mobilis in mobile ou la poétique du livre à double-entrée : only revolutions de mark z....

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Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle Faculté de lettres et de langues Travail d’Études et de Recherches pour obtenir le Master de Littérature Générale et Comparée 2009 de Noam ASSAYAG Mobilis in Mobile ou la poétique du livre à double-entrée : Only Revolutions de Mark Z. Danielewski à la lumière de l'œuvre de Michel Butor ________ Directeur du mémoire : Jean Bessière ____________

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par Noam Assayag, mémoire de M2 en Creative Commons CC-BY-NC, soyez sympas : citez la source.Mobilis in Mobile, allways.

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Université de Paris III - Sorbonne NouvelleFaculté de lettres et de langues

Travail d’Études et de Recherchespour obtenir le Master de Littérature Générale et Comparée

2009

de Noam ASSAYAG

Mobilis in Mobile

ou

la poétique du livre à double-entrée :

Only Revolutions de Mark Z. Danielewski

à la lumière de l'œuvre de Michel Butor

________

Directeur du mémoire : Jean Bessière____________

Merci à Kenza et à Louis

Police utilisée dans le mémoire : Calisto MT corps 12

2

TABLE

Introduction 5

I. DU LIVRE INTERFACE À LA LECTURE PARTICIPATIVE 10

A. Dispositifs et disposition 12

1. Dissémination et indexation dans Gyroscope 12

2. Cycles, cercles et retournements dans Only Revolutions 14

B. Recto-verso : une littérature de la (mise en) relation 16

1. Livre-objet, lecture mobile 16

2. Une esthétique du contre-champ, du contre-chant 22

II. LE DISCOURS DU LIVRE-MONDE 33

A. Les dimensions du livre 33

1. Les livres du livre 33

2. Histoire et histoire 35

a. Une brève histoire du temps 35

b. Le rapport du lecteur à la chronomosaïque 37

3. Le livre d'une infinité de livres 40

B. Pour une représentation du Nouveau Monde 43

1. Une Amérique à double fond 43

2. Sur la route 46

C. Le livre à l’image du globe 51

1. Le livre et ses révolutions 51

a. Un livre gyroscopique 51

b. De la gravitation des ego dans Only Revolutions 53

2. L’explication orphique du monde 56

III. UNE ESTHÉTIQUE TOTALISANTE 61

A. Les ressources du signe 61

1. Police et signification 63

2. Les codes de couleurs 67

3

a. Le texte en couleurs 67

b. La couleur du temps 69

3. Licence poétique et maîtrise du langage 71

a. Des artisans du signifiant 71

b. L’adolescence de l’art 72

c. Le mot écrit, le mot absent 74

B. Duel et duo 75

1. Un concert de voix 76

2. Canons et contrepoint 78

C. Only Revolutions comme un objet topologique 80

1. Travail du géomètre et formalisme des relations 80

2. Mobiles sur un ruban de Möbius 84

a. Interferences et paradoxes temporels 86

b. Un jeu de ricochets 87

c. Le point de singularité. 89

Conclusion 92

Bibliographie 95

Annexes 99

4

Introduction

Mobilis in Mobile

Lors d'une conférence au Théâtre du Petit Odéon le 9 avril 2009, Michel Butor, interrogé

sur l'origine du titre de son livre Mobile, évoqua une formule associée au célèbre personnage de

Jules Verne, le capitaine Nemo. Il s'agit de la devise inscrite sur les parois du Nautilus : Mobilis

in Mobile. Un latin plus correct voudrait Mobilis in Mobili, mais la « faute » de Jules Verne est

passée à la postérité. « En mouvement dans un référentiel mobile  » en est une traduction

possible et la transparence du mot mobile éveille à notre époque certains emblèmes de la

modernité : vitesse, portabilité, mobilité. Dans Mobile, le livre est proposé au lecteur en tant

que mode de transport à travers la civilisation américaine, suivant un rythme décousu. La série

Le Génie du Lieu (inaugurée en 1958) a permis à Butor de pousser très loin l'expérimentation

quant aux possibilités de navigation à l'intérieur du livre. La multiplicité des textes se substitue

à la trame unique, et l’univers textuel commence à s’enrichir d’entrées et de renvois internes. Il

inaugure avec Transit (Le Génie du Lieu, 4, 1992) un nouveau type de livre tirant parti des

progrès de l'édition moderne puisqu'il dispose de deux faces complémentaires, derrière deux

couvertures. Cette possibilité, utilisée jusque là dans des pays bilingues pour présenter les deux

versions d’un texte, devient l’occasion d’imprimer deux livres dans un. Transit est donc

imprimé dans les deux sens et invite son lecteur à opérer un va-et-vient entre la face A et la face

B pour composer sa lecture. Dans son dernier livre Gyroscope (Le Génie du Lieu, 5, 1996), Butor

fait un pas de plus dans cette direction. Il inaugure littéralement le genre du livre à double-

entrée en proposant symboliquement une Entrée Lettres et une Entrée Chiffres, rendant

impossible une hiérarchie de lecture. Le « sort  » de l’œuvre - comprenant son sens et sa

destination - est en quelque sorte remis entre les mains du lecteur. Une double page de

Gyroscope se compose de quatre colonnes de texte indépendantes, intitulées Canaux (A, B, C, D

pour l'Entrée Lettres, 1, 2, 3, 4 pour l'Entrée Chiffres), qui communiquent avec leur inverse par

le biais de renvois internes réguliers. Par ce dispositif singulier, Butor implique de la part du

lecteur la manipulation d’un livre-objet, qui l’engage dans une lecture multiple et composite. Il

se met bel et bien en porte-à-faux d’une conception linéaire de la littérature, à l’instar de Julio

5

Cortàzar qui dans son ouvrage Marelle publiée en 1963 proposait au lecteur de choisir

l’agencement des chapitres du livre qu’il tenait dans ses mains. Les expériences de Michel

Butor coïncident avec l’évolution des médias vers un schéma plus fragmenté sous-tendu par le

concept de mise en réseau. Tout ceci préfigure l'apparition d'une littérature à choix multiples et

hypertextuelle où un lecteur peut naviguer entre les différents embranchements d’un texte,

consulter des contenus associés. En effet, Butor fait montre d’une foi audacieuse dans le

renouvellement de la littérature :

« Le roman est lié à une certaine forme de société et de communication

différente de celle d'aujourd'hui. D'autres formes littéraires et artistiques liées

aux techniques actuelles vont apparaître. Le roman est lié à la forme du livre tel

que nous l'avons connu. Quand j'ai compris que la forme du livre changeait, j'ai

voulu m'interroger sur lui. Je n'ai pas seulement voulu écrire de nouveaux

romans, j'ai voulu inventer aussi de nouveaux livres. »1 (nous soulignons)

Aujourd’hui, le renouveau des formes de la littérature est plus que jamais d’actualité : avec la

numérisation des fonds de toutes les bibliothèques, un pas de plus est fait vers l’entrée de la

littérature dans un âge digital « Post-Gutenberg ». Les possibilités d’un tel bouleversement par

l’introduction de nouveaux supports de lecture sont prodigieuses : on imagine tout

Shakespeare, tout Proust dans une tablette tenant dans le creux de la main. La lecture

consultative des encyclopédies et des dictionnaires profite de ce gain de place et de vitesse. Est

à craindre cependant la perte du rapport sensitif, personnel, au livre en tant qu’objet, matière,

compagnon, ou le plaisir de la « lecture lente et profonde 2 », intime, ininterrompue, par

opposition à une lecture plus superficielle, fragmentée, intermittente, caractéristique des

nouvelles technologies. Cependant, cette remise en question du livre est aussi l'occasion pour

l’écrivain contemporain de renouveler l’espace livresque dans son essence, encourager sa

diversification, son originalité, son audace, de manière à proposer de nouvelles expériences de

lecture, rendant ainsi caduc le débat strictement technologique sur la prétendue obsolescence

du média papier.

Dans son essai Liberature, Zenon Fajfer a posé les interrogations nécessaires à ce

renouveau : « La forme de la couverture, la forme et la direction du texte, le format, la couleur,

le nombre de pages, de mots, même de lettres, ne devraient-ils pas être pris en compte par

l’écrivain, tout comme n’importe quel autre élément de son œuvre, un élément exigeant qu’on

6

1 Interview donnée à la revue HorsPress, 4/12/01, http://pagesperso-orange.fr/erato/horspress/michelbutor.htm

2 « Internet rend-il encore plus bête ? » Books, n° 7 - Juillet-Août 2009. Cf. Is Google making us stupid ?  », Nicholas Carr, The Atlantic, Juillet-Août 2008, à l’origine de tout un débat sur la lecture à l’âge numérique.

y prête autant d’attention que pour le choix des rimes ou la conception de l’intrigue ? » Il est

question ici de revendiquer et redéfinir le rapport au livre papier en tant qu’objet à part entière :

« Les aspects physique et spirituel de l’œuvre littéraire, c’est-à-dire, le livre et le texte qui y est

imprimé, devraient se compléter l’un l’autre en vue de créer un effet d’harmonie 3  ». Or, à une

époque où le média papier semble menacé de tomber en désuétude, trop rares sont les écrivains

qui s’intéressent autant au format qu’à la forme. Le format d’un livre n’est pas un simple

contenant en mesure d’accueillir indifféremment n’importe quel texte. Au contraire : il

participe des modalités de la lecture et de la construction du sens, ainsi que l’exprime Fajfer à

travers la notion de liberature, construite au croisement de l’anglais «  literature  » et du latin

« liber », le livre. Prendre conscience de ces possibilités, tirer parti des dimensions matérielle et

esthétique de l’objet-livre, vers une lecture plus sensuelle, tel est le legs en forme de défi que

laisse Michel Butor aux nouvelles générations d’écrivains.

L’irruption sur la scène littéraire américaine en l’an 2000 de Mark Z. Danielewski

répond en tous points à cette espérance. Son premier ouvrage, House of Leaves, ébranle de fond

en comble les formes narratives et typographiques traditionnelles, en assumant une approche

graphique de la littérature. La forme, le motif, la couleur, et l’image dans une moindre mesure,

prennent une place décisive dans l’œuvre littéraire telle que la conçoit Danielewski. Loin de se

limiter à une coquetterie expérimentale, il s’agit réellement d’outils littéraires mis au service du

récit, associant à la sémantique des mots une sémantique visuelle, toujours dans l’intention

d’amplifier la puissance du récit. À ce titre, on ne peut manquer de voir dans House Of Leaves,

l’un de ces « nouveaux livres  » que Butor appelait de ses vœux. Aux États-Unis comme en

France, la complexité de ce livre ne l’a pas privé d’un ample succès de librairie, ce qui tend à

prouver qu’il existe des deux côtés de l’Atlantique un public prêt à découvrir cette littérature

novatrice et exigeante.

On pouvait à partir de là supposer une affinité d’esprit entre Danielewski et Butor, cette

comparaison se renforce avec le second livre de Danielewski, Only Revolutions paru en 2006,

qui se présente sous la forme d’un livre à double-entrée où coexistent deux narrations, dont les

énoncés respectifs sont imprimés tête-bêche sur chaque même page, la première page de l’une

correspondant ainsi à la dernière page de l’autre. Ce parti pris de mise en page établit un lien

plus manifeste avec les expériences de Butor, précisément avec Gyroscope et Transit. Interrogé de

vive voix par nos soins, chacun des deux auteurs a cependant déclaré ne pas connaître les

7

3 « Shouldn’t the shape of the cover, shape and direction of the writing, format, colour,  the number of pages, words, and even letters be considered by the writer just like any other element of his work, an element requiring as much attention as choosing rhymes and thinking up a plot ? [...] The physical and spiritual aspects of the literary work, that is, the book and the text printed in it, should complement each other to create a harmonious effect. » - Zenon Fajfer, Dekada Literracka,1999, trad. Katarzyna Bazarnik, 2005, Artpartner, Cracovie

travaux de l'autre tout en étant très curieux de les découvrir. Ces déclarations témoignent d’une

remarquable résonnance, à une décennie de distance, dans l’exploration des possibilités du

livre comme média, que nous souhaitons ici étudier dans toute leur richesse. Car de nombreux

autres liens peuvent être tracés entre Only Revolutions et l’œuvre de Butor, à la fois didactique et

expérimentale qui fournit des concepts et un vocabulaire précieux pour une approche éclairée

de l’œuvre déroutante de Danielewski. À titre d’exemple, Mobile illustre l’anti-linéarité,

Boomerang fait emploi de plages de couleurs, Transit initie à la rotation du livre-objet, tandis que

Gyroscope incite le lecteur à la vigilance et à la curiosité par sa dimension labyrinthique.

La carrière littéraire de Michel Butor est extrêmement prolifique, l'appareil critique qui

lui est associé est très fourni, une exposition lui a même été consacrée à la Bibliothèque

Nationale ; pourtant ses dernières œuvres sont relativement inconnues du grand public.

L'œuvre de Danielewski est encore très récente. House of Leaves lui a demandé dix ans de

travail, Only Revolutions six ans et la littérature critique concernant ce dernier est quasi

inexistante. Nous espérons donc jeter une première lumière sur cet ouvrage, en développant un

dialogue avec les écrits et les réflexions de Butor. Notre étude constitue, par le jeu de

comparaison entre ces deux pôles, une tentative de mise en forme pour l’analyse de ces textes

résolument hors-norme qui, loin d’être de simples curiosae sans avenir, peuvent être accueillies

comme préface d’une nouvelle littérature, celle que Butor, Danielewski et Fajfer annoncent.

C’est une littérature ambitieuse, qui veut sortir de l'impasse du post-modernisme, en écrivant

non de Nouveaux Romans, mais de Nouveaux Livres.

8

Note liminaire concernant la pagination

Pour parler de ces livres, pour pouvoir les citer, il faudra pouvoir localiser nos citations

dans ces ouvrages où plusieurs textes, plusieurs colonnes coexistent sur la même page. Cela

implique de de définir, préalablement, un véritable système de coordonnées spécifique à

chaque ouvrage.

Ainsi, on précisera en citant Only Revolutions à quel narrateur renvoie la pagination par

une abréviation, p. S/64 pour la page 64 de la narration de Sam, p. H/64 pour la page 64 de la

narration de Hailey. Les citations de la chronomosaïque4 seront identifiées par l’ajout de la

mention « (m) » après le numéro de page : S/64(m).

De même, pour Gyroscope on indiquera en premier lieu le Canal lettre (ou chiffre), en

second lieu la page ; par exemple : p. 3/64, p. B/28.

94 Terme utilisé par Danielewski pour désigner les notes historiques situées dans la marge de chaque demi-page.

I. DU LIVRE INTERFACE À LA LECTURE

PARTICIPATIVE

10

Le premier contact entre un livre et son lecteur s’opère au niveau d’une surface tournée

vers l’extérieur, la « couverture », qui se distingue des pages du livre par son matériau plus

solide, du fait de sa fonction d’enveloppe : elle est la frontière matérielle, le seuil à franchir pour

accéder au contenu littéraire. La couverture est le premier repère qui nous soit donné, elle lui

détermine l’orientation du livre, par un recto et un verso. Du fait de la présence d’une

couverture, le texte comporte une frontière physique ; il repose dans un espace délimité, dont

l'accès est le privilège du lecteur. A ce titre, le livre se définit en tant qu’interface entre le lecteur

et la dimension textuelle. Un rituel presque inconscient précède la lecture, au cours duquel le

lecteur envisage le livre, avant de se projeter dans la lecture : il identifie le titre, apprécie la

couverture, jauge l’épaisseur, le retourne éventuellement pour parcourir son résumé en

quatrième de couverture. Le lecteur qui se saisit d’un livre à double-entrée est d’emblée

confronté au paradoxe de l’existence de deux premières de couverture. Il ne sait pas, à juste

titre, par où commencer. Tenir Gyroscope dans le sens de la porte Chiffres, c’est tenir la face de la

porte Lettres à l’envers et vice versa. Voici le lecteur en présence d’un livre qui n’a pas de dos,

autrement dit, qui nous fait toujours face. Danielewski choisit un positionnement original du

titre dans la version de poche (« softcover ») d’Only Revolutions : il est écrit dans la verticale de la

couverture, provoquant d’emblée un effet de désorientation. Les auteurs n’ont pas laissé au

hasard le choix de ces compositions5, conscients qu’ils influençaient par là le premier contact

avec le lecteur, propre à éveiller sa curiosité. La présence sur la tranche d’Only Revolutions de

deux codes ISBN, et de deux codes barres en sens inverses, montre que le livre est pensé jusque

dans les détails de sa commercialisation qu’il intègre dans ses choix esthétiques.

Le livre de Butor comporte quant à lui deux titres identiques, écrits à l’encre rouge selon

la charte graphique de la N.R.F. : Le Génie du Lieu, cinquième et dernier, autrement dit Gyroscope, et

vice versa. Chacune des deux parties est paginée jusqu’à la page 200. En feuilletant le livre, on

constate l’existence de deux livres de 200 pages au sein de Gyroscope, à paginations

indépendantes. Au centre du livre quatre pages blanches et hors pagination portent les

mentions suivantes : depuis Gyroscope, puis vers le Génie du lieu, 5, et depuis le Génie du lieu, 5 et

vers Gyroscope. Les deux parties donc sont comme siamoises, scellées l’une à l’autre, et mises en

communication. Ainsi, si nous citons à l’avenir Gyroscope, c’est par abus de langage et par

contraction d’une nomination ambivalente. Ce parti pris correspond au jeu proposé par

l’auteur lui-même : chaque prise en main du livre est en effet une prise de parti, fût-elle

temporaire. Au sens de lecture conventionnel imposé par la plupart des livres se substitue ici un

11

5 La première édition, parue en 2006 (la version « de poche » lui est postérieure d’un an) présentait le titre et l’auteur inscrit dans un cercle au milieu de l’iris d’un œil de couleur jaune ou verte.

choix entre deux sens possibles. A la différence de Gyroscope, Only Revolutions présente

simultanément le couple de récits contenu dans le livre, qui se partagent l’espace de la page

dans une troublante impression tête-bêche. Chaque moment du récit est ainsi coprésent avec un

moment du récit opposé 6. La double identité du livre ne se fait à aucun moment oublier. Des

deux côtés, la déclaration de principe est claire : le format est partie intégrante de l’œuvre. La

constitution des Œuvres Complètes de Michel Butor par Mireille Calle-Grubert a le mérite de

réunir des textes devenus rares, parfois épuisés, mais l'on peut s'interroger sur la transformation

éditoriale d'un livre comme Gyroscope qui abandonne son format à l’italienne, n’affiche plus

qu’une colonne par page et se voit réparti entre les volume VII et VIII des Œuvres Complètes. La

compilation a ici effacé le caractère propre du livre : le texte est retranscrit, il est consultable,

mais l’espace de lecture particulier qu’il représentait a disparu. Le Génie du Lieu est conçu pour

habiter un dispositif littéraire, adapté spécialement au texte par Butor.

A. Dispositifs et disposition

1. Dissémination et indexation dans Gyroscope

Gyroscope est composé de huit « programmes » et pour donner une idée de la diversité des

thèmes abordés on peut en tirer les grands traits : « Ciel » parle de voyage spatial, « Avatar »

d’Ankgor, « Voyant » de Rimbaud, « Cathay » de poèmes de l’ancienne chine, « Observatoire »

du château d’Elseneur, « Pyramide » de la civilisation maya, « Minotaure » de Picasso. Ces

programmes ne s’offrent pas de manières continues, mais sont divisés en trente-trois « plages »

au total disséminées dans la globalité de l’œuvre. À la fin de chaque plage un petit texte en

italique indique la marche à suivre de la manière suivante :

p. B/134

Ici s'achève le troisième cercle de La Rose des voix. Pour l'effeuiller davantage

traverser la clôture et rendez -vous derrière la cinquième région du programme

Cathay, sur le canal 4 à la page 175.7

Cette intervention de l'auteur nous renvoie à la page 4/175, elle relie la page B/134 à la page

4/175. Le lecteur a donc deux choix : continuer dans ce canal à la rencontre du programme

12

6 voir infra III C., pour une étude de cette caractéristique à l’aide des outils théoriques de la topologie.

7 Gyroscope, autrement dit le Génie du lieu, 5 et dernier, Éditions Gallimard, 1996, p. B/134.

suivant ou se rendre aux coordonnées indiquées pour continuer à suivre La Rose des Voix. On

peut à juste titre appeler cette association un lien. Si Gyroscope était un hypertexte, suivre ce lien

prendrait une fraction de seconde, sans risque d'erreur. Cependant, Gyroscope est bien un livre

et c'est justement le projet de Butor que de jouer sur la nature physique du déplacement, du

maniement : il le rappelle de diverses manières, en soulignant que l’on touche au temps

«  Inversez le temps et cherchez dans le Canal C à la page 7 » ( p. 2/94 ), en suggérant des

espaces « Traversez le désert » ( p. 2/112 ), en parlant du livre « Traversez la

pliure » ( p. 2/153 ). Les possibilités initiées dans Transit en sont démultipliées.

« Il y a, tapie dans le texte, non dite mais montrée, une théorie de la

lecture qui passe par la main, qui oblige à considérer ce volume comme

un volume.[...] L'imprimé seul accède à la dimension 3. On lit moins

Transit qu'on ne le pétrit : volume déformable, lieu que l'auteur me laisse

refaire selon des transits plus ou moins souples. »8

L’utilisation par Max Vernet du verbe pétrir attire notre attention sur ce lien physique établi

entre le lecteur et le livre. Lorsqu’on s’aventure à la recherche d’une page précise, une myriade

de mots saillants dans le texte traversé captent notre attention. Arrivés sur la page en question,

plusieurs colonnes peuvent nous distraire à nouveau. En éloignant ainsi le plus possible les

différentes parties d'un texte, Butor augmente la probabilité d'une rencontre fortuite, d'une

collision. La dissémination des échantillons du texte peut alors être qualifiée de séminale.

Gyroscope se présente comme une forme d’encyclopédie expérimentale. Cependant, la

contiguïté des articles dans un dictionnaire n’est en aucun cas le résultat d’une relation de sens.

En effet, une définition ne nourrit pas nécessairement celle qui lui précède directement, pas

plus qu’elle ne s’y réfère. En revanche, l’architecture des textes de Butor met en présence des

textes qui diffèrent entre eux sans s'ignorer : ils se positionnent les uns par rapport aux autres

selon un programme précis qui fait sens. Ici la suite de la Rose des Vent du programme Vision est

localisée après Cathay 5, un recueil de traductions et d'imitations de poèmes chinois, et les deux

parlent de poètes, de poèmes : leurs matières se mélangent à la faveur de ce système de vases

communicants.

138 VERNET Max, SIC TRANSIT SIC in Michel Butor et l’Amérique, l’Harmattan, 1998 p. 198.

2. Cycles, cercles et retournements dans Only Revolutions

Par son choix du format à l’italienne, Butor choisissait d’explorer la largeur du livre en

exploitant l’espace unitaire de la double page ; Danielewski explore pour ainsi dire sa hauteur.

Comme la maison de House of Leaves qui se révélait plus grande de l’intérieur que l’extérieur,

Only Revolutions inscrit la matière de deux livres dans l’espace de chaque page, à la fois

fragmentée et agrandie par le double investissement des narrations respectives de Sam et

Hailey et de leur colonne historique respectives (nous avons présenté en annexe un extrait de

chaque livre pour rendre plus claire la mise en page employée).

Butor, jugeant dépassée la forme du roman, s’est essayé à des modes d’écritures plus

ouverts, mais invitait au renouvellement des formes romanesques : Only Revolutions raconte

bien une histoire mais Danielewski ne se prive pas pour autant d’y intégrer des paradoxes

temporels et linguistiques. La trame d’Only Revolutions s’inscrit dans la tradition américaine du

road-trip : deux adolescents font une rencontre amoureuse et traversent en voiture le continent

américain, guidés par la seule fibre de leur jeunesse ( «We’re allways sixteen », clament-ils). Cette

histoire se déroule donc au fil de la route, elle est marquée par des fêtes, des hôpitaux, des

petits boulots, de bonnes et de mauvais rencontres, des courses-poursuites, un mariage et la

mort accidentelle de l’être aimé.

Chacun des deux membres du couple raconte son histoire, ainsi la page-titre est sur une

face « Only Revolutions by Sam », et sur l’autre « Only Revolutions by Hailey », mais elles sont

imprimées tête-bêche, comme si chacune était l'envers de l'autres. Nous avons, de fait, deux

narrateurs, mais au lieu de donner deux points de vue sur la même histoire, ils semblent

donner leur point de vue sur deux histoires parallèles. En effet, si le récit semble durer un peu

moins d’an un, des beaux jours à la fin de l’hiver, la datation qui apparaît sur chacune des

pages s’étend, elle, de 1863 à 1963 pour Sam, et de 1963 à 2063 pour Hailey, énumérant à

chaque fois une liste d'événements de l’époque. Chacun semble donc raconter son propre cycle,

en étant réellement un adolescent éternel traversant le siècle pendant que le décors, les gens, la

langue changent en permanence autour de lui. Pour donner un exemple la voiture de cette

épopée change pour ainsi dire à chaque page, elle est tour à tour Ford T, Ford Mustang,

Cadillac One, Alfa Romeo, Ford Galaxy, Chevrolet, Ferrari.

Comme il donne un sens particulier au temps et à l’espace dans son livre, Danielewski

lui donne aussi une apparence visuelle très particulière. De par le choix d’une esthétique

verticale il fractionne son écriture par de fréquents retours à la ligne dont le dessin irrégulier

14

rythme la page, ce faisant il isole des mots, provoque les rimes et les allitérations, rappelant

inévitablement l’esthétique d’un poème :

« Ce qu'on entendait autrefois par « poésie » était distingué de la « prose » [...]

par qu'elle était écrite en « lignes inégales » en opposition avec les lignes égales

de la prose habituelle. 9 »

Sans que l’on puisse vraiment parler de vers libres, Only Revolutions n’est pas un texte en prose,

la langue y est éparse, empreinte d’oralité et d’argot d’adolescent. Tout un ensemble de codes

visuels aident le lecteur à s’y repérer dans ce bouleversement de ses repères spatio-temporels :

les dialogues sont toujours notés en italiques, les personnages en lettres capitales, la faune et la

flore en corps gras. Only Revolutions fonctionne comme l’alternance de deux versions d’un

chant d’aventures, narré tantôt par un principe masculin, tantôt par un principe féminin, d’une

dualité omniprésente dans la nature. Ainsi, dans la narration de Sam les animaux sont dotés de

parole, irruption du merveilleux ou fruit d’hallucinations, et dans celle de Hailey c’est la flore

qui prodigue des conseils et des avertissements sur leur chemin.

Only Revolutions est inscrit dans une structure circulaire avec nombre de pages

éminemment symbolique de 360 pour chaque narration, comme les degrés d’un cercle

revenant à son point de départ, selon le principe d’un éternel retour puisque la dernière page de

l’un correspond à la première page de l’autre, et que toutes deux situées au sommet d’une

montagne, elles semblent se confondre à la façon d'un fondu-enchaîné. Ces cercles, constantes

révolutions, concrètes girations, sont aussi les yeux des deux protagonistes qui ont des couleurs

inversées (p. H/31 « His Green Eyes with flecks of Gold » et p. S/31 « Her Gold Eyes with

flecks of Green. »10 ) et qui donnent à chaque versant du livre une couleur particulière : toutes

les lettres « o » de la narration de Sam sont imprimées en vert, toutes celles de Hailey en doré,

mais le cercle qui forclôt les deux numéros de pages est un dégradé qui va de l’une à l’autre

couleur. En jouant sur les deux sens du mot « révolution » Only Revolutions est une histoire de

cycles car à mesure que l’Histoire progresse, l’histoire se répète mais aussi un livre de la

rupture puisqu’il narre la transformation radicale de deux adolescents en rupture de ban, au

sein d’un présentation révolutionnaire. Parce que « seules les révolutions » importent ou parce

qu’après tout ce ne sont « que des révolutions » parmi une infinité .

15

9 BUTOR Michel, L'utilité poétique, Circé, 1995, p. 11.

10 Nous utiliserons les traductions de Claro dans O Révolutions, Denoël et d’ailleurs, 2007. Ici : « ses Yeux Verts pailletés d’Ors.», « ses yeux Dorés pailletés de Vert».

Ces deux fictions simultanées, alternatives, successives ou complétives proposent autant

de solutions de lecture : l'une ou l'autre, l'une et l'autre, l'une puis l'autre. Le livre est ainsi fait

qu'on ne puisse jamais les séparer et que l’on soit tenté de passer sans cesse de l’une à l’autre.

Pour ce faire, nous tournons et retournons le livre à 90°, 180°, 360° et nous y progressons à

l’endroit, à l’envers, en apprenant à se servir des systèmes de coordonnées de la double

pagination, de la datation. En manipulant le livre comme un objet, comme d’un instrument de

musique qui devient familier à force de pratique, on remarque combien il est bien conçu pour

nous accueillir, avec par exemple une lettrine rythmant le texte toutes les huit pages, ouvrant à

chaque fois un nouveau mouvement, instaurant des pauses propices dans le récit. Car si Butor

truffe Gyroscope d'avant-dire, de transitions, de récapitulatifs et dote le centre du livre d'une

double table des matières (« la table des tables »), Only Revolutions est donné sans indications de

lecture, laissant le soin au lecteur de tout découvrir, de tout établir.

B. Recto-verso : une littérature de la (mise en) relation

1. Livre-objet, lecture mobile

Au sein d'un mode de lecture linéaire, les lignes se succèdent, ainsi que les paragraphes et

les chapitres, le tout convergeant dans un sens unique jusqu’à la fin de l’histoire. C’est la

critique que lui adressent les partisans d’un passage à la littérature hypertexte, estimant que le

livre, enfermé dans son essentielle linéarité, a fait son temps :

« Impensable en dehors d'une inscription temporelle, toute littérature a

massivement à faire avec la linéarité. (...) Et l'écriture des textes littéraires est

largement contrainte par cette matérialité. (...) Bien entendu, certains auteurs,

contemporains pour l'essentiel, ont essayé d'y échapper, (...) mais les pesanteurs

du média livre rendent ces lectures hypertextuelles problématiques, et relèvent

davantage des « curiosae » que de modalités réelles : le lecteur n'est pas

suffisamment contraint dans ses pratiques pour ne pas faire fonctionner la

lecture de ces ouvrages suivant l'habitus culturalisé. Cette contrainte du linéaire

définit en effet si fondamentalement ce que nous appelons aujourd'hui

littérature qu'il paraît difficile de penser une littérature autre, c'est-à-dire

rendant inimaginable toute linéarisation spontanée du texte. »11

16

11 BALPE, Jean-Pierre, Dispositifs, Université Paris VIII, http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Dispositifs.html

Une telle conception de la littérature et du livre est précisément ce qui est mis en défaut par

Butor et Danielewski. Ainsi, l’usage littéraire des notes de bas de page posait déjà au lecteur la

question de l’interruption de la lecture, parfois de la digression : ne risque-t-il pas de « perdre le

fil », de s’éloigner du récit, si la note de lecture se prolonge ? Pale Fire (Feu Pâle) de Nabokov

mettait en concurrence ces niveaux de lectures parallèles, que Danielewski a poussé à l’extrême

avec House of Leaves. Un jeu se met en place autour de la subordination indomptée d'un texte,

le Navidson Record, et de son supposé commentaire par Johnny Truant, qui dérive parfois sur

des pages entières devenues purement narratives. De même, une discrète note des Éditeurs

renvoie (p. 63) à la correspondance entre Johnny et sa mère internée, Pelafina, autre récit

concurrent. Le choix du lecteur de le consulter sur-le-champ ou dans l’après-coup, change

radicalement sa perception du personnage, et de l’œuvre même. Aucun choix dans cette

alternative n’est privilégié, il engage le libre-arbitre du lecteur, mais tous sont rendus possible

par l’insertion d’un tel embranchement narratif.

Les canaux de Gyroscope et les narrations tête-bêche d'Only Revolutions proposent un

système tout autre. Au lieu d'une subordination qui aide l'œil du lecteur à hiérarchiser l'espace,

Gyroscope proposent des textes qui cohabitent sans lien apparent et Only Revolutions deux

narrations strictement parallèles qui possèdent un nombre infini de liens et d'échos, mais ne

sont pas visibles au premier coup d’œil du fait de leur opposition symétrique sur la page.

L’altérité entre les différents canaux de Gyroscope se présente sous la forme d’une véritable

autoroute de l’information à quatre voies, qui donne en permanence le choix de différents

thèmes au lecteur, selon les dispositions de son esprit. Dans Only Revolutions, le lecteur garde la

conscience qu’il existe une version parallèle de l’histoire sur le côté inverse de celle qu’il est en

train de lire, accessible par une simple rotation du livre à 180 degrés. Ce dispositif constitue

une tentation constante : faut-il continuer la lecture linéaire ou céder à la curiosité de la

comparaison via une lecture composite que le texte semble constamment appeler ? Butor

revendique, à propos de Mobile, la volonté de provoquer un tel type de lecture :

« J’ai voulu échapper à la convention livresque ordinaire, qui veut qu’il y ait un

fil du discours, qu’on suive ligne à ligne, en finissant par oublier qu’un livre est

d’abord un objet. Ici, vous êtes immédiatement appelé dans plusieurs directions

à la fois […]. C’est exprès, pour vous obliger non plus à suivre un chemin

linéaire, mais à faire des trajets en étoile… Il faut se promener dans Mobile,

c’est un livre qui joue dans l’espace. »12

1712 Michel Butor, L’Express, 15 mars 1962. Repris dans Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, vol. i, op. cit. p. 191.

À la fin de la ligne, de la phrase ou même du mot, l'œil peut sauter sur un ailleurs de la page ou

même sur une autre page. Refermer, retourner, rouvrir le livre : autant d'actions qui devraient

briser le fil du texte, la concentration du lecteur, si nous étions dans un cadre strictement

linéaire. Ici, cependant, l’esprit honore avec curiosité l’invitation du livre à une lecture « à sauts

et à gambades », composée de bonds d’un bout à l’autre du texte, de ruptures et allers-retours

incessants. Le processus de lecture ainsi engagé est foncièrement paradoxal : il incite à

connaître les détours et replis du texte de manière quasi familière, en profondeur, mais le

lecteur demeure sujet à la digression, au décalage ou au détournement. La lecture méthodique

se voit mise en concurrence avec l'allure saccadée d'un poisson volant naviguant dans le flux du

texte, qui alterne les sauts plus ou moins longs, les plongeons plus ou moins profonds, c’est-à-

dire une lecture fondée sur le rythme propre du lecteur, son dynamisme, son humeur,

privilégiant la découverte d’une large gamme d’intensité de lecture, et d’une infinie complexité

de parcours du livre.

Loin d’inciter au relâchement ou à l’absence de rigueur, un tel dispositif fait honneur au

potentiel créatif du cerveau, exigeant de lui une adaptabilité à un espace textuel mouvant, qui

se métamorphose sous l’impulsion de chaque lecture singulière. La pratique tant décriée du

zapping, perçue comme un symptôme de la baisse d’attention des nouvelles générations, est

utilisée dans ce cas précis comme un moyen positif d’exploration du langage :

« Q : Ce livre est il un éloge du zapping ?

Michel Butor : Oui. Le zapping est une donnée fondamentale de notre rapport

aux images, surtout pour les jeunes. Certains s'en offusquent. Personnellement

je trouve ça très bien. Certes il y a un zapping paresseux que je déteste, mais le

zapping actif lui est une façon de suivre plusieurs programmes, plusieurs

histoires à la fois. c'est aussi une façon de lutter contre la pauvreté de

l'information qui menace de plus en plus la télévision. »13

Le zapping, parce qu’il repose sur le choix entre différents « programmes » offerts, recèle le

potentiel d’une attitude aux antipodes de la passivité télévisuelle, analogue au cut-up

burroughsien, mais ici du point de vue du récepteur. L’esprit humain se voit mis au défi

d’attraper le texte in medias res, et de s’y orienter en reconstruisant progressivement le contexte

implicite. Il y a une beauté dans l’acte de prendre ou de reprendre un texte au vol, similaire à la

pratique préconisée par Breton d’entrer systématiquement dans les cinémas en milieu de

séance.14 Dans les œuvres qui nous occupent, cette pratique n’est pas un détournement d’un

18

13 Curriculum Vitae, entretiens avec A. Clavel, Librairie Plon, 1996. p.262

14 BRETON, André, Nadja, in « Œuvres complètes, T.1 », Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1988, pages 643 à 753

texte conçu pour être lu de A à Z ; le travail de l’artiste est précisément celui de façonner une

œuvre qui accueille dans sa disposition même le mouvement permanent de l’esprit, qui fait là

l’apprentissage d’une attitude réactive au contenu culturel.

La presse écrite avait habitué l’œil à la présence de plusieurs colonnes, qui pouvaient, sur la

même page, appartenir à plusieurs articles. Le cerveau les envisage toutes, de façon synoptique

et simultanée, comme des points de chute possibles du regard. Dans Only Revolutions, la

présence de récits différents met toujours en concurrence l’attention, agissant comme un appel

d’air : attiré par un mot, l’œil peut à chaque instant transgresser le fil du texte pour passer à la

colonne contiguë. Rien ne prédit le temps qu’occupera cette excursion, pouvant faire dériver la

lecture vers un fil radicalement différent :

« J’ai sorti du texte principal les allusions à l’Histoire, et j’en ai fait, dans le

livre, une colonne à part. On ne va pas la lire dans son intégralité. On va y jeter

un œil de temps en temps, et en tirer des impressions fugaces. L’acte de lire

cette colonne, c’est de ne pas la lire. » 15

Il n’est pas besoin de faire une lecture systématique de l’ensemble du contenu de la colonne. Sa

présence seule, nécessairement repérée par l’œil qui aborde la page, suffit à lui donner un rôle

latent. Danielewski a poussé très loin cette idée, que la lecture ne se fait pas en un temps,

rendant impossible la lecture systématique de House of Leaves par la disposition labyrinthique

des notes et des renvois, par l’inclusion de listes déployées sur des dizaines de pages, de sources

fictives citées avec une précision académique extensive. Le lecteur n'est pas une machine, mais

une conscience, capable de saturer, de décrocher, dont le regard parcourt la page dans son

intégralité, « pioche » une ou deux références dans une grande liste, recherche un contenu neuf

et reconnaît le contenu familier. On ne peut pas tout lire, on ne peut pas tout lire en une seule

fois. Parce que la lecture réelle du lecteur est faite d'interruptions et de reprises, de nuits et de

veilles. On reprend un livre, on y retourne ; les œuvres qui nous occupent tirent parti de cette

richesse ignorée du rapport naturel à la lecture.

Qu'on le repose, qu'on le referme, qu'on le rejette, le livre à double-entrée présente une

nouvelle face, retombe toujours à l'endroit, revient toujours comme un boomerang. À partir du

livre-contenant des stratégies médiatiques conditionnent la réception du texte par le lecteur. La

progression dans le livre, que l’on entame traditionnellement sur une tranche pour finir de

l’autre côté, correspond à un déroulement chronologique de l’œuvre. Si l'on s'intéresse à la

découverte par Sam et Hailey d'une quantité de pots de miel au début de l'histoire, on constate

19

« Au cœur de raconter, entretien avec Mark Z. Danielewski  », interview réalisée par Didier Jacob. Reproduite dans Le nouvel observateur du 8 novembre 2007 (nous soulignons)

l'importance de cette provision au sens propre car elle diminue proportionnellement avec le

nombre de pages restantes, opérant comme un compte à rebours, de 12 à 1/2 qui égrène peut-

être symboliquement les mois d'une année, ou les aiguilles d’une horloge (systèmes tous conçus

comme cycliques). La dernière page, la dernière phrase d'un livre est aussi cette dernière, cette

ultime bouchée du pot de miel. Chaque consommation de ce miel est le prélude à des ébats

érotiques et le plaisir de Sam et Hailey sous l’effet de cet aphrodisiaque, la seule nourriture

jamais mentionnée dans l’œuvre, est peut-être à mettre en parallèle avec le plaisir de lecture

d'un lecteur qui dévore les pages, qui les touche et dont la relation est aussi charnelle. La

bobine de cinéma ou le disque vinyle qui touchent leur fin, le livre qu’on referme renferme

encore tout son contenu, il le répétera, le délivrera autant de fois qu’on en fera usage. En

retournant Only Revolutions à la fin d’une narration, le lecteur prend conscience de ce

paradoxe : ce qui a été vidé est à nouveau plein, la réserve de miel est refaite, la provision de

page est rétablie et pesante sur la main droite. Le personnage que l’on a vu mourir est

précisément celui qui déclare sa naissance au monde de l’autre côté de la page : cette histoire

qui se répète dans un cycle sans fin est un symbole de la nature récursive, inépuisable de la

littérature.

Il est plus difficile de dire précisément où commence et où s’achève le discours de

Gyroscope : simultanément sur l’espace de la double page des plages de programmes

commencent, s’achèvent au fil d’une litanie d’« Ici s'achève », d’« Ici prend fin ». Ces fins

momentanées s’accompagnent de conseils de lecture, de pages ou reprendre le fil du

programme, de récapitulatif invitant à choisir entre plusieurs divisions d’un même thème.

Autant d’options qui transforment la notion de fin en idée de pause momentanée dans un flux

médiatique : quand on pénètre les espaces de la télévision ou de l’Internet, on arrive toujours

après un programme, on s’en retire toujours avant un autre. En véritable métaphore des

modalités de « l’âge de l’information », Gyroscope est donc volontairement interminable au sens

propre : il n'y a plus de fin des programmes, et la mire chromatique, ce qui ressemblait le plus

au sommeil d'une chaîne de télévision, n'est plus d'actualité. Butor ne se livre pas à une critique

aveugle, mais au contraire à une réponse concernée : un écrivain doit être conscient de

l'évolution de son époque et des mutations des médias qui l'entourent. En nous invitant à un

jeu de piste entre des segments d'informations, Butor reflète le phénomène de

segmentarisation, de contenus de plus en plus fragmentés, épisodiques. De ce fait, Butor (qui

publie son livre en 1996, aux balbutiements de l'Internet) anticipe ce qu'on appelle aujourd’hui

la télévision numérique où l'on peut effectivement mettre un programme en pause, revenir en

arrière et même regarder plusieurs émissions en parallèle. Il n'y a donc plus de fin à

l'information, rien qu'on ne puisse rattraper, suivre ou reprendre en cours de route. Mais cette

20

évolution des contenus culturels, qui crée de nouvelles pratiques, invite peut-être à d'autres

apprentissages, car les capacités d'absorption du spectateur, elles, ne sont pas infinies.

La lecture dans Gyroscope nécessite, certes, des efforts, mais elle procure la jouissance

d’une véritable exploration. Le lecteur y développe un instinct de randonneur à l'écoute du

terrain quant aux chemins à emprunter, en trouvant où se reposer, où revenir en arrière, où

s'arrêter. Or cette discipline et cette souplesse liée à une investigation imprévisible peut lui

servir en dehors du livre : plongé en permanence dans une masse d'informations qui le dépasse,

il peut tenter de fonder une forme de zapping sur la curiosité, la vivacité intellectuelle ; et tirer

de son expérience de lecteur, les bases d'une gestion de l'information, d'une véritable pratique

de l'information par la manipulation du média. Confronté à ces vases sans fonds, que sont

l'Internet ou la télévision, nos livres à double-face, à double-entrée repoussent les limites

traditionnelles de l'écrit pour apparaître aussi inépuisables que leur époque, et attirer l'attention

sur cette inépuisabilité parfois factice. Toute navigation sur Internet peut se prolonger

indéfiniment, au hasard des liens, des connections. Nous pouvons remarquer que le mot

randonnée est issu de l'ancien français « randon » (qui désigne l’emballement du cheval sortant

des sentiers battus) qui a aussi donné le mot anglais « random », le hasard. De même,

l’utilisateur des médias contemporain est à mi-chemin entre l’errance et l’expédition : ce que

les livres à double-entrée mettent en évidence, c’est l’usage que nous pouvons faire de cette

liberté. C’est cette liberté de mouvement que Lucien Dällenbach décrit : « comme si [le lecteur]

se trouvait dans une cathédrale ou dans une ville, il est permis de se promener à ses risques et

périls à l'intérieur de l'édifice romanesque, d'inventer des trajets et de porter l'entière

responsabilité des parcours qu'il a programmés de sa propre initiative.16»

C’est en adéquation avec ette image qu’Only Revolutions propose de varier les points de

vue et alterner lectures et relectures, et que Gyroscope incite créer une lecture sous forme de

trajectoire imprévisible dans sa substance médiatique, moins dans la durée que par incursions

successives.

21

16 DÄLLENBACH Lucien, Le livre et ses miroirs dans l'œuvre romanesque de Michel Butor, Archives des lettres modernes n°135, 1972, p. 86.

2. Une esthétique du contre-champ, du contre-chant

Cette pratique des lectures alternées contribue à donner une importance au livre en tant

que support dans le jeu de la construction du sens. D’ordinaire, le signifiant s'efface devant le

signifié on ne lit pas des lettres mais un tout, un mot qui prend un sens direct dans un énoncé.

Une certaine vocation poétique du langage s’applique à réveiller la conscience de l'identité

propre du signifiant, composé par le signe même, en attirant l'attention sur l'écriture du mot.

On pourrait ajouter à ce cadre théorique issu de la linguistique, le concept de référentiel duquel

le signifiant émerge, c'est à dire son support, ici le livre. Tout est généralement fait pour que ce

référentiel soit un arrière-plan, qu’il s’efface pendant la lecture. On voit ici combien d’efforts

sont mis en œuvre pour qu’à l’inverse on prenne en permanence conscience de la particularité

du média livre : son aspect physique. Celui-ci implique un rapport sensitif lié à la prise en

main, à la manipulation directe. Comme le dit Max Vernet à propos de Transit :

« La main n'est plus l'instrument distrait qui tourne les pages, interrompant à

peine la lecture cursive, quelque chose comme l'équivalent du battement de

paupière pour la vue, la main est la productrice du parcours de la lecture ».17

Le dispositif change notre disposition interne par rapport au livre. Devient nécessaire une

certaine habileté, qui s’acquiert autant qu’elle se rappelle à nous, au fur et à mesure de la

manipulation du livre. Gyroscope et Only Revolutions, par les allers et retours auxquels ils

soumettent le lecteur, appellent naturellement au marquage des pages : avec les doigts, avec des

feuilles ou des objets détournés de leur usage conventionnel (crayons, cartes, bibelots...).

Comme chaque itinéraire est personnel, il n’y a de là qu’un pas à ce que le lecteur marque la

page elle-même, pour prendre des bornes et des repères qui lui permettront de s’orienter dans

les lectures à venir. Ainsi Only Revolutions a-t-il été commercialisé en Amérique avec deux

marque-pages glissés derrière la couverture. C’est moins à un livre d’aventure qu’à une

aventure du livre auxquels nous sommes conviés.

Ces parcours « sont produits par un maniement qui cherche en amont ou en aval, à

l'envers ou l'endroit, de quoi continuer/constituer le volume. »18 Le livre est écrit et fini, mais la

lecture réorganise le texte selon un recueil propre à chaque lecteur. À la syntaxe qui lie les mots

dans une phrase s’ajoute une grammaire mentale qui agence ce qui est lu à des endroits parfois

22

17 Michel Butor et l’Amérique, op. cit. p. 203.

18 ibid.

distants du livre. L’exemple-type est donné par Only Revolutions, quand l’on retourne le livre

pour lire un point de vue différent sur la même séquence narrative. À aucun moment nous

n’avons les deux textes simultanément devant les yeux. Cette complémentarité est semblable,

au recto et au verso d’une feuille, aux deux faces d’une pièce de monnaie. La connaissance de

la pièce est faite de la fusion mentale de perceptions singulières, de perspectives limitées. La

perception humaine est faite de ces combinaisons, dont Merleau-Ponty fait une description

plus qu’adéquate :

« Du point de vue de mon corps je ne vois jamais égales les six faces du cube,

même s’il est en verre, et pourtant le mot « cube » a un sens, le cube lui-même, le

cube en vérité, au-delà de ses apparences sensibles, a ses six faces égales. À mesure

que je tourne autour de lui, je vois la face frontale, qui était un carré, se déformer,

puis disparaître, pendant que les autres côtés apparaissent et deviennent chacun à

leur tour des carrés. Mais le déroulement de cette expérience n’est pour moi que

l’occasion de penser le cube total avec ses six faces égales et simultanées, la

structure intelligible qui en rend raison. » 19

Les corps célestes ont toujours une face cachée, inobservable quand on contemple la face

visible. Ainsi de la sphère qu’est la Terre, une partie est toujours plongée dans la nuit. L’œil

éclaire, l’œil relie : la lecture non-linéaire que nous avons décrite est faite de ponts, de sutures

qui apparaissent dans la vision rétrospective qu’a le lecteur du texte qu’il lit.20 Le détournement

du texte est d’autant plus fructueux s’il invite à la réflexion, en se prêtant à des comparaisons,

des associations, des oppositions. Butor appelle cette intelligence à développer le texte, à le

déplier comme un patron, et le replier pour construire un objet nouveau : « Lecteur qui referez

mieux cette région de mon livre en la lisant, vous ne manquerez pas d'y inclure les

développements qui s'imposent »21. Ce qui est éloigné dans le texte peut être rapproché dans

l’étude, ce qui nous permet de mettre en vis-à-vis deux passages, et donc de mettre au jour les

parallèles dissimulés dans l’œuvre. Au fil de la lecture de Transit ou de Gyroscope, le lecteur peut

être frappé de réminiscences de passages aperçus antérieurement dans le livre. En effet, ces

œuvres sont construites sur des principes de réécriture permanente. Ces échos sont parfois

séparés physiquement par des centaines de pages. Ainsi, dans Transit, une litanie d’inspiration

égyptienne se voit reprise dans chacune des deux faces du livre.

23

19 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard,  Tel, 1945.

20 Voir II.1., infra, à propos de la notion de Sum-over.

21 Transit, B op. cit. p. 123.

Nous avons ici affaire à deux versions des échanges entre prêtre et prince, prince et scribe ;

l’une et l’autre pouvant avoir été lue en premier. Au sein de la même structure syntaxique,

défilent d’autres images, ce à quoi se prête bien la langue de la religion égyptienne riche en

attributions au sujet (ainsi des « Je suis tel animal, telle ou telle partie de tel ou tel dieu ou

déesse » forment de longues litanies dans le Livre des Morts). Butor effectue un décalage dans

une semblable chaîne : voici un autre oracle, composé d'écho et de reflets de mots. La mention

de l’ibis n’est pas innocente : il est le symbole du dieu Thot, réputé pour avoir révélé à l’homme

l’écriture. Est formulée ici, à l’endroit du lecteur, une invitation indirecte à pénétrer dans

l’univers du langage, qui est à la fois chose dite (« mes discours ») et chose transcrite (« mes

tablettes »). Or voici que, d’une tablette à l’autre, d’une page à l’autre, les discours diffèrent : ce

qui est dit est peut-être dit autrement, ailleurs, pourra peut-être être repris, reformulé, déformé.

Tout langage est multiple, susceptible de duplicité mais également de profondeur car l’écho qui

se constitue dans l’esprit du lecteur joue sur le principe d’intertextualité. Ces contrepoints

dépliés dans le temps et l’espace fusionnent dans l’esprit du lecteur comme un chant et son

contre-chant. 22

Les procédés d’écho chez Danielewski relèvent moins de la réécriture que de la

variation : puisqu’il n’y a pas de version canonique, qu’une face n’a pas autorité sur l’autre, il

n’existe rien d’autre que deux versions possibles, à la fois indépendantes et complémentaires.

Au lieu d'être univoque, l'écrivain à deux voix choisi l’équivocité. Ce qui est en jeu ici est la

notion de point de vue. Le lecteur n’a jamais accès à un réel complet et objectif, mais

simplement au dialogue imprévisible de deux subjectivités qui renvoient à deux réalités

p.195 Face AHUITIÈME HOMMAGEUN JOUR NOUS CONSTRUIRONS LES PYRAMIDES (...) Un prêtre dira au prince : « Je suis un lion comme toi  », et c'est le lion qui lui répondra «  Viens avec moi dans mon sanctuaire », et un scribe dira au prêtre : « Je suis un ibis, comme toi », et l'ibis lui répondra : « Viens dans mes discours ».

p.19 Face BDIXIEME HOMMAGEUN JOUR NOUS CONSTRUIRONS LES PYRAMIDES (...) Un prêtre dira au prince : « Je suis un vautour comme toi », et c'est le vautour qui lui répondra : « Viens avec moi dans mon pèlerinage de vautour  ». Le Nil est rouge comme du Sang.

Un scribe dira au prêtre : « Je suis un lion comme toi », et le lion répondra : « Viens dans mes tablettes ». On fait passer un gué au bétail.

2422 cf. infra, II B.

différentes tout en se rencontrant sur l'espace de la page. Dans Only Revolutions, il existe une

multiplicité de rapports possibles entre ces textes correspondants, dont nous allons examiner

les différentes modalités.

a) Elle peut être d’ordre dialectique, comme cette prise de positions sur l’amour et la liberté23 :

Les argumentations inversées se répondent l’une à l’autre, et enserrent thématiquement le récit

qui mènera de la rencontre amoureuse des deux narrateurs à leur mariage puis à leur

séparation tragique. Leur absolue liberté initiale est à la fin du livre abolie dans l’angoisse

absolue de la perte de l’autre. Cet exemple révèle le dilemme fondamental auquel sont

confrontés les personnages : comment aimer, comment s’attacher, sans renoncer à la liberté

constitutive de l’individualité, et qui plus est de l’individualité adolescente ? L’amour comme la

liberté sont des principes essentiels, mais selon l’avis de cette doxa du bord de la route, toujours

prête dans Only Revolutions à proférer conseils et avertissements, les idéaux sont universellement

malmenés.

p. S/20A WIZENED CLERK and IRREGULAR FARMER :-Love's all.-Liberty, THE BROKE ONE objects.-Love and Liberty are one.-And Marriage ? WhereLove accepting Liberty's endsecures Love's undoing.(...)

S/21So scoffs a TAXED STEELMILL WORKER to a LAXSTORE CLERK I pass :-Love ! The second most misprised ofhuman goals.-What's first ?-Liberty.

p. H/20A GRIZZLED BEATand RALLY FRO :-Liberty's all-Love, THE BROKE ONE complains.-Liberty and Love are one.-And divorce ? There's howLiberty paying Love's costfinds Liberty lost.(...)

H/21So scowls a RACKED BUS DRIVERto a SLACK MECHANIC I pass :-Liberty ! The second mostmisconstrued of human aims.-Wha'z the first ?-Love.

25

23 «Un EMPLOYÉ FLÉTRI et un FERMIER BISCORNU : -L'amour est tout. / -Liberté, objecté L'ÂBIMÉ. -Amour et liberté ne font qu'un. / - Et le mariage ? quand l'amour éteignant la Liberté assure la fin de l'amour (…). / )L'Amour ! Le deuxième but humain le plus mésestimé. / -Le premier étant ? - La Liberté» ; « une PÉTROLÉE et une COCKTÉLEUSE : -La Liberté est tout. / -L'amiur, se plaint l'ABÎMÉE. / -Liberté et amour ne font qu'un. / -ET LE Divorce ? Qaund la liberté côtisant à l'Amour découvre que la Liberté n'est plus. (…) / -La Liberté ! Le deuxième objectif humain le plus incompris. /- Le preums ? / -L'amour»

b) Le lecteur curieux d’entendre l’autre version de l’histoire, retourne le livre pour l’entendre

dans les termes de l’autre. Le dénouement d’un épisode, l’échec d’une tentative de troc par

Sam par exemple, peut suivre des circonstances radicalement différentes. Le ton du marchand,

obséquieux chez Sam, est méprisant chez Hailey.24

p. S/55 : -Forgive me, your eminence. / I can't accept such riches.

p. H/55 : -Beat it Free Loader and take / your take toxic crap with you.

Le lecteur qui retourne le livre à ce moment ne peut s’empêcher de les opposer, car il établit

instinctivement une identité entre le couple Sam et Hailey, et celui de Hailey et Sam. Chaque

personnage au début de sa narration a une telle tendance à l’auto-glorification et au mépris de

l’autre, qu’on peut en outre se demander si l’on ne doit pas faire correspondre à cela un simple

« non » du vendeur déformé et rapporté comme ce que chacun préférait entendre.

Il est utile ici d’introduire la notion de parallaxe, afin de mieux saisir ce qui est à

l’œuvre dans le rapport entre subjectivité et dualité des textes. Tirée du grec παράλλαξις, qui

signifie « déplacement contigu », elle est utilisée en psychologie pour désigner une modification

de la subjectivité, par exemple dans les différences de perception qu’ont deux sujets d’un même

objet. S’il est à un moment donné un couple formé par Sam et Hailey, la subjectivité de chacun

altère la réalité commune qu’ils vivent, même proches ils sont séparés par la barrière de leur

psychologie propre, de leur identité psychique, de leur identité sexuelle. Dans le livre cette vie

commune est elle-même problématique, ils la vivent à un siècle d’écart, comme si leur point de

vue sur le temps divergeait. Qu’on se rappelle cependant les représentations einsteiniennes de

l’espace-temps comme un plan soumis à des plis, des remous, des contorsions. Sam et Hailey

sont infiniment proches et infiniment lointains, à l’image des deux couvertures, ou selon le mot

de Jean Cocteau dans le Testament d’Orphée « des deux côtés de la médaille ».

La possibilité d’une réalité commune, entre des êtres humains, même entre les membres

d’un couple est mise à mal par le dédoublement de la narration qui ne cesse de révéler des

différences dans la nature même de ce qui est perçu. Chaque narrateur évolue dans son

continuum temporel propre. Il existe donc au moins deux couples intervenant dans Only

Revolutions : Sam et la Hailey de Sam, Hailey et le Sam de Hailey. Il y a deux récits séparés,

distincts, que le lecteur ne cesse de confondre en vertu de l’identité des noms et de rapprocher

du fait de la similarité des épisodes, sans jamais pouvoir les faire coïncider complètement. À

26

24 «-Pardonnez moi, votre éminence, je ne puis accepter pareilles munificances.» et «-Casse toi, Parasite, et emmène tes rebuts avec toi.»

travers ces procédés, c’est la notion même d’unité du couple dans ce qu’elle a de plus paradoxal

qui se trouve interrogée. Ce désalignement est d’autant plus marquant quand il touche

l’expérience intérieure, intime, la relation au corps :

p.S/201 He gently strokes Hailey's cheek

p. H/201 He slaps me hard across the cheek25

Nous avons affaire ici à deux événements antithétiques, dont le développement fait entendre

deux sons de cloche bien différents.26

La cour faite avec acharnement, chez Sam, par le patron libidineux, et la tentative de viol

racontée par Hailey correspondent aussi à des schémas de lecture différents, sexués. Le choix

du verbe «to coo » (roucouler) exprime bien le sentiment que même si Hailey refuse ses avances,

elle flirte néanmoins avec le patron, en le dominant au passage. Du côté de Hailey, la

p. S/203SoftlyVIAMEPOLIS(...)reaches over and kisses the back of her hand.Bowing down to the ground.I start twitching.She doesn't even try to kneehis schnoz, merely twirls herLeftwrist Silvergold Twist.Perhaps even moved. Before cooing :-Go on, too safe. Have a taystee.A MopshiLulopBobPopLay. Until it's my turn.I'll ride you with hurt, slide my jive toyour wife. Eventually just burn you alive. Kay ?

p. H/203-Come here now and gobble my nob.ScaryVIAPAPONACCIslick with spittle, lips atwitching,grips me by the back of my head to winch me downI don't resist.I don't even try to kickhis shins, merely twirling my Lefwrist Rosegold Twistif with a tired stammer adding :-Go on, shtake your shot. Give me everythingyou got. A Whambangbangmeslam. But then it's my turn. Civil & Criminal. Harassment.Assault. You'll lose lots. And you'll do time.

27

25 « Il caresse doucement la douce joue d'Hailey» et « Il me flanque une gifle ».

26 « Doucement VIAMEMOPOLIS, les lèvres toutes sèches et passablement nerveuses, se penche et lui fait un baisemain. Il s'incline jusqu'à en toucher le sol. Je ne tiens plus en place. Elle n'en profite même pas pour lui éclater son pif, fait juste tourner son Bracelet d'Or et d'Argent. Quasi émue. Puis elle roucoule : -Vas-y, lance-toi. Goûte-moi ça. Un toutpetitpetitpeu. Puis ça sera mon tour. Je t'apprendrai la vie, j'irai causer à ta rombière. Et te ferai rôtir vif. D'ac ?» et «-Viens par ici et bouffe-moi le nœud. / Le terrifiant VIAPAPONACCI, la bouche écumante, les lèvres qui tressautent, m'attrape par les cheveux et me ploie la tête. Je ne résiste pas. Je n'essaie même pas de le frapper aux tibias, tripotant simplement mon Bracelet Rose et Or tout en bafouillant avec lassitude : -Vas-y, prends ton pied. Donne moi tout ce que t'as. Du bimbamboumvlan. Mais après ça sera mon tour. Tribunal. Harcèlement. Agression. Tu perdras beacuoup. Tu finiras en tôle.»

confrontation est plus froide, désabusée, évoquant le calvaire juridique qui s’ensuivrait si le

patron allait jusqu’au bout du harcèlement sexuel.

Un personnage raconte toujours sa propre histoire. On peut alors postuler que Only

Revolutions nous confronte à la fois à la notion d’univers parallèle, où une multiplicité

d’événements alternatifs sont réalisés, à la faillibilité intrinsèque d’un témoignage toujours

subjectif, et au pouvoir de la fiction de faire coexister des entités inconciliables. Si le but des

pétrarquistes était d’atteindre une harmonie supérieure en alliant, par le langage, des principes

contraires, nous pouvons ici supposer une revisitation par Danielewski de cette discordia concors

à l’échelle du livre pris dans son ensemble. De même que dans Rashomon d’Akira Kurosawa,

adapté d’une nouvelle d’Akutagawa Ryūnosuke, chaque personnage raconte sa propre fiction,

son cosmos dont il est le centre. Chacun déforme les faits et trompe son auditoire, n’a des faits

qu’une vision limitée et se trompe lui-même.

Toutefois, quand le narrateur se retrouve seul, la narration d’Only Revolutions échappe à la

logique de la parallaxe pour tomber dans un parallélisme tout aussi paradoxal, motivé par

l’absence même de l’alter ego : il arrive alors dans l’absolu la même chose à chaque narrateur.

Par exemple à la page 29 de Only Revolutions, le narrateur est attaqué par une foule27 alors que

l’Autre s’est mystérieusement éclipsé (cf. aussi la course-poursuite avec la police, alors que

l’Autre est hospitalisé, p. H/106 - S/106).

Ici la syntaxe employée est identique, mais le lexique varie. « Lynch » renvoie à la pratique du

lynchage encore courante en 1887, alors que « Whack  » appartient à un lexique des années

soixante. La connotation joue ici le rôle de couleur historique, teinte ou sonorité toujours en

accord avec la date de la chronomosaïque. Du fait de la concurrence des temporalités, au sein

d’une seule narration, entre le temps du récit et celui de l’Histoire (on le rappelle, la diégèse

s’étend sur une année solaire, du printemps à l’hiver, les notes historiques recouvrent un siècle),

on a compris que le fil du récit était fluctuant, puisque chaque page semble s’inscrire dans un

p. H/29 : I'm overwhelmed by Them.Slapped. Mauled. Bound.Bludgeoned. Fried. Whacked.Everybody gets a turn.-Me, Them reek.-You, Them bleak.

p. S/29 :I'm overwhelmed by Them.Raped. Defied. Tried.Lynched. Staked. Despised.Everybody gets a turn.-You, Them bash.-Me, Them smash.

28

27 «Je suis dépassé. Giflée. Malmenée. Ligotée. Matraquée. Grillée. Dérouillée. Tous s'y mettent. -Moi, Eux puant. -Toi, Eux austères.» et «Je suis dépasse. Violé. Défié. Éprouvé. Lynché. Parqué. Méprisé. Tous s'y mettent. -Toii, Eux frappant. -Moi, Eux frappant.»

contexte historique distinct de celles qui l’entourent. Le principe de continuité, nécessaire à

l’unité de la fiction, est de ce fait constamment menacé par une instabilité lexicale due à la

perception, peut-être altérée, de cet univers fluctuant. Sur l’espace contenu par une seule page

(H/13) les « EIGHTEEN NEWLYWEDS  » rencontrés par Hailey deviennent, à l’entrée de

chaque nouveau paragraphe, « TWENTY DIVORCÉES », puis « THESE THIRTY-SIX RISING

CAREERS », « THESE NINETY FIRED & UNEMPLOYED »28, exprimant une progression qui

est celle d’un temps démesurément accéléré, alors que les figures anonymes supplient le

narrateur de rester avec eux, de rester sur place, c’est-à-dire de ne pas passer à la page suivante

(« O hang on please »). Mais pour Hailey comme pour Sam, il est impossible de rester sur place :

leur mentalité de fugitif (Sam commence le roman en s’annonçant « contraband », terme

désignant un esclave en fuite dans le jargon du Sud de la guerre de Sécession) leur intimant

d’aller toujours de l’avant. Le groupe nominal employé a beau changer de nombre et de nom, il

est attendu du lecteur de percevoir derrière ces différentes dénominations le même groupe

rencontré. Son expansion permanente semble renforcer littéralement l’intensité de leur

présence, le poids de leur demande.

On peut toutefois se demander si n’est pas mise en jeu ici la manière dont le lecteur a été

habitué, au cours de ses lectures précédentes, à reconnaître dans des périphrases différentes, et

même des pronoms qui se substituent littéralement au nom, la désignation d’un référent

unique, ici l’idée d’un groupe d’interlocuteurs ? Sam dans son affrontement burlesque avec

THE ENORMOUS HURL OF A DUDE (p. S/19), dont le nom à rallonge augmente l’aspect

imposant, va successivement l’appeler THE GARGANTUAN HURL OF DUDE (p. S/20) et

THAT SCORCHED LURCH OF A DUDE, puis THAT SCORNED BAR OF A MAN ( p.

S/22)29. Si la dénomination est en mouvement, c’est qu’elle intègre les péripéties (« scorched »,

brûlé, car ils se roulent tous les deux dans un feu), et le ton même de Sam d’abord effrayé puis

amusé du ridicule de son poursuivant. Le nom propre du patibulaire chef de service à la

taverne de St Louis dans la narration de Sam est successivement VIADADONACCI,

VIAFOFONACCI, VIALOLONACCI, VIATITONACCI de la page 151 à la page 162, etc.

Que cette surenchère dans la mobilité du langage soit le reflet d’hyperboles volontaires, le fait

de l’humour ou de substances hallucinogènes, ou des transformations d’un monde proche du

réalisme magique, ils jettent un flou sur les contours de tout ce que ce que rencontrent Sam et

Hailey, qui semblent parfois en prendre conscience : « Why does everything go that way except

US ?  » (H/178-S/178). Une certaine souplesse mentale de la part du lecteur embrassera la

29

28 « CES DIX-HUIT FIANCÉES (…) VINGT DIVORCÉES (…) TRENTE SIX BATTANTES (…) CES QUATRE VINGT DIX CHÔMEUSES. »

29 « L'ÉNORME DRÔLE D'OSTROGUS (…)LE GARGANTUESQUE OSTROGUS (…) CE BALOURD BRÛLÉ D'OSTROGUS (…) CE MÉPRISÉ DE PRIMITEUX.»

quantité de ces qualités et ces orthographes changeantes : il procédera à une perpétuelle

reconstruction et réévaluation du sens de l’action.

Le passage par les deux faces du livres, et par les hasards de la lecture non linéaire entraînent ainsi

des mises en relations. Le texte et son double, le sujet et son alter-ego, l’un et l’étrange sont pris dans

des échanges et perçus dans leur croisement. L’autre sexe, l’autre côté, l’autre culture dont les

langues diffèrent impliquent l’introduction de l’erreur possible, de l’alternative possible. Nous

espérons mieux les comprendre, au-delà des paradoxes et des incompréhensions soulevés au

premier contact. Dans Transit, présenté en vis-à-vis sur une double page s’opposent ainsi la

correspondance d’un marin portugais avec son armateur, et celle d’un Japonais avec son empereur :

On voit la contradiction qui résulte de la rencontre de ces deux cultures, et par cette

comparaison nous saisissons la surdité des personnages vis-à-vis de l’étranger. D’un passage à

un autre, par synthèse, opposition, fusion, nous apposons au Génie du lieu un véritable

« Génie du lien »30 selon l’expression de Dällenbach. La disposition des textes n’est donc pas

un caprice esthétique mais l’expression du pari d’une énergie nouvelle conférée à la

construction du sens. L’aptitude du lecteur à relever des différences, à opérer des synthèses est

au cœur de ce processus :

« Le texte [...] se fragmente et c'est la multiplicité graphique, dans des œuvres

comme Mobile ou Boomerang, qui organise les données permutées en un chassé-

croisé. La structure est révélatrice du sens : c'est en effet à travers une répétition

contenant des variations que le lecteur peut dégager cette mobilité, l'impulsion

même donnée par la réalité.31»

A la lumière du travail de Butor, on voit émerger chez Danielewski ces mêmes caractéristiques

d’une lecture basée sur la mise en relation, attributs de ce que nous pourrions appeler une

littérature comparante, une véritable littérature du comparé.

p. B/112 Et vous dis aussi qu'ils ont or en grandissime abondance, parce qu'on en trouve outre mesure en ce pays, et qu'aucun homme n'emporte d'or hors de cette île parce que nul marchand n'y va depuis la terre ferme, car elle est trop lointaine.

p. B/113 Quelle étrange idée ils ont de venir pour chercher de l'or, alors que de toute évidence le pays de l'or c'est chez eux. Ils ont dû épuiser leurs mines. Quelle étrange avidité ronge leur splendeur !

30

30 Dällenbach Lucien, Butor aux quatre vents, José Corti, p. 21.

31 ABRAHAM Sylvie, Livre-Objet et matières à lecture in Michel Butor et l’Amérique, op. cit., p. 151.

Les débuts du « livre à venir »

En 1954, Maurice Blanchot écrivait dans Le livre à venir des lignes qui s’applique particulièrement

au principe de Mobilité développé dans nos livres à double-entrée :

« Un tel livre, toujours en mouvement, toujours à la limite de l'épars, sera aussi

toujours rassemblé dans toutes les directions, de par la dispersion et selon la

division qui lui est essentielle, qu'il ne fait pas disparaître, mais apparaître en la

maintenant pour s'y accomplir. 32 »

C’est pour Blanchot l’occasion d’essayer de développer un aspect dynamique et multiple de l’esprit

humain :

« L'esprit dit Mallarmé après Hegel est « dispersion volatile » . Le livre qui

recueille l'esprit recueille donc un pouvoir extrême d'éclatement (...).

Mouvement de diaspora qui ne doit jamais être réprimé mais préservé et

accueilli comme tel. 33 »

Nos pérégrinations dans Gyroscope, l’échappée belle d’Only Revolutions et l’aventure de lecture

originale que constitue ces livres en font de véritables lieux de l’expérience humaine. Comme

devant un objet d’art notre esprit est incité à embrasser, habiter l’œuvre. Derrida s’est interrogé

sur la question du sens de lecture qui régit une telle rencontre :

« Un objet d'art spatial, dit plastique, ne prescrit pas nécessairement un ordre

de lecture. Je peux me déplacer devant lui, commencer par le haut ou le bas,

parfois tourner autour.(...) Disons pour l'instant que la structure de cette limite

laisse un plus grand jeu que dans le cas des objets temporels (discursifs ou non)

sauf si un certain morcellement, une mise en scène spatiale précisément (une

partition effective ou virtuelle) permet de commencer en plusieurs lieux, de

faire varier le sens ou la vitesse. 34 » 

Ce à quoi il ajoute cette formule volontairement elliptique : « Mais un livre.». Car le livre peut,

de par sa cursivité, tempérer cette liberté que propose l’objet d’art, tout en recelant un potentiel

rarement exploité auquel Derrida s’était lui-même essayé en 1974 avec Glas où deux textes se

partageaient en deux colonnes distinctes chaque page du livre, laissant au lecteur le soin de les

31

32 ibid., p. 320

33 BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Editions Gallimard, Folio essais, 1954, p. 319.

34 Derrida, Parergon, La vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978, p58.

faire s’interpénétrer. Défi pour l’auteur, défi pour le lecteur, le livre à double-entrée semble

cristalliser cette objection paradoxale. Il provoque la surprise, la circonspection et demande à

sa manière, « Considérez, si c’est un livre », considérez le livre dans ses possibles.

32

II. LE DISCOURS DU LIVRE-MONDE

A. Les dimensions du livre

1. Les livres du livre

De la reprise intégrale du texte de Survie Maya publié en 1993 au réarrangement et à la

réécriture des Récitatifs d’Elseneur paru en 1979, Michel Butor fait de son œuvre prolifique la

matière première du labyrinthe qu’il a entrepris de composer. Ce livre double est à lui seul un

florilège, une petite bibliothèque portative de l'œuvre de Michel Butor, dont chacune des

facettes pourrait être approfondie ailleurs, puisant ses racines dans les livres antérieurs. Chaque

page entretient de manière ouverte des rapports avec le monde extérieur : les autres livres de

Butor, mais aussi les œuvres des artistes invoqués, ou la littérature portant sur les civilisations

évoquées. Butor l’indique très clairement :

p. C/197

Principaux auteurs cités, traduits, adaptés, copiés, imités, transformés,

travaillés, parodiés. Tous les mots ont déjà été employés ; toutes les phrases

sont ombres, variations, résurgences d'auteurs parfois nombreux.

L'individualisation de la référence apporte à nos marécages quelque clarté.

Andersen

Anonyme du manusrit d'Alep

Aztèque via Shahagun

Bai Juyi

Baudelaire

Blake

Cen Shen

Cervantes

Chilam Balam

Chuang Zi

Claudel

Colomb

Daniel

Dante

33

Du Fu

Eschyle

Ézéchiel

Firdousi

Fontenelle

Frois

Gao Shi

Gœthe

Griot kabyle

Han Yu

Hugo

Huysmans

Cette liste qui continue sur la page suivante applique les principes de lectures étudiés par Butor

chez Rabelais : elle relève déjà à son échelle représentative d’une lecture verticale, non-linéaire.

On la parcourt du regard, on remarque ce qui est connu et ce qui littéralement saute aux yeux,

on passe avec plus ou moins de curiosité sur ce qu’on ignore, on en prend peut-être

mentalement note pour plus tard. En effet cette mention servira ultérieurement de repère, de

recommandation lors de nouvelles lectures, de nouvelles recherches. Cette liste de sources

apparaît au sein de texte comme un véritable hymne à l'intertextualité, élevant en art poétique

la nature circulatoire de la littérature 35.

La formulation utilisée par Butor rappelle un essai de Roland Barthes sur la mort de

l’auteur qui décrit le texte comme «fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures, qui

entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation« sans pour autant que

l’auteur accepte tout à fait de mourir car Butor à chaque détour interpelle, envisage son lecteur.

Et s’il est ici vrai que le lecteur est le lieu « où cette multiplicité se rassemble », et que l’unité en

perpétuelle reconstruction de Gyroscope répond bien à l’idée que « l’unité d'un texte n'est plus

dans son origine, mais dans sa destination », en revanche le lecteur n’y est pas cet homme

« sans histoire, sans biographie, sans psychologie » que décrit Barthes, car on a vu combien le

parcours dans Gyroscope dépend précisément des fluctuations de l’attention du lecteur, et

combien il répond aussi à sa personnalité propre. Le lecteur n’est pas seulement le lieu où le

texte se produit, dans ce cas il est responsable de chacune des possibles arborescences du sens.

Butor ne parle pas d’autre chose que cette propension à utiliser les mots comme

résonateurs dans la plage le Fantôme de l'Enfant, au sein de la section Voyant, où il reproduit et

annote un texte qu'il avait écrit pour le film de Jean-Marie Le Sidaner :

3435 BARTHES Roland, La mort de l'auteur, Manteia, 4e trimestre 1968, p. 494.

p. D/183

Puis j'ai pris 13 mots qui me font immédiatement penser à Rimbaud si je les

vois ou entends :

Hallali-Wasserfal-Lactescent-Promontoire-Oméga-Délicatesse-Charité-

Flottaison-Festin-Parade-Clef-Sœur-Phrases

Au sein d’une culture particulière, certains mots ont les propriétés de cette fleur de thé chère à

Proust qui se déplie et se déploie au contact de l’eau. De même, chacun de ces mots qui servent

d’armature à la rêverie de Butor contient potentiellement la remémoration, même diffuse,

même empruntée, de tel ou tel poème de Rimbaud pour le lecteur. Mots attachés à une œuvre,

noms d’artistes rattachant à des œuvres : tout est invitation au voyage, à la lecture, à la

sensation. En plus de tout cela, le réseau de dédicace qui suit scrupuleusement chaque titre de

plage, associe chaque texte à un rapport plus personnel de l’auteur vers une personne, morte ou

vivante, vers qui il décide de faire signe, par amitié, sympathie, admiration, de Chrétien de

Troyes à Christian Dotremont ou Camille Flammarion. Gyroscope compose avec le lecteur

intermédiaire, destinataire, opérateur d’une certaine histoire de Butor.

2. Histoire et histoire

Si Gyroscope se présente sous la forme de réorganisations, de réécritures, Only Revolutions, donne

à lire un texte original, mais qui est lui-même l'objet de variations. D'une narration à l'autre,

comme versions alternatives d'une même trame, d'une page à l'autre, comme si l'histoire était

écrite dans un état à chaque fois différent de la langue, de l’époque, de l’Histoire.

a. Une brève histoire du temps

Venant compléter le dispositif déjà complexe des narrations, la présence sur le bord intérieur de

la page de la « chronomosaïque », ajoute une nouvelle dimension à l'objet textuel d'Only

Revolutions, introduisant notamment un rapport très singulier à la temporalité. La trame du

récit épouse les soubresauts de l'Histoire américaine. La chronomosaïque amène quant à elle

une conscience plus aiguë de l'histoire mondiale, condensée en l'espace de quelques notices.

Elle parle son propre langage d'événements, de fragments de discours radio-télévisés, mais

surtout de catastrophes naturelles et humaines, dont le nombre de victimes est

systématiquement égréné. A mi-chemin entre l'obituaire et l'éphéméride, les antagonismes à

35

l’œuvre de par le monde sont évoqués par les guerres et les matchs de sport, juxtaposant le

futile et le tragique avec l'indifférence, seulement apparente, du chroniqueur :

L'arrière plan tissé par ces rapports de forces constants dit une violence silencieuse, mais ce

sont ces remous de l'Histoire que deux adolescents obnubilés par eux-mêmes laissent de côté et

ignorent : la disposition marginale de cette colonne à côté de la page rythmée du récit principal

est de ce point de vue très explicite. On peut voir dans les brouillons successifs de la première

page de Sam publiés dans un numéro de la revue littéraire Gulf Coast36 que Danielewski avait

dès le départ une écriture densément peuplée de références historiques, mais qu'il a rapidement

extrait le factuel pour laisser plus de jeu à l'expression verbale ; sans vouloir effacer le fruit de

ces recherches, il a donc dévolu un espace précis à l'histoire, que le lecteur peut en permanence

faire communiquer avec le récit en cours, par une multiplicité de liens, d’échos, de contextes.

L'intrication des deux dispositifs est loin d'être purement formelle. Elle forme en effet le

contexte sous-jacent au récit de chaque page, puisque le langage évolue en fonction de la date

indiquée par la chronologie, de même que les noms d'objets (de voiture notamment, dont les

modèles changent du plus primitif au plus futuriste), etc. Cette juxtaposition selon une

esthétique de découpage et de collage fait dans un hypothétique livre d’histoire crée

insensiblement un effet de litanie rappelle aussi la technique du cut-up de William Burrough,

dans une dimension cependant beaucoup moins aléatoire.

Curieux auxiliaire du récit que cette chronologie fragmentaire et factuelle : la

chronomosaïque est aussi une longue chronique mortuaire des populations décimés par les

guerres, les catastrophes. Danielewski recourt systématiquement au verbe « to go » pour

signifier la mort ; cet euphémisme qui rapporte la mort à un départ, signifie une sortie : de la

liste, de la colonne, du texte. Une certaine forme de tragédie de l'histoire s'y révèle : les

individus, les masses, ne sont convoquées par le texte, que pour manifester leur disparition.

p. H/220(m)

April 26 1991

Kutubdia, Maheshkali and Ba of Bengal cyclone,

138,866 go

p. H/176(m) :April 2 1969(...)American 77th Field Artillery, Southern Vietnamese Army, & Mekong river Legion

p. H/177(m)May 5 1969

Celtic Over Lakers

3636 Only Evolutions in Gulf Coast, Volume 19 n°2, Été 2007.

On trouvera dans la liste des noms de personnalités connues ou inconnues du lecteur, les

chiffres anonymes des disparitions, des batailles, des attentats. Toutes ces morts surviennent en

marge d'un récit pour laquelle seule une mort compte, celle de l’être aimé, ce qui repousse la

disparition de toute autre chose dans l’insignifiance totale. Ce matériel non-fictionnel

rassemblé par l'auteur donne l’impression d’un carottage, d’une sonde effectuée dans le tissu

d'un calendrier, dans l'inconscient de chaque génération. Les dates qui se succèdent sont des

repères, des entrées dans une hypothétique encyclopédie. Par ailleurs, les événements dont les

énoncés sont empilés sous une date précise ont lieu dans la semaine ou à quelques mois

d'écart, ce qui renforce la perception d'un temps accéléré.

b. Le rapport du lecteur à la chronomosaïque

La chronomosaïque n’étant pas un texte narratif, elle apparaît au fil d’une lecture épisodique.

Même sans la lire, on ne peut manquer de remarquer sa présence, et comme les colonnes

concurrentes de Gyrsocope, elle s’offre en permanence à l’œil du lecteur qui dévierait de sa ligne

de lecture. On a évoqué la poétique de la liste chère à Butor : elle se retrouve en œuvre ici,

puisque le parcours opéré dans toute colonne est rarement systématique, au contraire, il est

puissamment sélectif, du fait même de la singularité de chaque lecteur. En effet, pour qu'un

nom d'événement ou de personne, dénué de tout contexte explicatif, fasse sens aux yeux d'un

lecteur particulier, il faut qu'il s'agisse de l'écho d'une information qu'il a déjà assimilée.

Comprendre la référence c'est donc littéralement faire le lien avec un savoir acquis, fût-ce

inconsciemment. La perception de la chronomosaïque dépend donc profondément de la

culture propre du lecteur : son âge, son niveau d'études, ce qu'il a entendu à la radio le matin

même... Par exemple, pour un lecteur français, la note suivante peut rejaillir singulièrement au

milieu d'une suite d'événements obscurs :

p. S/349(m)

Oct, 4 1964

(...)

Jean Cocteau goes.

Les fragments de discours en italique (comme les dialogues du récit), allant du mot unique à la

quasi-phrase, fait penser à une radio dont on attraperait au vol des mots individualisés, issus de

discours plus étendus, tout en traversant les époques. Il est à noter qu’ici chacune des mentions

est le rappel d'un événement historique, d'une histoire particulière, qui constitue en soi une

37

incitation à la recherche. Il aurait autrefois été très difficile de retrouver un discours à partir

d'un simple mot ; aujourd’hui, une recherche Internet est parfaitement adaptée à l’enquête à

partir des mots-clés que fournissent les éléments de cette liste. Une date, une suite précise de

mots, entrée sur un moteur de recherche, peuvent nous permettre de remonter jusqu’au

contexte initial. Internet est en passe de devenir une vaste mémoire souterraine du monde : des

décennies et des décennies de journaux, de gazettes sont dores et déjà scannés et accessibles

aux moteurs de recherches, remplaçant la consultation qu'on pouvait en faire sur micro-film en

bibliothèque. Chacune de ces mentions est donc potentiellement une piste à suivre ; sans

qu'aucune soit obligatoire, chacune est une possibilité ouverte à l'éventuelle curiosité d'un

lecteur, pouvant le plonger dans des pages entière d'Histoire.

Si l’on s’essaye à cet exercice, l'on trouve, à la page H/166(m),

Jan 28 1982

Dozier.

Flynn's Icy Chin Save.

Nueva Trinidad's

500 guerrillas.

Gdansk clash.

Livermore labs

& 170 arrests.

-to stay the course

to shun retrat, to weather

the temporary.

Carrollton to Montgomery

Zacatecoluca surrender.

Poznan's 194 arrests.

Banque Rothschild.

Northa Atlantic

&Ocean Ranger, 84 go.

John Z DeLorean.

Ahmed Fuad Mohieddin.

Burma, 3 battalions

& Kun Sha.

12 gunmen, Kuwaiti Jetliner

&105 hostages.

Philp Caldwell

&United Auto Workers.

Afghans & Soviet gas,

38

3,000 go. Charles Haughey.

Claus von Bulow

EPA & hazardous waste.

Daniel Ortega Saavedra.

Ainsi « Carrollton to Montgomery » fait référence à l'immense manifestation protestant contre

une fraude électorale visant à faire taire le vote des noirs en Alabama qui s’est étendue à cette

date entre les deux villes, et « to stay the course, to shun retreat, to weather the temporary » se trouve

être un extrait d'un discours de Ronald Reagan sur l'économie, qu'on pourra retrouver dans les

archives de journaux numérisées :

(Pittsburgh Post-Gazette du 8 Février 1982)37

Dans le cas précis d’Only Revolutions, l'extrait est sélectionné par l’auteur de manière à

transformer par exemple un discours politique en aphorisme à dimension poétique : tout en

suggérant la récession économique de l'époque, cette déclaration de fermeté entre en résonance

avec la narration principale, dans laquelle Sam vient de repousser les avances d’une femme par

amour pour Hailey, le tout sur fond de difficultés financières. Ici encore le lecteur est libre de

faire des associations, des combinaisons et dispose à cet effet d’un vaste matériel de recherches.

3937 http://news.google.com/newspapersnid=112=PE4NAAAAIBAJ&sjid=km0DAAAAIBAJ&pg=5787,1647537

Le 18 janvier 2006, cependant, la chronomosaïque s'arrête net : c'est en effet le jour précis

où Danielewski a annoncé la fin de la rédaction d'Only Revolutions. Cependant, les dates

continuent à défiler au dessus de colonnes vides, jusqu'au 19 janvier 2063 qui vient achever le

centenaire de Hailey. Cette colonne vide, qui apparaît au moment où l'histoire dépasse le

présent de l'auteur, agit à la manière d'un long point d'interrogation : quelle histoire se perpétue

alors, au-delà de ce repère ? Le lecteur est naturellement incité à compléter ce qui sépare son

propre présent de la publication du livre, énumérant les deuils plus personnels vécus dans cet

entre-temps, les catastrophes inédites, les remous géopolitiques dont il entend l’écho dans les

média, mais plus encore s'interroge sur ce qui est à venir. Si l'histoire écrite dans les marges du

livre se compose de la litanie des morts, n'y a-t-il pas, dans les marges vides de l’Histoire repliée

dans ces pages, en devenir, la mort de l'auteur, et même celle du lecteur ? L'histoire de Sam et

Hailey, continue indifféremment sa course parallèle.

3. Le livre d'une infinité de livres

Comme Butor, qui n’a pas donné de point de départ spatial unique à son livre,

Danielewski semble avoir voulu se soustraire à la contingence d’une période à laquelle fixer

son récit. On connaît la critique acerbe du roman que Breton emprunta dans le Premier

manifeste du surréalisme (1924), sur la contingence insupportable de l’incipit « la marquise sortit

à cinq heures ». Danielewski, dans une décision qui est assez caractéristique de son approche

de la tradition, prend acte de cette objection, et la retourne en en faisant le moteur d’une

proposition originale de nouvelle forme narrative. S’il est vrai que choisir une date plutôt

qu’une autre, situer son histoire à l’époque contemporaine ou dans les années 30, sont des

possibilités aussi contingentes et aussi artificielles les unes que les autres. La réponse de

Danielewski est ce dispositif où l’histoire se déroule non dans un laps de temps défini, mais à

travers une trame temporelle paradoxale qui englobe des époques différentes. En effet, le road

trip de Sam et Hailey pourrait se dérouler en puissance à tout moment de l’Histoire des États-

Unis d’Amérique, passée, présente, future.

Une première façon de rendre compte intuitivement de cette temporalité conflictuelle

consiste à faire appel à une forme de réalisme magique, selon lequel Sam et Hailey vivent dans

leur temporalité singulière, où ils vivent en un an un siècle d’histoire. Dans le cours de leur

narration, ils ne mentionnent pas des dates, mais des saisons. Les héros vivraient donc au

ralenti dans un monde accéléré, cette perception du temps qu’on pourrait attribuer à un être

éternel, ou sur-naturel, indépendant du calendrier des hommes. Ceci est vrai si l’on suppose

40

que c’est la même histoire qui se continue de la page 35 à la page 36, mais l’on

pourrait imaginer que ces deux fois 360 pages numérotées à la suite des autres mais

datées à des mois et des années de distance appartiennent chacune à un référentiel

temporel propre. Chaque page serait ici associée à une possibilité de récit qui se

déroulerait exclusivement sur l’année en question. Ce seraient ces feuilles volantes qui

auraient été reliées dans un ouvrage transtemporel, et s'il y a 360 manières de raconter

l'histoire de Sam et Hailey en 100 ans, on aurait devant les yeux la première page du

premier livre, la 170ème du 170ème et ainsi de suite. La mention introductive de

l’ouvrage, « Only Revolutions, The Democracy of Two, Set Out & Chronologically Arranged 38

», prend littéralement tout son sens : la juxtaposition des pages dans un ordre

chronologique fournit justement cette illusion de continuité permettant de surmonter

les faux raccords permanents auxquels le lecteur se heurte. Le concept même de ce

livre où coexistent tous les temps possibles serait ainsi une prodigieuse antithèse des

cinq heures de la marquise. Le nom énigmatique de la dernière voiture mentionnée

nous pousse dans cette direction :

p. H/313

Leaving Sam’s Sumover Linx

car « Sumover » pourrait faire référence à la formule «s um over paths » utilisée en

mathématiques. Une telle option est favorisée par le fait que la plupart des autres

modèles de voitures futuristes (à partir de 2006) empruntent leur dénomination à la

culture scientifique : de la Pontiac Planck à la Jeep Gluon (particule subatomique), en

passant par la Subaru SUSY (pour « SuperSymmetry », une théorie de la physique

fondamentale). La théorie du Sumover, développée par le physicien Richard Feynman,

nous intéresse particulièrement car elle énonce que les particules sub-atomiques à

grande vitesse ne se déplacent pas du point A au point B d'une seule manière mais en

empruntant simultanément une infinité de chemins, du plus simple au plus complexe,

comme l’illustre le schéma de la page suivante 39.

41

38 En Français : « O Révolutions, La démocratie des deux, Exposée & chronologiquement disposée »

39 http://www.aei.mpg.de/einsteinOnline/en/spotlights/path_integrals/index.html

On pourrait donc ici voir à l’œuvre une interprétation littéraire d'un des principes fondateurs

de la physique quantique, laquelle demanda au monde scientifique une réforme des principes

de causalité et de linéarité traditionnels. On remarquera d’ailleurs que ce principe de sum-over-

paths est aussi appelé sum-over-histories soit « la somme de toutes les histoires ». Nous rejoignons

symboliquement ici le principe d’une lecture non-linéaire que nous avons développé : il existait

pour l’auteur une multitude d’histoires possibles, il existe pour le lecteur une multitude de

parcours de lectures possibles. Cet éventail de possibilités est restreint esthétiquement aux

limites physiques d’un livre, mais elles sont repoussées bien au-delà de celles du roman

traditionnel.

La Sumover Linx rappelle par sa syntaxe la Ford Mustang, mais Linx n'est pas l'écriture

correcte du lynx et l'on pourrait le rapprocher de son homophone « links », liens. Or notre

lecture est bien le fait de cette somme de chaînons, tout comme le livre est la somme de tous les

liens possibles. La fresque devient mosaïque, composée d'une multitude de fragments

individuels qui composent ensemble un grand dessin.

42

B. Pour une représentation du Nouveau Monde

Il était une fois l’Amérique.

Les deux faces de Transit sont précédées d’une dédicace : « aux inventeurs d'Amérique »

pour la face A, « aux découvreurs d'écriture » pour la face B. Interrogé à leur sujet, Butor

répondit : « J'ai croisé les deux expressions pour que tout apparaisse comme métaphore : l'Amérique est

une métaphore de l'écriture et l'écriture une métaphore de l'Amérique, de tout nouveau monde » .40 Aux

inventeurs d’Amérique plutôt qu’aux découvreurs, comme si l’Amérique était moins un

continent qu’une invention de l’esprit, comme si l’écriture de son côté révélait pan par pan le

paysage d’un continent inconnu. L’invention de l’imprimerie par Gutenberg et la découverte de

l’Amérique par Christophe se constituent en événements fondateurs de l’histoire moderne

mondiale. L’histoire de l’Amérique s’est imprimée, s’est publiée en même temps qu’elle se

faisait, depuis sa constitution jusqu’au développement de la presse et de la publicité. Butor

nous invite à explorer de manière concrète ce lien entre un territoire et l’univers de mots et de

représentations qui le recouvre. A travers son essai de représentation des Etats-Unis, Butor

pose la question des moyens littéraires pouvant rendre compte de cette complexité.

1. Une Amérique à double fond

Le récit fait au retour des Etats-Unis est en France une tradition établie depuis Tocqueville :

Mobile est la réponse faite par Michel Butor à cette attente de la scène littéraire parisienne à son

égard après son invitation à résider pour six mois dans la banlieue de Philadelphie pour

enseigner au Bryn Mawr College en 1960 41 . À l’encontre des romans et des récits de voyage

conventionnels, Butor fait le choix d’un patchwork : un véritable montage de citations et de

notes réparties le long de l’égrènement méthodique des villes et des États du territoire des

États-Unis. Il embrasse ainsi la multiplicité inhérente aux États-Unis plutôt que de la subsumer

dans une œuvre linéaire. Cette initiative, qui a poussé les éditions Gallimard à sortir des

43

40 BUTOR Michel, Curriculum Vitae, op. cit., p. 237.

41 GERMAIN, M.- O. et MINSSIEUX-CHAMONARD, M. (sous la direction de), Butor ou l'écriture nomade, Catalogue de l'exposition à la BNF, 2006.

sentiers battus, a fait scandale et l’ouvrage a été sèchement jugé car trop expérimental42, trop

transgressive des codes d’écriture connus. Le choix du collage permet pourtant judicieusement

de cerner l’Amérique à travers ses propres représentations, permettant presque d’établir une

correspondance spéculaire entre texte et territoire. Parmi ses matériaux de base, Butor

sélectionne et traduit des extraits de réclames et de grands catalogues. Georges Charbonnier

compare l'utilisation par Butor du catalogue Sears and Roebuck - qui jouissait à l’époque d’une

extraordinaire popularité aux États-Unis -, à la curiosité artistique des Surréalistes à l’égard du

catalogue de la Manufacture de Saint-Etienne. En effet, la somme de ce qui est dispersé dans

les centaines de journaux où s’épanouit l'inconscient collectif, est littéralement condensée et

répertoriée dans ces énormes tomes, véritables « bibles » de la vie quotidienne. La classification

des objets usuels, ainsi que des adjectifs et des couleurs qui les désignent, met réellement en

valeur la rhétorique de la société de consommation.

Au sein de ces collages Butor met à jour certains pans de l’histoire d’un peuple frappé

d’amnésie sélective : « Pour l'Europe, c'est seulement à partir de la Libération que les États-

Unis sont ressenti comme ayant un passé (...) Cette Histoire s'est révélée comme ayant des

doubles-fonds. » 43 Car en dessous de l’histoire blanche, construite sur l’idéal d’un territoire

vierge, est camouflée une histoire rouge niée, celle des Amérindiens. De la même manière, le

vernis de la société du melting-pot a tendance à faire oublier les empreintes laissées par la

Ségrégation. Grâce à des alignements à gauche et à droite bien marqués, Butor insère par

exemple à la verticale une liste de marques d’automobile (Chevrolet, Chrysler, Clipper,

Continental, Dodge etc...) au beau milieu du Traité de William Penne avec les Indiens

Delaware, daté de 1681

« (...) que nous puissions tous vivre en amour et en paix les uns avec les autres,

ce que je l'espère, le Grand Dieu nous inclinera à faire vous et moi » .44

dont les promesses hyperboliques sont restées ironiquement lettre morte dans l’histoire de la

construction des États-Unis. L'anachronisme de cette juxtaposition s’impose comme un

présage menaçant de l’invasion des routes à venir. D’autres passages dénonceront le racisme

d’un monstre sacré tel que Thomas Jefferson, qui se réclame de la science pour « démontrer »

44

42 Un exemple, au sujet de Mobile, assez représentatif de la réception française du Butor post-«Nouveau Roman» : «l'avenir du mobile en littérature est dans les steppes du lettrisme, des onomatopées et des grognements d'animaux. Bref on ne trouvera pas dans ce gros livre, en dehors des citations, ni une phrase ni une pensée qui méritent un instant d'attention» Roger Kanters « L'Amérique en butorama », dans le Figaro Littéraire, n°828, 3 mars 1962.

43 CALLE GRUBER Mireille, (textes réunis et présentés par), Butor et l'Amérique : colloque de Queen's University, l’Harmattan, 1998, p. 254.

44 BUTOR Michel, Mobile, Étude pour une représentation des États-Unis, Éditions Gallimard, 1962, p. 77.

l’inaptitude de la race noire à l’élévation intellectuelle, déclarant qu’un « animal dont le corps

est au repos et qui ne réfléchit pas a tendance à s'endormir » 45 . Or, le culte voué aux pères

fondateurs par la société américaine a imposé l’ignorance ou le refoulement de ce genre de

«  dérapage » . Butor témoigne que leur révélation a créé un choc auprès de ses lecteurs

américains. La réalité de la ségrégation est rappelée de manière elliptique dans le texte par la

mention « for whites only » 46 sous le nom des villes des États du Sud. Ce rappel devient au fil

des pages « ...whites only», puis « ...only », comme pour lexicaliser le processus

d’accoutumance lié à la répétition. En effet, le racisme ordinaire intègre très naturellement ces

panneaux dans son paysage. Dans le mot orphelin « only », résidu de l’expression « for whites

only », se condense le paradoxe au fondement des Etats-Unis : une liberté conquise par le

principe d’exclusion. Le paradoxe est annoncé dans le titre même, par un terme riche de sa

polysémie : « Mobile » ; mobile comme la civilisation américaine, comme le lecteur dans le

livre, comme le nom d’une des villes symboliques du racisme du Sud.

Butor sous-titre son ouvrage Étude pour une représentation des États-Unis, or c’est précisément à

un projet d’une telle ampleur que Danielewski se livre, de l’intérieur cette fois.

« C’est un hymne autant qu’une critique des notions d’adolescence, de la

manière dont on vit, adolescent, aux Etats-Unis. L’Amérique est évidemment

un des personnages centraux du livre. Le pronom « nous » (US en anglais) est

imprimé en capitales dans le livre, et c’est donc aussi des Etats-Unis qu’il s’agit.

En français, c’est encore plus fort, parce que « nous » peut se lire «No US».

Nous qui refusons l’Amérique…47»

Deux êtres, deux états d’esprit singuliers forment la démocratie dont parle le sous-titre inscrit

sur la page de garde « The Democracy of Two / Set out & Chronologically Arranged 48 » . Cette

démocratie des deux en mouvement au milieu du proverbial « land of the free », n’est pas exempt

de la peur de l’autre puisqu’en contrepartie du « US », la troisième personne du pluriel n’est

jamais écrite « they », mais « Them » avec une majuscule qui érige en vision du monde la

dichotomie « US » contre « Them » (noUS et Eux). Cette division paranoïde du monde qui fait

du reste de l’humanité un ennemi, ou du moins la réduit à la condition d’étranger hostile, n’est

pas sans rappeler la rhétorique étudiée par Hofstadter dans The Paranoid Style in American

45

45 Mobile, op. cit., p. 123.

46 Ibid, p. 23.

47http://didier-jacob.blogs.nouvelobs.com/archive/2007/09/13/au-cœur-de-raconter-entretien-avec-mark-z-danielewski.html

48 «La démocracie des deux / exposée & chronologiquement disposée »

Politics. Selon lui, cette opposition développée dans des discours d’extrême droite a pénétré

durablement la psyché américaine, se déclinant en la peur des Noirs, des catholiques, des

communistes 49 qui alimentent des théories du complot la conception d’un ennemi intérieur

rampant. Hofstadter cite pour caractériser cet état l’anthropologue Norman Cohn : « the

megalomaniac view of oneself as the Elect, wholly good, abominably persecuted, yet assured

of ultimate triumph ; the attribution of gigantic and demonic powers to the adversary 50», ce

qui correspond tout à fait aux propos hyberboliques de Sam au début de sa narration (p. S/48

« Sure Them’s still after me »).

2. Sur la route

Butor devine que c’est par le biais de ces routes qu’il pourra saisir l’Amérique ; de même

Danielewski choisit la forme primordiale depuis On the road de Kerouac, du road-trip. Si nos

deux auteurs se rejoignent ainsi sur la route, c’est qu’elle est une clef essentielle à la

compréhension de la civilisation américaine. L’Amérique du Nord s’est en effet dotée d'un

réseau extensif de routes et d'autoroutes, mais l’on pourrait considérer que c'est en fait

l'Amérique elle-même qui s’est déclinée le long de ces routes, en se déployant de part et d’autre

des rails et du bitume. Suivant le culte de la mobilité, on est finalement toujours en transit, et

les arrêts n’y sont que momentanés, avant de revenir « on the road ». Littéralement, il existe dans

certaines villes américaines des endroits inaccessibles au piéton, peut-être parce que le choix

civilisationnel du tout-à-l’auto génère notamment une autre perception des distances, du

déplacement. Ainsi, la prééminence du réseau de circulation sur les villes peut encore se lire

dans ces longues chaînes de petites villes du Middle-West qui se suivent dans l'ordre

alphabétique, le long du parcours des anciens chemins de fer.

Butor en tire un principe d’écriture : Mobile sera une traversée à toute-allure des

cinquante états du territoire des États-Unis en voiture, en avion, en esprit, entre deux villes

homonymes, Cordoue dans l’état d’Alabama et Cordoue dans l’état de l’Alaska. L’homonymie

persistante des noms de lieux, donnés par les colons à des villes, des montagnes, permet de

troublantes ubiquités. Où est-on réellement quand on est à Springfield, ou à Cordoue ? Dans

plusieurs Etats à la fois, et même dans la ville d’Europe dont les colons ont emprunté le nom,

pour se redonner des repères dans le Nouveau Monde. On pourrait même ajouter, « quand »

est-on ? Car Mobile précise bien à chaque mention d’une heure s’il s’agit du « temps central »,

46

49 HOFSTADTER R., The Paranoid Style in American Politics, Harper’s Magazine, novembre 1964, p. 77-86.

50 « La vision mégalomane de soi comme l'Élu, absolument bon, abominablement persécuté mais convaincu de son triomphe final ; l'attribution de pouvoirs immenses et démoniaques aux avdversaires.»

du « temps oriental », ou du « temps des montagnes » . Le territoire américain est si vaste qu’il

couvre six fuseaux horaires : en s’y déplaçant on y perd, on y gagne des heures. A l’échelle

d’un continent, aller d’Est en Ouest c’est aussi parfois aller à rebrousse-temps.

La route, avec ses panneaux, ses indications, ses avertissements et ses signes de

circulation demande à être lue. La route est peuplée de noms de villes, de potentialités

d’aventure que sont les sorties d’autoroute. Butor souligne dans sa conférence du Petit Odéon

la récurrence troublante des même noms, des mêmes patronymes : sur la même autoroute

traversant les Etats-Unis on rencontrera une trentaine de Springfield, comme si l’on était

coincé dans une boucle angoissante, dont il serait impossible de sortir. Le long d’une carte

tracée à la règle semblant sortir des rêves d’un géomètre, on peut donc lire une carte

symbolique peuplée de Washington et d’Eden. Témoins de cette toponymie symbolique, les

litanies proférées par Sam et Hailey pendant leur jeu de ricochet

H/142 : - Chattanooga ! Baton Rouge ! Anchorage !

S/141 : - Asheville ! New Orleans ! Nome !

rappellent de manière sonore la colonisation française, avec Bâton Rouge et la Nouvelle-

Orléans, mais aussi les survivances de culture indienne dans les noms de ville comme

Chattanooga. L’histoire palimpseste des Etats-Unis, établie sur une terre loin d’être vierge, où

demeurent cristallisés les mots de peuples effacés. Les homonymes qui peuplent la carte

d’Amérique sont source de confusion, Butor en fait une source de conjonctions au sein d’un

«  espace récurrent » 51 . De son côté Danielewski développe la vision cyclique d’une terre

traversée par des Sam et des Hailey alternatifs, dont nous confondons les noms, entre deux

montagnes qui semblent n’en faire qu’une, de lignes droites qui s’avèrent être des cercles.

Dans Only Revolutions l’épopée du couple adolescent se confond dans le tracé des routes

américaines, dont le lexique est décliné jusqu’aux néologismes poétiques :

p. H/301 :

Unified, together, acrosss. By all byeways,

freeways, lowways & highways.

Each corniche, curve, roundabout & merge.

US. 52

47

51 CHARBONNIER Georges, Entretiens avec Michel Butor, Gallimard, p. 163.

52 « Unis, ensembles. Sur les sentiers, les voies, les chemins & les routes. À chaque corniche, virage, ivrage, rond-point & échangeur. NoUS. »

Echangeurs, carrefours, déviations sont à la fois objets réels du chemin parcouru et métaphore

des tours et détours de l’histoire. Ainsi, à la notion de « landscape », Danielewski ajoute celle de

« lanescape » (H223), qui renvoie à la fois au paysage de la route, et au paysage vu depuis la

route : paysage du bitume et paysage en mouvement. Cette Amérique au fil de la route qui

énumère ses rencontres imprévues vient donc compléter cinquante ans plus tard celle du Mobile

de Butor :

Une Kaiser chocolat conduite par un jeune noir (50 miles), - les rivières

Musconetcong et Assunpink affluents du Delaware, la sonnerie du téléphone.

Une fauvette bleue à gorge noire sur une branche d'ancolie du Canada.53

Si Sam et Hailey jouissent de l’omnipotence d’une jeunesse sublimée, hyperbolique, en cavale,

c’est qu’ils sont avant tout deux as de la route, filant dans leurs bolides. En effet, le voyage

s’arrête seulement au moment de la disparition, de la mort. Dans Only Revolution, comme le

titre l’indique, il n’y a vie que lorsqu’il y a mouvement. Sam et Hailey sont les premiers à se le

dire :

p. H/220

because we are traffic.

En anglais, le mot « traffic » correspond à une circulation automobile mais aussi à une

circulation scénique (Dans le prologue de Romeo et Juliette toute la pièce est ainsi comprise dans

l’expression « the two hours traffic of our stage » ). Sam et Hailey suivent eux aussi un mouvement

de nature scénique ou plus précisément dramatique. On observe une impulsion initiale suivie

d’une accélération constante qui mime en quelque sorte l'élan pris dans la descente de la

montagne ; jusqu’à ce que cette vitesse s'essouffle, que le moteur lâche, pour se terminer en

montée à pied de la montagne, page 360, jusqu’au sommet de celle-ci, où le mouvement

s'éteint finalement, pour repartir de plus belle au tournant de l’histoire suivante. Dans ce

circuit, le point mort coïncide avec le point initial, créant un mouvement circulaire

ininterrompu, impulsé par l’ivresse de la vitesse :

p. H/219

Sam : -Faster baby let'S never stop.

Au sein de notre interprétation, il est hautement significatif que le cadeau de noce de Sam à

Hailey soit un embouteillage, c’est-à-dire un arrêt du trafic :

4853 Mobile, op. cit., p. 78

p. H/301

-O some task ! A traffic jam ! I gasp

-Will you accept ? Sam asks

Une telle pause représente un remplissage de l'espace vierge de la route, consistant en un

enchaînement de voitures à l’arrêt. On peut identifier dans le texte, de manière paradoxale, une

forme d’arrêt sur image, qui est en réalité une suspension du temps, puisqu’il est suspension du

mouvement. En effet, nous avons décelé le rapport singulier du mouvement au temps de la vie

dans Only Revolutions. Ce que Sam offre a Hailey est un « temps mort » à proprement parler. En

outre, le mot « jam » peut aussi désigner un brouillage des communications. Sam démontre le

puissant pouvoir disruptif de leur couple en provoquant cet « embouteillage », loin d’être

anecdotique : Sam et Hailey peuvent brouiller les signaux, déclencher un chaos, savourer

l’embrouillamini du reste de la société, piégé dans sa migration pendulaire, tandis que leur

histoire intime suit son propre cours tonitruant. Au regard de tout ce que nous avons dit sur la

mobilité du lecteur, il n’est pas impossible de faire ici une comparaison entre l’espace d’un livre

et celle d’une conduite libre, pour un lecteur auto-mobile, libre d'accélérer, de faire des sauts,

d’emprunter des passages souterrains, de revenir en arrière ou de tout simplement changer de

file.

L’œuvre littéraire s’essaye donc par ces inventaires de fournir un miroir à la civilisation :

dans Boomerang, on trouve écrite à l’encre bleue des extraits du projet Bicentenaire Kit de Butor,

édité aux Etats-Unis en 1976, lors des festivités commémorant le bicentenaire de la révolution

américaine. Le texte fait la liste des essentiels de la culture américaine contenus dans une

hypothétique valise, de la capsule de Coca Cola aux albums d’Aretha Franklin :

($) BICENTENAIRE KIT ($) do-it-yourself flag, fabrication d'un côté le drapeau des

Confédérés lors de la guerre de Sécession, de l'autre le drapeau de l'Union54

On a vu combien le parcours de Sam et Hailey, à la fois spatial et temporel, épouse

symbiotiquement un autre bicentenaire de l'Histoire américaine, depuis la guerre civile et les

relents de schizophrénie dont elle a empoisonné l’Amérique, jusqu’au futur. Quand Hailey

explique comment elle a perdu sa virginité, elle dresse le tableau de l’Amérique de 1899, avec

ses récents puits de pétrole, ses immigrants, ses évadés, ses chemins de fer en construction :

S/45 :

-Laid allot by every Boss, Boodle, Immigrant,

4954 ibid, p. 426.

Native & Galoot.

By Breakerboys, Oil Rich, Railhands,

Convicts. One for the great bunch.

Quand, à la page 48 Sam trouve une voiture qui l’attend en ronronnant, c’est une Ford 999

Racer, c’est à dire un des premiers prototypes de Ford, la date correspondante dans la

chronomosaïque étant précisément 1902, date où commence la première production

industrielle de voiture, dans les usines Oldsmobile qui font entrer l’Amérique dans l’ère

automobile. La date qui fait la jonction entre les deux narrateurs, entre les deux époques est un

des plus grands traumatismes de l'histoire américaine. La violence inouïe du meurtre de

Kennedy, vécu presque en direct par la nation du fait de sa médiatisation radio-télévisée et dont

l’écho dans la chronomosaïque coïncide avec le deuil de Sam

qui demande « Everyone betrays the Dream / but who cares for it ? » (p. S/360), ce qui résonne

comme un appel envers le Rêve Américain à la fois mythe fondateur, fiction, fable et idéal. La

naissance d’Hailey résonne, elle, comme l’avènement d’une culture de la jeunesse propre aux

années 60. Only Revolutions est l’histoire de la naissance d’une union, de sa fragilité, de son

importance : on y retrouve le sens de la devise originale des États-Unis, « E pluribus unum »,

c’est à dire « à partir de plusieurs, un ». C’est de cette multiplicité que cette odyssée américaine

tire sa force.

p. S/360(m) : Nov 22 1963 (...)-he's shot.(...)-O no! O no !

p. H/1(m) Nov 22 1963-to screaming-he's gone.(...)-a tragedy for all of US.

50

C. Le livre à l’image du globe

1. Le livre et ses révolutions

a. Un livre gyroscopique

Butor fournit dès le début de chacune des faces de son livre un assortiment de définitions

du mot gyroscope, dont voici la plus courte : « du grec gyros, cercle et skopein, examiner, n. m.,

appareil inventé en 1852 par Foucault pour fournir la preuve directe de la rotation de la terre ».

Le livre est donc assimilé à un appareil, qui lui-même mime le globe terrestre :

p. 3/43

Le passage d'un côté à l'autre transforme le livre en gyroscope, en une figure de la terre

dans sa rotation et gravitation. Tel un démiurge nous manipulons cet objet dans lequel

s'agitent tant de personnages d'époques diverses, sans pouvoir grand chose à leur destinée,

les éclairant seulement pour nous les uns par les autres [...]. C'est une machine à prendre

ses distances.

Le livre, qui offre au lecteur un monde à part, est une représentation miniature du monde, et

dans ce sens Butor a pris soin de doter Gyroscope de nombreux centres de gravité qui couvrent

de nombreuses aires culturelles du globe, sur autant de continents :

Gyroscope p. B/38

Chacun des programmes est orienté, pas tellement vers un lieu qu'à partir de celui-ci [...]

Minotaure s'enracine d'abord dans une Crète fabuleuse

Ciel dans le planétarium de la Vilette,

Cathay à Pékin,

Avatar au Cambodge,

Pyramide au pays maya

Observatoire à Elseneur,

Vision à Namur,

Voyant en Abyssinie.

51

La texture du livre coïncide donc avec différents morceaux d’une mappemonde, jeu qui avait

déjà poussé Butor à doter Boomerang de ce qu’il appelait un titre-courant, « c'est-à-dire une

bande-annonce qui court sur une seule ligne en faisant défiler ― en lettres majuscules ― des

termes ou des sigles propres à chaque région et dont la position sur la page, en haut, en bas, au

milieu représente la position par rapport à l'Equateur.55». Le lecteur qui feuilletait Boomerang

évoluait donc au fil des différentes latitudes des sections du livre, à travers les deux

hémisphères du globe.

En changeant de perspective, la planète Terre n’est pas seulement une surface à explorer,

c’est un corps en double mouvement : de par sa rotation sur elle-même et autour du soleil, elle

est la première à être Mobilis in Mobile. Et les deux sous-titres de Gyroscope, Gravitations et

Révolutions renvoient à la force qui régit ces rotations. Le programme Observatoire laisse la

parole à Kepler, à Tycho-Brahé, représentant de cette époque charnière où la voûte céleste est

disputée entre la religion, la magie et la science. L’observation et l’étude des astres est aussi une

des premières tâches auxquelles les astronomes mésopotamiens avaient astreints l’écriture

encore naissante : de ces notations, de ces chiffres viennent notre perception du temps, les

calendriers aztèques, grégoriens, lunaires. Ainsi l’entend Kepler le scientifique s’adressant à la

muse des astronomes, Uranie :

KEPLER 2 :

Après vingt ans d'errances

et d'efforts

j'ai découvert que toutes les planètes

décrivent autour du soleil

non point des cercles

mais des ellipses

(...)

Mère des nuits sans nuage

j'ai dénoué ta ceinture

(...)

Sur un de tes seins flambe le soleil

avec ses tatouages

Et je bois à l'autre

un lait de science56

52

55 Curriculum vitae, op. cit. p.227.

56 Gyroscope, op. cit., p. 4/47.

L’espace est le lieux de ces cycles, de ces révolutions, c’est aussi le sujet des révolutions dans

notre conception du monde et l’univers engendrée par Copernic et Galilée. Et nos ouvrages

giratoires, Gyroscope et Only Revolutions contiennent tous deux ce couple de notions

contradictoires : retour et rupture. Au nombre de ces dépassements, le voyage dans l’espace

imaginé par Jules Verne dont on trouve des échos dans le programme Ciel est un exemple

flagrant de fiction devançant la réalité, d’imagination inspirant la science, poussant l’homme à

repousser les limites du possible : à conquérir une nouvelle liberté de mouvement. L’obus de

Jules Verne avait quatre hublots opposés, par lesquels les voyageurs pouvaient contempler le

cosmos. Autant de canaux d’observations selon Henri Desoubeaux qu’on peut apparenter aux

canaux de Gyroscope lui-même 57 . Pour pousser plus loin cette analogie, la terre vue de

l’espace, c’est aussi le livre vu de l’extérieur : le livre attire notre attention, le texte magnétise le

regard et nous aspire en son sein ; refermer le livre pour le considérer, le retourner c’est

s’arracher à l’attraction de la page et redécouvrir que ce plein n’était qu’une parcelle dans une

totalité.

b. De la gravitation des ego dans Only Revolutions

En continuant à jouer sur le double sens du mot révolution, on pourra remarquer la

proximité thématique entre Only Revolutions avec le traité révolutionnaire de Copernic intitulé

De revolutionibus orbium celestum ( Des révolutions des orbes célestes, mais qui est la plupart du

temps abrégé en De Revolutionibus soit en anglais On Revolutions ). Que ce passe-t-il lorsque l’on

remet en question le centre de l’univers connu, ou, si l’ego est un tel centre lorsque l’on change

de conception du monde ? Car l’égoïsme initialement proclamé par chaque narrateur d’Only

Revolutions les met d’emblée au centre du monde.

p. S/1 Almighty sixteen and so freeeeee.58

et l’autre rencontré en chemin n’est tout au plus qu’un satellite incapable de subvenir par lui-

même à ses besoins, et il l’avoue :

p. S/41 -Without you I'd perish, she grubs.

53

57 DESOUBEAUX Henri, Petite introduction à une lecture de Gyroscope de Michel Butor, vol. 3, n° 2, automne 2008.

58 « Seize ans tout-puissant et liiiiiiibre.»

Your presence allone salvates / my mug.59

à tel point que le narrateur ou la narratrice semble être la justification même de son existence

p. H/65 though thanks allone to me / he exists.60

en étant toujours convaincu de tenir le rôle-titre, de mener l’aventure

p. S/89 : Hailey so pieheighed and mine / she just follows. / I'm allways the lead. Every

lead.61

mais plus l’histoire avance plus le narrateur bascule dans l’excès contraire, l’attachement

excessif à cet alter-ego. L’amour de plus en plus profond qui les lie agit à la manière d’une

révolution copernicienne : chacun se découvre un soleil, autour duquel sa vie s’oriente. De

même que le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme a bouleversé la hierarchie symbolique

du monde, c’est à l’autre qu’appartient le monde, et de cet autre que l’histoire dépend,

symboliquement c’est l’autre qui tient le volant :

p. S/311 Hailey’s Oldsmobile F85 drives on62

pour que finalement le narrateur qui projetait sa personne sur tous les éléments, se dissocie des

éléments naturels et les attribue à l’autre :

p. H/326

Because if there is a wind, I'm not the wind. Sam's / the wind.63

La joie et l’enthousiasme presque forcenés du narrateur, cèdent la place après le centre du livre

à une angoisse et une faiblesse montante qui rappelle le cycle de la lune montante et

descendante, croissante et décroissante. Ces deux personnages qui tournent l’un autour de

l’autre ont leur propre phase, leur propre pouvoir d’attraction. Ce thème cyclique va jusqu’à

influencer la notation de la pagination qui est particulièrement inventive : chaque numéro de

page est inscrit dans un cercle de la couleur du narrateur de sa section, ce couple de notations

54

59 « Sans toi je crois bien que j'y passais, fouine-t-elle. Ta présence seule sauve ma pomme.»

60 « Mais grâce à moi seul, il existe.»

61 « Hailey si dessillée qu'elle me suit toutoupartout. Je montre la voie. Toujours.»

62 « L'Oldsmobile F 85 de Hailey continue.»

63 « Parce que s'il y a un vent, je ne suis pas ce vent. Sam est le vent.»

est lui-même enchâssé dans un troisième cercle (cf. illustration). Plus encore, en

feuilletant le livre, le lecteur peut voir ces couples de chiffres tourner l’un autour

de l’autre et opérer une révolution complète. La pagination, d’ordinaire

purement fonctionnelle, est ici transformée en une valse typographique

miniature.

Ce mouvement n’est pas sans rappeler celui des étoiles binaires, à savoir une entité céleste

composée de deux étoiles en orbite autour d’un même barycentre. L’une de ces étoiles absorbe

progressivement une partie la masse de l’autre puis le processus s’inverse pour un nouveau

cycle. D’un point de vue typographique, la place occupée par le narrateur qui occupe les deux

tiers de la page au début de l’histoire n’en occupe plus qu’un seul lors de sa page finale. Les

deux narrations se partagent donc l’espace disponible de la page selon un rapport de force, où

la voix de l’ego le plus diminué apparaît de plus en plus petite et compacte (voir en annexe).

Dans un tel système gravitationnel, l’évocation de bouleversements cosmiques répond

naturellement à la déchirure et à la désorientation provoquées par la perte de l'être aimé pour le

narrateur64 :

Le cataclysme cosmique attendu correspond lui-même à des cieux différents. Ainsi, la science

et la science-fiction de la fin des années 50 exploraient la Voie Lactée, et la langue futuriste de

2063 parle du « Megaverse » ( la somme des univers possibles) qui pourrait s’effondrer sur elle-

même. C’est pourtant l’inverse qui se produit : à l’instinct de destruction initial (« I'll destroy

the world ») vient répondre en parfaite symétrie un instinct de préservation (« I'll destroy no

world ») par amour du monde que l’autre a habité. Selon Levi-Strauss « la religion consiste en

une humanisation des lois naturelles » 65, ainsi le passage cyclique du jour à la nuit, d’une saison à

une autre a engendré de nombreux mythes de mort et de renaissance dont on retrouve l’écho

p. S/349 : Until Saturn, Uranus, fedup will wobble loose and go.Sorrow's five Horizons goes too with a swing.Milkyway, singularity, every universe sent wandering.

p. H/349 : Even the poles will char. Change our Polarity. Until Jupiter, Neptune, fedup, will shudder loose and go.Tomorrow's five Horizons goes too with a tap.Superclusters, singularities, every megaverse recollapsed.

55

64 « Même les équateurs se froissent. Changement de direction. Saturne, Uranus, gavés, se retirent en titubant. Les Cinq Horizons du Chagrin partent eux aussi. Voie lactée, singularité, chaque univers exilé.» et « Même les pôles brûleront. Changer de polarité. Jusqu'à ce que Jupiter, Neptune, gavés, frissonnent et lâchent prise. Les Cinq Horizons du Lendemain partent à leur tour. Superagrégats, singularités, tous les mégaverses s'effondrant.»

65 LEVI-STRAUSS Claude, La pensée Sauvage, Plon, p. 265.

dans l’histoire de Sam et Hailey. La présence simultanée de la première page d’un narrateur et

de la dernière de l’autre, fait se côtoyer la mort et la naissance ou renaissance de Sam ou de

Hailey. Only Revolutions s'offre donc comme une période, une parabole accolant deux arcs de

cercle, s’inscrivant en ce point crucial de la vie d'un être : l’apprentissage et la perte de l'autre,

de l’être aimé. Ce point pivot est traversé un nombre infini de fois, depuis les deux perspectives,

masculine et féminine.

2. L’explication orphique du monde

Cette voix masculine, cette voix féminine qui jaillissent, façonnent et rythment le

monde de leur chant, le constituent par leur invocation. Chacune des deux faces du livre

semble obéir à l’aphorisme latin mundus est fabula, le monde est une fable. Cette puissance du

poétique est liée à la figure du poète par excellence qu’est Orphée comme le développe

Maurice Blanchot :

« Lorsque Mallarmé donne au poète pour devoir et au Livre pour tâche :

« l'explication orphique de la Terre», « l'explication de l'homme », qu'entend-il par ce

mot répété, « explication » ? Exactement ce que ce mot comporte : le

déploiement de la Terre et de l'homme en l'espace du chant. 66»

Dans Only Revolutions le mouvement du monde est l’écho du chant d’un être. Compte tenu de

la nature cyclique de l’œuvre, la voix qui s’élève sur la première page n’est pas exactement

dénuée d’antécédent. Ainsi le narrateur n’apparaît peut-être pas seulement in medias res ni ex

nihilo, mais plutôt, si l'on se permet l'expression, ex altero, issue d'autrui. Ce n'est pas tant que

les deux récits se suivent de manière paradoxale pour se recouper systématiquement, c'est qu'ils

s’engendrent mutuellement.

La communication est alors possible, à un niveau symbolique, par la flore qui jaillit du

cadavre de Hailey, par la faune qui jaillit du cadavre de Sam. Car du corps sans vie de l’être

aimé surgit une explosion d’espèces animales ou végétales :

p. H/357

Explosions of Roughlegged Hawks, Mallards, and Crows. Bighorn Sheep

charging by Cottontails, Wasps, Milk Snakes and Toads. Brook Trout,

5666 BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, op. cit., p. 324.

Badgers, Ants and clowders of Cats. My wide. Deer bounding by Crickets,

Coyotes, Beavers, while Golden Bears range and Bald Eagles rise.67

Ce surgissement que l’on peut se représenter comme une cavalcade surréaliste, un tourbillon

naturaliste a tout de la genèse d’un monde. On reconnaît là la liste inversée des premières

créatures rencontrées par Sam sur son chemin. Ils sont la faune folklorique de ce nouveau

monde, jusqu'à l'aigle chauve des parcs nationaux, de ce nouveau chant qui approche, dans

lequel on ne peut que tomber après la fin de la narration de Hailey. De même dans la narration

de Sam :

p. S/357

Explosions of Aster, Yarrow, Buttercups and Clover. Blazing beside Tarragon

Tansy, Mustards and Daisies. Along with shoots of Flax, Catnips, Mints and

Bull Thistle, Lilacs and Wild Licorice. And holding my sky, Birches,

Tamarack Pine, Trembling Aspens and Atlas Moutain Cedar.68

ce déluge de fleurs et d’arbres, comme une croissance accélérée, détonne avec le paysage de

neiges glaciales de la page précédente. Un motif très ancien émerge alors : la Reverdie. Le

réveil de la vie au milieu de l’hiver qui annonce le Printemps et le renouveau du monde. Ces

plantes et ces animaux vont rythmer le chant du narrateur suivant, tapisser le monde de

réponses, d'encouragements, d'avertissements, exemplifier la destruction et le pourrissement de

toute chose par leur mort. Réalité fantastique, ou réalité altérée par les sens du narrateur par

hallucinations successives, ou encore jeu de langage qui revient à donner des noms d'animaux

et de fleurs aux étrangers dont après tout on ne connaît pas le nom, cette récurrence n'est pas

sans nous rappeler une des caractéristiques de la légende d'Orphée, qui charmait de son chant

les animaux, qui profitait d'un degré d'intimité et de complicité avec le vivant.

Sur sa dernière page, le narrateur semble appréhender pour la première fois le monde, à

la lumière de l’autre : « I could never walk away from you » sonne comme une résignation, ou

comme une déclaration de principe, celle de ne pas aller chercher une autre vie, mais peut-être

de donner naissance à un nouveau cycle. Car si ces listes d'animaux et de plantes issues de

57

67 «Explosent : Faucons, Colverts et Corbeaux. Béliers fonçant parmil les Lapins, les Guêpes, les Couleuvres et Crapauds. Truites, Blaireaux, Fourmis et cliques de Chats. Cerfs dépassant les Grillons, les Coyotes, les Castores. Ours qui vaquent et Aigle Chauves s'élevant.»

68 «Explosent alors : Asters, Achillées, Renoncules et Trèsfles. En feu : Estragon, Taznaison, Moutardes et Pâquerettes. Fusent : Lin, Herbe aux chats, Menthe et Chardons. Lilas et Réglisse. Soutenant mon ciel, Bouleaux, Pins, Trembles et Cèdres des Montagnes.»

chaque corps vont en quelque sorte transiter, migrer d'un chant à l'autre, voici que ces mots

deviennent à leur tour des mots « en commun », des concordances, qui laissent deviner une

communication souterraine entre chaque cycle. La naissance du monde équivaut donc à un

passage de flambeau, la mort signifie moins se taire que de céder la parole à l'autre qui revient,

qui renaît, ou précisément cesser pour que l'autre renaisse, pour que l'autre revienne. Nous

pouvons ainsi éclairer les premières paroles de Hailey (« Samsara ! Samara ! / Grand ! » ), qui

contiennent en puissance le nom de l’autre, clamant le pur amour de la sonorité par l’usage de

l’exclamation, tout en énonçant pour le lecteur le principe bouddhiste du Sâmsara (du sanskrit

स"सार signifiant « l’ ensemble de ce qui circule »  qui convient très bien à la totalité de cette

œuvre en mouvement) désignant le cycle des réincarnations, des vies et des renaissances au

sein du monde des illusions.

Only Revolutions, par ce phénomène d’oscillations successives entre chaque pôle de ce

couple archétypal s’inscrit dans une effervescence qui défie le silence originel, celui de

l’antérieur précédant la Genèse telle que le décrit le Livre du Conseil des Mayas dans Gyroscope :

p.17/B

« Voici le récit de comment tout était en suspens, tout était calme, immobile,

paisible, silencieux ; tout était vide au ciel et sur la terre. Voici la première

histoire et la première description. Il n’y avait pas un seul homme, ni animal,

oiseau, poisson, écrevisse, bois, pierre, caverne, ravin, herbe, forêt. Il n’y avait

que le ciel et la mer sans la moindre terre. Seulement l’immobilité, le silence

dans les ténèbres et la nuit ».

Only Revolutions raconte le mythe d’un engendrement perpétuel qui entraîne le lecteur dans sa

boucle par la dédicace paradoxale « You were there », qui, si elle lui est adressée, ne prend sens

que la seconde fois qu’il la lit.

Cette mise en exergue de la puissance créatrice de la voix humaine est aussi omniprésente

chez Butor qui s’entoure d’un véritable cortège de poètes de tous les âges et de toutes les

nations, dans un chant qui semble soutenir et valider les deux hémisphères de son livre. En

intitulant une de ses plages La rose des voix, il transpose dans le domaine poétique la rose des

vents ornant les compas et les cartes des navigateurs : ces voix pointent dans toutes les

directions, ou plutôt, la rose parcourt le spectre des cultures humaines pour couvrir le monde.

Ainsi se succèdent et se répondent les paroles du chaman eskimo à Rasmussen, de « Chuangzi

dans son ermitage », de « Gœthe [qui] vient l'accompagner », du trouvère des Flandres, de

Firdousi à Ispahan, de Cervantes à Salamanque, du moine de Kyoto, de William Blake, du

58

Viking, du griot Kabyle et du ménétrier Breton. Butor provoque l’alliance inter-temporelle de

ces poètes : tous chantent la nature du monde, l'état des hommes.

Le mot final revient au ménétrier :

p. 2/ 40

Douze signes pour douze mois

l'avant dernier le Sagittaire

décoche sa flèche le sang

coule en ruisseaux la trompe sonne

feu et tonnerre pluie et vent

rien plus rien point d'autre série

« Point d’autre série » puisque dans ce chiffre, c’est la totalité du temps qui est contenu, et que

de ce cycle découle la vie du monde, année après année elle touche à sa fin en même temps

qu’elle s’approche de son commencement.

Le souffle épique

Devant ces voix qui disent et qui engendrent des mondes, la montagne sur laquelle commence

et s’achève l’histoire d’Only Revolutions prend alors son tour particulier : la montagne est le lieu

d’habitation traditionnel des dieux dans nombre de culture, de l’Olympe à l’Himalaya. De plus

Hailey y est est dès la première page interpellée par des Cèdres de l'Atlas,

p. H/1

Atlas Mountain Cedars gush / over me : - Up Boogaloo !

impulsion primordiale du livre, le verbe « gush » connote un torrent de parole enthousiaste, sur

un rythme effréné puisque le Boogaloo est une danse extatique sur fond de Rock'n Roll. On

peut imaginer que ce souffle sous-tend tout le monologue de Hailey, jusqu'à son extinction, sur

cette même montagne, sur ce même « fiery mountain top ».

Or la mention de ces cèdres de montagne est omniprésente dans une des toutes premières

parties de L’épopée de Gilgamesh, écrite en akkadien et que l’on considère comme un des plus

anciens récits jamais écrits, en faisant la première de toutes les épopées. En effet, la première

aventure de Gilgamesh et de son compagnon Enkidu consiste à explorer la forêt des cèdres

gardée par le monstre Humbaba. La convoitise du héros et l’importance symbolique de ce bois

59

sacré traduit par maintes mentions de l'arbre, dans ce qui est peut-être l’une des plus anciennes

évocations végétales de l’histoire de la littérature :

La Montagne des Cèdres

Résidence des dieux

Sanctuaire de la sainte Irnini (Inana)

En avant de (cette) Montagne

Les Cèdres déployaient leur frondaison ;

délicieux était leur ombrage

Et tout embaumé de parfums !69

La montagne d'Only Revolutions est aussi une Montagne des Cèdres, et l'on pourra peut-être y

voir en filigrane un hommage au premier texte épique. Car Only Revolutions, s'il échappe à la

classification des genres et ne se rattache qu'artificiellement à la collection « a Novel » de son

éditeur Pantheon Books, a indéniablement quelque chose de l'épopée. La tradition du long

récit en vers délaissé par les poètes pour des formes plus compactes est pointée du doigt ne

serait-ce que par la taille peu courante de ces deux fois 360 pages d’une langue assurément

poétique. De cette montagne « magique » à la « road 66 », cette épopée serait celle non pas d’un

héros en quête d'immortalité, mais celle de deux personnages éternellement jeunes revivant

perpétuellement leur union et leur perte. Une épopée d’une forme bifrons qui redonne du

souffle à la poésie en fusionnant les genres épique, lyrique et dramatique. Une épopée d’un

genre nouveau qui requiert la mise en œuvre d’une esthétique globale, tirant parti de toutes les

possibilités du livre-papier.

6069 BOTTERO Jean, L'épopée de Gilgamesh, Gallimard, 1992, p. 112.

III. UNE ESTHÉTIQUE TOTALISANTE

A. Les ressources du signe

Habiter l’espace de la page est un véritable savoir-faire, que cultivent Butor et Danielewski pour

rendre le livre navigable, manipulable. En soignant spécialement la typographie au sein de la

composition de l’œuvre, l’écrivain se comporte comme un poète soucieux de mettre en relation

le fond et la forme, au service d’une esthétique d’orfèvre, où rien n’est laissé au hasard. À titre

d’exemple, les dizains de la Délie de Scève, Le coup de dé de Mallarmé, fournissent à la lecture

une expérience visuelle totale. La nécessité de plaider pour la constitution de « beaux livres », en

réponse explicite à l’uniformisation née de l’industrialisation de la culture, résonne dans ce

texte de Pierre-Jean Jouve :

« La typographie est un art précieux parce qu'elle forme comme le dernier

revêtement de la pensée, sa beauté de matière dans le système de l'écriture,

extérieure diront certains, intérieure, répondrons-nous, dans la mesure

justement où il s'agit de l'écriture. Que la chose bien écrite ait un retentissement

certain sur l'esprit de la chose écrite, c'est en tout cas indéniable en ce qui

concerne la Poésie. Je vous mets au défi de comprendre un poète véritable à

travers les colonnes d'un journal. La Poésie, qui dépend le moins de la matière,

est aussi celle que la matière sert le plus efficacement. Et de même que la

psyché est un organe du corps, la Poésie est lettre imprimée, dessin du

caractère, proportion du texte justifié, valeur des marges qui illustre et allège ;

la solennité d'une belle page lui est nécessaire. Elle sait aussi remplir cette

solennité et l'employer. Les deux forces, s'appuyant l'une sur l'autre, s'aident

l'une l'autre à l'infini. »70

.

Rares pourtant sont les auteurs qui font de la mise en page une étape décisive du processus

créatif, comme le remarque avec regret Zenon Fafjer :

« The majority of writers never reflect on the kind of typeface that will be used

to print their work and yet it is one of the book’s component parts. It is as if the

composer wrote a piece of music but the decision as to what instruments

61

70 JOUVE, Pierre-Jean, L’homme qui fait seul de beaux livres, 1938, cité dans Michel Butor : Déménagements de la littérature, Mireille Calle-Gruber (éd.), Presse Sorbonne Nouvelle, 2008

should be used was left to musicians and the conductor... when the writer

ignores such questions and leaves the decision to a publisher, he does not do so

because of an aesthetic theory he subscribes to, but because he does not

recognise the importance of the question. By doing so he proves to be ‘deaf ’, as

it were, since the typeface is like tone in music. » 71

La « surdité » dénoncée par Fajfer est liée tant à l’absence de dialogue entre auteur et

typographe qu’à l’absence chronique de sensibilité quant à la dimension graphique du texte

écrit. En effet, l’indépendance quasi systématique du fond et de la forme mutile une partie de

la sensibilité du lecteur au texte. Ici, Fafjer appelle par contraste à remettre à l’honneur la

musique du langage. L’on remarquera que le discours que tient J. Massin, graphiste à la NRF,

au sujet de Butor, fait usage d’une métaphore musicale similaire :

« On dit que je suis le metteur en page de Michel Butor à la NRF. C'est faux.

Le metteur en page de Michel Butor, c'est Michel Butor lui-même. Butor, dont

l'érudition musicale a dû commencer de bonne heure, joue fort bien de la

machine à écrire ; il connaît à fond les ressources de cet instrument, qu'il

s'agisse de la justification libre, de la couleur, du blanc - ces silences - qu'il jette

dans les mots, entre les lignes, dans la page [...] Il ne me reste plus qu'à faire

semblant de choisir le corps, la justification, l'interligne, la hauteur de page et

quelques autres broutilles. Si tous les auteurs étaient comme Michel Butor, ce

serait à désespérer. 72 »

Le travail du typographe passe presque pour invisible, et ce dernier est généralement anonyme.

Le peu de cas fait du typographe, acteur de l’avènement du livre en tant qu’objet, créant les

conditions mêmes de la lecture, témoigne d’une ignorance latente vis-à-vis de la nature

essentielle de certaines dimensions du livre, négligées ou méconnues 73. De l’écriture du texte à

la constitution du livre, se tisse un écran de médiation entre le lecteur et le contenu littéraire

brut, constitué de divers facteurs de forme mis au service de l’esthétique. Nous nous référerons

62

71 FAJFER Zenon, Liberature, op. cit. : « La majorité des écrivains ne réfléchissent jamais aux types de police qui seront utilisés pour imprimer leur œuvre, et pourtant il s’agit d’une partie du contenu du livre. C’est comme si un compositeur écrivait un morceau de musique mais laissait aux musiciens et aux chefs d’orchestre le choix des instruments... Quand un écrivain ignore des questions de ce genre et en laisse la décision à l’éditeur, il ne le fait pas en raison d’un engagement envers une théorie esthétique donnée, mais parce qu’il ne prend pas en compte l’importance d’une telle question. Par cela même, il fait preuve de « surdité », si l’on peut dire, puisque la typographie est comme la tonalité en musique ».

72 Rencontres Internationales de Lure, Dossier Butor, 1971.

73 Par contraste, on remarquera que tout médium qui suppose un travail d’équipe (musique, cinéma, bande dessinée...) mentionne au moins à titre technique les différents participants au processus d’élaboration de l’œuvre, de l’ingénieur du son au coloriste.

à Mallarmé, pour qui la page recèle une voix humaine en puissance, c’est-à-dire belle et bien

une musicalité :

« De cet emploi nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son

dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. 74 »

Choisissons donc d’ausculter le support de la page pour mieux sonder le rapport du livre-objet

à son contenu.

1. Police et signification

L’une des caractéristiques remarquables de House of Leaves est l’utilisation symbolique des

noms des polices identifiant les différentes instances narratives : Times pour Zampanò le vieil

aveugle, Courier pour Johnny Truant qui rassemble les notes de ce dernier, Bookman pour les

interventions des Éditeurs, et Dante pour la mère de Johnny, Pelafina, qui écrit ses lettres

depuis l’asile. La distinction entre ces polices, par ailleurs introduite explicitement dans le

corps de l’ouvrage par une note des « Éditeurs », permet au lecteur d’identifier immédiatement

la texte sur laquelle il pose son regard. L’accoutumance du lecteur à ces différentes graphies

établit avec elles une forme de familiarité, comparable à celle que suscite l’écriture manuscrite.

Si le lecteur prête attention au dispositif des polices, dont les noms sont clairement connotés, il

se trouve face à une métalepse dans laquelle l’auteur donne une couleur à ses personnages et

suggère des questions à leur encontre : depuis son enfer, Pelafina a-t-elle écrit plus qu’on ne le

croit ? Quelle est l’identité de ces « hommes-livres » que sont les Éditeurs ? Que signifie le rôle

de « Messager » de Johnny ? Tout indice laissé par l’auteur appelant à la glose, l’attention se

porte de manière quasi magnétique sur le choix des polices dans Only Revolutions. La page de

garde et ses recommandations commerciales, rarement objet d’investigation, excite d’entrée de

jeu la curiosité du lecteur.

Life (Endpapers), Perpetua (Dedication), Tempo (Dates), Myriad (Chronomosaics),

Spectrum MT (Hailey) & Univers 57 (Folio)

Dans le contexte de l’œuvre de Danielewski, le simple fait que la page de garde soit rédigée en

police Life nous porte à faire des liens entre ce terme désignant la vie et le contenu de la page

de garde. En effet, ne comporte-elle pas les indications à la fois prosaïques et essentielles qui

6374 MALLARMÉ Stéphane, Œuvres Complètes, Ed. Gallimard, La Pléïade, 1945, p. 455.

définissent l’existence d’un livre : le lieu et la date d’impression, les aléas du copyright, le nom

des polices et le code pantone de ses couleurs ? À travers ces attributs visuels, ces phénotypes,

c’est une partie du code génétique de l’œuvre qui nous est révélé. On remarque que l'écriture

choisie pour le texte de Sam et Hailey est Spectrum MT, et que celle des dates est Tempo. Tempo

n’est pas Times (une des polices les plus répandues) ; utiliser Tempo c'est mettre l'accent sur le

rythme induit par toute temporalité, la connotation musicale évoquant inévitablement une

partition. Le tempo est « notamment dans la musique de jazz, l'ensemble des éléments rythmiques d'un

morceau qui lui donnent son style particulier, son caractère  »75. Chacune des dates de la

chronomosaïque donne littéralement le tempo particulier à la page de l’histoire en question.

Plus précisément, dans un interview donné au cyber-critique Rick Kleffel76, Danielewski

déclare avoir imprégné son texte de musiques de différentes époque, du Bebop des années 30 au

Big Bands des années 50, jusqu'au hip-hop et au grunge. Le marqueur temporel, appelle un

rythme de jazz, bebop, ou rock, comme lui correspond un lexique attaché à chaque décennie.

Spectrum peut renvoyer pour sa part au spectre lumineux dû à la diffraction de la lumière

blanche. Le spectre contient toutes les longueurs d’ondes (de l'infra-rouge aux ultra-violets, de

l'infrason aux ultrasons), et le dictionnaire anglais Collins ajoute « any range or scale, of emotions

or moods. »77 Ici aussi, les éléments d’une poétique se déclinent, car la trame d’Only Revolutions

est précisément ce dégradé des émotions humaines, de la joie à la tristesse, de l’ego à autrui, du

vert au doré, et inversement. On parcourt, on « lit » un spectre magnétique ou lumineux d'un

extrême à l'autre, ce qui n’est pas sans rappeler l’acte de lecture. Dans un registre plus

symbolique, la notion de « spectre » au sens de fantôme n’est pas loin. Le terme dérivé du latin

specere, « voir », renvoie à une apparition. Ainsi, Sam et Hailey apparaissent pour ainsi dire plus

qu’ils ne naissent véritablement. Profondément humains, potentiellement surnaturels : la

nature de Sam et Hailey nous élude et nous obsède tout au cours de la lecture. Qu’est-ce qu’un

fantôme, sinon un être qui appartient à un autre temps ? Le choix, encore visible dans les

brouillons78, d’une police particulière pour Sam, Georgia, qui pouvait correspondre à ses débuts

où il semble déserter l’armée confédérée lors de la guerre de Sécession, est finalement

abandonné au profit de l’unification des deux personnages. À l’inverse de House of Leaves, les

personnages sont imprimés dans le même corps, mais chacun de son côté du miroir. Leur

gémellité est clairement départagée par la couleur assignée à la lettre « o » dans chaque

narration.

64

75 Trésor de la langue française

76 http://www.trashotron.com/agony/audio/mark_z_danielewski_2006.mp3

77 « N’importe quelle étendue ou échelle d’émotions ou d’humeur »

78 cf. DANIELEWSKI, Mark, « Only Evolutions«, Gulf Coast, Volume 19 Number 2, Summer/Fall 2007, p184, qui présente à titre d’exemple les états successifs de la première page de Sam.

La N.R.F quant à elle n’indique pas, dans la série des Génie du Lieu, le nom des polices

utilisées, maintenant une certaine opacité sur les conditions matérielles d’impressions, tout en

renforçant l’aspect «  livre d’art  », à tirages limités : il est par exemple mentionné le nombre

d’exemplaires tirés sur « vélin pur chiffon de Lana ». Le livre au statut précieux ne dévoile pas

les mystères de sa fabrication.

L’œil et la lettre

L'usage des lettres capitales dans Gyroscope permet d'attraper au vol les titres et les sous-titres

des programmes. L'attribution de portions de textes à des personnages issus de toutes les

cultures, ou à des archétypes est également signifié par des majuscules :

C/141 :

L'INVENTEUR : (...)

LE CONTEUR : (...)

LA DÉLICIEUSE : (...)

L’auteur constitue ainsi un répertoire visuel des instances narratives. Cette différence de casse

joue pour la lisibilité : une courte séquence en capitales ressort dans un texte en minuscules,

mais une page entièrement tapée en majuscules serait peut-être plus difficile à lire. On l’oublie

souvent : le lecteur a intégré depuis l'enfance qu'il existe deux types de graphie pour chaque

lettre à l'intérieur de l'alphabet latin (qui est ainsi appelé bicaméral). La mise en écriture

capitale de la première lettre d'un mot est appelée en français majuscule, une distinction

souvent éludée par la langue courante.

Pour écrire Mobile, Butor a joué sur toutes les possibilités offertes par la police Plantin corps 11 :

le romain, l'italique, les capitales, pour faire coexister sur la même page des niveaux narratifs

distincts, dans un entrelacs constant où l’œil est entraîné à reconstituer par une lecture sélective

les différents fils.

Danielewski quant à lui fait montre d’une attention constante dans l'utilisation signifiante

de la casse : les noms d'animaux et de plantes ont une majuscule et apparaissent en gras, ce qui

les fait immédiatement ressortir sur la page ; tous les êtres humains rencontrés sont désignés

par des noms communs ou des groupes nominaux qui sont notés en lettres capitales avec

majuscule : « NEW HOPE » (p. S/15), « DYING HOPE » (p. S/23), « THE ENORMOUS 65

HURL OF A DUDE  » (p. S/19), «  THE CREEP  » (p. S/83), «  A LOUISIANA

DANCER » (p. S/84). Des éléments récurrents de l'intrigue sont eux-aussi soulignés de cette

manière : le miel, substance qui semble lier les deux amoureux, « HONEY  » (p. S42) et

l'attribut de « THE CREEP », « THE CORD » (p. S/275), ou « THE NOÒSE », sans oublier

le pronom personnel « US  » déjà étudié, partagent cette caractéristique. Cette écriture en

capitales rappelle le code en vigueur dans les script de cinéma79, où l'on doit repérer les

protagonistes du premier coup d'œil. La chose désignée est paradoxalement dotée d’une

présence physique sur la page, d’une aura, remettant en question la nature essentiellement

virtuelle du contenu d’un texte. Mais l'usage de la majuscule rappelle celle des textes du XVIIIe

siècle où elle était beaucoup plus courante qu'à l'heure actuelle, créant par contraste

aujourd’hui un effet de catégorisation des objets, des professions, des individus mentionnés :

leur importance symbolique est d’autant plus accentuée. De plus, cet ensemble de coordonnées

typographiques fonctionne comme une stratégie visuelle de lisibilité au sein d’un texte souvent

elliptique, permettant au lecteur de constituer et reconstituer le sens. Cela s’avère

particulièrement utile pour des livres dont la lecture n’est pas linéaire : pour compenser le

manque de repères, la désorientation de celui qui, rouvrant le livre, déboule sur une page. La

tonalité de l’encre noire n’est pas non plus laissée au hasard ; Danielewski instaure en effet un

visuel opposé au gras : une écriture d’un gris passé, qui correspond aux animaux et aux plantes

dans la seconde partie du livre, quand il ne restent plus d’eux que carcasse ou flétrissure (p. S/

255 : « Glossy Ibis drops and rots »).

De même, si «  les différences d'intensité dans l'émission des mots sont traduites par des

différences de corps  »80, que penser alors de la pleine page occupée par une seule lettrine,

comme c’est le cas dans la première page de chaque entrée d’Only Revolutions ? D'entrée de jeu,

porter ainsi la lettre à pleine puissance sur la page permet de goûter au dessin, au tracé d'une

lettre que nous reconnaissons si bien en minuscule que nous finissons par ne plus lui prêter

attention. Par-dessus tout, la lettrine affirme la présence de la lettre comme signifiant. Le tracé

de la lettre, appelé « œil » par les typographes, capte l’attention entière de notre regard. Ce S, ce

H en capitales résonnent dans toute leur sonorité primordiale, dessinant sur la bouche une

figure particulière. En tant qu'initiales, ils peuvent débuter bien des mots, autres que Sam et

Hailey, dont l'arrivée est ainsi proclamée. Cependant, H et S sont des ambigrammes : on peut

les lire dans les deux sens. Ainsi ce sera la première après la dédicace ou l'antépénultième page

du livre à la fin du récit, marqué par la mort d'un des atomes du couple. C'est donc aussi

l'épitaphe d'un « She » ou d'un « He », dont le souvenir est par là perpétué. De ce point de vue,

66

79 « House of Leaves is about a movie and Only Revolutions is a movie  » répond plaisamment Danielewski pour éluder les questions concernant l’adaptation cinématographique de ses œuvres.

80 BUTOR Michel, Repertoire II, « Le livre comme objet », p. 118-119.

prend toute son importance l’inscription imprimée à l’envers sur chaque page de garde  :

« Expiration Date : Now », qui devient l’ultime page de chaque parcours. La fin du récit est étirée

jusqu'à la fin matérielle du livre, jusqu'à sa « dernière page » au sens large. La voix se tait,

expire, tandis qu’une main inconnue décrète ironiquement l’obsolescence du support de cette

voix, appelant à aborder le livre à nouveau, c’est-à-dire ouvrir un nouveau livre.

Tout le travail sur la typographie consiste ainsi à transcrire des accents et des subtilités

qui seraient nivelés par un texte uniforme. Eluard dans Donner à voir donnait ce conseil « Vole

le sens au son », en prenant au mot le titre de son livre, nous pourrions ajouter pour nos

auteurs « Vole le sens au signe » car ce sont véritablement des artisans du signifiant :

«  l'œil et l'ouïe de l'affect [...] sont à l'œuvre chez Butor : ceux des couples

amoureux, ceux des souvenirs, mais aussi l'œil et l'ouïe du lecteur que frappent

abondamment les taches de couleurs de fleurs, décrites, déclinées, par touches

d'impressions, gammes de tons, signaux lumineux, intervalles majeurs-

mineurs. 81 »

2. Les codes de couleurs

a. Le texte en couleurs

Dans son étude sur l'histoire des couleurs, Michel Pastoureau s'interroge sur celles qui

régulent le support même de son étude : la convention qui veut qu'on écrive noir sur blanc est

directement liée aux conditions techniques utilisées dans la presse de Gutenberg. Le choix du

papier blanc et de l’encre noire, épaisse et économique l'emportent sur d'autres supports,

d’autres textures, tels que «  le marron du bois brut, le beige du parchemin, l'écru de l'étoffe

naturelle... 82». Ainsi, « en quelques décennies, l'imprimerie réussit à chasser la couleur du livre,

alors même que cette couleur était une dimension fondamentale du livre manuscrit 83 .  » En

effet le manuscrit enluminé était le lieu de rencontre de nombreuses encres de couleurs, de

dorures et de calligraphies. Les premières bibles publiées par Gutenberg étaient encore d'une

nature hybride : des lettrines colorées étaient ajoutées ultérieurement à la main, mais cette

pratique est rapidement abandonnée avec la hausse vertigineuse des tirages. Avant la

67

81 Butor et l’Amérique, op. cit., p. 122.

82 PASTOUREAU Michel, SIMONNET Dominique, Le petit livre des couleurs, Seuil, p. 48

83 PASTOUREAU Michel, Couleurs, images, symboles: études d'histoire et d'anthropologie, Léopard d'or, 1989, p. 173.

réintroduction de la couleur au fil de l'évolution technologique, l'image et le texte ont

longtemps évolué dans un cadre essentiellement noir et blanc, noir sur blanc, cadre que nous

projetons encore dans notre attente du contenu de la page.

C'est cette habitude que l'écrivain peut rompre, en contestant la monotonie chromatique

du texte. Si le livre-objet demande à être touché, manipulé, il rappelle que lire est aussi

question de voir. Il ne s'agit pas simplement d'écrire en couleur, mais d'utiliser la couleur à

dessein, comme l’un aspect puissamment influent de l'écriture. La couleur est un outil à double

tranchant, puisque son usage excessif verse facilement dans le kitsch ou l’abscons.

« Dès le départ, je m’étais fixé une règle : il fallait que les différentes

régions de Boomerang puissent être distinguées du premier coup d’œil 84 »

Boomerang est écrit en noir, rouge ou bleu sur de larges double-pages. La couleur ainsi déployée

impressionne le cerveau avant qu’il ne perçoive le mot. Ainsi, il suffit de feuilleter Boomerang

pour avoir l'impression de passer en revue différents univers sensoriels. On rencontre le noir

pour l'Afrique de Jungle, le bleu pour le blues de l'Amérique de Bicentenaire Kit et le rouge pour

Courrier des Antipodes « parce que le désert australien est rouge comme la planète Mars. » 85 La

page se trouve chargée de symboliques chromatiques, qui attisent la sensibilité du lecteur.

L'introduction de la nuance de couleur pousse le lecteur à rompre l’habitude du noir et blanc et

à accoutumer son œil à des coloris plus complexes, en interaction permanente. Mais de quelles

couleurs parlons-nous ? De quelques dizaines de pigments disponibles au Moyen-Âge, nous

sommes passés aux millions de couleurs disponibles sur n’importe quel écran. Ainsi

Danielewski parle-t-il le langage des graphistes quand il donne sur la page de garde le code

Pantone des couleurs utilisées dans Only Revolutions (146 U, 356 U, 2602 U ). Ce faisant, il

pointe vers un choix esthétique précis, réfléchi.

On constate que la couleur est utilisée pour faire code, pour faire signe, pour faire tache.

Si le noir et blanc est une norme du texte, le mot en couleur est une exception, porteuse d'une

identité irréductible à sa seule orthographe. Ainsi le mot «  house  » dans House of Leaves,

invariablement bleu dans le livre, jusque sur la tranche de celui-ci. Le mot ainsi caractérisé

interpelle perpétuellement le lecteur, tandis que grandit son aura, à force de rappels. La

récurrence installe le symbole, et le symbole s’élargit : ainsi, la couleur bleue contamine les

mots « haus  » et «  maison  », jusqu’aux occurrences du terme à l’intérieur d’autres mots

(« crackhouse ») ou dans les noms propres. Ce bleu-là est indissociable de l'identité visuelle de

68

84 Curriculum Vitae, op. cit, p. 227.

85 ibid, p. 228.

House of Leaves. Il semble provenir, lui et le mot qu’il porte ou qui le porte, d’une autre

dimension.

b. La couleur du temps

La couleur violette dans Only Revolutions correspond au personnage « THE CREEP » (ou

« LE FÊLÉ » dans la traduction de Claro, terme qui lui ôte les connotations de « pervers » et

de «  rampant  ») ; il est l'antagoniste principal du couple d'adolescents. À la première

occurrence du signe coloré « THE CREEP », on ne manque pas de remarquer une seconde

tache violette en bas de page, c’est-à-dire à l’envers de la narration suivie par nous, lecteur, et

correspondant à la fin de cette dernière. On sait dès lors, plus ou moins consciemment, que le

personnage est porté à réapparaître vers la fin du livre. Le retour de cette « nemesis » constitue

une véritable épée de Damoclès, angoisse qui transparaît chez le narrateur par le pressentiment

d’une présence :

p. S/273

(...)

We're solitary

and yet something allways moves alongside US.

Still. Hunting.86

Sa réapparition est dramatisée par la couleur violette, leitmotiv inquiétant car associé au

personnage du « CREEP », que l'on remarque tout en haut de la page 274 avant même de lire le

mot

p. S/274

There's THE CREEP

À la fois personnage et entité, «  THE CREEP  » incarne le caractère angoissant de

l'inexplicable. La couleur agit comme le réceptacle d’une identité, chargée d’une connotation

symbolique. En anglais, «  to give somebody the creeps  » signifie «  donner des frissons à

quelqu'un », et la rédaction d'Only Revolutions réussit à donner au lecteur une réaction quasi-

épidermique à la lecture ou plus précisément à la vision de ce mot. La couleur violette est aussi

employée en petits caractères pour les dates de la chronomosaïque. Cette promiscuité

chromatique pousse à questionner l'identité du « CREEP », et précisément le rapport de ce

personnage au temps dans le livre. Il s'avère être en effet le seul personnage récurrent. Toutes

6986 «NoUS sommes solitaires. Mais il y a toujours près de noUS du mouvement. A l'affût.»

les autres rencontres demeurent anecdotiques, disparaissant dans le sillage de Sam et Hailey,

lancés dans leur course effrénée.

Si Sam et Hailey échappent à la temporalité historique, pour exister dans une temporalité

naturelle et symbolique, celle du cycle des saisons, on peut qualifier «THE CREEP» de

rémanence, de persistance temporelle. Il porte la couleur du Temps. Il est également lié au

pouvoir, à une obsession de domination. Il semble être éternel, comme le couple d’amoureux,

mais il est éminemment animé par la volonté de régner, il est à ce titre la contrepartie obscure

de tous les besoins, de tous les désirs :

p. H/68

I quench every / thirst. Feed all desire.87

«THE CREEP» est à la fois escroc, maton, maquereau, dealer et spectre. Sa domination se

traduit par le lien intrinsèque existant, à l’en croire, entre lui et les deux amoureux :

p. S/274

You can never leave me.88

ou bien

p. S/275

- Fools. i'm your salvation.(...) / Without me you both lose. You'll slip away and never

find a role. / Time's up. Time to tie you down. Now.89

Ces paroles résonnent à un degré méta-textuel : on croirait presque entendre le discours d'un

auteur avide de démiurgie, en filigrane du discours du « CREEP » Un auteur se trouve en effet

dans une tension perpétuelle, tenté de capturer ses propres personnages, de les soumettre à lui,

pour littéralement achever son œuvre. « THE CREEP  » pourrait bien être la représentation

sarcastique de ce dilemme auquel tout écrivain est confronté : celui qui oppose liberté

d'expression et esprit de structure, liberté absolue et contraintes excessives. On détecte la

métaphore de ce dilemme dans la fiction de Danielewski, à travers la confrontation entre un

principe d'ordre, d'asservissement, incarné par le « CREEP », en opposition avec l’insouciance

adolescente de deux personnages imprévisibles et insaisissables. Car Danielewski conçoit son

70

87 «Je calme toutes les soifs. Nourris tous les désirs.»

88 «Vous ne pourrez jamais me quitter»

89 «Idiots. Je suis votre salut. Vos coups durs. Vos dus. Sans moi, vous perdez. Vous dériverez e ne trouverez jamais de rôles. C'est l'heure. De vous attacher.»

livre comme un cercle, avec une architecture stricte tout en sachant que tout ce systèmes de

nœuds peut être à l’image de la corde du « CREEP », « THE NOÒSE » c’est à dire le noeud

coulant, symbole de mauvaise augure aux Etats-Unis, et risque d’un possible étouffement de sa

propre création. Danielewski laisse transparaître avec une pointe d’humour noir que les

personnages échappent malgré tout à leur soi-disant maître, sont animés d’une vie propre et

portent leurs propres couleurs.

3. Licence poétique et maîtrise du langage

a. Des artisans du signifiant

Les audaces typographiques s’associent chez Danielewski à une liberté concernant la

graphie même. C’est la revendication par l’écrivain d’une totale licence poétique : prendre des

libertés avec le langage signifie que l'œuvre accomplie n’est jamais close à proprement parler.

Inscrite dans une langue propre, elle propose également sans retenue des extensions, des

mutations, des nouveautés. L’auteur n’hésite pas à transcrire les sons, les onomatopées, les

rumeurs du monde, par un lettrisme singulier, qui consacre une écriture singulière pour chaque

signifiant. Le craquement de tonnerre « Thuuuuuuuuuuuuunder » (H/324), qui revient

périodiquement déchirer le ciel, résonne à travers la page, avec autant de pics d'intensité que de

lettres U. Il est vu avant même d'être lu du fait de sa graphie caractéristique, fonctionnant à la

façon d'un pictogramme. De même que l’oral permet de faire durer le mot, de le garder en

bouche, Danielewski se permet d'étirer les mots par adjonction de voyelles ou de consonnes.

Aussi, le «  mot  » qui résonne autant comme un cri de guerre qu'un cri de désespoir,

« Booooooooomblastandruin90  » (H/27), dont les « o » portent la couleur du narrateur, agit

aussi comme un repère visuel, une ligne de couleur.

Ce qui peut passer pour une coquille au premier abord (en anglais curieusement « typo »,

le mot grec pour marque, caractère en est venu à désigner une faute de frappe) s’avère être

l’orthographe choisie pour tout le livre : «  feer  » pour «  fear  », «  allways  » pour «  always  »,

« allone » pour « alone ». On emploie en anglais le verbe «  to coin », en français «  forger une

expression  ». C’est l’occasion pour l’auteur de battre sa propre monnaie, ses propres mots,

façonnant une orthographe propre au livre. Le mot ressort ainsi systématiquement, à chacune

de ses apparitions, par son orthographe atypique, caractéristique du livre. Une véritable erreur,

où l’orthographe a bien été malmenée, est littéralement fausse monnaie. C’est par la répétition

qu’elle prend sa valeur dans le circuit d’échange linguistique, et acquiert une identité propre.

7190 «Booooooooooumfracapocalypse».

Ainsi le double «  e  » de «  feer  » renvoie au même son phonétique «  i  », mais rappelle

l’orthographe de « THE CREEP », un son plus allongé, plus insidieux. Orthographe enfantine,

ou déformation volontaire, le mot suffit à susciter chez le lecteur une inquiétante étrangeté.

« THE CREEP » surgit pour concrétiser cette angoisse latente. « Feer » est aussi un anagramme

de «  free  », et le couple de notions est ainsi lié dans une promiscuité dialectique hautement

signifiante : la peur entrave la liberté.

Le dédoublement des « l » dans « allone », met à jour l’étymologie « all one » (comme dans

l’allemand «  allein  »), à la fois revendication de l’unité et mise à jour de la solitude «  all by

oneself » ou encore « all alone ». La transformation de « always » en « allways » ouvre le sens de

toujours vers « all the ways », par tous les chemins. Le temporel est transposé dans le spatial, et

au détour d’une lettre, « toujours » devient dans toutes les directions. Or peut-on imaginer une

cristallisation plus forte de la polysémie qu’un tel éloge du « tous les sens » ? Que ce soit le sens

de lecture ou le sens des mots, la figure du dédoublement nous impose de considérer la dualité

de chaque page, le mystère des identités multiples du monde.

L’agglutination de plusieurs mots, dans une démarche qui n’est pas étrangère à la liberté

d’un scripteur de langue germanique, permet de forger des vocables neufs. Comme

«  sunnyastounding » (p. S/42) ou «  snowsurrounded » (p. H/318), qui résonnent eux aussi

comme des vocables neufs, associés au tropisme d’un temps de l’histoire, état du monde et des

saisons autour des personnages. Danielewski apporte donc constamment au langage cette

attention au son et au sens si importante pour Butor :

« Dans ce que j'écris je travaille des calembours en profondeur, jouant avec

l'ambiguïté des mots, leur signification caractérisée mais qui peut rimer avec

des mots de même sonorité. C'est un procédé poétique fondamental. Dans

cette aventure sont cultivés des ambiguïtés verbales en quantités, mais aussi des

calembours plastiques.91»

Suivant le conseil de l’art poétique de Verlaine, « De la musique avant toute chose », Butor et

Danielewski sont moins des écrivains qui font de la poésie que des poètes qui font des livres.

Chacun entretient avec la musique des rapports très profonds, Butor a beaucoup écrit sur la

musique et l’écriture, Danielewski s’est souvent associé au travail de sa sœur Poe, chanteuse et

musicienne.

b. L’adolescence de l’art

7291 BUTOR Michel, Travaux d'impression, Editions Galilée, p. 79.

Cette recherche d’une eurythmie n’est pas lisse, elle adopte le corps toujours changeant

de la langue d’un adolescent de seize ans. Or cet âge est un lieu du langage où des mots sont

inventés, déformés, retournés pour dresser des barrières avec les adultes. Au XXème siècle,

cette langue de chaque nouvelle génération s’est vue reprise par des médias propres, des

musiques, des radios et des sous-cultures, c’est à dire des cultures parallèles. Le plus souvent

éphémère, au bout de quelques mois ou années, ces expressions sont rendues obsolètes par de

nouveaux mots à la mode. De page en page Danieleweski reconstitue le spectre linguistique de

la langue américaine à travers un voyage en accéléré. Sam et Hailey sont toujours en phase

avec leur époque, mais toujours en décalé. Après avoir appris la langue, il est un âge où on se

l’approprie par une prise d’assaut propre à chaque génération, établissant une langue qui n’est

pas celle des adultes. Les tournures sont incorrectes parce que les adolescents ignorent entre

eux cette correction, poussés par d’autres critères : le son, la séduction, les effets, l’originalité.

On y trouve pêle-mêle des mots utilisés comme des intensificateurs, des mots agglutinés , des

mots-valises et des mots de langues étrangères. Les termes d’argot sont des inventions

collectives, sans auteur défini, extrêmement compétitives puisque seules les formes qui se sont

imposées ont laissé une trace dans la culture de l’époque. Sortir de cette langue, adopter le

langage des institutions, c’est sortir de cet univers ou le langage est encore le jouet de la langue.

Il n’y a pas de langue plus mobile que celle des adolescents, et dans le fil du texte, cet

anglais est à la fois langue et langue étrangère, langue historique et langue de la jeunesse. Cet

argot, on le comprend dans le fil du texte, par approximation, par rapprochement avec le

contexte, ou des recherches : Internet est en effet la mémoire de ces argots, de ces « slangs » et

constitue un dictionnaire apocryphe de toutes ces mutations du langage, dont le recensement et

l’emploi a demandé à Danielewski d’extensifs travaux de recherches, auprès d’enregistrements

et autres documents d’époque.

Au fil de ces mots, de ces onomatopées, un côté du livre vient souvent éclairer l’autre, car

une expression familière nous livre parfois son correspondant plus obscur. Tous ces échanges

rappellent que la lecture dépasse la pure assimilation, et combien elle est traduction,

hésitations, hypothèses sur le sens et sensations des sons. Only Revolutions incarne une plastique

de la langue, une liberté de l’expression à travers une odyssée qui n’est pas seulement spatiale,

ni temporelle, mais aussi langagière. C’est le langage qui désigne chaque étape du voyage qui

nous est présenté comme un spectre lumineux dont nous explorons toutes les nuances. La

langue est vivante, faite de modes, de retours, de révolutions, nous évoluons en elle et elle

évolue autour de nous : nous y sommes toujours mobilis in mobile.

73

c. Le mot écrit, le mot absent

Directement au verso des deux couvertures, s’étend, imprimée en miroir, une véritable

œuvre typographique composée de disques, regroupant par champs lexicaux (la linguistique, la

religion, la famille etc…) des mots absents du livre, et surmontée du titre The Now Here Found

Councordance (les mots barrés de ce titre sont ainsi exclus de l’exclusion). Le mot anglais

« OR », répété une centaine de fois, sert à composer en calligramme un iris central, qui relie les

deux couvertures, passant sous la masse des pages du récit proprement dit. En effet, la

conjonction de coordination « or » est absente du livre. Ironique, puisqu’elle sert d’acronyme au

livre lui-même, OR, et que celui-ci repose sur le choix constant qu’a le lecteur de suivre une ou

l’autre voix, de s’aventurer ou pas dans la chronomosaïque, de parcourir le livre à la recherche

de correspondances cycliques. Chacun est ainsi enserré dans son drame, sans déviation

possible, sans alternative, sans compromis, ce qui correspond par ailleurs à la nature d’une

histoire qui serait déjà établie, et ne peut que se répéter, à l’instar de cette radicalité

caractéristique des attitudes adolescentes au cœur de l’ouvrage.

On peut également remarquer le jeu de mots entre « Now Here » et « Nowhere », entre « Ici,

maintenant » et «  Nulle part ». En effet, Danielewski pousse à l’extrême les principes

d’inclusion et d’exclusion. Cette œuvre picturale est inclue dans le livre, mais derrière la

couverture et il faut pour la décoder utiliser un miroir (ou scanner et inverser la page comme

nous le faisons ici), à la fois donnée à voir et relativement inaccessible. D’autres mots,

extrêmement courants en anglais, sont exclus du livre, ce qui constitue, dans une œuvre au

long cours au vocabulaire extrêmement varié, une démonstration de force que l’ont peut mettre

en parallèle avec l’absence de « e » dans La Disparition de Georges Perec, .

74

Comme chez Pérec ces absences sont chargées de sens : pas de « like » (« comme ») dans un

livre où les personnages usent sans intermédiaire d’un langage symbolique, métaphorique. Pas

plus de «  In » que de « House  » dans un univers sans domicile fixe, tout en extérieurs et en

extériorité car habité par des narrateurs vagabonds, au lyrisme à fleur de peau. Dans Only

Revolutions, la disposition des mots est d’autant plus maîtrisée que chaque colonne est

composée d’exactement 90 mots. Obtenir ce nombre net exige une véritable gestion des mots :

il a fallu biffer des mots sur la page, les répartir. D’où la particularité d’une langue saccadée,

affûtée, nominale. Le jeu des quatre colonnes sur chaque page agençant un nombre de mots

fini, calculable, de 360 fois 360 mots, pas un de plus, pas un de moins, comme on peut compter

les notes d’une sonate de Beethoven.

B. Duel et duo

La métaphore typographique d’une page-partition et le soin porté à la composition dans

l’écriture rapprochent l’auteur d’un compositeur. C’est particulièrement le cas chez Butor chez

qui l’on trouve cette déclaration de principe, qui s’apparente à une déclaration d’amour à la

musicalité :

« C'est, d'emblée, comme cas particulier de structures musicales, que le langage

articulé peut apparaître. Ainsi la musique creuse le lit du texte, prépare, forme

cet espace dans lequel il peut se produire, se préciser de plus en plus. »92

Butor explore cette relation dans des œuvres comme Dialogue avec 33 variations de Ludwig van

Beethoven sur une valse de Diabelli, où il combine l’histoire de ces variations, celle de

7592 Michel Butor, Répertoire II, « La musique, art réaliste », pp. 33-34.

Beethoven et tous les rebondissements qu’elles lui inspirent. Ce dialogue a littéralement

été mis en scène lors de concerts où la parole prend le relais de l’instrument,

l’interrompt, joue avec lui. Cet élan vers une possible symbiose a inspiré Florence Rigal qui

déclare dans son étude sur Butor et la musique qu’à « la pensée-son de Saussure va répondre

l'écriture-musique »93. Cette inspiration vient au niveau des sons, mais aussi des structures, car à

travers ses valses, ses fugues, ses symphonies, l'écriture musicale présente deux notions qui

fascinent les écrivains : la polyphonie et l'idée de contrepoint. Ce n'est pas un hasard si Aldous

Huxley a nommé un de ses romans Point Counterpoint, en faisant référence à la musicalisation

du roman, à la fois postulée et impossible, puisque le lecteur ne lit jamais qu'un seul mot à la

fois, quand le compositeur écrit pour plusieurs doigts, plusieurs mains, plusieurs instruments

qui pourront coïncider dans un accord. Butor et Danielewski, dans leur manière de peupler la

page, comptent sur le regard embrassant du lecteur qui peut, avant de lire, voir, associant

simultanéité et singularité.

1. Un concert de voix

L'hommage à Picasso dans la section PICASSO LABYRINTHE de Gyroscope à la page

D/129 est opéré par trois voix successives ; le Diseur, le Présentateur et la Narratrice, auxquels

s'ajoutent progressivement le Comparateur, le Lecteur et l'Explicateur. Ces voix sont ensuite

abrégées en D, P, N, C, L, E, et s’alternent comme dans une pièce de théâtre. Le Diseur fait

parler Picasso en vers, le Présentateur est un biographe de Picasso qui résume sa vie à des faits

et des dates, la Narratrice décrit la légende du Minotaure du point de vue d’Ariane, le Lecteur

évoque le souvenir d’autres livres, le Comparateur parle d'autres arts, l'Explicateur démêle les

polémiques. Les voix ne se répondent pas directement, et il s’agit moins d’un dialogue de

théâtre que d’un concert à plusieurs voix, une véritable polyphonie où Butor peut faire

entendre différents accents du discours, lyrique, didactique et scolastique, tous entrecroisés.

Comme un compositeur qui écrit pour différents instruments, Butor écrit dans différentes

tonalités son hommage à Picasso. Les formes du discours sont aussi des formes de texte :

alinéas et retraits caractérisent la poésie, les blocs de texte justifiés de la Narratrice signalent le

récit de roman, les phrases courtes et lapidaires du Présentateur s’appliquent aux notices

biographiques. Au fil d’une seule colonne, ils constituent les attributs d’un texte littéralement

polytropique :

7693 RIGAL Florence, Michel Butor : La Pensée-Musique, l'Harmattan, 2004, p. 75.

p. D/131

Le Diseur : J'ai sucé du sang de la cendre de la guerre

du soulèvement et de la panique

je les ai recrachés à travers des balbutiements

et des agonies

des putréfactions des songes des mensonges

et des sciences

j'y ai fait macérer des aegipans des gladiateurs

des minotaures des arlequins et des peintres

Le Présentateur : De mai 1935 à février 1836 Picasso s'arrête de peindre.

La Narratrice (de nouveau très doucement) : Tous les murs tremblaient quand il

s'est enfui le long de mon fil, le cirque tout entier s'était effondré, c'était un

gouffre noir, comme une orbite dans un crâne communiquant avec les enfers

où je suis sûre que notre père tremblait aussi. Et mon héros ne me regardait

plus.

Ce qui ressemble à un système fixe est pourtant au contraire très mobile : au fil du texte

certaines voix sont redéfinies : à la page D/147 le Diseur devient la Diseuse et le timbre des

poèmes en est pour le lecteur changé. Le Comparateur commence à parler en métaphores, en

vers, et devient de fait la deuxième voix poétique. L'histoire de la narratrice rejoint

progressivement la description de la vie de Picasso lui-même. Butor entraîne ces voix hors de

leur gamme originelle, et c’est dans cet esprit de dérive qu’on peut avancer avec Mireille

Calle-Gruber que « tout le dispositif butorien consiste (...) à élaborer un système de

règles fixes et à procéder aussitôt par infraction » 94 . Il ne s’agit pas d’un chœur, car si toutes

ces voix étaient simultanées, un brouhaha s’ensuivrait, de même que six surimpressions

successives du texte sur la page le rendrait illisible. Le véritable fil d'Ariane de ce fragment

labyrinthique est d’ordre temporel : le lecteur peut imposer son rythme à la page. Il peut choisir

de suivre une voix en sautant les autres, en recomposant par exemple le poème du Diseur, ou

au contraire adopter l'alternance des points de vue et des discours sur un artiste, Picasso, son

œuvre et le mythe du Minotaure.

7794 CALLE-GRUBER Mireille, Butor et l'Amérique, op. cit., p. 240.

2. Canons et contrepoint

L’espace de la partition permet au compositeur des jeux mathématiques complexes,

translation, symétrie, inversion, gradation à travers plusieurs portées jouées simultanément.

Dans ces jeux de structures certains se font miroir, se replient sur eux-mêmes ou s’inversent

dans le temps. L’un de ces types d’écriture musicale virtuose a fasciné Hofstadter dans son

ouvrage célèbre Gödel, Escher, Bach c’est la forme du canon inversé ou « crabcanon ». On parle en

français de « canon à cancrizans » ou « canon en écrevisse », et il se définit par l’arrangement

de deux objets complémentaires et rétrogrades. Par exemple une partition de musique dans

laquelle une voix est le rétrograde temporel de l’autre.

Le canon n°1 de L'offrande musicale de Bach, dont nous donnons ici une reproduction95, en est

un exemple :

La seconde voix est bien la rétrogradation de la première, mais dans la partition

originale de Bach, il n’y qu’une seule voix et une clef dessinée en miroir sur la dernière ligne.

Le cancrizans était donc encrypté dans la partition puisqu’on attendait du second musicien

7895 YEARSLEY David, Bach and the Meanings of Counterpoint, Cambridge University Press, 2002, p. 151.

qu’il joue la partition de gauche à droite en partant de la fin. Cependant, comme le fait

remarquer David Yearsley, le formatage de l’outil informatique qu’il utilise l’empêche d’utiliser

ces notations.

Autre forme de virtuosité à laquelle se sont essayés Bach et Mozart, le « table canon »

qui est à la fois un canon en miroir et un canon à cancrizans pouvant être placé entre deux

musiciens qui le jouent chacun dans leur sens de lecture. Comme une forme d’ambigramme, la

pièce de Mozart Der Spiegel pour deux violons peut donc être tournée et retournée à 180° et

rester lisible. Dans le cas du canon à cancrizans la méthode du compositeur appelle l'interprète

à bouleverser ses habitudes de lecture, ici en inversant l’ordre traditionnel de lecture de la

civilisation occidentale, de gauche à droite devient de droite à gauche. Mais dans le référentiel

de chacun des deux musiciens, c’est l’autre qui joue sa propre séquence à l’envers, à rebrousse-

temps. Le sens de lecture engage donc des questions sur la temporalité dans laquelle se déploie

la lecture.

Il en va de même dans Only Revolutions. Les deux narrations sont complémentaires mais

sont disposées de manière rétrograde. De fait, la disposition tête-bêche du texte présente

toujours au lecteur le visuel d’une partition littéraire d'un canon à cancrizans. Ainsi en

feuilletant les pages d’Only Revolutions on fait « jouer », ne serait-ce que de manière visuelle, les

deux voix. Au fur et à mesure que l’on avance dans une histoire, on fait régresser l’autre.

Cependant, s’il peut faire sens en musique de jouer une ligne de droite à gauche, l’ordre de la

langue anglaise impose encore un ordre de lecture de gauche à droite. Ce serait le contraire en

langue arabe, hébraïque ou japonaise. Il y a bien deux lectures parallèles à faire, orientées dans

des sens contraires. Le lecteur est seul, et même si l’on peut imaginer localement deux

personnes explorant chacune la double-page qui lui fait face, chacun fait toujours pivoter vers

lui la voie qu’il emprunte.

Qui écoute la première note du canon entend aussi la dernière, qui ouvre Only

Revolutions à la première page a sous les yeux l’alpha et l'oméga de l’histoire, s’il pousse la

curiosité à lire la partie à l’envers. Chaque mesure est soutenue par son propre passé ou son

futur selon le point de vue adopté. Lors d’un canon à cancrizans, il peut advenir que chaque

musicien joue la partition dans un sens puis dans l’autre. Chaque musicien se retrouve donc à

son point de départ. Cet espace cyclique fait d’aller-retours pourrait être répété à l’infini. Il

installe aussi une symétrie centrale : jouer une ligne puis la jouer à l’envers, c’est l’équivalent de

jouer cette ligne puis son prolongement dans un miroir.

Chaque histoire est pourtant distincte, comme si les deux membres du canon

appartenaient à des époques différentes mais jouaient bien le même morceau, chacun dans sa

gamme particulière (dans sa clef particulière, masculine, féminine). Dans la neuvième pièce de

l’Offrande musicale, un canon en miroir où la seconde voix inverse les hauteurs musicales de la 79

première, Bach ne prend pas la peine de noter l’intervalle de silence qui doit séparer le départ

des deux voix, il inscrit au lieu de cela dans la marge une énigme en latin «  Quaerendo

invenietis », « Cherchez et vous trouverez ». C’est un défi lancé à l’imaginaire de l’interprète, qui

doit composer avec l’autre membre du couple et faire une proposition de lecture harmonieuse

parmi la multitude des possibles. De même il n’existe pas une mais une infinité de manières de

lire Only Revolutions, en s’essayant au livre le lecteur aventureux trouvera celle qui lui

correspond, en rythme et en profondeur.

Le titre de L'Offrande musicale ressemble fort à celui du « Don du poème » de Mallarmé

qui commence par le vers « Je t'apporte l’enfant d'une nuit d'Idumée ». Qu’il nous soit permis de

les rassembler : l'œuvre s’offre, s’ouvre au lecteur, tout en lui imposant sa complexité, même.

Elle donne à voir, à entendre, mais demande en échange la curiosité active du lecteur, de

l’interprète. Mettre à jour les structures secrètes, c’est pénétrer plus avant dans la relation

intime qui nous lie à elle. Platon avait inscrit sur le frontispice de son académie « Que nul n’entre

ici s’il n’est géomètre » ; on peut imaginer Michel Butor et Danielewski sous une autre devise :

« Que nul n’entre ici s'il n'est amoureux des sons et curieux des formes ».

Mettre à jour le formalisme qui enserre Only Revolutions c’est montrer la projection de

ces règles d’écriture musicale, d’autant plus ardues et contraignantes qu’elles cherchent à

composer une harmonie, dans le domaine de la langue. En codifiant à présent nos découvertes,

nous énonçons les principe de cette physique particulière qui régit ce double-livre

C. Only Revolutions comme un objet topologique

1. Travail du géomètre et formalisme des relations

Les contraintes de renvoi et de rappel qui, à l’échelle d’un poème, expliquent la place de

chaque partie du tout enserrent ici tout un livre : cette architecture de points et contrepoints

musicaux s’organisent selon un système de symétries dont on va établir la charte en utilisant

un langage mathématique. Ainsi on appellera S la narration de Sam et H celle de Hailey.

80

1. La relation P

A l’intérieur de chaque voix on observe une symétrie page par page par rapport à la

pliure centrale du livre située entre la page 180 et la page 181. Cette relation associe

donc la page 1 à la page 360, et par exemple la page 48 à la page 313. Si A est le

numéro de la page et A’ le numéro de la page correspondante alors A’ = 361 - A.

Ainsi 1 et 360 sont liés, 2 avec 359 et ainsi de suite.

Cette relation est intradiégétique et

fonctionne comme un parenthésage.

Comme dans une partition jouée dans un

sens puis dans l’autre, la structure cyclique

qui ramène le personnage à son point de

départ, fait revenir touche par touche les

thèmes, les situations, les mots clefs, par

opposition, similarité, dépassement,

réponse.

Ainsi haut de la page est associé au bas de la page correspondante. x y devient y’ x’.

Comme on peut le voir dans cet exemple96:

Si l’on considère le livre comme un ensemble de feuillet empilés, pliés puis reliés,

alors la relation P instaure un lien souterrain entre chaque feuille de ce cahier, sous la

forme d’un chiasme AB-BA. Voici qui nous encourage à penser le livre comme

pliage, comme collage et transformations du plan, de la feuille, qui demandait déjà

une révolution technique dans le passage du rouleau au codex médiéval.

p. H/239l.1 passing spoons around.

l. 17 -Here’s to let Autumn fall where it wants.

p. H/122l.4 -Here’s to keeping it summer.

l. 16-17. stir a pot of soup with forks

81

96 « Les cuillers circulent.» ; «-Et que l'Automne tombe à pic.» et «Que l'Été soit, longtemps.» ; «remuent leur daube à la fourchette.»

2. La relation R

Entre chaque narration il existe une

relation de similarité interdiégétique directe

que nous appellerons R. Le temps de la

diégèse est similaire (début, milieu, fin) et

correspond à la pagination du livre. La

datation (temps du récit), elle, diffère

forcément car les deux histoires ne

commencent pas à la même date absolue

(1863 pour Sam, 1963 pour Hailey).

C’est la relation R qui permet au lecteur de

passer de la page SA à HA pour obtenir le point

de vue de l’autre membre du couple. Ce mouvement de retournement, hésitant au début, car

inhabituel devient à force de pratique d’une fluidité instinctive qui fait rouvrir le livre de plus

en plus facilement à la page visée, en jaugeant de sa position par rapport au milieu, au début et

à la fin.

3. La relation P’

En combinant les deux relations

précédentes, nous pouvons établir

une troisième relation P’ de

parenthésage interdiégétique. Les

deux textes étant imprimés tête-

bêche, HA’ est toujours imprimé à

l’envers sous SA et vice-versa. En

regardant une page d’Only

Revolutions, nous sommes donc

toujours devant un jeu de miroirs

multiples.

Et si l’on se reporte à la page

d’Only Revolutions donnée ici en

annexe, on pourra vérifier ces

rapports et ces reports ligne par

ligne.

82

On peut donc établir le schéma de synthèse suivant, que nous proposons comme mémento et

comme boussole au lecteur d’Only Revolutions :

Aucun texte explicatif ne venant préciser ou énoncer ces rapports, tout est offert à la

démarche propre au lecteur. Ainsi, il ne découvre la relation P qu’à partir de la page 180, la

relation R dès qu’il retourne le livre pour essayer la seconde narration, et la relation P’ dès qu’il

fait tourner, par curiosité ou par jeu, le livre de 180°.

D’un point de vue poétique, chaque mot, chaque vers est enchâssé dans un triple système

d’écho, de répétition et d’opposition. Une telle attention au vocable rappelle l’héritage de

Mallarmé. Qu’est-ce qu’Un coup de dés sinon l’élan vers «  une entente nouvelle de l'espace

littéraire, tel que puissent s'y engendrer, par des rapports nouveaux de mouvements, des

relations nouvelles de compréhensions » ? Danielewski prend acte de ce fait dont « Mallarmé a

toujours eu conscience, [...] méconnu jusqu'à lui et peut-être après lui, que la langue était un

système de relations spatiales infiniment complexes dont ni l'espace géométrique ordinaire, ni

l'espace de la vie pratique ne nous permettent de saisir l'originalité. »97 La topologie, nous offre

une approche intellectuelle de tels espaces géométriques paradoxaux. nous allons essayer de

8397 Le livre à venir, op. cit.p. 320

trouver un modèle qui puisse faire la synthèse de nos observations sur la structure formelle

d’Only Revolutions. Car si pour Michel Butor, la manipulation de son dernier livre le transforme

littéralement en gyroscope, en quoi transformons-nous Only Revolutions ?

2. Mobiles sur un ruban de Möbius

Only Revolutions est un système cyclique : à la fin de narration de Sam on peut continuer

par la narration de Hailey, et ainsi de suite. Or cette idée de passer continuellement entre une

face et une autre face du livre présente de fortes analogies avec la nature du modèle

topologique que l’on appelle ruban de Möbius, dont le patron possède deux faces, mais qui,

réalisé, n’en a (paradoxalement) plus qu’une. Le modèle topologique  correspondant à Only

Revolutions est celui d’un ruban de Möbius constitué comme suit : un ruban dont la longueur

représentera à la fois la durée des 360 pages de la diégèse et des 100 ans de la chronologie, dont

on dessinera sur chaque face le tracé des deux voies avec une disposition inversée.

On raccordera ensuite les deux extrémités de ce ruban avec une torsade. Cela créé un ruban

doté des propriétés suivantes :

1. En partant sur une voie par exemple au début de S/1 on arrivera sans la quitter à

l’autre voie qui débute à H1, en continuant et toujours sans quitter la voie on reviendra à S/1.

84

2. Un segment vertical sur une face du ruban correspond à la relation P’. C’est à dire la

correspondance entre SA / HA’, ce qui reflète concrètement la manière dont chaque page du

livre est imprimé. De même, de l’autre « côté » du ruban on trouvera automatiquement HA /

SA’. Et de fait, si l’on extrayait ce segment du ruban on aurait exactement sous les yeux la

représentation d’une des grandes feuilles qui compose le livre en cahier.

3. Un « trou » sur ruban, passant d’une « face » à l’autre représente la relation P, de SA/

SA’.

La manipulation, les retournements du ruban mettent physiquement à jour le voisinage

sémantique et structurel de passage éloignés dans le livre. Notre modèle topologique est donc

un modèle éclairant de représentation du livre. En effet, le lecteur peut avancer ou reculer dans

une voie, il peut changer de voie, il peut «  trouer » le ruban et passer de l’autre côté, ce qui

recouvre toutes les manipulations que le lecteur peut faire subir au livre.

Le ruban de Möbius n’a qu’une seule face, mais en parcourant ce ruban, nous passons

continuellement d’une narration à une autre, d’une diégèse à l'autre. Notre modèle capture

donc la lecture circulaire infinie suggérée par la structure du livre, et par la mention

« Volume 0 : 360 : ∞ » tout en bas de la la page titre ainsi que l’acrostiche composé par la lettrine

de chaque séquence de huit pages « HAILEY AND SAM AND HAILEY », etc. du côté de

Sam, « SAM AND HAILEY AND SAM », etc. du côté de Hailey. Ces histoires qui se répètent

ainsi un nombre infini de fois semblent illustrer une version double de la notion « d’éternel

85

retour » développée par Nietzsche dans le Gai Savoir, ou chaque peine, chaque joie devra

inexorablement se reproduire. Ainsi l’histoire d’amour doit être rejouée, la séparation soufferte

à nouveau mais de ce fait la rencontre n’est plus singulière mais infiniment permise. La nature

même du sentiment amoureux, où prétendent fusionner deux altérités psychiques irréductibles,

résonne avec ce modèle du ruban de Möbius où une ligature fait coexister deux altérités, où la

dualité existe de manière unique.

En topologie le ruban de Möbius est la plupart du temps désigné comme un objet sans

orientation propre, mais celui que nous construisons ici se distingue avec ce point de

singularité, qui sert de point de construction de toutes les symétries centrales que nous avons

recensées. On peut s’éloigner ou se rapprocher de ce point, de ce milieu du livre où le texte de

l’un est exactement le reflet du texte de l’autre. Notre ruban à deux bandes représente un

espace de circulation du sens, chaque point correspondant à un point de l’histoire, à un point

de vue, mais aussi à un point dans l’Histoire. C’est en quelque sorte une carte du temps, en

même temps qu’une autoroute d’un récit à double-voie qui se répète selon le jeu de ces

réincarnations successives. Ce ruban orienté, habité, est peut-être aussi un ruban hanté,

puisque cette physique favoriserait littéralement les apparitions de «  THE CREEP  ». En

évoluant sur une section du ruban, il est d’une certaine manière toujours sur le chemin des

amoureux, dans leur passé ainsi que dans leur futur. Rester immobile sur un ruban de Möbius

est aussi une manière de se tenir en embuscade, et paradoxalement de « revenir » sur le chemin.

a. Interferences et paradoxes temporels

En partant de la spatialisation de l’écriture proposée par Butor, nous voici devant un modèle

qui simule dans l’espace le récit de Danielewski. Ici, nous aimerions mettre ces mathématiques

au service de l’analyse littéraire : elles peuvent nous aider à déchiffrer certaines énigmes du

texte. Par exemple, aux pages 135, s’étant aventurés au delà de l’autoroute pour faire l’amour,

les deux amoureux croisent au retour un second couple, encore engagé dans l’acte et dont la

maladresse et l’animalité provoquent chez eux le fou-rire :

p. S/135 :

Hiking back we pass TWO LOVERS / struggling upon our paths. Howls,

clutches and ouches. / Both of US snicker.98

86

98 «En revenant on dé.passe DEUX TOURTERAUX qui se pelotent tant bien que mal, s'escrimant, s'époumonant. Ca noUS fait ricaner»

Le syntagme « Two lovers » tend un curieux miroir à Sam et Hailey. Mais plus qu’une simple

coïncidence, cette rencontre pourrait être littéralement une répétition des événements si l’on

suit à la lettre l’indication « Hiking back » : à ce moment de la diégèse, en effet, ils remontent

vers l’endroit où ils ont laissé leur voiture, et si on applique ce retour en arrière au temps

comme à l’espace, en revenant sur leurs pas, ils reviennent quelques pages en arrière (p. 131) et

de cette manière se surprennent eux-même dans l’acte.

Sur le ruban, le narrateur revient en arrière, ou se tourne vers le passé immédiat, car ce

couple rencontré n’est pas seulement un obstacle sur le chemin, c’est un reflet de leur passé qui

leur est déjà étranger car déjà dépassé. Sam et Hailey vivent dans un présent intense,

obnubilant, sans se soucier des autres dimensions du temps, ce qui explique pourquoi ils

parlent toujours au présent. Les descriptions érotiques d’Only Revolutions, qui rivalisent

d’intensité et d’invention verbales, rendent d’autant plus lapidaire celle du coït du couple

observé

p. H/135

Jerks, grunts and curses.99

réduit à des grognements et des injures. La question du point de vue est ici cruciale, car

l'érotisme des uns devient la pornographie des autres. Devenus simples voyeurs ils ne peuvent

plus pénétrer l’intimité qui était la leur quand ils en étaient les acteurs. Le rire moqueur est

double symbole d’une complicité dans l’exclusion du reste du monde. Le texte mobile réfléchit

sur le mouvement, le paradoxe temporel laisse entrevoir la malléabilité du temps. Deux

histoires se déroulant simultanément dans deux espace-temps différents ne sont pas exemptes

d’interférences. On a parlé plus haut de déplacement dans le livre ; ici les personnages semblent

se déplacer littéralement au sein de la diégèse.

b. Un jeu de ricochets

Un autre paradoxe se présente à nous quand l’un des deux amants s’arrête et propose à l’autre

de jouer aux ricochets :

p. S/140 :

- Let'S skip stones

8799 «Ruades, grognements, insanités..»

Comme à ce moment du récit, situé avant le passage central, le narrateur excelle encore en tout

(du moins à ses propres yeux), il réussit tous ses ricochets tandis que l’autre ne réussit même

pas à donner un rebond à sa pierre qui s’enfonce directement dans l’eau,

ce sont cependant les échecs de l’autre que le narrateur se met à applaudir sans comprendre

pourquoi ce dernier égrène lui aussi des noms de villes :

p. S/142 :

But here's a surprise : midchuck for

another murgeyser thublunk I actually

commence celebrating her panache.

My hands repeatedly clapping.

Fascinating.100

Que se passe-t-il ici ? Chaque narrateur semble réagir, à sa propre stupéfaction, à un stimulus

provenant, non de sa propre histoire, mais de la diégèse de l’autre narrateur, dans laquelle la

relation de réussite/échec est inversée. Très curieusement, les deux diégèses semblent interférer

l’une avec l’autre. Le rapport de force inhérent à l’univers décrit par le narrateur est, l’espace

d’un instant, brouillé par une occurrence inexpliquée. Ce parasitage d’une diégèse sur l’autre

peut s’expliquer, d’après notre modèle, par la promiscuité des deux voies, et un possible

phénomène d’interférence qui agit localement comme un révélateur. C’est l’un des rares

moments où les narrateurs semblent prendre conscience qu’une autre version, concurrente, de

leur histoire, existe parallèlement à la leur. La symbolique des ricochets, de plus, joue ici en

notre faveur. Une rivière (H&S/140 : « The River Marsh  ») est un lieu de transparence, de

réfléchissement, de profondeur ; la surface paradoxale d’un plan d’eau, correspondrait à une

transparence éphémère sur notre bande. Chaque réalité étant peut-être le reflet déformé de

l’autre, le narrateur de chaque histoire adopte momentanément le point de vue de son avatar

dans la narration de l’autre, comme auxiliaire applaudissant des prouesses admirables, sans

échapper à un sentiment comparable à «  l’inquiétante étrangeté  » freudienne, rupture de la

grille de lecture de la réalité établie aux yeux du sujet. Cette rivière est aussi une bande, son

p. S/140

I flick skimming chips

across the water east

to Chattanooga, south to Baton

Rouge.

p. S/141 :

No hops.

Hardly surprising

88

100 «Mais ô surprise : à mi-jet d'un de ses ratages en clapotis, je me mets à louer son panache. Même que je mets à battre des mains. Fascinant.»

courant est un symbole du temps qui passe, du changement perpétuel, à l’image du flux de

chaque narration101 :

Par ailleurs, on peut trouver ici la suggestion d’une image de la lecture permise par Only

Revolutions, faite de sauts et de ricochets imprévisibles.

c. Le point de singularité.

Only Revolutions est composé de deux canaux narratifs qui existent chacune dans un continuum

distinct. Sur le ruban, chaque voie est unique, et pourtant il existe dans le ruban un espace

tangent où les deux influences se frôlent. Deux lignes parallèles qui ne devraient pas se

rencontrer, sont soumises à d’autres principes dans une géométrie non-euclidienne, et comme

les rayons du soleil peuvent être courbés par la gravité, chacune des deux voies se recourbe vers

l’autre et partage avec elle un lieu commun. Ce point commun est moins un point

d’intersection qu’un point où l’identité de chaque voie se trouble, où chaque voix se mêle. Au

cœur de tous les systèmes de symétrie du livre, qui est aussi le point culminant de la narration,

la section centrale (pp. H&S/177-184), qui culmine lors de la double page 180-181102.

Comme les deux joueurs d’un canon à cancrizans (et l’on trouvera pour illustrer cette

image des modèles de représentation de l'Offrande Musicale de Bach inscrite sur un ruban de

Möbius103) dont le sens de lecture diffère mais qui convergent vers le centre de la partition, où

ils se rencontrent, se croisent l’espace d’un instant, Sam et Hailey font entendre un dialogue à

l’unisson. C’est le moment où l’unité du couple apparaît, où chacun se retrouve à égalité avec

l’autre, ce que reflète la répartition égale en taille des textes sur la page, et par la répétition à

l’identique du texte de chaque narrateur :

p. H&S/179 :

But who all chases US ? / - Only US - And outlaws US ? / - US. -How ? / -By

something wide which feels close. / Open but feels closed. / Lying weirdly / across US.

p. S/141 :

I am the flux.

And all gambols too.

p. H/141 :

I am the flow.

And all the bounces too.

89

101 « Je suis le flux. Et l'art de la cabriole. » et « Je suis le flux. Et tous ses moindres rebonds. »

102 Ou plus strictement, quadruple page (pp. H/180-181-S/180-181)

103 http://strangepaths.com/canon-1-a-2/2009/01/18/en/

Between US. Where we're / closest, where we touch, where we're one. / Somehow

continuing on separately.104

C’est toute la poétique du livre qui se lit en filigrane dans ces mots. Car dans cet espace précis

du livre, la pagination des deux textes coïncide, et les deux narrations une fois croisées ne

peuvent plus que diverger. Cet espace entre-deux, et d’entre eux deux, est bien celui où le nœud

du nous se clôt, tout en annonçant leur inévitable séparation. Pour le lecteur, voici l’œil du

cyclone, où le livre lui-même trouve son point d’équilibre, avec exactement le même nombre de

page par la gauche et par la droite, où le lecteur qui retourne le livre à la page 181 revient à son

point de départ, la page 180. C’est un moment de concordance au sein d’un espace où l’on a

fait valoir chaque différence de détail, chaque opposition. Le lecteur peut rester ad aeternam

dans ce point de singularité, chaque relecture du passage approfondissant la nature paradoxale

de l’instant, à la fois d’une durée fixe, et infini dans son avènement.

Le dialogue érotique « - Below there. Lower. - Longer now. Slower. » (p. H&S/182) se mêle

au dialogue métaphysique. Jusqu’à ce que les mots les plus simples participent des deux

registres «  -Now ? - Yes. - Again. -Yes »(p. H&S/183) et culminent dans un «  -O. » d’une durée

indéterminée, qui est l’onomatopée de l’émotion, le cri de l’orgasme, qui est la lettre pleine,

symbole de cycle et de totalité. Dans ce dialogue, à qui associer les questions, les réponses ?

Chaque mot résonne alternativement, simultanément, dans la voix de chacun des narrateurs,

grâce à l’ambiguïté que permet la langue anglaise105. Dans ce moment de suspension, il arrive

qu’un « o » se colore de la couleur de l’autre comme dans « Only US » (p. H&S/179) en vert au

sein de la narration de Hailey, ou que les deux couleurs se trouvent juxtaposées comme dans

« That's too easy » (p. H&S/177). Et cette infraction des codes de couleur qui ont accompagné le

lecteur dans sa lecture contribue, s’il la remarque, à faire sentir combien chaque narration

partage momentanément de sa substance avec son vis-à-vis.

Deux êtres, deux temporalités qui sont à la fois le futur et le passé de l’autre se

réunissent, se disent « nous », se nouent, prennent instinctivement conscience des forces qui

régissent le cours de leur histoire. L’ubiquité du texte répété parle de l’ubiquité temporelle de

leur réunion, qui devient hors-lieu, hors-temps. Voici que ce qu’on pourrait appeler un système

hypercontraint donne donc naissance à un espace d’apesanteur sans précédent qui n’est pas

sans rappeler « un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé

90

104 «-Mais qui noUS poursuit ? -Juste noUS. -Et qui NoUS proscrit ? -noUS. - Commment ? - Par une immensité qui se rapproche. Ouverte mais quasi fermée. Gisant bizarrement entre noUS. Là où noUS sommes le plus proche, où l'on se touche, où l'on est un. Et se prolongeant séparement. »

105 Laquelle se retrouve malheureusement trahie dans la traduction française : «  - C’est trop facile/- Alors fais la difficile » (p. H&S/177), pour « - That’s too easy - Then be difficult » (nous soulignons)

et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus

contradictoirement ». À cette définition André Breton ajoutait «  Or, c'est en vain qu'on

chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point 106».

Les mathématiques sont les outils d’approche de ces espaces non-euclidiens, où l’espace, le

temps et l’être succombent à des paradoxes que n’auraient pas reniés les surréalistes. La

volonté de construire un livre, la liberté de rêver du langage, voici la voie par laquelle un auteur

peut hériter des surréalistes et des formalistes. Only Revolutions à travers, ou plutôt au-delà, de

sa maîtrise des formes, parle d’un amour fou, de la merveille, du choc-image et du magique-

circonstanciel. À la page 180 d’Only Revolutions Danielewski a créé un lieu, un nœud, un locus

solus, un point fixe où se neutralisent provisoirement des conceptions antagonistes de la

littérature. C’est à la conjonction de tous les procédés poétiques mis en jeu que se manifeste le

plus clairement un génie du livre, un génie du lieu.

Danielewski revendique cette alliance de la précision et du flou, de contrainte et de

liberté, en parlant de l’aspect protéiforme de ses personnages :

«  Sam and Hailey are every race, every shape, it is impossible to create an

image of their particular facial structure and somehow when you read you can

see how they are some kind of quantum haze that you approximate

mentally »107

L’expression « quantum haze », que l’on pourrait traduire par « brouillard quantique », résume

cet état d’esprit qui consiste à maintenir en l’esprit les choix ouverts, comme un traducteur

attentif à la polysémie du langage qu’il rencontre. Le livre à double entrée introduit dans les

livres-papier une complexité, une indétermination que nous avons rapprochée de celle associée

à la physique quantique, faite d’identités flottantes, de nuages de probabilités, de sauts

inquantifiables. En étant moins absolus dans nos choix, en prenant en compte l’infini des

variations, elle propose peut-être un nouveau rapport au(x) monde(s) et à ceux qui le(s)

peuplent.

91

106 BRETON André, Second manifeste du surréalisme, 1930, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. I., 1988, p. 781.

107 «  Sam et Hailey sont de toutes les races, toutes les figures ; il est impossible de se faire une image des particularités de leur visage, et en un certain sens, on peut les percevoir à la lecture comme une sorte de « brouillard quantique« dont l’on construit une approximation mentale ». Interview accordée au cybercritique Rick Kleffel (http://www.trashotron.com/agony/audio/mark_z_danielewski_2006.mp3)

Conclusion

Nous avons parlé de livres, nous nous sommes engagés dans une relation physique et

intellectuelle qui s’est déclinée en lectures, relectures, annotations, recherches, découvertes,

approfondissements. Nous sommes passés du papier à l’écran et de l’écran au papier, avec

l’occasion de juger et de jauger les deux médias. Le livre est définitif dans sa matière, le texte y

est fini mais le sens peut y être démultiplié à l'infini. Chaque livre distinct dans une

bibliothèque occupe un espace propre. Par comparaison, une bibliothèque numérique

spatialement délocalisée met en question la singularité du texte. De plus, la stabilité de ces

nouveaux supports est parfois précaire : un texte virtuel n'est jamais arrêté, au sens où son code

immatériel peut être modifié ou corrompu par une intervention tierce. Dans le cas de

bibliothèques virtuelles, nul n'est à l'abri de censures, retouches ou suppressions des volumes.

Nouvel avatar de la lecture électronique, la tablette de lecture de type Kindle a démontré en

juillet 2009 les dérives possibles d'un certain contrôle extérieur quand la compagnie Amazon a

effacé à distance et sans en prévenir les usagers le livre 1984 de Georges Orwell pour l'avoir

vendu en ligne sans en détenir les droits. On le voit, ce nouveau média a ses failles, mais l’on

doit considérer qu’il est encore en pleine évolution. Par exemple dans la saisie de texte par

ordinateur la rature n'est pas commune, l'effacement, le copier-coller contribuant à l'historicité

problématique du document virtuel. Des progrès sont cependant notables dans ce sens, avec

l'apparition de programmes dotés d'une présentation dynamique de l'évolution du texte dans le

temps, présentant toutes les interventions, biffures, réécritures. Ce sont autant d’outils pour les

écrivains, pour les lecteurs, pour les critiques. De même, l’écran rigide le plus répandu

aujourd’hui, relativement fragile ou encombrant est sur le point d'être dépassé par une nouvelle

technologie d’écrans souples et économiques, au fonctionnement intégralement tactile,

réintroduisant la dimension sensitive du papier.

C’est un faux dilemme que celui qui instaure un choix tranché entre le livre papier et

l’ordinateur : le futur du livre papier repose sur une utilisation hybride du livre et des ressources

multimédia. Cette «  lecture assistée par ordinateur », nous devons l’imaginer de plus en plus

portable et intégrée à la vie quotidienne. Qu’il s’agisse des recherches étymologiques, des

traductions, des recherches de sources, ou même l’échange et la discussion autour du texte, ces

options vont venir étendre et modifier la notion de lecture profonde. L’âge du mobile peut être

un âge de la mise en relation, et la page, territoire du texte, embrassera de fait toutes ses

dimensions, mise en résonance avec d’autres langues, d’autres littératures. Parmi cette

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multitude d’information et de signaux, brisant la solitude qu’on associait à la lecture papier, le

lecteur devra faire preuve d’une discipline nouvelle, d’une sensibilité moderne, animée par la

recherche du sens, en devenant à plein titre un hérméneute. Ces nouvelles lectures seront le fruit

d’une éducation qui fera la promotion des différentes approches du texte, elles seront motivées

par des auteurs exploitant toutes les ressources graphiques et linguistiques à leur disposition.

Plutôt que de craindre la transformation des lecteurs en internautes, il faut œuvrer pour

l’apparition d’une génération d’hérménautes.

À ce titre, Danielewski et Butor cherchent moins à faire école qu’à relancer un processus

créatif, en réapprenant au lecteur à jouer avec ses capacités d’adaptation, en démontrant qu’on

n’a pas fini d’exploiter les possibilités du livre. Et par la constitution de tels objets polarisants ils

encouragent à la fois l’appétit du lecteur, sa curiosité, son exigence. Car un livre bien conçu en

vient presque à fournir sa propre source d’énergie : il est une machine à provoquer de

l’attention. Ces auteurs rendent possible de nouvelles formes de lisibilité, puisque chacun de

leurs livres développe une cartographie unique pour chaque lecteur et chaque lecture.

Ce qui rompt la norme est jugé difficile d’accès, or on a vu combien nos auteurs avaient

pris soin d’édifier des systèmes de repères dans leurs œuvres, pour qui veut les explorer, les

manipuler, dans le cadre d’une intimité toute particulière. Ces œuvres sont moins faciles que

fertiles, et leur nature de labyrinthe harmonique les rend vulnérables à ce reproche suprême

dans la culture ambiante que constitue le qualificatif d’hermétique. Nous voulons nous

attarder ici sur la sémantique de ce mot pour défendre les droits du labyrinthe. Au sens propre,

on dit d’un objet hermétique qu’il se ferme sur lui-même de manière à empêcher tout échange,

toute communication avec le milieu ambiant : on voit combien cette définition serait ici

malvenue. Rien ne réagit plus avec les stimuli du corps et de l’esprit que ces textes transformés

en vif-argent alchimique, actifs et réactifs, propices aux mutations. Le sens s’y délivre au sein

d’un cheminement, au cours d’une initiation.

Le terme « hermétique », avant de valoir pour l’obscurité du sens, désignait l’œuvre des

alchimistes qui rendaient hommage à Ἑρμῇς Τρισμέγιστος, Hermes Trismegistus, ou Hermès-

trois-fois-grand, qui désignait aussi pour les grecs le dieu égyptien Thot. Platon faisait de ce

Dieu le détenteur de tous les savoirs, de toutes les magies et l’inventeur de l’écriture, procédé

qui déjà devait menacer la mémoire et l’attention des hommes, d’après les mises en garde

socratiques. De l’œil au texte, une magie opère, celle de la présence en l’absence, de

l’évocation, du symbolique. Au frontispice de ces « nouveaux livres » apparaît donc cette

dernière variation : « Que nul n’entre ici s’il n’est magicien », qui est paradoxalement une véritable

porte ouverte, une invitation à la quête.

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Hermès est le dieu des routes et des carrefours, des voyageurs et des voleurs, ses autels

sont des cairns où chaque passant laisse sa pierre. Il est le dieu des rencontres, de l’imprévu. Il

est le dieu de la métis (μέτις), l’intelligence rusée, de l’hermaion (έρμάιον), c’est à dire à la fois le

coup de chance et le mauvais hasard. Dans la tradition grecque il n’apporte pas le feu, mais

l’étincelle. Ce Trismégiste-là n'est-il pas le patron des livres bifrons que nous avons abordés ?

Dans l'entrebâillement de la porte, au carrefour entre livre-papier et nouvelles technologies

médiatiques, Danielewski et Butor sont tous les deux des fauteurs de troubles, des provocateurs

eux aussi. Avec enthousiasme plutôt qu'animosité, ils créent des tourbillons. Ils s’explorent

dans un espace où le hasard importe, ou la rencontre est possible, où l’intelligence se déplace à

randon. Pour ramener quelque peu à la lumière un concept par trop obscurci, nous pourrions

jouer sur la double appellation de ce dieu protéiforme et ainsi appeler « thotiques » plutôt

qu'hermétiques les littératures que nous avons explorées. Que ce mémoire soit un travail

d’approche vers un hypothétique « ouvroir de littérature thotique ».

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Bibliographie

1. MICHEL BUTOR

ŒUVRES LITTÉRAIRES DE MICHEL BUTOR

Mobile, Étude pour une représentation des États-Unis, Éditions Gallimard, 1962.

6 810 000 litres d'eau par seconde, Étude stéréophonique, Éditions Gallimard, 1965.

Boomerang, Le Génie du Lieu 3, Éditions Gallimard, 1978

Transit, Le Génie du Lieu 4, Éditions Gallimard, 1992.

Gyroscope, autrement dit le Génie du lieu, 5 et dernier, Éditions Gallimard, 1996 ; repris

dans Œuvres complètes VII, Le Génie du lieu 3 et VIII, Matière de rêves, éditions de la

différence, 2008.

ŒUVRES CRITIQUES DE MICHEL BUTOR

Improvisations sur Michel Butor, La Différence, 1993.

Essais sur le roman, Éditions Gallimard, Tel, 1964.

Curriculum Vitae, Entretiens avec André Clavel, Éditions Plon, 1996.

Répertoire I, La Différence, 2006.

ENTRETIENS AVEC MICHEL BUTOR

CHARBONNIER Georges, Entretiens avec Michel Butor, Gallimard.

Propos recueillis par Jean-Louis Tallon le 4 décembre 2001 à la Bibliothèque Municipale de Lyon, la

Part Dieu : http://pagesperso-orange.fr/erato/horspress/michelbutor.htm

95

OUVRAGES CRITIQUE SUR MICHEL BUTOR.

BAUDIN Fernand, Rencontres Internationales de Lure, Dossier Butor, 1971.

CALLE GRUBER Mireille, (sous la direction de), Michel Butor : Déménagements de la littérature,

presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.

CALLE GRUBER Mireille, (textes réunis et présentés par), Butor et l'Amérique : colloque de

Queen's University, l’Harmattan, 1998.

DÄLLENBACH Lucien., Le livre et ses miroirs dans l'œuvre romanesque de Michel Butor, Archives

des lettres modernes n°135, 1972.

DESOUBEAUX H., Petite introduction à une lecture de Gyroscope de Michel Butor, vol. 3, n° 2,

automne 2008.

GERMAIN, M.- O. et MINSSIEUX-CHAMONARD, M. (sous la direction de), Butor ou

l'écriture nomade, Catalogue de l'exposition à la BNF, 2006.

RIGAL F., Butor La Pensée-Musique, l'Harmattan, 2004.

ROUDAUT J., Butor ou le livre futur, Gallimard, 1964.

2. MARK Z. DANIELEWSKI.

ŒUVRES DE MARK Z. DANIELEWSKI

House of Leaves, Pantheon Books, New York, 2000.

La maison des Feuilles (traduit de l’américain par Claro), Denoël et d’ailleurs, Paris, 2002.

Only Revolutions, Pantheon Books, New York, 2006.

O Révolutions, (traduit de l’américain par Claro), Denoël et d’ailleurs, Paris, 2007.

96

Only Evolutions, in Gulf Coast Volume 19 n°2, Été 2007.

AUTRES RESSOURCES SUR ONLY REVOLUTIONS

Haunted house - An interview with Mark Z. Danielewski, McCaffery; Sinda Gregory, Critique; Winter

2003

Au cœur de raconter, entretien avec Mark Z. Danielewski, interview réalisée par Didier Jacob, reproduite

dans Le nouvel observateur du 8 novembre 2007, http://didier-jacob.blogs.nouvelobs.com/

archive/2007/09/13/au-cœur-de-raconter-entretien-avec-mark-z-danielewski.html

« The House of Leaves, Only Revolutions, media and book layout », interview réalisée par Rick

Kleffel, 21/09/2006

http://www.trashotron.com/agony/audio/mark_z_danielewski_2006.mp3

3. AUTRES OUVRAGES CONSULTÉS

BALPE Jean-Pierre, Le livre est tout le problème..., Document numérique 2001/1-2 volume cinq,

http://www.cairn.info/revue-document-numerique-2001-1-page-9.htm

____________________, Dispositifs, Université Paris VIII,

http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Dispositifs.html

BARTHES Roland, La mort de l'auteur, Manteia, 4e trimestre 1968.

BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Editions Gallimard, Folio essais, 1959.

BORGES Jorge Luis, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », in Fictions. traduction de P.

Verdevoye et Ibarra, Gallimard, 1957.

BOTTERO Jean, L'épopée de Gilgamesh, Gallimard, 1992

BRETON André, Second manifeste du surréalisme, 1930, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la

Pléiade, t. I., 1988.

_______________, Nadja in Œuvres complètes, T.1, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1988.97

DERRIDA Jacques, Glas, Galilée, 1974.

_________________, Parergon, La vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978.

FAJFER, Zenon, Liberature, Cracovie, Artpartner, 2005.

HOFSTADER Douglas R., Gödel, Escher, Bach : an Eternal Golden Braid, Basic Books, 1979.

_____________, The Paranoid Style in American Politics, Harper’s Magazine, novembre 1964.

HUSSERL, Edmund, Méditations cartésiennes, traduit par G. Peiffer et E. Levinas Vrin, Poche,

Bibliothèque des Textes Philosophiques, 1992.

HYDE Lewis, Trickster makes this world, Canongate, 1998.

LEVI-STRAUSS Claude, La pensée Sauvage, Plon.

MALLARMÉ Stéphane, Œuvres complètes, Editions Gallimard, Bibliothèque de La Pléïade,

1945.

PASTOUREAU Michel, SIMONNET Dominique, Le petit livre des couleurs, Seuil.

PASTOUREAU Michel, Couleurs, images, symboles: études d'histoire et d'anthropologie, Léopard

d'or, 1989.

STEPHENSON, Neil, In the Beginning was the Command Line, Avon Books, 1999.

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Annexes

1) Gyroscope : quatre colonnes parallèles.

à la double page 50-51 du côté Lettres de Gyroscope :

- dans le Canal A, le début de la deuxième plage du programme Observatoire, DIALOGUES

D’ELSENEUR.

-dans le Canal B, la deuxième plage du Programme Vision, HALLUCINATIONS SIMPLES.

-dans le Canal C, la fin de la première plage du programme Pyramide, PROJET MAYA,dont

la deuxième plage commence p. 62, du côté Chiffres.

-dans le Canal D, première plage du programme Cathay, COPIE D’ANCIEN, poèmes de la

dynastie Tang imités par un ignorant.

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2) Only Revolutions : un dispositif narratif tête-bêche

-Première page d’Only Revolutions, côté Sam (datée du 22 novembre 1863), dernière page de la

narration côté Hailey (datée du 19 janvier 2063)

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-Première page d’Only Revolutions, côté Hailey (datée du 22 novembre 1963), dernière page de

la narration côté Sam (datée du 22 novembre 1963)

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