissables.
371 Ibid., p. 77. 372 Pierre Vermersch, « Signification du “sens expérientiel” en lisant László Tengelyi », Journal de l’association Grez, n. 63, 2006, p. 27. 373 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 63. 374 Ibid., p. 62. 375 D’origine husserlienne, le concept phénoménologique de Stiftung (institution) renvoie à toute fixation du sens, notamment par la sédimentation d’une « signation » dans le langage. Repris et transformé par Merleau-Ponty et Derrida, c’est également un concept majeur dans la phénoménologie de Richir, dans laquelle puise Tengelyi. Cf. Roberto Terzi, « Événement, champ, trace : le concept phénoménologique d’institution », Philosophie, vol. 131, n. 4, 2016, p. 52-68.
108
C'est pourquoi l’expression d’une nouvelle idée est le plus souvent insatisfaisante : en tant
qu’institution de sens, l’expression vient réduire la mobilité et la multiplicité du sens-se-faisant
duquel elle émerge à travers des expressions linguistiques sédimentées. C'est donc ce processus
d’institution de sens définissant l’expression qui explique la différence irrémédiable entre le sens
à exprimer et la signification l’exprimant.
De la critique de la donation de sens et de la doctrine des intuitions catégoriales de Husserl,
Tengelyi dégage les deux processus que sont la formation de sens et l’institution de sens. Ces
deux processus rendent compte de la différence entre sens et signification qui tient à un double
excès, comme le résume Florian Forestier : le sens-se-faisant, flou et multiple, excède toujours
le sens institué qui l’exprime ; et l’expression, comme acte d’identification dit aussi plus que le
sens de l’expérience376. Ces deux processus jouent un rôle central dans l’histoire d’une vie et
l’identité narrative qui lui est associée. Mais avant de s’intéresser à ces deux derniers concepts, il
faut se demander comment expérience et expression, formation de sens et institution de sens
peuvent s’articuler si l’altérité irrémédiable du sens de l’expérience et la fixité de son expression
« garde expression et expérience distinctes l’une de l’autre »377.
2.3. Le rapport diacritique entre la formation de sens et la fixation de sens
L’articulation entre la formation de sens et la fixation de sens se comprend mieux à l’aune
d’une description génétique de l’émergence spontanée d’un nouveau sens dépossédé. Selon
Tengelyi, le plus souvent, notre expérience est limitée au domaine de la corrélation noético-
noématique, ce qui signifie que le sens des phénomènes nous apparaissant relève d’une donation
de sens sur le fond d’institutions de sens antérieures (par nous, ou par la communauté
historique). Tengelyi ne rejette donc pas du champ de l’expérience l’activité de donation de sens,
mais il suggère que celle-ci puisse être hachurée par l’émergence de nouvelles amorces de sens
qui sont « des moments interintentionnels d’une formation de sens spontanée »378. Comme nous l’avons
souligné, l’émergence d’un nouveau sens, bousculant nos attentes préalables ou les donations de
sens préétablies entre la noèse et le noème, est une expérience étonnante379. Rajoutons qu’il est
376 Florian Forestier, « Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à László Tengelyi », Eikasia : revista de filosofia, n. 64, 2015, p. 343. 377 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 77. 378 Ibid., p. 54. 379 Ibid., p. 77.
109
possible de se rapporter de deux manières à l’émergence du nouveau sens380. Dans un premier
cas, on parvient à le saisir et à l’exprimer. Comme dans notre exemple du processus d’écriture,
le nouveau sens nourrit alors notre appréhension de l’expérience en nous la faisant comprendre
à neuf, en nous rendant à même de sentir une dimension de l’expérience de nous-mêmes, d’autrui
et du monde pour laquelle nous étions encore aveugle. Dans un deuxième cas, le sens émerge
comme quelque chose d’étranger et anonyme, résistant à toute saisie ou expression. Le nouveau
sens interrompt notre façon de donner sens à notre expérience, la désavoue. Selon Tengelyi,
l’émergence d’un nouveau sens, plutôt que d’être subliminale, se vit alors comme un choc nous
coupant le souffle et ne nous laissant qu’avec cette impression quasi-traumatique381.
Si la différence de nature entre sens et signification problématise déjà l’expression du sens
de l’expérience, l’expérience éprouvante de l’émergence d’un nouveau sens semble la rendre
impossible. Comment une telle expérience peut-elle éventuellement être dite si elle court-circuite
les horizons de sens existants ? Comment la distance entre impression et expression peut-elle
être surmontée ? S’inspirant des exemples littéraires offerts par Proust, Tengelyi suggère que « le
gouffre entre impression et expression est comblé par un sens se faisant »382, c’est-à-dire la
formation de sens. Bien que le sens émergeant laisse d’abord une impression « sinistre »,
échappant à l’expression, il continue à se déployer et à se transformer de manière souterraine à
l’expérience, mais toujours en relation avec elle. Autrement dit, il continue à nous habiter et à
imprégner notre expérience – dans un sens que nous comprendrons mieux à l’occasion de la
description de la formation de soi –, même si cela se fait à notre insu. À travers ses moments de
déploiement, le sens-se-faisant se détache de l’impression et se rend disponible à l’expression.
En effet, il ne revêt plus le caractère anonyme et étranger qu’il avait avant. Il reste à savoir
comment le langage, s’il ne renvoie qu’à un ensemble d’expressions sédimentées, exprime ce
sens flou et mobile émergeant de l’indisponible.
Selon Tengelyi, « la relation entre expérience et expression – ou entre réalité et langage – est
médiatisée par ce qu’on appelle dans la phénoménologie du langage la “créativité” ou la
“fécondité” de l’expression »383. S’inspirant de Merleau-Ponty, Tengelyi distingue le langage
380 Pablo Posada Varela, « L’imprépensable et l’indisponible. Sens, expression et narrativité dans l’œuvre de László Tengelyi », Eikasia : revista de filosofia [En ligne], n. 64, 2015, p. 314. URL : http://www.revistadefilosofia.org/64-15.pdf. 381 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 79. 382 Ibid., p. 79. 383 Ibid., p. 73.
110
commun, rassemblant l’ensemble des expressions préétablies, du « langage opérant »384. Ce
dernier langage, qui est celui des poètes et des artistes, est aux prises de l’expérience. Cela signifie
qu’il est sensible à l’appel du sens se faisant. Entre pure opacité et pure signification, le sens de
l’expérience, encore à l’état sauvage, se manifeste comme une « fièvre vague »385 selon Merleau-
Ponty. Par son caractère flou et multiple, il demande d’être clarifié, signifié et, dans les mots de
Tengelyi, il « ne donne pas seulement beaucoup à penser mais aussi beaucoup à dire »386. En
retour, si le langage opérant peut répondre à cet appel, s’il peut accomplir sa conquête du sens
flou et multiple, c’est parce qu’il est « actif et créateur »387. Cela signifie que le langage n’est pas
une pure répétition ou traduction du sens sauvage à exprimer – conception qui est impossible
eu égard au caractère équivoque et vague de ce sens. Ce langage n’est pas non plus pure création
dans la mesure où cela viendrait contredire la structure d’appel-réponse qui tient ensemble sens
et signification388. Entre la pure répétition et la pure création, le langage opérant part de ce sens
tout en dépassant, et c’est ce qui fait son caractère paradoxal, du moins au niveau logique389. Pour
exprimer le sens sauvage, le langage opérant n’a donc pas recours aux « significations toutes
faites, acquises, disponibles, sédimentées, du langage commun »390, mais bien plutôt à de
nouvelles productions de sens, analogues à la formation de sens depuis l’expérience. Les
néologismes, parsemant les écrits littéraires et philosophiques, sont peut-être les productions les
plus communes du langage opérant. Au-delà du monde des mots et des phrases, la peinture est
aussi un exemple de langage opérant. Selon Merleau-Ponty, Cézanne a su exprimer la mobilité
et l’équivocité du sens de l’expérience en s’éloignant de la représentation et en se rapprochant de
la distorsion picturale : « De même le génie de Cézanne est de faire que les déformations
perspectives, par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pour elles-mêmes
quand on le regarde globalement, et contribuent seulement, comme elles le font dans la vision
naturelle, à donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de
s’agglomérer sous nos yeux.391 » Autrement dit, le langage opérant fait droit au sens se faisant
parce qu’il se forme, se transforme, se transfigure lui-même. Mais l’expression n’est pas toujours
384 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, op. cit., p. 201. 385 Maurice Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 36. 386 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 80. 387 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, op. cit., p. 201. 388 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 74 389 Donald A. Landes, Merleau-Ponty and the Paradoxes of Expression, New York, Bloomsbury academic, 2013, p.19. 390 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 74. 391 Maurice Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », Sens et non-sens, op. cit., p. 25-26.
111
réussie. La trajectoire de l’expression est accomplie, le langage répond bel et bien à la formation
de sens lorsqu’un « équilibre métastable » entre la signification et le sens se trouve atteint, c’est-
à-dire lorsque le sens sauvage, moins flou et moins fiévreux, ne demande pas d’être exprimé
autrement392.
Néanmoins, le langage opérant n’a pas le dernier mot : un processus de sédimentation
conceptuelle succède toujours à l’expression créatrice du sens sauvage. En effet, les nouvelles
expressions créées pour témoigner le sens émergeant finiront inévitablement par être
sédimentées à leur tour393. L’écart entre l’expérience et son expression, qui semblait couvert par
le langage opérant, se creuse à nouveau dès que le processus créateur est terminé. Expérience et
expression entretiennent donc un rapport « diacritique », c’est-à-dire un rapport de différence et
de cohésion394. Elles sont inséparables par la structure d’appel-réponse qui les tient ensemble : le
sens appelle la signification et la signification se fonde toujours sur le sens de l’expérience. Mais
dans cette cohésion, elles restent irrémédiablement différentes : la mobilité du sens-se-faisant
échappera toujours en partie à la fixation intentionnelle de sens. Cet excès du sens sauvage peut
nous laisser dans l’impression qu’il y a encore quelque chose à dire395.
Avec ce rapport diacritique entre le processus de formation de sens, on est bien loin des
considérations ricœuriennes sur l’identité personnelle ainsi que des défis y étant liés. Cet écart va
toutefois s’amoindrir dans les prochaines pages consacrées aux conceptions de l’histoire d’une
vie et de l’identité narrative de Tengelyi. Dans l’objectif de donner une concrétude à son concept
d’ipséité, nous proposons à présent de rendre compte de ces deux conceptions à la lumière du
problème qui est le sien, à savoir l’expérience d’un tournant radical et d’une division de soi dans
l’histoire d’une vie. À l’occasion de ce travail de conceptualisation, nous soulignerons au passage
les similitudes et les distinctions entre les conceptions de Ricœur et Tengelyi de l’histoire d’une
vie et de l’identité narrative, travail de comparaison qui sera approfondi au terme de ce chapitre.
392 Donald A. Landes, op. cit., p.13. 393 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 77. 394 Cette expression désigne « le rapport caractéristique entre les éléments qui constituent le système d’une langue et, en général, la cohésion d’expressions signifiantes », ibid., p. 25. 395 Donald A. Landes, op. cit., p. 2-21. Cf. Bernhard Waldenfels, « The Paradox of Expression », dans Fred Evans et Leonard Lawlor (dir.), Chiasms : Merleau-Ponty’s Notion of Flesh, New York, State University of New York, p.96.
112
3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie
En guise d’ouverture à son ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi propose
une définition du phénomène de l’histoire d’une vie : Au milieu de l’histoire d’une vie, on fixe ce qu’on a fait, éprouvé, pensé, imaginé, craint et espéré – ce qu’on a désiré intimement et ce qui est arrivé de l’extérieur – en le disant, puis en le disant à nouveau et autrement. Un dire réitéré traverse le temps vécu. C'est un dire qui, dans sa forme narrative, circonscrit, capte et affaiblit les évènements, en revenant sur lui-même, en se reconsidérant maintes fois. Ce qui est tu, ce qui est passé consciemment sous silence, comme ce qui est repoussé inconsciemment, trouve alors sa place à l’ombre de ce qui est dit396.
Cette description constitue le prélude, mais aussi la conclusion de L’histoire d’une vie et sa région
sauvage. Dans cet ouvrage, Tengelyi cherche, en bon phénoménologue qu’il est, à trouver
l’expression conceptuelle adéquate à cette description phénoménologique. L’investigation
conceptuelle de Tengelyi sera restituée ici en deux temps. Partant de cette description statique
de l’histoire d’une vie, nous restituerons une première conception de l’histoire d’une vie, très
proche de celle de Ricœur, en termes d’expérience vécue et d’histoire racontée. Cette première
conception ne fera pas tout à fait droit à la description qui l’a initiée, et plus précisément à
l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie qu’elle suppose. Après
avoir décrit génétiquement cette expérience, nous aboutirons, avec Tengelyi, à une seconde
conception de l’histoire d’une vie comme formation de sens souterraine à l’expérience et fixation
rétroactive de ce sens. Cette conception, distincte de celle de Ricœur, appellera à son tour une
nouvelle définition de l’identité narrative.
3.1. L’histoire d’une vie comme expérience vécue et histoire racontée
Ce qui ressort de cette description de l’histoire d’une vie, c’est son ambiguïté : « ce concept
désigne tout aussi bien l’expérience vécue que l’histoire racontée – ou racontable – d’une vie »397.
L’expérience vécue, constitutive de l’histoire d’une vie, renvoie à l’ensemble des actions, des
souhaits, des attentes, des craintes et des événements passés d’une personne. Ces actions et
événements sont organisés temporellement. Toutefois, contrairement à ce que certains
représentants de la phénoménologie ont pu soutenir, et plus précisément Husserl et Heidegger,
ce n’est pas comme une « totalité vécue d’évènements temporels »398 que l’expérience vécue se
manifeste rétrospectivement à nous. Lorsque nous nous rapportons à notre passé, certaines
396 Ibid., p. 5. 397 Ibid., p. 7. 398 Ibid.
113
actions se révèlent être marquantes, quelques-unes semblent liées selon un rapport causal
incontestable et d’autres nous paraissent absolument anodines ou contingentes : de prime abord,
notre expérience vécue se donne plutôt à nous avec un contenu de sens – c’est d’ailleurs pourquoi
« il faut concevoir le “temps” et la vie” à partir du “sens” »399 selon Tengelyi. Plus encore, dans
l’histoire d’une vie, ce ne sont pas les actions en tant que telles qui sont impliquées, mais plutôt
l’expérience qu’on en a – d’où l’expression « expérience vécue ». Tengelyi comprend les actions
actuelles comme des comportements à initier en réponse à une demande d’autrui400. Or, nos
actions passées ne se donnent pas de la sorte, mais plutôt comme des événements dont on a fait
l’épreuve, c’est-à-dire comme des actions qui étaient motivées et dont on a subi les
conséquences401.
Le sens de l’expérience de nos actions passées est immédiatement et le plus souvent entaché
d’un défaut d’intelligibilité : il n’est pas possible d’identifier spontanément les motivations et les
conséquences de nos actions ni de les lier entre elles. L’expérience appelle un processus réflexif
qui est aussi une forme d’expression permettant d’en relever le sens. Tengelyi identifie ce
processus à la narration – c’est ici qu’entre en scène la seconde dimension de l’histoire d’une vie,
l’histoire racontée. La narration, selon Tengelyi, s’inspirant de Ricœur, est liée au sens de
l’expérience vive, et non à son existence ou son contenu d’être402. Ce n’est pas en organisant les
actions racontées selon le principe de mise en intrigue que la narration confère un sens à
l’expérience vécue chez Tengelyi, mais plus simplement en mettant en relation au moins deux
descriptions possibles d’une même action : « l’intelligibilité narrative d’une action est due à une
relation déterminée entre au moins deux de ses descriptions possibles »403. Cette conception de
la narration suppose que l’action puisse être décrite de plusieurs manières : certaines descriptions
expriment les intentions de l’acteur, d’autres les conséquences imprévues, à la fois conscientes
et inconscientes, de l’action404. Elle implique également l’idée qu’avec la multiplication des
descriptions d’une action, révélant à chacune une de ses esquisses, vient une meilleure
compréhension du sens de cette action. En mettant en relation différentes descriptions de
l’action, la narration participe donc de son sens. Dans Œdipe-roi de Sophocle, par exemple, on
raconte qu’Œdipe donne la mort à un étranger, que ce meurtre est fait au nom de la vengeance
399 Ibid., p. 17. 400 Ibid., p. 85. 401 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 45 402 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 17. 403 Ibid., p. 82. 404 Ibid., p. 81. Cf. Alastar MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 205.
114
et que c’est son père qui s’est trouvé assassiné. En mettant en relation ces trois descriptions d’une
même expérience, la narration lui confère une structure d’en-tant-que : le meurtre de l’étranger
accompli par Œdipe est décrit comme un meurtre de vengeance et, de manière plus importante,
comme un parricide. Ce qui est particulier de la narration, selon Tengelyi, c’est qu’elle met en
relation des descriptions indépendantes logiquement les unes des autres. En effet, aucune histoire
narrative n’est suggérée dans la proposition « celui qui tue une personne commet un meurtre »,
mais seulement une implication logique entre le fait de tuer et le fait d’accomplir un homicide.
Au contraire, en liant des descriptions sans relation logique – par exemple le fait qu’Œdipe
commette un meurtre et le fait que ce meurtre soit un parricide – la narration laisse place au
contingent, à l’anodin et au surprenant – sur ce point, Tengelyi se rapproche de Ricœur.
Autrement dit, la structure de l’en-tant-que qu’assigne la narration à une action n’est pas une
structure préétablie logiquement, mais une structure mobile s’accordant avec la polysémie
variable de l’expérience : « la séquence narrative est capable de s’adapter à un processus qui
donne naissance à des avènements de sens toujours changeants »405.
Cette définition de l’histoire d’une vie est très proche de celle de Ricœur, malgré le fait
qu’elle s’en distingue sur quelques aspects. Par exemple, la narration de soi, pour Tengelyi, ne
consiste pas en une mise en intrigue des actions passées, mais, plus simplement, en une mise en
relation d’au moins deux descriptions possibles d’une même action. Pour cette raison, on ne
retrouve pas chez Tengelyi l’idée d’une médiation nécessaire par les récits fictifs et historiques,
ni les théories ricœuriennes du muthos, de la triple mimésis du récit de Ricœur, de l’acte de lecture
et de l’identification du personnage qui sont reliées à cette médiation. Outre ses distinctions,
l’histoire d’une vie est également un phénomène ambigu chez Ricœur, ambiguïté qu’il reconduit
à celle entre l’expérience vive et la fabulation ou la fiction. Et de manière similaire à celle
présentée ci-haut, la conception ricœurienne de l’histoire d’une vie suppose une adéquation entre
les deux dimensions qui la composent : d’un côté, l’expérience vécue appelle à être racontée et,
de l’autre, la narration de soi, enrichie par les récits fictifs, permet de traduire adéquatement cette
expérience.
Cependant, le rapprochement entre Ricœur et Tengelyi n’est que momentané. Cette
conception de Tengelyi, supposant une compatibilité ou une équivalence entre expérience et
narration, n’est pas sa conception finale406. En effet, il se voit obligé de la rejeter parce qu’elle
405 Ibid., p. 80. 406 Ibid., p. 24.
115
n’est pas à même de traduire l’expérience de l’émergence d’un nouveau sens à l’intérieur de
l’histoire d’une vie. En décrivant cette expérience, il sera possible d’élaborer avec Tengelyi sa
conception finale de l’histoire d’une vie, en termes de formation souterraine de sens et de fixation
rétroactive de sens.
3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive de sens
Le plus souvent, nous rapportant à notre passé, nous confirmons le sens qu’on lui avait
précédemment attribué. Le rapport entre l’expérience vive et l’histoire racontée sur soi-même
reste alors inchangé. Il arrive toutefois qu’ « un nouveau sens émerge mais l’initiative nous est ici
arrachée »407. Le surgissement de ce nouveau sens, de manière spontanée et à l’insu du sujet, peut
être provoqué ou non par un événement déclencheur : il peut aussi bien nous traverser l’esprit
au coin d’une rue qu’être porté par une action sans précédent. Dans un cas comme dans l’autre,
ce nouveau sens vient provoquer, avec des degrés variables, un « tournant radical »408 dans l’histoire
de notre vie, en donnant une nouvelle couleur à nos plans de vie, notre vocation ou nos idéaux.
C’est cette expérience qui se trouve racontée par exemple dans les récits de conversion. Ce
changement de sens témoigne du fait que « toute expérience vécue [...] inclut une polysémie
variable »409. L’expérience vécue possède un sens multiple qui se forme et se transforme à travers
le temps, et ce, à l’insu du sujet. À chaque fois qu’il surgit, ce sens dépossédé se vit comme un
choc. L’émergence d’un nouveau sens dans l’expérience vive n’est pas sans effet sur les histoires
racontées sur soi. Ce nouveau sens vient remettre en question les récits racontés préalablement
sur soi-même : « le sens qu’on avait attribué à des événements de sa vie perd tout d’un coup sa
pertinence et parfois même son intelligibilité »410. S’il n’est pas traumatique, il donne l’impulsion
à une rectification de nos récits, consistant à conférer de nouvelles structures d’en-tant-que à nos
expériences passées. Toutefois, ce n’est pas toutes les modifications de sens de l’expérience qui
initient des rectifications des récits sur soi : certaines amorces sont acceptées, et donc explicitées ;
d’autres, plus anodines ou plus éprouvantes, sont repoussées, rejetées, voire refoulées. Ces
fragments de sens repoussés ne disparaissent pas pour autant. L’expérience nous montre que les
407 Ibid., p. 20. 408 Ibid., p. 30. 409 Ibid., p. 87. 410 Ibid., p. 20.
116
fragments de sens refoulés peuvent réémerger dans l’expérience, provoquant un étonnement –
devant la répétition du même –, mais aussi un traumatisme pour le soi411.
La conception précédente de l’histoire d’une vie ne peut pas rendre compte de ce tournant
radical dans l’histoire d’une vie. Comme nous l’avons suggéré plus haut, cette conception, proche
de celle de Ricœur, supposait une adéquation entre expérience et narration : l’expérience vive
constitue « l’objet immédiat »412 de la narration, et la narration l’expression adéquate de cette
expérience. Or, l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie pointe vers une
désolidarisation de l’expérience et de son expression narrative : le sens de l’expérience menace
toujours de contredire les récits sur soi-même et la narration n’est pas à même de traduire la
plurivocité du sens de l’expérience. Ce contraste, seule l’interprétation de l’histoire d’une vie en
termes de processus de formation de sens et de fixation de sens peut y faire droit. D’un côté, le
nouveau sens, venant bousculer les récits préalables sur soi-même, émerge à l’insu de l’individu
puisqu’il relève d’un processus de formation de sens sous-terrain à l’expérience vive donnant lieu
à « une prolifération de certaines amorces de sens inchoatives, fluctuantes et indéterminées »413. C'est ce sens-
se-faisant qui explique aussi pourquoi les amorces de sens refusées, provenant de ce sens en
formation, ne disparaissent pas, mais menacent toujours de resurgir. En effet, ces amorces
réintègrent toujours le sens-se-faisant que Tengelyi définit comme un « système diacritique »,
c’est-à-dire un système de différence dans la cohésion, de sens acceptés et de sens refusés414. De
l’autre côté, la description de la narration comme un processus de fixation de sens explique son
caractère affaiblissant. Bien que la narration, par sa flexibilité et sa créativité, se rapproche du
langage opérant de Merleau-Ponty, il n’en reste pas moins que, comme lui, elle aboutit tout
compte fait à une fixation du sens à exprimer : « les histoires tenues pour caractéristiques de la
vie de quelqu’un, aussi bien que de son soi, donnent une expression univoque et, pour cette
raison, nécessairement incomplète, voire simplificatrice, à ses expériences, qui contiennent en
elles-mêmes des fragments de sens écartés, intimant secrètement » 415. Autrement dit, l’histoire la
plus originale et la plus exhaustive, correspondant tout compte fait à un enchaînement
d’expressions sédimentées, ne pourra jamais traduire le sens multiple et fluctuant travaillant sous
l’expérience vive. Il reste toujours quelque chose à dire416.
411 Ibid., p. 27. 412 Ibid., p. 23-24. 413 Ibid., p. 28. 414 Ibid., p. 89. 415 Ibid., p. 88. 416 Pablo Posada Varela, loc. cit., p. 323.
117
De la description statique à la description génétique de l’histoire d’une vie, son ambiguïté
caractéristique est déplacée de celle entre l’expérience vive et l’histoire racontée, à celle entre la
formation de sens souterraine à l’expérience vive, donnant lieu à l’émergence de nouveau sens
et la fixation rétroactive de sens. Cette ambiguïté de l’histoire d’une vie est une ambiguïté
topologique : il y a « deux sphères à l’intérieur du vaste domaine de l’histoire d’une vie : une large
région dans laquelle l’émergence spontanée de sens prend place – nous pouvons appeler cette
région le “champ phénoménologique” et, à l’intérieur de cette même région, le domaine plus
étroit d’une fixation de sens rétroactive »417. De plus, chez Tengelyi, cette ambiguïté est
irrémédiable : le sens-se-faisant constitue un « no man’s land » échappant toujours déjà à la
narration de soi, écart qui est renforcé par le caractère rectifié, affaiblissant et sélectif de la
narration comme fixation de sens418. L’histoire d’une vie consiste donc en un rapport diacritique
entre formation de sens souterraine à l’expérience vive et institution rétrospective de ce sens.
À ce point, la distinction entre les conceptions de l’histoire d’une vie de Ricœur et de
Tengelyi est marquée. Bien que tous les deux définissent l’histoire d’une vie comme un
phénomène ambigu, ils ne s’entendent pas sur la nature de la relation entre les termes qui le
composent. Chez Ricœur, la narration et l’expérience vécue sont compatibles. Bien que la
narration vient toujours transfigurer l’expérience vive en l’exprimant, elle lui reste tout de même
fidèle. En effet, cette transfiguration n’est pas synonyme d’affaiblissement, mais de révélation :
« révélation et transformation se manifestent inséparablement »419. Au contraire, chez Tengelyi,
il y a un contraste insurmontable entre les deux dimensions de l’histoire d’une vie, contraste dont
il rend compte en les reconduisant à une formation de sens souterraine à l’expérience vive et à
une fixation rétrospective de ce sens. Qu’en est-il de sa conception de l’identité narrative ?
Comment Tengelyi la rattache-t-il à sa conception de l’histoire d’une vie ? Sous quel aspect se
rapproche-t-elle ou se distingue-t-elle de celle de Ricœur ? Cette dernière incursion dans la
pensée de Tengelyi nous permettra de définir sa conception de l’identité narrative et de souligner
déjà son apport au second défi de l’identité personnelle.
417 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 30. 418 Ibid., p. 30. 419 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. », Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285.
118
4. L’identité narrative : entre institution de soi et formation de soi
Chez Ricœur, l’identité narrative découle des histoires racontées sur soi-même qui sont elles-
mêmes l’expression de nos histoires vécues : « l’histoire d’une vie procède d’histoires non
racontées et refoulées en direction d’histoires effectives que le sujet pourrait prendre en charge
et tenir pour constitutives de son identité personnelle »420. Pour Ricœur, l’identité n’est pas une
pure construction narrative de soi-même. Puisque la narration traduit tout en transfiguration les
histoires vécues desquelles relève l’identité, Ricœur suggère qu’avec la narration de soi l’identité
est en quelque sorte « retrouvée »421. Mais cette identité découverte dans l’expérience n’est pas
différente de celle explicitée dans les récits de soi, puisque histoire racontée et expérience vécue
sont compatibles, malgré la transformation inhérente à la narration. Qu’en est-il chez Tengelyi ?
De quelle histoire ou de quelle région de l’histoire d’une vie est-il question ici ? L’identité
personnelle se rallie-t-elle à la formation de sens souterraine à l’expérience vive ou bien à
l’institution du sens de cette expérience ? Nous verrons que cette question revêt une importance
capitale pour la résolution du second défi de l’identité personnelle.
4.1. L’identité narrative comme institution de soi
Tengelyi définit l’identité personnelle ou l’ipséité comme une « institution de soi » 422.
L’institution de soi représente un type d’institution de sens : « elle se distingue de toutes les
institutions de sens qui n’introduisent pas une ipséité [ou une identité à soi], mais une mêmeté
dans un divers, un multiple, un dissemblable »423. Il y a institution de soi lorsqu’il est question du
sens d’une personne, c’est-à-dire lorsqu’une structure de l’en-tant-que lie une personne et une
détermination personnelle. Au niveau de l’identité narrative, le sens à partir duquel l’individu se
trouve défini est lié à l’histoire d’une vie. En tant qu’institution, cette définition de soi-même
relève d’un acte ou d’une constitution. Cela ne signifie pas qu’elle consiste en une création ex
nihilo de soi-même. Selon Tengelyi, « l’unité de l’histoire racontée d’une vie est le fondement de ce
que nous continuons à nommer l’ipséité » ou l’identité personnelle424. En réponse à notre
interrogation précédente, l’institution de soi est solidaire des récits racontés sur soi : la personne
420 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 271. 421 « Il apparaît alors que notre vie, embrassée d’un seul regard, nous apparaît comme le champ d’une activité constructive, empruntée à l’intelligence narrative, par laquelle nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue. » Ibid., p. 275. 422 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 189. 423 Ibid., p. 182. 424 Ibid., p. 32.
119
se constitue à partir des récits de sa vie en s’y identifiant comme les siens, ou en repérant en eux
des déterminations de son individualité à partir desquels il se définit dans son ipséité. Tengelyi
parle donc de l’institution de soi comme une « auto-constitution active de soi »425. Cette
constitution de soi revêt le même défaut que de l’institution du sens de l’expérience sur lequel
elle s’appuie, à savoir la fixité. L’ensemble descriptif que l’on constitue sur soi-même n’est ni
exhaustif en ce qu’il laisse échapper certaines caractéristiques personnelles, ni définitif en ce qu’il
est toujours à refaire. Ce qui illustre de manière évidente la finitude de l’institution de soi est
l’appropriation par plusieurs des réponses déjà toutes faites à la question de l’identité
personnelle : « je suis méchante/gentille, patiente/impatiente, vaillante/paresseuse, etc. », « je ne
suis pas comme les autres », « je suis paradoxale », etc. À ce titre, l’autobiographe, qui multiplie
les descriptions de lui-même, traduit plus fidèlement, mais jamais de façon parfaitement
adéquate, son individualité.
Mise à part l’expression de l’identité narrative en termes d’institution, avec tous les défauts
qui l’accompagnent, la conception de Tengelyi se rapproche de celle de Ricœur. Tous deux
associent l’identité personnelle aux histoires racontées sur soi-même. Cependant, comme nous
l’avons indiqué plus haut, pour Ricœur, l’identité n’est pas reliée qu’à la narration de soi, mais
également à l’expérience vécue, en ce que ces deux dimensions de l’histoire d’une vie vont de
pair. Par conséquent, l’identité narrative couvre les deux dimensions de l’histoire d’une vie.
Prenant ses distances avec Ricœur, Tengelyi soutient au contraire que « l’histoire d’une vie et l’identité
de soi-même ne peuvent être considérées comme des concepts équivalents »426. Chez Tengelyi,
l’inégalité entre l’histoire d’une vie et l’identité personnelle tient au fait que l’histoire d’une vie
consiste en une institution rétroactive de sens, mais aussi en une formation de sens souterraine
à l’expérience. Alors que l’institution de sens participe de l’institution de soi, cette formation de
sens se désunit de l’identité personnelle en résistant à la narration de soi, mais aussi, de manière
plus dramatique, en donnant lieu à l’émergence d’amorces de sens venant fragiliser les
institutions préalables de soi-même.
4.2. L’émergence d’un sens nouveau et la division de soi
Nous savons que l’émergence d’un nouveau sens, depuis une formation de sens souterraine
et indisponible, peut donner à la vie une nouvelle direction, provoquant simultanément une
425 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 122. 426 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 24.
120
remise en question des récits préalables sur soi-même. La définition de soi-même y étant liée se
trouve donc également affectée. L’émergence d’un nouveau sens vient plus précisément
provoquer une « division du soi »427, qui se trouve écartelé entre l’ancienne définition de soi-même
et une nouvelle, reliée aux récentes déterminations de son expérience vécue. Cette scission du
soi fait en sorte que la personne ne peut plus se définir, se rapporter à elle-même comme ceci ou
comme cela, bref s’identifier à elle-même dans son individualité. Avec l’interruption du rapport
à soi vient l’impression de ne plus être soi-même. C'est donc l’ipséité qui se trouve fragilisée dans
ces situations critiques, fragilisation qui laisse la question « Qui suis-je ? » sans réponse. Nous
savons à présent que ce silence laissé à la question de l’identité personnelle était le signe d’une
situation de perte d’identité.
Tengelyi ne laisse pas ces situations critiques irrésolues. Le plus souvent, l’émergence de
nouveaux sens donne presque immédiatement « l’impulsion pour une nouvelle institution du soi
dans la mesure où ils lui donnent le projet de sens sur lequel elle peut s’appuyer »428. Lorsque le
nouveau sens émergeant est acceptable pour le soi, ce dernier le saisit et réécrit, en fonction de
lui, l’histoire de sa vie. À cette nouvelle institution de sens correspond également une nouvelle
institution de soi, venant rétablir le rapport à soi constitutif de l’ipséité. La question « Qui suis-
je ? » ne reste donc pas sans réponse, mais la réponse que la personne lui apporte est nouvelle.
C'est en faisant de l’identité personnelle « l’enjeu principal des efforts qui cherchent à fixer ce
sens indisponible en lui conférant l’unité d’une visée intentionnelle »429 que Tengelyi est capable
de résoudre les situations de perte d’identité personnelle, résolution à propos de laquelle nous
reviendrons sous peu. Bien que le sens-se-faisant est responsable de la fragilisation de l’identité
narrative, les amorces de sens, auxquelles il donne lieu, sont également le factum des récits sur
sa vie et sur soi-même. Par conséquent, quand bien même l’émergence d’un nouveau sens
remettrait en question notre identité, elle « ne perd[rait] pas sa capacité à se rétablir en prenant,
après une crise plus ou moins profonde, une nouvelle forme »430.
Mais qu’advient-il de l’identité lorsque, sujette à une crise importante, elle tarde à prendre
sa nouvelle forme ? Que reste-t-il de l’identité dans cet intervalle critique ? Ces situations
surviennent lorsque le sens émergeant nous effraie, nous fige ou nous arraisonne. Dans ces
situations, le sens, inacceptable, ne donne pas l’impulsion à une rectification des récits ; il est
427 Ibid., p. 80. 428 Ibid., p. 182. 429 Ibid., p. 24. 430 Ibid., p. 23.
121
plutôt rejeté. De ce rejet, il reste tout de même une impression, traumatisante, de laquelle la
personne est prisonnière. Elle se maintient alors dans une division de soi laissant la question
« Qui suis-je ? » sans réponse : incapable de rectifier ses récits antérieurs, elle ne peut pas non
plus s’y identifier en raison de l’impression que l’émergence du sens lui a laissée. Pour Tengelyi,
même si la personne n’est pas capable de répondre à la question de l’identité personnelle, elle
n’est pas pour autant rien : il reste toujours une formation de soi.
4.3. L’identité personnelle comme formation de soi
Ce que Tengelyi appelle « la formation de soi » est relié au fait que, dans les situations de
crises, les amorces de sens repoussées ne disparaissent pas. Au contraire, selon Tengelyi, « ces
amorces de sens repoussées, rejetées ou parfois même refoulées ne cessent pour autant d’exister ;
elles exercent au contraire une influence souterraine sur le destin du sens reçu et fixé »431. S’il en
est ainsi, c’est parce que le sens-se-faisant comme système diacritique de sens acceptés et refusés
se conserve dans le temps. Tengelyi rajoute que ce système diacritique se formant et se
transformant de manière souterraine à mon expérience vive, c’est le mien, c’est « mon montage
diacritique »432. Comment devons-nous interpréter ce pronom possessif ? En quel sens le sens-
se-faisant est-il lié à l’ipséité ?
Le sens-se-faisant n’est pas le mien au sens où il serait appropriable. Par son altérité
irrémédiable, fondée sur son aspect sauvage, anonyme et dépossédé, le sens en formation
résistera toujours à une saisie exhaustive. Il y a toujours une part de nous qui nous échappe433.
Tengelyi se positionne donc contre Ricœur et d’autres représentants de la théorie narrative qui
supposent l’adéquation ou « l’assimilation de la formation de sens et de l’ipséité »434. Le sens-se-
faisant n’est pas non plus mien au sens où il est « moi ». Selon cette conception, le sens-se-faisant
constituerait en quelque sorte un moi immuable et profond qui orienterait notre vie de manière
destinale et qui se laisserait entrevoir par moment. Cette interprétation du sens-se-faisant, qui
découle d’une interprétation destinale de la vie435, Tengelyi la rejette fermement. Par son altérité
431 Ibid., p. 27. 432 Ibid., p. 187. 433 István Fazakas, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, op. cit., p. 147-173. 434 Ibid., p. 169. 435 Dans L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi tente d’invalider l’hypothèse du « destin » (Ibid., p. 28-30). Cette hypothèse s’appuie sur la réapparition du même dans l’expérience, c’est-à-dire l’occurrence répétée d’une amorce de sens repoussée. Cette émergence répétée serait le signe d’une « unité mystérieuse » et immuable qui déterminerait à l’avance et à notre insu le cours de notre vie. Qui plus est, cette unité, qui nous fait dire que nous sommes ainsi « de longue main et depuis toujours », constitue également « la principale garantie de l’identité de soi » : une personne
122
irrévocable, la formation de sens ne peut pas être assimilée à l’ipséité. Et même si le sens-se-
faisant se conserve comme le soi à travers son identité personnelle, cette conservation est de
l’ordre de l’ « ipséité du sens » et non de l’ « ipséité du soi »436. Autrement dit, malgré sa
multiplicité, le sens a une identité ou une unité – pour l’exprimer, Tengelyi emprunte l’expression
merleau-pontienne de « cohésion sans concept »437 –qui ne doit pas être confondue avec l’identité
du soi ou l’identité personnelle. En quel sens faut-il comprendre alors la mienneté du sens-se-
faisant ?
Le sens-se-faisant est mien au sens où il m’implique, dans toute l’ambiguïté du terme. Nous
savons déjà que le sens-se-faisant me compromet parce qu’en émergeant, il peut remettre en
question la définition de moi-même, et qu’il participe de mon identité personnelle parce qu’il
donne l’impulsion à une nouvelle institution de sens et de soi. Mais le sens-se-faisant participe
également de mon identité d’une manière à la fois plus intense et plus secrète. En rejetant des
amorces de sens l’on donne cours à une nouvelle formation de sens. Celle-ci constitue une
histoire inchoative, c’est-à-dire une histoire naissante et potentielle, de notre expérience vive.
Puisque les récits sur soi-même sont solidaires d’une définition de soi-même, cette histoire
potentielle porte un projet d’institution de soi-même. Tengelyi rajoute que ces histoires, avant
même d’être dites, nous déterminent déjà tacitement. L’histoire d’une vie est d’abord éprouvée,
comme les déterminations individuelles qui y sont reliées : « le soi, on l’expérimente en son
ipséité, son unicité et sa singularité avant d’en raconter des histoires »438. Cette « auto-constitution
passive » de soi439 s’explique par le fait que, sans le savoir ni le vouloir, nous adhérons aux
amorces écartées, rejetées, refoulées qui nous déterminent dans notre individualité, qui font celui
que nous sommes. Ainsi, « la formation de sens ne se trouve pas seulement en général à la base
de l’institution de soi évoquée ; elle se lie plutôt avec elle dans une unité de déroulement
reste elle-même en raison d’un moi profond ou destinal qui, bien que le plus souvent échappe au regard, à l’introspection, apparaîtrait par moment (Ibid., p. 30.). La notion de destin présuppose que « l’histoire d’une vie, en tant que véhicule de l’identité de soi, est une totalité close dans laquelle facticité impénétrable et altérité peuvent être transmuée en ipséité » (Ibid., p. 30). Or, selon Tengelyi, l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie, provoquant une division du soi en vertu de laquelle il ne peut plus se dire de lui-même, témoigne plutôt de l’altérité irrémédiable de la formation de sens souterraine. Cette formation de sens n’est pas un moi immuable et destinal précisément parce que lorsqu’elle donne lieu à l’émergence d’un nouveau sens qui fragilise l’ipséité. (Ibid., p. 30.). 436 László Tengelyi, « La forme de sens comme événement », Eikasia : Revista de Filosofia [en ligne], vol. 6, n. 34 2010, p. 153. URL : http://revistadefilosofia.es/34-05fr.pdf. 437 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 62. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 196. 438 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 10. 439 Ibid., p. 107.
123
commune à l’intérieur de l’histoire d’une vie »440. Et puisque ces amorces se forment et se
transforment, notre individualité évolue également à notre insu. Il faut se garder de comprendre
cette identité personnelle tacite, évoluant de manière solidaire à la formation de sens et de
manière parallèle à l’institution de soi, comme un moi destinal reposant sur l’assimilation de
l’altérité à l’ipséité. Puisqu’elle menace, à tout moment et à notre insu, de remettre en question
les institutions préalables de soi, constitutives de notre ipséité, Tengelyi la définit plutôt comme
une « formation de soi »441 qui est toujours une « aventure de soi »442.
Si la formation de soi est invisible et imprévisible, comment Tengelyi parvient-il à l’identifier
dans l’expérience ? Cette formation de soi se laisse entrevoir à travers les actions443. Selon Tengelyi,
les actions, comme les récits de soi, sont liés à l’individualité : les seconds la décrivent, les
premières l’attestent. Cela s’explique par le fait qu’ils sont tous deux fondés dans l’expérience :
comme la narration de soi, les actions sont motivées par le sens de l’expérience passée. Toutefois,
alors que la narration ne s’appuie que sur les sens acceptés, l’action peut être animée par les
fragments de sens acceptés et racontés, tout comme les fragments de sens rejetés444. Le plus
souvent solidaires, les actions traduisent des déterminations identitaires cohérentes avec
l’institution de soi-même. Cela s’explique par le fait que nos actions sont généralement guidées
par l’image que l’on se fait de nous-mêmes445. Toutefois, il arrive qu’elles s’écartent, voire
s’opposent parfois avec la définition de soi-même. C'est ce qui advient notamment lorsque les
occupations et les initiatives d’une personne témoignent d’une vocation autre (par exemple, la
vie politique) que celle racontée sur soi-même (par exemple, la recherche universitaire). Dans de
telles situations, les actions témoignent d’une personne que nous ne savions pas ou que nous
refusions d’être. Ces actions, animées par des sens rejetés, font signe vers une formation tacite
de soi.
Les situations critiques de scission de soi certifient également l’existence d’une formation
de soi, mais dans l’après-coup. L’exemple des événements traumatiques est particulièrement
évocateur. Lorsque l’on fait l’épreuve d’un événement marquant – accident, mort d’un proche,
échec, maladie, etc. – les récits racontés sur soi-même et le portrait que l’on se faisait de soi-
même perdent soudainement leur pertinence. Néanmoins, après un moment plus ou moins long
440 Ibid., p. 188. 441 Ibid. 442 Ibid. 443 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 127. 444 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 88. 445 László Tengelyi, L’expérience de la singularité, op. cit., p. 127.
124
d’incertitude, d’indétermination et surtout de souffrance, le sens de notre vie se réaffirme
discrètement et appelle à être explicité. On constate alors comment l’événement traumatique a
réorienté notre vie et comment il nous a transformés nous-mêmes, inconsciemment.
Contrairement aux actions, la formation de soi se révèle ici dans sa relation avec l’institution de
soi : c’est lorsqu’elle n’est plus tacite ni en évolution, lorsqu’elle se rend disponible à l’expression
et lorsqu’elle donne l’impulsion à une institution fixe de soi, que la formation de soi se manifeste
à la conscience. C'est aussi à ce moment, c’est-à-dire quand le nouveau sens émergeant se laisse
fixer dans une institution de sens, que les situations de division de soi sont finalement résorbées.
5. La conception concrète de l’ipséité selon Tengelyi
Au terme de la restitution du champ phénoménologique de Tengelyi, de sa conception de
l’histoire d’une vie et de sa conception de l’identité narrative, le concept d’ipséité a conquis une
concrétude. Nous avons initialement défini l’ipséité comme l’identité de soi relevant d’une
narration de soi-même par laquelle nous nous attestons nous-mêmes dans notre individualité.
L’ipséité se révèle à présent dans toute son équivocité. D’un côté, comme institution de soi,
l’ipséité ou la description de soi-même relève d’une auto-constitution active de soi à partir des
récits racontés sur soi-même. De l’autre, comme formation de soi, elle consiste en une auto-
constitution passive et tacite de soi-même corrélative à la formation du sens dans l’expérience.
L’ipséité est ambiguë sans pour autant être double : l’institution de soi et la formation de soi sont
liées par un rapport de fondation. L’institution de soi solidaire de l’institution de sens de
l’expérience s’appuie inévitablement sur une formation de sens dans l’expérience de laquelle la
dernière relève. Mais l’institution de soi ne présuppose pas seulement la formation de soi à travers
la formation de sens qui lui sert de fondement. Pour se décrire à travers les récits d’une vie, il
faut avoir un sentiment de soi-même, l’impression d’avoir une individualité avant même que
celle-ci soit décrite. Si la formation de sens était exempte de toute ipséité, si le système diacritique
du sens-se-faisant n’était pas d’une quelconque manière mien, alors on serait confronté à la
situation difficilement imaginable, parce que pathologique, d’une expérience vive qui reste
complètement étrangère à qui l’on est. C'est donc la formation de soi qui donne toujours déjà
l’impulsion à l’institution de soi devenant alors « une recherche active de son propre soi »446.
L’ipséité consiste donc en une interprétation de soi-même actuelle et inchoative en vertu de
446 Ibid., p. 114.
125
laquelle on se détermine, dans son individualité, de manière thétique et inconsciente, descriptive
et pratique.
6. Le prolongement de Ricœur et la réalisation du double défi de l’identité personnelle
Cette excursion dans les deux premières parties de L’histoire d’une vie et sa région sauvage nous a
permis de restituer la conception de Tengelyi de l’identité narrative à la lumière de son
interprétation de l’histoire d’une vie et sur le fond de la délimitation d’un nouveau champ
phénoménologique. Maintenant que ce détour est accompli, nous souhaitons, à la lumière de
celui-ci, aborder la problématique qui est la nôtre, à savoir celle du double défi de l’identité
personnelle telle qu’on la trouve dans l’œuvre de Ricœur. Bien que ce soient les problématiques
et les conceptions de Tengelyi qui étaient au premier plan, ce détour a également été l’occasion
de souligner les différences entre les conceptions de l’identité personnelle de Tengelyi et de
Ricœur, ainsi que d’indiquer au passage ses contributions aux deux défis de l’identité personnelle.
Nous proposons à présent de souligner plus explicitement l’apport de la conception de
l’ipséité de Tengelyi au problème de l’identité personnelle et d’indiquer comment elle s’articule
avec la conception ricœurienne de l’identité personnelle qui cherche aussi à y répondre. Il
apparaîtra que cette articulation se fait à un certain prix : celui d’une révision de la conception
ricœurienne de l’identité narrative ainsi que de ses fondements herméneutiques.
6.1. La résolution du double défi de l’identité personnelle
Le premier défi de l’identité personnelle, que Ricœur a explicitement fait sien, demande de
trouver un modèle d’identité qui rende compte de de la permanence d’une personne dans le
temps et des changements que subit par ailleurs cette personne. Ricœur identifie non pas un,
mais deux concepts d’identité exprimant la permanence d’un individu dans le changement ou la
versatilité du moi : la mêmeté et l’ipséité. Selon la mêmeté, on reste identique dans le changement
parce qu’on reste le même malgré nos transformations. Ce qui nous confère une identité, c’est la
permanence, voire l’immuabilité de certains éléments identitaires, tels que les traits physiques ou
le caractère, auxquels on reconnaît quelqu’un ou on se reconnaît. Cette permanence exclut les
transformations que l’on subit au cours du temps : dans la mêmeté, on reste le même malgré les
changements. Ce concept n’est pas autonome : il présuppose toujours l’ipséité – sur ce point,
nous donnons raison à Ricœur. Pour que les habitudes, les préférences prescriptives et
évaluatives ou les traits physiques confèrent une permanence à la personne, il faut que celle ou
126
celui qui les possède s’y reconnaisse comme soi-même. La dépendance de la mêmeté à l’ipséité
n’est pas réciproque. Selon Tengelyi, à l’ipséité est associée une forme de permanence permettant
d’exprimer le fait de rester soi-même. Cette permanence relève de l’histoire d’une vie : le récit de
soi permet d’unifier, quant au sens, l’expérience vécue qui est la nôtre de façon à se reconnaître
comme une unité permanente et singulière malgré les changements qui nous affectent. Ces
changements, l’histoire d’une vie y fait droit en synthétisant, comme le pense Ricœur,
l’hétérogénéité de nos événements et actions passées. Contemporaine des changements, l’ipséité
décrit le fait de rester soi-même à travers les changements. Rajoutons que la mêmeté et l’ipséité
consistent en des formes de permanence qui répondent à la question « Qui suis-je ? » : ce sont
les traits de caractère qui constituent la réponse de la première, alors que la seconde propose une
narration de soi. Ainsi, Tengelyi permet rétrospectivement à Ricœur de répondre au premier défi
en replaçant à l’avant-scène l’identité narrative – que Ricœur a étrangement délaissée pour la
conceptualisation de l’identité du personnage en termes de caractère et de maintien de soi – à
partir de laquelle il a pu thématiser l’ipséité comme un modèle d’identité personnelle, c’est-à-dire
une permanence de l’individualité.
La définition ambiguë de l’identité narrative, à laquelle Tengelyi identifie l’identité
personnelle, permet également d’apporter une réponse au second défi de l’identité personnelle,
qui demande de rendre compte de la persistance ou de la permanence de l’identité personnelle
malgré l’impression d’une perte d’identité. Avant de relever ce défi, Tengelyi permet de bonifier
l’interprétation ricœurienne de cette expérience. Les situations de perte d’identité personnelle ne
concernent pas que l’identité-idem, c’est-à-dire la permanence de nos traits physiques, de nos
traits de caractère auxquels on nous identifie ou on se reconnaît. Il arrive que l’on ne sait plus
qui l’on est parce qu’on n’a plus l’impression d’être soi-même ; se trouve alors mise en jeu
l’ipséité. Ricœur n’a pas pu thématiser ces situations en raison du fait qu’il confère le caractère
irrémédiable de la singularité à l’ipséité. Dans ces situations, qui ne s’attestent que du point de
vue singulier – on est les seuls à pouvoir ou ne pas pouvoir dire être soi-même –, le rapport à
soi constitutif de l’ipséité est fragilisé. Selon Tengelyi, ces expériences surviennent avec un
événement venant invalider les récits racontés préalablement sur soi-même et par là l’institution
de soi-même. L’impression de perte d’identité relève de la fragilisation des institutions préalables
de soi-même avec laquelle la question « Qui suis-je ? » n’a plus de réponse. C'est par la description
de l’identité personnelle comme composée, d’une part, des récits explicites sur soi-même et,
d’autre part, d’une formation de soi tacite que Tengelyi montre également que cette absence de
127
réponse n’est pas synonyme d’absence d’identité. La formation de soi décrit une identité
personnelle qui évolue en concordance avec la formation des histoires inchoatives sur soi.
Puisque ces histoires sont encore inchoatives, la définition de soi-même lui étant implicite est
encore tacite, inconnue. Par le phénomène de la formation de soi, Tengelyi démontre que dans
les situations de perte d’identité on est soi-même parce que la formation de soi maintient
l’adhérence à soi-même. Puisque ce rapport à soi est inconscient, irréfléchi et inchoatif, il peut
expliquer le fait qu’on n’ait pourtant pas l’impression d’être toujours soi-même. Avec
l’émergence de ces histoires inchoatives et la fixation intentionnelle de leur sens, ce rapport à soi
devient conscient, réfléchi et actuel : la formation de soi laisse place à une institution de soi qui
s’accompagne toujours d’une réponse plus ou moins exhaustive à la question « Qui suis-je ? ».
Les situations de perte d’identité personnelle sont donc épisodiques. Bref, en subdivisant cette
identité en une permanence thétique et explicite, l’institution de soi, et une permanence tacite et
inaudible, la formation de soi, Tengelyi est capable de rendre compte et de résoudre le second
défi de l’identité personnelle.
En articulant la définition ricœurienne de la mêmeté et la définition de Tengelyi de l’ipséité,
on obtient une définition arborescente de l’identité qui est capable de répondre au double défi
de l’identité personnelle : l’identité personnelle est supportée tantôt par la permanence de
certains éléments identitaires, tantôt par la narration de soi-même qui est aussi bien explicite et
réfléchie que tacite et inconsciente. Comme Ricœur le pensait, c’est bien l’embranchement de
l’ipséité – ou le tronc de l’ipséité, en ce qu’elle conditionne la mêmeté – qui permet d’assumer
les changements que subit tout un chacun au cours d’une vie : les changements affectant
l’identité-idem sont pris en charge par l’ipséité, qui elle assure la permanence de soi-même à
travers le récit de ces changements, alors que les changements affectant l’ipséité, et plus
précisément l’institution de soi, sont assumés par la formation de soi qui consolide l’identité à
travers le maintien d’un rapport tacite et inconscient à soi-même. Responsable de la formation
de cette branche, la conception de l’ipséité de Tengelyi semble être une médiation obligée dans
la résolution du défi de l’identité personnelle par Ricœur. Mais c’est un détour qui a un certain
coût : Tengelyi prolonge les intuitions ricœuriennes sur l’ipséité tout en les transformant en
raison de sa réinterprétation phénoménologique de sa conception de l’identité narrative.
128
6.2. La transformation de la conception ricœurienne de l’identité narrative
Si l’articulation entre les conceptions de Ricœur et de Tengelyi de l’identité personnelle
implique une révision de la conception de l’identité narrative de Ricœur, c’est parce qu’elle diffère
de celle de Tengelyi qui permet de répondre au défi de l’identité personnelle. En effet, la
résolution de ce défi dépend de son décuplement en une institution de soi et une formation de
soi proposée par Tengelyi. Or, l’identité narrative chez Ricœur est univoque et c’est à ce niveau
qu’il faut donc la corriger.
Comme nous l’avons souligné plus tôt, l’identité narrative pour Ricœur découle des histoires
racontées sur soi-même qui sont elles-mêmes l’expression de nos histoires vécues. Cela ne
signifie pas que l’identité est une construction narrative de soi-même. Selon Ricœur, l’identité
découle des histoires vécues et en ce sens elle est « retrouvée »447. Toutefois, cette identité découverte
dans l’expérience n’est pas différence de celle explicitée dans les récits de soi. Autrement dit, l’identité
personnelle qui, non encore explicitée, est la même que celle qui relève de l’exercice de la
narration de soi. La notion d’identité personnelle chez Ricœur est donc univoque, alors que la
résolution du défi de l’identité personnelle repose sur son dédoublement en une identité explicite
et une identité tacite. Cette univocité est la conséquence de la compatibilité entre les histoires
racontées et l’expérience vécue, que nous avons également évoquée à l’occasion de l’étude de la
conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie. D’un côté, l’expérience vécue a toujours la
possibilité d’être exprimée448. Les histoires inchoatives – c’est à Ricœur que Tengelyi reprend ce
concept –, les histoires non dites et même les histoires refoulées sont disponibles à l’expression.
C’est en ce sens que Ricœur parle de l’expérience vécue comme une « histoire potentielle ou
virtuelle »449. Plus encore, l’expérience, désirant être dite, se rend elle-même disponible à
l’expression : Ricœur parle la « vie comme d’une histoire à l’état naissant, et donc de la vie comme
une activité et une passion en quête de récit » 450. De l’autre côté, la narration vient expliciter le
sens de cette expérience. Ricœur reconnaît que la narration transfigure l’expérience vive, mais
cette transformation vient de pair avec une révélation du sens de l’expérience, et non son
altération ou son appauvrissement : « révélation et transformation se manifestent
447 « Il apparaît alors que notre vie, embrassée d’un seul regard, nous apparaît comme le champ d’une activité constructive, empruntée à l’intelligence narrative, par laquelle nous tentons de retrouver, et non pas simplement d’imposer du dehors, l’identité narrative qui nous constitue. » Ibid., p. 275. 448 Jakub Čapek, « Experience beyond storytelling : László Tengelyi on the Narrative Identity Debate », loc. cit., p. 108. 449 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 272. 450 Ibid., p. 270.
129
inséparablement »451. C'est pourquoi on ne peut pas dire qu’il y a une adéquation entre expérience
vive et narration chez Ricœur, mais plutôt une certaine compatibilité ou une communicabilité.
Cette compatibilité semble découlée à son tour de la continuité ou de la différence de degrés
entre ces deux termes de l’histoire d’une vie. Chez Ricœur, les histoires vécues ne sont pas
différentes des histoires racontées, mais elles n’en sont que des versions moins explicites, moins
intelligibles. Il n’y a donc pas entre les deux termes de l’histoire d’une vie une différence
diacritique ou de nature de laquelle dépend la division de l’identité entre une formation de soi et
une institution de soi.
Nous pouvons rajouter à présent que l’univocité de l’identité narrative résulte de la
conception du sens de Ricœur implicite à sa conception de l’histoire d’une vie comme continuum.
Si l’histoire vécue n’est pas différente de l’histoire racontée c’est que l’une et l’autre appartiennent
à la même catégorie de sens : toutes deux ont un sens linguistique ou langagier. Elles se
distinguent par l’actualité de leur sens : le sens de l’expérience vive est tacite alors que le sens de
l’histoire racontée est explicite. Cette conception linguistique du sens trouve son origine première
dans « la condition langagière – [...] la Sprachlichkeit – de toute expérience humaine »452, sur laquelle
se fonde toute son herméneutique et selon laquelle l’existence humaine, dans toutes ses facettes
– émotions, perceptions, actions, désirs, etc. –, peut être portée au langage. Cette thèse, reprise
par Ricœur à Gadamer, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme » selon
lequel tout serait une production du langage, selon Jean Greisch453. Selon Ricœur, les
significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment une
expérience antéprédicative, l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont
subordonnées454. Mais la distinction entre l’antéprédicatif et le prédicatif, le dit et le dire, le vécu
et le raconté représente encore une fois une différence de degrés et non de nature : tout est
invariablement langage, mais variablement actualisé. Ainsi, plutôt que d’élargir la conception du
sens par-delà la signification des expressions linguistiques, c’est comme si Ricœur avait étendu
451 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. », Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285. 452 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 62. 453 Jean Greisch, Le cogito herméneutique : l’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, op. cit., p. 61 454 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 65
130
la signification linguistique à tous les phénomènes455, oblitérant du même coup la distinction
entre sens et signification dont dépend celle entre le sens-se-faisant et l’institution de sens et par
suite celle entre la formation de soi et l’institution de soi.
À rebours, la limite de Ricœur tient à ses allégeances herméneutiques qui l’empêchent de
distinguer le sens expérientiel de la signification linguistique et de tracer une scission entre
l’expérience vécue et l’histoire racontée à son sujet, scission de laquelle dépend la division du soi
entre une formation de soi et une institution de soi. Plus précisément, ses allégeances
l’empêchent de rendre compte de l’épreuve de la dimension passive456, inconsciente,
indisponible, inénarrable de l’histoire de la vie457, solidaire du sentiment d’une identité
personnelle tacite qui nous habite. Nous ne pensons pas que cette formation de soi soit
absolument étrangère à la pensée de Ricœur. Par exemple, ses réflexions sur la psychanalyse,
avec lesquelles il admet l’hypothèse d’un inconscient, sont compatibles avec l’idée d’une identité
tacite. Au niveau de la question de l’identité personnelle, certaines idées de Ricœur le mettent
même sur cette piste, telles que son concept d’histoire inchoative et à sa thèse selon laquelle
l’identité n’est pas créée mais découverte. Bien que la conception de l’identité de Tengelyi n’est
pas incompatible avec la pensée de Ricœur, nous pensons qu’il ne dispose pas d’une conception
adéquate du sens pour en rendre compte. C'est donc l’inscription de Ricœur dans la tradition
herméneutique qui est la principale responsable de son irrésolution du défi de l’identité
personnelle posée par l’expérience. Pour relever ce défi, pour être se concilier avec celle de
Tengelyi, la conception ricœurienne de l’identité narrative doit être corrigée au niveau de ses
présupposés herméneutiques.
Cette révision ne serait cependant pas sans conséquence sur la philosophie de Ricœur. En
effet, se trouveraient alors ébranlées toutes les autres thèses de Ricœur qui s’appuient sur ces
présupposés herméneutiques. La condition langagière de l’expérience humaine, remise en
455 Le fait que pour Ricœur l’institution du langage est le point de départ de tout sens est exprimé très clairement dans son entretien avec Castoriadis, cf. Paul Ricœur et Cornelius Castoriadis, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, Paris, EHESS, 2016. 456 Sur l’exclusion de la dimension passive de l’identité narrative par Ricœur, cf. Sophie-Jan Arrien, « Ipséité et passivité : le montage narratif du soi (Paul Ricœur, Wilhelm Schapp et Antonin Artaud), Laval théologique et philosophique, vol. 63, n. 3, 2007, p. 448-449. 457 En 1998, Ricœur a lui-même reconnu la limite de ses analyses de l’identité narrative, qui excluaient toute dimension indisponible et inénarrable de l’histoire d’une vie : « Je suis frappé par la convergence avec ma propre critique de vos remarques sur le deuil à faire de la prétention à rassembler ma propre vie de façon exhaustive dans le récit. Dans le travail que je fais actuellement sur la mémoire ce thème du deuil de la volonté de maîtrise tient une place croissante. Outre qu’il y a de l’irréparable, il y a de l’inextricable ». Cité dans Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 341.
131
question, se trouve notamment à la base de la critique ricœurienne du cogito et de sa conception
du sujet comme soi. Négativement, Ricœur définit le soi comme un cogito blessé, c’est-à-dire un
cogito instruit de l’impossibilité et de la fausseté d’un rapport avec soi-même immédiat,
transparent et apodictique458. Positivement, il accorde au soi la possibilité de se réfléchir, mais
seulement de manière médiate. Ce retour est médiatisé par les œuvres, les textes, les documents,
les institutions, les monuments, bref les œuvres culturelles qui sont garantes d’une
compréhension de soi. C’est parce qu’elles expriment l’expérience humaine, présupposant que
l’expérience humaine, même dans ce qu’elle a de plus innommable, se laisse exprimer, qu’elles
peuvent renvoyer alors à l’individu son reflet459.
Or, si l’on endosse la distinction phénoménologique entre sens et signification et si, à partir
d’elle, on admet avec Tengelyi qu’il y a toujours une partie de l’expérience qui nous restera
irrémédiablement indisponible, qu’advient-il de la conception ricœurienne du soi ? Ricœur
pourrait continuer à soutenir que les œuvres culturelles communiquent l’expérience humaine,
tout en reconnaissant la dimension partielle et affaiblissante des œuvres culturelles par rapport à
l’expérience. Il pourrait encore défendre l’idée que la médiation nécessaire de ces œuvres vient
invalider la conception du sujet comme un moi se connaissant intuitivement – un « moi, maître
de lui-même » – à la faveur d’un sujet se connaissant par les textes – un « soi disciple du texte »460.
Toutefois, la reconnaissance de la distinction entre sens et signification et celle du processus de
formation de sens qu’elle implique chez Tengelyi viendraient également radicaliser la critique du
cogito et relativiser la conception du sujet comme soi. Ce ne sont pas seulement les caractères
de l’apodicticité, de l’adéquation et de la transparence du rapport à soi qui se trouveraient remis
en question, mais également le rapport à soi, lui-même : l’altérité irrémédiable du sens-se-faisant
rend impossible toute saisie totale et toute expression adéquate de soi-même. L’institution de soi
est toujours précédée par une formation de sens qui lui reste partiellement indisponible, sauvage
et dépossédée. La formation de soi, solidaire de cette formation de sens, est tout aussi
subliminale. Introduisant une « altérité propre »461, la formation de sens vient miner de l’intérieur
le rapport à soi constitutif du soi. Le moi, maître de lui-même et le soi disciple du texte laissent
place à un soi s’échappant à lui-même. Ainsi, du détour par la conception de l’identité narrative de
Tengelyi, avec lequel le problème de l’identité personnelle posé par Ricœur se trouverait enfin
458 Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 30. 459 Jean-Marc Tétaz, loc. cit., p. 473. 460 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 57. 461 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 189.
132
résolu, la conception ricœurienne de l’identité narrative subirait le même sort que celui qu’elle
impose au cogito : elle en ressortirait blessée.
133
CONCLUSION. DEVIENS CELUI QUE TU ES
Et moi je marche, je ne sais pas pourquoi, ce qu’on veut encore de moi. Ce qu’on veut que je fasse encore demain. Non rien n’est bouché tout à
fait à ce qui n’est pas encore mort. Dans demain j’aurai ma place aussi. Que je le veuille ou non. Et jusqu’où on mènera à travers les
jours et les jours, je l’ignore. Je pourrais essayer de m’arrêter là sous la pluie et refuser d’avancer mais ça ne servirait à rien. Ce serait toujours
une place pour moi, une façon de place462.
Comment une personne peut-elle rester identique dans le temps malgré les changements qu’elle traverse au cours de
sa vie ? Cette interrogation, que nous avons fait nôtre, a initié une longue excursion dans les
réflexions de Paul Ricœur sur l’identité personnelle. Les débuts de ce parcours ont été consacrés
à la restitution des concepts et des phénomènes d’identité personnelle décelés par Ricœur dans
Soi-même comme un autre. Cela a nous permis d’identifier le caractère, la promesse et l’identité
narrative comme trois formes de permanence dans le changement pouvant être exprimées à
partir des concepts de mêmeté et d’ipséité. Ces avancées ont toutefois été contrariées par la
rencontre d’un imprévu. Avec la découverte d’un second défi de l’identité personnelle,
concernant les situations de pertes d’identité personnelle, la conception ricœurienne de l’identité
a confronté sa propre limite : il est apparu que la promesse et l’ipséité n’appartiennent pas, tout
compte fait, à la problématique de l’identité personnelle. Or, sans l’ipséité comme forme
d’identité, nous ne disposions plus des moyens conceptuels pour prendre en compte les
changements dans la permanence dans le temps d’une personne. Ne pouvant plus cheminer avec
Ricœur, nous avons dû emprunter un détour, celui de L’histoire d’une vie et sa région sauvage, ouvrage
dans lequel László Tengelyi conçoit l’identité personnelle comme une forme d’identité narrative.
Malgré ces imprévus, ces obstacles et ces détours inévitables, cette longue excursion n’a pas été
vaine : à la croisée des chemins de Ricœur et Tengelyi, nous avons proposé une conception
composée de l’identité personnelle – en termes de mêmeté, d’ipséité, d’institution de soi et de
formation de soi – capable de relever les deux défis de l’identité personnelle.
Ce parcours, consacré à la résolution des défis de l’identité personnelle à partir de la
restitution, de la critique et du prolongement de la conception ricœurienne de l’identité, a
462 Marguerite Duras, op. cit., p. 202.
134
également été l’occasion de saisir trois traits du phénomène de l’identité personnelle. La restitution
de la conception ricœurienne de l’identité nous a permis de jeter la lumière sur la temporalité de ce
phénomène. Puisque « rien de l’expérience intérieure n’échappe au changement »463, l’identité
personnelle ne peut être confondue avec l’immuabilité ou l’invariabilité de la chose. Le caractère
singulier de l’identité personnelle tient à ce que malgré les variations et les changements que subit
une personne à travers le temps, la permanence de la personne n’est pas pour autant
compromise. L’identité personnelle apparaît alors comme une tension incongrue, un équilibre
paradoxal entre la permanence et le changement464. En outre, la lecture critique de la conception
ricœurienne de l’identité nous a permis de saisir l’identité personnelle dans sa consistance. La
question « Qui suis-je ? » appelle comme réponse l’individualité d’une personne ou l’ensemble
des traits caractéristiques auxquels on la reconnaît465. L’identité personnelle exprime ainsi bien
plus que la singularité du soi, à savoir le fait d’être distinct des autres et de pouvoir se rapporter
à soi-même. Avec le prolongement de la pensée de Ricœur, à partir de la conception de l’identité
personnelle de Tengelyi, les réflexions de Ricœur sur la manifestation de l’identité personnelle se
sont également trouvées prolongées. Lorsque l’identité personnelle se fait caractère, dont les
traits sont physiques et observables, elle peut faire l’objet d’une saisie et d’une vérification
perceptive. Mais comme ipséité ou identité narrative, l’identité personnelle échappe
nécessairement au regard : c’est en se racontant, en se faisant langage que l’ipséité parvient alors
à s’attester. Dans les situations d’errance identitaire, où elle ne peut ni être observée ni être dite,
l’identité se manifeste encore, mais de manière plus fragile. Le fait d’être soi-même relève alors
d’un sentiment de soi qui est prégnant malgré son caractère flou, changeant et multiple.
Au terme de ce parcours, l’identité personnelle apparaît donc comme la permanence dans
le changement de l’individualité d’une personne se manifestant à la fois de manière perceptive,
langagière et affective. Malgré l’éclairage multiple jeté sur l’identité, l’un de ses visages est resté
dans l’ombre. C'est celui de la valeur de l’identité personnelle. Pourtant, cet aspect de l’identité
personnelle ne constitue pas une thématique négligeable par rapport à nos recherches : au
contraire, notre enquête sur l’identité personnelle suppose que l’identité revêt une certaine
valeur ! Si la question du défi de l’identité personnelle demande d’être résolue, c’est d’abord parce
qu’elle mérite d’être posée. Et si l’identité personnelle revêt un quelconque intérêt théorique,
463 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 36. 464 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 379. 465 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 31.
135
c’est en raison de sa valeur existentielle indéniable. En effet, l’identité personnelle comme
permanence dans le changement semble être une réalité structurante de notre quotidienneté :
avec l’identité personnelle, il devient possible de se tenir responsable de nos actions passées, de
se projeter dans le futur, de s’engager auprès d’autrui, de tisser des relations d’amitié, d’amour,
etc. Ce qui a motivé et ce qui justifie, dans l’après-coup, nos recherches sur l’identité personnelle,
c’est sa valeur pragmatique ou éthique.
Paul Ricœur et László Tengelyi, thématisant tous deux l’identité personnelle dans l’horizon
d’une réflexion plus générale sur l’éthique, ont nécessairement abordé la question de la valeur
éthique de l’identité personnelle. Dans Soi-même comme un autre, l’identité personnelle et plus
précisément l’identité narrative joue un rôle charnière dans l’herméneutique du soi de Ricœur :
l’identité narrative opère le passage de la sphère de l’action à la sphère de la prescription466 ou de
l’éthique, avec laquelle l’ipséité s’atteste de manière « véritable »467. Selon Ricœur, l’identité
narrative, venant rassembler notre vie, permet d’orienter éthiquement nos actions, c’est-à-dire
selon un principe de « vie bonne » : « Comment, en effet, un sujet d’action pourrait-il donner à
sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était pas rassemblée, et
comment le serait-elle si ce n’était précisément en forme de récit ? »468. Ce rassemblement de la
vie semble également permettre l’engagement : seule une personne capable de dire qu’elle sera
la même demain peut s’engager auprès d’autrui et réussir en amitié469. Toutefois, à l’occasion de
l’étude des situations de perte d’identité personnelle, le rapport d’appui entre l’identité
personnelle et l’engagement éthique se trouve questionné. Puisque l’engagement éthique consiste
d’abord et avant tout en une réponse à la sollicitude d’autrui470, il n’est pas nécessaire de se
connaître, de se posséder pour agir éthiquement. Même absolument changeant, versatile, il est
possible d’engager une action471. Revenant sur sa position, Ricœur suggère alors que « la
possession n’est pas ce qui importe »472. La dépossession de soi-même aurait même un certain
avantage éthique sur la possession de soi-même, qui menace toujours de se convertir en une
466 « La théorie narrative occupe dans le parcours complet de notre investigation une position charnière entre la théorie de l’action et la théorie éthique » Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 180. 467 « L’identité narrative n’épuise pas la question de l’ipséité du sujet [...] Dès lors, l’identité narrative n’équivaut à une ipséité véritable qu’en vertu de ce moment décisoire, qui fait de la responsabilité éthique le facteur suprême de l’ipséité » Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 358-359. Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale : le passage par la promesse », loc. cit., p. 97-98. 468 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187. Ricœur 469 Ibid., p. 180. 470 Ibid., p. 30. 471 Ibid., p. 198. 472 Ibid.
136
fidélité ou une raide constance à soi-même, incapable de s’adapter aux variations des demandes
d’autrui473. L’ambivalence de Ricœur sur la valeur éthique de l’identité personnelle tient donc au
rapport de « déliaison et de liaison »474 entre l’identité personnelle et l’ipséité éthique475.
La réponse de Tengelyi à la question de la valeur éthique de l’identité est ambiguë, sans
présenter l’ambivalence de celle de Ricœur. Dans les dernières parties de L’histoire d’une vie et sa
région sauvage, Tengelyi développe une « éthique élémentaire »476. Cette éthique, décrite
phénoménologiquement à partir des concepts de formation et d’institution de sens, repose sur
l’idée lévinassienne du mouvement alternant entre la responsabilité infinie ou sauvage, pour
Tengelyi, et l’ordre moral477. L’action éthique est donc motivée à la fois par l’appel d’autrui auquel
il n’est pas possible de se soustraire478 et par les lois que l’individu se prescrit lui-même, en tant
que sujet autonome479. À ces deux éthiques, Tengelyi associe deux attitudes ou deux conceptions
du soi. Le respect de la loi morale implique un repli sur soi-même à l’occasion duquel le soi
découvre la loi en lui-même480. Ce repli est l’attitude associée à l’identité personnelle, c’est-à-dire
au fait de se définir dans son individualité481. Au contraire, la responsabilité dépossède le soi de
lui-même en vue de la réponse à la demande d’autrui482. Ce « soi dépossédé »483 de tout rapport
à lui-même, de toute identité personnelle, persiste encore dans sa singularité, c’est-à-dire qu’il est
encore lui-même dans sa différence irréductible avec autrui. C’est cette division éthique du soi,
entre son individualité et sa singularité484, qui est à l’origine de l’ambiguïté de la valeur éthique de
l’identité personnelle.
De Ricœur à Tengelyi, la valeur éthique de l’identité personnelle reste incertaine. D’une
éthique téléologique à une éthique de la sollicitude, de la responsabilité sauvage à l’ordre moral,
l’identité personnelle semble tantôt essentielle, tantôt nuisible à l’action éthique. L’ambiguïté des
473 Ibid. 474 Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, Édition Esprit, 1995, p. 112 [Je souligne]. 475 Sophie-Jan Arrien, « De la narration à la morale : le passage par la promesse », loc. cit., p. 97-98. 476 Inga Römer, « De Kant à la métaphysique phénoménologique. Le chemin intellectuel de László Tengelyi », Acta Universitatis Carolinae – Interpretationes – Studia Philosophica Europenea, vol. 2, 2015, p. 15. 477 Robert Tirvaudey, « Reviewed work : The Wild Region in Life-History », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 195, n. 4, 2005, p. 565. 478 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 251. 479 Ibid., p. 297. 480 « Mon retour à moi-même prend donc ici un chemin déterminé. Je reviens à moi-même pour examiner la capacité de la loi qui m’est “présentée” en tant qu’ “exemple originaire”, en tant que modèle. En tant que critère de cet examen, je trouve à partir de là la loi en moi-même » Ibid., p. 299. 481 Ibid., p. 87. 482 Ibid., p. 269. 483 Ibid., p. 269. 484 Florian Forestier, « Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à László Tengelyi », loc. cit., p. 334.
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jugements de Ricœur et Tengelyi sur la valeur éthique de l’identité personnelle, nous conviant à
une réflexion plus large sur la nature de l’éthique, laisse toutefois apercevoir une constance :
toute éthique personnelle, portant sur la vertu des actions, des engagements ou des projets de
vie d’une personne, est solidaire d’une valorisation de l’identité personnelle, alors qu’avec
l’éthique interpersonnelle, impliquant le soi et l’autre que soi, l’identité personnelle se révèle
absolument inutile, voire néfaste. S’il en est ainsi, c’est que pour Ricœur et Tengelyi l’identité
personnelle est concomitante d’une possession de soi : être soi-même signifie se posséder ou,
négativement, ne pas être ouvert à l’autre. Cette possession de soi ne doit pas être interprétée
comme une forme d’égoïsme ; elle renvoie plutôt au fait que le soi, adhérant à la personne qu’il
est, s’appartient, au sens où il fait un avec lui-même. De plus, chez les deux philosophes, cette
appartenance à soi est conditionnelle à la connaissance de soi. Tengelyi associe l’identité
personnelle à l’exercice de la définition rétrospective de soi-même485 et, de manière similaire,
Ricœur la lie à la question « Qui suis-je ? » qui sollicite un processus de connaissance ou
d’interprétation de soi486. Ajoutons que Ricœur, et encore plus Tengelyi, semble supposer que ce
processus de connaissance de soi se fait à l’écart : loin des autres et loin de l’action, dans « les
limites de son soi propre »487, le soi retourne sur lui-même, saisit celui qu’il est et s’y identifie.
L’identité personnelle implique donc un retour intime sur soi-même grâce auquel le soi peut se
dire « lui-même » ou « soi-même ». N'est-ce pas d’ailleurs à l’occasion d’une première rencontre
avec elle-même, sur les plages nues de l’Atlantique, que Francine Veyrenattes, protagoniste du
roman de Marguerite Duras, a commencé à évoquer son identité personnelle ? Être soi-même
n’est donc pas différent du fait de s’appartenir à soi-même, de se connaître soi-même dans
l’intimité de notre sphère propre. Ainsi, chez Ricœur et Tengelyi, l’identité personnelle est affaire
de connaissance de soi, de possession de soi, de repli sur soi et d’immanence. À rebours, cela explique
pourquoi l’identité personnelle est au service de l’unification de la vie selon un principe de vie
bonne, requérant une compréhension de soi-même, et qu’elle est contraire à la disposition
d’ouverture à l’autre que requiert l’éthique de la sollicitude ou l’éthique de la responsabilité
sauvage.
Mais qu’advient-il de la valeur éthique de l’identité personnelle si l’on questionne sa
définition en termes de possession de soi ou de connaissance de soi ? À travers sa critique de la
485 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 86. 486 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 45. 487 Ibid., p. 189.
138
philosophie du cogito et de la connaissance immédiate de soi-même, Ricœur a lui-même initié
ce questionnement en défendant l’idée que le soi ne peut retourner sur lui-même qu’à la faveur
d’une médiation. Tengelyi radicalise cette réflexion et suggère que le soi, s’échappant toujours à
lui-même, ne peut se saisir de manière exhaustive. Une part anonyme du soi résiste
inévitablement à l’expression qui est elle-même limitée en tant que fixation de sens. Mais si la
saisie complète de soi-même n’est pas possible, il est fort possible qu’elle ne soit pas non plus
souhaitable. En reprenant des mots et des expressions sédimentés pour fixer une définition de
nous-mêmes, est-il possible que nous perdions du même coup à la fois ce qui fait l’originalité,
mobilité et la vitalité de notre identité ? Même une multiplication des détours par les récits fictifs
existants ne sera jamais suffisante pour traduire la singularité de notre histoire et la particularité
de notre identité. En pensant l’identité personnelle comme possession ou connaissance de soi,
il semble que nous menaçons ce qui en fait sa spécificité, c’est-à-dire le fait d’être soi-même dans
son individualité.
Plutôt que de chercher à découvrir notre individualité, ne devrions-nous pas plutôt tenter
de la réaliser ? Nietzsche n’a-t-il pas raison d’affirmer que notre « essence vraie n’est pas cachée
au fond de [s]oi », mais qu’« elle est placée infiniment au-dessus de [s]oi »488 ? Cela signifierait
que le fait d’être soi-même consisterait en une tension constante vers un idéal de soi et
s’actualiserait comme un autodépassement de soi. Il est vraisemblable que le développement et
le perfectionnement de soi soient à chaque fois l’occasion de s’attester dans notre individualité.
En travaillant sur nos capacités, non seulement on les actualise, mais on les aiguise et on les
raffine tout comme notre individualité qui transparaît à travers celles-ci489. En ce sens,
l’individualité de l’entrepreneur ou de l’aventurier, s’engageant et se compromettant dans le
monde et avec autrui, est probablement plus évidente, plus flamboyante, que celle de
l’autobiographe, malgré le fait qu’elle soit étudiée, décrite et analysée laborieusement. Pour
reprendre un exemple plus familier, le caractère d’une personne est plus manifeste lorsqu’il est
mis à l’œuvre que lorsqu’il est décrit. Si cette hypothèse est bonne, il ne faudrait donc pas évaluer
l’individualité d’une personne à la qualité de la réponse qu’elle donne à la question « Qui suis-je
? », mais à la manière dont elle est prise en charge. Autrement dit, la mesure de l’identité ou du
fait d’être soi-même serait moins la connaissance de soi que la force et la réalisation de soi.
488 Friedrich Nietzsche, Troisième Considérations inactuelles, Schopenhauer éducateur, dans Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1988, II, 2, §3, p. 18. 489 Nicolas Quérini, « “Deviens ce que tu es” », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, vol. 40, 2016, p. 206.
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D’ailleurs, n’est-ce pas seulement en se mettant à l’épreuve, dans notre confrontation avec le
monde et notre interaction avec les autres, qu’on rencontre celui qu’on est ? N’est-ce pas à travers
le développement et le perfectionnement de nos traits de caractère que nous sommes à même
de le discerner ? Ou encore, n’est-ce pas en poursuivant notre histoire que nous en découvrons
le sens ? Ainsi, pour être capable de dire que l’on est soi-même au sens de la possession de soi,
il faudrait d’abord être soi-même dans l’autodépassement de soi. Avec ce nouveau regard sur la
problématique de l’identité personnelle, la maxime antique « connais-toi toi-même » apparaît
secondaire et conditionnelle à l’impératif de Pindare et de Nietzsche « Deviens celui que tu es ».
Si nous empruntons cette nouvelle voie, la valeur éthique se trouverait également changée.
En tant que tension vers un idéal, l’identité personnelle serait toujours impliquée dans la visée
d’une vie bonne de l’éthique personnelle et dans l’ouverture à la sollicitation d’autrui de l’éthique
interpersonnelle. On pourrait même penser que l’identité personnelle, comme quête de
dépassement et de perfectionnement de soi-même, serait elle-même essentiellement éthique.
Afin de compléter la perspective de Ricœur et Tengelyi sur l’identité personnelle, les rapports
entre identité personnelle et éthique appelleraient donc à être repensés dans ce nouvel horizon.
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