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© Sarah Marcotte-Tambo, 2018 Triumvirat suivi de Êtres de papier, êtres de pixels Mémoire Sarah Marcotte-Tambo Maîtrise en études littéraires - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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© Sarah Marcotte-Tambo, 2018

Triumvirat suivi de Êtres de papier, êtres de pixels

Mémoire

Sarah Marcotte-Tambo

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Triumvirat suivi de Êtres de papier, êtres de pixels  

Mémoire

Sarah Marcotte-Tambo

Sous  la  direction  de  :    

Sophie  Létourneau,  directrice  de  recherche    

   

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Résumé Ce mémoire à deux temps est le résultat d’une pratique d’écriture centrée

sur le développement du personnage et d’une étude de ce dernier en contexte de

jeux.

En premier lieu, un trio de personnages présenté sous forme de dossiers,

c’est-à-dire d’ensembles de textes littéraires de différentes natures, constitue la

partie créative. Les personnages qu’on y retrouve furent repêchés par l’auteure à

la suite de sa participation à différents jeux d’écriture sur forums. Inspirée par le

modèle de ces plateformes du Web, c’est par l’intermédiaire de fiches descriptives,

de fragments, de nouvelles, que l'auteure présente les protagonistes choisis au

lecteur. En second lieu, il est question d’observer, sous le couvert de l’essai, le

personnage et son rapport à son auteur en regard du jeu, notamment jeu d’écriture

mais également jeu vidéo. C’est principalement à travers un dialogue avec Chloé

Delaume et son Corpus Simsi que l’auteure interroge la notion de personnage, à

savoir, comme c’est le cas dans Corpus Simsi, ce qu’il en est du personnage libre

de migrer d’un média et d’une fiction à l’autre. Le personnage tantôt avatar de jeu,

tantôt protagoniste romanesque, mais surtout siège de maints possibles.

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Table des matières  

Résumé  ............................................................................................................................................................  iii  

Table des matières  .....................................................................................................................................  iv  

Remerciements  ..............................................................................................................................................  v  

Préambule : Mode d'emploi  ....................................................................................................................  1  

Triumvirat  ..........................................................................................................................................................  4  

Introduction aux protagonistes  .........................................................................................................................  5  Mathyas  ........................................................................................................................................................................  9  Jude  .............................................................................................................................................................................  36  Antoine  .......................................................................................................................................................................  64  

Êtres de papier, êtres de pixels  ..........................................................................................................  89  

Introduction : Je joue aux Sims  .....................................................................................................................  90  Elles jouent aux Sims  .........................................................................................................................................  96  Ils jouent aux Sims  .............................................................................................................................................  100  Conclusion : Nous jouons ensemble  ........................................................................................................  107  

Bibliographie  ..............................................................................................................................................  110  

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Remerciements Pour ta patiente et précieuse confiance, pour ton écoute et ta douce curiosité

envers ces étranges qui habitent mes idées et mes mots, merci Thomas.

Pour les échelons posés au fil de vos cours, pour ces marges annotées et ces

commentaires qui nourrissent les terreaux des écritures naissantes, merci François

Bon, Alain Beaulieu, Jean-Noël Pontbriand, Anne Peyrouse, Sophie Létourneau...

Pour la richesse de nos échanges et l'incomparable effervescence de nos

rencontres, merci à vous les sans-visages avec qui je croisai la plume sur les jeux

d'écriture sur forums.

Pour ta patience, pour ta patience, pour ta patience, pour la finesse de tes idées et

la justesse de samouraï avec laquelle tu les manies, force tranquille Sophie

Létourneau, un grand très grand merci à toi.

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Préambule Mode d'emploi

  Les nouvelles, fragments, lettres et autres textes répartis en dossiers qui

composent la partie créative de ce mémoire se veulent un assemblage des

résultats de ma participation à des jeux d'écriture sur forums.

L'on trouve effectivement sur la vaste toile du Web de ces jeux à charpente

de forums, c'est-à-dire qui prennent pour modèle des sites destinés aux utilisateurs

qui souhaitent échanger sur divers sujets plus ou moins ciblés. Cependant, loin de

simplement inviter à la discussion, ces jeux d'écriture sur forums, dits également

forums de jeux de rôles ou de role play, produisent tout un chacun un monde

original ou inspiré d'une œuvre de fiction (roman, film, série télévisée, bande

dessinée, jeu vidéo, etc.).

Sur le forum Never Never Land1 par exemple, on reprend librement l'univers

de l'œuvre de James Matthew Barrie autour du personnage de Peter Pan. Les

joueurs peuvent y incarner un garçon perdu, une mère, un peau-rouge, une fée,

une sirène, un pirate ou encore une créature imaginée. Ainsi la plupart des

intrigues reposent sur les tensions, conflits et alliances entre groupes sociaux et

sur le devenir de l'île.

Tandis que sur le forum Niwl2, le contexte est entièrement original. Le

monde mis en place se veut une sombre féérie moderne. C’est-à-dire que l’on

retrouve des éléments tenant du fantastique, tels que des créatures merveilleuses,

cependant l'environnement matériel et technologique fait écho aux années 1970.

Sur Niwl, forêts enchantées voisinent amas de ferraille et la société est

principalement menée par des instances religieuses, la plus populaire étant

inspirée du christianisme. Les joueurs désirant se joindre au forum créent un

personnage qui doit adhérer à l'un des différents mouvements idéologiques

proposés par le contexte du jeu. Ces mouvements se déclinent en plusieurs

groupes sociaux, allant des mystiques aux anarchistes.

                                                                                                               1 Never Never Land [en ligne], http://neverneverland.forumactif.org/ [Site consulté le 5 janvier 2018]. 2 Niwl [en ligne], http://niwl.eu/index.php [Site consulté le 5 janvier 2018]. Le jeu y est à ce jour suspendu.

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Ouverts à quiconque a la plume inspirée, c'est par l'intermédiaire d'un

personnage que l'on pénètre ces univers, quel qu'en soit le contexte. La création

du personnage consiste à rédiger une fiche de présentation, carte de visite

détaillée, et ce n'est qu'une fois cette introduction approuvée par les responsables

du forum, les administrateurs, que devient possible l'interaction avec d'autres

personnages de joueurs préalablement validés.

Les personnages interagissent ensuite les uns avec les autres dans des

textes répartis en « sujets », soit des fichiers créés dans une section du forum

représentant un lieu du monde fictionnel. Les auteurs se répondent à travers des

textes plus ou moins longs (de quelques lignes à quelques pages), chacun étant

responsable des actions et réactions de son personnage. C'est ainsi qu'un récit se

dessine, ou une scène, et que l'action progresse. Et ce, à l'échelle du

cheminement personnel des personnages participant au sujet mais

éventuellement, dépendamment des enjeux, à l'échelle du forum.

Le personnage est le moteur du jeu. Indirectement, il en est également

l'objectif puisqu'il s'agit de le faire évoluer dans un univers choisi, au gré des

événements et des rencontres. Le forum n'a habituellement pas une visée

prédéfinie, si ce n'est la pratique de l’écriture dans un monde virtuel riche en

possibilités, aventures et rencontres.

L'idée à la base de ce mémoire consiste donc à repêcher des personnages

qui furent créés dans le cadre de jeux d'écriture sur forums. Ce sont des

personnages migrateurs qui, dans un mouvement que l'on pourrait qualifier de

transfictionnel3, glissent non seulement d'une fiction à l'autre, mais d'un média à

l'autre.

Dans l'essai qui accompagne ces dossiers, je m'attarderai à la notion de

personnage. Je me pencherai sur la nature du personnage en contexte de jeu,

plus encore sur son passage du jeu au livre et sur son rapport au joueur devenu

auteur. Pour ce faire, je prendrai pour exemple le personnage de Chloé Delaume

                                                                                                               3 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil (Coll. Poétique), 2011, 608 p. La transfictionnalité est définie par Richard Saint-Gelais comme un « phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d'une intrigue préalable ou partage d'univers fictionnel. » (p. 7)  

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qui, dans Corpus Simsi4, raconte son existence dans le jeu vidéo Les Sims5. Ma

propre expérience du jeu, de la création de personnages et de l'écriture servira

également à alimenter mon propos.

De pixels comme de papier, le personnage est ici au cœur de l'affaire.

                                                                                                               4 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, 144 p. 5 Crée en 2000 par Will Wright, développé par Maxis et distribué par Electronic Arts, le jeu consiste en une simulation de la vie « à l’occidentale ». Le joueur y créé des Sims, des personnages, et les manipule selon sa volonté tout au long de leur existence, de la naissance à la mort.

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Triumvirat

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Introduction aux protagonistes  

Afin de les introduire comme il se doit, quelques confidences sur mes trois

protagonistes… Et parce que la rencontre tient un rôle de grande importance dans

le milieu des forums d’écriture. Entre valses, collisions et éclipses, les

personnages orbitent les uns autour des autres de maintes façons, mais c’est

toujours de la rencontre et du premier échange que l’intrigue tire son impulsion.

Les caractères se font face et s’apprivoisent, une dynamique s’installe,

harmonieuse ou conflictuelle, et les mots en font de même. À tout le moins deux

écritures s’interpellent, deux styles entreprennent un dialogue, mais surtout la

construction conjointe d’un récit. Tentaculaire et à têtes multiples, le résultat est

une chose bien curieuse qui se prend par on ne sait trop quel bout. Le triumvirat

qui suit est une incarnation possible de la bête à trois têtes que je fis mienne

lorsque je recueillis mes protagonistes au sortir du jeu.

Voici donc comment Mathyas, Jude et Antoine apparurent pour la première

fois sur mon radar. Ou comment nous nous rencontrâmes, et quel sort

hypothétique je leur réserve.

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1. Mathyas

Récupéré il y a quelques années au sortir d’un forum aujourd’hui fermé, de

style réaliste et qui mettait en scène une ville nord-européenne innommée,

Mathyas valse entre l’arrière-plan et l’avant-scène de tout ce que j’ai écrit depuis le

début de mes études universitaires. Il a fait l’objet de plusieurs nouvelles et,

comme toute bonne obsession, ne m’octroiera un sommeil tranquille qu’une fois

que lui et moi aurons au moins essayé, sérieusement essayé de lui donner une vie

publiée.

Centre contre sa volonté d’une constellation de personnages soumis à son

étrange et insoutenable force d’attraction, Mathyas se retrouvera sujet principal

d’une collection de textes, principalement des nouvelles, étroitement liées les unes

aux autres, semblablement aux chapitres d’un roman.

Il est le premier personnage qui bien que muettement, si ce n’est par sa

musique, m’aura convaincue de son potentiel, celui de se réincarner au pluriel et

en dehors du cadre scolaire dans le but de trouver niche définitive dans un livre

encore imaginaire à ce jour.

Bien qu’il fût mon avatar en contexte de jeu, Mathyas est désormais de ces

personnages que j’aime surtout, mais beaucoup il va sans dire, d'un point de vue

différent de celui de la joueuse. À défaut de me projeter en lui, il m’est apparu de

plus en plus clair, en l’écrivant hors-forum, que c’est en adoptant le regard de tous

ceux et celles qui l’aiment – trop – que j’éprouve le plus d’aisance et de plaisir à

l’observer vivre et à l’écrire.

Si je devais me soumettre à sa gravité, c’est des yeux de sa sœur que je

serais le plus près de mon Je, mais des yeux de sa mère morte que je voudrais le

vivre, cet amour plus grand que soi.

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2. Jude

Il y a certainement dix ans, Jude fut aussi tiré d’un forum aujourd’hui fermé.

Inspiré d’un énième jeu d’écriture qui reprenait l’univers d’Harry Potter. Jude y était

un professeur d’astronomie.

Cher Okamoto sensei qui à présent pourrait m’inspirer une toute première

tentative de quelque chose comme de l’autofiction. En bout de ligne sûrement un

objet discutable. Clin d’œil à Chloé.

J’entends : Jude est le Japon qui flotte dans mon monde imaginaire.

Cependant, m’étant pourvue de souvenirs véritables suite à un bref voyage à

Tokyo en novembre 2016, l’idée de me placer devant Okamoto sensei pour de vrai

et de faux à la fois est un peu peut-être je ne sais plus trop finalement, tentante.

Les voyages en métro m’ayant été de l’ordre du quotidien, là-bas, c’est dans un

wagon que je nous assiérais. Dans un face à face, peut-être récurrent, peut-être

unique, duquel je puiserais fables et divagations sur l’homme.

À Tokyo, je puisai effectivement fables et divagations de nombreux

passagers et passants, de chair comme de papier, voire de pixels (ces écrans

géants…). Je songe notamment à une large affiche de la gare Seibu-Shinjuku

devant laquelle je passai tous les jours mais surtout sur laquelle un énigmatique

Yū Takahashi posait pour son plus récent album.

Bref, la vraie gare Seibu-Shinjuku de Tokyo et dans la vraie gare, une vraie

affiche avec un vrai musicien dessus et puis de vrais métros sur les rails et dans

les vrais métros, une « vraie » moi et devant elle : un hypothétique Jude Okamoto.

Que de visages de toute façon. Plus d’un lui siérait. Suffit de lui prêter les

traits, par exemple, de ce grand bonhomme que je vis un jour entrer dans le bus à

Québec en songeant : Ma foi, si ce n’était de ses cheveux noirs, ce pourrait être

Jude.

Mais je n’ai peut-être rien compris à l’autofiction, aussi.

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3. Antoine

Né dans des circonstances qui me sont aujourd’hui nébuleuses, Antoine fut

néanmoins mon tout premier personnage sur forum. Le forum en question, il me

semble, représentait un univers urbain vaguement futuriste… Au sortir du forum, le

contexte n’est plus aussi important que le protagoniste même. Après tout, ce qui

fait la force de ce dernier, c’est sa capacité de passer certes d’un média à l’autre,

mais pourquoi pas, d’un univers narratif à l’autre également.

Pour en revenir à Antoine…

À l’origine, douce adolescence, il m’est venu d’une fascination pour le coma.

Je lisais Les thanatonautes6 et j’écoutais FullMetal Alchemist7. (Mon personnage

préféré, Alphonse Elric, voit son âme de garçon transférée dans une armure de

métal suite à formule d’alchimie qui tourne mal.) Maintenant que j’y repense le

rapport entre le contexte d'écriture et mes idées est plus qu'évident.

Mais puisqu’on y est…

Antoine s’est concrétisé à partir de l’idée peu originale d’une forme de

transfert de conscience. Un cas de figure que je m'imposai. Tu te lèves un bon

matin et t’es ce type captif d'un lit d’hôpital qui s’éveille tout juste d’un coma. T’es

qui ? T’es Antoine. Et Antoine était né.

J’ignore ce que nous réserve la suite. Une tentative de roman,

possiblement. Sûrement. L’approche m’est encore floue. Antoine étant un être

d’une certaine façon dyadique, son Je est une chose qui se manipule avec minutie.

Je me fais la main. En attendant, si je retrouve un forum digne de ce nom, je l’y

réaccompagnerai peut-être, qu’on s’y creuse davantage. À chacun son terreau de

jeu. Puisque l’important se résume à cela, jouer, chercher, endosser la quête-

personnage, peu importe laquelle, l’endosser et la mener le plus loin possible, pour

voir. Voir à travers les yeux d’un autre. Rien que ça au pire, et au mieux…

                                                                                                               6 Roman de Bernard Werber dans lequel les personnages explorent le continent de la mort. 7 Adaptation en dessins animés du manga du même titre écrit par la mangaka Hiromu Arakawa.

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Mathyas

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Nom : Loiseau

Doux patronyme hérité de son père qui penche cependant davantage du côté du

rapace que du rossignol. Ou que de l’albatros. Loiseau comme dans : bête à ailes,

mais de ces ailes qu’on finit par oublier et sagement ranger contre ses flancs au fil

des générations. Ce ne sera pas le cas de ce Loiseau-ci, qui est né la tête enfouie

dans sa disproportionnée voilure à plumes.

Prénom : Mathyas

Qu’il tient d’un coup de cœur de sa mère. « Mathyas » avec le « as » qui sonne

clair et ouvert, qui sonne français, disait-elle. « Mathyas » avec l’orthographe

relookée au goût pas tant du jour que de la singularité de celui qui le porterait, le

prénom. « Mathyas » comme une couronne dont on coifferait le petit roi d’un

royaume étrange et lointain, si lointain, de ces royaumes fantasmés dont seules

les mères savent le secret.

Âge : Grande vingtaine petite trentaine

Selon les points de vue. Il reste que c’est là, au meilleur de ses grands airs

lunaires, au sortir du cadre familial qui faisait ombrage à son invraisemblance, que

Mathyas se fait mots cette fois-ci.

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Ce qu’il fait : De la musique

Avec un talent qui le dépasse et avec des instruments qui ont sur lui l’influence des

grands maîtres et l’emprise des premiers amours. Virtuose des blanches et des

noires, c’est cependant auprès de son violoncelle que Mathyas fait carrière. Il se

joint à l’occasion à des orchestres, principalement en tant que soliste, mais

accepte également, à coups d’ennui, de jouer sur des bandes sonores de films ou

pour des enregistrements classiques, voire de se donner en récital. Sa spécialité

c’est Bach.

Ce qu’il veut : Son petit monde mis à l’écart du grand

La bulle idéale de Mathyas inclut ses instruments et sa sœur Olivia. Là, dans cet

ailleurs fantasmé, on ne vivrait que de musique, d’amour, de chocolat et de

spiritueux. Sur une île achetée avec l'éventuel et hypothétique héritage du père.

Un investissement sans doute désapprouvé par ce dernier, mais qu'importe à

Mathyas qui sur son île n'aurait qu'à se soucier du fragile bonheur de sa cadette.

Mathyas par Olivia

L'apparence : « Beau comme ses mains, il a de ces traits sévères, de ces

pommettes acérées qui saillent et contrastent, dans un esthétisme qui leur est

propre, avec sa tête de garçon timide. Il a toujours eu les cheveux un peu trop

long, un peu trop court, à la lisière de la coupe, comme coincés entre deux étapes.

Ses mèches blondes retroussent sur le col de ses chemises, s’égarent sur sa

nuque, mais n’atteignent jamais ses épaules. Sa frange se la coule douce, tantôt

renversée vers l’arrière, tantôt partiellement coincée derrière son oreille… C’est un

beau désordre docile qui lui couvre les idées et qui va de pair avec le reste. Son

grand corps mince, Mathyas l’habille de manière ni chic ni décontractée, mais avec

un classicisme discordant qui lui sied très bien. Contrairement à moi, Mathyas n’a

pas hérité des yeux clairs de notre mère. Il a pris les iris de notre père, presque

noirs, et s’en est fait de séduisants abysses. »

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Le caractère : « Drôle de Loiseau qui vole au gré des histoires. Mathyas est un

personnage qui ne saurait s'alourdir d’un mal-être, sans pour autant se faire bon

vivant. Il va au gré des hasards, mais aussi de ses envies, quelles qu’elles soient.

Mon frère morcelé, ses instruments portent tous en eux une part de lui, égarée par

mégarde ou pas. Il s’en trouve comme allégé, déchargé d’une part d’humanité.

Libre qu'il est, la morale ne saurait avoir prise sur lui. Sur son appétit de ces

choses qu'on peine parfois à s'autoriser, sur sa conscience éclatée, recollée

comme un reflet en fragments, arêtes tranchantes. »

Fragment d’histoire : « Combien de fois déjà ? Combien de fois toi et moi

sommes-nous tombés amoureux ?

Une fois, c’était l’été. Tu portais une chemise blanche aux manches roulées

jusqu’aux coudes avec un pantalon bleu. Tu avais l’air d’un grand écolier. Dans ma

robe jaune, toute légère toute fleurie, je te papillonnais autour. J’étais heureuse,

Mathyas, rien que d’être là avec toi au milieu des autres.

Tu m’as offert une crème glacée, mais tu m’as donné l’argent pour payer.

En attendant dans la file devant le comptoir, je t’ai pris la main, je t’ai souri, j’ai

appuyé ma tête sur ton épaule. J’avais le cœur au printemps. J’étais heureuse que

tu m’aies choisie pour t’occuper la solitude, cette journée-là.

Fraise pour moi, chocolat pour toi, c’est moi qui ai commandé. Nos cornets

en main, tu m’as entraînée dans les marges. J’avais les lèvres roses, tu avais le

menton collant. Plus loin, il y avait un cimetière, un peu à l’ouest du vrai monde.

Adossés contre la pierre tombale de Novembre Veilleux on a terminé de

manger en silence. Puis je t’ai regardé, tu te léchais la main, collante elle aussi, tu

étais concentré, ou absent, je n’ai jamais su faire la différence. Le feuillage de

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l’arbre qui nous faisait de l’ombre te marbrait de lumière. Mon Mathyas tout en

contraste, tu étais beau, encore.

Tu l’es, beau.

Je t’ai regardé et je t’ai demandé : Mathyas, est-ce que tu m’aimes ?

Tu ne m’as pas répondu. Tu as léché le chocolat dans la paume de ta main,

puis tu as tourné la tête vers moi et tu m’as embrassée. Fraise pour toi, chocolat

pour moi. »

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Les autres par Mathyas

Olivia, la petite sœur : Je l'avais devinée de loin, avec mon télescope. J’avais

d’abord cru à un astéroïde. Je ne m'étais pas trompé. Elle était un peu la fin du

monde, du mien, mais si toutes les fins du monde étaient comme ça, crever cent

fois, je le veux bien.

Olivia, je te rangerai dans l'étui d'un violoncelle, puis je t'amènerai sur l'île

que je t’achèterai. On y fera pousser des vignes et des cacaotiers. Ce sera notre

outre-monde : petit royaume dont tu seras la reine.

Dans les regards d’Olivia le grand frère cassé que je suis, celui aux

méninges désordonnées, m'apparaît presque concret. Elle me regarde avec des

yeux qui savent et qui aiment quand même, et qui aiment encore davantage, mais

qui savent.

Elle sait, Olivia, combien j’ai l’existence décomposée en mille musiques.

Corps de piano, corps de violoncelle… Elle a son frère ici et là, Olivia, mais il n’y a

que du corps de Mathyas dont elle sait jouer.

Strad, le violoncelle : Lui et moi ne nous connaissons pas depuis bien longtemps.

Lui et moi n’en sommes pas moins un coup de foudre, un coup de feu. Strad m’a

mis quelque chose comme une caisse de résonance à la place du rien. Le mot

« fidélité » n’a de sens que s’il est question de lui. Je lui serai fidèle tant qu’il sera

violoncelle.

Strad, c’est aussi une histoire, un conte qui dort au creux de son silence. Il

était une fois les Carpates. Il était une fois l’épicéa et l’érable, et un maître luthier

dont la légende se composerait au fil de ses œuvres. Il serait une fois Strad le

violoncelle et Mathyas Loiseau.

Maman, la mère : Boîte à musique qui a perdu son mécanisme, la ballerine qui lui

tournait sur le cœur a la patte cassée. J’ai la mère morte depuis quelques temps

déjà. Envolée avec mon adolescence, maman s’est soulagée en se vidant les

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sangs. Elle aurait aimé naître violoncelle, savoir chanter, mais elle chantait faux.

Parlait faux, aussi.

Malheureuse parmi les autres, tant d’autres. Que ça, malheureuse. Ma mère

était malheureuse et la chose tentaculaire, torpeur monstre la menait au gré des

riens, comme un chien… L’a grugée comme un os.

Morte maman et mise en boîte. Une boîte silence, sans mécanisme ni cœur.

Sertie seulement de vieux bijoux d’or; une chaîne autour du cou.

Papa, le père : Qu’il n’y a que ma sœur qui appelle « papa » et qui achète des

bijoux d’or.

Le père est riche. Son amour se mesure en marges de crédit. Le père

distribue les cartes de plastique à sa progéniture, s’achète une descendance. Le

père se tient droit. Au milieu du visage : un trait noir, une moustache. Le père est

un Homme avec un H majuscule. Le père est un H. Solidement campé sur ses

deux pattes. Droit. Austère. Égal à lui-même.

Mais le père est aussi porte-monnaie abyssal et si les marges manquent

parfois de souplesse il saura y remédier. Il n’y a rien que le père ne saurait

acheter. Il y a bien de ces fils qu’on ne saurait aimer, mais qui jamais n’en diront

mot tant qu’on saura les occuper.

Le père, à coup de Stradivarius et de Fender, conquiert ma tolérance fardée

d’amour. Sasha, le peintre : J’ai trouvé un tableau à habiter. Cette fois, c’est dans l'ombre

de Strad que me je me suis égaré. J’ignore exactement de quel genre de tableau il

s’agit. Je me suis toujours senti un peu étranger devant les œuvres abstraites.

Comme devant un miroir déformant. Et puisque mon reflet et moi en sommes

toujours à nous apprivoiser… Je ne sais pas.

Il reste que j’aime la chaleur des nuances, la texture boisée, le quelque

chose de beau, de ce tableau. Olivia m’y reconnaîtrait. Moi, je tâtonne encore,

mais je n’y suis pas seul. On a pris ma main. On prend toujours ma main. On finit

toujours par la lâcher. Mais Sasha dit que non. Sasha dit autre chose. Avec ses

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mots plein la tête, je me prends à espérer que cette fois, on ne me relâchera pas

trop vite.

Constance, la timbalière : Celle qui bat la mesure. Ouvre les jambes. Ferme les

jambes. Constance est une paire de jambes, une paire de fesses et une paire de

seins. Je me glisse entre les deux. Tout.

J’aime le silence de Constance. J’aime qu’elle n’ose jamais rien me

demander de plus. J’aime qu’elle ne m’aime pas. J’aime ne pas l’aimer.

Il y a peu à dire de nous.

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Mathyas à trois temps

Un,

Sais-tu combien tu renverses mon paysage, beau blond ? Que caches-tu,

derrière tes regards de garçon perdu ? À qui s’adressent les secrets qu’ébauchent

tes lèvres ?

Tu ne m’as pas vu, assis au comptoir derrière la fenêtre du café. J’ai voulu

interrompre la mesure de tes pas, mais les mots ont rebondi sur la vitre et me sont

revenus en pleine figure. Je te connais !

J’ai menti, beau blond, j’ai menti… Car ce visage, tranchant profil de défilé

parisien m’a crevé les yeux et fendu la poitrine. Si tu m’avais regardé, tu aurais vu,

dans mon squelette ajouré, mon cœur convulser pour toi. Mais tu traversais déjà la

rue, ta musique sur l’épaule, recluse dans un grand étui noir.

J’ai enfilé ma veste de cuir et je t’ai pris en chasse.

Je te devine, derrière ta frange oubliée. C’est dans l’orgueil de ton dos et la

tombée de tes épaules, dans la tranquille indifférence de ta posture et l’élégante

sévérité de tes mains. Enfant de l’abondance, c’est inscrit sur ta nuque que voilent

les mèches qui roulent sur le col de ta chemise. Je ne t’ai jamais croisé qu’en rêve.

Je te peindrai sur fond blanc, nu. Je te peindrai deux abysses dans les yeux

et t’explorerai en couleurs. Nous ferons l’amour, si tu veux, et si tu ne veux pas,

j’attendrai que tu dormes, avant d’embrasser ton sexe.

À te contempler, il m’apparaît de plus en plus clair que tu es de ces oasis

qui ne s’atteignent que par la voie des airs, des mers ou des rêves. On ne marche

pas, simplement, à toi. On s’égare dans le vague ou on s’abîme dans l’ombre.

Tenter de te suivre, c’est voir apparaître un tableau à chacun de mes pas.

Tu m’inspires, beau blond, mais comprends-tu qu’il ne s’agit pas d’art ?

Tu ne te doutes de rien, penché sur ton petit livre blanc, ta musique à tes

pieds. Je t’observe depuis un moment, d’entre les rayons de la bibliothèque. En

tentant de me convaincre que tu finiras bien par lever les yeux et me voir. Moi qui,

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comme toi, ne cadre pas dans les paysages trop plats. Entre quatre lignes,

j’étouffe. Et à jouer les photographes animaliers, je fatigue. Tu es le lion qui dort.

Tu m’ennuies et me fascines tout à la fois. Je veux te toucher, te faire rugir. Montre

les crocs, qu’on s’amuse.

L’air de rien, je m’approche, me peigne la frange d’une main et m’essuie la

commissure des lèvres de l’autre. Je n’y peux rien, tu me fais baver.

- Salut.

Je suis très cool, c’est naturel. Je te souris et m’assieds devant toi, sur une

table basse. Maintenant c’est moi qui te fais face. Je te présente ma main, sur

laquelle tu portes un regard suspicieux. Mon choix de couleurs ne t’inspire guère ?

Ma profession est inscrite sur mes doigts. Je peins blanc sur vert, ces temps-ci.

- Écoute, ça peut te sembler un peu… direct mais, je suis peintre et tu

m’inspires beaucoup. Sais-tu combien tu es beau ?

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Deux,

Nous faisons l’amour entre parenthèses, en marge de ton histoire.

Avec toi, Mathyas, le temps se compte en coups de bassins.

Tu te croyais seul lorsque je t’ai rejoint après la répétition. Lentement, tu

rangeais ton brillant stradivarius. Je me suis approchée, tu m’as peut-être

entendue, et j’ai posé ma main sur ton épaule. Tu ne t’es pas retourné, tu as

achevé de fermer ton étui sans te presser, puis tu t’es levé. Ma main a glissé le

long de ton dos.

C’est moi qui t’ai embrassé. C’est moi qui t’embrasse toujours en premier.

Tes baisers sont légers, tu embrasses avec parcimonie, gentiment, presque timide.

Tes mains sont moins enclines aux flatteries. Elles ont vite fait de trouver la

poitrine. Après tout, nous n’avons pas de temps à perdre. Tu défais toi-même

l’attache de ton pantalon, je remonte ma jupe et abaisse mon collant et ma petite

culotte. La suite est juste assez rapide, juste assez longue.

Je m’incline sur l’une des timbales, celle du centre, et j’écarte les jambes. Je

ne veux pas te voir. Te regarder, c’est s’exposer à ton invraisemblance et risquer

de perdre pied. Je te préfère de loin, soufflant par saccades dans mes cheveux.

Anonyme, ou presque.

Je ne t’ai jamais vu jouir. Je t’ai entendu, sourdement, grogner dans mon

cou. J’ai senti tes pouces appuyer sur les fossettes au creux de mon dos. C’est

tout. C’est suffisant. Tu sais doser tes énergies et tu devines avec justesse mon

crescendo intérieur.

Tu fais un très bon amant, Mathyas, mais je ne t’aime pas. Autour de ta tête

flottent des brumes desquelles je préfère rester loin.

Jules, mon amoureux, n’a jamais été très porté sur le sexe. Ni sur la

marche, ou sur quoi que ce soit qui implique le bas de son corps, pour tout te dire.

Nous nous sommes rencontrés dans une boîte de nuit. J’arrivais de la piste de

danse, il était assis près du bar. Je me suis demandé si le fauteuil roulant

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abandonné non loin lui appartenait. Il m’a dit que si je dansais encore un peu, il

m’offrirait un verre. Alors j’ai dansé pour lui.

Jamais on ne m’adressa plus beau sourire que celui avec lequel il acheva

de me séduire lorsqu’il se hissa dans le fauteuil. Je n’eus jamais à lui demander s’il

lui appartenait.

Tout ça, tu t’en fiches. Si j’étais un instrument, alors là peut-être me

prêterais-tu un instant ta précieuse oreille.

Je t’ai déjà écouté secrètement parler avec ton violoncelle avant de venir te

rejoindre. C’était beau de vous entendre, ta voix timide de contrebasse racontant je

ne sais quel rêve et lui, ton mythique stradivarius, te répondant quelque chef

d’œuvre éphémère. J’ai tenté, après coup, de m’entretenir avec mes timbales,

mais elles n’ont jamais répondu.

J’aime ton silence quand tu remontes la fermeture éclair de ton pantalon.

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Trois.

Ça t’ennuie de nous laisser derrière toi. Tu n’as pas besoin de mots pour me

le faire entendre. À ta façon de t’accouder sur la portière, le front appuyé sur la

vitre, les prémices d’une moue accrochés aux coins de ta bouche, c’est haut et fort

que tu insinues ta déception.

Cette histoire-là te plaisait, pas vrai? La nôtre, coincée entre les murs de

mon appartement trop étroit.

- C’est que pour quelques semaines… Tu pourrais être surpris et y prendre

goût.

- Non. … À quoi?

- Au paysage, aux rencontres…

Sans me regarder, tu hausses les épaules, boudeur. C’est que tu seras

toujours un peu le même, petit grand frère. Je me surprends à l’oublier, parfois, et

à chaque fois, m’en veux. Pourtant, c’est aussi un coupable bonheur, que je

m’efforce de contenir au plus creux de mon ventre, que de penser qu’entre

l’adolescent dont je tombai amoureuse et l’homme que je conduis ce matin à

l’aéroport, il n’existe nulle dissonance perceptible pour l’oreille moyenne. Seul le

témoignage de tes instruments ou un examen attentif de ton visage sauraient

attester des retombées du temps sur ta personne.

- Tu as tes billets?

- Oui.

Le tien et celui de ton violoncelle dont la présence sur le siège arrière me

pèse soudain sur la nuque. Sans Strad, le silence sera lourd, d’autant plus qu’il

laisse derrière lui son complice à clavier et à queue qui, sans tes mains pour

l’animer, fera vœu de silence en prenant la poussière. Je te demande pardon,

Mathyas, je n’ai jamais su que les aimer à travers toi, tes grandes boîtes à

musiques.

- Constance y sera aussi?

Peut-être te doutes-tu que je sais qu’elle y sera, car tu ne réponds rien.

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Constance la timbalière, que je ne connais que vaguement, mais

suffisamment pour avoir envie de te voir avec. Toi et moi ne sommes pas du

même avis. Ce n’est pas la première fois.

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Un,

Pour toute réponse : ton silence. Exquis. Ton regard me prend par la gueule

et me soulève de terre. Oh ! S’il te plaît, encore !

- Moi c’est Sasha.

Tu baisses les yeux et tu soupires. Tu refermes, à contrecœur n’est-ce pas,

ton petit livre. Dessus, je devine des idéogrammes japonais.

- Tu lis le japonais ?

Tu fais « non » de la tête et tu reposes doucement le bouquin sur la table.

Tu vas m’avoir, si tu continues ! Je vais me lever et te laisser tranquille pour de

bon...

Je plaisante.

Plutôt, je t’attends, en m’accrochant un sourire au coin des lèvres. Je ne te

lâcherai pas tant que je ne t’aurai pas déshabillé. Je te jure que tu en

redemanderas. Deux fois plutôt qu’une.

- Mathyas. Je m’appelle Mathyas. Et non, je ne lis pas encore le japonais.

Je me raconte des histoires avec les images.

Tu appelles les caractères des « images » et tu te racontes des histoires. Tu

m'émeus. Je ris.

- Excuse-moi, beau… Mathyas. Excuse-moi, mais tu es mignon, en plus

d’être beau.

Aurais-tu égaré ta maman, garçon perdu ?

Un silence passe entre nous. Du menton je désigne l’étui à tes pieds.

- Tu es musicien ?

Généreux, tu me réponds avec tes mains et te penches vers le grand objet

afin d’en soulever le couvercle. Sous mes yeux étincèle alors un splendide

violoncelle dont le bois verni tire sur le rouge. Un rouge sombre, chaud.

- Il est magnifique.

Je suis sincère, je t’assure, mais tu n’en fais pas de cas et tu laisses

bêtement retomber le couvercle. Je t’ai trop titillé, tu vas te refermer comme une

huitre si je continue. Et donc je me lève en me disant que je te suivrai à ta sortie,

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de toute façon. Mais c’est là que tu me surprends. Les bêtes sont parfois si

imprévisibles…

- Tu dis que je t’inspire. Je t’inspire quoi ?

Échange prolongé de regards. Bleu – moi – sur noir – toi. Mon esprit

tangue. Mes doigts tâtent le silence, je cherche des mots sur mes lèvres sèches.

Tu ne m’aides pas. Tu appuies tes obscures prunelles, oui, tu me les appuies bien

fort sur le visage, précisément dans l’œil gauche.

- Je ne sais pas. Il me faudrait une toile et des couleurs, pour te le dire.

La déception s’inscrit en caractères gras sur ton front. Tu te lèves à ton tour.

À égale grandeur, nos nez se touchent presque.

-­‐ Une autre fois, peut-être. Aimes-tu le chocolat, Sasha ?

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Deux,

Tu passes presque tout ton temps libre à la bibliothèque. Moi aussi, mais tu

ne m’y as jamais vue, ou tu as très bien feint de ne pas me voir. Devant toi

s’empilent souvent plusieurs livres disparates. Tu passes des bandes dessinées

pour adultes aux livres de cuisine marocaine en faisant un détour par les albums

pour enfants. Tu n’empruntes jamais rien. Peut-être ignores-tu que tu le pourrais,

même ici, de l’autre côté de l’océan.

Je n’ai jamais osé m’asseoir avec toi. Je sais depuis longtemps que toi et

moi n’avons rien à nous dire. Te faire des avances explicites ici serait un peu

inapproprié. D’ailleurs, les toilettes ne sont pas bien grandes, j’ai vérifié.

Depuis que tu répètes avec nous, je ne t’ai jamais vu souffrir aussi

longtemps la compagnie d’un étranger. C’est à sa façon de te regarder, que je

devine qu’il ne t’est pas moins qu’inconnu. Je m’attendais à te voir te lever et partir

sans cérémonie, et répondre à l’impératif à ce qui semble t’être un besoin essentiel

de solitude, d’intimité avec ton violoncelle et avec toi, sûrement.

Non…

Le singulier jeune homme à la huppe dorée et à la veste de cowboy te fait la

conversation. Tu sais, s’il avait les cheveux plus longs et un look un peu plus

discret, le blanc-bec et toi seriez le même.

Je ne peux m’empêcher de l’envier, l’étranger, lorsqu’au final vous quittez la

bibliothèque ensemble. Il te suit, mains dans les poches, l’air guilleret en riant trop

fort, et toi tu hausses les épaules.

Je sais maintenant que ces portes que tu me refuses, tu les ouvres parfois à

d’autres.

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Trois.

Je meuble mes solitudes de fin de soirée en disséquant ton petit univers,

celui que tu as mis en boîtes avant de t’introduire chez moi, et que tu n’as jamais

totalement déballé. Tu me soupçonnes la même aversion que papa pour ton

désordre. À mon sens, tenter de contenir ton chaos n’y change pas grand-chose. Il

suffit de lever un pan de carton pour te voir resurgir, camouflé, à peine, derrière tes

bandes dessinées de Wonder Woman, tes partitions de Liszt, tes bouteilles de fins

spiritueux, tes barres de chocolat exotique, ta collection de lunettes de soleil, tes

petits touts, tes grands riens… Toi en pièces détachées et dépareillées, toi quand

même.

Une coupe de rouge pour toute compagnie, je t’éparpille sur le plancher de

ta chambre – depuis que tu es parti, je dis « ta chambre » – et te reconstruis

comme je le peux. Au final, c’est un Mathyas plus nu que nu, que j’ai le sentiment

d’avoir sous les yeux, étendu à même le bois franc.

Je t’ai souvent vu nu. À tous les âges et que tu le saches ou pas. J’aime

suivre la pointe de tes cheveux entre tes omoplates, la descente qu’elle m’indique,

ce sentier droit, creusé entre les muscles de ton dos blême. J’aime où il me mène.

Mes baisers dorment encore à la lisière de tes fesses.

Je dis « ta chambre », le répète, et à chaque fois suis ramenée à l’aéroport,

devant toi qui t’apprêtes à m’échapper, et c’est une torture que de m’entendre, de

nouveau, te dire qu’en revenant, tu devras sérieusement penser à la suite. Puisque

je ne t’héberge que temporairement, que le toit que je quittai quelques années plus

tôt, bien avant que tu sois forcé à en faire de même, n’était pas seulement celui de

papa. C’était aussi le tien.

Je te demande pardon, Mathyas, je n’ai jamais su te dire « je t’aime »

autrement qu’en te repoussant.

De te voir nu, mosaïque sur le plancher de ta chambre et de te revoir nu sur

fond de souvenir, je réalise pour la première fois que ta peau n’arbore pas que les

marques de nos amours, elle en porte aussi les cicatrices.

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Un,

Le chemin qui m’a mené jusqu’ici s’embrouille. Avachi dans un fauteuil

devant les emballages scintillants de dizaines de barres de chocolat, bourbon en

main, je suis chez toi, beau blond.

Ce n’est pas le premier verre que tu me sers. Mais je soupçonne que tu ne

me serviras plus rien, outre ta fiévreuse musique.

Assis devant un feu de foyer que tu as insisté d'allumer malgré la chaleur, tu

tiens ton violoncelle, Strad m’as-tu dit, entre tes jambes nues. Car il ne reste plus

qu’un caleçon gris pour t'habiller.

Je ris.

J’ai chaud.

Je bois.

Mon breuvage me glisse presque entre les doigts lorsque mon regard

rencontre celui, rutilant, de Strad. Le reflet des flammes danse sur lui et dessine

sur son bois un visage que je soupçonne être parent avec le diable. Tu ne vois

rien, aveugle, absent, absorbé par ton Bach, possédé par ton instrument…

C’est une âme que tu tiens entre tes mains Mathyas, le sais-tu ? Et je crois

qu’elle t’aime, qu’elle te veut presqu’autant que je te veux aussi. C’est moi qui

gagnerai. Car tous les feux finissent un jour par s’éteindre.

Lorsqu’enfin le tien s’assoupit, le chasseur que je suis s’éveille. Tu lâches

ton archet qui tombe aux pieds de ta chaise tandis que ta tête roule vers l’arrière.

Gorge déployée, tu marmonnes.

- Je ne peux plus… Il m’a saigné…

- Je sais, je sais…

Oh oui, je sais ! Je te soulage d’ailleurs du monstre, qui me mord les mains,

me brûle, délibérément sans doute, mais je résiste et le pose

précautionneusement sur son socle avant de te revenir. Enfin. Je te soulève par

les aisselles, beau cadavre, et te traîne jusqu’à ton lit.

Je t’avais dit que j’attendrais que tu dormes…

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Deux,

La répétition a eu lieu sans toi, aujourd’hui.

Le chef nous a dit que tu étais malade. J’ai laissé échapper un rire. À peine

un éclat mais oui, ça m’a amusée. Il n’a de toute évidence rejoint personne lorsqu’il

a tenté de t’appeler. Il a feint de te parler. Vois-tu, c’est que tu semblais

particulièrement bavard, à l’autre bout du fil.

Sans la voix de ton violoncelle, un silence filait d’une mesure à l’autre et

faisait ombre à la musique. Malgré cela, le cœur des musiciens était à la légèreté.

Pour une fois, le chef n’avait pas d’oreilles que pour toi. Nous savons tous qu’il n’y

a de projecteur que pour le soliste, mais tout de même, plus rien n’était aussi

important sans toi.

Merci pour ton absence, Mathyas. Après tout, avoue-le, tu n’es jamais

vraiment avec nous…

Avant de quitter l’auditorium, je me suis dit que j’appellerais Jules, ce soir.

Jules qui, sans toi pour m’en distraire, me manque. J’ai envie de rire avec Jules,

de lui raconter la platitude de mon voyage, de l’entendre me dire qu’il s’ennuie de

moi, de l’écouter se plaindre de la litière du chat…

Je t’ai regretté, le temps de quelques secondes, lorsque je me suis

retournée des coulisses et ne t’ai pas vu là où normalement tu aurais été assis, de

dos, occupé à ranger ton violoncelle. Il n’y avait personne. Pas d’épaule sur

laquelle poser ma main égarée.

Je t’ai désiré un moment, puis je suis sortie.

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Trois.

Je n’arrive pas à dormir et campe sur le futon de ta chambre. Wonder

Woman assiège mon insomnie. Toute en albums colorés, elle fait miroiter sa toute-

puissance sous mes yeux cernés. Elle m’a prise au piège, m’a fait croire que lui

tendre la main rimerait avec découvrir un nouveau pan de toi. Je me suis laissée

bercer trop longtemps et navigue désormais lentement, sans jamais sombrer, sur

mon sommeil hypothétique.

Je n’arrive plus à tourner la page. Dernière case, page droite, Wonder

Woman saigne. S’écoule comme elle se meurt la timide quiétude dont j’osais

encore à peine m’emmitoufler. Des convictions que j’espérais m’épargner

m’assaillent malgré moi. Je pense à toi. Je pense à notre Wonder Maman, mais

surtout je pense à ses bras lacérés.

Tu en souffres les stigmates. De la même manière que tu encaisses les

assauts des poings de bronze de papa et que tu combles mon vide. Froidement.

Avec le détachement d'un cosmonaute. Lointainement. Comme si on ne t'avait mis

au monde qu'à demi. Jamais entièrement au même endroit, attaché que par

nécessité à ta chair, les idées occupées à s'incarner ailleurs. À autrement

interpréter Mathyas Loiseau.

Évanescent comme les chefs-d’œuvre que tu ne te fatigueras jamais à

coucher sur papier, tu es le personnage de tant d'histoires qui m'échappent. De me

les rendre inaccessibles, à moi comme aux autres mais surtout à moi... Je t'en ai

voulu. Parfois, je t'aurais préféré mort plutôt que de devoir subir tes airs égarés

d'halluciné. De génie. D'incompréhensible.

Je t'aime comme je te hais, avec mon cœur immoral de petite fille tordue. Et

je te demanderai pardon comme je le peux, en me taisant.

Je referme l’album, éteins la lampe et garde grands ouverts mes yeux sur la

pénombre.

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Un,

Il m’aura fallu près de deux semaines pour arriver à te leurrer jusqu’à mon

atelier, qui plus est sans ton violoncelle, ce qui n’est rien de moins qu’un exploit.

Mais j’y suis arrivé.

Patient, je t’observe faire le tour du studio en feignant d’être absorbé par la

préparation de mon attirail. Tu passes devant la plupart des tableaux appuyés

contre les murs sans t’arrêter. C’est devant la fenêtre, la seule, très haute, que tu

t’immobilises le plus longtemps. Heureusement pour toi, je ne suis pas trop

susceptible.

- Ça, c’est signé « Dame Nature ». C’est une collaboration. Avec l’humanité,

tu vois ?

D’un geste las, sans me regarder, tu chasses la plaisanterie comme une

mouche.

Tu m’amuses. Plus que je ne l’espérais. Tu m’amuses et, pire encore, tu me

captives chaque jour davantage. Tout ce que tu fais, tu le fais comme personne

d’autre.

Au bout de quelques longues minutes, tu me reviens enfin, en soupirant.

- Tu peins sur quoi ?

Je t’indique la grande toile blanche installée sur le chevalet, que tu regardais

déjà, je t’ai vu.

- Et… tu peins avec quoi ?

J’ai l’impression que tu cherches, bien que naïvement, à coincer l’imposteur

que tu soupçonnes toujours en moi, mais je le répète : je suis patient.

- Pinceaux. Couteaux. Là. Et des couleurs. Là.

- C’est très rouge.

Je ne sais pas si tu approuves mais dans le doute, je m’abstiens de tout

commentaire et te suis des yeux tandis que tu t’éloignes. Même à l’écart, personne

n’est à l’abri des regards, ici. Je ne me gênerai certainement pas pour te regarder

te dévêtir. Ce que tu fais sans que je ne doive demander quoi que ce soit.

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Jusqu’à présent, tout se déroule exactement comme je l’espérais. Mais à

partir de maintenant, devant la toile blanche et devant toi, je n’ai la plus la moindre

idée de la suite.

Tu t’assieds en tailleur quelques mètres devant moi. Tu as apporté un livre.

Ton petit livre en japonais, tu l’as finalement emprunté… Ou mis dans ta poche. Je

cache mon sourire derrière le chevalet.

Longtemps, je réfléchis avant de porter le premier trait. J’ai beau t’observer

sous toutes tes coutures, Mathyas, je ne vois rien… Rien que ton violoncelle en

flammes.

Des heures plus tard, mes yeux ne lâchent pas ton visage alors que tu fais

face à ce qui devait être ton portrait. Tu es toujours nu, et tu croises les bras,

sourcils froncés.

Finalement, tu hausses les épaules et fais un pas vers moi. Tes mains

d’homme, toutes de veinures et de musique, me déshabillent avec la délicatesse

d’un harpiste. Je voudrais t’embrasser, puisque c’est toujours moi qui initie le

mouvement, mais je n’ose pas t’interrompre.

L’un face à l’autre, nous sommes le même. Et peut-être le comprends-tu

aussi lorsqu'enfin, tes lèvres tendent vers les miennes.

Beau blond, t’ai-je dit que je t’aimais ?

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Deux,

Il m’attendait dans la voiture avec un sac de pâtisseries, mon Jules. J’adore

les abricotines. Je les aime peut-être même plus que ta verge, Mathyas, mais peu

t’importe.

Jules a ri de me voir m’empiffrer. J’ai ri avec lui. J’avais oublié le goût de

nos fous rires.

En retournant à la maison, je lui ai parlé de mon voyage, des concerts…

Des timbales que j’espérais en bon état, de mes achats, du temps qui s’était

écoulé si lentement, là-bas… Il m’a raconté ses soirées avec les gars, mais son

ennui, aussi, et le chat qui boudait mon absence, leur solitude partagée dans mon

attente.

Comme quoi Jules et moi nous aimions toujours.

Ça m’a presque surprise d’y penser quand au fond, j’étais heureuse ou à

l’orée de l’être.

Quelques minutes avant d’arriver, nous avons parlé de toi, Mathyas, quand

Jules a demandé :

- Et le soliste ? Loiseau qu’il s’appelle, non ?

- Mathyas Loiseau, oui. Toujours soliste.

- C’est pas un genre de génie ?

Je t’ai revu dans la bibliothèque, accroupi devant un rayon de la section

pour enfants.

- Je ne sais pas. Peut-être. Pourquoi ?

- En revoyant sa photo sur un programme de concert qui traînait dans la

cuisine, je me suis souvenu de la fois, la seule, où je l’avais croisé en coulisse et

qu’on avait échangé quelques mots. Il m’avait demandé où j’avais pris mon fauteuil

roulant. Il en voulait un pour son violoncelle. Mais sa sœur, tu sais, une belle

blonde ?

- Olivia.

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- Voilà, Olivia. Elle est arrivée comme j’allais finalement répondre, parce que

je riais, et elle a pris Mathyas par la main. Comme un enfant. Et ils sont partis. Est-

ce qu’il a toute sa tête ?

Je me suis rendue compte que je ne m’étais jamais posé la question. À

t’avoir trop souvent tourné le dos, je ne m’étais jamais vraiment attardée à toi. À

ton regard, à ce qu’il me disait, ou ne me disait pas, outre ta disposition à

encaisser les assauts de mon désir. Le sourire de Jules, sa curiosité moqueuse,

m’a atteinte là où je ne l’attendais pas et m’a prise comme un haut-le-cœur.

- Autant que toi tu as toutes tes jambes, je suppose.

Et je me suis sentie coupable. Mais Jules, mon Jules…

- Bon, bon… Pauvre petit génie ! Mange donc une autre abricotine.

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Trois.

Cher Mathyas,

Constance m’a confirmé que tu avais manqué ton vol. Je n’étais pas

surprise. Fais-moi signe lorsque tu auras acheté tes billets de retour. J’irai te

prendre à l’aéroport, si tu veux.

Prends le temps qu’il te faut, là-bas. Je te garde le Steinway bien à l’abri

dans ta chambre. C’est un pensionnaire qui, bien qu’extraordinaire, sait se faire

discret dans ses silences.

Olivia

 

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Coda.

Le peintre fait semblant de dormir. Je le sais, je l’ai vu ouvrir l’œil en me

levant. Mais le peintre peut rester, il sait des couleurs que j’ignore. Et il m’intrigue,

comme une mélodie insaisissable entendue de loin. Je ne sais pas si ce sont les

notes qui sont fausses ou si c’est mon oreille qui ne parvient pas encore à les

reconnaître.

Ne crains rien, il n’y a que toi, Strad, toi et les cendres de la veille pour faire

disparaître les interminables lambeaux de temps qui s’agrippent à mes chevilles.

C’est peut-être la mauvaise nuit. Ou le bourbon. Je ne sais pas ce que c’est mais

c’est aussi lourd que du Beethoven. C’est moi qui serai ton silence, aujourd’hui.

Prends mes mains, fais-en ce que tu veux.

Raconte-moi l’épicéa et l’érable. Raconte-moi tes veines, ton histoire

d’amour. N’importe quoi, mon Italien, pour me faire digérer mes cauchemars et

oublier les clous qui frappent dans ma tête.

On se lamente en do mineur… Intéressant. Tu chantes en connaissance de

cause, n’est-ce pas ? Tu vibres comme un écorché, mon Strad. J’en ai l’archet qui

s’étiole, regarde.

On t’a déjà brisé ? Brisé le cœur ? Je te prêterais bien le mien si je ne

l’avais pas déjà vendu au piano. Plutôt je te donnerai mon âme, si tu la trouves. À

moins que tu ne me l’aies déjà ravie et t’en sois gavé, vampire… Avoue, vieillard,

avoue les secrets que tu caches dans ton ventre ! Je sais ce que tu tais, dans ton

silence. Tous ces musiciens qui tombèrent sous ton charme avant moi… Tout ce

talent que tu couves jalousement en toi et dont j’entrevois les lueurs à travers tes

ouïes, quand tu pleures.

Ils auront beau applaudir, acclamer, glorifier ce soi-disant talent que j’ai, toi

et moi savons qu’il n’y aurait de musique sans l’accord, amoureux parfois,

souffrant toujours, qui nous lie.

Mais je me tais, maintenant. Promis.

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Jude

 

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Nom et prénom : Okamoto, Jude

Âge : Quarantaine

Date de naissance : 23 septembre

Signe astrologique : Vierge ascendant Globe-trotteur

Groupe sanguin : AB+

Nationalité : Japonaise

Petite histoire d’un enseignement : Étudiant impatient bien que doué, prenant

lentement mais sûrement ses longues jambes à son cou, très jeune Jude se fit

vendeur de cartes de souhaits, allant de porte en porte à la recherche d’amateurs

d’ennuyants jeux de mots. Bien vite cependant, en s’entretenant avec ses clients

les plus avides de papotages plus ou moins futiles, Jude, déjà assidu compteur

d’étoiles, en vint à discuter constellations et astronomie, voire astrologie, plus que

souhaits et cartons. Son succès fut tel qu’il en laissa éventuellement tomber les

joyeux anniversaires et les prompts rétablissements afin d’exclusivement se

consacrer à ses rendez-vous cartes du ciel. Plus payant, et surtout plus intéressant

et divertissant pour ce grand amoureux des astres et curieux de la toute singulière

nature humaine.

Enfin, une fois ses études universitaires en astronomie achevées à Londres,

Jude leva le camp et s’en alla sur les chemins du monde, à la recherche de peu

importe quoi, peu importe où, publiant ici et là quelques articles. Quelques années

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plus tard, le professeur Okamoto finit par poser bagages, cette fois du côté du

Canada, afin de se faire enseignant d’astronomie.

Au sortir de la salle de classe : Si ce n’est ses cours – et encore – Jude planifie

très peu de choses. De jour comme de nuit il erre, corps céleste sans attaches, au

gré des petites découvertes. Ici culinaires, ici artistiques… Ses migrations le

portent régulièrement dans les librairies, les parcs, les cafés ou les musées. De

ces lieux où défilent les visages anonymes.

De son haut : Un mètre quatre-vingt-huit

De son paraître : Grande chose mince. À tort, l’on pourrait croire qu’il court vite

quand il s’y met, mais si de si grandes pattes portent Jude, c’est tout simplement

pour se rapprocher un peu plus du ciel. Longues jambes, longs bras, fin de torse et

de taille comme d’épaules. Homme de contrastes, il sait se faire petit, tant par sa

tranquille démarche que par son attitude placide. À ses yeux bridés vert-gris l’on

devine habituellement une impassible contemplation et à ses traits timides l’on

attribue le plus souvent une douce neutralité. Les principaux représentants des

subtiles nuances de son humeur sont ses fins mais mobiles sourcils. Discret ou

pas, ses rougeoyants cheveux lisses, qu’il porte ainsi depuis des années,

compensent largement son apparente réserve.

Malgré son âge, il n’est pas rare que dans la foule, le professeur ne

redevienne aux yeux de quelques-uns un étudiant parmi les autres. Son goût pour

les vêtements décontractés et souvent de seconde main, qu’il s’agisse de t-shirts

de toutes les couleurs, de jeans troués ou de vestons vieillots, contribuent à la

méprise. Sans compter un perçage à l’hélix. Ainsi le verrons-nous déambuler sur le

campus, sa sacoche de cuir contre la hanche, bandoulière à l’épaule.

Traits d’un caractère : On pourrait se demander s’il a toujours été comme ça.

Certains concluront qu’il n’est que le résultat de ses voyages et de ses choix, un

peu comme tout le monde, tandis que les plus perspicaces se diront qu’il s’agit là

d’un authentique glacier mouvant, géant flottant. Jude préfèrera de loin être

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comparé à la roche, dont l’histoire est à son avis plus intéressante. Et à la

différence du glacier, Jude est imperméable à son environnement. Il se confond

avec lui, mais sans jamais s’y fondre entièrement. Malgré tout, il aime être surpris,

et c’est précisément ce qu’il recherche lors de ses ballades hasardeuses. Réservé,

il n’est pas de ceux qui exposent leur vie dans les moindres détails, au contraire.

S’il n’y est pas tenu, il préfèrera l’écoute aux bavardages inutiles. Faux solitaire, on

aura tendance à lui prêter plus d’indépendance qu’il en a véritablement. Malgré

son air un peu marginal, à lui adresser la parole, on lui découvrira, en plus d’une

voix douce-grave, de courtoises manières. Bien élevé, il reste que Jude n’a pas

toujours la gentillesse gratuite. Derrière sa quiétude veille un juge à la critique

aiguisée.

Alter-prof : Plus sévère qu’il en donne l’impression, le professeur Okamoto

apprécie l’effort et la qualité. Il ne passera pas par quatre chemins pour exprimer

son mécontentement et la pitié ne saurait l'adoucir. Disponible pour quiconque

saura fournir les efforts nécessaires, il fera de son mieux et accordera beaucoup

de temps à la réussite de l’étudiant faisant montre de zèle. Jude associera cette

attitude à une forme de respect pour sa matière et son cours.

Il ne déviera jamais, ou presque, de la ligne conductrice de ses cours ni ne

parlera de quoi que ce soit ne concernant pas l’astronomie, soucieux de préserver

la marge parfois fragile qui le sépare de ses étudiants.

Et la famille : Il évitera habilement le sujet, mais Jude a une fille de vingt ans. Il la

voit rarement. Plus proche de sa mère, Niji a été élevée par cette dernière, aidée

des grands-parents paternels. Jude envoie régulièrement des chèques. En retour,

il reçoit des mots.

Origines : De sa mère japonaise et fan des Beatles il tient son prénom et de son

père anglais passionné du Japon, il tient son patronyme maternel. Jude est le

résultat d’un heureux mariage de cultures. Le bonheur de ses parents débordait et

déborde toujours du petit appartement à Londres; par les fenêtres il explose en

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chansons et en rires et par la porte toujours ouverte il entre et sort, porté par les

bras de nombreux amis venus de partout à travers le monde. Chez les Okamoto,

on mange japonais, on écrit et lit japonais, on se vêt japonais, sans pour autant en

être moins Anglais.

Péchés mignons ou pas : Boire du saké et fumer, principalement le tabac.

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語 « Go » (Mots)

par Jude Okamoto

 

 

吉野 « Yoshino »

De l’autre côté, une tasse de thé fume encore au pied de la stèle. On les a

enterrés l’un auprès de l’autre. Grand-mère d’abord. Grand-père n’a pourtant

jamais été très galant, autrement affairé à penser chaque petite chose avec la

rigueur d’un cueilleur de thé. À en oublier de mourir et, d’un geste impatient,

chasser la mort timidement venue frapper à la porte de son atelier. « Plus tard ! »

Plus tard.

Quand grand-mère s’en sera allée, timidement elle aussi, sourire moqueur

aux coins des lèvres, tout juste au sortir d’une interminable mousson, emportant

avec elle toutes les larmes du Japon.

Excepté peut-être celles de son vieux renard.

 

 

お盆 « O-bon »

Je préfère les étoiles aux lanternes et les constellations aux routes. À l’ouest

de la Grande Ourse, je désigne une scintillante en leur nom, le temps d’une fête, le

temps d'O-bon.

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玉露 « Gyokuro »

Le thé dont tous les réveils ne sauraient se passer. L’eau réchauffée juste

ce qu’il faut pour que les brins de feuilles s’y détendent, et puis l’attente, qui en

vérité en n’est pas une. Plutôt une parenthèse qui s’ouvre sur la fenêtre qui s’ouvre

sur la corneille qui se pose sur le lampadaire. Parenthèse qui se referme sur le

parfum du petit matin qui lentement s’éveille. Sous le couvercle de la théière, c’est

le début de quelque chose.

玉露 « Gyokuro »

La couleur que lui inspiraient mes yeux. Vert gyokuro. Des feuilles d’ombre

au thé lumineux. Grand-père disait que j’avais fait une bonne affaire, que les

Japonaises tomberaient pour mes beaux yeux, que c’était juste assez, comme trait

d’exotisme. J’éviterais peut-être que l’on me range du côté des gaijin. Un étranger

parmi les autres, mais surtout parmi eux.

 

 

玄米茶 « Genmaicha »

Dont il faut connaître l’histoire pour savoir l’apprécier. Le thé de riz brun.

Celui dont même les mieux nantis, aujourd’hui, ne sauraient se passer. Le thé que

les grands-pères trop fiers rangent à l’abri des regards et évitent de servir aux

invités estimés. Le thé, le même, que les grands-pères aux tendances puristes

réservent aux étrangers qui ont le malheur de s’égarer sous leur toit. Pourtant pas

mauvais, loin de là, le genmaicha.    

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岡本 « Okamoto »

Hérité de ma mère. Mon père y tenait. Je lui dois la portion japonaise de

mon nom. Le prénom, c’est elle. Il disait que ce serait mieux, qu’un nom devait être

fidèle à celui qui le porterait. De part et d’autre. Anglais et Japonais, pas moins l’un

que l’autre. Selon lui, c’est ce que ça dirait : 岡本 ジュード。 Okamoto Jūdo. Jude

Okamoto.

日本酒

« Nihonshu » Qu’on appelle ici « saké ». Surtout, qu’il fait aussi bon boire hier que

demain. Junmai-daijinjō-shu bien frais des journées chaudes et qui se marie

toujours agréablement aux bentō préparés par ma mère. Pour le reste, soirées

solitaires qui se terminent devant un épisode de Naruto, je me satisfais amplement

de la bouteille de futsūshu traînant dans l’armoire. Réchauffée dans l’eau sur la

cuisinière, le réconfort est instantané.

 

 

ラーメン « Rāmen »

Que le petit Anglais en moi n’aurait jamais mangé si ça n’avait été de

Uzumaki Naruto. L’idée des nouilles baignant dans autant de liquide ne me plaisait

guère. Jusqu’à ce que j’y trempe les lèvres. On ne saura trop longtemps se passer

de ces choses si bonnes à vivre au quotidien. Ou presque. Faisant un Naruto de

moi, le rāmen me vit devenir un adepte. Non seulement savoureux, et ce, à mille et

un bouillon, le rāmen, pour les plus connaisseurs, sait se faire un repas complet en

plus de réconforter par ces étreintes qui passent par l’intérieur. J’ai un bonheur qui

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se compose d’un bol de rāmen sur la table du salon, accompagné d’une bouteille

de saké frais, tous les deux postés devant mon portable ouvert sur un épisode de

Naruto.

 

ナルト  

« Naruto » Je suis un personnage d’anime. J’y rêve parfois. Dans ma série,

j’incarnerais un nomade parcourant les campagnes d’un Japon révolu, compteur

d’étoiles, je partirais en quêtes de celles tombées du ciel afin de se faire hommes,

car effrayées de s’éteindre, ou simplement envieuses d’une autre vie parmi les

vivants, et amoureuses de la gravité. 星の親父 Hoshi no oyaji. On m’appellerait le

père des étoiles et ce serait aussi le titre de la série. J’y porterais toujours mes

cheveux rouges. D’ailleurs, c’est à ce trait caractéristique partagé avec mes étoiles

échouées que je saurais les reconnaître. Comme c’est le cas dans certains seinen,

personnage principal, je constituerais un mystère en soi.

 

 

赤 « Aka » – Rouge

Sans jamais m’être personnellement demandé pourquoi, je dois néanmoins

souvent répondre à cette question que suscitent mes cheveux rouges. Pourquoi

les cheveux rouges ? Pourquoi rouge ?

Parce qu’on prend les meilleures décisions à l’adolescence ?

Parce que le rouge s’agence bien au vert ?

Parce que je suis une étoile ?

   

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一蓮托生

« Ichirentakushō » – Destin commun Elle me regardait moi et je la regardais elle, mais je sais qu’en quelque part,

juste un peu plus loin de ce moment-là, elle et moi tournions la tête dans la même

direction et n’avions ensemble qu’un seul regard pour pareil horizon.

C’est précisément la raison pour laquelle je préférai baisser les yeux.

Partager l’horizon rime avec s’y diriger d’un secret, mais pas moins commun

accord. Je préfère voyager seul. Ne porter que le poids de mes idées, ne me plier

qu’aux variations de mes désirs et ne trébucher que sur mes erreurs.

 

 

関西 « Kansai »

Cet horizon-là finit toujours par glisser ses doigts sous mon menton pour me

ramener à lui. De vert et de gris le Kansai me souffle qu’il m’a pris mon cœur

tandis que je le visitai, petit. C’est là, juste là, me répète-t-il sur fond de cauchemar

en m’indiquant le cimetière de Wakayama qui grossit dans son ventre.

Mon Kansai est un filet de thé vert qui unit dans un échange perpétuel la

vieille théière de ojiisan à la petite tasse sans anse que je tiens entre mes mains.

語 « Go »

Qui se gardent au creux de la paume des mains. Qu'un filet de mémoire

suffit à faire germer. Mots lourds d'images et d'odeurs. Rugueux, doux, humides,

mots pleins de sens. Précieux, que le temps polit et qui se portent autour du cou.

Qui ne s'oublient pas et dont chaque trait marque un pas de plus dans la petite

histoire de leur invention.

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PSO J318.5-22

Des filets de fumée s’entrelacent dans une danse silencieuse au-dessus de

ses mèches rouges. Ils ne laissent derrière eux que les relents de la cigarette que

Jude retient lâchement entre ses lèvres.

L’astronome a les idées en braise, mais les imperturbables traits verts que

couronnent ses sombres sourcils n’en disent à peu près rien.

C’est aussi dans sa posture, cette tranquille ébullition. Dans la courbe de

son échine et l’indolence de ses mains pendant entre ses jambes.

Bientôt, le mégot finira sous la semelle de sa chaussure. D’ici là, derrière le

masque de ses brumes, il savoure le paysage.

La bibliothécaire de l’école est entrée dans le café du pas de celle qui se

veut moins pressée qu’elle ne l’est vraiment. Hâte de prendre place près de la

fenêtre. Hâte de sortir son bouquin de sa gibecière d’écolière.

Happée par le troisième volume de 1Q84 de Haruki Murakami, elle a porté

sa tasse fumante à sa bouche sans en regarder le contenu. Pas nécessaire. Café.

Noir. Comme la broussaille de ses cheveux.

Longtemps, elle a répété les mêmes gestes. Tourner une page, prendre la

tasse, boire une gorgée, reposer la tasse. Sans détourner le regard du livre ouvert

sur la table.

Jusqu’à ce qu’elle faillisse à son rythme et qu’elle trébuche. Plutôt que de

tourner la page, elle a tourné la tête, un brin, vers la fenêtre. Et l’a vu, le professeur

d’astronomie assis sur un banc de l’autre côté de la rue.

Lui, Jude Okamoto, qui l’observait, elle, Flavie Acosta.

Flavie a le regard de ceux qui voient ce qui se trame derrière les remparts

du front. Flavie fronce toujours un peu les sourcils quand elle se tient à l’écart du

monde. Elle réfléchit à visage découvert, lèvres pincées, et ponctue ses pensées

de petits soupirs qui pourraient irriter, mais qui amusent Jude.

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Elle vit en ville depuis des années, mais sa famille vit à la campagne. Elle dit

avoir renoncé à son destin d’éternelle étudiante grâce à l’emploi qu’elle occupe à

présent. Par amour pour les livres avec lesquels, dit-elle, elle préfère risquer de

vivre une courte mais riche carrière. Elle soutient qu’interrompre ses études rime à

se passer la corde au cou, mais que tant qu’elle arrivera à se tenir en équilibre sur

sa pile de bouquins, tout ira bien.

C’est que Flavie voit dans le déclin du règne du papier le tragique d’une

apocalypse. Elle est de ces survivalistes qui prévoient la fin de leur monde.

Puisque celui de Flavie se compose principalement de livres, plutôt que

d’entreposer conserves et armes, elle entasse romans, poèmes, nouvelles, essais,

contes, recettes, articles et autres dans le sous-sol de la maison de sa grand-

mère.

Jude le sait, car elle le lui a dit quand il a tendu l’oreille. Il désirait emprunter

un film et elle lui a désigné l’auto-prêt, l’œil plein de reproches. Il n’a pas compris

pourquoi, alors il a demandé. « La Tombe des lucioles » avait d’abord été une

nouvelle. Une nouvelle magistrale écrite par Akiyuki Nosaka. Un incontournable.

Un classique de la littérature nippone. Sans qu’elle ose l’avouer, l’ignorance du

professeur l’avait étonnée.

Coupable, Jude avait fait volte-face et était reparti vers les rayons ranger le

film là où il l’avait pris. Il lirait la nouvelle d’abord. Promis.

Il avait suffi qu’il glisse le bout de sa chaussure dans l’entrebâillement.

Quelques hochements de tête, une croche au coin des lèvres, juste ce qu’il faut

pour que la bibliothécaire prenne vie, toute de mots, comme un de ses romans.

Flavie a beaucoup d’opinions. Et d’idées. Et de connaissances. Et de

réflexions. Et de questions. Et de réponses. Et de questions, encore. Mais elle a la

politesse de prendre la parole – et de la prendre toute ou presque – que si on a la

curiosité, ou le courage, de demander.

Jude a cette curiosité et l’a longtemps cultivée avant d’oser mettre le pied

dans la bibliothèque.

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Il a aussi le courage. Ou le toupet. De celui qui a tout son temps. Flavie le

sait, car elle l’a vu à plusieurs reprises traîner sa grande dégaine le long des

couloirs. Jude se déplace comme un glacier, tranquille, impassible, suivant le

cours des choses au rythme des heures. Porté comme s’il savait toujours où il va,

et pourtant pas pressé d’arriver là, quelque part.

Jude observe, mains dans les poches, regarde de haut, mais jamais

fièrement. Égal à lui-même et au reste, habile caméléon malgré les petites

flammes qui dansent sur sa tête, il se balade dans les marges comme ailleurs. Il

est de ces spécimens qui préféreront toujours un rôle secondaire, peu importe

lequel, à celui du héros.

Homme de peu de mots, le professeur Okamoto a l’explication aussi

concise que précise. Flavie le sait, ça aussi, car elle a quelques fois appuyé son

oreille sur la porte de la salle de classe. Sans le savoir, il lui a parlé des poussières

interstellaires et des nébuleuses qu’elles dessinent, il lui a décrit les feux d’artifices

de l’espace, ces supernovae dont le cœur, bien qu’il soit de fer, finit par

s’effondrer, il lui a aussi raconté l’étrange migration d’une exoplanète de la taille de

Jupiter, qui erre au gré de rien, sans orbite, sans étoile…

À plus d’une reprise, elle a voulu lui demander quelle était sa constellation

préférée, mais il y a dans le brouillard qui habille le compteur d’étoiles le charme

du mystère irrésolu.

Elle a tout de même deviné certaines choses. Ses yeux d’Asie ne sauraient

mentir : Jude a les pieds de part et d’autre d’un océan et se tient tant bien que mal

en équilibre entre les deux. Bouteille de saké dans la main droite, poutine dans la

gauche. Trop grand pour n’être que Japonais, trop dépaysant pour n’être que d’ici.

Sans âge, une poignée de rides aux coins des paupières trahiront sa

sagesse s’il lui prend par chance l’envie de sourire. Mais ses baskets rouges et

ses t-shirts colorés ne tardent jamais à raviver les doutes. Il est de ceux qui

traversent les histoires comme bon leur semble. Qui ne sauraient s’encombrer de

fil conducteur ni de point final.

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Jude et Flavie pourraient s’aimer. Lui un peu trop vieux. Elle un peu trop

courte. Jude apprendrait à Flavie l’art du thé, lui ferait goûter toutes ses palettes de

vert. Pour elle, il déboucherait ses précieuses bouteilles de saké. Une, du moins.

De celles qu’on ne retrouve pas ici et que l’on rapporte dans ses valises, qu’on se

fait offrir ou qu’on offre. Ou pas.

Il lui avouerait les secrets de son prénom, la gêne qui vient avec. Il lui dirait

qu’il est de ces Jude qui se font chanter « Hey Jude » trop souvent. Que son

prénom est l’héritage d’une mère complètement folle des Beatles et qui, dans son

Japon natal, avait fièrement porté la coupe bol jusqu’à l’aube de la trentaine. Alors

elle comprendrait, la bibliothécaire, qu’il n’y avait qu’un shinnichi confirmé, un vrai

japanophile de la trempe de son père pour tomber amoureux de la version nippo-

féminine de Paul McCartney. Qu’il n’y avait qu’eux pour donner, en bout de ligne,

un Jude Okamoto.

Ils pourraient s’aimer.

En parlant des voyages qu’ils planifieraient, dont ils rêveraient, magasinant

les destinations sous les draps, faisant de leurs peaux des cartes routières

improvisées.

Ils regarderaient des films que Jude ne comprendrait pas et qu’il feindrait

d’apprécier. Il lirait le même livre pendant des mois tandis qu’elle en enchaînerait

dix. Ils adopteraient un poisson rouge. Oublieraient de lui donner un nom. Égaré

dans une tasse de thé, Jude raconterait à Flavie l’amour des koïs.

Il ploierait l’échine, pour l’embrasser.

C’est Flavie qui ferait le plus souvent à manger, elle guetterait les réactions

de Jude et s’amuserait de son précieux palais, trop délicat.

À l’occasion, elle le traînerait sur les pistes de danse, au rythme de

musiques latines, et rirait de le voir piétiner sur place, le sourcil sceptique. Mais

son consentement à la suivre la toucherait. La grande et discrète présence de

Jude, comme une ombre bienveillante qui se trahirait parfois d’un sourire.

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Elle parlerait beaucoup, mais apprendrait à aimer l’écouter et apprécierait

ses histoires. À travers lui, Flavie irait à la rencontre du pays du Soleil-Levant.

Souvent, taquine, elle chanterait Hey Jude pour le réveiller. Pour lui plaire,

elle porterait de jolies robes couleurs de ciel.

Elle se hausserait sur la pointe des pieds, pour l’embrasser.

La bibliothécaire sait que les deux émeraudes à peine perceptibles entre les

paupières du professeur ne partagent avec la pierre précieuse que leur couleur.

Flavie n’a pas les outils pour les déloger du roc, pour en percer l’éclat. Assise

derrière la fenêtre, elle se croit à l’abri, bien qu’elle ait déjà oublié quel livre elle

lisait.

C’est ce que Jude lui fait.

D’une œillade, d’un passage.

Autour du professeur, les eaux sont houleuses. Les bibliothécaires voguant

sur de fragiles radeaux de pages ont beau s’accrocher, elles ne tiennent pas

longtemps.

Il la renverse.

À l’eau, la mademoiselle Acosta qui n’accoste nulle part et qui ne saurait le

faire tant qu’errera sur son horizon cette île perdue au large, fragment de casse-

tête, morceau de Terre au relief montagneux où sommets enneigés côtoient

volcans fumants.

Alors elle flotte, la tête couchée sur ses histoires qui lui font comme un

oreiller et qui se tissent encore et encore au fil de ses rêves. Elle flotte tout en

sachant que son glacier finira par disparaître en ne laissant derrière lui qu’un

courant froid.

Si soudain Flavie sourit derrière la fenêtre, ce n’est pas parce qu’elle pense

à leurs amours imaginées, à la paella qu’ils mangeraient en buvant du saké, au

poisson qu’elle finirait par nommer Señor Pescado, aux mangas que Jude

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cacherait sous le matelas par crainte qu’elle se moque de lui, aux billets d’avion

qui se retrouveraient un beau jour sur la porte du réfrigérateur : Nagasaki.

Si soudain Flavie sourit derrière la fenêtre du café, c’est parce qu’elle sait

que ses sourires finissent toujours par le faire fuir.

Entre les murs des histoires de la bibliothécaire, l’astronome étoufferait.

Il n’y pas assez de ciel dans les livres.

Jude baisse la tête, regarde les lacets défaits de sa chaussure. Les doubles

boucles l’ont toujours agacé.

S’appuyant sur ses jambes, il se lève, défroisse son pantalon. De l’autre

côté de la fenêtre, Flavie poursuit sa lecture. À nouveau absorbée, elle ne prend

même plus le temps de boire.

Il reste planté là une poignée de secondes. À se demander si ce sourire

était une invitation. À se dire que si c’était le cas, ce n’était pas clair.

Les questions demeurent.

Servent-ils du bon thé dans ce café ? Attend-elle quelqu’un? A-t-elle déjà bu

un genmaicha? Il le faut, pour pouvoir apprécier tous les autres et pour l’histoire

qui vient avec. Il pourrait entrer, se présenter au comptoir, ramener une théière à la

table de Flavie, s’asseoir devant elle et qui sait, lui sourire du bout des lèvres.

Jude soupire, las, et passe une main dans ses cheveux.

Il boira plutôt un gyokuro en mangeant une ou deux pattes d’ours,

confortablement avachi devant le 217e épisode de Naruto. Sans sous-titres.

Avant de repartir, il laisse tomber le mégot de sa cigarette sur le trottoir et

l’achève du bout de son pied. Mains dans les poches, il marche le nez en l'air en

se demandant où en est sa favorite, à cette heure. Celle qui ne poursuit rien, mais

qui poursuit quand même sa route. La planète qui ne succombe à aucune gravité,

sans orbite ni étoile, PSO J318.5-22.

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Betta splendens

Il avait cru que c'était de la soupe. Courbant l'échine, il avait humé le liquide

brunâtre contenu dans le récipient et en avait déduit que ce n'était, finalement, pas

de la soupe. Ça sentait la boue et l'herbe mouillée. Ça sentait la nature, mais de

cette nature vaseuse de marais. C'est ainsi qu'il s'était résolu à lire le mot qui

accompagnait le présent mystérieusement atterri sur son bureau.

Hey Jude

Il avait dû interrompre sa lecture. Elle commençait toujours tout ce qu'elle lui

adressait par écrit de cette façon. Souhaits d'anniversaire, vœux de Noël, listes,

mémos sur le comptoir, lettres... Tout. À se demander si elle n'associait pas

systématiquement son prénom au Hey. Oralement, c'était pareil. Elle ne disait

jamais « Bonjour Jude », « Ohayō Jude », « Coucou Jude », « Moshimoshi Jude ».

Elle disait : Hey... Jude. Et combien de fois l'avaient-ils chanté, son prénom, à

l'issue d'une soirée trempée dans le vin et parfumée aux herbes plus ou moins

clandestines. Ils l'avaient chanté, tous, Japonais, Anglais, Français, Danois,

Australiens, Canadiens, Américains, Espagnols de passage... se tenant par les

épaules et voguant d'un pied à l'autre, à peu près en harmonie. Heeeeey

Juuuude... Et Jude, impassible devant cet énième spectacle de ses parents et de

leurs complices, levait les yeux un instant avant de s'en remettre à son manga, à

ses céréales, ou de tout simplement aller se coucher.

Un jour, observant sa mère, ses pommettes hissées sur son grand sourire,

ses longs cheveux noirs se balançant devant ses éternels bourgeons de seins, il

avait cru se souvenir de l'avoir entendue, à sa naissance, entonner d'une voix

éraillée mais tenace : Hey Jude...

J'ai cru que vous vous entendriez bien. Il est aussi tranquille et ennuyant que toi !

Je plaisante. Mais ne le mange pas. Je ne plaisante pas.

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Lili.

P.S. Il n'aime pas l'eau propre et se nourrit de ses rivaux.

Ce n'était pas de la soupe, mais l'habitat d'un poisson. Pas n’importe lequel.

Lorsqu'il lui vit la tête, Jude haussa non pas un, mais bien deux sourcils.

Jamais vu betta aussi imposant. Ni aussi dénué de charme. Les écailles

étaient grisâtres, les nageoires courtes, le regard bizarrement menaçant. Jude ne

douta pas une seconde qu’il avait sous les yeux l’un de ces bettas qui se

sustentent de la chair de leurs semblables à l’heure des amours aquatiques.

Laid, le poisson n’avait pas moins dardé sur le professeur un air

désintéressé. Puis il avait replongé au plus profond de son petit aquarium, pour

reprendre son manège et tourner en rond. Jude l'avait observé un moment, les

mains sur le bureau, la tête au-dessus de l’habitat de son nouveau compagnon.

Cependant on n'y voyait rien qu'une silhouette floue. Bientôt, il songea qu'il faudrait

se procurer de quoi le nourrir, ce beau présent. La pensée suffit à le décourager. Il

se leva et quitta le bureau pour rejoindre la fenêtre.

Il faisait un temps à libérer les poissons.

Jude sortit dès qu'il eut enfilé par-dessus son t-shirt un vieux veston de

velours côtelé rougeâtre. Lentement, il progressa sur le campus, les idées au vent,

une main somnolant dans la poche de son jean, l'autre berçant son protégé au

rythme de ses pas. Il avait pensé à la rivière non loin de chez lui comme eau

d'accueil, mais il ne la trouvait pas suffisamment opaque. Trop mouvante. Le

poisson risquerait de déprimer.

C'est donc pour le boisé près de l’université qu'il opta. Il espérait y trouver

un étang. Le pas aussi leste qu'il l'avait été dans les couloirs, le professeur

s'engagea dans ce labyrinthe naturel. L'obscurité contrastait avec l'arrogance du

soleil. Il prit un temps à s'adapter à la pénombre, mais ne ralentit pas pour autant.

Jude se baladait. Sourd aux craquements des branches comme aux bruissements

soudains des feuillages, il pensait à son dîner. Il devait bien lui rester quelques

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onigiris qu'il gardait pour ces jours où il n'avait pas envie de descendre à la

cafétéria. Ces jours où il montait en douce jusqu’au toit et mangeait sous le ciel.

Riz, saké, cigarette. D'une extatique simplicité. Repu, il s'étendait mains derrières

la tête et courtisait en silence le grand bleu. Très souvent il s'endormait ainsi.

C'est ce qu'il ferait plus tard.

Toujours pas d’étang en vue. Il faut dire qu'il avait cessé d'y songer. Le

poisson était-il mort? Pas encore. Infatigable, il recommençait son circuit dès qu'il

avait complété un tour, laissant parfois voir à la surface de l'eau l’un de ses grands

yeux.

Si seulement un point d’eau pouvait tomber du ciel...

Facile. Entre deux arbres, la forêt venait de lui dévoiler une belle grosse

mare gorgée d'une eau brune, stagnante, parfaite. Les racines massives d'un

arbre bas cependant au tronc très large traversaient l'étendue bourbeuse. Peut-

être rêva-t-il, mais Jude crut sentir le poisson s'agiter dans son bocal. Ne tournait-il

pas avec plus entrain? L'astronome s'approcha de l'eau et s'accroupit à son bord.

- Regarde-moi ce palace. Allez, salut.

Le poisson fut déversé avec son eau dans sa nouvelle demeure. Il tourna en

rond quelques secondes, puis s'éloigna d'un coup de nageoires.

Ici, un soleil téméraire était parvenu à percer de quelques timides rayons la

toiture du boisé. Avisant la courbe d'une racine, doublée du dossier que

représentait le tronc, Jude jugea qu'il avait trouvé un coin intéressant. Oubliant son

bocal derrière lui, il s'installa sur la racine comme sur un fauteuil, dos contre

l'arbre, jambes étendues par devant. De l'intérieur de sa veste, il tira un petit livre

et se dit qu'il était bienheureux d'avoir été doté, en plus d'une mère, d'un père…

Posant la main sur la couverture recourbée du recueil, il l'ouvrit au hasard.

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Sous les fleurs d'un monde flottant

avec mon riz brun

et mon saké blanc8

Il appuya sa tête contre l'écorce de l'arbre. Ses bras s'affaissèrent sur ses

jambes et ses mains se couchèrent sur les pages.

Jude ferma les yeux. Maintenant, il allait dormir.

                                                                                                               8 Bashô Matsuo.

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Au père solaire par Niji Okamoto

À celui qui me couronna d'un prénom. Héritage dépourvu de sens. Mais

lourd. À toi qui te posas tout puissant à l'issue de mon abordage et qui troquas

chaleur et lumière pour l'abandon, entre tes bras, de ma personne ébauche.

Nos révolutions entrelacées en danse étourdie, de la paresse d'être

ensemble. De n'être qu'ensemble. Comme si c'était une évidence sans date de

péremption.

À mon père tête enrayonnée de l'éclat de se trouver au cœur d'un univers. À

l'échelle d'une vie, un univers quand même, un univers en soi.

Et puis au souvenir de toi, qui ne s'observe plus qu'en plein jour en plissant

les yeux.

À toi trop loin.

Au père trou noir, mangeur d'étoiles et de planètes. Mille visages, au père

Sans Nom. À ton ombre que tu as laissée traîner, oubliée. Ton ombre grimpante

engouffreuse de murs et bouffeuse de secrets.

À ton inconsistance toute de mystères englués, qu'on s'est prise en pleine

gueule au lendemain de ta disparition. Qui m'assécha la boîte à larmes quand ma

mère elle, se fit fleuve.

Au père exoplanète, de substitution. Aux pères. Aux hommes de mon

imaginaire petits et grands pères d'une île qui pose sur ma tête d'étrangère son

regard sévère. À mon grand-père tout de silences et souvenirs égoïstement tus. À

mon grand-père mal connu. Jamais connu.

Au père filant, qui ne fit jamais que passer. Long courant d'air froid, tu

traverses mon horizon en y piétinant mes timides tentatives d'enracinement.

À bas les arbres de mon histoire. Te retournant à peine, sinon pour

embrasser d'un regard les astres chétifs de mes ciels inachevés.

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De tes empreintes de géant tu dessines la frontière entre l'innocence et la

raison. La frontière abysse.

Comme si tu savais.

Comme si tu voyais déjà les larmes qu'on y verserait.

Comme si tu pressentais déjà que je risquerais de m'y noyer.

Ma mère, tu m'en feras une mer à perte de vue, un impossible à traverser

sinon pour toi, géant.

Et moi, de mon radeau de pages de mes messages sans bouteilles,

je dérive à voiles basses, sans le souffle, en semant dans mon sillage mes encres

sans papiers.

Au père sans orbite qui n'en finit pas de s'écouler entre mes doigts...

Merci pour l'argent. Je m'en ferai des souvenirs de toi.

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Confession cosmique par Jude Okamoto

Vu en plongée de mes souvenirs, je m'apparais dessiné au stylo noir, les

traits démesurés, et coloré avec vivacité, comme aux crayons feutre. Pareil pour le

reste, paysages, décors et autres visages. Passés au filtre d'une réalité autre, de

celles qui tiennent sur les murs, entre les mains ou sur les écrans : à chacun de

mes hier, je suis un personnage de mangas et d'anime.

La faute à ma passion des cases noires et blanches et des histoires

décomposées en épisodes de vingt-quatre minutes. À défaut de pouvoir tenir en

place, à défaut d'une orbite, par miettes soigneusement sélectionnées, je me suis

recomposé un Japon mobile, je me suis fait île en dérive et n'ai jamais songé à y

annexer un port. Pour ça, je suppose que je devrais vous demander pardon. À ta

mère et à toi. Un jour peut-être m'en trouverai-je la grandeur d'âme. Lorsqu'à la

lecture de tes étranges missives me viendra une pensée autre que celle, toujours

la même, qu'elles articulent : je n'ai jamais voulu être le père de qui que ce soit.

Il est possible que tu ne l'entendes pas ainsi mais par qui que ce soit,

j'entends personne. Tu aurais été une ou un autre, le sentiment demeurerait le

même. J'aurai beau le répéter, le réécrire, je crains ne pas connaître les mots pour

t'en consoler. Ne pas savoir t'aimer ne signifie pas que je te rejette ou te hais. Les

liens du sang, trop souvent, et pour des raisons qui ne sauraient m'atteindre,

s'encombrent d'un devoir d'amour.

J'ai cru aimer des femmes et les ai peut-être effectivement aimées un

temps, avec parcimonie et prudemment, pour m'épargner la houle au moment de

lever les voiles.

Tu veux un père mais saurais-tu t'accommoder d'un fantôme? Ni

entièrement homme ni complètement ombre.

Je m'essaie à la franchise. À me relire, je réalise qu'encore une fois je

t'épargnerai. Tu préféreras mon silence. Sans compter que c'est beau, ce que tu

fais avec les déceptions que je t'offre, les unes après les autres, ta façon de me les

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raconter... C'est beau et ce serait bête de ne pas le reconnaître. Bien que j'aie

l'étoffe d'un monstre, je n'en ai pas moins un brin d'esprit.

Je crois en bien peu de choses parmi les hommes. Mon cœur est au ciel. Je

n'ai jamais senti d'ancrage et ai toujours porté attention au mouvement du monde

sans chercher à en saisir les heures.

Je ne sais pas. Je sais peu de choses. Sinon que de me reconnaître en toi

me fait constater l'inexorable écart entre nous.

Jude.

   

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O-bon

Le couvercle se referme sur le liquide verdâtre fumant dans la tasse d’acier

inoxydable. Pour mieux voir le paysage qu’ils lui infusent, Jude inspire les derniers

effluves de thé paupières closes. C’est un Kansai habillé de ses foisonnantes

montagnes qui se colore aussitôt dans le noir. Un instant, le professeur s’égare.

Derrière les remparts de son front, une forêt de bambous se déplie comme une

fleur de lotus tandis que la main large et forte d’un vieil homme se referme sur la

sienne. Le temps d’une inspiration, c’est au vert de l’île de son enfance que Jude

est ramené, guidé par l’écho de la voix rauque d’un grand-père oublié.

À mots choisis et concis, de grognements approbateurs ou de silences et de

regards qui se privent de voix pour sous-entendre une réservée et voilée

désapprobation : le langage de ojiisan. À l'image des kanjis, dont la moindre

variation, un simple trait, minuscule, suffit à modifier le sens. Vieil homme tout de

contextes et de déchiffrages. Tranchants traits noirs sous de pesantes paupières.

Jude ouvre les yeux à l’expiration. Seul. Bientôt une heure du matin, lui

indique sa montre. Sa veste enfilée, thé en main, le professeur Okamoto quitte son

appartement du pas de celui que le temps ne saurait presser. La nuit est fraîche, le

ciel dégagé. Une brise discrète court dans les rues, juste ce qu’il faut pour éveiller

les idées.

Grises, les idées du marcheur nocturne. Comme de fins dragons de fumée

étalant leur long corps filiforme sur fond de sommeil. Une cigarette entre les doigts,

Jude s'enfume les sens. Au rythme lent de ses pas sa pensée s'égare pour se

porter, au sortir d'une ruelle, sur ses étudiants. À sa fille qui pourrait être l'une

d'eux. À tous ces visages qui se confondent et qu'il regarde comme une unique et

informe masse humaine que malgré lui il éprouve de plus en plus de mal à

départager. Entre noms et visages le professeur dérive en marge de sa mémoire

fatiguée.

C'est qu'il est peut-être mûr pour un ressourcement, le vieil homme en

devenir. Mais où aller quand on n'a plus de grand-père avec qui échanger ses

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silences? À quelle face du Japon aurait-il droit s'il y retournait maintenant? Sans

famille pour lui assurer droit de passage de l'autre côté de la frontière de

l'exotisme. Une ferme et ambitieuse muraille s'érige lentement, dans une inflexible

constance, entre ses deux oreilles. À trop souvent trop longtemps révolutionner en

satellite orphelin, à se laisser tenter par des orbites extra-galactiques, Jude cultive

son étrangeté.

Onze minutes plus tard, un mégot sous la semelle, appuyé contre la paroi

de verre d'un abribus, Jude soupire avant de monter à bord du véhicule. La

marche franchie, il laisse tomber une poignée de monnaie dans la boîte de

perception et se dirige vers l’arrière.

Assis près d’une fenêtre, le dos calé contre le dossier, Jude tient sa tasse à

deux mains entre ses jambes nonchalamment entrouvertes et regarde la ville

défiler derrière son reflet. Parée de lumières, enseignes criardes, lampadaires

feutrés, la vie nocturne se dévoile et aguiche en s’efforçant d’inspirer le rêve

éveillé. Les jeunes gens déambulent bras dessus bras dessous, leur existence

diurne comme oubliée. Sous les draps du jour s'éveille une vie autre.

Sur la fenêtre close, ce n’est pas tant le paysage citadin qu’un visage

familier, que Jude observe. Des jeux d’ombre lui dessinent des rides éphémères et

c’est soudain celui qu’il appelait affectueusement jiji qui lui sourit.

À l'arrêt suivant, un groupe de jeunes gens prennent le bus d’assaut. Leur

enthousiasme bruyant attire la discrète attention de Jude. Sans pour autant être en

mesure de les identifier, il reconnaît quelques-uns de ses étudiants. Notamment

une. Courte robe noire, longues jambes, cheveux courts asymétriques... Elle vient

s’asseoir près de lui.

-­‐ Okamoto sensei! Konnichiwa!

C'est bien elle. L'étudiante qui s'obstine à pratiquer son japonais en le lui

faisant souffrir dès qu'elle en saisit l'occasion, aussi fugace soit-elle. Au sortir de la

classe, en introduction d'un courriel, dans le couloir... Et lui, trop poli pour

s'épargner le malaise et lui refuser l'exercice, se contente de sourire, chaque fois,

et bien que concisément, de lui répondre en japonais.

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- Konbanwa.

- Okamoto sensei, ogenki desu ka?

- Hai, genki desu... Anata wa?

- Genki desu!

Pas assez de se saluer, d'échanger les plates banalités d'usage... Évitant

son regard, le professeur, en guise de maigre consolation pour ce temps

supplémentaire impromptu, s'autorise une fine gorgée de thé en levant les yeux

vers le plafond blême, ballotté par le tangage abrupt du bus.

- Okamoto-sensei... Hoshi o... Hoshi o mimasu ka ?

Haussant subrepticement un sourcil et fronçant l'autre, sensei opine

cependant, sans oser corriger.

- C'est une belle soirée pour observer le ciel.

Poursuit-elle en français, à court de mots. Et au professeur d'acquiescer de

plus belle en émettant un grognement approbateur.

- Comment dit-on « Perséides » en japonais?

- Peruseusuzaryūseigun.

Portant la main à son front, elle rit et tente de répéter. Comme pris au jeu,

Jude reprend.

- Peruseusuzaryūseigun o miru tsumoridesu.

À la fois vaincue et reconnaissante, l'étudiante répète puis s'incline, ses

longues mains couchées sur ses longues cuisses que sa robe retroussée laisse

paraître.

- Arigatōgozaimasu.

D'un petit signe de tête Okamoto sensei marque la fin de la leçon tout en

cherchant en secret le nom associé au visage qui lui sourit.

- Vous allez rejoindre quelqu’un ?

- J'espère, oui. C'est O-bon, ce soir.

- Oh ! La fête des morts !

Jude n'a que le temps de grimacer légèrement. L'étudiante se lève, soudain

pressée.

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- Sayōnara, Okamoto-sensei!

- Jā...

C’est ici qu’elle et les siens débarquent. Jude en a encore pour quelques

longues, mais paisibles minutes.

Dernier passager à quitter le bus, c’est en banlieue que le professeur

descend. Il marche longtemps, jusqu’à atteindre un rang, là où les maisons se font

de plus en plus rares. Il emprunte un chemin de terre longeant un champ et égare

ses pas dans l’herbe haute. Au milieu de rien, Jude s’assied en tailleur et boit son

thé.

Au-dessus de sa tête, éparses, des étoiles scintillent et des météores filent.

Levant les yeux vers le ciel, le professeur attrape du regard une traînée de

poussière lumineuse et, d’un clignement de paupières, retourne à ses montagnes

d’outremer, à son vert d’ombre, « gyokuro », comme disait son grand-père. Mais

c’est toujours dans le champ, de l’autre côté d’un océan, que Jude finit par atterrir.

Il s’étend alors sur le dos, une main derrière la tête.

À l’heure où le Kansai bientôt se parera de lanternes dans un hommage

festif à ses ancêtres, comme autant de lampadaires traçant la voie aux morts… À

l’heure où le jour et la nuit dans leur valse interminable échangeront une fois

encore, infatigables métronomes, leurs horizons… Jude se demande si ojiisan

trouvera au pied de sa pierre tombale de quoi célébrer l’O-bon. À tout le moins une

étoile, désignée par son petit-fils, brillera pour lui. Et pour la trouver, il lui suffira de

suivre le parfum du Kansai.  

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Antoine

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Nom : Lamontagne

Prénom : Antoine

Âge : 19 ans

Caractère : Si l’on passe outre la bouillie, l’on peut dégoter une certaine

profondeur, là-haut là-dedans. Plus intelligent qu’il ne le laisse paraître, Antoine

observe davantage qu’il ne juge et s’interroge bien plus qu’il ne se répond.

Foncièrement généreux de son temps comme de sa personne et de ses maigres

biens, il est de ces êtres qui ne parlent pas très fort et qui sauraient difficilement

hausser le ton.

La patience lui est toute naturelle et devant les inévitables conflits il

préférera autant que possible se réfugier dans les marges ou tourner le dos.

Contemplatif, doux et bienveillant, à creuser l’étrange davantage on finira malgré

tout par dévoiler la zone grise : un informe et timide mal-être, légèreté vaguement

nauséeuse de l'existence. Il n'en sourira doucement et gentiment pas moins

seulement, il y a à l'abîme de son cœur un gouffre creux mais doux comme un

silence, gobeur d'échos et ravaleur de bonheurs.

Un esprit frémissant et avide de choses aussi nombreuses que disparates,

une tête désireuse de se distraire à coups de connaissances diverses et

d'inspirantes sinon vaines observations, aussi passionnantes que somnifères.

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Enfin, une soif de dessein qui tend parfois à le faire trébucher ou dévier vers

d'horizons à potentiel pernicieux.

Électron libre et fluide plus qu'il ne saurait le reconnaître.

Physique : Nulle extravagance ; on lui reconnaîtra une agréable, presque

sympathique banalité. C’est à grands coups d’espoir qu’il convoite le mètre quatre-

vingt et prie pour que les quelques centimètres qui l’en séparent daignent lui faire

la grâce de se loger entre ses vertèbres.

Antoine est blême et arbore toujours les restes de son teint de groseille

hérité d’un séjour en terre stérile. Avec ça, deux grosses billes noisette en guise de

yeux et un feuillage brouillon de fin d’automne pour habiller ses idées.

De part et d’autre de sa petite tête ovale se déploient ses immanquables

oreilles. Ça contribue à entretenir son air innocent d’enfant qui a oublié de grandir.

Il est vrai qu’Antoine tient davantage de l’adolescent que du jeune homme. Son

expressivité sans nuances et la curiosité exposée de son regard à l’appui.

Banal dans ses traits mais plus encore dans ses goûts vestimentaires,

l’adolescent sans épaisseur se meut tête par devant, regard traînant sur le bout de

ses baskets. C'est de fripes ternes et lousses, d'un cool plus que naturel,

insoupçonné, qu'il couvre sa fibreuse dégaine.

Petite histoire d'un hit and run :

Y'a trop de chiens qui meurent au coin des rues.

- Antoine Lamontagne

« Alice? Il faut que tu m’aides, Alice. Il n’y a plus que toi pour m’écouter. Que du

silence pour m’entendre mais toi, toi dans le silence. Pour m’écouter.

Je raconte n’importe quoi Alice. C’est pour mieux me distraire, m’occuper à

penser à autre chose qu’à ma propre disparition.

Je disparais.

Alice, tu m’entends ? Je disparais.

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Il faut que tu m’aides. Je suis inconsistant et ça commence à faire peur. À

moi.

J’y ai souvent pensé, du temps d’avant, à mon inconsistance. De ces

racontars de vivants pour se consoler de la mort et de la trop souvent trop pesante

absurdité d’être.

Ces grands mots… Me roulent sur la langue et glissent entre mes doigts

avant de s’abîmer entre les touches du clavier.

On n’aime pas ces grands mots. Aussi énormes que communs et vides

comme le globe-terrestre qui prend la poussière dans la bibliothèque.

Qui sait Alice, si on ne prend pas nous aussi la poussière sur une étagère

quelque part dans la chambre de quelqu’un qui aurait oublié comment respirer ?

Sur ma table de chevet, aussi profondément que moi dort le premier volume

de La mécanique des morts. Je l’ai lu et relu, mais rien n’y fait. Les rouages ne

tiennent plus. La rouille m’a gangrené jusqu’au moelleux du cœur.

Pardon Alice, mais je n’ai plus que toi. Je fais de toi la cible de ma solitude,

ingrat, et t’agresse mais sans voix pour t’écorcher ni mains pour t’égorger. Je

t’agresse avec mon âme d’égaré et ma pensée fuyante.

C’est exactement cela.

Ma pensée fuit comme de l’eau dans une gouttière trouée.

La faute à ma vie accidentée. J’ai laissé mon corps coin Saint-Georges et

Dussault.

Par un petit matin banal (il était une fois), je me promenais comme à mon

habitude avec le chien, Kevin Bacon. Comme à son habitude, le soleil ne s’était

pas encore tout à fait levé. Paupière mi-close il ne laissait paraître que quelques

lueurs de jour dans la nuit en cours de dissolution. Dans le brouillard du rêve, je

marchais d’un bon pas dans les rues désertes. De la musique plein les oreilles. Je

n’ai pas plus entendu qu’aperçu la voiture à l’angle mort de ma conscience. Aussi

m’a-t-elle happé de plein fouet. Kevin Bacon d’abord, moi ensuite, mais

suffisamment fort pour que tous deux valsions avec les étoiles. Kevin n’est jamais

redescendu. J’ai fini par succomber à la gravité.

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On a emballé mon grand corps en lambeaux dans la boîte d’une ambulance

et de justesse on m’a maintenu de ce côté-ci de l’existence en attendant de me

confier aux bons soins des machines.

La mécanique des vivants.

C’est leur spécialité.

Je suis devenu une loque frémissante sous les draps blêmes d’un lit froid

d’hôpital. Des heures et des jours, des nuits et des semaines, des semaines, des

mois…

Jusqu’à ce qu’aujourd’hui je te demande pardon encore : pardon Alice, pour

cette insoutenable lourdeur.

Car point de merveilles ici-bas au pays des pixels. Et donc fais-moi plaisir,

reste où tu es et on se retrouvera sur la lune. »

Grandes vérités :

Il fut une fois un jeune homme. Fracassé, on le fit scaphandrier et l'envoya

en terre ouateuse, le fit comateux. L'on décida de l'expédier là où son esprit saurait

s’émanciper de ses chaînes de chair et d’os.

Il fut une fois Antoine. Au sortir d’un long très long sommeil, toujours brisé

de sa personne, il songea que pour pallier le décalage qui l’avait poussé en

bordure du vrai monde, il vaudrait mieux s’accrocher à une bouée humaine,

tangible ou pas.

Il fut une fois un puceau amoureux d’une idée romantique : tomber

amoureux d’une jeune fille dont un océan et un espace-temps le sépareraient.

Toujours peut-être, longtemps sûrement. De ces amours impossibles au charme

platonique.

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Il fut une fois un grand adolescent à la mémoire vaguement brouillée. À peu

près bon à rien, il atterrit par un presque heureux hasard et comme par mauvaise

plaisanterie du destin, au royaume des souvenirs, étroite chambre sous un large

toit comme tenue à l’écart des aiguilles qui courent en rond.

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Introduction romanesque digne d'une histoire à raconter : avant la dureté du

bitume et les corps brisés, tout commença par une bouteille jetée dans l’océan

Atlantique et trouvée sur une rive du Saint-Laurent.

Bouteille à la mer

Assise sur son lit, Alice tient l'étroit et léger livre entre ses mains moites, la

couverture recourbée par le manque de délicatesse de la précédente et première

lectrice. Les mots retrouvent leur place entre les pages tandis qu'elle expire

lentement. Elle redoute toujours ce moment. Le froissement entre le pouce et

l'index de la dernière page, mais plus que tout, la dernière phrase. Certains

bouquins se referment mieux que d'autres. Comme s'ils se trouvaient, à la fin, plus

lourds et chargés qu'au début, ayant coincé entre deux chapitres une part de

chaque lecteur.

Alice renifle, allégée malgré elle de cette chose dont elle perçoit pourtant

difficilement les contours. Les livres à la renverse sur les étagères de la

bibliothèque de sa chambre ont tu leurs histoires. Le vent a cessé de faire danser

les violettes sur la tapisserie. Le bureau retient de justesse ses carnets et ses

crayons. Les moutons de poussière ne font plus la course sur les lattes de bois. La

petite chambre retient son souffle et Alice retient ses larmes. Elle est trop sensible.

Comme une tortue sans carapace, l'agaçait son père quand elle était enfant.

Respire, se répète-t-elle, respire. Lentement, elle expire par le nez et le

roman, ou peu importe ce qu'il est, lui glisse entre les doigts. Les bras en croix,

Alice se laisse tomber dans les couvertures et s'y enroule jusqu'à disparaître. Si

elle était une tortue, elle aurait peut-être bien une carapace, mais la sienne serait

moelleuse et douce.

Timides, les couleurs de la chambre reparaissent discrètement. Le vent

souffle à nouveau sur la tapisserie, les livres murmurent, le bureau bâille et étale

ses cahiers, la poussière fait la fête.

« Alice! Le dîner est servi! »

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Le couvre-lit se soulève et s'abaisse en un long soupir.

« Pas faim », grogne l'adolescente.

Au bout d'un moment, la tête hirsute d'Alice émerge de sous la carapace

bigarrée. Puis une main s'aventure hors de l'abri de couvertures. Bras tendu, Alice

étire ses doigts vers le livre au sol et l'agrippe pour le ramener à elle.

Elle sait déjà qu'elle va récidiver.

À seize ans, elle n'est encore qu'une pauvre fille qui croit aux contes et à la

magie dont ils sont faits. Elle, personnage secondaire en attente d'une histoire

digne d'être racontée, aspirante protagoniste. Alors aussi bien commencer, qu'on

en finisse, conclut-elle en s'extirpant hors de son lit.

Balayant d'un bras un pan du bordel de son bureau, elle se crée un petit

espace qu'elle investit aussitôt des outils dont elle aura besoin pour cette énième

tentative de secouer la grande trame narrative de sa vie. Ainsi feuilles vierges et

plume trouvent place près du bouquin, qui fera également partie de l'arsenal,

muse. Alice s'assied, empoigne la plume et fait face au blanc trop blanc de sa

lettre en devenir.

C'est Marco, grand frère d'Alice, qui avait abandonné sur le fauteuil du salon

le petit livre à la couverture bleue la veille en rentrant d'une soirée. Une étudiante

du Québec le lui avait offert pour qu'il se souvienne d'elle, lui avait-elle déclaré

avant de repartir. Marco se souviendrait plutôt de ses longues jambes et de sa

replète poitrine. Ce fut Alice qui, le lendemain matin, s'installant au salon pour

prendre son petit déjeuner, s'assit sur le mince roman sur lequel elle lut : Terre en

vue. Par Antoine Lamontagne. À défaut de dévorer ses céréales, Alice dévora le

livre une première fois, mais ne fut pas rassasiée et resta comme vacillante. Elle

fut déçue d'apprendre dans ses rapides et succinctes recherches qu'Antoine

Lamontagne n'avait publié qu'un seul livre. En cette centaine de pages, il était

parvenu à la secouer d'une manière étrangement personnelle. Terre en vue était

un peu tordu, mais Alice était conquise. Sans réfléchir, elle était montée s'installer

dans sa chambre et avait repris le roman du début.

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Terre en vue devant elle, une main à plat contre le coin de sa feuille blanche

et l'autre transpirant sur le manche de son crayon, Alice sent lentement poindre en

elle le fil emmêlé de sa pensée.

Cher Antoine Lamontagne,

Je vous écris d'un paysage sans relief. Je vous écris des platitudes que

d'autres sûrement ont osé vous adresser avant moi et oseront peut-être en même

temps, ou après, vous adresser encore. Très cher Antoine Lamontagne, je vous

demande pardon d'être si importune et de ne pas avoir appris à me taire. L'ennui

me fait don de bêtise et cette fois c'est vous qui serez la cible de ma naïveté

d'adolescente qui aime trop les histoires.

J'ai trop aimé la vôtre, d'où cette lettre. Après l'avoir lu deux fois de suite

votre roman m'a glissé d'entre les mains en me laissant sans équilibre. J'écris

« roman » mais en vérité j'ignore ce dont il s'agit. Des morceaux de vous, une

vérité dite avec trop de sincérité pour qu'on l'affuble de l'étiquette de la fiction.

C'est ce que je soupçonne dans vos mots étranges mais beaux. Les plus belles

choses à mes yeux sont toujours dotées d'étrangeté. La beauté plate se passe de

remous. Je préfère ma mer en tempête. Grise comme un ciel d'orage et entichée

du vent. Je suis une romantique. Ici j'aurais aimé ajouter : et vous ? Mais quel

temps auriez-vous à perdre pour me répondre? Ma lettre vous est probablement

parvenue parmi une centaine d'autres. Ou alors votre éditeur a préféré vous

épargner mes épanchements sentimentaux de lectrice zélée. Je réalise tout juste

l'audace idiote qu'il faut pour daigner écrire (ÉCRIRE!) à l'auteur dont les mots ont

fait jaillir une admiration telle que le désir de la partager, de l'exprimer, de l'hurler,

bien que secrètement, que même la raison la plus têtue n'a pas su retenir. J'aurais

aimé être trop folle et stupide pour en être consciente, mais ma lucidité me prive

de la paix d'esprit des admirateurs aveugles. Admiratrice irraisonnée, mes mots ne

rejoindront au mieux personne, au pire se perdront dans un amas informe d'amour

auprès de milliers d'autres. Comme si d'une seule et même voix nous vous disions,

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nous lecteurs admirateurs fanatiques, que vos mots avaient su nous toucher

comme nuls autres, que cette histoire était la nôtre.

« Mais qu'est-ce qu'elle me veut, à la fin ? »

Je sais. Je vous entends. La faute à mon trop plein de lucidité. Je tourne

autour du pot. Je ne sais pas où je vais. Je ne sais plus où j'ai mis le pot, monsieur

Lamontagne. Pas plus que je sais ce que j'espérais y faire pousser. Enfin bref,

vous constaterez sans doute, à ce point, combien votre livre a eu raison de mon

bon sens. Ainsi ce sera cela, ma preuve d'amour et la raison d'être de mes mots à

moi, cons et laids à côté des vôtres.

En tous les cas, je vous relirai encore et encore. Jusqu'à ce qu'à mon tour je

devine à l'horizon les contours d'une terre, les prémices d'une histoire de la trempe

de celles qui prennent encre.

Plus que tout, s'il n'y a qu'une chose que vous devriez retenir de cette lettre-

ci :

Merci. Sincèrement.

Alice

Aussitôt signée la lettre est pliée, puis repliée sur elle-même. Alice sort de

sa chambre, entre dans le bureau de son père, prend une enveloppe dans le

classeur, y glisse ses mots, cachète et sort. La missive partira pour le Canada

demain. Sur le chemin de l'école, Alice fera halte au bureau de poste.

Délestée d'un poids et désireuse de ne plus penser à rien, affamée,

l'adolescente descend à la cuisine réchauffer l'assiette de ratatouille que sa mère

lui a laissée sur le comptoir.

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Le silence et Antoine

Comme plusieurs autres, il est entré dans la gueule de l’hôpital tête par

devant et couché sur une civière.

Profitant d'une accalmie inespérée, je m'accordais une première pause

depuis de longues heures en tenant compagnie à Louise à la réception de

l'urgence. Les gens sont souvent moins malades aux petites heures du matin...

Nous discutions thé et café, elle plutôt thé, moi définitivement café. Louise

soutenait qu'un bon thé vert pouvait avoir le même effet stimulant qu'une tasse de

café. Seulement, disait-elle, avec plus de subtilité. Je levais les yeux au plafond,

secouais la tête. La subtilité n'a pas sa place quand vient le temps de se réveiller,

tu ouvres les yeux ou pas, répliquais-je. Le thé est trop zen pour les hôpitaux,

ajoutais-je en riant, à demie convaincue. Louise avait souri en prenant une gorgée,

ses deux petites mains fripées enserrant doucement sa tasse d'acier inoxydable.

« Tu as peut-être raison, belle Élise. »

Non, sûrement pas, mais je me suis contentée de grimacer. Je n'ai jamais

aimé qu'on m'appelle Élise.

« Pauvre garçon. »

Il est passé dans le couloir entouré d'un petit bataillon de sarraus et

d'uniformes. Le sang imbibait ses cheveux et ses vêtements et maculait son visage

à moitié couvert d’un masque à oxygène. Sa main, le long de son corps, reposait

comme celle d'un dormeur. Tranquillement immobile, il ne s'agrippait à rien, ni au

matelas, ni au barreau de la civière, ni à l'infirmier.

Cassé, le garçon.

« Il va monter chez vous, celui-là... »

Fronçant les sourcils devant pareille sentence, à voir l’air triste de Louise, je

me suis rappelé à quel point elle avait le don de ces choses-là. Louise

diagnostique, bien que succinctement, d’un seul coup d’œil.

« Tu as sûrement raison, Louise... Pourvu qu'il ne monte pas plus haut. »

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Je travaille au sixième. Plus haut, c'est le ciel. Je garde les grands rêveurs,

ceux qui ne font plus que respirer et encore, ceux qu'on ne laisse pas partir, ou qui

mettent un peu plus de temps que prévu à redescendre.

Mais Louise avait raison, Antoine Lamontagne était déjà ailleurs au moment

où il avait pénétré l'hôpital. Frappé par une voiture au petit matin, il s'est

effectivement retrouvé intubé dans un de mes lits. Le squelette rafistolé au

possible, il s'en tirerait à première vue avec tous ses morceaux. Resterait à voir,

lorsqu'il rouvrirait les yeux, si tout était resté en place entre ses deux oreilles.

Il avait dix-huit ans quand je l'ai déshabillé pour la première fois. Le teint

blême d'un jeune homme demeuré dans le sous-sol tout l'été, les cheveux

ondulés, bruns, la charpente étroite mais solide, quoique bien vite décharnée, ici et

là un velours de barbe, épars sur son torse, quelques aspirants brins d'homme, au

bas de son ventre, discrète, une sente duveteuse à la lisière de laquelle s'élevait la

butte atone d'un sexe mature.

Je n'ai pas tardé à faire de l'adolescent mon favori. De tous mes dormeurs

Antoine m'apparaissait comme le plus serein. Son sommeil à lui n'inspirait ni

angoisse ni peur, son silence était celui de l'absent, jamais du prisonnier.

Auprès de lui, je me savais investie d'un devoir : celui de garder son corps,

de préserver sa jeunesse, de le caresser, de lui adoucir l'absence tandis qu'autour

de lui, impatiemment, l'on persistait à aller et venir, à attendre, à le prier d'ouvrir les

yeux et, trop tôt, à le pleurer.

« Il reviendra celui-là. »

C'est Louise qui l'a dit.

En l'attendant, je sourirais avec compassion à sa mère qui n'entrerait jamais

dans la chambre sans être chargée d'une copie du dossier de son fils et sans avoir

d'abord lourdement expiré par la bouche dans le couloir. Je m'écarterais,

comprendrais qu'elle saurait mieux que quiconque comment soigner son Antoine

et, aux promesses qu'elle échapperait au creux de son oreille, je m'efforcerais de

demeurer sourde, nous préservant toutes deux de ces moments où la mère en elle

l'emporterait sur le médecin. Quant au père, je saurais poser ma main sur son

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épaule afin de lui offrir la sympathie qu'il ne saurait trouver ailleurs, et lui tendrais la

boîte de mouchoirs avant qu'il ne la cherche. Aux amis je prendrais le temps

d'expliquer qu'Antoine se trouve au cœur d'une sorte de labyrinthe dont certains

murs se sont effondrés, je leur dirais qu'il faut colmater les brèches avant de

pouvoir en sortir.

Sans l'admettre, je redouterais quelque peu le moment où il ouvrirait les

yeux. Même engourdi par son trop long sommeil, à croiser son regard je me

demanderais s'il aurait conservé le souvenir de mes mains sur sa peau, de mes

lèvres au coin des siennes, de mes seins contre son torse et de mes doigts

étreignant son sexe.

Souvenirs ou pas, il reste qu'éventuellement, Louise aurait eu raison.

Entre temps, il n'y en aurait pas moins coma.

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Coma

Murs de peau. Murs de mots sans voix qui papillonnent autour de sa tête. Murs

blancs qui se meuvent aux derniers souffles des morts en veille. Mains qui violent

ses remparts en ruine, qui touchent et touchent et caressent le front, s'approprient

la nuque, s'ouvrent sur le cœur. Mains inquiètes qui cherchent à réveiller le regard

qu'il leur tait. Doigts savants qui débranchent, rebranchent, et l'enracinent à une

terre stérile. Doigts affûtés qui cernent l'artère et lui font avouer un pouls.

« Je suis le personnage principal de cette histoire-ci. Antoine. Je suis Antoine. Je

ne sais plus que peu de choses mais je sais que quelque part entre bourgeons et

ronces je transpirais il y a peu et à grosses gouttes mon infatigable adolescence.

Qui a fini par me jeter en marge des grandes lignes, au caniveau de ma vie.

Antoine. Mon visage d'Antoine que j'échappai un certain hier sera pourtant toujours

le même. »

Deux sarraus blancs traînent leurs ombres sur des pieds noirs et lisses. Ils

s'ouvrent sur des uniformes sombres et flottent comme des voiles de mariées. Ils

sont les capitaines d'un navire qui navigue entre les promesses de temps et les

archives.

« Un visage qui choisit de ne grandir qu'en apparence. Des traits qui se tissent

autour d'un regard dont les aiguilles de l'horloge se tiennent loin. »

Il est mort et son cœur bat comme un écho. Leurs dos se dressent devant lui en

murailles aveuglantes. Ils parlent fort et n'entendent que leur propre voix. Ils ont

des curiosités avides et les stylos sur leurs cahiers sont des armes blanches.

« Inerte dans son tombeau à ciel ouvert, mon corps qui portait le teint d'une

jeunesse ingrate ne sait plus que dormir et respirer de concert avec les machines

qui le bercent. Ce sont elles qui le nourrissent et lui insufflent la force de mourir un

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jour à la fois. J'apprends qu'à force de mourir on reprend goût à la vie. C'est aussi

ce qu'autrement ils disent parfois, ceux qui traînent leurs diagnostics dans les

couloirs tranchants de ma demeure aseptisée. Et les visiteurs, qui se tiennent plus

ou moins proches, qui m'aiment, m'aimèrent, m'aimeront. Plus ou moins. Les

inconnus aux visages familiers. Les charognards qui me dévorent jusqu'au tout

dernier souvenir. »

La chambre est sous observation. D'un coin, le silence la guette, prêt à fuir. Les

pas chuchotent sur le plancher, la fenêtre leur souffle des courants d'air. Les

regards effleurent la carcasse encore chaude qui palpite, puis se laissent traîner

par la gêne.

« Moi je flotte au-dessus de leurs tourments, léger et insouciant comme un ballon

dopé à l'hélium. Je pourrais toucher les étoiles, je les touche, mais je pourrais tout

aussi bien dériver jusqu'à toujours. Si je n'étais pas de ceux qui reviennent. »

À la tombée du rideau les paupières s'entrouvrent soudain, se referment,

s'entrouvrent à nouveau au chapitre suivant. L'éveil est une étrange errance

parsemée de trébuchages.

« Alice. »

Les machines prennent leur congé, observent de loin et froidement dans une

fausse indifférence le corps humain reprendre emprise sur la fragile et

curieusement belle chose qu'il est.

« Je ne t'ai pas oubliée. »

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Terre en vue

Sur fond d'avertisseur sonore résonne entre mes oreilles la marche de

Darth Vader, symphonie lugubre en sol mineur, tandis que s'abaisse lentement le

pont de mon navire. Il y a quelque temps que je dérive en eaux troubles, mais voici

que l'on me ramène à bon port.

Devant moi se dresse une terre familière. Paysage chargé de briques

beiges et de tuiles noires dans une opulence toute banlieusarde : la résidence

familiale. Les arbres ont roussi depuis mon dernier retour. Un tapis de rouille dort

sur la pelouse qui se meurt. Point de visages, connus comme étrangers, aux

fenêtres. Que de lourds fantômes tombant en rideaux blêmes. Ce navire-là

navigue à voiles basses, à la guise du brouillard qui l'habille, qui vient et qui part

au rythme des vivants qui le hantent.

Je n'avais jamais remarqué combien la maison a l'air triste.

La plateforme grince en touchant la terre ferme. Paré pour l'abordage, je

demeure néanmoins immobile sur mon séant. Bientôt, de toute façon, l'on pousse

le fauteuil qui me tient lieu de jambes. Le trottoir accosté, le débarquement est

imminent. Apparaît alors le premier contact. Aborigène? J'en doute.

Laissant la porte d'entrée entrouverte derrière elle, à grandes enjambées

volontaires elle balance ses hanches de gauche à droite en nouant dans une

queue de cheval ses longs cheveux noirs. Elle descend le petit escalier de pierre

et dévale la langue de dalles qui se déroule jusqu'à moi. Me faisant face dans son

uniforme rose paparmane, elle se penche, comme pour mieux me montrer

l'invraisemblance de ses yeux verts. Gênées, les miennes de noisettes glissent et

s'enlisent un instant dans son col qui discrètement laisse entrevoir un filet de

dentelle blanche.

Elle s'appelle Élisa. Et est soi-disant très heureuse de me revoir. Pas que

j'en doute, mais de mon côté, bien que charmante, l'infirmière me rappelle mon

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séjour dans son lieu de travail. Comme si l'hôpital avait étendu son territoire

jusqu'ici. Comme si partout où j'irais, il ferait de moi son émissaire et le symbole de

son emprise sur tout ce qui daignerait à présent figurer sur les planches de ma

banale tragédie. Élisa serait un personnage secondaire, mais récurrent. Comme

elle l'avait été au cours des derniers mois. Prétendant qu'elle ne saurait trouver

mieux pour prendre soin de son fils, ma mère avait tout fait pour rapatrier

l’infirmière, en plus de moi, à la maison.

Tandis qu'elle échange de plates formalités avec le chauffeur de la mini

fourgonnette, je baisse les yeux sur mes cuisses lâchement entrouvertes, aussi

molles ou presque que le pantalon de coton molletonné qui les couvre. Un large

cerne jaunâtre me nargue. Restant de mésaventure à la toilette, souvenir du

regard réprobateur du préposé; son soupir fait encore écho dans ma tête.

C'est que la gravité était moins sévère au pays du coma.

Avec l'efficacité d'une pelle mécanique et la délicatesse d'un automate,

quelques heures plus tôt, le malgré tout gentil jeune homme rassoyait mon zèle sur

la cuvette avant de rhabiller mon impudeur. Pas longtemps après, l'hôpital me

recrachait sur les pages blanches de mon existence, refermant sur trois petits

points une parenthèse semée par mégarde entre deux chapitres.

Enthousiaste, Élisa me pousse jusque devant l'entrée et me hisse

habilement dans le hall. Elle parle de tout comme de rien et s’exclame que notre

maison est grande et belle. Elle ne dit pas « chaleureuse » ni « accueillante » mais

« d’un chic champêtre » quand je songe plutôt « d’une élégante solitude ». En me

poussant dans le couloir, elle parle de plantes et de poissons rouges, lâchant à la

blague que mes parents ne l'ont heureusement engagée que pour prendre soin de

moi. Puis, dans un virage à bâbord, elle me stationne au beau milieu d'une pièce

que je m'étais presque, presque, permis d'oublier.

« Bienvenu chez toi, Antoine. », me chante-t-elle gentiment avant de sortir.

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Chez moi ou chez l’autre ? L’étranger qui ouvre l’œil au sortir du coma.

Celui contre lequel les médecins préviennent les proches. Ils disent « troubles

psychologiques, déstabilisation affective ». Ils disent et l’autre fait craquer ses

jointures, s’ébroue, prêt à prendre les commandes. Mais peu m’importe, vraiment.

L’autre et moi, moi et l’autre, sommes un seul et même Antoine.

Puisque rien, ou si peu, n'a changé. Les choses flétrissent et prennent la

poussière, disparaissent et reparaissent au gré des heures...   Bien qu’éteint un

temps, moi, moi et tout ce qui, d’ombre et de secrets, d’inconnu, de souvenirs, me

compose sommes toujours là à mouvoir mes rouages grinçants.

Au cœur de ma charpente ébranlée, redressée mais toujours bancale, le

même palpitant s'excite comme pour la première fois devant le modeste spectacle

de ma chambre. Au-dessus de la tête de mon lit veille, vaillante, une affiche de

dessin animé japonais. Sur le bureau de bois de rose dort mon portable,

confortablement coincé entre une pile de livres disparates et un amas de feuilles,

de stylos et de cahiers de notes. Le vieux tapis, mappemonde aux traits blancs sur

fond bleu, couvre les lattes du plancher. La petite bibliothèque embrasse les

mêmes bouquins, la table de chevet porte la même lampe, la commode, sans

doute, abrite les mêmes vêtements. Seule la fenêtre n’encadre plus le même

paysage printanier. Cependant, se tient toujours à ses côtés un long et fin miroir.

Rien, ou si peu, n’a changé.

Mes mèches brunes se sont allongées et m’improvisent une frange

indolente. N’en demeure pas moins visible une fine cicatrice, reste de fente qui, à

travers le rempart de mes idées, a laissé s’échapper un peu de bon sens lorsque

le sort, campé sur quatre roues, m’envoya en orbite quelques mois plus tôt. Quant

au regard, il s’est creusé deux petites tombes sous les yeux. Le visage a

légèrement fondu sur le squelette, comme s’il manquait de chair pour le

rembourrer. La vie, un peu, a fui. Mais au creux de ma cage d’os, obstiné, bat et se

débat toujours le même fragile métronome.

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Trois petits coups frappent soudain au seuil de ma pensée. C’est Élisa qui

me lance une bouée.

Sourire en coin, les yeux baissés sur le petit livre bleu qu'elle tient entre ses

mains, elle s’approche. Je ne sais plus ce qu'elle dit, je n'écoute pas. Elle finit par

déposer le livre sur le bureau, face première.

L'ordinateur. Je veux l'ordinateur et le lui fait entendre par monosyllabes.

Elle range la chaise sur roulettes à l'écart et pousse mon fauteuil à sa place, puis

soulève l'écran devant moi. Ses bras de part et d'autre de ma tête, je sens ses

seins appuyés sur ma nuque et son souffle contre mon oreille. Élisa m'offre son

aide. Qu'est-ce que je veux? Que tu me laisses tranquille. Va t'en. Que ça râle du

fond de ma gorge enrouée, de ma voix de monstre mal éveillé. Elle reste gentille.

Elle dit qu'elle reviendra plus tard, bla bla bla, pose sa main sur ma tête et s'en va.

De mes doigts malhabiles je fais glisser le curseur au bas de l'écran. Le

logiciel de traitement de texte est ouvert. Je clique. Un document apparaît.

Quelques dizaines de pages me racontent une histoire étrange, celle d'un auteur

et de son personnage. Leur rencontre, leur existence de chair et de mots, leur

amour l'un pour l'autre et enfin, leur fuite d'entre les lignes de leurs pages.

La main tremblante, les doigts raides, je parviens lentement à replacer le

curseur au tout début du document.

TtERRrE ENn VUEe

Ne manquait que le titre.

J’appelle Élisa, qui ne tarde pas à me rejoindre, légèrement essoufflée, de

la sauce tomate sur son haut. « C’est presque prêt ! » Elle s’approche, reprend le

petit livre entre ses mains en m’avouant, soudain gênée, qu’elle l’a lu après que

j’aie été admis à l’hôpital. « Je l’ai beaucoup aimé. » Bien qu’elle n’ait pas tout

compris, me confie-t-elle, le livre l’a profondément touchée. Lorsqu’elle repose le

mince roman près de l’ordinateur, la page couverture cette fois m’apparaît

clairement.

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Antoine Lamontagne

Terre en vue

C’est écrit blanc sur bleu.

Élisa tire le fauteuil vers elle et le pousse vers la cuisine en bavardant sauce

tomate et pâtes sans se douter qu’elle a oublié quelque chose. Que le fauteuil

devant elle est vide. Qu’Antoine Lamontagne n’est plus ici, qu’il s’en est allé en

haute mer à grandes voiles déployées et que c’est un autre qui fixement scrute

l’horizon désert.

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Chère Alice,

Je te demande pardon. Excuse-moi de te tutoyer mais s'il te plaît, permets-

toi d'en faire de même.

Je te demande pardon. Deux fois plutôt qu'une, voire plus, pour mes

tendances lunatiques. Cette fois je me suis tout bonnement égaré sur la lune. J'y

suis resté coincé plus longtemps qu'escompté. J'ai manqué d'air. Entre nous, j'ai

cru à plusieurs reprises que ça y était et pour être franc, à un certain moment, j'ai

même espéré que le temps de décoller pour une autre planète était venu. J'avais

la lune étourdie et le ciel nauséeux. Des étoiles me tombaient sur la tête et des

cumulonimbus me sortaient par la bouche. En d'autres termes, j'avais la tempête

au corps mais de ces tempêtes loin, sûrement, d'être aussi belles que celle de ta

mer.

Malgré tout, on m'a finalement rapatrié sur Terre, mais ce n'est pas terminé.

Les bras de la gravité m'ont accueilli avec violence et j'ai dû trouver refuge dans un

scaphandre. Des profondeurs de mon silence, je peux tranquillement ré-

apprivoiser le vrai monde en regardant à travers une petite fenêtre embuée ces

visages et ces choses qui sont devenus étrangers. C'est d'ailleurs de là que je

t'écris, de mes méandres.

C'est ma façon de te raconter qu'au tournant d'une rue, mon histoire m'a

pris par surprise en me jouant un mauvais tour. Celui-là roulait trop vite et il s'en

est allé en me prenant mon chien et quelques poignées de temps. Tu ne pouvais

pas savoir. Alors je te demande pardon.

Alice, je ne t'avais pas oubliée. Si par hasard il en va de même pour toi,

sache que tu me vois on ne peut plus disposé (bien que j'écrive très lentement,

mais semble-t-il qu'à mon âge on n'arrête pas le progrès...) à te lire et relire de plus

belle mais surtout, à te répondre.

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Pour être sincère, aussi sincère que mon roman l'est, dis-tu, je ne sais plus

exactement d'où ni de quel moment exactement je t'écris. Je ne sais plus à quel

point sur la ligne temporelle que nous partageons ta lettre m'a trouvé ou quand tu

m'as lu pour la première et la deuxième fois. J'ai dû me prendre les pieds dans les

aiguilles d'une horloge. En tous les cas, sache que je ne reçois pas ou peu de

correspondance de la part de mes... admirateurs. Mes lecteurs sont peu nombreux

et encore faut-il qu'ils aient apprécié leur lecture, beaucoup apprécié ou encore

détesté, je ne sais pas, pour songer à m'adresser quelques mots. C'est pourquoi je

tenais à te demander pardon pour l'absence de réponse, mais surtout à te

remercier.

Aussi, je te dois bien une confidence. Mon tour de manège en marges

spatiales m'a inspiré un nouveau projet. J'entame un nouveau livre. Honnêtement,

je n'ai encore écrit que le titre, mais la chose prend forme dans ma tête. Ne lui

manque qu'un premier souffle pour lui donner mots. Ça ne saurait tarder. La

mécanique des morts. Ou des vivants. J'hésite encore. Ce sera le titre. Je ne sais

pas si c'est bon ou mauvais signe ou rien, mais habituellement, le titre me vient en

dernier. Même approximatif. À suivre.

D'ici là, je t'attends de l'autre côté, près de ma fenêtre.

À bientôt,

Antoine

P.-S. Pour répondre à ta question, oui, je crois que moi aussi je suis un

romantique. Par exemple, je réponds aux lettres de mes admiratrices, qui sont

actuellement au nombre d'une seule, en espérant tendre une ficelle au-dessus de

l'océan. D'une boîte de conserve à l'autre, que l'on puisse se raconter des tranches

de vrai, tisser des liens et se laisser prendre au jeu, jouer, jusqu'à ce que les lignes

se confondent.

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P.-P.-S. Je suis curieux, dis-moi donc, comment ça se fait que Terre en vue s'est

retrouvé de ton côté du monde ?

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Une lettre de la lune

Elle entre en trombe. La maison qui somnolait sous le soleil de fin d'après-

midi sursaute au claquement de porte. Alice retire ses chaussures puis se dirige

droit vers le réfrigérateur, aspire un peu d'air frais, sort une cruche d'eau et s'en

sert un grand verre. Son sac fermement fixé à ses épaules, elle monte à l'étage en

dénouant l'élastique qui retenait ses cheveux en queue de cheval. Sa mère

travaille dans son bureau. Entendant sa fille passer dans le couloir, elle lui

annonce sans se retourner de l'écran de son ordinateur :

« Une lettre est arrivée pour toi. Du Québec. Qui c'est Antoine ? »

Alice ne répond pas. Plantée dans le cadre de porte de sa chambre, elle fixe

du regard l'enveloppe blanche qui oscille au sommet de sa paperasse sur le

secrétaire. Les joues gonflées d'eau, elle traîne finalement ses pieds sur les lattes

du plancher, avale sa gorgée et fait valser la porte derrière elle. Un sourd « Alice! »

tonne derrière mais, trop tard.

Ayant vidé son verre d'un trait, Alice le dépose pour mieux empoigner, à

deux mains, l'inespérée missive d'Antoine Lamontagne. C'est écrit en petits

caractères inégaux, une écriture d'enfant. Antoine Lamontagne, coin supérieur

gauche, avec en dessous une adresse, mais pas la même que celle qu'elle avait

inscrite sur sa lettre. Son adresse personnelle ?

Nerveuse, Alice expire, le souffle court. Elle décachette l'enveloppe

précautionneusement, y trouve deux feuilles lignées chargées de la même écriture

brouillonne. Elle lit.

Ces mots sont vraiment les siens. Antoine sait à présent qu'elle existe, c'est

écrit. Alice relit une deuxième, puis une troisième et enfin une quatrième fois avant

de parvenir à se lever et, la lettre lui glissant des mains, de s'échouer étourdie sur

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son lit défait. Elle disparait sous les draps. Aussitôt elle sent le manège, lentement

d'abord, repartir.

Antoine lui rendra visite. Une dizaine de lettres plus tard il lui annoncera que

son prochain roman sera distribué de l'autre côté de l'océan et qu'il viendra l'y

promouvoir. Forcément ils en profiteront pour se voir. Se rencontrer, se tendre la

main se sourire s'embrasser. Les Québécois se font la bise? Et partout où elle le

pourra Alice l'accompagnera. Il viendra l'été, ce seront les vacances. Il l'aura

préalablement invitée. Puis un beau jour au fil de leurs douces et folles aventures

le hasard voudra qu'ils doivent loger ensemble. Même chambre même lit. Arrivés

trop tard, sans réservation, haute saison... Pas le choix. Le hasard étant alors

passé maître dans l'art d'unir les cœurs, Alice embrasserait Antoine et...

Plutôt c'est elle qui lui rendra visite. Prétextant des études aux Québec. Oui

voilà, un voyage à dessein scolaire. Ses parents approuveront, financeront même.

Antoine s'enthousiasmera de l'annonce, lui promettra de lui faire découvrir son

Québec voire son Canada. Il lui rendra visite au dortoir, elle logera dans une petite,

toute petite chambre d'étudiant. Ils sortiront, prendront d'assaut cinémas et

théâtres, salles de concert, se baladeront sans destination, riront beaucoup et

parleront plus encore. Antoine lui présentera ses amis, il l'invitera chez lui, dans un

petit appartement du centre-ville, ou alors chez ses parents ? Qu'importe puisque

bientôt, bientôt, Alice pliera soigneusement bagages et au prochain décollage,

s'envolera pour la lune. D'ici là,

Cher Antoine,

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Êtres de papier, êtres de pixels

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Introduction Je joue aux Sims

Chère Chloé,

Je joue beaucoup aux Sims ces temps-ci et je pense à toi qui, fut un temps,

en fis de même. Je joue à temps libre mais surtout perdu. J’investis mes heures,

les divise en existences pixellisées, format petits bonshommes virtuels.

Personnages, Sims… Au gré de mes doigts ils se font existences numériques,

eux, les acteurs des fictions du miroir de mon écran.

Je joue souvent, fais progresser mes familles favorites, mais crée

également à l’occasion de nouveaux protagonistes. Faut que ça bouge. Comme

ton Corpus Simsi9 m’a permis de reconnaitre en toi une joueuse sérieuse, je me

suis dit que mes incartades en terre sim t’intéresseraient peut-être.

Je songe à une récente anecdote qui concerne un personnage particulier –

il s’agit toujours d’un personnage particulier... Doué pour la musique, célibataire ;

j’aspirais à en faire un compositeur de chansons. Ainsi jeune Peter Panam (ses

cheveux rouges et son air juvénile ne sont pas sans rappeler un certain Peter

Pan), s’avéra de fait un brillant compositeur. D’emblée, je me consacrai donc à lui

développer les compétences requises par la carrière que je lui rêvais.  

                                                                                                               9 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, 144 p. Corpus Simsi est à l'origine un projet inspiré du jeu Les Sims, décliné en performances live et en extraits de textes publiés sur un blog aujourd'hui fermé. Le projet a abouti en une œuvre papier, soit un récit incluant des extraits du projet d'origine. (http://www.chloedelaume.net/?page_id=294)  

Peter Panam dans le feu de l’action.

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Les Sims étant des êtres généralement très portés sur l'aspect social de

leur existence, mon musicien se retrouva rapidement pourvu d’une généreuse

brochette de connaissances et comme j’éprouve grande peine à résister aux

penchants amoureux de ces petites bêtes, je participai (activement cela va de soi)

à la conquête d’une certaine Clara, Sim mariée et mère de deux charmantes filles.

Les affaires allant bon train, sous mon joug mon Peter se vit charmer la dame

jusqu’à la convaincre du bien-fondé de son désir de lui semer un rejeton à même

la panse.

Chloé, ça y était, j’avais rechuté.

Ma fascination pour la généalogie sim date de la toute première édition

(nous en sommes à ce jour à la quatrième) du jeu. La transmission de gènes, de

traits de caractère et physiques par les voies obscures des codes éveille en moi

les passions, scientifiquement sadiques, qui m’animèrent lorsqu’enfant je me

penchai sur les fourmis, provoquant tantôt menus déluges, offrant plus tard

quelque providentiel sacrifice. À l’instar des fourmis qui me taisaient les secrets de

leur filiation, les Sims eux, ne sauraient se gêner. Certains arbres généalogiques

que je semai au cours de ma carrière de joueuse, Chloé je te le jure, tendirent

leurs branches jusqu’aux étoiles des cieux sims.

Ainsi Peter Panam (ma chose) mit-il Clara Bjergsen (créature générée par le

jeu) enceinte. Deux fois plutôt qu'une. J'en vins à regretter mon emportement et

décidai de mettre un terme à l’idylle, question que le mari de Clara demeure

ignorant et, ce faisant, que leur famille survive à l’intrusion. Tel qu’anticipé (je

connais bien mes cobayes), le mari Bjergsen n’y vit que du feu et mon Peter s’en

retourna à sa vie de musicien célibataire. Comme

l’enfant en soi ne dort jamais que d’un œil, afin de

me consoler de ce léger dérapage, une fois de

plus, quoiqu’innocemment, je me fis généticienne

et créai pour mon Peter solitaire un frère jumeau

digne de ce nom. Bienveillant boute-en-train et

Bee Panam, tout aussi enflammé.

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travesti sympathique que s’avéra être Bee Panam. Tout cela et, mon chouchou.

J’en oubliai un peu, juste un peu, Peter. Peter que, avant de le repousser

gentiment dans les coulisses, je m’appliquai tout de même à orienter vers une voie

que je jugeai favorable (et ennuyante). Celle du succès professionnel et de la

famille traditionnelle. De quoi, en bon narrateur-dieu, se désintéresser d'un Sim.

Mais Chloé, le savais-tu ? Savais-tu que les personnages de pixels

pouvaient vraiment n’en faire qu’à leur tête ? À quel point ai-je été dupe ?

Tandis que Bee Panam et moi lui érigions une vie sociale enlevante et une

carrière de chanteur prometteuse (« génétique » oblige, le talent était de famille),

Peter, laissé à lui-même, poursuivait à mon insu son entreprise de fécondateur.

Bien que je l'eusse préalablement casé avec une charmante demoiselle en

laquelle il avait semble-t-il jugé naturel de semer sa sim-semence (cela

m’apparaissait effectivement convenable), il fut emporté par je ne sais quel

dessein colonisateur et répéta l’expérience avec… la mère de la jeune-fille en

question. Non seulement ignorais-je qu’il entretenait une relation définitivement

amicale avec la dame, mais qu’en plus, il s’était à ce point défait de ma tentative

de le flanquer de quelque chose comme d’une ligne directrice, droite et,

apparemment réductrice. Libéré du joug de la narration que je lui avais imposée,

mon personnage principal, une fois secondaire, n’en faisait plus qu’à sa tête.

Notons dans le premier arbre généalogique de la progéniture Panam la présence d’une jolie blonde auprès de Peter, soit nulle autre que la mère de bébé Panam 1, jolie blonde également présente dans le deuxième arbre, cependant reléguée au rang de demi-sœur de bébé Panam 2, et donc belle-fille de Peter Panam.

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C’est à coups de clics de souris que les Sims sont dirigés sur la scène de

leurs ludiques existences, mais qu’en est-il d’eux lorsqu’ils traversent, pour ne pas

dire percent, l’écran ? Qu’en est-il du personnage qui voyage en vaste terre Fiction

sans se soucier des frontières entre les supports qu’il visite ? Quelle est donc la

nature de ce personnage ? De quoi est-il chargé lorsqu’il se couche sur les

pages ? Et l’auteur, le joueur, l’auteur-joueur, celui qui applique sur son visage les

traits de cet autre le temps d’une partie… Celui qui le crée et éventuellement l’écrit.

Bref, en quoi l’auteur de l’olibrius voit-il l’intérêt de pareille démarche ?

Chloé, je te sers une confidence : je suis auteure d’olibrius.

Les miens de petiots ne furent point Sims, mais personnages de jeux qui,

bien que littéraires, se jouent sur écran. Mathyas, Jude et Antoine, c’est par des

jeux d'écriture sur forums que je leur donnai une première vie.

C’est ici que je les récupère, dans un trio littéraire qui je l’espère a su faire la

démonstration de leur qualité de personnages romanesques. Cela étant, je

l’espère, fait, je m’efforcerai à présent de les étudier, eux et leurs comparses

personnages. Je songe notamment à une certaine Chloé Delaume qui

semblablement voyagea d’un média à l’autre. Chloé Delaume qui, plus que

protagoniste de nombreux ouvrages, m’apparaît en somme comme étant au cœur

même d'un projet. Comme quoi le personnage pourrait être une fin en soi. Observé

sous cet angle, qu’en ressort-il ?

On s'est déjà penché sur lui, armé de scalpels, on a tenté d'évaluer la

consistance du plus ou moins fameux, dépendant des époques, personnage.

L'ayant d'abord regardé comme une représentation humaine porteuse de grandes

vérités. Mauriac : « [les] personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux

connaître et à prendre conscience de nous-mêmes10. » Hugo : « Ô puissance de la

toute poésie ! les types [personnages] sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on

entend leurs pas sur le plancher, ils existent. Ils existent d’une existence plus

                                                                                                               10 François Mauriac, Le romancier et ses personnages, Paris, Corrêa, 1933, p. 221.

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intense que n'importe qui, se croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus

de densité que l’homme.11 » On s'est vaguement emporté. Je ne peux que

comprendre, la créature conçue à l'image de son créateur a cela de fascinant

qu'elle parle autrement de celui qui l’a faite.

Puis, prêtant un peu d'humilité à ces dits êtres de fiction, on les affubla d'un

sous-titre : composante littéraire. Par exemple celui par l'intermédiaire duquel

s'articule l'action : « Il n'y a pas de personnage hors de l'action, ni d'action

indépendamment du personnage.12 » C'est principalement dans ses actions et ses

motivations, et non dans sa qualité d'« être », bien que construit, qu'il importe

alors. Le personnage est un élément du texte parmi de nombreux autres. Une

certaine donnée, bien que non négligeable, d’une certaine formule.

Comme on a tendance à tout défaire jusqu'à l'atome, une fois ouvert, on a

non seulement observé et classé ses organes, mais on a ajouré ses veines et

laissé couler, couler, couler l'encre jusqu'à dévoiler sa carcasse. Momifié 13 .

Personnage, on t'a vidé. Coupable de détourner l'attention du lecteur14 du sens,

des dites vérités, on a dit de son règne et de son omniprésence dans le roman

qu'ils n'appartenaient plus qu'au passé. Que les grandes œuvres contemporaines

des Camus, Sartre, Kafka de ce monde, se privaient très bien du personnage dans

sa version traditionnelle : nom prénom personnalité passé etc. Distractions ! Pour

que les vérités profondes puissent briller sous les yeux du lecteur, mieux vaut

réduire le personnage à de timides contours.

Tragique destin que celui de mon sujet d'étude, tu ne trouves pas ? Je

m'apitoie sur son sort pour mieux inspirer une nouvelle envie de l'aimer. L'ayant

rejeté dans les marges, il faut se méfier de la contre-réaction. Un peu de ci un peu

de ça, on le dit doué de fonctions précises, je pense notamment à la classification

des personnages de Propp15, selon laquelle certains types de personnages de

contes sont associés à certaines actions particulières. On le dit également

                                                                                                               11 Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, Flammarion (Coll. Garnier Flammarion), 2003, p. 210. 12 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil (Coll. Points), 1978, p.33. 13 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard (Coll. Idées), 1963, p. 31. 14 Nathalie Sarraute, L'ère du soupçon, Paris, Gallimard (Coll. Idées) 1968, p. 88. 15 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Gallimard, 1970.

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« construction conceptuelle », représentation de maints possibles rattachée à

l'univers propre d'un roman16. Et c'est à ce moment-là que Peter Panam saute la

clôture.

Étudier le personnage permet d’accéder à certaines clés de compréhension

des œuvres, aussi pourquoi ne pas le faire aujourd’hui en regard d'une modernité

qui tend de plus en plus au mélange des genres et au mariage des médias. On

parle mélanges et résultats hybrides. Rejetons qui dans ce cas-ci s'annoncent tout

sauf stériles. C'est là que tu débarques de la planète Autofiction, Chloé, que tu

débarques et te poses comme chez toi sur l'étrange et mystérieuse planète Jeu

Vidéo. Personnage, Sim, Chloé Delaume… Le Sim commun est parfaitement

capable de faire montre d’autonomie, mais il faut tout de même que quelqu’un

appuie sur Maj, Commande, 3 pour effectuer la capture d’écran.

À la joueuse de l'autre côté, à la Chloé Delaume parasite informatique, c'est

à elles deux que j'écris. De toute façon le masque des praticiens de l'autofiction a

tendance à craquer, mais enluminer les fissures, ce n'est pas un peu le propre de

votre genre ? Ça te dérangera peut-être cette tentative de dévoilements, mais je

saurai me faire pardonner, attends.

Car si c’est bel et bien à toi, Chloé Delaume, auteure, Sim, que je

m’adresse, c’est qu'entre personnages, nous devrions nous reconnaître. En

protagoniste migrateur et polyvalent que tu es, j’ai pensé, en bonne fan, que tu

ferais un sujet d’étude de choix pour moi qui prétends prendre la plume non pas

pour raconter, mais pour créer un autre.

Mon objectif : fabriquer un être de papier. Ma démarche : me maquiller de

lui en le faisant d’abord pixels, me dénuder, aspirant écrivain, pour mieux le

rapatrier dans les pages ensuite. La morale de mon histoire : le personnage, du jeu

au texte, est sa propre quête et sa propre finalité.

                                                                                                               16 Uri Margolin, « Individuals in Narrative Worlds. An Ontological Perspective », Poetics Today, 4, 1990, p. 843-871 [en ligne].  

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Elles jouent aux Sims Chloé Delaume

« Je m'appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction.17 »

Personnage en cavale qui d’une fiction à l’autre se régénère. Toute de Je

réinventés c’est la Chloé binaire, celle qui logea chez les Sims, qui m’intéresse le

plus aujourd’hui, ainsi que l’essayiste. Parmi les titres de sa bibliographie, c’est

donc principalement à Corpus Simsi et à l’essai sur l’autofiction La règle du Je18

que je ferai référence.

Chloé s’autoproclama Sim au sortir d’un roman, La Vanité des

Somnambules19, dans lequel elle dit se faire chair, un corps, un vrai. En quête d’un

domicile fixe, « me voilà donc nulle part. Sans corps où résider, sans caverne

accueillante, sans foyer cervelet20 », c’est sous le toit de Will Wright qu’elle trouva

refuge et terrains vacants à coloniser avec ses fictions. Un refuge de choix pour la

joueuse aguerrie de cette première édition des Sims que fut Chloé. De son

passage au virtuel elle confie : « en garder une trace, même infime, semblait pour

la joueuse inconditionnelle que je suis, important. Contrairement à mon avatar,

j’aime cultiver la nostalgie.21 » Mais l’avatar c’est quoi ? C’est, pour celui qui en est

le pilote, un « représentant immatériel22 ». Plus qu’un autre soi, l’avatar est un

véhicule, une pièce d’identité. Celui de Chloé fut fait à son image ; une version Sim

de soi.

Ainsi Corpus Simsi est le souvenir, de textes et d’images, de cette

incarnation particulière de Chloé. Là, elle vit pleinement l’existence sim et nous en

                                                                                                               17 Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires France, 2010, p. 5. 18 Ibid., 95 p. 19 Chloé Delaume, La vanité des somnambules, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, 147 p. 20 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 4. 21 Ibid., p. 125. 22 Hervé Astier, L'avatar est l'avenir de l'Homme; Vers la dématérialisation, Paris, Éditions Dangles, 2011, p. 10.

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fait une sorte de récit fragmenté, voire un mode d’emploi exhaustif. Comment être

Sim. Ou plutôt : Je suis Sim, voici comment. Avec tout le lot de réflexions

existentielles que cette déclaration peut sous-entendre. La révolte de l’être pourvu

d’une conscience ; le personnage examine sa condition de personnage.

De l’ordre du texte anecdotique, mais aussi de l’expérience commentée, de

la réflexion et de la description. Comme quoi le titre était fort bien choisi. Car

autant il est question d’un recueil de textes et d’informations, façon compte rendu

d’une expérimentation vécue de l’intérieur, et donc d’un point de vue personnel,

autant il s’agit d’investir la matière. Le Corpus est physique et le corps, bien que

fait de pixels, est celui de Chloé aussi. C’est avec les yeux qu’on le voit, sur l’écran

rendu image. Et avec les mains qu’on le touche, papier.

Quant à la Chloé de l’essai, toujours autoproclamée personnage, elle

s’observe la fibre autofictive en s’interrogeant sur son appartenance à son genre

de prédilection. Autofiction, mais qu’en-t-il? se demande-t-elle et demande-t-elle au

lecteur en laissant filtrer à travers ses réflexions quelques voix extérieures (du

critique au personnage de son cru) en pâture à ses angoisses de praticienne.

Chloé est donc Sim, personnage, auteure… Qui au gré de l’inspiration

s’écrit encore et encore au fil de ses œuvres-maisons.

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Sarah

« Ce qu’[elle] veut : Son petit monde mis à l’écart du grand.23 »

Sarah n’a pas réellement d’œuvre-maison. Par contre elle n’hésite pas à

régulièrement cogner ici et là en demandant asile pour des durées indéterminées.

Sarah n’est pas chez elle au pays de la Fiction, mais elle y compte de nombreux

amis. Trois notamment, qui à ce point furent déjà dévoilés. Mais à présent Jude,

Antoine et même Mathyas, astreint par les deux autres à se taire, lui refusent la clé

de leur chambre, déterminés à la contraindre à achever ce foutu mémoire dont ils

sont les victimes.

Sarah prétend ne pas savoir écrire de la non-fiction et je n’oserai pas la

contredire. Voyant ses tentatives précédentes avortées, elle s’est tournée vers

Chloé Delaume en chialant qu’elle n’y arriverait jamais sans son aide. Il semble

qu’elle soit parvenue à s’accorder l'appui, bien que silencieux, de l’auteure et objet

de ses recherches. C’est ainsi qu’elle se lança dans la rédaction d'une lettre d'un

essai.

Son obsession pour la notion de personnage, plus qu’un symptôme d’enfant

unique parasité par d’innombrables amis imaginaires et collectionneur compulsif

de petits bonshommes, résulte en partie de sa pratique d’écriture dans les jeux

d'écriture sur forums. Elle s’y adonne moins ces temps-ci, mais il reste que c’est

sur ces plateformes du Web qu’elle parvint à trouver les mots pour donner quelque

chose comme une forme à tous ces autres qui cohabitent entre ses deux oreilles

depuis toujours. C’est une saine et sage folie que la sienne. Jusqu’à preuve du

contraire et en tous les cas jusqu’à présent.

                                                                                                               23 Triumvirat, p. 11.

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À défaut d’être une joueuse de jeux vidéo très talentueuse, son intérêt pour

le domaine est avéré. On lui reconnaitra tout de même les qualités d’une fine

connaisseuse et consommatrice assidue de la chose Sims.

Si ce n’est pas du plaisir qu’on en retire, c’est le jeu et son caractère narratif,

voire littéraire, qui l’attire et plus précisément, et sans surprise, les représentations

possibles du personnage que l’on peut y mettre en scène. Plus précisément

encore, l’interaction entre le joueur et le personnage, Sim ou autre, ainsi que la

façon dont on développe et présente ce dernier dépendant des types de jeux.

En somme, rien d’étonnant à la retrouver pataugeant en ces pages où

personnage, auteur, joueur, Sims… s’adonnent à une heureuse ronde.

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Ils jouent aux Sims

« Nous sommes les Sims. Nous sommes le but du jeu.24 »

Au pays du jeu vidéo libre, c’est-à-dire dépourvu d’une trame narrative

unique à respecter, les joueurs explorent le monde virtuel comme bon leur semble.

Au pays des Sims, cette liberté, par défaut, est également octroyée aux

personnages. Cela s’applique particulièrement aux Sims qui ne font pas partie de

la famille dirigée par le joueur25. Ces Sims-là vaquent, naissent et meurent au gré

de leurs secrètes aspirations et destins codés. Pour ce qui est des Sims sur

lesquels plane l’ombre gigantesque d’un joueur, il suffit en vérité de les laisser à

eux-mêmes, quelques secondes à peine, en ne leur dictant aucune action pour

constater qu’ils ne sauraient se tourner les pouces bien longtemps.

C’est donc cet univers que Chloé pénètre. Non sans chic et talent. Corpus

Simsi témoigne effectivement de l’œuvre d’une pro. L’on pourrait arguer que les

Sims est un jeu facile où il est impossible d’échouer (dans la mesure où la mort

non préméditée d’un Sim ne constitue pas un échec), il n’en reste pas moins que

tous les joueurs n’ont pas la même acuité quand vient le temps d’user au

maximum de la richesse des possibles. La complexité et la profusion des mises en

scène créées par Chloé traduisent sa familiarité avec le jeu, en plus d’une attention

toute particulière portée à la scénographie.

                                                                                                               24 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 36. 25 De nombreux paramètres sont modifiables dans les Sims. Notamment celui permettant de changer le niveau d'autonomie des Sims contrôlés par le joueur. Ces derniers peuvent ainsi se trouver en mesure de répondre à leurs besoins et de s'occuper comme bon leur semble, ou pas. Par défaut, les Sims sont doués d'autonomie.

Ici Chloé s’amuse avec la notion du temps. (Corpus Simsi p. 27)

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La fantaisie de Chloé déborde du cadre du jeu qui, bien que non imposé,

n’est pas moins implicitement suggéré par les modèles de maisons et de familles

traditionnelles préétablis. Loin de se contenter des outils inclus dans la version de

base, Chloé va non seulement puiser dans les extensions distribuées par le

développeur, elle tire aussi du Web des composantes singulières lui permettant

d’amplement diversifier le visuel du jeu.

À noter également que sa mention des codes de triche l’exclut de la gamme

des amateurs : « j'exécute. / Ctrl + Alt + C / Entrer rosebud / Puis !;!;! (ad lib.)26 ».

Le code de triche « rosebud » est un classique, véritable loterie personnalisée

selon les désirs du joueur. Disons qu'on ne joue pas aux Sims sans tricher. Surtout

pas dans l'idée de faire et défaire les pixels au gré de l'inspiration, sans restriction

ou presque.

D’emblée, la maîtrise de Chloé du matériau qu'elle a choisi est manifeste et

la forme donnée au Corpus a cela de particulier qu'elle se compose à même les

éléments du jeu (visuels et fonctionnels, relatifs au déroulement, à la création du

Sim et à son insertion dans la communauté virtuelle) sans se contenter de s'en

inspirer : « Nous n’avons pas affaire à une adaptation ou à une simple

remédiatisation, mais à un véritable acte de lecture littéraire d’un jeu vidéo,

autrement dit le récit d’une expérience vidéoludique unique.27 »

                                                                                                               26 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 20. 27 Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume » dans Les jeux vidéo au croisement du social, de l'art et de la culture, Sylvie Craipeau [dir.], Sébastien Genvo [dir.] et Brigitte Simonnot [dir.], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 224.

Parmi ces composantes l’on trouve les skins, soit des apparences de Sims originales ou inspirées, comme c’est le cas ici, de personnages connus. (Corpus Simsi p. 51)

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Ce n’en est pas moins en auteure d’autofiction, pas moins en personnage,

que Chloé prend d’assaut les pixels. Une fois de plus, l'auteure suicide son Je :

« Personnage de fiction = suicider le Je. Pour le redéfinir, pour le réinvestir, par la

littérature.28 » Je est un personnage et Je se raconte, pour l’occasion, en tant que

protagoniste de jeu vidéo. Plus qu'à un personnage de fiction, c'est à un

personnage de fiction de jeu vidéo que l'on a affaire dans Corpus Simsi. La

frontière entre la part de réel et de fiction est relativement claire. L’expérience du

jeu, que des traces visibles telles des images ou l’évocation du fonctionnement

sous-entendent, appartient au réel tandis que la fiction se déploie dans le récit de

Chloé-Sim chez les Sims.

Le jeu est habité et raconté mais plus que tout, c'est le Sim-même, Chloé-

même qui est observée, par sa propre voix. Des balbutiements de son être virtuel

à sa pleine affirmation d'un Moi. Faisant référence à sa nouvelle nature

fragmentée, Chloé commente d'abord son morcellement : « L'équarrissage du moi

en un tas de fichiers ne provoque nulle souffrance. [...] Je suis un puzzle irradié.

[...] je suis décomposée en myriades d'écrouelles je suis de bric et vrac je suis

éparpillée.29 » Le constat fait, s'ensuit aussitôt une entreprise de réappropriation de

soi : « Je suis Chloé Delaume. Je suis ma création. [...] Je suis l'hôte lucide de la

lucidité. Vous pouvez me suivre dans ma quête. Me voir là, surgir du plasma

comme d'un cercueil vert en fer blanc percer l'écran totalitaire30 ». Percer l'écran

rime avec franchir une frontière, percer l'écran totalitaire c'est revendiquer le statut

de créateur en plus de créature. Après tout, les Sims aussi jouent aux Sims.

Nous sommes les Sims, nous jouons au Sims. Ces derniers possèdent eux aussi au cœur du jeu qui les héberge [...] un centre ville où ils peuvent acheter le cd-rom Les SimsTM, l'installer et l'utiliser. [...] Nous redoutons qu'ils ne soient pas animés des meilleures intentions : si cette mise en abyme nous rend perplexes, les Sims à qui nous donnons naissance en jouant peuvent très bien avoir de graves problèmes identitaires, et fomenter quelques complots contre nous. [...] Des terminologues durcissent l'écart entre les Sims Alpha que nous sommes, les Sims Bêta que sont nos créatures ludiques, et la

                                                                                                               28 Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires France, 2010, p. 13. 29 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 11. 30 Ibid., p. 12.

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déclinaison hiérarchisée que constituent les cohortes engendrées par chaque niveau.31

Les Sims jouent aux Sims qui jouent aux Sims qui jouent aux Sims et ainsi

de suite. Le miroir n'en finit plus de se répondre. Et le Sim qui se place devant le

Sim qu'il met en jeu interroge aussi ce faisant la hiérarchie établie entre son propre

créateur et lui-même. Osant se retourner pour nous regarder de face, nous,

« constituants organiques du monde réel 32 », Chloé-Sim va jusqu'à déduire :

« Vous voulez être nous. Vous voulez être un personnage de fiction.33 » Puisque,

ajoute-t-elle, « Votre monde n'est pas réel. C'est vous qui l'êtes. Nous ne sommes

pas des vôtres. Vous n'existez pas assez pour ça. Oui seuls les personnages de

fiction existent.34 » Crise existentielle du Sim, révolte du personnage de fiction,

accusations, revendications. J'existe, moi, prétend-t-il.

Inutile de s'obstiner avec le personnage. Ce qui importe, c'est la quête qu'il

signifie. Celle d'une écriture et de la construction d'un être, notamment de papier.

Des prémices de l'assaut du virtuel, de la déconstruction à la reconstruction de

Chloé, de la description commentée de chaque pan du jeu (de la configuration du

personnage à sa mort en passant par l'investissement de l'espace, le langage, le

travail et j'en passe) tout est dit, et ce, toujours dans l'objectif assumé d'exposer

l'expérience du Je qui s'invente Sim. Après tout, « on ne naît pas Je, on le

devient35 », et c’est là ce que l’auteure nous montre, étape par étape, en mettant

en scène son alter ego Sim à la conquête d’un monde virtuel où prendre sens et                                                                                                                31 Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 103. 32 Ibid., p. 40. 33 Idem. 34 Idem. 35 Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires France, 2010, p. 8.

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en se faisant le portevoix d’un « Je » déterminé à s’enraciner, que ce soit en codes

ou en mots. De la création du personnage à sa conquête du terreau fictionnel, Les

Sims, jusqu'à son passage aux pages, Corpus Simsi. Ou comme dirait Chloé :

« Se faire Sims et se jouer, pour s'écrire par la suite sur de nouveaux supports.36 »

L'aspect philosophique de l'existence du personnage (Sim ou pas Sim?

Créateur ou créature ?) est une des problématiques propres à Corpus Simsi et va

jusqu'à servir d'intrigue, mais elle contribue aussi à alimenter le questionnement

autour de la notion plus large de « personnage » et à faire valoir l'importance que

ce dernier peut avoir dans le texte. Cela dit, l'on pourrait très bien imaginer un

semblable Corpus mettant en scène un Sim quelconque (par exemple Peter

Panam) dont, de sa réalité de pixels, l'on ferait tout simplement le récit. Et l'auteur

(ou le lecteur) n'en pourrait pas moins accompagner le protagoniste dans son

expérience et donc vivre avec lui sans interroger sa qualité de Sim ou de

personnage : « Vivre avec un personnage ne consiste pas à conformer nos actes

aux siens, mais à transposer dans notre vie des réflexions et des remarques

empruntées à sa vision du monde.37 » Vision ici portée sur un monde ouvertement

autre, sinon étranger. Ainsi ce qui importe, plus que le monde vu, c'est la manière

de le voir, le personnage qui joue alors le rôle de filtre, cependant sans s'effacer,

au contraire. Corpus Simsi expose. Voici comment naît le personnage. Voici

comment il existe. Cela suffit à engendrer la fiction.

Prélever le personnage afin de le faire migrer d’un média à l’autre s’inscrit

dans la démarche de nombreux auteurs, sans pour autant que ces derniers

fassent dans l’autofiction. C'est le cas dans le roman The Fallen38, John Shirley

construit un récit autour de l’un des personnages principaux de la série de jeux

vidéo Borderlands39, Roland, lui composant une histoire, un passé, dont il n’est pas

question dans le jeu. Bien qu’indépendantes l’une de l’autre, les deux œuvres,

roman et jeu, ne s’enrichissent pas moins, ajoutant au plaisir du fan en

                                                                                                               36 Ibid., p. 87.  37 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France (Écriture), 2001, p. 201. 38 John Shirley, The Fallen, New York, Gallery Books, 2011, 333 p. 39 Créé en 2009 par Gearbox Software, Borderlands est un jeu de tir à la première personne dans lequel le joueur incarne un chasseur de trésors sur la dangereuse planète Pandora.

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complexifiant le monde de Borderlands. On parlera souvent de fanfiction40 pour

désigner ce type de textes, mais plus qu’une pratique marginale dite paralittéraire,

c’est aussi une manière d’ouvrir le récit et son univers fictionnel, de lui donner

plusieurs directions sans pour autant en briser l’unité. Surtout, comme c’est le cas

dans de The Fallen, il s’agit d’ajouter des pièces au casse-tête « personnage », de

lui donner une dimension supplémentaire.

Certains jeux vidéo favorisent le rapport joueur/personnage en plaçant

directement l’utilisateur à la place du protagoniste, des jeux dits à la première

personne, comme le fait Borderlands. D’autres mettent en valeur la surexposition

du personnage, spécialement lorsque le joueur participe à sa création, comme

c'est le cas dans les Sims. L'écriture de la fiction, ou autofiction (ou fanfiction !)

n'empêche en rien une adaptation de ces procédés. Corpus Simsi, c'est entre

autres cela : une adaptation littéraire d'un jeu vidéo, traité à l'occasion en véritable

« moteur pour les expérimentations fictionnelles de l'auteur41 ». Ce qui importe au

final c’est l’immersion, et le personnage en est un principal vecteur.

Du jeu au roman, le rapport entre le monde fictionnel et celui qui en fait

l’expérience demeure à certains niveaux le même puisque « la dimension

immersive d'une œuvre fictionnelle ne dépend pas seulement de la matérialité de

son dispositif, mais de la relation interprétative qui s'établit entre le sujet et l'œuvre

dans la mise en place d'un imaginaire.42 » Ainsi, moteur de l'action, le joueur habite

le personnage, ou s'en revêt et, conscient du caractère ludique de l'exercice, il joue

le jeu et entre délibérément dans l’imaginaire. Se laisse happer par lui, vit des

émotions et enfin, comme de toute fiction, en ressort autre. Au final, peu importe

effectivement le support de la fiction car « raconter des histoires, créer des fictions

n'a pas d'âge et se fait aussi bien grâce à des poupées, qu'à travers les jeux vidéo

                                                                                                               40 Que Karim Chibout et Martial Martin, dans « Jouer et raconter en ligne » définissent comme « l'invention et le partage d’histoires autour des univers et des personnages des jeux ». Ils s'attardent particulièrement aux jeux vidéo, mais le phénomène s'applique également aux films, séries, livres, etc. 41 Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume » dans Les jeux vidéo au croisement du social, de l'art et de la culture, Sylvie Craipeau [dir.], Sébastien Genvo [dir.] et Brigitte Simonnot [dir.], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 223. 42 Renée Bourrassa, Les fictions hypermédiatiques : mondes fictionnels et espaces ludiques : des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, 2010, p. 168.  

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ou les livres.43 » En effet : « Le jeu est de manière générale générateur de fiction.

Le personnage de fiction ne semble donc pas [...] posséder de médias de

prédilection et peut s'incarner partout44 », comme on le constate. Auteur, joueur,

personnage, s'incarner mais surtout se réincarner partout. Hein, Chloé ?

On trouve désormais de ces jeux dont l'introduction et la création des

personnages sont exposées et dont l'action repose entièrement sur le texte.

Sciemment masqués par un personnage, les joueurs-auteurs des jeux d'écriture

sur forums créent un Je qui est à la fois un autre et eux-mêmes, dans la mesure où

il est leur véhicule choisi, avatar, pour explorer un monde qui autrement n'est

accessible qu'en surface. Un Je réinventé.  

 

Transfictionnel et transmédiatique, le personnage est un projet en lui-même.

Loin d'être limité par les frontières des pages et de l’écran, toutes les fictions

peuvent devenir son terrain de jeu à présent. Les possibles sont de plus en plus

nombreux à l’ère des nouvelles technologies et les pays imaginaires se multiplient.

Mais c’est à en côtoyer les habitants, de papier comme de pixels, que l’on

conquérera de nouveaux territoires narratifs.

Est-ce que Chloé peut venir jouer maintenant ?

                                                                                                               43 Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume » dans Les jeux vidéo au croisement du social, de l'art et de la culture, Sylvie Craipeau [dir.], Sébastien Genvo [dir.] et Brigitte Simonnot [dir.], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 233. 44 Ibid.

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Conclusion Nous jouons ensemble

Chère Chloé,

Moi non plus « Ça ne m'intéresse pas d'être juste écrivain.45 » Et je me

demande si seulement ça intéresse quelqu'un.

Je ne suis peut-être que victime de mes lectures et de mon point de vue de

littéraire d'aujourd'hui. N'empêche que je le dirai quand même : le personnage

n'est pas voué à disparaître, il est voué à interroger, quitte à frustrer, comme le

Sim qui joue au Sim. Le personnage tantôt imite, tantôt caricature, s'efface,

parasite... De toute façon le personnage, c'est toi et puis c'est moi et tous ces

autres qui gravitent autour de nous. Tantôt distants, tantôt difficiles à dissocier de

soi.

« Chaque individu regorge de personnages de fictions potentiels.46 » C'est

une position à laquelle j'adhère. Au premier degré. Tout un chacun, un coffre à

jouets rempli de petits bonshommes. Je n'ai jamais pu ni voulu fermer le mien.

Je ne prétends pas appartenir au club des praticiens de l'autofiction, cela dit

ma pratique ne s’inscrit pas moins dans le réel. À travers les jeux d'écriture, je me

soumets aux règles de mondes qui me sont étrangers, j'entre en interaction avec

ces mondes et avec les personnages qui les peuplent. Je suis les règles du jeu. Je

m'invente personnage de fiction et « [j'échappe] aux fables du réel47 », moi aussi.

Je consens à la perte de contrôle et j'inscris ma pratique dans mon quotidien48,

moi aussi. Enfin, lasse, je récupère mon personnage, ou plutôt m'en défais, décolle

sa peau de la mienne et l'assieds face à moi. Un temps, nous nous regardons.

Puis je le prends par la nuque, l'embrasse « merci pour tout » et l'étampe sur

papier. Que reste-t-il de moi alors ? Est-ce que ça grouille toujours au fond de la

                                                                                                               45 Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires France, 2010, p. 6. 46 Ibid., p. 67. 47 Ibid., p. 81. 48 Ibid., p. 6.  

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panse ? Embryons de petits bonshommes, ça aspire encore à joindre les sphères

Fictions ?

Toujours.

Pour l'écrivain, indirectement le lecteur et pourquoi pas le critique, une

proposition : s'inspirer du jeu vidéo pour regarder le personnage au-delà de la

surface réfléchissante et des signes de sa présence dans le texte, le voir à la fois

dans sa qualité de vecteur de l'action et d'être construit, comme une façon d'entrer

dans le texte, peu importe la narration qui en a la charge. Le personnage porte

d'entrée parmi d'autres (personnages), mais aussi comme moyen de multiplier les

médias d'accueil. Un excellent prétexte à l'expérimentation et à l'expérience de

l'autre. Considérer que ce qui importe, plus que ce qui se vit, est qui le vit et

comment.

Puisqu'il s'agit toujours d'un personnage en particulier.

J'ai envie de jouer aux Sims aujourd'hui, Chloé. Bee Panam, tu sais le frère

de l'autre, Peter Panam qui s'inventa reproducteur en série, me retrouve souvent

hors jeu et vient gracieusement s'étendre au pied de mon lit. Il me raconte ses

existences en pièces détachées. Je me surprends à l'entendre me parler de

mondes étrangers aux Sims. Il me dit son enfance de miel et de piqûres d'abeilles,

il me confie maints secrets, sa mère-verre-de-vin-téléromans-savon, ses premiers

amours en placard, de dauphins et de licornes, les éphélides-mauvaise-herbe sur

son nez... Et ce sont pour moi autant de carrés de sucre à laisser fondre sur ma

langue. Je m'endors des fictions plein l'encéphale et les neurones en feux de

Bengale. Alors j'y songe, Chloé, à prélever Bee des pixels afin de le bercer sur

papier. Nous effectuerons peut-être un virage côté forums, question de sceller

l'entente, ou peut-être pas.

Entretemps je m'efforcerai de tenir mes promesses. Celles que j'ai faites à

Mathyas, Jude et Antoine de leur offrir une vie de plus. Des jeux d'écriture au

mémoire pour finalement s'établir dans une troisième vie que je leur envisage, un

projet rien que pour eux, aussi ambitieux et vaniteux qu'un manuscrit.

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Comme si c'était possible de les contenir entre la première et la quatrième

de couverture.

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