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  • Lon BRUNSCHVICGMembre de lInstitut, (1869-1944)

    (1964)

    La modalit du jugementTROISIME DITION AUGMENTE DE

    LA VERTU MTAPHYSIQUEDU SYLLOGISMESELON ARISTOTE

    Thse latine traduite par Yvon Belavalprofesseur la Facult des Lettres et Sciences humaines de Lille

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,professeure de soins infirmiers retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web personnelle dans la section des bnvoles.

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 2

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    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeur desoins infirmiers retraite du Cgep de Chicoutimi,

    Courriel : [email protected]

    partir de :

    partir du livre de

    Lon Brunschvicg (1869-1944),Philosophe franais, Membre de lInstitut,

    La modalit du jugement.

    Troisime dition augmente de La vertu mtaphysique du syllogisme selonAristote. Thse latine traduite par Yvon Belaval, professeur la Facult des Lettres etdes sciences humaines de Lille. Paris : Les Presses universitaires de France, 1964,286 pp. Collection Bibliothque de philosophie contemporaine.

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    dition numrique ralise le 29 dcembre 2009 Chicoutimi,Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 4

    OUVRAGESDE LON BRUNSCHVICG

    AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

    Collection Bibliothque de Philosophie Contemporaine

    La modalit du jugement, nouv. d. 1 vol. in-8.Spinoza et ses contemporains, 4e d., 1 vol. in-8o. Introduction la vie de l'es-

    prit, 5e d., 1 vol. in-16.L'idalisme contemporain, 2e d., 1 vol. in-16.Les tapes de la philosophie mathmatique, 3e d., 1 vol. in-8.L'exprience humaine et la causalit physique, 3e d., 1 vol. in-8.Le progrs de la conscience dans la philosophie occidentale, 2e d., 2 vol. in-

    8.De la connaissance de soi, 1 vol., in-8.La raison et la religion, nouv. d., 1 vol. in-8.Hritage de mots, hritages d'ides, 2e d., 1 vol., in-8.

    crits philosophiques :Tome premier : L'humanisme de l'Occident : Descartes - Spinoza - Kant, 1

    vol., in-8.Tome second : L'orientation du rationalisme, 1 vol. in-8o.Tome troisime : Science - Religion, et bibliographie complte de Lon

    BRUNSCHVICG par Claude LEHEC, 1 vol., in-8.

    Collection Nouvelle Encyclopdie philosophique

    Les ges de l'intelligence, 1 vol. in-16.

    Collection Matres de la Littrature

    Pascal, 1 vol. in-8.Descartes, 1 vol. in-8.

    Collection Philosophie de la Matire

    La philosophie de l'esprit, 1 vol. in-16.De la vraie et de la fausse conversion, suivi de La querelle de l'athisme, 1 vol.,

    in-16.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 5

    AUX DITIONS DE LA BACONNIRE

    Collection Etre et Penser :

    Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne, 1 vol. in-16. L'esprit europen, 1vol. in-16.

    LA LIBRAIRIE HACHETTE

    Pascal, penses et opuscules , 20e d., 1 vol. in-16.Pascal, uvres compltes (avec la collaboration de Pierre BOUTROUX et de

    Flix GAZIER), 14 vol. in-8.

    LA LIBRAIRIE PLON, NOURRIT & Cle

    Collection Problmes d'aujourd'hui :

    Un ministre de l'Education nationale, 6e d., 1 vol. in-16.

    AUX DITIONS DE MINUIT

    Agenda retrouv, 1 vol. in-16.

    LA LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE VRIN

    Collection Bibliothque d'Histoire de la Philosophie

    Blaise Pascal, 1 vol. in-8.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 6

    Lon Brunschvicg (1869-1944),Philosophe franais, Membre de lInstitut

    La modalit du jugement.

    Troisime dition augmente de La vertu mtaphysique du syllogisme selonAristote. Thse latine traduite par Yvon Belaval, professeur la Facult des Lettres etdes sciences humaines de Lille. Paris : Les Presses universitaires de France, 1964,286 pp. Collection Bibliothque de philosophie contemporaine.

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    Table des matires

    LA MODALIT DU JUGEMENT

    Chapitre I. - Dfinition du problme

    I. De la notion d'activit intellectuelleII. Analyse logique du conceptIII. Analyse logique du jugementIV. Analyse logique du raisonnementV. De la catgorie de relationVI. De la catgorie de modalit

    Chapitre II. - Signification historique du problme

    I. Philosophie ancienneII. Philosophie cartsienneIII. Philosophie critique

    Chapitre III. - Les modalits du verbe

    I. Forme d'intrioritII. Forme d'extrioritIII. Forme mixteIV. Les trois ordres de la modalit

    Chapitre IV. - Les modalits de la copule dans les jugements d'ordre thorique

    Remarques prliminaires

    I. Le jugement de pure extrioritII. Le Cela estIII. Le jugement de prdicationIV. Le jugement normalV. Le jugement de ralitVI. Le jugement esthtiqueVII. Le jugement d'analyse exprimentaleVIII. Le jugement de pure intrioritIX. Le jugement d'analyse mathmatiqueX. Le jugement gomtrique

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    XI. Le jugement physiqueXII. Le jugement de probabilit

    Remarques finales

    Chapitre V. - Les modalits de la copule dans les jugements d'ordre pratique

    Remarques prliminaires

    I. L'automatismeIl. La douleurIII. Le dsirIV. L'utilitV. La volontVI. L'artVII. La sagesseVIII. Le mysticismeIX. L'obligationX. Le dvouementXI. Le droitXII. La vie sociale

    Remarques finales

    Chapitre VI. Conclusion

    LA VERTU MTAPHYSIQUEDU SYLLOGISME SELON ARISTOTE

    Chapitre I. Le pouvoir de l'esprit consiste dans le syllogismeChapitre II. La force du syllogisme nat du moyen termeChapitre III. Le moyen terme est une causeChapitre IV. Le moyen terme est matireChapitre V. Le moyen terme est la cause efficienteChapitre VI. Le moyen terme est formeChapitre VII. O l'on se demande si le moyen terme est une finChapitre VIII. Conclusion

    APPENDICE. Soutenance de thses

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    Lon Brunschvicg (1869-1944),Philosophe franais, Membre de lInstitut

    La modalitdu jugement

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    MONSIEUR DARLU

    Hommage de son lve.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 11

    La modalit du jugement

    AVERTISSEMENT

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    Il nous a paru opportun de runir en un mme volume les deux thses de doctorats lettres prsentes par Lon Brunschvicg et de rappeler les circonstances de leursoutenance Paris, le 29 mars 1897.

    La thse principale figure ici augmente de la Prface de la seconde dition(1934). La thse latine, traduite par M. Yvon Belaval, professeur la Facult des Let-tres et Sciences humaines de Lille, qui nous adressons nos plus vifs remerciementspour avoir accept de collaborer celle dition, est publie pour la premire fois enfranais. Le compte rendu de la soutenance reproduit le texte donn en mai 1897 parla Revue de Mtaphysique et de Morale (supplment).

    A. R. WEILL-BRUNSCHVICG.

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    La modalit du jugement

    PRFACE DE LA SECONDE DITION

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    Au lyce Condorcet, notre matre Darlu, qui notre thse franaise de doctorat estnaturellement ddie, nous apprenait, non pas seulement la philosophie avec ce qu'el-le comporte de prcision technique, ce qu'elle exige de svrit envers soi-mme,mais aussi en quel sens la vie d'un philosophe devait tre oriente pour tre digned'tre vcue.

    L'clectisme franais du XIXe sicle simplifiait arbitrairement les doctrines dupass sous prtexte de les adapter aux besoins des temps nouveaux, il en laissaitchapper la profondeur et la fcondit. La tentative, faite par Cousin avec Platon etDescartes, avait t en vain recommence, avec Kant par Renouvier, avec Spinozapar Taine, avec Leibniz par Fouille. En revanche, lorsque Darlu nous exerait m-diter les uvres de Jules Lachelier et d'mile Boutroux, nous tions amens dcou-vrir dans leur principe radical les valeurs rationnelles, telles que l'histoire les manifes-te, par la constance, non d'une formule abstraite, mais d'une efficacit progressive.

    De ce point de vue les analyses de La modalit du jugement impliquaient une lu-de prparatoire, qui a fait l'objet de notre thse latine concernant la porte mtaphysi-que du syllogisme suivant Aristote. Il s'agissait de dcider si la dduction logiquepeut lgitimement apparatre comme l'instrument par excellence de la connaissancede la nature. Or il ne suffit pas, cet gard, de reproduire l'aphorisme vague et gn-ral : le moyen-terme est cause. Puisque Aristote a numr, d'une part, trois figures desyllogismes, se distinguant par la place et le rle du moyen terme, d'autre part, quatretypes de causes, concourant, chacune pour leur compte, l'explication totale des ph-nomnes et des tres, nous devions pntrer l'intrieur de la doctrine, chercher

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    comment et dans quelle mesure Aristote avait travaill pour assurer cette correspon-dance, appele supporter l'difice commun de l'Organon et de la Mtaphysique.

    Pour lui la syllogistique tait l'accomplissement de l'entreprise socratique qui, travers le discours inductif, aurait poursuivi la dfinition des essences conceptuelles.Mais, en fait, et c'est un point qu'mile Boutroux avait bien tabli contre duard Zel-ler, c'est seulement sur le terrain de la pratique, pour l'organisation d'un avenir hu-main, que la conscience de l'universalit de la loi prcde l'acte singulier dont elle estdestine fonder la valeur. Dans la vie spculative, au contraire, et de l'aveu d'Aristo-te, nous parlons toujours des existences particulires. Et ds lors, si Aristote fait dusyllogisme de la premire figure, conclusion affirmative et universelle, le modle duraisonnement parfait, s'il veut que le moyen terme y joigne l'intelligibilit d'une forme la ralit d'une substance, cela tmoignera simplement qu'il renverse le processusnaturel du savoir humain et qu'il y substitue le mirage d'un ordre suppos en soi. Au-trement dit, il renoue contre sens, par-del Socrate, la tradition navement ontologi-que des Physiologues. Et du moment que l'analyse historique a dissip le prjugd'une mtaphysique illusoire, toute la doctrine de la dduction logique va changer,non seulement de porte, mais d'aspect.

    Aristote avait considr la conversion des jugements comme une opration imm-diate, et il s'y tait appuy pour justifier, par un procd purement mcanique, lessyllogismes de la seconde et de la troisime figure. Or, et dj Ramus s'en tait aper-u, il y a l un cercle vicieux : la conversion ne se comprend qu'explicite elle-mmeen un syllogisme. La thorie vritable du syllogisme, c'est celle qui a t indique parLambert la fin du XVIIIe sicle, et que Jules Lachelier a magistralement dveloppe diverses reprises 1 : chacune des trois figures y retrouve sa physionomie originale,exprimant une dmarche autonome de l'esprit. Le syllogisme de la seconde figure, ole moyen terme est deux fois sujet, c'est--dire deux fois considr en extension, aune conclusion ncessairement ngative, non qu'il soit le moins du monde impar-fait , mais parce qu'il met en forme un processus de comparaison qui s'accompliteffectivement par la mthode exprimentale et dont nous savons, depuis Bacon, qu'iln'a de force probante qu' la condition de discriminer.

    1 De Natura Syllogismi, 1871 ; - La nature du syllogisme, Revue philosophique,mai 1876 (et Oeuvres, 1933, t. I, p. 93) ; - enfin apud Logique de Rabier, 1887,pp. 60-66.

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    D'autre part, le syllogisme de la troisime figure, o le moyen terme est pris deuxfois comme prdicat, c'est--dire deux fois en comprhension, ne conclut lgitime-ment que si la liaison intrinsque des caractres est dgage de tout postulat d'exis-tence empirique ou mtaphysique, maintenue par consquent sur le terrain de l'intel-lectualit pure o s'est installe la mathmatique avec Descartes.

    Le syllogisme de l'essence, qui fait entrer le moyen terme litre de sujet dans lamajeure, de prdicat dans la mineure, loin de traduire un idal auquel devrait se ra-mener toute autre forme de connexion rationnelle, n'a aucun rapport intrinsque avecles normes de vrit que l'avnement d'une physique mathmatique a permis de cons-tituer.

    Notre thse latine : Qua ratione Aristoteles metaphysicam vim syllogismo inessedemonstraverit, tablissait donc qu'Aristote avait chou dans son ambition de dfinirl'infrastructure technique d'une philosophie rationnelle. De l celle consquence capi-tale qui devait servir de point de dpart notre thse franaise : en faisant du juge-ment de prdication, o la copule signifie l'inhrence d'un attribut au sujet, le typeexclusif du jugement, propos duquel se posera le problme de la vrit, la traditionscolastique a commis une aveuglante ptition de principe.

    Conclusion qui devait tre soumise l'preuve par le prodigieux essor de la logis-tique contemporaine. Or, de Peano et de Russell Hilbert et Wittgenstein, est appa-ru dans une lumire de plus en plus vive le caractre formel et verbal du processusdductif : envisag en lui-mme, il demeure tranger la psychologie de l'intelligencecomme la conqute de la ralit. C'est une fois limin le prjug concernant la hi-rarchie des genres et des espces, rigs en essences, c'est une fois assure la victoired'un nominalisme radical qu'il est possible d'apercevoir la valeur de la connaissancerationnelle.

    Il y a plus : celui qui a t en France le promoteur des tudes logistiques, LouisCouturat, en attirant l'attention sur les travaux de Mac Coll et de Frege, a montrcomment cette dissociation entre la logique des concepts et la logique de la vrit, siprcieuse pour couper court dj t dfinie, d'une faon claire et premptoire, dans ledernier quart du XIXe sicle. L'experimentum crucis que nous avons tent la page21 du prsent ouvrage, en intervertissant les prmisses de Felapton, tait ralis ds1878 par Mac Coll dans un respect absolu des prceptes scolastiques. Voici, par

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    exemple, un syllogisme en Darapti, qui est correct et qui devient absurde du momentqu'on lui accorde la moindre porte ontologique.

    Tout dragon souffle des flammes,Tout dragon est un serpent ;Donc Quelque serpent souffle des flammes 2.

    De mme il m'et t avantageux de mettre profil les livres de Frege, la Begriff-sschrift, de 1879, les Grundlagen der Arithmetik, de 1884 3, pour appuyer l'interprta-tion de la fonction du concept, pour dgager plus nettement encore le jugement derelation de sa subordination traditionnelle au jugement de prdication, pour mettreenfin hors de conteste ce point fondamental que la rflexion sur le rapport de notreaffirmation l'tre affirm par elle traduit une dmarche de la pense qui a besoind'tre justifie pour elle-mme, dont on n'a pas le droit de supposer qu'elle soit impli-citement fonde par la formule de son expression. Autrement dit, la dtermination dela modalit d'un jugement ne prcde pas, comme le voulait la mtaphysique d'Aristo-te, l'nonc d'une assertion ; elle la suit.

    Il serait superflu d'insister sur les modifications que nous aurions aujourd'hui in-troduire, dans le dtail de la terminologie plutt que dans le fond des choses. Nousn'avions jamais rv de formules d'explication dialectique grce auxquelles nous nousserions fait fort d'enfermer l'avenir, quel qu'il dt tre, dans les cadres prforms d'unsystme. Notre but, tout au contraire, tait de prciser la direction d'un progrs d'intel-ligence entre deux ples de ralit empirique et de ncessit idale qu'il nous et parugalement dangereux de cristalliser dans un absolu de la chose ou dans un absolu dela raison. Et, l'poque, celle rupture dlibre avec les prtentions des mtaphysi-ques primes devait nous valoir le reproche paradoxal de hardiesse, sinon de tmri-t.

    Nous n'avons pas besoin de rappeler, non plus, comme l'volution de la sciencequi, en mathmatique, a fait clater les impratifs fallacieux du finitisme dogmatique,

    2 The Calculus of Equivalents (II) apud Proceedings of the London mathematicalSociety, vol. IX, 13 juin 1878, p. 184. Cf. Les tapes de la philosophie mathma-tique, 1912, p. 83.

    3 Cf. Les tapes de la philosophie mathmatique, p. 382.

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    qui, en physique, rend impossible la reprsentation simple, la dduction a priori, del'espace ou du temps, de la substance ou de la causalit, a largi encore le foss, accu-s le contraste, entre les deux types irrductibles de jugement, d'une part positionspontane de l'tre, lie l'vidence apparente de l'intuition sensible, d'autre part af-firmation rflchie de l'tre, procdant de la connexion intellectuelle qui confre l'univers ses dimensions exactes. Les prtendues crises qui ont marqu le cours dela mathmatique et de la physique contemporaines ne cessent de dnoncer, sinond'carter, la terminologie arbitraire dont sont dupes les mtaphysiciens obstins ten-ter d'envelopper dans un rseau de concepts homognes et de confondre le ralismeillusoire de la perception, l'idalisme bien fond de la science. chaque tournant dela route triomphale se renouvelle, pour le philosophe, le bienfait du doute mthodi-que, dj inclus, si on y prend garde, dans la vision esthtique de l'univers. L'art, quinous affranchit des apparences immdiates, nous rvle nous-mme notre capacitde pntrer au-del de ces apparences, en liminant le point de vue inconsciemmentanthropocentrique et gocentrique, pour appuyer aux normes internes de liaison uneconnaissance tout la fois plus profonde et plus solide du rel.

    ce rle mdian de l'art nous avons fait galement appel pour nous clairer, pournous garantir, le paralllisme des attitudes spirituelles dans l'ordre spculatif et dansl'ordre pratique. Il est de la nature de l'instinct raliste que les donnes de la reprsen-tation sensible soient prises pour des choses en soi : se levant tous les malins, se cou-chant tous les soirs, le soleil ne tmoigne-t-il pas lui-mme qu'il se meut autour de laterre ? Il est de la nature de l'gosme spontan que tout jugement d'action se rfre l'exprience directe ou l'espoir calcul d'une jouissance.

    Le progrs moral exigera donc le mme renversement des perspectives immdia-tes que le progrs de l'intelligence, le mme dplacement radical du centre de notreintrt et de notre satisfaction. L'universalit de sympathie, qui se dveloppe enl'homme par la grce de l'art, atteste qu'il ne lui est pas impossible de se dtacher deson individu propre ; et ainsi, par-del mme la sphre de l'art, elle ouvre la voie unavenir qui ne soit plus un prolongement et un reflet, o nous ferons une vrit de cequi est notre raison d'tre, la cration de l'humanit en nous et par nous.

    En ce sens, la mditation de la Critique du Jugement est ce qui permet de recueil-lir le bnfice des deux autres Critiques en se dlivrant des incertitudes et des embar-ras auxquels Kant s'est expos par son asservissement au formalisme des catgories,et de souligner le caractre spcifiquement thique du spiritualisme, qui tait dj

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    essentiel chez Spinoza, mais dgag de l'quivoque raliste qu'entretenait la termino-logie scolastique de la substance. Suivant l'inspiration de notre matre Darlu, hier serelierait donc aujourd'hui, sans qu'il y ail pourtant courir le risque d'altrer le passou de sacrifier le prsent.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 18

    La modalit du jugement

    Chapitre IDfinition du problme 4

    I. - De la notion d'activit intellectuelle

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    Comment l'esprit est-il amen se poser le problme de la modalit du jugement,et en quels termes se prsente ce problme ? telles sont les questions prliminairesauxquelles nous avons rpondre. Or, si nous voulons viter l'arbitraire dans nos re-cherches, nous ne devons prendre d'autre point de dpart que prcisment cette nces-sit de traiter les questions prjudicielles, de mettre en question la question elle-mme. C'est cette ncessit qui dfinit l'investigation philosophique. Tandis que, dansune science dtermine, le savant tudie, suivant une mthode qui lui est impose l'avance, un objet dont il a admis l'avance l'existence, le philosophe doit commencerpar dcouvrir l'objet et la mthode de sa recherche, objet toujours nouveau, mthode

    4 Les quelques renvois que contient ce livre sont sans doute trs insuffisants pourmarquer tous les auteurs avec qui nous nous sommes rencontr au cours de notretude, ou dont nous avons pu nous inspirer sans y penser expressment. Nousprions ces auteurs d'excuser notre silence, et nous nous en remettons pour y sup-pler au lecteur averti. Mais nous tenons noter, sur le sujet qui nous a occup,les Cours indits, pour lesquels nous ne pouvions nous rfrer des citations pr-cises, dont le souvenir nous a t plus d'une fois trs prcieux nous avons suivi aulyce Condorcet le cours de philosophie de M. Darlu nous avons eu communica-tion du cours de Logique profess autrefois par M. Lachelier l'cole normale, etd'une leon sur le Jugement de M. Lagneau ; enfin nous avons entendu la Sor-bonne les cours de M. Boutroux sur Descartes, sur Leibniz et sur Kant, et nous luisommes particulirement redevable pour le chapitre Il de la prsente tude.

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    toujours nouvelle, en ce sens qu'il lui demeure toujours possible d'en fournir une d-monstration originale et plus profonde. C'est que la philosophie veut tre une connais-sance intgrale : or une connaissance ne peut esprer de devenir intgrale qu' lacondition de pouvoir sans cesse largir son objet et perfectionner sa mthode.

    Que sera cette connaissance intgrale ? Ce sera, semble-t-il, la connaissance del'objet total. Les premiers mtaphysiciens se sont, en effet, attachs l'objet pour ledterminer comme total ; mais l'impossibilit d'atteindre un rsultat stable dutconvaincre l'esprit que non seulement le problme ainsi pos dpassait la puissancede l'intelligence humaine, mais qu'il tait mme incompatible avec sa nature. Com-ment tre sr, en effet, que l'objet tait directement atteint, tait absolument objet,alors qu'on faisait abstraction de la connaissance que nous en prenons ? Avant de pr-tendre juger une oeuvre trangre, il faut en avoir fix la traduction ; avant de discutersur l'objet, il faut en possder la connaissance intgrale. Dans l'ordre philosophique,l'intuition de l'objet suppose la rflexion sur cette prtendue intuition. Bref, la philo-sophie qui tait une ontologie, devint la critique, c'est--dire que l'tre en tant qu'trecessa d'tre une ide philosophique, puisque c'est par dfinition mme la ngation del'ide en tant qu'ide. La spculation philosophique, tant un genre de connaissance,ne peut dcider que de l'tre en tant que connu, ou, mieux encore, puisqu'elle posed'une faon absolue le problme de la connaissance, elle juge la connaissance en tantqutre. De ce point de vue auquel il faut que l'esprit s'accoutume lentement et labo-rieusement, la connaissance n'est plus un accident qui s'ajoute du dehors l'tre, sansl'altrer, comme est devant un objet un verre parfaitement transparent ; la connaissan-ce constitue un monde qui est pour nous le monde. Au-del il n'y a rien ; une chosequi serait au-del de la connaissance, serait par dfinition l'inaccessible, l'indtermi-nable, c'est--dire qu'elle quivaudrait pour nous au nant.

    En dehors de toute tentative pour atteindre l'objet total, quel moyen reste-t-il laphilosophie pour parvenir la connaissance intgrale ? Sans prtendre dduire a prio-ri cette connaissance intgrale, ne peut-on tout au moins dterminer les conditionsauxquelles elle devra satisfaire ? Tout d'abord, une connaissance ne sera adquate, oumme homogne, son objet que si elle est la connaissance de la connaissance m-me ; autrement, cette connaissance n'est qu'une traduction ou une projection. Il man-que la reprsentation d'une douleur ce par quoi la douleur est douleur ; le conceptd'un acte volontaire n'est pas un acte volontaire. Une telle connaissance est indirecte,et par suite imparfaite. Ainsi, sans nier en quoi que ce soit la ralit de la douleur ou

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    de la volont, il faut soutenir que leur tude ne peut tre la partie fondamentale etprimitive de la philosophie, parce que la mthode analytique de la philosophie n'estpas adapte de tels objets. La philosophie procde par concepts ; or un concept n'en-ferme intgralement qu'un autre concept. L'intelligence. n'est transparente qu' l'intel-ligence ; la seule certitude peut tre objet de certitude. Toute doctrine par consquentqui prsenterait une facult non reprsentative, le sentiment ou la volont, commesuprieure la reprsentation et comme indpendante d'elle, sera une doctrine nonphilosophique. Elle pourra exprimer une grande vrit religieuse ; elle pourra avoirune grande efficacit morale ; mais elle ne sera pas susceptible de justification ration-nelle, et elle sera relgue bon droit parmi les doctrines qualifies de sentimentales,de mystiques, ou de tout autre nom qui en marque le caractre irrationnel.

    Ce n'est pas tout, Puisque cette tude doit tre une tude philosophique, il fautqu'elle satisfasse une seconde condition. En effet, dans toute tude d'ordre scientifi-que, l'esprit qui connat et l'objet qui est connatre sont en prsence l'un de l'autre,tous deux supposs fixes et immuables. Si l'esprit de l'observateur tait altr par l'ob-servation mme, si la loi des phnomnes pouvait tre modifie au cours de l'exp-rience, il n'y aurait plus de place pour une vrit scientifique. Aussi l'tude de laconnaissance, quand elle veut procder d'une faon scientifique, doit-elle se donner elle-mme un objet qui puisse tre mis en quelque sorte l'abri de toute modificationsurvenant au cours mme de l'observation et due au caprice de l'observateur ; parexemple, elle enferme la pense dans le langage qui, par hypothse au moins, l'enve-loppe et la moule exactement ; c'est travers les formes du langage qu'elle tudie leslois de la pense, et ainsi c'est bon droit qu'une telle science peut prtendre lobjectivit. Mais, cause de cette objectivit mme, cette science n'puise pas laconnaissance de la connaissance. Elle repose, en effet, sur un postulat, parce qu'elleest une science et que toute science implique ce postulat nullement ngligeable qui estle savant. Or le savant peut, et doit, s'tudier lui-mme. Alors il met en question cequi tait le postulat de la science, c'est--dire qu'il franchit les limites de la sciencepour essayer d'atteindre la rflexion philosophique. Au regard de cette rflexion,l'analyse de la connaissance est toute diffrente de l'analyse scientifique que nousprsentions tout d'abord. Dans cette science objective de la connaissance, il. taitpermis au savant, psychologue ou philologue, de comparer les diffrentes phases parlesquelles passait l'enfant et de suivre l'volution de son esprit depuis le jeu automati-que de la conscience spontane jusqu'au mcanisme du raisonnement le plus abstrait ;

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    c'est l une question d'ontogense, l'tude d'un enfant par un adulte, analogue cellede l'embryologie. Mais s'ensuit-il que, philosophiquement, la pense d'un savant lui-mme, la pense rationnelle, ait pu natre la suite d'une pareille volution ? qu'ellene soit que la rsultante de sensations et d'associations ? Pose en ces termes, la ques-tion n'a plus de sens ; car il faudrait, pour la rsoudre, que le savant se suppost lui-mme disparu, et se demandt ce qu'il pouvait tre avant qu'il ft, qu'il se ft la fois,suivant l'expression platonicienne, plus jeune et plus vieux que lui-mme. La questiond'ontogense pouvait tre rsolue facilement du point de vue de la science qui suppo-se un centre fixe d'observation. Si l'on supprime ce centre, il n'y a plus de prise pourl'analyse et pour la critique : pour se donner l'air d'atteindre l'absolu, on est tombdans le vide. Ainsi le problme de l'origine que pose l'empirisme chappe la critiquephilosophique, ds qu'il veut traiter de l'origine absolue et acqurir une porte mta-physique.

    En d'autres termes, si on a pu dire que le matrialisme est condamn par cela seulque l'organisation de l'univers, telle que l'imagine le matrialisme, ne laisserait pas deplace une doctrine de philosophie comme le matrialisme lui-mme, il en est demme encore de l'empirisme, entendu comme une mtaphysique : la mthode del'empirisme suffirait pour enlever toute valeur une philosophie empirique. Puisquela philosophie est une uvre de rflexion, le seul objet directement accessible larflexion philosophique, c'est la rflexion elle-mme. Tant qu'il y a disproportionentre le contenu et la forme, entre le systme et la mthode, il ne peut y avoir deconnaissance intgrale. Pour qu'il y ait une telle connaissance, il faut que l'esprit s'en-gage tout entier dans la solution du problme. L'esprit ne se donne plus un objet quisoit fixe et qui demeure pos devant lui ; il cherche se saisir lui-mme dans sonmouvement, dans son activit, atteindre la production vivante, non le produit qu'uneabstraction ultrieure permet seule de poser part. Au-del de l'action qui en est laconsquence loigne, au-del des manifestations encore extrieures que le langageen rvle, c'est jusqu' la pense que la pense doit pntrer. L'activit intellectuelleprenant conscience d'elle-mme, voil ce que c'est que l'tude intgrale de la connais-sance intgrale, voil ce que c'est que la philosophie.

    Ainsi une philosophie intellectualiste peut tre une philosophie de l'activit ; ellene peut tre vritablement intellectualiste qu' la condition d'tre une philosophie del'activit. Seulement, au lieu de choisir arbitrairement un type d'activit et de vidercette activit de toute espce de contenu intelligible, de sorte qu'il ne puisse plus y en

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    avoir que des symboles aveugles, elle conoit cette activit sur le seul type qui soitaccessible l'intelligence, et qui permette, par suite, d'assigner l'activit sa raisond'tre, sur le type de l'activit intellectuelle. De mme, elle ne refuse pas de considrerles paroles qui expriment au dehors la pense ; mais il est vrai que si on s'en tenait cette constatation extrieure, ces paroles n'auraient plus de valeur. En un mot, si ellesprtendaient se suffire elles-mmes et se passer de principes intelligibles, la sciencede la pratique se confondrait avec le mysticisme, comme la psychologie empiriqueavec le verbalisme. C'est la philosophie, telle que nous l'avons dfinie ici, qu'il ap-partient de donner la lumire l'une, l'autre le mouvement.

    II. - Analyse logique du concept

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    Quelle conception devons-nous nous faire de cette activit intellectuelle dont nousvenons de dgager la notion gnrale ? Il parat malais de rpondre cette question.On est peu habitu distinguer l'activit intellectuelle, considre dans sa ralit in-time, des formes du langage qui la fixent et la manifestent au dehors. Pour les Grecs,(en grec) signifiait la fois raison et discours ; trop fidle aux traditions d'Aristote, lalogique ne s'est jamais dgage tout fait de cette confusion initiale. L'analyse logi-que a t entendue par les philosophes dans le sens exclusif et arbitraire que lui don-nent les grammairiens, c'est--dire comme une dcomposition des produits intellec-tuels en leurs lments philologiques. Mais la dcomposition d'une pense vivante enatomes inertes ne saurait videmment puiser l'analyse de cette pense ; il reste sedemander quels sont les principes qui entrent en jeu pour faire avec ces lments s-pars le tout organique et un qui est l'intelligence ; en d'autres termes, quelles sont lesconditions de la production de la pense. La dcomposition en lments, analogue l'analyse chimique, n'est qu'un procd prparatoire la rgression vers les principes,analogue l'analyse mathmatique. Cette dernire analyse est pour nous la vritableanalyse logique ; nous devons l'entreprendre en nous appuyant sur les rsultats de lapremire analyse, ou analyse philologique. Sur les rsultats de cette analyse philolo-gique, il semble qu'il y ait accord, et c'est l une preuve nouvelle du caractre objectifde cette analyse : les produits intellectuels, tels qu'ils sont obtenus par la dcomposi-tion grammaticale du discours, sont depuis Aristote diviss en trois espces : concept,

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    jugement, raisonnement. Il nous faut envisager tour tour le concept, le jugement, leraisonnement, et nous demander quelle est la nature intime de l'activit qu'ils manifes-tent, s'ils correspondent des actes radicalement distincts de l'intelligence, ou si c'estune mme activit dont ils fournissent seulement des expressions diffrentes.

    Tout d'abord, en quoi consiste le concept ? Le contenu le plus extrieur, le plusobjectif du concept, c'est le mot ; mais ce mot n'a pas par lui-mme de valeur, c'est unsigne encore matriel. Le concept doit donc avoir un contenu spirituel ; ce contenu, cepourraient tre des images d'objet ou d'acte, comme celles qu'voquent en moi lesmots de ballon, d'aumne ou de reproche. Seulement, ds que j'en veux prciser laporte, ces images semblent fuir les prises de ma pense et disparatre dans le vague,sans que d'ailleurs cette indtermination enlve au concept son usage et sa lgitimit.L'image vient-elle s'effacer graduellement pour s'vanouir la limite, le concept luisurvit. Le concept de raison ou de nombre imaginaire, de contradictoire ou d'indfi-nissable mme, est susceptible d'tre dtermin indpendamment de toute reprsenta-tion concrte et d'entrer dans un raisonnement prcis titre d'lments fixes et soli-des. Il est vrai qu'on signalera un cortge d'images qui, dans chaque esprit et au ha-sard des associations antrieures, ne peut manquer d'accompagner jusqu'au concept leplus abstrait, comme font des ombres ou der, harmoniques, Mais le psychologue nes'occupera de ce cortge que pour montrer combien la diversit des images indivi-duelles n'enlve rien la rigidit et l'universalit du concept. C'est au-del de l'ima-ge qu'il convient de chercher ce qui fait la nature vritable du concept. Or, en dehorsde ces images, que reste-t-il un concept, si ce n'est de reposer sur un certain ordre,sur un certain plan qui unit certaines images entre elles, ou mme sur un certain ordreentre certains groupements dj eux-mmes abstraits ? En d'autres termes, il y acomme une connexion organique, un schme dans l'espace, autour duquel se dve-loppent les images la fois plus concrtes et plus vagues qui font vivre le conceptdevant nous, sans y rien ajouter, tout au contraire, puisque les concepts rputs lesplus parfaits sont ceux qui me rduisent ce schme et se dfinissent par la loi sui-vant laquelle ce schme est form, comme sont les concepts mathmatiques.

    Mais ce n'est pas tout, et nous n'avons pris le concept que par un ct. En mmetemps qu'un assemblage de caractres simultans, le mot voque un dfil d'imagesqui correspondent chacune un objet dtermin. La plupart des logiciens ont mmefond l'usage logique du concept sur la proprit qu'il a de reprsenter une pluralitd'objets. D'ailleurs il se peut que cette srie soit rellement parcourue et que chacun

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    des individus en soit distingue le concept est une pluralit de reprsentations ; ou bienon peut ne pas tenir compte des reprsentations et ne porter son attention que sur lacollection elle-mme, qui peut n'tre qu'une collection indfinie, idale. Ici encore unpur rapport se substituera aux images concrtes ; ce rapport son tour donnera mati-re de nouveaux rapports ; il est possible de concevoir une collection de collections,et c'est sur cette hirarchie de rapports que reposent les plus prcises classifications.

    Voici donc les rsultats de l'analyse empirique : le contenu du concept est double ;il est la fois schme dans l'espace et srie dans le temps. Or il est absurde de conce-voir qu'un acte simple comporte deux dterminations diffrentes, et qui seraient ex-clusives l'une de l'autre, tout aussi absurde que de prtendre mesurer une grandeursimple suivant deux dimensions distinctes. Le concept ainsi conu serait un monstre.Il a fallu choisir ; le ralisme a choisi, et le nominalisme a choisi. Suivant Platon,l'ide est forme par les caractres intelligibles qui sont les raisons des objets rels,raisons de comprendre et par suite raisons d'tre ; la scolastique, qu'on prsente par-fois comme une imitation de la doctrine platonicienne, pose l'ide comme un tredont la juridiction s'tend une classe ou un certain groupe de classes. Stuart Milldfinit le concept par la somme des qualits qu'voque et que connote le mot ; leslogiciens de l'cole de Hamilton, qui n'est pas moins nominaliste, mesurent, pour laplupart, les concepts par le nombre d'objets dnots et concluent de l'galit de cesnombres l'galit des concepts eux-mmes. Bref, il y a deux faons d'exposer lalogique, l'une en comprhension et l'autre en extension ; les rapports entre les cerclesd'Euler qui figurent les propositions du syllogisme, sont susceptibles d'une complteinversion, et le petit terme peut contenir le moyen et le grand terme. Peut-tre cesdeux modes d'exposition n'ont-ils pas la mme valeur, sinon au point de vue de laclart et de la rigueur, du moins au point de vue de la vrit psychologique, Il n'en estpas moins vrai qu'ils sont possibles tous les deux, et qu'on n'a pas le droit de sacrifierune des donnes du problme ; et il est vrai galement qu'il semble bien difficile, sion les conserve l'une et l'autre, de le rsoudre sans arbitraire.

    De l, pour qui part de l'analyse empirique, la ncessit de dpasser cette analyseet de regarder au-del du concept jusqu' l'acte constitutif du concept, jusqu' laconception. Quel est cet acte ? L'analyse prcdente le prsente comme posant undouble rapport : le mot homme est en rapport soit avec un agrgat d'images corres-pondant des caractres plus ou moins abstraits, soit avec une srie d'images corres-pondant un nombre plus ou moins dtermin d'objets individuels ; de ce double rap-

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    port drive un double usage logique, celui de l'extension et celui de la comprhension,et une double fonction grammaticale, celle du substantif et celle de l'adjectif. L'unitdu nom dissimule cette double dualit, et de l la confusion o se dbattent en vainlogiciens et philologues. Mais il ne s'agit pas de substituer la dualit l'unit, il s'agitde ramener d'une faon intelligible la dualit l'unit, et c'est l la fonction propreque l'esprit accomplit l'intrieur du concept. Le fondement du concept, c'est donc unacte par lequel sont unis et identifis les deux rapports que l'analyse a successivementdiscerns dans le concept et qu'elle ne pouvait poser qu' l'tat spar. Concevoirhomme, c'est unir ensemble certains caractres et certains individus, c'est affirmer cescaractres de ces individus. En d'autres termes, le fondement du concept c'est ce quenous appelons un jugement, et l'on pourrait dire sans paradoxe que concevoir c'estjuger. Tel que nous l'entendons d'ordinaire et que nous l'exprimons d'un mot, leconcept est postrieur au rapport ; c'est par ce rapport qu'il se constitue ; la compr-hension et l'extension d'un concept n'ont de sens que relativement l'une l'autre : l'ex-tension pure est aussi aveugle que la comprhension pure est chimrique. L'hommeest homme, voil le rsultat immdiat de la conception le concept n'en est qu'une ex-pression loigne et quivoque car homme n'est pas par lui-mme substantif pluttqu'adjectif il est tour tour l'quivalent de Pierre, Paul, etc., ou de raisonnable, mor-tel, etc. Le ralisme qui fait du concept une substance, l'idalisme qui y voit une qua-lit, sont issus de la mme quivoque ; procdant tous deux par exclusion, ils laissenttous deux chapper l'acte vritable de la conception. Cet acte dans son intgrit etdans son unit s'exprime sous la forme l'homme est homme ; si on ne tient pas comptede cet acte, toute tude de l'intelligence devient, inintelligible.

    Cependant il n'est pas sr que la thorie qui nous a paru convenir au concepthomme soit vraie de tout autre concept. N'y a-t-il pas des concepts qui ne se prtentpas aussi facilement une double interprtation, qui sont sans quivoque possible,soit pure comprhension, comme les concepts mathmatiques, ttradre rgulier, parexemple, ou racine imaginaire, soit pure extension, comme une ville ou un individu,dont par hypothse je ne sais rien sinon qu'ils existent ? Et en effet il est clair que jepuis faire entrer dans un jugement dtermin ou un pur sujet auquel je n'attribue au-cune qualit intrinsque, ou une qualit pure que je ne rapporte aucun objet particu-lier : Londres n'est pas la ville que j'habite, ou orang est jaune tirant sur rouge.Mais il ne s'ensuit pas du tout que le concept considr en lui-mme, indpendam-ment du jugement qui le met en rapport avec un autre concept, puisse se rduire soit

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    un sujet, soit une qualit. On ne peut pas dire que le concept orang n'ait pas d'ex-tension, par cela seul que cette extension n'est pas dtermine ; et de mme unconcept mathmatique, comme racine imaginaire, s'applique au moins au symboleque l'esprit s'en construit et qui est ncessaire la conception mathmatique ; la dfi-nition mathmatique ne signifie mme autre chose que ceci : le groupement de certai-nes qualits en un tout qui en fait, dans l'esprit tout au moins, un objet, et cet objetidal constitue au concept un minimum d'extension qui reprsente la possibilit, dansl'application ultrieure l'univers, d'une extension indfinie. Et il n'en est pas autre-ment pour les concepts purement individuels : nul objet ne peut tre conu qui nepossde au moins une qualit, celle d'tre dsign de la faon dont on le dsigne ; ceminimum de comprhension est comme une pierre d'attente pour l'difice des qualitsqui pourront lui tre attribues par le progrs de la connaissance ; sans ce minimum lenom propre ne serait qu'un nom, c'est--dire qu'il serait un nant intellectuel. Ainsi,quelque indtermin et quelque incomplet que soit, l'intrieur mme du concept, lerapport entre l'extension et la comprhension, il n'en subsiste pas moins ; et la consi-dration des cas extrmes n'en fait que mieux ressortir la ncessit. ,

    III. - Analyse logique du jugement

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    Si le concept dissimule, grce au double sens d'un mot unique, la vritable activitqui le fonde, cette activit semble trouver dans le jugement son expression adquate :le jugement est, semble-t-il, la traduction immdiate de cette perception d'un rapport,qui faisait la ralit du concept. Qu'est-ce donc que le jugement ? et comment faut-ilconcevoir l'acte rel de l'intelligence qui le constitue ? Pour l'analyse philologique, lamatire du jugement est une simple association de faits de conscience. Stuart Mill aessay de dmontrer que tout le contenu pouvait s'en ramener l'association parcontigut. Tout rcemment, M. Egger a rendu la dmonstration plus aise en recou-rant l'association par ressemblance 5, qui, aussi bien, parat tre implique dans tou-te association par contigut 6. Mais, supposer que le contenu de l'association et

    5 Jugement et ressemblance, Revue philosophique, juillet et aot 1893.6 DUMONT, De la ressemblance et de la contigut dans l'association des ides,

    Revue de Mtaphysique et de Morale, mai 1895.

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    celui du jugement soient identiques, il ne s'ensuit pas qu'on puisse identifier associa-tion et jugement. En effet, si les lois de contigut ou de ressemblance sont des lois del'esprit, ce sont des lois de circulation : un des termes entrane l'autre, qui le chasse son tour ; un jeu d'images successives se forme, semblable un processus organique,Ou bien un nouveau phnomne se produit ; les images sont fixes en concepts etrapportes l'une l'autre, c'est--dire que l'association en est remarque par l'esprit quiprend conscience de leur relation ; or cette remarque est prcisment le jugement. End'autres termes, l'association ne suffit pas faire connatre l'association, pas plusqu'on n'aurait l'ide du rve si on rvait toujours ; c'est dans la veille qu'on se fait uneide du rve, et celui qui conoit une association, qui pose comme simultans les ter-mes qui dans l'association taient successifs, celui-l juge. Tant que l'on compare l'as-sociation et le jugement, sans altrer les choses mmes que l'on compare, cette com-paraison ne peut que nous faire saisir par diffrence les lments caractristiques dujugement : les concepts qui le forment sont dtermins, et ils sont runis par une co-pule. De l les distinctions que la logique commune tablit entre les jugements ; parti-culiers et universels d'une part, affirmatifs et ngatifs de l'autre. Peut-tre cette dter-mination des formes logiques du jugement nous permettra-t-elle de saisir les fonc-tions essentielles qui constituent le jugement ; peut-tre y a-t-il l plusieurs actes dis-tincts qui donnent lieu quatre jugements distincts.

    Examinons le premier caractre du jugement : l'extension du concept sujet y estdlimite ; il y a des rapports qui ne s'affirment que d'un certain nombre d'individusdsigns par le concept ; d'autres s'affirment de la totalit de ces individus. Passer dela premire forme la seconde, n'est-ce pas la fonction propre l'intelligence ? Pen-ser, a-t-on dit, c'est gnraliser ; le privilge de l'homme, c'est de pouvoir tendre une classe d'individus ce qu'il a observ sur certains ; de constater des faits, et d'non-cer des lois ; en un mot, de s'appuyer sur l'exprience, et d'aboutir la science. Si cet-te thse est vraie, le jugement universel, en tant qu'universel, serait l'acte fondamentalde la pense ; la nature de l'activit intellectuelle serait exactement dfinie par laquantit logique du jugement,

    La conception prcdente est ordinairement accepte par les logiciens ; cependantil est facile de voir qu'elle conduirait celui qui la suivrait jusqu'au bout des cons-quences absurdes, En effet, suppost-on que la gnralisation ft la fonction essentiel-le de l'esprit, encore faudrait-il dmontrer que le jugement dit universel est la traduc-tion fidle de cette gnralisation. Or on sait qu'il n'en est rien. Un jugement indivi-

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    duel par son contenu peut tre universel au point de vue logique ; et si, psychologi-quement, comme l'a vu Kant, ces jugements singuliers doivent former une classe part, encore faut-il maintenir qu'en bonne logique jugements gnraux et jugementssinguliers rentrent galement dans la dfinition des jugements universels : jugementsdont le sujet est un concept pris dans la totalit de son extension, Mais il y a plus :considrons le jugement tous les hommes sont mortels, et demandons-nous s'il y a lun acte simple de l'esprit. Est-ce que ce jugement, en tant qu'acte de l'esprit, ne sup-pose pas un acte antrieur, celui qui met en relation l'ide - indtermine quant l'ex-tension - d'homme et l'ide de mortel ? Mortel s'affirme de homme. Puis cet actesimple s'ajoute un second acte du mme genre, simple lui aussi : les hommes donts'affirme mortel sont tous les hommes. L'universalit est un attribut du sujet, c'est--dire que tous est un prdicat. Le concept tous les hommes est, comme tout conceptd'ailleurs, le rsultat d'un jugement, Nous n'acceptons pas comme un acte simple lejugement qui impliquerait comme sa condition et comme son lment un jugementantrieur.

    Soit, rpondra-t-on ; mais le jugement universel tous les hommes sont mortels, supposer qu'il ne soit pas le premier acte de l'esprit, fournit la premire expressioncomplte d'une pense rationnelle, et, ce titre, il doit tre accueilli par la logique.Homme est mortel rclame une dtermination, ; est-ce quelque homme, est-ce touthomme qui est mortel ? - Mais alors, il faut dmontrer que l'expression est bien com-plte ainsi, Si homme ne peut pas rester indtermin, pourquoi mortel resterait-il luiaussi indtermin ? Si l'on quantifie le sujet, pourquoi ne pas quantifier le prdicat ?Sans doute, si le jugement universel tait un acte simple de l'esprit, on rpugnerait yjoindre un second acte ; mais si c'est dj un second acte, il n'y a pas de raison pours'arrter, pour ne pas y joindre un troisime, et ainsi de suite l'infini. La rforme deHamilton est insignifiante pour ce qui regarde la conception de la pense elle-mme ;mais au point de vue de l'analyse logique, ou plutt philologique, elle est irrprocha-ble ; elle acquiert ainsi la vrit et la valeur, nullement ngligeables, que peut avoirune rduction l'absurde de la logique aristotlicienne.

    La mme srie de considrations que nous venons de dvelopper pour la quantitdes jugements s'applique galement la qualit des jugements. En effet, si l'on a pudire : penser c'est gnraliser, ne peut-on pas dire avec autant de raison, et plus deprofondeur : penser c'est opposer ? Ce qui caractrise la pense, c'est la facult demettre en parallle l'affirmation et la ngation. L'tre, la chose est, dans un sens tou-

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    jours positif ; mais la pense se libre de l'tre en donnant un sens au non-tre ; ce quin'est pas est objet de pense au mme titre que ce qui est. Ds lors, ne peut-on esprerque cette double dtermination, confre la copule qui est la marque essentielle dujugement, nous permettra enfin de saisir cet acte fondamental qui est l'objet de nosrecherches ?

    Ici encore, admt-on que cette facult d'antithse ft en effet ce qui dfinit l'esprit,il resterait prouver que cette facult se rflchit exactement dans la distinction desjugements affirmatifs et des jugements ngatifs. Or, si l'affirmation et la ngationtaient dans ces jugements affirmation absolue et ngation absolue, si la qualit dujugement y tait qualit pure, ces deux formes seraient irrductibles l'une l'autre.Mais il n'en est pas ainsi : le jugement ngatif peut, suivant l'expression d'Aristote, seconvertir en affirmatif ; la forme du langage dcide de la forme du jugement ; c'est--dire que l'affirmation et la ngation portent sur la traduction de la pense, et non sur lapense elle-mme. D'ailleurs, la contradiction et l'incompatibilit qui dcouleraient dela qualit du jugement, ne sont pas compltement exprimes par la forme de la copu-le, puisque deux jugements subcontraires peuvent tre vrais tous deux tout en diff-rant de qualit. L'affirmation et la ngation ne sont que deux sortes de rapports dont ladiffrence ne touche pas la nature de l'activit intellectuelle ; si on distingue cesdeux espces de rapports, il n'y a plus de raison pour s'en tenir l et pour ne pas dis-tinguer d'autres espces de rapports, ainsi que propose de le faire M. Rabier 7, l'gali-

    7 Psychologie, p. 250 : On dit, par exemple, que Pierre et Paul sont semblablesou diffrents. Mais qui ne voit que les deux termes rels du jugement sont iciPierre et Paul, et que la similitude ou la diffrence n'est pas un terme mais bien lerapport affirm entre les deux termes ? L'argument nous semble ambigu. Faut-ilentendre par termes rels , termes correspondant des choses relles dont l'exis-tence est indpendante du jugement et apparat mme comme sa condition et sonorigine ? Mais la dtermination d'une telle ralit constitue un problme d'ontolo-gie, ou tout au moins de mtaphysique. Pour l'analyse psychologique, la ralitdes termes est une ralit mentale ; C'est dans l'esprit et l'intrieur du jugement,non en dehors et dans les objets, qu'il convient de chercher cette ralit. Pierre etPaul se ressemblent signifie qu'on a dgag de Pierre et de Paul une imagecommune, une sorte de schme qu'on leur rapporte tous deux ; ce jugement ex-prime l'acte par lequel l'esprit gnralise, et commence dterminer l'extensiond'un concept. D'ailleurs, ce n'est point l l'expression dont on se servira le plusfrquemment pour affirmer une similitude entre Pierre et Paul ; on dira plutt Paul est semblable ou ressemble Pierre , ce qui indique que le concept in-dividuel de Paul nous a paru prsenter en lui une image de Pierre, vague ou prci-se selon le degr de leur ressemblance : le concept Paul a t identifi avec le

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    t et l'ingalit, la similitude et la diffrence, de prciser encore le genre de l'galitou le mode de la similitude ; il n'y a plus alors de copule proprement dite, mais nousaurions arbitrairement transform en copules les prdicats dont l'ide contient un rap-port, et il y en a sans doute une infinit 8.

    En un mot, l'tude que nous avons faite du jugement nous amne cette conclu-sion importante pour la suite de notre tude que les catgories logiques du jugement,quantit et. qualit, n'ont pas de relation directe avec l'activit intellectuelle. L'actesimple du jugement ne contient pas une dtermination expresse de l'extension du su-jet, cette dtermination ne serait obtenue que par un jugement ultrieur ; d'autre part,au point de vue logique, la copule est une et identique : est. L'acte du jugement restele mme travers la diversit de ses expressions logiques et c'est ce qu'on pouvaitprvoir immdiatement ; quand je dis Pierre est absent, un soldat est absent ; ou : Pierre n'est pas prsent, un soldat n'est pas prsent , il serait difficile, en effet, dedmontrer que j'ai rellement quatre penses diffrentes, qu'il n'y a pas, dissimulsous la diversit des expressions, un acte unique de l'esprit. Bien plus, cet acte ne dif-fre pas essentiellement de l'acte qui constitue le concept, puisque la dlimitation del'extension n'en est pas une partie essentielle, et que le rapport y est ce rapport simple,indtermin, sans lequel nous avons vu qu'il n'y avait pas de concept. Seulement, ilimporte de distinguer entre deux rapports : le rapport simple, affirm entre deux ter-mes dont l'expression est identique : l'homme est homme, peut tre rduit par la sup-pression de la copule un terme unique, qui est le concept homme ; le rapport simpleaffirm entre termes dont les expressions sont diverses, l'homme est mortel, est in-compressible ; l'analyse verbale ne peut en tirer que de nouveaux jugements suivant lemcanisme des conversions aristotliciennes.

    Ce n'est pas tout ; si cette conclusion est vraie, il n'y a plus aucune raison pourborner le jugement au type exclusif du jugement classique : l'homme est mortel. Dansce jugement, en effet, le sujet est un individu ou un groupe d'individus, il est consid-r suivant l'extension ; le prdicat est une qualit ou un groupe de qualits, il est

    schme semblable Pierre . Et le mouvement inverse de l'esprit, qui va cettefois du concept individuel de Pierre l'image de Paul, se traduit par le jugementrciproque : Pierre ressemble Paul. Le langage, que M. Rabier accuse de d-guiser la vrit, nous, semblerait ici, au contraire, un interprte assez exact, etmme assez subtil, de notre activit interne.

    8 Cf. EGGER, Comprhension et contigut, Rev. phil., octobre 1894, p. 372.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 31

    considr suivant la comprhension. Mais rien n'empche, cela est clair, qu'il n'y aitd'autres jugements dont les termes soient envisags tous deux sous le rapport de lacomprhension ou bien sous le rapport de l'extension, Par exemple, si j'exprime cetteproposition que la qualit d'envieux est unie la qualit d'ambitieux, j'exprime, entoute vidence, l'union de deux prdicats. Sans doute, il se pourra que les formes dulangage dguisent la vritable nature de cette union ; si je dis l'ambitieux est envieux,si j'ajoute tous les ambitieux ou quelques ambitieux , j'ai l'air de formuler unjugement normal : sujet, copule et prdicat ; si je dis : quiconque est ambitieux estenvieux, j'nonce un jugement de forme hypothtique. Mais, en ralit, quand on yregarde de prs, il n'y a rien de plus dans ma pense que l'identit de deux qualits ; etl'expression la plus exacte, qui aprs l'analyse prcdente ne nous paratra plus insoli-te, en est celle-ci : ambitieux est envieux. De mme, si nous considrons le jugementArouet est Voltaire, ou Voltaire n'est pas Diderot, nous avons manifestement tabliune relation entre deux concepts qui ne sont envisags que du point de vue de l'exten-sion ; bref, nous avons exprim un jugement deux sujets. Transformer une dnomi-nation comme Voltaire ou Diderot en simple prdicat sous prtexte de rduire le ju-gement un type exclusif, ce serait, trop videmment, sacrifier l'unit du systme lanature mme des fonctions qu'il s'agit d'tudier 9.

    On peut aller plus loin ; le jugement n'est pas ncessairement un rapport entredeux termes. Il pleut ou je suis expriment, de la faon la plus claire et la plus simple,des actes rels d'affirmation. Il faut donc admettre qu'un jugement peut ne contenirqu'un terme, soit un prdicat comme dans les propositions sans sujet dont Miklo-sich 10 et Sigwart 11 ont numr les diffrentes formes, soit un sujet comme dans les

    9 Pour prvenir toute confusion, il n'est pas inutile de marquer le lien qui rattachecette interprtation du jugement l'interprtation, donne plus bout, du concept. Ilest vrai que tout concept est, pris en soi, susceptible des deux fonctions de sujet etde prdicat ; c'est mme le rapport de ces deux fonctions, implicitement affirmen lui, qui fait du concept une ralit psychique. Mais il n'en est pas moins vraique, lorsque le concept est considr, non plus isolment, mais en relation avec unautre concept, il ne doit tre dtermin que par l'une seule de ces fonctions ; carc'est cette condition que le jugement correspond l'tablissement d'un rapportunique et bien dfini, qu'il est l'apte simple, constitutif de la vie spirituelle. Entreces deux thses il pourrait y avoir contradiction si le jugement drivait du conceptet s'expliquait par lui ; mais il ne saurait y en avoir si jugement et concept sont aufond des actes de mme nature et en quelque sorte contemporains l'un de l'autre.

    10 Subjectlose Stze, Vienne, 1883.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 32

    jugements d'existence qu' la suite de Fichte et de Herbart, Bergmann 12 et surtoutFranz Brentano 13 ont si profondment distingus du jugement d'attribution. Quelleest la valeur de ces formes diverses ? c'est ce que nous aurons examiner plus tard ;mais elles existent, Ds lors, pour tudier avec fruit le jugement, nous devons nousaffranchir d'une conception, qui est consacre par les traditions de la logique et leshabitudes du langage, mais qui nous enfermerait dans une dfinition exclusive et nousporterait mconnatre la nature du jugement. Il suffit de la diversit des formes dujugement pour attester que l'lment caractristique et essentiel du jugement, peut-tre suffisant le constituer, est la copule. Le jugement, d'une faon gnrale, est l'ac-te qui pose la copule. Quelle que soit la forme de la proposition, affirmative ou nga-tive, cet acte est positif, il est un acte de l'intelligence.

    IV. - Analyse logique du raisonnement

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    En outre de cette position de la copule, qui est constitutive du jugement, le dve-loppement de l'intelligence humaine implique, semble-t-il, une autre fonction, c'est leraisonnement. Le raisonnement aboutit une conclusion ; l'opration qui rattache uneconclusion des prmisses apparat comme compltement diffrente de l'oprationpropre du jugement, puisqu'elle est une synthse des jugements eux-mmes ; laconclusion, dont la vrit s'impose ncessairement l'esprit qui raisonne, a une valeurd'un tout autre ordre que les prmisses, qui sont donnes dans le raisonnement titrede jugements isols.

    Cette conception est-elle justifie par l'tude des diffrentes, formes du raisonne-ment ? Le raisonnement est-il bien un acte nouveau, irrductible au jugement ? Consi-drons le raisonnement sous la forme la plus rigoureuse laquelle l'ait ramen l'ana-lyse logique. Soit le syllogisme parfait d'Aristote :

    11 Die Impersonalien, Fribourg-en-B., 1888.12 Reine logik, Berlin, 1879.13 Psychologie vom Empirischen Standpunkle, Leipzig, 1874 (d'aprs NERD-

    MANN, Logik, Halle, 1892, t. 1, p. 3I2).

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 33

    Tous les philosophes sont justes,Socrate est philosophe,Donc Socrate est juste.

    En quoi consiste la vertu de ce raisonnement ? Si nous nous en tenons l'apparen-ce que nous prsente la logique, il faut dire que nous nonons successivement uncertain nombre de jugements ; et c'est en les rapprochant du dehors que nous nousrendons compte que le passage de l'un l'autre constitue un raisonnement. En effet,nous ne saisissons pas directement le lien de ces divers jugements, nous n'avons pasen raisonnant le sentiment de notre activit intellectuelle. C'est pourquoi nous n'avonspas conscience d'avoir raisonn ; mais, comparant aprs coup les jugements dont noustions partis et celui auquel nous aboutissons, nous pouvons, alors seulement, savoirs'il y a eu simple association ou vritable raisonnement. C'est l un fait important, etDescartes l'avait bien vu ; car l'une des raisons sur lesquelles il fondait son doute m-thodique, celle pour laquelle il croyait la vracit divine ncessaire la garantie desdmonstrations mathmatiques, c'est prcisment que le raisonnement spare les ju-gements les uns des autres, brise l'unit de l'esprit et nous interdit ainsi cette intuitionqui met l'homme en contact avec la vrit. Aprs Descartes, le problme a t aban-donn ; le doute paraissait hyperbolique, et hyperbolique aussi la solution qu'il endonnait. Mais, en ralit, le problme subsiste, et c'est celui-l mme que nous posonssous la forme suivante : quelle est la part de l'activit intellectuelle dans le raisonne-ment ?

    L'tude du concept et du jugement nous avertit qu'il y a deux faons d'analyser lesyllogisme classique. Tout d'abord on peut se placer au point de vue de l'extension.La majeure est une proposition universelle : Tous les philosophes sont justes. La mi-neure tablit que, parmi cette collection qui forme la totalit des philosophes, se trou-ve un individu : Socrate, qui est par suite ce que sont les philosophes. La conclusion,Socrate est juste, est donc incontestable. Reste dterminer quelle est dans cetteconception du syllogisme la nature du raisonnement. Or, pour que la conclusion soitvalable, il faut, en toute vidence, que le concept philosophe soit identique dans lamajeure et dans la mineure. Par suite, puisque tous les philosophes constitue le sujetdans la majeure, il faut que dans la mineure philosophe soit galement un sujet, c'est--dire il faut que la mineure soit un jugement deux sujets ; Socrate est un individuphilosophe, un de ces individus prcisment dont la majeure affirme qu'ils sont justes.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 34

    A considrer exclusivement les jugements du point de vue de l'extension, nous som-mes ainsi conduits faire de la connaissance humaine, ainsi qu'a fait Hamilton, unvaste systme de classification. Or le rle qui reviendrait dans ce systme la dduc-tion syllogistique, ce serait d'aller du gnral au particulier. Mais, d'une part, l'tablis-sement d'une majeure universelle comme celle-ci : Tous les philosophes sont justes,dpasse manifestement l'tendue de la connaissance humaine ; si la fonction de l'intel-ligence consiste gnraliser ainsi, l'intelligence humaine est une facult d'erreur. Et,d'autre part, pour ce qui est de la conclusion qui se tire de cette universelle, il a fallurecourir elle pour arriver l'universelle. La dduction est alors insignifiante ; c'estun verbiage sans fin, comme celui de l'enfant qui recommence sa chanson aprs qu'ill'a termine. Interprt selon la logique de l'extension, le syllogisme de la premirefigure est bien convaincu, comme l'ont voulu les philosophes anglais, de ptition deprincipe et de cercle vicieux.

    Faut-il substituer aux jugements d'extension des jugements de comprhension ?La majeure devient : Tout philosophe est juste, ou mieux, puisqu'elle ne fait qu'non-cer un rapport entre deux prdicats : philosophe est juste. Soit, et c'est ainsi qu'il fautcomprendre la majeure : ce n'est pas une gnralisation de l'exprience faite sur unecollection plus ou moins considrable d'individus ; c'est l'affirmation d'un lien nces-saire entre deux phnomnes ou deux qualits. Mais la mineure, elle, ne peut se rdui-re un rapport de pure comprhension ; car Socrate est un individu un sujet ; si on letransforme en une srie ou agrgat de qualits, on s'astreint un parti d'exclusion quivicie encore une fois toute la logique.

    Ds lors, puisque le raisonnement, pas plus que le concept, ne s'explique d'une fa-on intgrale quand on carte un des points de vue auxquels l'esprit doit se placer, onest amen la forme suivante :

    La qualit de philosophe entrane la qualit de juste,L'individu Socrate possde la qualit de philosophe,Donc l'individu Socrate possde la qualit de juste.

    L'expression est d'une rigueur irrprochable ; en mettant en lumire l'identit dumoyen terme dans les deux prmisses, elle met en lumire le mcanisme du raison-nement. Cependant ce n'est peut-tre pas encore l'expression dfinitive du syllogisme

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 35

    proprement dit ; car dans le syllogisme parfait la conclusion doit tre constitue direc-tement par la synthse des deux prmisses. Or, dans ce raisonnement, tel qu'il vientd'tre nonc, entraner et possder expriment deux rapports tout fait distincts, ht-rognes ; les deux prmisses sont incomparables entre elles ; la conclusion, n'tanthomogne qu' l'une d'elles, ne peut rsulter logiquement de leur fusion. En fait, laconclusion n'est autre que la mineure elle-mme o s'est opre la substitution d'unequalit une autre qualit, du prdicat juste au prdicat philosophe.

    Mais ne serait-il pas possible de donner aux prmisses une copule de mme natu-re, de faon les faire entrer dans un syllogisme parfait ? Il faudra, pour cela, quej'entende la majeure comme une loi rgissant l'identit de deux caractres : Philoso-phe est juste ; et la mineure comme un fait exprimant l'identit de deux individus :l'individu Socrate est un individu philosophe. De ces deux propositions, qu'ai-je ledroit de conclure ? videmment rien, moins que je n'identifie l'individu dsigncomme philosophe avec la qualit de philosophe. Cette identification est-elle lgitimea priori ? En gnral, on la fait reposer sur le principe d'identit lui-mme : A est A,voulant dire - A sujet est A prdicat, ou, comme s'exprime Baumgarten : Tout sujetest prdicat de lui-mme 14, Mais nonc ainsi, le principe d'identit cesse d'tre vi-dent ; car qui me garantit qu'il y a vritablement identit entre un groupe d'individuset un groupe de caractres, entre le groupe Platon, Aristippe, Antisthne, etc. , et legroupe justice, sincrit, sagesse, etc. ? L'identit de ces deux groupes est, aufond, un postulat que dissimule leur communaut de nom. C'est ce postulat qu'on ex-prime en disant que la valeur du syllogisme est lie la valeur du concept, car c'estprcisment l'unit apparente du concept qui cache la dualit relle de ces deux grou-pes. L'acte fondamental du syllogisme de la premire figure, ce sera donc l'acte quiest constitutif du concept, cet acte par lequel je rapporte, l'intrieur mme duconcept, l'attribut au sujet, et qui est au fond un jugement. Ce que je pense, en pensantque Socrate est juste, c'est tout simplement que le philosophe est philosophe. La ma-jeure identifie les deux caractres, philosophe et juste ; la mineure identifie les deuxsujets : le philosophe (entendu comme une dsignation convenant un certain nombred'individus) et Socrate. C'est une mme chose de penser l'attribut philosophe ou l'at-tribut juste, de penser le sujet philosophe ou le sujet Socrate. Dans tout ce raisonne-ment il n'y a donc qu'un seul et mme jugement ; mais il est susceptible d'tre prsen-

    14 Mtaphysica, 7e d., chap. XI, cit par B. ERDMANN, Logik, chap. XXXII t. 1,p. 178.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 36

    t sous deux formes ; ct de la forme instructive et fconde :Socrate est juste, il y aune forme implicite, qui en fait voir la vrit : le philosophe est philosophe. En tantque je comprends le jugement : Socrate est juste, j'ai donc form tout ce qui constituele syllogisme ; pour en tirer un raisonnement, je n'ai eu qu' expliciter mon jugement,ainsi que le montre le schme suivant :

    Socrate juste

    || est ||

    Le philosophe philosophe.

    Le syllogisme parfait fait donc voir simplement qu'un mme acte de l'esprit, unjugement, est susceptible de deux traductions diffrentes ; et il le fait voir au moyende jugements auxiliaires qui expriment, l'un l'identit partielle ou totale de deux su-jets, l'autre l'identit partielle ou totale de deux prdicats, et qui sont ainsi des juge-ments d'identit, permettant la substitution, totale ou partielle, d'un terme l'autre.Mais la conclusion n'est pas un jugement nouveau ; elle ne fait qu'enrichir d'une nou-velle expression un jugement qui existait dj dans mon esprit. La copule de ce juge-ment primitif se transmet inaltre dans la conclusion, ce qui atteste l'identit desdeux actes spirituels. Que cette copule, d'ailleurs, ait une forme affirmative ou ngati-ve, que le sujet substitu au sujet initial soit un individu ou une pluralit indfinie, cesont l, videmment, des caractres accessoires qui n'altrent en rien l'essence du syl-logisme.

    S'il en est ainsi, la forme de raisonnement que l'on considre comme le syllogismeparfait n'est pas la seule forme possible de raisonnement ; car le jugement initial, de-vant exprimer une relation entre deux concepts, peut tre aussi bien un jugement deux sujets ou un jugement deux prdicats. Un jugement deux sujets, pris sous saforme affirmative, est manifestement insignifiant, puisque les deux sujets n'en doiventformer qu'un ;

    il ne fait tout au plus que rtablir l'unit de l'individu dissimule sous la diversitdes noms, comme dans le jugement dj cit : Arouet est Voltaire. Il en est tout au-trement si j'ai affaire un jugement ngatif, comme celui-ci : Socrate n'est pas Aris-

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 37

    tophane. En effet, je puis ranger Socrate dans la classe des philosophes, Aristophanedans celle des non-philosophes ; c'est--dire que dans le jugement : Socrate n'est pasAristophane, je puis retrouver l'identit : Le philosophe n'est pas le non-philosophe.Le jugement initial vrifie la conclusion par ce fait qu'en pensant Socrate je pense lephilosophe et qu'en pensant Aristophane je pense le non-philosophe

    Socrate Aristophane

    || n'est pas ||

    le philosophe le non-philosophe.

    Ce jugement double expression est quivalent la seconde figure du syllogis-me ; il est facile d'y retrouver, suivant qu'on substitue aux sujets ou un individu ouune pluralit indfinie d'individus, les diffrentes formes de conclusion, toujours n-gatives, que la thorie classique tire de la nouvelle figure, et cela par simple inspec-tion, sans avoir besoin de recourir au formalisme compliqu des modes. Mais ce n'estpas dire que nous devions considrer les deux expositions comme ayant exactementla mme valeur ; l'exemple que nous avons choisi en est, lui seul, une preuve suffi-sante ; en effet, le syllogisme classique lui donnerait la forme suivante :

    Aristophane n'est pas philosophe ;Socrate est philosophe ;Donc Socrate n'est pas Aristophane.

    Dans cette conclusion Aristophane serait un prdicat ; ce qui est une absurditmanifeste, et que la syllogistique n'vite qu'en se contentant d'exemples quivoquescomme ceux-ci :

    Tout philosophe est juste ;Aristophane n'est pas juste ;Aristophane n'est pas philosophe.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 38

    Il n'y a rien de contradictoire ce que philosophe soit prdicat, et mme il paratplus naturel de le traiter ainsi ; mais alors le mcanisme du syllogisme se drobe l'esprit. Le principe d'identit ne s'applique plus directement aux prmisses, puisqu'ily a dans la mineure un sujet d'un ct et un prdicat de l'autre ; il ne peut en entranerla fusion par substitution. En ralit, c'est un sujet. Les non-justes ne sont pas les jus-tes. Aristophane, qui est parmi les uns, n'est pas un philosophe, car les philosophessont parmi les autres. Le syllogisme de la seconde figure diffrencie les espces lesunes des autres ; c'est le syllogisme de la classification, et il doit tre compris commeun syllogisme de pure extension.

    D'autre part, soit un jugement qui met en rapport deux prdicats, comme Athnienet juste, et qui exprime leur union, accidentelle d'ailleurs ou ncessaire ; quellecondition un tel jugement sera-t-il vrifi ? la condition que ces deux prdicats setrouvent unis en mme temps une mme qualit, comme celle de philosophe.L'union de deux prdicats se ramne l'unit d'un prdicat. Puisque penser philoso-phe c'est un mme acte que de penser Athnien et juste, Athnien est juste signifiephilosophe est philosophe

    Athnien juste

    || est ||

    philosophe philosophe

    La conclusion est donc ici un rapport entre deux prdicats ; elle est affirme aupoint de vue de la comprhension, sans aucune relation avec les espces des individusauxquels les prdicats peuvent appartenir. Au point de vue de l'extension, elle est ab-solument indtermine ; et c'est ce qu'exprimait sa faon la thorie classique du syl-logisme, lorsqu'elle disait que le syllogisme de la troisime figure a toujours pourconclusion un jugement particulier. Les deux expositions seront parallles ; mais il estpossible de faire voir, par un exemple dcisif, qu'il y en a une qui est vraie, et une quiest fausse. Considrons en effet le syllogisme en Felaplon :

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 39

    Nul Anglais n'est Franais ;Tout Anglais est homme ;Donc quelque homme n'est pas Franais.

    Intervertissons l'ordre des prmisses ; puisque le moyen terme est sujet dans lesdeux prmisses, la figure subsiste, et les rgles ordinaires du syllogisme sont toutesgalement respectes ; en fait, c'est l un mode indirect que tous les logiciens, notreconnaissance, ont admis 15. Or, les prmisses tant interverties, les termes de laconclusion doivent l'tre galement, puisque le sujet de la conclusion est le terme quifigure dans la mineure et le prdicat celui qui appartient la majeure. Nous obtenonsainsi un mode indirect de Felaplon :

    Tout Anglais est homme ;Nul Anglais n'est FranaisDonc quelque Franais n'est pas homme,

    syllogisme correct d'aprs les rgles de la logique scolastique, o les prmisses sontvraies, o la conclusion est fausse. Cette erreur semble la condamnation formelle dela syllogistique, qui ne peut y remdier. Elle disparat si on substitue la conclusionun jugement deux prdicats : le prdicat franais n'est pas le prdicat homme ; ils nesont pas ncessairement affirms ensemble, ce qui n'est pas du tout la mme choseque de dire que l'un peut tre ni de l'autre ; il est faux qu'homme puisse tre ni deFranais, mais homme peut tre affirm quand Franais est ni. Dans notre formed'exposition, le syllogisme rectifi est parfaitement valable, la conclusion n'y expri-mant que la sparation de fait entre deux prdicats :

    15 M. Lachelier compte de ces modes indirects quatre dans la seconde figure et sixdans la troisime. Mais cette addition serait sans intrt, ajoute-t-il ' les nouveauxmodes ne diffrant des anciens que par l'ordre des prmisses (apud RABIER, Lo-gique, p. 66, n. 1).

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 40

    Non Anglais Anglais

    || n'est pas ||

    Franais homme.

    L'analyse de cet exemple offre donc comme un experimentum crucis que nousavons le droit d'invoquer en faveur de notre interprtation.

    Ce n'est pas tout. Envisag sous son vritable jour, ce jugeaient complexe du troi-sime type explique les procds gnrateurs de la science. Par exemple, les math-matiques se dveloppent par une srie de transformations entre jugements dont lacopule est toujours identique, dont les termes se substituent indfiniment les uns auxautres.

    7 7

    || est ||

    4 + 3 5 + 2

    Telle est la forme schmatique du jugement mathmatique ; au point de vue logi-que, il ne diffre pas du jugement complexe que nous venons d'analyser ; seulementla substitution entre les termes est, dans les sciences mathmatiques, la fois ration-nelle et intgrale, ce qui donne une tout autre porte la conclusion. Et de mme pourl'induction scientifique ; la valeur s'en mesure la simplicit de la liaison observe.L'induction vulgaire considre le groupement accidentel des qualits qui forment lesindividus comme des ralits permanentes ; elle gnralise, non point l'union de deuxcaractres simples, mais le rapport accidentel de prdicat sujet : Les cygnes sontblancs, les mdecins sont savants, et par l elle n'est qu'une mthode d'erreur. L'in-duction scientifique est celle qui, par une srie d'liminations progressives, entreprendde constater une liaison de caractres absolument simples ; elle fait compltement

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 41

    abstraction de l'extension, et elle considre uniquement la comprhension ; par l, elleapproche de la certitude du jugement mathmatique.

    Le jugement, dans le cas o il est une relation entre concepts, ne peut revtir quetrois formes : relation entre sujet et prdicat, entre sujet et sujet, entre prdicat et pr-dicat ; de l les trois types de jugement complexe que nous venons d'tudier. Unequatrime forme qu'on pourrait imaginer pour la symtrie : relation entre prdicat etsujet, ne serait qu'un renversement de la premire, insignifiant au point de vue logiqueet absurde au point de vue de l'expression ; c'est--dire qu'elle correspond exactement la quatrime figure du syllogisme, imagine par Galien.

    Il ressort de ces analyses que nous ne rencontrons point dans le raisonnement unacte de l'intelligence radicalement distinct de l'acte du jugement, et qui doive treconsidr comme une fonction spare de l'esprit. Le raisonnement se ramne au ju-gement ; c'est l'acte de Juger qui en fait la ralit intellectuelle, qui en constitue lavaleur et la vrit. Cette manire de voir rompt avec la tradition d'un langage consa-cr ; aussi pourra-t-elle paratre quelques esprits, non seulement paradoxale, maismme mane d'un parti pris de paradoxe qui la rendrait suspecte. Pour nous justifier,il nous suffira de rappeler en quelques mots ce qu'est la logique classique. Elle sedivise en deux parties. La logique gnrale traite du raisonnement : prsent sous laforme rigoureuse laquelle devrait se rduire toute srie de penses pouvant fournirune conclusion valable, ce raisonnement s'appelle le syllogisme. Puis, quand on passede cette logique gnrale la logique spciale qui en devrait tre une naturelle appli-cation, cette forme gnrale du raisonnement semble s'tre vanouie, La mthode desmathmatiques est irrductible au syllogisme, et c'est cause de cela qu'elle est f-conde. L'induction, d'autre part, est un syllogisme retourn, puisqu'elle va du particu-lier au gnral ; mise en face du syllogisme, elle apparat comme un sophisme, com-me le type mme du sophisme ; or la logique n'en regarde pas moins l'inductioncomme seule capable de produire une dcouverte scientifique. Tel est actuellementl'tat de la logique ce qui est vraiment rigoureux n'a pas de valeur scientifique ce quiest utile et vraiment scientifique, n'est pas rigoureux. Comment nous rsignerions-nous admettre que la logique, science de la consquence, ne soit pas consquenteavec elle-mme ? Voil ce qui justifie l'entreprise que nous avons faite, de ramener leraisonnement une forme complexe du jugement, en dbarrassant la logique de l'inu-tile complication des modes qui rendent presque inextricable la thorie du syllogisme,

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 42

    en portant notre attention sur l'acte rel de l'esprit, dont la manifestation est le juge-ment.

    Nous sommes donc fonds, au terme de ces analyses prliminaires, reconnatreque cet acte rel dont le concept est l'expression condense, le raisonnement l'expres-sion dveloppe, se traduit de la faon la plus exacte par le jugement ; nous pouvonsdsigner cet acte intellectuel du nom de jugement. L'tude de l'activit intellectuelle,qui dfinit la philosophie, est donc une tude du jugement ; mais la condition de nepas entendre par le jugement une opration particulire dans la srie des oprationslogiques ; le jugement est l'acte complet de l'activit intellectuelle, et l'acte unique ; iln'y a pas un en de du jugement qui serait le concept, un, au-del qui serait le rai-sonnement. Le jugement doit donc tre regard comme le commencement et le termede l'esprit, comme l'esprit lui-mme, absolument parlant, et c'est directement le juge-ment qu'il faut tudier pour comprendre l'esprit.

    V.- De la catgorie de relation

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    Quelle est la raison d'tre du jugement ? C'est bien en ces termes que le problmephilosophique a t pos dans le Parmnide, dans les Mditations mtaphysiques,dans la Critique de la raison pure. Seulement, Platon invoquait pour justifier le juge-ment un principe d'unit, transcendant la conscience individuelle et qui appartenait,selon son expression, un monde intelligible. Suivant la mme mthode, Descartesfait appel la perfection de Dieu pour fonder la lgitimit et la vrit du jugement. Lejour o Kant chercha la raison du jugement dans l'analyse directe de la pense humai-ne, la philosophie prit sa forme dfinitive ; elle devint la critique.

    Puisque, suivant la critique, l'tude du jugement est l'tude de l'esprit lui-mme, ilfaut classer les jugements selon la nature du travail intrieur qui y correspond dans lapense, et ainsi s'explique la valeur fondamentale que Kant attribuait la division enjugements analytiques et en jugements synthtiques. Les jugements analytiques sontceux o la liaison des termes tait en quelque sorte antrieure au jugement lui-mme,o l'esprit par consquent n'a rien eu dcouvrir, o il n'a fait que constater etconfirmer cette liaison. Dans les jugements synthtiques, l'esprit tablit et affirme un

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 43

    rapport entre termes qui lui taient prsents spars l'un de l'autre ; c'est une conqu-te de l'intelligence.

    Une telle distinction est bien, semble-t-il, dans le sens de la philosophie critique,car elle dtermine travers les formes logiques qui l'expriment, l'acte propre de l'in-telligence. Cependant, de la faon dont Kant la prsente, n'entrane-t-elle pas desconsquences qui la rendraient difficilement acceptable ? Si le jugement marque unerelation entre le sujet et le prdicat, la nature du jugement est lie la nature de larelation. Or comment concevoir cette relation ? Ou le prdicat est dj contenu dansle sujet, et le jugement n'est plus que le reflet d'une liaison antrieure, il n'affirme pasune unit nouvelle, il ne correspond donc pas un acte vritable de l'intelligence ; unjugement purement analytique ne serait pas un jugement du tout. Ou bien le jugementtablit un rapport nouveau entre le sujet et le prdicat ; il constitue alors une synth-se ; mais la simple position de la copule ne suffit ni dterminer ni justifier cettesynthse ; il devient ncessaire de sortir du jugement lui-mme, de s'adresser unprincipe d'unit objective qui sera le fondement du jugement, mais qui ne se confon-dra pas avec lui, qui sera une catgorie, un concept. De toute faon, donc, le jugementne peut prtendre une vrit intrinsque : le jugement analytique ne correspond aucun progrs de pense ; le jugement synthtique a priori tire toute sa valeur des loisprofondes de la vie spirituelle dont il est la manifestation, mais qui se conoivent et sejustifient indpendamment de lui. Kant avait commenc par poser le jugement commel'acte essentiel et primitif de l'esprit 16 : penser, c'est juger. Seulement il a fait consis-ter le jugement dans un rapport, et il a considr ce rapport comme lui-mme relatif la nature des concepts dont il marque l'unit. La distinction des jugements analytiqueset des jugements synthtiques en arrive donc contredire la notion du jugementconsidr comme opration primitive de l'esprit.

    Cette consquence apparat plus clairement encore lorsqu'au lieu d'envisager dansle jugement la synthse en gnral, on porte son attention sur la fonction de relationproprement dite. Tels que les a dfinis Kant, les jugements de relation, d'une impor-tance capitale, puisqu'ils servent de base la connaissance d'un univers rel et lascience de la nature, sont le jugement catgorique, le jugement hypothtique, le ju-gement disjonctif. Or - et bien que Lotze ait fait de l'tude de ces trois formes d'affir-mation la partie essentielle de la logique du jugement - il est facile de s'apercevoir

    16 Cf. NOLEN, La critique de Kant et la mtaphysique de Leibniz, p. 98.

  • Lon Brunschvicg, La modalit du jugement .(1964) 44

    qu'une semblable classification laisse forcment chapper la vritable nature du ju-gement. Le jugement hypothtique se compose en ralit de deux jugements,, l'un quiexprime une condition, l'autre qui exprime la consquence de cette condition ; deplus, puisque la consquence est elle-mme exprime catgoriquement, le caractrehypothtique du jugement doit tenir ce que la condition est pose non comme rali-se, mais comme pouvant seulement tre donne, c'est--dire en somme que le juge-ment qui exprime la condition est problmatique, qu'il appartient, suivant la divisionde Kant, la classe de la modalit, et non celle de la relation. De mme, le jugementdisjonctif se compose, vrai dire, de deux jugements qui sont opposs l'un l'autrepar la qualit, puisque l'affirmation de l'un entrane la ngation de l'autre, et inverse-ment, En dfinitive, ces deux formes d'affirmation expriment des relations de juge-ments, plutt que des jugements de relation.

    En fait, d'ailleurs, Kant lui-mme est remont du jugement au concept ; l'tudedirecte des formes du jugement il substitue la justification des catgories de substanceet de causalit. C'tait abandonner la position critique de la logique transcendantale,qu'il avait lui-mme dfinie avec tant de profondeur, pour s'aventurer, la suited'Aristote, dans une logique mtaphysique fonde sur des concepts obscurs et ambi-gus. Si Kant a soumis la critique l'affirmation de la substance et de la causalit, s'il aconu avec prcision les conditions qui la rendaient valable selon lui, on ne peut pasdire qu'il ait fait la critique des catgories de substance et de causalit ; il a acceptsans contrle les notions mmes de substance et de causalit, peu prs de la faondont Descartes, malgr son doute mthodique, accepte les ides qu'il appelait lesides simples.

    Ce qui donc rend fragile, nos yeux, l'difice de l'Analytique transcendantale,c'est qu'avant d'aborder l'tude du jugement, qu'il dclare pourtant tre l'acte essentielde la pense, Kant l'a dj vid de tout son contenu spirituel, de son activit interne,pour les transporter dans le concept. L'antriorit du concept par rapport au jugementtait le postulat de la logique d'Aristote et de la philosophie scolastique ; en dpit deses propres indications, Kant a recueilli cet hritage transmis par les Cartsiens. De lles difficults o s'embarrasse sa critique ; de l les divisions factices o finalementelle se brise. Dans la Critique de la raison pure spculative, le tableau des jugementsn'est qu'un point de dpart pour s'lever une liste d