mohlo, rena - les juifs en grèce au xxe siècle

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Au VI e siècle avant Jésus-Christ, des Juifs s’instal- lèrent pour la première fois sur le pourtour maritime de la Grèce, mais c’est à la fin du XV e siècle que la dia- spora ibérique y déferla. Salonique se peupla alors de Juifs espagnols et portugais qui imposèrent leur langue et leurs coutumes à leurs coreligionnaires de langue judéo-grecque (romaniotes) ou de langue yiddish (ash- kenazes), venus de Byzance ou d’au-delà du Danube au temps des persécutions juives en Europe, entre le XI e et le XIV e siècles 1 . Au moment de la fin des guerres balkaniques, les Juifs de Grèce étaient au total 100 000, dont 90 000 dans les nouvelles provinces. À elle seule, la ville de Salonique en comptait 80 000 2 . Lors de l’entrée des Grecs à Salonique le 26 sep- tembre 1912 — ils battaient les Bulgares de quelques heures ! —, sur une population totale de 160 000 habi- tants, 50 % étaient des Juifs 3 ; l’autre moitié de la popu- lation était composée de Turcs, de Grecs, de Bulgares, de Valaques et de Levantins. Les Juifs étaient les maîtres incontestés de l’artisanat, de l’industrie, du commerce et de la finance. Agents maritimes, dockers, bateliers, agents en douane, charretiers : tous étaient Juifs. Jusqu’au grand incendie de 1917, ils habitaient le centre de la ville, alors que les Grecs occupaient la zone latérale sud-est, et les Turcs la ville haute 4 . La langue maternelle de ces Juifs de Salonique était le judéo-espagnol, dialecte castillan auquel s’ajoutaient certains termes issus de l’hébreu, du turc, du grec, de l’italien, ou même d’origine slave. Le judéo-espagnol était aussi la langue locale de Salonique, parlée égale- ment par les non-juifs qui partageaient le même espa- ce économique 5 . Les autres communautés juives grecques étaient beaucoup moins importantes. Au début du XX e siècle, il en existait une trentaine, de présence souvent ancien- ne, mais d’importances diverses, dans plusieurs villes de Grèce : au sud, dans l’île de Crète, à La Canée ; dans les îles de Chios, Lesbos, Kos et Rhodes ; à l’ouest, dans les îles ioniennes de Corfou, Zante, Leucade et Céphalonie, où les juifs locaux entretenaient des échanges quotidiens avec leurs coreligionnaires des villes voisines de l’Epire (Arta, Janina et Preveza) ; au sud-ouest, à Patras et à Corinthe, dans le Péloponnèse ; dans le centre est, à Chalkis dans l’île d’Eubée et dans les principales villes de Thessalie, Volos, Larissa et Trikala ; au nord et à l’ouest de la Macédoine, dans les villes de Kastoria, Verria et Florina ; à l’est de la même région, dans les villes de Serres, Drama, Kavala et dans les villes de Thrace Xanthi, Komotini, Didymoteichon et Alexandroupolis. Toutes ces communautés avaient réus- si à survivre au long de l’histoire, et parfois même à prospérer, en dépit des épreuves que leur caractère minoritaire les avaient amené à subir. Quant à la com- munauté juive d’Athènes, elle ne comptait que quelques centaines de membres au début du XX e siècle, 1. Voir Andrew Sharf, Byzantine Jewry. From Justinian to the Fourth Crusade, Londres, Routledge, 1971, pp. 132-162. 2. Voir Rena Molho, « Les Juifs de Salonique, 1856-1919 : une communauté hors norme », article paru en grec, à Athènes, en 2001. 3. La population juive est restée majoritaire à Salonique jusqu’en 1923, la ville étant alors appelée « la Jérusalem des Balkans ». 4. Voir Rena Molho, « Le Renouveau… », in Gilles Veinstein (ed.), Salonique 1850-1918 : la ville des Juifs et le réveil des Balkans, Paris, Autrement, 1992, pp. 64-78. 5. Rena Molho, « The Judeospanish, a Mediterranean Language in daily use in 20th Century Salonica », exposé lors de la conference tenue à Giron en mars 1998 sur le thème La Cultura del Llibre:Herència de Passat, Vivència de Futur. Les Juifs en Grèce au XX e siècle Rena MOLHO R EN A M OLHO est maître de conférences, département des sciences politiques et d’histoire de l’Université de Panteion (Athènes). Henriette Asséo, née Benveniste, pose devant le photographe en costume traditionnel de juive espagnole, le 4 mai 1919 (coll. part.).

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Page 1: Mohlo, Rena - Les Juifs en Grèce au XXe siècle

Au VIe siècle avant Jésus-Christ, des Juifs s’instal-lèrent pour la première fois sur le pourtour maritime dela Grèce, mais c’est à la fin du XVe siècle que la dia-spora ibérique y déferla. Salonique se peupla alors deJuifs espagnols et portugais qui imposèrent leur langueet leurs coutumes à leurs coreligionnaires de languejudéo-grecque (romaniotes) ou de langue yiddish (ash-kenazes), venus de Byzance ou d’au-delà du Danubeau temps des persécutions juives en Europe, entre leXIe et le XIVe siècles 1. Au moment de la fin des guerresbalkaniques, les Juifs de Grèce étaient au total 100 000,dont 90 000 dans les nouvelles provinces. À elle seule,la ville de Salonique en comptait 80 000 2.

Lors de l’entrée des Grecs à Salonique le 26 sep-tembre 1912 — ils battaient les Bulgares de quelquesheures ! —, sur une population totale de 160 000 habi-tants, 50 % étaient des Juifs 3 ; l’autre moitié de la popu-lation était composée de Turcs, de Grecs, de Bulgares,de Valaques et de Levantins. Les Juifs étaient les maîtresincontestés de l’artisanat, de l’industrie, du commerceet de la finance. Agents maritimes, dockers, bateliers,agents en douane, charretiers : tous étaient Juifs.Jusqu’au grand incendie de 1917, ils habitaient lecentre de la ville, alors que les Grecs occupaient lazone latérale sud-est, et les Turcs la ville haute 4. Lalangue maternelle de ces Juifs de Salonique était lejudéo-espagnol, dialecte castillan auquel s’ajoutaientcertains termes issus de l’hébreu, du turc, du grec, del’italien, ou même d’origine slave. Le judéo-espagnolétait aussi la langue locale de Salonique, parlée égale-ment par les non-juifs qui partageaient le même espa-ce économique 5.

Les autres communautés juives grecques étaientbeaucoup moins importantes. Au début du XXe siècle,il en existait une trentaine, de présence souvent ancien-ne, mais d’importances diverses, dans plusieurs villesde Grèce : au sud, dans l’île de Crète, à La Canée ; dansles îles de Chios, Lesbos, Kos et Rhodes ; à l’ouest, dans

les îles ioniennes de Corfou, Zante, Leucade etCéphalonie, où les juifs locaux entretenaient deséchanges quotidiens avec leurs coreligionnaires desvilles voisines de l’Epire (Arta, Janina et Preveza) ; ausud-ouest, à Patras et à Corinthe, dans le Péloponnèse ;dans le centre est, à Chalkis dans l’île d’Eubée et dansles principales villes de Thessalie, Volos, Larissa etTrikala ; au nord et à l’ouest de la Macédoine, dans lesvilles de Kastoria, Verria et Florina ; à l’est de la mêmerégion, dans les villes de Serres, Drama, Kavala et dansles villes de Thrace Xanthi, Komotini, Didymoteichon etAlexandroupolis. Toutes ces communautés avaient réus-si à survivre au long de l’histoire, et parfois même àprospérer, en dépit des épreuves que leur caractèreminoritaire les avaient amené à subir. Quant à la com-munauté juive d’Athènes, elle ne comptait quequelques centaines de membres au début du XXe siècle,

1. Voir Andrew Sharf,Byzantine Jewry. FromJustinian to the FourthCrusade, Londres,Routledge, 1971,pp. 132-162.2. Voir Rena Molho,« Les Juifs de Salonique,1856-1919 : unecommunauté horsnorme », article paru engrec, à Athènes, en 2001.3. La population juiveest restée majoritaire àSalonique jusqu’en 1923,la ville étant alors appelée« la Jérusalemdes Balkans ».4. Voir Rena Molho, « LeRenouveau… », in GillesVeinstein (ed.), Salonique1850-1918 : la ville desJuifs et le réveil desBalkans, Paris, Autrement,1992, pp. 64-78.5. Rena Molho, « TheJudeospanish, aMediterranean Languagein daily use in 20thCentury Salonica »,exposé lors de laconference tenue à Gironen mars 1998 sur lethème La Cultura delLlibre:Herència de Passat,Vivència de Futur.

Les Juifs en Grèce

au XXe siècleRena MOLHO

RENA MOLHO est maître de conférences, département des sciences politiqueset d’histoire de l’Université de Panteion (Athènes).

Henriette Asséo,née Benveniste, posedevant le photographeen costume traditionnelde juive espagnole,le 4 mai 1919(coll. part.).

Page 2: Mohlo, Rena - Les Juifs en Grèce au XXe siècle

et était d’implantation très récente (c’est en 1885 seu-lement qu’elle avait été dotée d’un cimetière et d’unoratoire). Elle s’accrut toutefois pendant les guerres bal-kaniques, du fait de l’arrivée de Juifs fuyant d’autresparties du pays, et en particulier Salonique 6.

Quand les Grecs entrèrent dans Salonique, ilss’aperçurent vite que, du centre jusqu’à la TourBlanche, la ville était toute entière juive. Le judéo-espa-gnol était la langue des rues, des magasins et des foyers ;c’était aussi la langue des enseignes, écrites en carac-tères hébraïques, alors que les réclames, les factures,les livres de comptabilité et les légendes des films pro-jetés dans les cinémas étaient en français 8. Les Juifsétaient à la tête de toutes les entreprises industrielles etcommerciales de la ville : ils avaient participé à la fon-dation de la compagnie des eaux, du gaz, de l’électri-cité et des tramways ; ils avaient créé la minoterie et labriqueterie Allatini, une grande brasserie, des sociétésde tabac, une grande filature, la Banque de Saloniqueet cinq autres grandes maisons, etc. ; ils étaient lesmaîtres incontestés des importations et exportations,représentaient les compagnies de navigation internatio-nales, ainsi que les plus importantes compagnies d’as-surances. Leur probité commerciale était proverbiale,puisque les plus grosses affaires se traitaient sur simpleparole, dibbour de mercader 9 (promesse de marchand),ou autrement dit « engagement d’honneur ».

Les tabacs, dont la Thrace et la Macédoine tiraientle meilleur de leurs revenus, étaient aussi un domaineréservé aux Juifs. Depuis l’expert qui allait l’acquérirsur pied, l’ouvrier qui le conditionnait, jusqu’à l’expor-tateur, les commis de bureaux, les courtiers, les agentsà l’étranger, tous étaient Juifs. Et il en était presque demême dans plusieurs centres du pays, à Comotini, àDidymotico, à Sérres, à Verria, à Florina, à Castoria, àJanina, pour toute la production de céréales, d’opium,de peaux brutes, de cocons, ou d’articles manufacturéslocalement ou importés.

Seule la situation des Juifs en Vieille Grèce et dansles îles était fort différente : en Thessalie, à Chalkis, enMorée, petits commerçants, colporteurs, artisans ouferblantier, ils partageaient en effet la misère de régionspeu favorisées.

Éducation, cultureet vie religieuse

À la fin de la Première Guerre mondiale, Saloniquecomptait douze écoles juives, de qualité, dont quatreétablissements secondaires. Depuis sa fondation en1873, l’Alliance israélite universelle entretenait à elleseule tout un complexe scolaire de sections mater-nelles, élémentaires, primaires supérieures, secon-daires et professionnelles. 10 000 enfants, parmi les-quels 4 500 filles, y étaient scolarisés. Le français avaitla première place dans l’enseignement et servait d’ins-trument de formation, puisque le corps enseignant étaitmajoritairement formé en France. Les matières clas-siques étaient au programme, mais aussi l’histoirejuive, biblique et post-biblique. L’enseignement del’hébreu était confié à des rabbins locaux. Le turc — et

40 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 71 / juillet-septembre 2003

6. Voir Michaël Molho,« La nouvelle

communauté juived’Athènes », in The

Joshua Starr MemorialVolume, New York,1953, pp.231-239.

7. Voir Rena Molho,« The Jewish Community

of Thessaloniki and itsIncorporation into the

Greek State, 1912-1919 »,in Middle Eastern

Studies, 1988, vol. 24,pp. 390-403,

« Salonique après 1912 :propagandes étrangèreset communauté juive »,

in Revue historique,1992, vol. 1

pp. 127-140, et « LeRenouveau... », art. cit.8. Voir Michaël Molho,

« Le judaïsme grecen général et la

communauté juive deSalonique en particulier

entre les deux guerresmondiales » in

Homenaje a Millas-Vallicrosa, Barcelone,l956. Cet article étant

une des bases de cetteétude, il ne sera plus fait

d’appel de note leconcernant.

9. Cette expression esttypiquement judéo-

espagnole, puisque lepremier mot est en

hébreu et le seconden espagnol.

Le rôle des Juifsdans la vie économique

Dans la Grèce des guerres balkaniques, Saloniqueétait la ville la plus importante du point de vue écono-mique. Elle était alors le grand emporium des Balkans,dont les activités commerciales s’étendaient de l’Egéeau Danube et de l’Adriatique à la Maritsa et même au-delà. Son port était rempli de bateaux à vapeur et devoiliers. Elle servait de centre d’approvisionnementnaturel à ce vaste arrière-pays, qui de l’Albanie jusqu’àConstantinople représentait une clientèle potentielle dequatre millions d’habitants. Les transactions qui s’opé-raient sur le marché salonicien dépassaient en volumeet en importance celles de toutes les autres places deGrèce réunies 7.

Henriette Asséoentenue de ville

à Salonique enavril 1922. Elle fut

déportée à Auschwitzen avril 1943

(coll. part.).

Page 3: Mohlo, Rena - Les Juifs en Grèce au XXe siècle

ensuite le grec — n’occupait que quelques séancesdans le programme scolaire. À Salonique, de nom-breux jeunes Juifs fréquentaient aussi les écoles étran-gères, françaises et italiennes, ainsi que les écolescongrégationnistes 10. Par ailleurs, 1 800 élèves sui-vaient l’enseignement du Talmud. Entre 1910 et 1913,le grand rabbin Itzhack Epstein introduit des réformesd’inspiration moderne : le cours d’hébreu fut alorscomplètement transformé en enseignement d’unelangue vivante et compréhensible.

Chaque localité de Thrace, de Macédoine et del’Epire disposait de son école juive, subventionnée leplus souvent par l’Alliance israélite universelle. Dansces écoles, l’instruction générale allait de pair avecl’enseignement du français et la culture religieuse.

Les Séfarades des Nouvelles Provinces de langue etde mentalité latine assimilaient facilement les langueset la culture d’Occident. Ils voyageaient à l’étrangerpour études ou affaires, lisaient les journaux, les revueset les livres français.

Le niveau culturel des Juifs de Salonique était élevé :la ville possédait plusieurs bibliothèques, hébergéesdans des clubs, à la fois centres de sociabilité et de cul-ture. Le premier, fondé en 1897, était l’Association desanciens élèves de l’Alliance israélite, qui groupait descentaines d’adhérents des deux sexes. Par l’organisa-tion de cours, de conférences et de causeries suivies dediscussions, ces clubs — club des anciens élèves deslycées français, des écoles italiennes, de l’écoleGategno, de l’école Altcheh, de la Kadima (spéciale-ment formée d’hébraïsants), de la Macabi, des JeunesJuifs, etc. — apportaient un complément d’instruction 11.Le goût de la lecture était très développé, y comprisparmi les membres des couches populaires, pour les-quels tout ouvrage connu, en français ou italien, romanou texte de théâtre, était traduit en judéo-espagnol.Entre 1875 et 1940, ont existé aussi dans la ville unequarantaine de journaux et de revues, à l’existencesouvent éphémères : trente et une de ces publicationsétaient rédigées en judéo-espagnol, et huit en français.Elles représentaient toutes les tendances politiques, àl’image de la laïcisation et du pluralisme de la com-munauté. Dix de ces publications, les plus diffusées,étaient satiriques ; neuf étaient sionistes, cinq socia-listes, une de tendance monarchiste, et neuf d’intérêtgénéral. Trois revues complétaient cette série.

Dans les quartiers urbains, il existait trente-deuxsynagogues communautaires, plusieurs synagoguesprivées (appartenant à des familles de la grande bour-geoisie) et plus de soixante oratoires, fréquentés par ungrand nombre de Saloniciens de stricte observance.Certains riches particuliers entretenaient des sémi-naires réputés, dotés de bibliothèques d’œuvres rares,comprenant par exemple des exemplaires du Talmud,des Traités de Maïmonide, de Joseph Caro, des com-mentaires de Rachi, de Eben Ezra et surtout des col-lections de Responsa qui étaient l’œuvre des talmu-distes saloniciens.

La communauté se caractérisait aussi par l’impor-tance, en son sein, de la philanthropie et de l’entraide.Elle possédait ainsi un hôpital particulièrement moder-ne, tandis que quelques dispensaires, comme le BicourHolim, se trouvaient dans les quartiers juifs des fau-bourgs pour les soins médicaux des plus pauvres. Lasociété Matanoth La-evionim, fondée en 1901, fournis-sait à midi des repas chauds à de nombreux écolierspauvres ou orphelins. Il existait aussi deux orphelinats— un pour garçons, un pour filles —, ainsi que plusieursfondations de charité, de secours scolaire ou d’œuvrede layette. Et il y avait encore des caisses de prêts sansintérêt pour soutenir les familles en difficulté.

En Vieille Grèce et dans les îles, les enfants juifsétaient en général scolarisés dans les écoles grecques, oùl’étude des langues étrangères, y compris l’hébreu, étaitnégligée. Seule la communauté de Corfou échappait àcette léthargie intellectuelle, grâce à sa langue italienneet à son goût pour la culture de son passé vénitien.

Statut descommunautés

Depuis la fondation du royaume, la Grèce contem-poraine avait inscrit la liberté des cultes dans saConstitution. Ce n’est toutefois qu’en 1882, lorsquel’annexion de Thessalie amena sous le régime hellé-nique les communautés juives de Volos, de Larissa, deTriccala, etc., que celles-ci reçurent leur statut légal etfurent autorisées, entre autres, à entretenir des écolesparticulières.

La loi 147 de 1914 reconnaissait l’existence descommunautés des Nouvelles Provinces, et leur concé-dait le privilège de l’application du code rabbinique enmatière matrimoniale. Quatre ans plus tard, la loi 1242prévoyait la nomination d’enseignants d’hébreu dansles écoles primaires de l’État que fréquentaient plus devingt enfants de confession mosaïque. En 1920, toutesles communautés furent reconnues de facto et de jure.La loi 2456 de 1923 érigea les communautés en per-sonnes morales de droit public et énonça leurs droits etprivilèges : selon ce texte, il suffisait qu’une commu-nauté se compose de plus de vingt familles pour qu’el-le soit constituée et ratifiée par décret royal. Pour entre-tenir ses institutions, chaque communauté avait alors ledroit d’accepter des dons particuliers et de prélever destaxes sur les denrées réputées cacher ; elle pouvait fon-der des écoles particulières, à condition d’inclure dans leprogramme le grec et l’histoire hellénique. Les Juifs pou-vaient aussi chômer le samedi et les jours fériés juifs ;pendant ces jours, ils étaient d’ailleurs exemptés decomparaître en justice. Les commerçants juifs étaientautorisés à tenir leurs livres de commerce en judéo-espagnol ou en français. Dans le cadre de la constitu-tion hellénique, chaque communauté jouissait d’uneautonomie complète : elle était administrée par une

Deuxième partie : Les minorités dans les Balkans • 41

10. Voir Rena Molho,« Les Juifs de Salonique,1856-1919 », art. cit.11. Voir Rena Molho,« Education in the JewishCommunity ofThessaloniki in theBeginning of the 20thCentury », in BalcanStudies, n° 34/2, 1993,pp. 259-269 et « Ledéveloppement culturelà Salonique au début duXXe siècle », in Lescahiers de l’Allianceisraélite universelle,n° 17, dossier spécial« Les Juifs de Salonique »,novembre 1997,pp. 32-34.

Page 4: Mohlo, Rena - Les Juifs en Grèce au XXe siècle

assemblée générale élue, qui désignait un conseil pourla direction des affaires intérieures, et un autre pour lagestion de la fortune communautaire, avec droit d’ache-ter et de vendre et de nommer des commissions pouradministrer chacune des institutions philanthropiques,cultuelles et scolaires. L’assemblée désignait égalementle grand rabbin, qui avait pouvoir de décision sur toutesles questions de caractère religieux. C’est elle, enfin, quidevait établir le texte des statuts de la communauté, quidevaient ensuite être approuvés par décret. Les statutsde Salonique furent ainsi approuvés en 1923, mêmes’ils furent souvent modifiés par la suite.

Les Juifs etle rattachementde Saloniqueà la Grèce

Le judaïsme en Grèce ne se réduisait certes pas àla communauté de Salonique, mais celle-ci en étaitnéanmoins, et de loin, la pièce maîtresse. Or, pourdiverses raisons, dont certaines accidentelles, cettecommunauté, n’allait cesser d’être mise à l’épreuvepar l’évolution moderne des Balkans en général, et dela Grèce en particulier.

Une première migration de Juifs saloniciens eut lieuen 1908, avec la révolution des Jeunes-Turcs : une deleurs premières mesures avait été en effet de décréter laconscription des non-musulmans (juifs et chrétiens),jusque-là dispensés de servir dans les armées del’Empire. Près de huit mille Juifs quittèrent alorsSalonique, à destination des États-Unis. Une secondevague de départs se produisit après les guerres balka-niques de 1912 et 1913, quand la division de l’en-semble des Balkans en États nationaux — dont les fron-tières devenaient autant de barrières douanières —priva Salonique de son vaste arrière-pays, et amena ungrand nombre de commerçants juifs à quitter la villepour Constantinople.

Les premiers contacts des Juifs avec la Grèceavaient été plutôt ambigus. Les troupes grecquess’étaient montrées coupables d’excès et d’abus quel’administration avait promptement réprimés.Néanmoins, pour se protéger contre la partialité de lapolice et assurer leur défense, les Juifs avaient fondé en1908 le « Club des Intimes », puis surtout, en 1913, laligue « Ahdout » (Union), chargée de fournir une assis-tance judiciaire aux artisans et d’améliorer la situationéconomique des ouvriers. L’œuvre de cette ligue futexcellente, mais de courte durée, du fait du boulever-sement provoqué par l’incendie du 1917 12. Depuis laRévolution des Jeunes-Turcs, les Juifs saloniciens pou-vaient s’exprimer dans le domaine politique, et ilsfurent nombreux à se ranger du côté des révolution-naires. En réaction aux nationalistes locaux, le sionis-

me, jusqu’alors timide, s’érigea en parti idéologiqueorganisé. En même temps, de jeunes intellectuels et desouvriers fondèrent en 1909 un parti socialiste, connusous le nom de Fédération ouvrière socialiste, et quidevint le parti socialiste le plus grand et le mieux orga-nisé de l’Empire.

Le régime grec eut pour conséquence un nouveaudéveloppement des courants politiques chez les Juifsde Salonique. Le sionisme progressa encore et gagnade nombreux nouveaux adhérents — mais au lieu defaire de la propagande pour l’immigration en Palestine,comme le demandait l’Organisation sioniste centrale,le sionisme salonicien défendait l’idée de l’internatio-nalisation de la ville (et du maintien des Juifs sur place)que partageaient aussi les socialistes grecs, quivoyaient dans cette politique non seulement un moyenpour sauvegarder la sécurité des Juifs, mais aussi unepossibilité de favoriser la paix dans les Balkans 13.

Au début de la Grande Guerre, les Juifs deSalonique furent très divisés, comme d’ailleurs le restede la population grecque de la ville, entre la parti-cipation à la guerre aux côtés de la Triple Entente —ainsi que le souhaitait Venizelos — ou la neutralité —position de la Cour. Toutefois, à partir de l’automne1915, Salonique devint le centre des opérations alliéesen Orient et connut pendant quelques années uneintense animation. De nouvelles fortunes s’édifièrentrapidement, surtout parmi les Juifs, et il y avait du tra-vail pour tous. Deux ans plus tard cependant, enaoût 1917, un énorme incendie, alimenté par lefameux vent du Vardar, embrasait le centre de la ville :4 101 immeubles, répartis sur 227 hectares, furentdétruits, laissant sans foyer quinze mille familles, dontdix mille juives. La communauté juive fut le plus dure-ment frappée : plus des deux-tiers des propriétés rava-gées par le feu lui appartenaient, et un dixième seule-ment de cette immense fortune était assuré. Presquetoutes les écoles, les trente-deux synagogues, les ora-toires, tous les centres culturels, les bibliothèques, lesclubs furent anéantis. Malgré les secours mobilisés par-tout dans le monde, qui parvinrent à rassembler unesomme de 40 000 livres-or, la communauté ne se rele-va jamais de cette catastrophe : la physionomie juivede la ville, qui datait de plus de cinq siècles, avait étéeffacée en trente-six heures… 14

Vingt-cinq mille des cinquante-trois mille sinistrésjuifs, appartenant pour la plupart à la petite et à lamoyenne bourgeoisie, furent contraints de partir habi-ter dans des quartiers édifiés à la hâte et d’une façonrudimentaire. L’appauvrissement de cette population,qui se trouva alors à la charge de la communauté, eutpour conséquence la baisse de son niveau intellectuelet social 15.

42 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 71 / juillet-septembre 2003

12. Voir Rena Molho,« Popular Antisemitism

and State Policy inSalonica during the City’sAnnexation to Greece »,in Jewish Social Studies,

n° 3/4, été-automne1988/1993, pp. 253-264.

13. Voir Rena Molho,« The Zionist Movementin Thessaloniki up to the

A’Panhellenic ZionistCongress »,

in Proceedings of theconference “The Jewish

Communities ofSoutheastern Europe

from the 15th Century tothe End of World War II”,Thessaloniki, 30 octobre-

3 novembre 1992,pp. 327-350.

14. Voir Rena Molho,« La présence juive à

Salonique », [article engrec], in Paratiritis, hiver

1994, pp. 13-52.15. Voir Rena Molho,

« Jewish Working-ClassNeighborhoods

established in SalonicaFollowing the 1890 and

the 1917 Fires », inMinna Rozen (ed.), The

Last Ottoman Centuryand Beyond: The Jews ofTurkey and the Balcans,

1808-1945, Tel Aviv,2002, pp. 173-194.

Page 5: Mohlo, Rena - Les Juifs en Grèce au XXe siècle

Les Juifs etl’hellénisation

Le caractère juif de Salonique était une source depréoccupation pour les gouvernements grecs. En tantque port naturel, la ville était en effet le vrai débouchéde l’Europe centrale depuis la Baltique : c’est pour cetteraison que tous les pays balkaniques avaient rêvé des’en emparer, afin de s’offrir ainsi un libre accès à lamer. Une fois rattachée à la Grèce, elle était devenueville frontalière, située à quelques kilomètres de l’arriè-re-pays balkanique, et d’autant plus vulnérable auxdiverses convoitises qu’elle était peuplée par un élé-ment étranger à l’hellénisme.

L’hellénisation de Salonique, qui devait permettrela sauvegarde de la sécurité du pays et l’intégrité du ter-ritoire, constituait donc une priorité dans le programmedu parti libéral grec que dirigeait Venizelos, premierministre depuis 1910. Il y avait là un antagonisme irré-ductible entre le parti vénizéliste et la population juivesalonicienne 16. Habitués à être exemptés du servicemilitaire — ce qui avait déjà été remis en cause par lesJeunes-Turcs — et inquiets des répercussions fâcheusesque le programme d’hellénisation de Venizelos risquaitd’avoir pour eux, les Juifs votaient soit en faveur dessionistes ou des socialistes, soit pour les monarchiste,mais leur poids électoral en faisait les vrais arbitres lorsdes élections à Salonique, et Venizelos ne put rien fairecontre leur hostilité. Sévèrement battu lors des élec-tions générales de novembre 1920, il attribua tout de

suite sa défaite aux suffrages des « allogènes ». Pendantla période politique très compliquée qui suivit — retourau pouvoir du mouvement vénizéliste dès 1924, puisde Venizelos lui-même, comme premier ministre ànouveau, de 1928 à 1933 ; période républicaine de1924 à 1933 –—, les Juifs furent en but à une politiquehostile, sinon clairement antisémite, même si celle-ciétait en partie masquée par le caractère démocratiquedu parti libéral 17.

À partir de 1923, les Juifs furent obligés de voterdans un secteur électoral séparé, c’est-à-dire un ghettopolitique, qui réduisait leur pouvoir électoral en lescontraignant à voter uniquement pour leurs représen-tants. En guise de contestation, ils décidèrent de boy-cotter les premières élections qui suivirent cette déci-sion : lors de la consultation, il y eut seulement quinzeélecteurs sur un total de dix mille inscrits… D’autresmesures suivirent. Lorsqu’il s’agissait de contribuables« allogènes », les inspecteurs du fisc exerçaient parexemple leur mandat avec une rigueur toute spéciale :beaucoup de commerçants juifs choisirent l’émigrationpour éviter la persécution fiscale. Après avoir liquidéleurs affaires, les plus riches s’installèrent à Milan, Parisou Marseille. L’élite de la communauté salonicienneainsi qu’une grande partie de la fortune juive localedisparurent dans cet exode. La ville fut privée de ses« capacités » et de ses capitaux ; le moulin et la bri-queterie Allatini, la brasserie Olympos, ainsi que centautres entreprises changèrent de mains à cette époque.Beaucoup d’ouvriers juifs et non–juifs saloniciens setrouvèrent réduits au chômage, d’autant plus que desmilliers de réfugiés grecs, arrivés à Salonique aprèsl’échec de la campagne d’Asie Mineure en 1923, lesconcurrençaient en acceptant de les remplacer pourdes salaires inférieurs 18.

Cet afflux transforma profondément la structuredémographique, économique et sociale de toute laGrèce, mais surtout de Salonique, où s’installèrentsubitement cent mille réfugiés, dénués de tout — lesréfugiés les plus riches préféraient s’établir à Athènesou au Pirée, attirés par la centralisation gouvernemen-tale, alors que les ressources de Salonique, privée deson arrière-pays, étaient alors déclinantes. Fort nom-breux, ceux-ci bénéficiaient d’importants dégrève-ments fiscaux, ainsi que de l’indulgence des agents dufisc, ce qui eut pour effet un découragement grandis-sant des Juifs de Salonique, et une recrudescence desdéparts, d’autant plus nombreux que la communautéavait perdu tout ce qui faisait sa qualité de vie : aprèsl’incendie de 1917, des milliers de maisons du centrede la ville avaient à jamais disparu, et leurs ancienshabitants juifs n’avaient plus aucun espoir de lesreconstruire. Quelques mois après la catastrophe — enmai 1918 —, un ministre, Papanastassiou, l’un des lea-ders libéraux, avait en effet décrété l’expropriationgénérale de la zone incendiée, pour, officiellement, desraisons de politique urbaine (mais il s’agissait évidem-ment aussi d’une occasion inespérée d’helléniser la

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16. Voir Rena Molho,« The Jewish Communityof Thessaloniki… », art.cit., « Venizelos and theJewish Community ofSalonica, 1912-1919 »,in Journal of the HellenicDiaspora, XIII/34, 1986,pp. 113-123 ; et« Salonique après1912… », art. cit.17. Voir Rena Molho,« The Jewish Communityof Thessaloniki… », art.cit., « Le Renouveau... »,art. cit. et « Venizelosand the JewishCommunityof Salonica », art. cit.18. Voir Rena Molho,« La présence juive àSalonique », art. cit.

La famille Benveniste sur le perron de sa maison,à Salonique, en 1933. Seul le jeune homme de droite,Salomon Asséo, a survécu à la guerre (pendant laquelleil faisait ses études en France) (coll. part.).

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ville). La configuration urbaine antérieure fut donc effa-cée : les anciens propriétaires devant recevoir des bonsfonciers transférables. Après quelques années de dis-cussions, les nouveaux lots furent mis aux enchèrespubliques, mais les petits propriétaires juifs, qui avaientalors dépensé leurs économies (d’ailleurs sérieusementdévalorisées à la suite de la guerre), ne purent enacquérir que fort peu. Ne pouvant se réinstaller à l’an-cien emplacement de leurs maisons et de leurs bou-tiques, ils finirent par revendre au rabais les bons fon-ciers qui leur avaient été accordés.

En 1923, le même Papanastassiou, devenu ministredu Travail, s’attaqua à la tradition du Shabbat. Par uneloi spécifique à la ville de Salonique, qui rendait obli-gatoire le repos dominical, il abolit le privilège sabba-tique, consacré par la tradition, et que confirmait pour-tant clairement une disposition de la loi 2456 (votéecette même année 1923) consacrée au règlement orga-nique de la communauté…

La crise de 1929 éprouva d’autant plus les Juifsqu’ils étaient déjà affaiblis par toutes ces difficultés.L’industrie du tabac, qui occupait de nombreuxouvriers juifs, en subit le plus les effets, et les ateliers deconditionnement fermèrent les uns après les autres.Des milliers d’ouvriers étaient réduits au chômage.

Dans cette situation, la communauté était profon-dément divisée. La majorité était sioniste : il existaitune profusion de confréries, de cercles et de clubs édu-catifs et sportifs (parmi lesquels les plus connus étaientMaccabi, Bnei Zion, Bnot Israël, Nouveau Club,Théodore Herzl, Betar, Misrahi, Bialik, Geoula, MaxNordau, Hatehya, Hashahar, Menora, Mevasseret Zion,Association des Jeunes Juifs), qui tous avaient leurlocal, leur bibliothèque, leurs conférences, leurs cours,etc., et donc l’activité idéologique était coordonnée parla Fédération sioniste (1919), à laquelle adhéraient tousles groupes sionistes du pays. Pour leur part, les modé-rés, ou « alliancistes », imprégnés de l’idéologie del’Alliance israélite, qui se recrutaient surtout dans lesclasses moyennes et la haute bourgeoisie, étaient parti-sans d’une politique d’assimilation à la langue et à laculture du pays, et affirmaient que chaque électeurdevait voter selon sa conscience et ses intérêts poli-tiques. Les « populaires », enfin, regroupaient dansleurs rangs la majeure partie des habitants des fau-bourgs, ouvriers et artisans. Ils ne représentaient que lequart du corps électoral juif, mais sa partie la plus acti-ve, de sorte que certains organes de presse et les rap-ports de police leur attribuaient une influence prédo-minante, présentant ainsi la communauté toute entièrecomme une force de gauche. Aux élections parlemen-taires, les « populaires » parvenaient souvent à envoyerà la Chambre un ou deux députés juifs grâce auxalliances avec les partis de gauche du pays.

Si dans la majeure partie des villes de la VieilleGrèce, une bonne entente régnait entre juifs et chré-tiens — les petites communautés juives jouaientd’ailleurs un rôle insignifiant dans l’économie de ces

villes —, les Juifs de Salonique, qui malgré une pro-gressive décadence conservaient encore des vestigesconsidérables de leur ancienne prospérité, étaient parcontre l’objet d’un antisémitisme très vif. L’hostilité duparti libéral contre les Juifs semblait cependant peu àpeu s’apaiser. En 1929, l’avocat Ascher Mallah fut élusénateur sur la liste des vénizélistes, qui recueillaientdes voix juives de plus en plus nombreuses : leur can-didat à la mairie de Salonique fut soutenu par deuxmille voix juives, et un vice-maire juif fut élu, AvraamRecanati. Cet apaisement ne dura cependant guère.Des journaux saloniciens se lancèrent dans desattaques antijuives qui opposaient systématiquement leréfugié — orthodoxe — au Juif — allogène. Aux yeuxdes réfugiés, une expulsion massive des Juifs aurait per-mis aux « vrais Hellènes » de se partager leurs biens.L’antijudaïsme d’une certaine presse parvint à ameutercontre les Juifs saloniciens des étudiants, des réservistesde l’armée et une partie de la population des fau-bourgs. Dirigée par un marchand d’habits, GiorgiosCosmidis, une ligue antijuive, l’Ethniki Enosis Hellado— les Trois Epsilons — fut fondée en 1930. Elle se pré-sentait comme une société secrète, mais recruta desmilliers d’adhérents, et lança des appels à l’agressiondirecte contre les Juifs. Makedonia, l’organe desVénizélistes, se plaça de son côté en publiant desarticles antisémites, avec en particulier le journalisteNicos Fardis et ses adjoints. Assez contradictoirement,selon un de leurs thèmes favoris, les Juifs étaient descommunistes acharnés à la perte du pays, mais qui enmême temps — il ne fallait pas avoir peur de la contra-diction — s’enrichissaient aux dépens du pauvrepeuple grec ; pour eux, les Juifs représentaient un dan-ger sans précédent au sein de l’hellénisme, et il étaitnécessaire, pour le moins, de les expulser.

En 1930, un congrès des sociétés maccabis, auquelassistait un délégué de Salonique, se tint à Sofia. Dansune allocution, un Juif bulgare fit allusion à la nécessi-té pour la Bulgarie d’annexer la Macédoine grecque. Lepropos était passé inaperçu, mais un membre des« Trois Epsilons » le découvrit en épluchant lescomptes-rendus du congrès, et s’empressa d’accuser ledélégué de Salonique et la Maccabi, — ainsi d’ailleursque toute la communauté salonicienne, et le judaïsmemondial lui-même — de collaborer avec les Bulgarespour arracher à la Grèce la plus belle de ses provinces.La presse s’empara de l’affaire, et engagea une très vio-lente campagne pour soulever les foules contre la« trahison » des Juifs. Sous l’œil indifférent de la poli-ce, cette agitation conduisit d’abord à des émeutes et àdes incidents violents dans les rues et les tramways,pour aboutir finalement en juin 1931 à un véritablepogrom. Dans la nuit du 29 au 30 juin, des groupesarmés comprenant deux mille réfugiés encadrés pardes réservistes de l’armée se dirigèrent vers le faubourgjuif de Campbell, au sud-est de la ville, le plus petit etle plus isolé, où ils mirent le feu aux baraquement oùlogeaient trois cents familles juives. Pourtant alertées à

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temps, les autorités ne firent rien pour arrêter les agres-seurs. Assaillis pendant leur sommeil, les habitants duquartier ne purent que s’échapper en hâte, en aban-donnant leurs foyers à l’incendie (pendant les jours deterreur qui suivirent, ils furent logés par la communau-té dans des écoles et dans des temples). Plus tard, lorsdu procès des incendiaires, le jury rendit un verdictd’acquittement et le crime resta impuni. Si Venizelos,qui était alors au pouvoir, stigmatisa les fauteurs destroubles à la Chambre des députés, il ne fit cependantrien pour les victimes.

Le pogrom de Campbell provoqua un importantexode. De 1932 à 1934, dix mille Juifs saloniciens émi-grèrent en Palestine : cette arrivée soudaine de nom-breux ouvriers, artisans et hommes d’affaires à Haïfa età Tel Aviv contribua de façon importante au dévelop-pement de ces villes. Ce fut par exemple un émigrésalonicien, Léon Récanati, ex-président de la commu-nauté de Salonique, qui fonda la Palestine DiscountBank qui devint par la suite l’un des instituts de créditles plus prospères de tout le Proche-Orient.

Après les exodes successifs vers l’Amérique duNord en 1908, vers la Turquie en 1913, vers la Francede 1917 à 1919 puis de 1922 à 1926 et enfin vers laPalestine de 1932 à 1934, près de quarante mille Juifsavaient donc quitté Salonique en un peu plus de vingtans (ils n’imaginaient pourtant pas que leur départ lessauverait de l’extermination nazie…). En 1935, ilsétaient néanmoins encore 52 350, dont 47 289 denationalité grecque, tandis que 5 061 étaient recenséscomme de nationalité yougoslave, italienne, espagno-le, turque, portugaise, etc. Ne représentant plus que lesixième de la population de la ville, les Juifs deSalonique concentraient néanmoins encore 20 % del’économie : ils jouaient un rôle important dans la gran-de industrie, le haut négoce, la banque, la représenta-tion des grandes usines d’Europe et des États-Unisd’Amérique, ainsi que dans les agences de navigationet les assurances internationales ou la médecine. Ilsrestaient aussi les maîtres des marchés du papier, dudrap, des articles pharmaceutiques, des métaux deconstruction, de la verrerie et de la faïencerie, de l’in-dustrie de cuir et de la tannerie. Ils rivalisaient mêmeavec Athènes, qui attirait pourtant alors toutes les forcesvitales du pays, mais où les Juifs (environ trois mille)étaient pour la plupart spécialisés dans l’industrie texti-le. À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, lesJuifs saloniciens contrôlaient deux mille trois centsentreprises sur un total de neuf mille huit cents inscritesau registre des chambres du commerce, de l’industrieet de l’artisanat. Le plus grand nombre des Juifs étaientcependant employés dans les activités manuelles et lestravaux de force les plus durs : ils étaient alors bateliers,dockers, charretiers, pêcheurs, marbriers, ferblantiers,maçons, peintres en bâtiment, etc.

C’est dans le domaine de l’enseignement que lavolonté d’hellénisation porta les coups les plus rudes àla spécificité juive. Peu après le pogrom de Campbell,

une loi vint profondément bouleverser l’organisationdes écoles juives : pour accélérer l’hellénisation deséléments « allogènes » de la Nouvelle Grèce, le gou-vernement interdit en effet la fréquentation des écolesétrangères aux enfants grecs qui n’avaient pas achevéleurs études primaires ; l’enseignement de toute langueétrangère était banni du programme des écoles pri-maires, exception faite toutefois de l’hébreu qui pou-vait être enseigné aux élèves juifs pour leurs besoinsconfessionnels 19. Les écoles de l’Alliance, qui avaientpermis à des milliers d’enfants juifs de connaître unrenouveau idéologique et professionnel, demeurèrentdes établissements communautaires, mais désormaishellénisés. Les Juifs perdirent la possibilité d’apprendredes langues étrangères, ce qui avait été dans le passéun de leurs grands avantages.

À partir de 1931, les Juifs saloniciens avaient com-pris qu’ils devaient s’assimiler au milieu grec. Et assezparadoxalement, le coup d’État monarchiste deMétaxas, le 4 août 1936, fut pour eux un bienfait. Bienqu’inspiré par des doctrines fascisantes, Métaxas sesouvenait des anciennes sympathies royalistes des Juifs,et nourrit toujours à leur égard des sentiments amicaux.Il décida d’interdire toutes les manifestations antijuives,et une censure attentive fut exercée sur tout ce qui s’im-primait sur ce thème dans le pays, qu’il s’agisse de jour-naux, de revues ou de livres. Métaxas mit aussi les

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19. Voir Maria Vassilikou,« L’éducation des Juifs deSalonique dans l’entredeux guerres » [articleen grec], in Le Judaïsmegrec , par l’Associationde l’étude de lacivilisation et del’éducationnéohéllenique, Athènes,Fondation de l’écoleMoraïti, 1999,pp. 129-147.

Sarah Tchério,photographiée entre samère et sa grand-mère,arrive de Salonique envillégiature à BanjaLuca (Bosnie)en août 1934., âgée de

11 ans, elle fut déportéeà Auschwitz, ainsi queses parents et sa famille(coll. part.).

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« Trois Epsilons » hors-la-loi. Pendant toute la périodede sa dictature (1936-1941), les Juifs jouirent du plusgrand calme.

Entre 1931 et 1935, la fermeture des écoles étran-gères privées et la fusion de celles de l’Alliance avec lesécoles communautaires avaient conduit à une baissedu niveau culturel des Juifs saloniciens. Le tirage desquatre journaux importants du début du siècle qui exis-taient encore, L’Indépendant et Le Progrès — en languefrançaise — et L’Accion et Le Messagero — en judéo-espagnol —, passa de vingt-cinq mille exemplairesquotidiens en 1932 à seulement six mille en 1940. Lesrencontres organisées par les clubs juifs, les confé-rences, les causeries et les cours, étaient de moins enmoins nombreux. Le régime métaxiste avait suspendutoutes les libertés et il n’était plus possible de se réunir,quel que soit l’objet de la rencontre, sans une autorisa-tion de la police. Une intelligentsia juive parvintcependant à survivre, dont le représentant le plusbrillant fut sans doute Joseph Nehama, grand érudit,fondateur en 1897 de l’Association des anciens élèvesde l’Alliance, collaborateur de diverses revues fran-çaises, passionné par une grande variété de sujets,parmi lesquels l’hygiène, le droit et histoire, auteurd’une histoire de la ville de Salonique (La ville convoi-tée) et d’une grande Histoire des Israélites de Saloniqueen sept volumes 20.

La destructiondes Juifs de Grèce

Les Allemands occupèrent Salonique en avril 1941,après que la Grèce se fût défendue avec succès contrel’attaque italienne. Le roi et nombre de dirigeants par-vinrent à s’enfuir et un régime Quisling fut mis sur pied.Le général Georgios Tsolakoglou, signataire de l’armis-tice avec l’ennemi, devint Premier ministre. La Grècefut alors divisée en trois zones : le nord de la Thrace futoctroyé à la Bulgarie, la région frontalière et laMacédoine grecque furent placées sous contrôle mili-taire allemand, tandis que le sud, Athènes et l’Epirerevenaient aux Italiens.

En 1941, la majorité de la population juive grecque— c’est-à-dire à la fois de l’ensemble de la Grèce et desrégions contrôlées par les Allemands — se trouvait àSalonique — 56 000 personnes sur 79 950 21. Dès leurentrée dans la ville, le 9 avril 1941, les Allemands pri-rent des mesures à leur encontre : ils fermèrent les jour-naux juifs L’Indépendant, Le Progrès, El Messagero etAccion, et fondèrent un journal de langue grecque NeaEvropi, vigoureusement antisémite ; ils arrêtèrent tousles membres du conseil de la communauté, et en pillè-rent toutes les bibliothèques et les archives 22. S’ils relâ-chèrent ensuite les membres du conseil, ce ne futcependant qu’après avoir désigné comme président dela communauté Saby Saltiel, un de ses anciens

employés, pour servir de courroie de transmission avecl’administration militaire allemande et la Gestapo.Ultérieurement, les Allemands le remplacèrent par legrand rabbin de Salonique, Zvi Koretz, qu’ils avaient untemps emprisonné à Vienne. Comme plusieurs autreschefs de Judenrat en Europe, celui-ci suivit strictementles ordres des occupants, en espérant protéger ainsi lacommunauté des malheurs qui la menaçaient ; il devintainsi un rouage de la machine de destruction, facilitantplutôt qu’entravant les plans des nazis. Mais il faut ledistinguer de certains Juifs comme Albert Hasson,Jacques Albala, Edgar Kounio, etc., qui eux collaborè-rent consciemment avec les Allemands 23.

À partir de 1941, comme le reste de la populationgrecque, les Juifs souffrirent d’abord seulement, dans unpremier temps, des pénuries alimentaires, en particulierpendant l’hiver 1941-1942. S’il y eut alors des arresta-tions et des exécutions, celles-ci n’avaient pas à cettepériode un caractère systématique. Mais ce n’était évi-dement qu’une question de temps pour que les décisionsprises en Allemagne sur l’extermination du judaïsmeeuropéen commencent à être appliquées en Grèce 24.

Le 11 juillet 1942, tous les hommes juifs âgés de18 à 45 ans furent appelés à se rassembler sur la placede la Liberté, au centre de la ville. Environ neuf milled’entre eux répondirent à cette convocation, furentsoumis à des vexations, frappés et contraints de selivrer à des exercices humiliants sous le soleil brûlant.Quelques jours plus tard, deux mille hommes furentenvoyés aux travaux forcés dans diverses régions voi-sines, où ils furent employés dans des carrières ainsique pour la construction de routes pour l’armée alle-mande. Plusieurs d’entre eux moururent en raison desconditions de vie. Les membres du conseil de la com-munauté entamèrent alors des négociations complexesavec le commandant militaire des affaires civiles, MaxMerten, pour tenter de racheter les jeunes juifs : Mertenleur demanda d’abord de lever 3 500 millions dedrachmes, puis baissa ensuite la somme à 2 500 mil-lions, mais à condition que la communauté accepte decéder le cimetière juif à la municipalité, qui le convoi-tait depuis la fin de la Première Guerre mondiale.Finalement, les Juifs ne réussirent à rassembler que1 650 millions pour la date fixée et, le 6 décembre 1942,Max Merten ordonna la destruction du cimetière mul-tiséculaire qui contenait près de cinq cent mille tombes— il en utilisa les matériaux pour construire, entreautres choses, une piscine destinée au loisir des offi-ciers nazis. Entre-temps, les Allemands continuaient deterroriser les Juifs en pillant leurs biens et en expro-priant les affaires des notables de la ville 25.

Entre janvier et février 1943, Eichmann organisapour le Bureau pour la sécurité du Reich la déportationdes Juifs de Grèce. Une fois arrivés à Salonique, sescollaborateurs Dieter Wisliceny et Alois Brunner tra-vaillèrent avec Merten à la réalisation du programmede déportation des Juifs locaux. Ceux-ci furent d’abord

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20. Parmi les autres juifsgrecs qui se distinguèrent

par leur œuvre, ilfaudrait mentionner le

poète de langue grecque,Joseph Eliia, les juristes

de Larissa Hiskia Shaky,Acher Moïssis et Yomtov

Yacoël, mort endéportation, le colonel

Mordehaï Frizi, lepremier héros grec qui

tomba sur le frontd’Albanie en 1940,

Mentech Bessantchi ouencore Albert Molho,

journaliste et auteurtalentueux, de

conscience socialiste,ainsi encore que

plusieurs autres quicontribuèrent à jeter un

dernier lustre sur lejudaïsme de Grèce.

21. Voir Esther Benbassaet Aron Rodrigue,Juifs des Balkans :

espaces judéo-ibériquesXIVe-XXe siècles, Paris,La Découverte, 1993.

22. Voir Michaël Molhoet Joseph Nehama, In

Memoriam. Hommageaux victimes juives des

nazis en Grèce,Thessalonique,

Communauté israélitede Thessalonique, 1948

(reimpr. en 1988),pp. 31-37.

23. Ibid.24. Voir Mark Mazower,

Inside Hitler’sGreece:The Experience

of Occupation,1941-1944, New Haven,

Yale University Press,1993.

25. Voir Michaël Molhoet Joseph Nehama,

In Memoriam…,op. cit., pp. 47-55.

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obligés de porter l’étoile jaune, et un signe distinctifdésigna leurs entreprises. Sous la direction du grandrabbin Zvi Koretz, les dirigeants communautaires dres-sèrent une liste détaillée de tous les Juifs de la ville, etles Allemands établirent trois ghettos dans les quartiersà forte concentration juive. Toute la population juive yfut transportée le 25 février. Après que les Juifs aient étéenfermés dans ces ghettos, sans possibilité de sortir, lesAllemands confisquèrent leurs fortunes.

Le premier train emportant des Juifs saloniciensquitta la ville le 15 mars 1943, pour Auschwitz où ilarriva le 20. Il transportait deux mille huit cents per-sonnes ; 2 191 furent gazées dès leur arrivée. Cent cin-quante juristes saloniciens protestèrent contre cesdéportations, et demandèrent que les convois soientenvoyés vers d’autres parties du territoire grec.L’intelligentsia athénienne — y compris l’archevêqueDamaskinos — tenta elle aussi de s’interposer enfaveur des Juifs 26. Le Grand rabbin Koretz essaya, sanssuccès, de persuader les autorités grecques, dont lePremier ministre fantoche, Ioannis Rallis, d’intervenirpour convaincre les Allemands de porter à quinze millele nombre des trois mille juifs exemptés de la déporta-tion pour être affectés aux travaux forcés au service del’organisation Todt. Cette tentative ne fit qu’entraîner sadestitution et son arrestation.

Excepté quelques individus qui parvinrent à fuir età rejoindre la résistance grecque, ou, avec l’aide deleur amis chrétiens, à se cacher dans d’autres villes dela zone italienne, les seuls à échapper à l’exterminationfurent quelques centaines de Juifs « espagnols » ou« italiens » qui selon des accords de 1943 signés par lesAllemands avaient le droit d’être « rapatriés ».Sébastian Romero Radigales, consul espagnol àAthènes, travailla beaucoup pour leur protection, etgrâce à ses efforts et à ses contacts avec les Italiens, ilparvint à ce que cent cinquante Juifs « espagnols » se

réfugient au sud du pays. Le consulat italien àSalonique, le consul lui-même (Guelfo Zamboni) etl’attaché militaire (Lucillo Merci) protégèrent égale-ment sept cent cinquante Juifs et leurs biens en leursfournissant des certificats de nationalité qui leur permi-rent de gagner la zone italienne 27.

Le 8 mai 1943, neuf cent soixante-dix Juifs deDidimotikhon, trente-deux de Soufli et cent soixante deNea Orestias (de la zone frontalière bulgare) furentemmenés à Salonique pour rejoindre le convoi du9 mai. Les déportations se succédaient à grande vitesse :en août 1943, dix-neuf convois représentant 48 533 per-sonnes avaient déjà quitté la ville. 37 387 furent gazéesdès leur arrivée à Birkenau, et la plupart des autres péri-rent dans les camps de travail à Auschwitz.

Fin août 1943, Salonique, la Jérusalem des Balkans,après plus de quatre cent cinquante ans de vie séfara-de, était devenue judenrein 28.

Le sort des Juifs des régionssous occupation italienne

Dans les territoires qui étaient sous leur contrôle,les occupants italiens adoptèrent envers les Juifs uneattitude très différente : ils n’acceptèrent aucune dépor-tation de Juifs et, jusqu’au moment où l’Italie capitula(en septembre 1943), firent tout leur possible pour reje-ter les demandes des Allemands et bloquer la « solutionfinale » 29. De 1941 à 1943, les Juifs d’Athènes et desautres villes de Grèce en zone italienne vécurent doncdans une relative tranquillité ; le chef de la police ita-lienne, le général Carlo Geloso, ainsi que son succes-seur, Carlo Vechiarelli, les protégeaient. De ce fait, lapopulation juive d’Athènes atteignit le chiffre de dixmille personnes en 1943.

Deuxième partie : Les minorités dans les Balkans • 47

26. Voir Steven B.Bowman, « Greek Jewsand Christians duringWorld War II », inYehouda Bauer et al.,Remembering the Future:Working Papers andAddenda. Jews andChristians during andafter the Holocaust,Oxford, Pergamon Press,1989, vol. 1,pp. 215-223.27. Voir Esther Benbassaet Aron Rodrigue, Juifsdes Balkans…, op. cit.,pp. 282-283.28. Ibid.29. Voir Daniel Carpi,« Nuovi documenti perla storia dell’Olocaustoin Grecia :L’attegiamento del degliItaliani », in Michael,n° 7, 1981, pp. 119-200.

Albert Tchério et son épouse Elvire avec leur petite fille Sarah en 1932 à Salonique.Ils furent tous déportés à Auschwitz en avril 1943 (coll. part.).

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Après la capitulation italienne, lorsque lesAllemands prirent le contrôle de l’ancienne zone ita-lienne, ils nommèrent, conformément à leur pratiquehabituelle, le grand rabbin Eliahu Bazirlay président dela communauté d’Athènes. Mais contrairement à sonhomologue de Salonique, celui-ci fit son possible pourles gêner, en commençant par dissoudre le conseil dela communauté et former un groupe secret de notablespour faire face à la situation. Après s’être installé àAthènes, et avoir institué un Judenrat, D. Wizliceny,l’adjoint d’Eichmann, lui ordonna de dresser une listede tous les Juifs, en prenant appui sur les registres com-munautaires. Loin d’obéir, Bazirlay les brûla, ets’échappa de la ville, grâce au soutien et à l’aide deJuifs communistes et de leurs compagnons chrétiensqui l’emmenèrent avec sa famille dans un centre de larésistance grecque. En octobre 1943, les Allemandsordonnèrent aux Juifs d’Athènes de s’enregistrer, maisla plupart d’entre eux ne le firent pas. Finalement, enmars 1944, les Allemands en arrêtèrent huit cents — lesseuls sur qui ils purent mettre la main à Athènes —,qu’ils déportèrent immédiatement 30.

Dans les autre villes du pays, de nombreux Juifspurent se sauver grâce à l’aide des autorités laïques etreligieuses locales, ou de leurs amis chrétiens. Malgrétout, cinq mille deux cents furent cependant arrêtés etdéportés à Auschwitz entre mars et avril 1944 31, etenviron mille huit cents Juifs de Corfou et mille septcents de Rhodes furent encore déportés en juin 1944.

Aujourd’hui, il n’est toujours pas facile de dénom-brer le nombre exact de Juifs morts pendant la Shoah.

Selon les statistiques du Comité Central desCommunautés Juives de Grèce (KIS), établies justeaprès la libération, 87 % de la population juive d’avant-guerre aurait péri 32. C’est une des proportions les plusélevées en Europe, avec comme cas extrêmeSalonique, où le pourcentage monte à 96 %. Des cin-quante mille Juifs de Salonique avant guerre, il n’en res-tait plus que mille neuf cent cinquante en 1944, et destrente et une communautés juives de Grèce, huit, avecquelques centaines de membres au total, exceptionfaite de la communauté d’Athènes, accrue de ceux quine pouvaient plus rejoindre leurs communautésdétruites à jamais. ❏

48 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 71 / juillet-septembre 2003

30. Voir Michaël Molhoet Joseph Nehama, In

Memoriam…, op. cit.,tome 2, pp. 50-51.

31. Ibid., p. 53.32. Central Zionist

Archives (CZA) S25-5282. Liste non datée,

préparée par le Comitécentral des communautésjuives de Grèce (KIS), en

1946 probablement.

Régions 1940 Déportés 1947 1959

Thrace 2 852 2 692 74 38

Macédoine 62 800 51 162 2 309 1 410

Thessalie 2 727 1 831 405 856

Grèce continentale 3 825 1 780 5 100 2 669

Péloponnèse 337 90 152 37

Epire 2 584 2 384 238 115

Îles 4 825 4 060 667 135

Total 79 950 52 573 10 371 5 260

SOURCE : Michael Molho et Joseph Nehama, In Memoriam…, op. cit., p. 326.

Tableau récapitulatif des déportations de Juifs de Grèce