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Conclusions du rapporteur public auprès du Conseil d'Etat avant le délibéré de l'affaire Mme Perreux

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RFDA 2009 p. 1125 L'abandon de la jurisprudence Cohn-Bendit Conclusions sur Conseil d'tat, ass., 30 octobre 2009, Mme Perreux, req. n 298348Document InterRevues

Mattias Guyomar, Matre des requtes au Conseil d'tat, rapporteur public

Le renvoi de la prsente affaire devant votre formation de jugement, inscrite une premire fois au rle des 6e et 1re sous-sections runies du 10 juillet 2009, se justifie par l'ampleur des questions qu'elle soulve.

Mme Perreux est entre dans la magistrature en 1990. Elle occupe, depuis septembre 2002, les fonctions de juge d'application des peines au tribunal de grande instance de Bordeaux.

Le 23 mars 2005, est diffus un appel candidature sur un poste de charg de formation l'cole nationale de la magistrature (ENM) pour l'application des peines. Dans sa rdaction applicable la date des actes attaqus, le dcret du 21 dcembre 1999 rgissant les emplois de l'ENM prvoit, son article 10, que : Peuvent tre nomms dans un emploi de charg de formation l'ENM, par voie de dtachement, les magistrats de l'ordre judiciaire appartenant au premier grade ou appartenant au second grade et inscrits au tableau d'avancement. La nomination cet emploi est prononce par arrt du garde des Sceaux, ministre de la Justice, aprs avis du directeur, pour une dure de trois ans renouvelable une fois . Mme Perreux est candidate une premire fois ces fonctions. Aprs avoir t entendue par la commission charge d'auditionner les candidats, elle apprend qu'elle n'est pas retenue. Un nouvel appel candidature sur un autre poste de charg de formation est diffus, le 25 novembre 2005. Mme Perreux prsente nouveau sa candidature. Un autre magistrat postule galement. Aprs prorogation du dlai de candidature, c'est le magistrat concurrent qui est nomm, le 7 fvrier 2006. Mais, ce dernier ayant t nomm sur un autre poste ds le 22 fvrier 2006, un nouvel appel candidature est diffus, le 2 mars 2006. Le 8 mars 2006, Mme Perreux renouvelle, pour la troisime fois, sa candidature.

Par dcret du prsident de la Rpublique en date du 24 aot 2006, elle est nomme vice-prsidente charge de l'application des peines au tribunal de grande instance de Prigueux. Le poste de charg de formation l'ENM est pourvu par un arrt du garde des sceaux, ministre de la Justice en date du 29 aot 2006 prenant effet au 1er septembre, qui nomme Mme Dunand, prcdemment juge d'application des peines au tribunal de grande instance de Prigueux. Cette dernire avait t leve au premier grade et place en position de service dtach compter du 1er septembre 2006 par le dcret prcit du 24 aot 2006.

Mme Perreux vous demande l'annulation, d'une part, du dcret du 24 aot 2006 en tant qu'il la nomme elle-mme vice-prsidente du tribunal de grande instance de Prigueux et en tant que, selon elle, il nommerait Mme Dunand au sein de l'administration centrale du ministre de la Justice et, d'autre part, de l'arrt du 29 aot 2006.

Mais la requrante s'est expressment dsiste du premier chef de conclusions, par un mmoire enregistr le 17 janvier 2007. Elle a ensuite confirm qu'elle entendait limiter ses conclusions aux seules dcisions relatives la situation de Mme Dunand. Vous lui donnerez acte de ce dsistement. Prcisons qu'en l'tat de votre jurisprudence, ces conclusions auraient t irrecevables. En effet, un fonctionnaire ayant sollicit sa mutation dans plusieurs postes classs par ordre de prfrence et ayant t mut dans l'un de ceux-ci ne justifie pas d'un intrt lui donnant qualit pour demander au juge de l'excs de pouvoir d'annuler la dcision par laquelle il a t fait droit sa demandeNote de bas de page(2).

Les autres conclusions diriges contre le dcret du 24 aot 2006 sont irrecevables. Ainsi que le fait valoir juste titre le ministre de la Justice, ce dcret n'affecte pas, contrairement ce que croit la requrante, Mme Dunand l'administration centrale. Il se borne l'lever au premier grade et la placer en position de service dtach compter du 1er septembre 2006.

Le Syndicat de la magistrature a prsent une intervention au soutien de la requte de Mme Perreux. Dans la mesure o cette dernire s'est dsiste, l'intervention a perdu son objetNote de bas de page(3). Dans la mesure o elle vient au soutien de conclusions irrecevables, elle est galement

irrecevable.

Restent les conclusions diriges contre l'arrt du 29 aot 2006. Les fonctions de charg de formation l'ENM tant rserves, en vertu du dcret du 21 dcembre 1999 dans sa rdaction applicable la date de l'arrt attaqu, des magistrats, le litige est indissociable du statut de magistrat et relve donc de votre comptence directe.

Mme Perreux a intrt agir son encontre. Vous admettez en effet de manire constante l'intrt d'un agent public contester la nomination un emploi auquel il a vocation accderNote de bas de page(4).

la vrit, lorsqu'un agent public attaque la nomination d'un autre agent sur un emploi, deux cas de figure sont envisageables. Le premier est celui o le requrant, sans avoir postul cet emploi, avait nanmoins vocation l'occuper. Ses conclusions sont alors exclusivement diriges contre la nomination. Le second cas - qui est celui de l'espce - correspond au contraire l'hypothse o le requrant avait prsent sa candidature. Dans ces conditions, la dcision attaque comporte deux faces : en plein, il s'agit de la nomination d'un concurrent mais cette nomination rvle ncessairement, en creux, le refus de nommer le requrant.

Aucune dcision expresse de refus n'ayant t oppose la candidature de la requrante prsente le 8 mars 2006, ce refus doit tre regard comme ayant t rvl par une autre dcision. Faut-il voir dans la nomination de Mme Dunand comme charge de formation l'ENM par l'arrt du 29 aot 2006 le refus de nommer Mme Perreux sur ce mme poste ?

Incontestablement, le dcret du 24 aot 2006, en nommant Mme Perreux vice-prsidente du tribunal de grande instance (TGI) de Prigueux (un de ses choix subsidiaires), rvle en creux le refus de la nommer sur le poste de son premier choix. Nous nourrissons de srieux doutes sur le bien-fond de votre jurisprudence Diraison. Il nous semble en effet qu'un agent public devrait pouvoir contester sa nomination sur un poste demand titre subsidiaire, au moins dans la mesure o cette dcision rvle ncessairement le refus de le nommer sur le poste de son premier choix. Mais la requrante s'tant dsiste de ses conclusions diriges contre sa nomination comme vice-

prsidente du TGI de Prigueux, la prsente affaire n'offre pas l'occasion d'une volution de votre jurisprudence. Nous considrons que l'arrt du 29 aot 2006 rvle, en procdant la nomination de Mme Dunand comme charg de formation l'ENM, un nouveau refus de nommer Mme Perreux sur ce poste. En effet, aucune rgle ni aucun principe ne faisaient obstacle ce que le ministre de la Justice nomme la requrante l'ENM en dpit de sa nomination, quatre jours plus tt, un autre poste par le Prsident de la RpubliqueNote de bas de page(5). Celle-ci conserve en outre, dans ses nouvelles fonctions, la possibilit de postuler cette fonction.

Mme Perreux est donc recevable demander l'annulation de l'arrt du 29 aot 2006 non seulement en tant qu'il nomme Mme Dunand mais aussi en tant qu'il refuse de la nommer. Dans la mesure o elle vient au soutien de ces conclusions, vous admettrez l'intervention du Syndicat de la magistrature, dont Mme Perreux est adhrente, qui a intrt demander l'annulation de l'arrt du 29 aot 2006.

Deux moyens sont soulevs l'appui de ces conclusions. Mme Perreux soutient, d'une part, que le garde des Sceaux aurait commis une erreur de droit en cartant sa candidature au poste de charg de formation l'ENM en raison de son engagement syndical et, d'autre part, qu'il aurait entach sa dcision d'une erreur manifeste d'apprciation en procdant la nomination de Mme Dunand.

Le moyen tir de l'erreur de droit qu'aurait commise le ministre de la Justice en se fondant, pour procder la nomination litigieuse, sur un critre extrieur aux mrites des candidats correspond la discrimination syndicale dont Mme Perreux prtend avoir t victime. L'examen de ce moyen appelle de longs dveloppements.

La loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations aurait pu constituer le cadre juridique de ce litige. Sous l'influence du droit communautaire, le droit franais a procd un amnagement de la charge de la preuve dans diffrents domaines : la loi du 16 novembre 2001 introduit ainsi un mode particulier de preuve dans les articles L. 122-45 et L. 123-1 du code du travail relatifs au rgime des discriminations en matire de travail et d'emploi ; la loi du 17 janvier 2002 modifiant la loi du 6 juillet 1989 introduit

un mode de preuve spcifique s'agissant des litiges concernant les refus d'attribution de la location d'un logement ; la loi du 30 dcembre 2004 portant cration de la Haute autorit de lutte contre les discriminations et pour l'galit (HALDE) fait de mme dans le domaine de la discrimination fonde sur l'origine ethnique. Dans tous les cas, le dispositif retenu s'inspire directement de la rgle pose par la directive du 15 dcembre 1997 relative la charge de la preuve en matire de discrimination fonde sur le sexe qui a ensuite t reprise par les diffrentes directives relatives aux discriminations. La loi du 27 novembre 2008 procde une gnralisation de cet amnagement qui devient la rgle dans tous les cas o interviennent des faits de discrimination. Son article 4 dispose ainsi que : toute personne qui s'estime victime d'une discrimination directe ou indirecte prsente devant la juridiction comptente les faits qui permettent d'en prsumer l'existence. Au vu de ces lments, il appartient la partie dfenderesse de prouver que la mesure en cause est justifie par des lments objectifs trangers toute discrimination .

Mais cette loi n'est pas applicable aux faits litigieux qui sont antrieurs son entre en vigueur. Par sa dcision n 80-119 L du 2 dcembre 1980, le Conseil constitutionnel a jug, s'agissant de matire fiscale, que l'attribution de la preuve relevait du domaine de la loi au motif que la dtermination de la charge de la preuve affecte les droits et obligations des contribuables et met ainsi en cause les rgles relatives l'assiette, au taux et aux modalits de recouvrement des impositions Note de bas de page(6). De manire gnrale, la dfinition d'un rgime de preuve constitue une rgle de fond et non une rgle de procdure qui serait d'applicabilit immdiate.

N'ignorant pas que la loi du 27 novembre 2008 n'est pas applicable, ratione temporis, au litige, Mme Perreux invoque le bnfice des dispositions de la directive n 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, dont la loi a assur, parmi d'autres, tardivement la transposition. Indiquons que le dlai de transposition de cette directive a expir, en vertu de son article 18, le 2 dcembre 2003, soit antrieurement la date des dcisions attaques. La requrante vous demande de faire application, son bnfice, des rgles relatives la charge de la preuve que comporte l'article 10 de cette directive aux termes duquel : 1. Les tats membres prennent les mesures ncessaires, conformment leur systme judiciaire, afin que, ds lors qu'une personne s'estime lse par le non-respect son gard du principe de l'galit de traitement et tablit, devant une juridiction ou une autre instance comptente, des faits qui permettent de prsumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe la partie dfenderesse de

prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'galit de traitement .

Vous est ainsi pose une nouvelle fois la question de la possibilit d'invoquer une directive, non transpose l'issue du dlai fix pour ce faire, l'appui d'un recours dirig contre un acte administratif individuel. La prsente affaire vous conduit rexaminer la rponse qu'il convient d'apporter un moyen que vous cartez comme inoprant avec constance depuis votre dcision Ministre de l'Intrieur c/ Cohn-BenditNote de bas de page(7).

Pour ce faire, nous croyons utile, en premier lieu, de rappeler la gense de ce qui a t qualifi de rvolte contentieuse par Bernard PacteauNote de bas de page(8) puis, dans un second temps, de retracer les volutions jurisprudentielles ultrieures tant de la Cour de justice des communauts europennes que du Conseil d'tat.

C'est l'article 189 du trait de Rome, devenu article 249 du TCE, qui dfinit les diffrentes catgories d'actes communautaires : Le rglement a une porte gnrale. Il est obligatoire dans tous ses lments et il est directement applicable dans tout tat membre. La directive lie tout tat membre destinataire quant au rsultat atteindre, tout en laissant aux instances nationales la comptence quant la forme et aux moyens. La dcision est obligatoire dans tous ses lments pour les destinataires qu'elle dsigne. Les recommandations et avis ne lient pas .

Alors qu'une lecture littrale de cet article aurait pu donner penser que seuls les rglements avaient un effet direct dans les tats membres, la Cour de justice des Communauts europennes (CJCE) a reconnu qu'une directive tait susceptible de produire des effets directs entre l'tat et ses justiciables, indpendamment de toute mesure interne d'excution. La Cour a ainsi admis l'applicabilit directe d'une directive, pour la premire fois, dans l'arrt Socit SACE c/ Ministre des Finances de la Rpublique italienne du 17 dcembre 1970Note de bas de page(9). Cette orientation a ensuite t confirme plusieurs reprises, notamment par l'arrt Van Duyn c/ Home Office du 4 dcembre 1974Note de bas de page(10) dont les motifs de principe mritent d'tre cits : [...] si, en vertu des dispositions de l'article 189, les rglements sont directement applicables et, par consquent, par leur nature susceptibles de produire des effets directs, il n'en rsulte pas que d'autres catgories d'actes viss par cet article ne peuvent jamais produire

d'effets analogues ; il serait incompatible avec l'effet contraignant que l'article 189 reconnat la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose, puisse tre invoque par des personnes concernes ; particulirement dans le cas o les autorits communautaires auraient, par directive, oblig les tats membres adopter un comportement dtermin, l'effet utile d'un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables taient empchs de s'en prvaloir en justice et les juridictions nationales empches de la prendre en considration en tant qu'lment du droit communautaire ; l'article 177 qui permet aux juridictions nationales de saisir la Cour de la validit et de l'interprtation de tous les actes des institutions, sans distinction, implique d'ailleurs que ces actes sont susceptibles d'tre invoqus par les justiciables devant lesdites juridictions ; il convient d'examiner, dans chaque cas, si la nature, l'conomie et les termes de la disposition en cause sont susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les tats membres et les particuliers .

Si la Cour est alle au-del des catgories juridiques formelles Note de bas de page(11), comme le relevait l'avocat gnral Mayras dans ses conclusions sur cette affaire, c'est pour confrer toute sa porte l'effet utile des directives. Cette solution s'inscrit en parfaite cohrence avec la jurisprudence sur l'effet direct du droit communautaire dont l'arrt fondateur Van Gend en Loos c/ Administration fiscale nerlandaise remonte au 5 fvrier 1963, selon lequel le droit communautaire de mme qu'il cre des charges dans le chef des particuliers, est aussi destin engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique ; ceux-ci naissent non seulement lorsqu'une attribution explicite en est faite par le trait mais aussi en raison d'obligations que le trait impose d'une manire bien dfinie tant aux particuliers qu'aux tats membres et aux institutions communautaires . Ainsi que le relve le commentaire des Grands arrts de la Cour de justice des Communauts europennesNote de bas de page(12) : Mis part l'article 189 al. 2 qui dispose que le rglement est directement applicable dans tout tat membre , on chercherait vainement dans le trait l'nonc formel d'un principe d'applicabilit directe ou d'immdiatet. Un tel principe devait donc tre fond et dfini dans ses conditions d'existence . L'arrt de 1963 explicite le fondement de cette applicabilit directe objective : c'est dans la notion mme de march communNote de bas de page(13) et dans ses implications que se trouve le fondement de l'applicabilit directe du droit communautaire Note de bas de page(14). Mais cette affirmation n'a pas pour effet de rendre tous les actes de droit communautaire directement applicables. Ainsi que l'explique Denys Simon dans son ouvrage Le systme juridique communautaireNote de bas de page(15) : [...] encore faut-il, pour qu'une norme communautaire dtermine soit apte produire un tel effet,

qu'elle remplisse un certain nombre de conditions techniques qui conditionnent sa facult tre applique par les juridictions nationales . S'agissant des directives, l'arrt Van Duyn consacre le critre tir de la nature, l'conomie et les termes de la disposition en cause .

C'est dans ce contexte que votre Assemble du contentieux a t amene se prononcer sur l'effet direct des directives l'occasion de l'appel du ministre de l'Intrieur dirig contre un jugement du tribunal administratif de Paris qui avait saisi la CJCE d'une question prjudicielle qui portait sur les conditions d'application de l'article 6 de la directive du 25 fvrier 1964 dont l'applicabilit directe avait t admise par l'arrt Rutili du 28 octobre 1975.

Dans les magistrales conclusions qu'il a prononces cette occasion, Bruno Genevois a vigoureusement contest les quatre arguments sur lesquels la Cour avait fond sa jurisprudence.

En premier lieu, il considrait comme plus lgitime de s'en tenir la lettre de l'article 189 du trait : la dfinition donne dans chaque cas se suffit elle-mme et il n'est nul besoin d'ajouter une formule ngative qui en serait le corollaire ncessaire .

Il contestait en deuxime lieu l'argument tir de l'effet utile : ce n'est pas seulement l'effet utile de la directive qu'il y a lieu de promouvoir ; l'effet utile du troisime alina de l'article 189 du Trait mrite tout autant et mme davantage d'tre sauvegard en raison de la primaut du droit communautaire originaire sur le droit communautaire driv .

Ne le retenait pas davantage l'argument tir de la substance mme de la directive : [...] l'article 189 du trait subordonne la mise en oeuvre d'une directive l'intervention de mesures d'ordre interne. Peu importe cet gard le degr de prcision de la directive . Selon le commissaire, le non-respect de la date limite fixe aux tats membres pour prendre, dans l'ordre interne, des mesures d'excution n'entrane pas l'application de plein droit de la directive mais autorise simplement la Commission entamer une action en manquement.

Enfin, Bruno Genevois faisait valoir que la comptence de la Cour pour interprter, en vertu de l'article 177, tous les actes communautaires tait sans porte sur le fait que la prise en considration de la directive par le juge national, qui peut le conduire procder un renvoi prjudiciel, est subordonne la condition qu'elle ait fait l'objet d'une mesure d'introduction en droit interne.

La conclusion que tirait, sur le plan thorique, le commissaire de ce raisonnement tait claire et nette : une directive ne peut avoir, par ellemme, d'effet direct dans un tat membre sauf s'il s'agit en ralit d'un rglement . Et il soulignait, juste titre, la position difficile dans laquelle la jurisprudence de la Cour place le juge national : il lui est demand, de sa propre autorit, de remdier aux effets d'une situation qui a pour origine la carence des tats alors que dans la logique des institutions communautaires, le remde la carence des tats consiste en la mise en oeuvre par la Commission, ou par tout tat membre, du recours en manquement [...] .

Bruno Genevois concevait ensuite trois attitudes possibles pour le juge administratif franais : se rallier la jurisprudence de la Cour non par conviction mais par discipline Note de bas de page(16) ; ne pas prendre en considration la jurisprudence de la Cour de justice en souhaitant marquer avec nettet que des volutions jurisprudentielles qui s'loignent quelque peu de la lettre du Trait, peuvent tre utilement contestes par le juge national ; confirmer le renvoi prjudiciel auquel le tribunal administratif de Paris avait procd au nom du dialogue des juges . Le commissaire y insistait : ce serait manquer singulirement de dfrence l'gard du juge communautaire qui, de par le Trait de Rome, a pour mission de veiller une application uniforme du droit communautaire sur le territoire des pays membres de la Communaut que d'interprter le trait dans un sens qui va directement l'encontre d'une jurisprudence bien tablie de la CJCE .

L'Assemble a suivi son commissaire du gouvernement dans sa dmonstration, mais non dans ses conclusions , ainsi que le notaient les chroniqueurs de l'arrt l'AJDANote de bas de page(17).

Votre dcision du 22 dcembre 1978 marque explicitement le refus de reconnatre un effet direct aux directives : aprs avoir rappel qu' il ressort clairement de l'article 189 du trait du 25 mars 1957 que si [les] directives

lient les tats membres "quant au rsultat atteindre" et si, pour atteindre le rsultat qu'elles dfinissent, les autorits nationales sont tenues d'adapter la lgislation et la rglementation des tats membres aux directives qui leur sont destines, ces autorits restent seules comptentes pour dcider de la forme donner l'excution des directives et pour fixer elles-mmes, sous le contrle des juridictions nationales, les moyens propres leur faire produire effet en droit interne , elle en dduit qu'ainsi, quelles que soient d'ailleurs les prcisions qu'elles contiennent l'intention des tats membres, les directives ne sauraient tre invoques par les ressortissants de ces tats l'appui d'un recours dirig contre un acte administratif individuel .

Mais bien lire l'arrt, il ne dnie pas tout effet juridique aux directives : d'une part, il indique que les tats membres doivent les mettre en oeuvre sous le contrle des juridictions nationales et d'autre part, il prcise que si la solution que doit recevoir la requte du sieur Cohn-Bendit ne peut en aucun cas tre subordonne l'interprtation de la directive du 25 fvrier 1964 , c'est dfaut de toute contestation sur la lgalit des mesures rglementaires prises par le gouvernement franais pour se conformer aux directives arrtes par le Conseil des communauts europennes . Pour citer les commentateurs des Grands arrts de la jurisprudence administrative (GAJA)Note de bas de page(18) : les directives ont donc bien, selon l'arrt du Conseil d'tat, un effet juridique, mais indirect, mdiatis, travers les mesures d'application .

En d'autres termes, les ressortissants des tats membres ne peuvent se prvaloir, devant le juge national, directement des droits que leur confrerait une directive pour obtenir l'application de celle-ci en lieu et place d'un texte national inexistant ou non conforme ses dispositions, mais ils peuvent obtenir du juge qu'il paralyse l'application de la rgle nationale qui mconnatrait cette directive. Pour reprendre la terminologie d'Y. Galmot et de J. C. BonichotNote de bas de page(19), le Conseil d'tat admet l'invocabilit d'exclusion mais non l'invocabilit de substitution Note de bas de page(20). La cohrence de cette solution a t souligne par Jean Boulouis : les mesures individuelles prises par les autorits nationales ne le sont pas en application de la directive dont les dispositions pourraient tre directement invoques leur encontre. Elles le sont en vertu du droit national qui doit avoir t adapt aux exigences du droit communautaire telles qu'elles ont t dfinies par la directive ; adaptation qui, elle, peut toujours faire l'objet d'un recours des particuliers, tant par voie d'action que par voie d'exception Note de bas de page(21).

Le retentissement de la dcision Cohn-Bendit a t considrable. Les commentaires doctrinaux se sont partags, entre louanges et critiques. Deux lments ont principalement t comments. Le premier concerne la prise de position du juge administratif franais sur la lettre du trait et la logique de la construction communautaire. Pierre Delvolv relve ainsi que le systme que [le Conseil d'tat] adopte, s'il est contraire celui de la Cour, parat plus conforme la notion de directive que le sien qui, certains gards, parat bien l'avoir dnature Note de bas de page(22) tandis que Louis Dubouis estime, pour sa part, que le refus oppos [...] la prise en considration de la directive contredit la logique juridique Note de bas de page(23) : Comment, d'un mme mouvement, reconnatre qu'une fois dicte la rglementation nationale, la directive a t introduite dans l'ordre interne avec une valeur suprieure celle du dcret - puisque le requrant peut soulever l'exception d'illgalit du dcret - et refuser d'examiner la contrarit directe entre une dcision individuelle et la directive ? Note de bas de page(24). Le second lment consiste en le refus du Conseil d'tat de procder au renvoi prjudiciel, contrairement ce que lui proposait son commissaire du gouvernement. Il est vrai que l'application de la thorie de l'acte clair que fait l'Assemble du contentieux - que marque l'emploi de l'adverbe clairement - pour se dispenser de tout renvoi la Cour de Luxembourg rvle qu'elle reconnaissait la force de l'vidence une solution que les juges europens avaient carte de faon expresse et rpte , pour citer nouveau les auteurs du GAJA. Aprs avoir admis que la mthode ici employe tait la seule qui permette une contestation efficace de la jurisprudence de la Cour , Bernard Pacteau relevait cependant, dans son article prcit, que la mcanique communautaire ne permet pas un tribunal national d'attribuer, ft-ce au titre de l'vidence, une norme de droit europen, un sens autre que celui qui lui a prcdemment t donn par la CJCE, sans en rfrer prcisment celle-ci .

C'est dans cette mesure qu'il y a 31 ans s'est cristallise entre la Cour de Luxembourg et votre juridiction une divergence de jurisprudence quant l'effet direct des directives.

Mais vos deux jurisprudences ont notablement volu depuis cette date. On peut dduire de ces volutions respectives que, s'agissant de l'invocabilit des directives, la guerre des juges n'a pas eu lieu Note de bas de page(25). D'une manire plus gnrale, si l'on quitte la seule question de l'effet direct des directives, pour apprhender de manire plus large celle de

l'intensit des effets du droit communautaire, il convient de relever, avec Y. Galmot et J.-C. BonichotNote de bas de page(26), l'bauche d'une cohrence entre les jurisprudences de la Cour de Luxembourg et du Conseil d'tat.

Pour organiser notre prsentation, nous faisons ntre la proposition de Denys Simon, dans son remarquable ouvrage Le systme juridique communautaireNote de bas de page(27), consistant structurer les effets du droit communautaire autour de la notion de justiciabilit, conue comme la capacit du juge interne assurer l'efficacit du droit communautaire et l'effectivit de la protection juridictionnelle de ses sujets .

Plusieurs techniques sont utilises pour assurer le respect du droit communautaire qui correspondent chacune diffrents degrs de justiciabilit.

L'invocabilit d'interprtation conforme conduit le juge national interprter le droit national existant la lumire du texte et de la finalit des rgles communautaires invoquesNote de bas de page(28). Ces exigences inhrentes la primaut du droit communautaire valent pour l'ensemble des normes communautaires [...] Note de bas de page(29).

L'invocabilit de prvention permet d'invoquer une directive dont le dlai de transposition n'est pas encore expir afin de faire sanctionner par les tribunaux internes, de manire quelque peu anticipe, la violation virtuelle qui s'actualisera ncessairement au jour de l'expiration du dlai de transposition Note de bas de page(30).

Au titre de l'invocabilit de rparation , tout justiciable peut demander rparation du prjudice caus par la carence de l'tat prendre les mesures ncessaires la transposition d'une directiveNote de bas de page(31).

S'agissant de ces modes de justiciabilit minimale , la convergence des jurisprudences est incontestable.

Venons en l'invocabilit de contrle qui correspond l'obligation faite aux tribunaux nationaux d'carter le droit national incompatible avec la rgle communautaire.

Depuis trente ans, vous avez dvelopp, n'hsitant pas faire preuve d'ingniosit, une jurisprudence qui, tout en maintenant le fondement thorique de l'arrt Cohn-Bendit, permet d'assurer, dans la majorit des hypothses, la pleine effectivit du droit communautaire. S'agissant des directives, vous avez progressivement multipli le nombre des cas dans lesquels elles peuvent tre invoques, par voie d'action comme par voie d'exception.

Admettre l'invocabilit d'une directive par voie d'action supposait que ne vous retienne pas la nature spcifique de cette catgorie d'actes qui illustre la prsence dans les traits communautaires [...] d'un principe de subsidiarit juridique et de complmentarit des comptences ainsi que le souligne Denys Simon, dans son article consacr L'application des directives par les tribunaux nationaux . En dpit des limites de son intensit normative puisqu'elle ne lie les tats que quant au rsultat atteindre -, vous avez accept de faire de la directive une norme de rfrence.

Vous avez ainsi admis qu'un requrant puisse se prvaloir d'une directive contre les mesures rglementaires prises pour son applicationNote de bas de page(32). Ainsi que le relvent les chroniqueurs de cet arrt l'AJDANote de bas de page(33), en effectuant, par voie d'action, le contrle de la lgalit des mesures rglementaires prises pour se conformer aux dispositions d'une directive au regard des objectifs de celle-ci, l'arrt se place dans la droite ligne de la dcision Cohn-Bendit qui prcisait que les tats membres doivent mettre les directives en oeuvre sous le contrle des juridictions nationales Note de bas de page(34).

Vous avez ensuite tendu l'invocabilit, par voie d'action, des directives, contre toutes les mesures rglementaires ultrieures, qu'elles en assurent la transposition ou simplement qu'elles relvent de leur champ d'applicationNote de bas de page(35). Comme l'expliquait O. Dutheillet de Lamothe dans ses conclusions sur cette affaire : si les autorits nationales sont tenues [...] d'adapter leur lgislation et leur rglementation aux directives qui leur sont destines, elles sont a fortiori tenues de ne pas

adopter de dispositions rglementaires qui vont directement l'encontre d'une directive .

En prcisant, l'occasion de la dfinition de l'obligation d'abroger les rglements illgaux, que les autorits nationales ne peuvent lgalement, aprs l'expiration des dlais impartis, ni laisser subsister des dispositions rglementaires qui ne seraient plus compatibles avec les objectifs dfinis par les directives dont s'agit, ni dicter des dispositions rglementaires qui seraient contraires ces objectifs Note de bas de page(36), vous avez signifi que les requrants peuvent utilement invoquer l'illgalit, au regard de la directive de la rglementation dont il leur a t fait application, qu'il s'agisse d'une rglementation antrieure qui aurait d tre abroge ou modifie ou d'une rglementation postrieure, mme trangre la transposition du texte communautaire.

C'est de manire fort logique qu'aprs vos dcisions NicoloNote de bas de page(37), SA Rothmans International FranceNote de bas de page(38) et Association ornithologique et mammalogique de Sane-et-Loire et Association France Nature EnvironnementNote de bas de page(39), vous avez tendu la facult de faire jouer, l'occasion de recours dirigs contre des actes individuels, l'invocabilit d'exclusion l'encontre d'une loi dont il est soutenu, par la voie de l'exception, qu'elle serait incompatible avec les exigences d'une directive. L'invocation d'exclusion, qui traduit l'obligation d'assurer la prvalence du droit communautaire, n'est pas subordonne au caractre prcis et inconditionnel de la disposition invoque. Ainsi que l'explique Denys Simon, dans son ouvrage Le systme juridique communautaire : le justiciable doit dans tous les cas, y compris si la directive communautaire confre aux tats membres une relle marge d'apprciation, pouvoir faire vrifier par le juge national que les autorits internes n'ont prcisment pas outrepass cette marge d'apprciation .

Bien plus, vous avez jug que le pouvoir rglementaire doit s'abstenir de prendre les mesures d'application d'une loi qui contreviendrait aux engagements internationaux de la France. Vous avez ainsi jug, aprs avoir relev que les dispositions de l'article L. 601-4 du code de la sant publique, en ce qu'elles tendent le champ d'application de la procdure simplifie d'enregistrement au-del des objectifs dfinis par la directive, sont incompatibles avec ceux-ci, qu'en ne prenant pas les mesures rglementaires destines permettre la mise en oeuvre de cet article, le gouvernement s'est conform, ainsi qu'il y tait tenu, aux exigences inhrentes la hirarchie

des normes dans l'ordre juridique interne, telles qu'elles dcoulent de l'article 55 de la ConstitutionNote de bas de page(40).

Mais vous avez galement donn corps, l'occasion de litiges relatifs des actes individuels, au contrle par la voie de l'exception qu'affichaient a contrario les motifs de votre dcision du 22 dcembre 1978, des rgles nationales d'excution au regard des objectifs d'une directive. Votre dcision PalazziNote de bas de page(41) dmontre ainsi l'efficacit de l'invocabilit d'exclusion en annulant un refus de sjour comme priv de fondement lgal, ce refus ayant t pris en application du dcret du 28 avril 1981 dont vous avez constat l'illgalitNote de bas de page(42) tenant la mconnaissance des objectifs fixs par la directive du 25 fvrier 1964.

Vous avez ensuite confr l'invocabilit d'exclusion sa plus grande extension possible. Votre dcision SA Cabinet Revert et BadelonNote de bas de page(43) montre que l'invocabilit d'exclusion peut jouer efficacement dans des cas o on aurait pu la croire inoprante : vous avez cart les dispositions du code gnral des impts en tant qu'elles n'exonraient pas de taxe sur la valeur ajoute (TVA) toutes les oprations effectues par les courtiers d'assurance, contrairement ce que prvoyait l'article 13 B a) de la sixime directive du 17 mai 1977, relative l'harmonisation des lgislations nationales en matire de taxes sur le chiffre d'affaires. Vous acceptez donc d'carter une rgle nationale en tant qu'elle n'a pas prvu une mesure qu'implique une directive dont le dlai de transposition est coul, dans l'hypothse particulire o l'incompatibilit n'apparat qu'en creux. Enfin, vous avez t jusqu'aux limites de l'exception d'incompatibilit en admettant de la faire jouer mme en l'absence de texteNote de bas de page(44), en jugeant qu'aucune rgle, mme non crite, ne peut s'appliquer si elle mconnat les objectifs d'une directive. Dans cette affaire, la rglementation nationale qui avait servi de fondement la dlibration attaque n'tait issue ni d'une loi ni d'un dcret mais avait t dgage par voie prtorienne. Nous partageons l'analyse des chroniqueurs de l'AJDANote de bas de page(45) qui, aprs avoir relev que l'Assemble avait, l'invitation d'H. Savoie, accept de faire jouer l'exception d'incompatibilit l'gard de rgles jurisprudentielles , en dduisaient que la jurisprudence qui s'est dveloppe depuis vingt ans s'est efforce, en utilisant au maximum toutes les ressources de l'exception d'incompatibilit, d'assurer, en toute hypothse, l'effectivit du droit communautaire . Si vous avez maintenu, jusqu' prsent, le cadre conceptuel de la jurisprudence Cohn-Bendit, vous avez su solliciter toutes les ressources de la technique juridique pour assurer, au moyen de l'invocabilit d'exclusion, dans toute la mesure du possible

l'effectivit du droit communautaireNote de bas de page(46).

S'agissant de l'invocabilit d'exclusion , votre jurisprudence ne se trouve donc, en aucune mesure, en dlicatesse avec celle de la Cour de Luxembourg.

Tout autrement se prsente encore la question de l'invocabilit de substitution qui constitue un mode de justiciabilit renforce Note de bas de page(47).

Pour sa part, la CJCE, tout en raffirmant le principe selon lequel, dans certaines conditions, les juridictions nationales sont tenues de procder l'application immdiate et directe d'une norme communautaire au lieu et place du droit national dfaillant, a consenti d'importantes volutions jurisprudentielles.

partir de 1979, elle a en effet dvelopp une conception plus restrictive de l'effet direct des directives. Sans doute la Cour n'est elle pas reste sourde aux rserves que vous aviez exprimes avec force. L'arrt Ministre public c/ Ratti du 5 avril 1979 apporte des prcisions importantes sur les conditions auxquelles est subordonne l'invocabilit d'une directive. Aprs avoir rappel les considrations de principe de la jurisprudence Van Duyn, la Cour ajoute qu'en consquence, l'tat membre qui n'a pas pris, dans les dlais, les mesures d'excution imposes par la directive, ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-mme, des obligations qu'elle comporte et en dduit qu'il en rsulte qu'une juridiction nationale saisie par un justiciable qui s'est conform aux dispositions d'une directive, d'une demande tendant carter une disposition nationale incompatible avec ladite directive non introduite dans l'ordre juridique interne d'un tat dfaillant, doit faire droit cette demande si l'obligation en cause est inconditionnelle et suffisamment prcise . L'arrt Auer du 22 septembre 1983 comporte des dveloppements fort explicites : les dispositions de la directive [...] entranent pour chaque tat membre des obligations claires, compltes, prcises et inconditionnelles ne laissant pas de place pour des apprciations discrtionnaires. Dans ces conditions [...], un particulier peut se prvaloir devant le juge national des dispositions d'une directive communautaire non ou incompltement excute par l'tat membre concern . Ainsi que l'analysent Y. Galmot et J.-C. Bonichot, dans leur article

prcit, la Cour manifeste ainsi son intention de bien distinguer les effets des directives sur ceux des rglements en marquant bien le caractre accidentel et mme pathologique de l'application directe des premires .

RFDA 2009 p. 1125

Le refus d'oprer un alignement des directives sur les rglements est trs clairement affirm par l'avocat gnral Reischl, dans ses conclusions sur la dcision Ratti : [...] il est certainement inappropri de parler d'une applicabilit directe. Ce terme n'est utilis dans l'article 189 du Trait que pour les rglements, c'est--dire pour la lgislation communautaire directe qui peut galement crer des rapports juridiques entre les particuliers. Mais les directives, qui n'engendrent des obligations que pour les tats membres se distinguent clairement des rglements [...] On ne peut donc en aucun cas affirmer que les directives peuvent galement avoir le contenu et les effets d'un rglement ; les directives peuvent en revanche produire tout au plus des effets analogues [...] L'essentiel de cet effet consiste dans certains cas, qui constituent cependant plutt l'exception, en ce que les tats membres qui n'excutent pas les obligations que la directive leur impose se voient retirer la possibilit d'invoquer la situation juridique nationale qui apparat comme illgale au regard du droit communautaire, c'est--dire que des particuliers obtiennent le droit de se prvaloir de la directive l'gard de l'tat dfaillant et d'en tirer des droits dont les juridictions nationales doivent tenir compte. vrai dire, il conviendrait donc de ne parler dans de tels cas - et cela a toujours t fait dans la jurisprudence - que d'un effet direct des directives .

Le mcanisme de l'invocabilit de substitution est donc subordonn deux conditions cumulatives : l'inexcution de la directive, d'une part, et le contenu inconditionnel et suffisamment prcis de la directive, de l'autre. La premire condition renvoie une dfaillance de l'tat membre. De ce point de vue, l'effet direct est une sanction de l'inertie de l'tat qui permet au droit communautaire de ne pas rester lettre morte comme l'expliquent Y. Galmot et J.-C. Bonichot. Comme le marque trs clairement l'arrt Ratti prcit, ce n'est qu'au terme de la priode fixe [pour la transposition] et en cas de dfaillance de l'tat membre ( 43) que peut ventuellement jouer l'effet de substitution : tant que cette chance n'est pas atteinte, les tats membres restent libres en la matire ( 44). La seconde condition rend la substitution techniquement possible. Si la directive reconnat aux

tats un pouvoir d'apprciation pour assurer sa mise en oeuvre, la substitution est exclue. Ainsi que le relvent Y. Galmot et J. C. Bonichot : ces deux conditions d'inconditionnalit et prcision peuvent tre distingues bien qu'elles procdent, en fin de compte, de la mme ide : une directive ne peut tre substitue au droit national que dans la mesure o aucun doute ne subsiste sur le contenu des rgles devant rsulter de l'opration de lgislation deux tages que constitue le mcanisme du 3e alina de l'article 189. En, effet, c'est seulement dans ce cas que l'on peut opposer l'tat une obligation prcise qu'il n'a pas respecte .

Ces trente dernires annes ont en outre permis la CJCE de limiter les consquences juridiques de l'effet direct des directives tel point que l'on peut parler d'applicabilit directe partielle, contrairement celle du rglement qui est pleine et entire. La Cour a ainsi exclu qu'une directive puisse, par elle-mme, crer des obligations dans le chef d'un particulierNote de bas de page(48) : les directives, qui ne peuvent tre appliques que dans les rapports entre l'tatNote de bas de page(49) et les particuliers, sont, par nature, dpourvues d'effet horizontal. Mais la Cour a galement exclu qu'un tat membre puisse se prvaloir, l'encontre d'un particulier, d'une directive qu'il n'aurait pas transpose : l'tat membre qui n'a pas pris dans les dlais les mesures d'excution imposes par la directive ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement par lui-mme des obligations qu'elle comporte Note de bas de page(50). Votre jurisprudence est dans le mme sens : les directives sont dpourvus d'effet vertical descendantNote de bas de page(51). Ces limites l'invocabilit des directives dcoulent de leur nature mme : ainsi que l'explique le juge Pierre Pescatore, dans son article L'effet des directives communautaires : une tentative de dmythification Note de bas de page(52) : les directives peuvent tre invoques en justice par les particuliers parce qu'elles sont obligatoires pour les tats membres et en tant que reflet de cette obligation. C'est certainement beaucoup moins que l'applicabilit directe des rglements qui sont des actes de lgislation objectifs, invocables en tant que tels dans tous les rapports juridiques susceptibles d'tre dfrs en justice. Les directives par contre ne peuvent tre invoques judiciairement qu' l'gard de celui qu'elles concernent, savoir l'tat, en tant que corollaire de l'obligation qu'elles lui imposent .

De cette fresque jurisprudentielle, on peut donc dduireNote de bas de page(53) que le dsaccord qui subsiste entre votre jurisprudence et celle de la Cour de Luxembourg ne porte que sur votre refus de confronter directement un acte administratif non rglementaire aux dispositions prcises et inconditionnelles d'une directive non encore transpose. Vous

avez en effet transpos la jurisprudence Cohn-Bendit aux dcisions d'espce qui ne sont ni individuelles ni rglementaires, tels les actes dclaratifs d'utilit publiqueNote de bas de page(54). La divergence de jurisprudence ne concerne donc que l'effet vertical ascendant des directives.

La prsente affaire nous conduit vous proposer de mettre un terme ce dsaccord de principe. Si le contexte y incite, ce sont trois sries de considrations tenant respectivement l'existence de nouvelles circonstances de droit, l'volution de votre propre office et l'efficacit ingalable de l'invocabilit de substitution qui fondent notre conviction.

Le contexte actuel incite, il est vrai, une volution de votre jurisprudence. S'agissant de l'application du trait, nous croyons ncessaire, comme nous vous l'avons dj dit, de nous intresser non seulement la jurisprudence de celle qui en constitue le gardien naturel mais galement aux solutions retenues par les juridictions suprmes des autres tats de l'Union europenne, pratiquant ce faisant ce que l'on pourrait qualifier, pour emprunter la terminologie de la Cour de Luxembourg, de dialogue des juges horizontal . Il est frappant de relever que toutes les cours europennes dont nous avons tudi la jurisprudence se sont progressivement alignes sur la position de la Cour de Luxembourg et ont admis l'effet direct vertical ascendant des directives.

Aprs une position initialement rfractaire, la jurisprudence allemande a fini par reconnatre qu'une directive communautaire non transpose temps est directement invocable par les particuliers l'encontre de l'tat. La Cour fdrale financire (Bundesfinanzhof) a ainsi dni tout effet direct aux directives par un arrt du 16 juillet 1981Note de bas de page(55). Elle a ensuite confirm cette position en refusant de se conformer une rponse donne par la Cour de Luxembourg une question prjudicielle dans la mme affaireNote de bas de page(56). Cette position a t infirme par la Cour constitutionnelle fdraleNote de bas de page(57). La Cour de Karlsruhe s'est fonde sur l'article 101 de la Loi fondamentale selon lequel nul ne doit tre priv de son juge lgal . Elle a jug que la jurisprudence de la CJCE sanctionne de faon efficace l'obligation de l'tat membre au titre de la directive, d'une faon en tout tat de cause conforme aux principes de l'tat de droit . Mais, ainsi que l'expliquent les auteurs du GAJA : avant d'aboutir cette conclusion, le juge constitutionnel allemand s'est reconnu le pouvoir de vrifier que l'volution de la Communaut et en particulier la jurisprudence de la Cour de justice restait dans les limites du transfert de

souverainet tel que l'a accept la Rpublique fdrale d'Allemagne (RFA) en ratifiant les traits europens. En l'espce, la Cour constitutionnelle a estim que la jurisprudence de la Cour de justice sur les directives n'tait pas insoutenable au regard de l'article 189 du Trait de Rome et n'allait pas audel de ce qui est admissible au regard de la loi qui en a autoris la ratification .

En Belgique, les deux ordres de juridiction se conforment la jurisprudence de la CJCE en matire d'effet direct vertical des directives communautaires. Par un arrt du 5 dcembre 1994Note de bas de page(58), la Cour de cassation rappelle ainsi qu'en vertu de l'article 189 du Trait CEE, la directive, pour autant qu'elle soit inconditionnelle et suffisamment prcise, a un effet direct vertical ; que les particuliers peuvent invoquer les dispositions d'une telle directive l'gard de l'tat membre qui n'a pas ou pas totalement insr une telle directive dans son droit national au cours de la priode prescrite ou qui l'a insre de manire errone . La jurisprudence du Conseil d'tat est similaireNote de bas de page(59).

Le Tribunal suprme espagnol, tant dans sa formation civile qu'administrative, reconnat l'effet direct vertical des directives communautairesNote de bas de page(60).

Les solutions retenues en GrceNote de bas de page(61) comme au PortugalNote de bas de page(62) sont identiques.

Les tats de tradition dualiste ont volu dans le mme sens.

Par un arrt du 18 avril 1991, la Chambre des Lords a fait sienne la jurisprudence de la CJCE en matire d'effet direct des directives, citant notamment l'arrt Marshall l'appui de leur raisonnementNote de bas de page(63). Notons que les Law Lords avaient au pralable saisi la CJCE d'un recours prjudiciel, sur l'tendue de la notion d'tat pour les besoins de la mise en oeuvre de l'effet direct vertical des directives. Ainsi que l'explique Catherine Haguenau dans son ouvrage L'application effective du droit communautaire en droit interne. Analyse comparative des problmes rencontrs en droit franais, anglais et allemand, la jurisprudence communautaire relative l'effet direct vertical a eu une incidence

significative mais limite sur le droit anglaisNote de bas de page(64) : la jurisprudence anglaise appliquant la dfinition communautaire de l'tat semble exemplaire des modifications apportes au droit anglais par le droit communautaire et de la bonne volont des juges britanniques. L'tat est dsormais dfini juridiquement outre-Manche mme dans un domaine restreint, celui de l'effet direct des directives .

En Italie, au refus initial, tant de la Cour de cassationNote de bas de page(65) que du Conseil d'tatNote de bas de page(66), a succd un arrt du 14 avril 2008Note de bas de page(67) par lequel le Conseil d'tat, en se fondant expressment sur la jurisprudence de la CJCE, a admis que une fois expir le dlai de transposition de la directive sans que l'tat n'ait nullement procd sa mise en oeuvre, il faut donner la disposition [...] qui est suffisamment prcise et inconditionnelle, un effet direct vertical susceptible d'tre invoqu par l'individu contre une autorit publique, tout en excluant l'effet horizontal entre particuliers .

De l'ensemble de ces juridictions europennes rsonne dsormais l'cho fidle de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg.

Si l'on quitte la scne europenne pour retrouver la France, le constat est le mme. La Cour de cassation admet l'effet direct vertical ascendant de certaines dispositions de directives non transposesNote de bas de page(68). Elle refuse, en toute logique, d'appliquer les dispositions invoques lorsque la directive laisse une marge d'apprciation aux tats membresNote de bas de page(69). Enfin, la Cour de cassation dnie aux directives tout effet direct horizontalNote de bas de page(70).

Il est des isolements splendides ; d'autres sont pathtiques. Le vtre, sur la question qui nous intresse aujourd'hui, chappe ces deux qualificatifs. Mais il est pour le moins proccupant. Lorsqu'une rgle commune a vocation tre applique par de nombreuses juridictions, un consensus jurisprudentiel n'est jamais anodin. Celui qui existe aujourd'hui en Europe sur la question de l'effet direct des directives rvle la ncessit que vous vous interrogiez sur la prennit de la solution que vous avez retenue le 22 dcembre 1978. Mais il n'emporte pas lui seul la solution, l'air du temps, mme lorsqu'il mane du concert des juridictions europennes, ne valant jamais argument de droit.

Nous sommes en effet convaincu, indpendamment de ces lments de contexte, que le temps est venu d'abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit. Comme nous vous l'avons dit, trois sries de raisons nous en convainquent.

La premire tient l'existence de nouvelles circonstances de droit qui modifient sensiblement le cadre dans lequel se pose la question de l'invocabilit des directives. Ces circonstances relvent la fois de l'ordre communautaire et de l'ordre interne.

Dans l'ordre juridique communautaire, il n'est pas exagr d'affirmer que les tats membres doivent tre regards comme ayant tacitement accept la jurisprudence de la Cour de justice. S'ils avaient souhait faire chec une interprtation praeter legem de l'article 189 du trait, les tats europens auraient pu saisir l'occasion des traits de Maastricht, d'Amsterdam ou de Nice pour marbrer dans la lettre du droit primaire l'absence totale d'effet direct des directives. Il n'en a rien t, y compris l'occasion de la renumrotation de l'article 189 devenu article 249 du TCE. Or, nous relevons que lorsqu'ils ont dfini de nouvelles catgories d'actes adopts dans le cadre des piliers non communautaires, les auteurs des traits ont pris le soin de dfinir expressment les limites de leurs effets juridiques. Dans le cadre de la coopration policire et judiciaire en matire pnale, l'article 34 (ex. article K3Note de bas de page(71)) du TUE dfinit les diffrentes mesures que les tats peuvent prendre pour favoriser la coopration au sein du troisime pilier : il s'agit des positions communes, des dcisions-cadres et des dcisions. La dfinition des dcisions-cadresNote de bas de page(72), telle qu'elle figure au b) du 2 de cet article 34, rvle l'analogie qui existe entre celles-ci et les directives : les dcisions-cadres lient les tats-membres quant au rsultat atteindre, tout en laissant aux instances nationales la comptence quant la forme et aux moyens . Mais le b) comporte une ultime prcision selon laquelle elles ne peuvent entraner d'effet direct Note de bas de page(73). Les tats membres ont ainsi souhait clairement faire obstacle, s'agissant des comptences non communautarises, la possible transposition de l'interprtation qui avait prvalu dans le domaine communautaire. Mais, qu'il s'agisse de la traduction d'une rsignation face au droit accompli ou d'une relle adhsion aux constructions de la Cour, le silence des auteurs du trait d'Amsterdam en ce qui concerne les directives s'interprte, a contrario, comme une approbation tacite Note de bas de page(74). Le trait modificatif adopt au sommet de LisbonneNote de bas de page(75) conforte notre position. Le trait constitutionnel avait envisag de substituer une nouvelle classification des actes juridiques de l'UnionNote de bas de page(76) : lois europennes, lois-cadres europennes, rglements

europens et dcisions europennes. Cette innovation a t abandonne dans le Trait de Lisbonne qui conserve, au futur article 288 du trait sur le fonctionnement de l'Union, l'actuelle nomenclature des actes juridiques. L'article 289 introduit nanmoins une nouvelle distinction entre actes lgislatifs et non actes non lgislatifsNote de bas de page(77). Notons que, de mme que, s'agissant des lois-cadres qui correspondaient aux directives, le constituant s'tait abstenu de toute prcision sur leur effet direct ou absence d'effet direct, le trait de Lisbonne est muet sur ce point. De l'absence de toute raction contraire des tats membres, on peut donc dduire que l'interprtation donne par la jurisprudence de la Cour de justice s'est incorpore la lettre de l'article 249 du trait.

De nouvelles circonstances de droit sont galement survenues dans notre ordre juridique national.

L'obligation de transposition des directives dans l'ordre juridique interneNote de bas de page(78) dcoule la fois des dispositions de l'article 249 du Trait instituant la Communaut europenne (TCE) et de l'article 10 du mme Trait aux termes duquel : Les tats membres prennent toutes mesures gnrales ou particulires propres assurer l'excution des obligations dcoulant du prsent trait ou rsultant des actes des institutions de la Communaut .

Mais il s'agit dsormais aussi d'une obligation constitutionnelle en vertu de l'article 88-1 de la Constitution aux termes duquel : La Rpublique participe aux Communauts europennes et l'Union europenne, constitues d'tats qui ont choisi librement, en vertu des traits qui les ont institues, d'exercer en commun certaines de leurs comptences . Par sa dcision n 2004-496 DC du 10 juin 2004 (loi pour la confiance dans l'conomie numrique), le Conseil constitutionnel, se fondant sur cette disposition issue de la rvision constitutionnelle du 25 juin 1992, a jug que la transposition en droit interne d'une directive communautaire rsulte d'une exigence constitutionnelle laquelle il ne pourrait tre fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution . Cette solution a t raffirme et prcise notamment par la dcision n 2006-540 DC du 27 juillet 2006Note de bas de page(79) (loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la socit de l'information). Selon le Conseil constitutionnel, l'article 88-1 exprime la reconnaissance par le Constituant la fois de l'acquis communautaire et de la valeur constitutionnelle de la participation de la France la construction europenne. Pour reprendre les

termes du professeur Xavier MagnonNote de bas de page(80), le droit communautaire driv est dsormais plac sous la couverture constitutionnelle de l'article 88-1 de la Constitution . Vous avez jug votre tour, par la dcision Socit Arcelor Atlantique et LorraineNote de bas de page(81), que dcoule des dispositions de l'article 88-1 de la Constitution une obligation constitutionnelle de transposition des directives, rehaussant par l mme la force juridique de ces dernires. L'ancrage constitutionnel de l'obligation de l'tat d'assurer la complte rception des rgles poses par une directive, sous la rserve de leur constitutionnalit, dissipe la crainte, que vous pouviez nourrir en 1978, que votre contribution leur plein effet conduise un affaiblissement de notre souverainet juridique.

C'est donc l'aune de cette double obligation, communautaire et constitutionnelle, qu'il convient d'apprcier les consquences tirer d'une carence de l'tat dans la transposition d'une directive. Et pour ce faire, il n'est pas insignifiant de relever que les tats membres n'ont pas souhait remettre en cause l'quilibre dfini, de manire prtorienne, par la Cour de Luxembourg.

Paralllement et, dans une certaine mesure, conscutivement la survenance de ces nouvelles circonstances de droit, votre office - et plus prcisment la conception que vous vous faites de votre propre rle dans l'application du droit communautaire - a notablement volu.

Nous ne saurions mieux dire que Bruno Genevois lorsqu'il affirme, dans son tude prcite la RFDA, que le Conseil d'tat a abandonn son apprhension hexagonale du Trait de Rome au profit d'une vision communautaire . Outre les volutions jurisprudentielles dont nous nous sommes fait l'cho, en tmoigne votre pratique du renvoi prjudiciel, dsormais en parfaite harmonie avec les arrts de la CJCE Cilfit du 6 octobre 1982 et Foto-Frost du 22 octobre 1987 - et tout particulirement votre dcision Socit De Groot en Slot Allium B. V. et autresNote de bas de page(82) par laquelle, abandonnant votre dcision Office national industriel des crales (ONIC)Note de bas de page(83), vous avez jug qu'alors mme qu'elle ne faisait pas l'objet du renvoi prjudiciel, l'interprtation du trait et des actes communautaires que la Cour tait comptente pour donner en vertu du a et du b de l'article 234 du TCE s'impose au Conseil d'tat . Ayant pris toute la mesure de votre fonction de juge communautaire de droit commun, vous n'hsitez plus confrer leur pleine porte aux procdures institutionnalises de coopration.

Votre dcision GestasNote de bas de page(84) constitue une autre illustration de la complte assimilation de la responsabilit qui vous incombe dans le respect de la rgle communautaire et la garantie de son application uniforme. Aprs avoir rappel que l'autorit qui s'attache la chose juge s'oppose la mise en jeu de la responsabilit de la puissance publique dans les cas o la faute lourde allgue rsulterait du contenu mme de la dcision juridictionnelle et o cette dcision serait devenue dfinitiveNote de bas de page(85), vous avez fait exception cette rgleNote de bas de page(86) en admettant que la responsabilit de l'tat puisse tre engage dans le cas o le contenu de la dcision juridictionnelle est entach d'une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de confrer des droits des particuliers. Cette solution souligne la part que vous prenez dsormais dans la protection des droits subjectifs des ressortissants communautaires.

Enfin, vos dcisions Arcelor et Conseil national des barreauxNote de bas de page(87), qui dfinissent respectivement les modes de contrle de la constitutionnalit et de la conventionnalit des directives, refltent, de manire emblmatique, le rle que vous tenez dans l'interprtation et l'application des rgles qui composent l'espace juridique europen.

notre sens, ces volutions conduisent naturellement ce que vous modifiiez le fondement thorique de la rponse apporter la question de l'effet direct des directives.

Il y a trente ans, vous avez apprhend cette question du point de vue de la rpartition des comptences entre les institutions communautaires et les tats membres. De ce point de vue, il tait cohrent de clairement marquer la distinction entre les rglements et les directives, les premiers correspondant aux domaines de comptences transfres tandis que les secondes constituent des instruments d'harmonisation des rglementations nationales dans les secteurs de comptence encadres ou coordonnes. Dpositaires scrupuleux de la lettre du trait, vous tiez, par l mme, gardiens des souverainets nationales. On peut galement y dceler, ainsi que le fait Yannick Galland, une autolimitation du juge administratif face aux directives communautaires Note de bas de page(88) : si le juge administratif entend se limiter sanctionner l'inobservation par les autorits nationales des normes communautaires adoptes par la voie de directives ,

c'est parce qu'il refuse d'effectuer la transposition des directives en lieu et place des autorits nationales et plus gnralement vite d'avoir choisir l'une des interprtations possibles des directives afin de ne pas gner l'action des dtenteurs des pouvoirs lgislatif et rglementaire . Cette position de principe tait historiquement justifie, tant au regard du contexte politique que des drives qu'taient alors susceptibles d'entraner des constructions jurisprudentielles aux limites encore insuffisamment marques. Votre refus clatant de suivre la Cour de Luxembourg a t fructueux dans la mesure o il conduit cette dernire prciser, autour de la figure de l'invocabilit de substitution, dans quelles conditions une directive non transpose pouvait engendrer un effet direct.

Le fait d'assumer pleinement votre office de juge communautaireNote de bas de page(89) appelle un renversement de perspective. Il nous semble qu'aujourd'hui, la question de la justiciabilit des directives ne doit plus tre pose seulement en termes de distribution des pouvoirs mais aussi d'allocations des droits.

vous en tenir au seul dbiteur de l'obligation, savoir l'tat membre, il tait logique de juger que les directives sont dpourvues d'effet vertical ascendant : si l'on considre que les directives s'adressent aux seuls tats et ne fait obligation qu' eux, il s'ensuit que les particuliers ne sont pas les sujets de la rgle de droit et n'ont pas vocation se la voir immdiatement appliquer. Ainsi que l'explique Christine Maug, dans ses conclusions sur votre dcision prcite SA Lilly France : si les directives sont susceptibles de produire des effets en droit interne, ce n'est pas, selon vous, parce qu'elles engendrent directement des droits en faveur des particuliers, l'instar des accords internationaux auxquels vous reconnaissez un effet direct. La logique de votre raisonnement est autre : vous considrez que l'article 189 du Trait de Rome impose aux autorits nationales d'adapter la rglementation et la lgislation nationales aux directives et c'est l'absence de respect de cette obligation que vous censurez en faisant produire des effets aux directives l'encontre des lois et rglements .

Mais tout change si vous vous placez du point de vue des titulaires des droits. Il s'agit de l'approche retenue, depuis l'origine, par la Cour de Luxembourg et tout vous conduit la faire vtre aujourd'hui, afin d'assurer le plus efficacement possible le plein respect des rgles communautaires. Cette approche repose sur la spcificit de la construction communautaire dont les mcanismes affectent non seulement les tats mais aussi leurs

ressortissants, sur l'ide mme de Communaut dont l'existence dpend autant sinon plus des citoyens justiciables que des autorits nationales. C'est cette ide que formule, en des termes vocateurs, l'arrt Van Gend en Loos du 5 fvrier 1963 en rappelant que les sujets de ce nouvel ordre juridique sont non seulement les tats membres mais galement leurs ressortissants pour en dduire que le droit communautaire, indpendant de la lgislation des tats membres, de mme qu'il cre des charges dans le chef des particuliers, est aussi destin engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique . Cette logique est parfaitement dcrite par Denys Simon, dans son ouvrage prcit : [...] en imposant des obligations aux tats membres, les traits font natre, par une sorte d' effet rflexe , des droits au profit des individus qui doivent pouvoir exiger que le respect des obligations souscrites par les tats membres soit assur par les tribunaux nationaux .

Or, la vigilance des particuliers la sauvegarde de leurs droits , que mentionne l'arrt Van Gend en Loos, resterait lettre morte sans le secours du juge. De ce point de vue, l'effet direct des directives, c'est--dire leur aptitude faire natre directement des droits subjectifs dans le chef des particuliers dont ceux-ci peuvent se prvaloir devant les juridictions nationales, constitue incontestablement une des clefs de l'intgration juridique. Ainsi que l'expose Robert Lecourt, dans son ouvrage L'Europe des jugesNote de bas de page(90) : Lorsque le particulier s'adresse son juge pour faire reconnatre le droit qu'il tient des traits, il n'agit pas seulement dans son intrt propre, il devient par l mme une sorte d'agent auxiliaire de la Communaut. En s'armant de la rgle commune et en invitant son juge la lui appliquer, il donne celui-ci l'occasion de la faire pntrer dans l'ordre juridique interne. Par son fait, elle devient alors lment effectif du patrimoine juridique national .

Mais si le droit communautaire est, dans son ensemble, virtuellement apte engendrer des droits dans le chef des particuliers, un certain nombre de conditions techniques sont requises, comme nous l'avons vu, pour que le juge national soit mme d'appliquer directement une directive.

La premire condition tire du dfaut de transposition dans le dlai prvu souligne le caractre pathologique de l'hypothse. C'est la traduction du principe d'estoppel Note de bas de page(91) largement entendu : comme l'explique le juge Pescatore, dans son article prcit : un tat ne peut pas se reconnatre la fois li par certaines obligations communautaires et dli

de les observer l'gard de ceux qui sont soumis son autorit . La seconde condition est relative la nature de la disposition invoque. Seule une disposition inconditionnelle et suffisamment prcise , pour reprendre les termes de l'arrt Ratti, est susceptible d'tre immdiatement applique par le juge. Notons au passage que tant la jurisprudence du Conseil constitutionnel que la vtre ont consacr la notion de dispositions prcises et inconditionnelles . Denys Simon explique la fonction de cette condition matrielle : elle implique seulement que ne s'intercale, entre la norme communautaire et le justiciable, aucun pouvoir discrtionnaire de nature ajouter au contenu normatif de la disposition communautaire susceptible de faire cran entre cette dernire et le particulier . En ralit, cette condition traduit l'quilibre mnag par la directive entre les institutions communautaires et les autorits nationales : le degr de prcision et le caractre inconditionnel de la disposition en cause ne refltent rien d'autre que l'accord des secondes avoir renonc, au stade de l'adoption de la directive, toute marge d'apprciation ultrieure quant aux moyens de sa mise en oeuvre. La pratique consistant intervenir, par voie de directive, dans les domaines de comptences transfres et rdiger ces dernires de manire de plus en plus dtaille et contraignante traduit l'acquiescement des tats-membres, ds l'laboration des directives, leur possible application immdiate. Dans ces conditions, le juge auquel le particulier demande l'application d'un droit dont il est rempli, en vertu de la runion de ces deux conditions, ne peut, sauf mconnatre ses responsabilits dans la pleine application du droit communautaire, lui en refuser le bnfice. De ce point de vue, l'application directe de la directive traduit moins un pouvoir du juge national l'encontre de son tat qu'un devoir l'gard de son justiciable. la carence de l'tat ne saurait faire cho la dfaillance du juge.

La dernire srie de considrations sur laquelle nous fondons notre proposition tient l'efficacit ingalable de l'invocabilit de substitution par rapport l'invocabilit d'exclusion.

De nombreuses voix se sont leves pour se rjouir qu' la faveur des ingnieuses volutions de votre jurisprudence, les particuliers aient fini par bnficier, dans votre prtoire, d'une garantie des droits qu'ils tiennent du droit communautaire quivalente celle qu'ils obtiendraient au moyen de l'invocabilit de substitution. Un tel constat a mme conduit rduire la jurisprudence Cohn-Bendit une simple affirmation de principe Note de bas de page(92) ou encore une ptition de principe Note de bas de page(93).

Et quand bien mme il ne s'agirait plus que d'une posture facilement contournable grce aux inpuisables ressources de la procdure, la bonne administration de la justice commanderait de l'abandonner au profit d'une solution plus directe, aisment accessible aux justiciables. L'intelligibilit du droit implique aussi la recherche des solutions jurisprudentielles les plus simples. Un tel argument pourrait ne pas suffire vous convaincre.

Si nous sommes fermement convaincu qu'il y a lieu de revenir sur la solution que vous avez adopte le 22 dcembre 1978, c'est que la prsente affaire en rvle, de manire indiscutable, la ncessit.

Dans la plupart des hypothses, il est parfaitement exact de relever qu'en l'tat actuel de votre jurisprudence, l'invocabilit d'exclusion produit des effets analogues l'invocabilit de substitution. C'est le cas, par exemple, dans la plupart des recours pour excs de pouvoir, grce l'largissement du spectre des exceptions d'incompatibilit auquel vous avez procd. Mais, dans certains litiges relatifs des actes individuels, l'invocabilit d'exclusion ne pourra jamais, en raison de la nature mme de son dispositif, produire les mmes effets que l'invocabilit de substitution.

Chacun de ces deux mcanismes comporte trois tapes successives : si les deux premires sont identiques, la dernire diffre ncessairement. La premire tape du raisonnement consiste, dans les deux cas, confronter la rgle nationale (lgislation ou rglementation) ou l'absence de rgle nationale aux objectifs d'une directive. Dans l'hypothse o une incompatibilit est constate entre celle-ci et ceux-l, la deuxime tape consiste carter l'application de la rgle contraire aux exigences communautaires. Venons-en maintenant la troisime tape : dans le mcanisme de l'invocabilit d'exclusion, cette mise l'cart de la rgle ou de l'absence de rgle prive de fondement la dcision individuelle attaque qui sera, pour ce motif, annule ; dans le mcanisme de l'invocabilit de substitution, l'exclusion du droit national entrane l'application positive de la rgle pose par la directive - ce qui implique obligatoirement qu'elle soit immdiatement applicable. Dans le contentieux de l'excs de pouvoir, vous n'tes en principe pas conduits, compte tenu des limites dans lesquelles se dploie votre office, aller jusqu' ce dernier point. Et c'est pourquoi l'annulation que vous prononcez sature l'espace du juridictionnellement possible. Mais tel ne sera pas toujours le cas selon la structure des litiges que

vous aurez trancherNote de bas de page(94).

Dans le contentieux de la pleine juridictionNote de bas de page(95) o vous pouvez tre amens rformer la dcision litigieuse, seule l'invocabilit de substitution peut vous permettre de faire directement application des dispositions de la directive. Et nous relevons d'ailleurs que c'est ce que fait en pratique, sans l'assumer en thorie, votre dcision SARL IMINote de bas de page(96) dans laquelle vous avez reconnu, aprs avoir cart toutes les rgles de droit interne, la possibilit d'accorder une exonration de TVA au cas par cas, en faisant directement application des critres de la 6e directive du 17 mai 1977.

Dans la prsente affaire, la requrante n'invoque l'article 10 de la directive du 27 novembre 2000 qu' la seule fin que vous fassiez application au litige, sans attendre la loi du 27 mai 2008, de l'amnagement de la charge de preuve qu'elle institue. Or, vous ne seriez susceptibles de la faire bnficier de cette rgle qu'au prix de la reconnaissance de son effet direct. L'invocabilit d'exclusion ne saurait, par nature, conduire au mme rsultat. Certes, dans votre dcision prcite Tte, vous avez indiqu, par une incise, que la communaut urbaine aurait pu, d'elle-mme, prendre des mesures de publicit compatibles avec les objectifs de la directive du 18 juillet 1989, confrant ainsi une forme d'effet juridique cette dernire. Mais il ne s'agit pas l d'effet direct. Vous vous tes borns rappeler aux autorits comptentes qu'il leur appartient, dans l'attente de la transposition d'une directive, de prendre toutes les mesures qui assurent, dans la mesure du possible et notamment dans la limite de leurs comptencesNote de bas de page(97), le respect de la rgle communautaire. Vous avez ainsi dlivr un mode d'emploi prventif de nature remdier, provisoirement, la dfaillance du droit nationalNote de bas de page(98). La reconnaissance de l'effet direct revtirait une toute autre porte : elle permettrait au juge de faire lui-mme immdiatement, titre curatif, application au litige de la rgle communautaire invoque. C'est l que rside toute la porte, toute l'utilit de l'invocabilit d'exclusion.

C'est donc rsolument que nous vous invitons abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit. Cette solution prsente, notre sens, trois sries d'avantages.

En premier lieu, en levant le dernier de point de crispation entre votre

jurisprudence et celle de la Cour de Luxembourg, elle vous fait participer, sans dissonance aucune, au choeur des juridictions europennes.

Admettre, dans les conditions ci-dessus dfinies, l'effet direct d'une directive, respecte, en deuxime lieu, parfaitement la logique juridique. La dtermination de l'effet d'une norme dpend des destinataires de la rgle pose. S'agissant des directives, il convient de bien distinguer les dbiteurs de l'obligation de faire que sont les tats-membres des destinataires finaux de la rgle qui peuvent tre les particuliers. Lorsque la directive pose un droit leur profit, que celui-ci est dfini de manire claire, complte, prcise et inconditionnelle et que l'tat a manqu son obligation de transposition, les particuliers tirent de leur qualit de destinataire de la rgle la facult de s'en prvaloir devant le juge. Et s'ils peuvent l'invoquer l'encontre de l'tat, c'est prcisment en raison de sa qualit d'oblig. Mais le caractre exclusif de cette qualit implique que ce droit subjectif ne peut tre invoqu qu' son encontre. C'est pourquoi l'effet direct ne peut tre que vertical ascendant. Par nature, il ne pourra jamais tre ni vertical descendant ni horizontal.

En troisime et dernier lieu, l'abandon de la jurisprudence Cohn-Bendit confre sa pleine porte l'objet de la construction communautaire en faisant du juge, autant que ncessaire, le relais des droits subjectifs des particuliers. Ainsi que le relve, Robert Delcourt, dans son ouvrage prcit, c'est le juge qui, en assurant [ la rgle commune] une mme application en tous les tats membres tisse, jour aprs jour, la trame juridique et pratique qui lie entre eux leurs peuples . Vous tiendrez votre rle, sans en excder les limites, en acceptant, afin de garantir l' effet utile de la rgle communautaire, de vous faire l'instrument suppltif de sa pntration effective dans notre ordre juridique.

Si vous suivez, vous jugerez qu'une personne- qu'elle soit physique ou morale- peut se prvaloir, l'appui d'un recours dirig contre un acte administratif non rglementaireNote de bas de page(99), des dispositions prcises et inconditionnelles d'une directive lorsque l'tat n'a pas pris, dans les dlais, les mesures d'excution imposes par cette directive.

La reconnaissance de ce mode de justiciabilit renforce ne sera toutefois pas sans limite. En premier lieu, vous devrez vrifier, si vous y invits, que la directive invoque est valide, c'est--dire qu'elle respecte le bloc de lgalit

communautaire mais, galement, les droits protgs par la Convention europenne de sauvegarde des droits de l'homme et la Constitution franaise. Ce contrle peut vous conduire, le cas chant, saisir la CJCE d'une question prjudicielle. Il y a une forte cohrence, selon nous, ce qu' vos dcisions Arcelor et Conseil national des Barreaux (CNB), qui permettent un contrle troit de la validit des directives, succde une solution qui vous conduit confrer celles-ci tout leur effet utile. En second lieu, l'apprciation du caractre prcis et inconditionnel de la disposition en cause relve au premier chef de votre responsabilit. Nous vous invitons retenir une acception stricte de cette qualit de la disposition invoque qui nous semble souhaitable afin de prserver votre lgitimit dans l'application directe d'une directive. C'est cette condition en effet que sera vit le double risque d'un empitement des institutions communautaires dans le domaine de comptence des autorits normatives nationales et d'une attitude usurpatoire du juge.

RFDA 2009 p. 1125

La prsente affaire illustre prcisment les limites de l'invocabilit de substitution qui sont inhrentes aux conditions requises pour sa mise en oeuvre.

La premire condition tenant la dfaillance de la France dans la transposition est remplie. A la date d'expiration du dlai de transposition, fixe au 2 dcembre 2003 par l'article 18 de la directiveNote de bas de page(100), la directive n'avait fait l'objet d'aucune mesure de transposition et tel tait encore le cas le 29 aot 2006, date de l'arrt attaqu.

Tel n'est pas le cas en revanche de la seconde condition. Le cinquime paragraphe de l'article 10 de la directive invoque prcise en effet que les tats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 aux procdures dans lesquelles l'instruction des faits incombe la juridiction ou l'instance comptente . Cette possible exception est claire par le paragraphe 32 de l'expos des motifs de la directive qui prcise que les procdures ainsi vises sont celles dans lesquelles la partie demanderesse est dispense de prouver les faits dont l'instruction incombe la juridiction ou l'instance comptente . Compte tenu du caractre inquisitorial de la procdure devant la juridiction administrative franaise, nous rangeons sans hsitation les

procdures portes devant vous parmi celles qui sont vises par cette clause finale.

La jurisprudence de la Cour de justice permet de cerner les contours du critre d'inconditionnalit. Le maintien d'une comptence des tats membres pour la mise en oeuvre de la rgle, du point de vue procdural, n'en exclut pas l'effet direct ds lors que, sur le fond, ils ne disposent d'aucune facult d'en conditionner ou d'en restreindre l'applicationNote de bas de page(101). Mais il en va autrement lorsque les tats restent comptents pour dfinir des conditions de fondNote de bas de page(102). Il en est de mme lorsque la directive laisse aux tats membres le choix, pour assurer sa mise en oeuvre, entre plusieurs options possibles.

Tel est prcisment le cas dans notre affaire. L'article 10 de la directive invoque n'affecte pas, eu gard la rserve que comporte son paragraphe 5, la comptence laisse aux tats membres pour dcider du rgime applicable aux procdures dans lesquelles l'instruction des faits incombe la juridiction. Dans la mesure o elles ne sont pas inconditionnelles, nous considrons que les dispositions de cet article sont dpourvues d'effet direct devant la juridiction administrativeNote de bas de page(103). Sans incidence sur ce point est le fait que, lors de sa transposition, le lgislateur n'ait pas fait jouer cette exception. L'option ouverte par la directive elle-mme retire la rgle pose l'article 10 tout caractre auto-suffisantNote de bas de page(104). S'il subsiste un interstice normatif entre la rgle pose par la directive et la possibilit de sa mise en oeuvre, seules les autorits nationales, pouvoir lgislatif ou rglementaire selon les cas, peuvent comptemment le combler.

Dans la mesure o, d'une part, la disposition invoque de la directive du 27 novembre 2000 n'est pas d'effet direct et, d'autre part, la loi du 27 mai 2008 n'est pas applicable, ratione temporis, au litige, vous devez rgler le litige indpendamment de la rgle d'amnagement de la preuve que la premire pose et que la seconde transpose.

La question de la preuve dans le contentieux de l'excs de pouvoir, si elle revt une grande importance pratique, se laisse difficilement apprhender sur le plan thorique. Il n'existe aucune disposition gnrale quivalente l'article 9 du nouveau code de procdure civile qui dispose qu' : il incombe

chaque partie de prouver conformment la loi les faits ncessaires au succs de sa prtention .

En contentieux administratif, il n'existe pas, proprement parler, de charge de la preuveNote de bas de page(105). Bernard Pacteau explique, dans son fascicule sur La preuve au rpertoire Dalloz, les raisons de la rpartition, en contentieux administratif, des charges de la preuve entre les parties : si le principe actori incumbit probatio se justifie de lui-mme, y compris dans le procs administratif , il est ncessaire, en raison du rapport d'ingalit qui caractrise les relations entre l'individu et la puissance publique , d' amnager [et d'] assouplir le rgime de la preuve, compte tenu des situations autant que des comportements des parties . La situation intrinsquement ingalitaire dans laquelle se prsentent les litiges ports devant vous est compense par le caractre inquisitorial de l'instruction qui vous laisse une relle latitude pour recueillir, outre les pices du dossier, les lments propres asseoir votre conviction. Pour tenter de rsumer l'tat de votre jurisprudence, nous ne saurions mieux faire que citer Jacques Arrighi de Casanova, dans ses conclusions sur votre dcision prcise Socit Prodes International lorsqu'il la prsente comme fonde en quelque sorte sur la nature des choses, d'o il rsulte que la charge de fournir les pices et justifications ncessaires la solution d'un litige ne peut incomber qu' la partie qui est seule en mesure de le faire . cela s'ajoute la souplesse du droit de la preuve devant vous : vous acceptez de vous fonder sur toutes sortes d'lments, de pices ou documents, de sources, d'informations ou encore d'indices. Mais cette libert que vous vous accordez de tenir compte de tous moyens de preuve trouve sa limite dans le respect du principe de loyaut de la preuveNote de bas de page(106).

Devant vos sous-sections runies, nous avions constat les limites des outils de contrle dont dispose le juge de l'excs de pouvoir lorsqu'il est soutenu devant lui qu'une dcision administrative est empreinte de discrimination, sauf ce que l'lment qui rvle l'existence de la discrimination allgue ressorte clairement des pices du dossier. C'est ainsi que, dans votre dcision El HaddiouiNote de bas de page(107), vous avez annul la dlibration du jury du concours interne d'officier de la police nationale parce qu'il ressortait des pices du dossier que, lors de l'entretien d'valuation qui tait au nombre des preuves d'admission subies par M. El Haddioui, le jury lui a pos plusieurs questions portant sur son origine et sur ses pratiques confessionnelles ainsi que sur celles de son pouse Note de bas de page(108). Mais de telles flagrances sont peu frquentes.

S'agissant de la lutte contre les discriminations, le droit international et, en particulier, le droit europen ont constitu de puissants aiguillons. L'approche franaise de la question reposait traditionnellement sur le principe d'galit de traitement.

Au plan communautaireNote de bas de page(109), c'est le trait d'Amsterdam qui a procd l'largissement des comptences de l'Union europenne en matire de lutte contre les discriminations. Un train de directives a t adopt dans ce domaine. S'agissant de la discrimination directe, les diffrentes directives communautaires retiennent la dfinition suivante : une discrimination directe se produit lorsqu'une personne est traite de manire moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a t ou ne le serait dans une situation comparable en application d'un critre de distinction prohib.

En droit interne, la question s'apprhende sous le prisme du principe constitutionnel d'galit. Celui-ci est nonc, sous diffrentes formes, par la Constitution elle-mme (en particulier son article 1erNote de bas de page(110)), par plusieurs alinas du Prambule de 1946 et par la Dclaration des droits de l'homme. Depuis sa dcision n 51 DC du 27 dcembre 1973, le Conseil constitutionnel a fait de nombreuses applications du principe d'galit, notamment dans ses dclinaisons relatives l'gale admission dans les emplois publics et l'galit de traitement dans le droulement de la carrireNote de bas de page(111). S'agissant de votre jurisprudenceNote de bas de page(112), nous nous bornerons citer votre dcision BarelNote de bas de page(113), sur laquelle nous reviendrons dans un instant, qui censure la mconnaissance du principe de l'galit de l'accs de tous les Franais aux emplois et fonctions publics que constitue le fait d'avoir cart un candidat de la liste de ceux admis concourir en se fondant exclusivement sur ses opinions politiques.

De votre jurisprudenceNote de bas de page(114) comme de celle du juge constitutionnel, il ressort qu'une ingalit de traitement peut lgalement reposer soit sur l'existence d'une diffrence de situationNote de bas de page(115) soit sur celle d'un motif d'intrt gnral. Mais il existe des distinctions interdites qui ne sauraient, dans aucun cas, justifier une ingalit de traitement. La plupart dcoulent du bloc de constitutionnalitNote de bas de page(116) ; certaines figurent dans des rgles lgislatives (notamment les

articles L. 122-45 du code du travail et 225-1 du code pnal). Leur mconnaissance engendre une discrimination directeNote de bas de page(117). Cette notion est ainsi dfinie par la loi du 27 mai 2008 : Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou suppose, une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son ge, son handicap, son orientation sexuelle ou son sexe, une personne est traite de manire moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a t ou ne l'aura t dans une situation comparable .

Mais il n'est pas toujours ais pour les victimes d'un comportement discriminatoire, par nature inavouable, d'en rapporter la preuve. Idem est non esse et non probari. L'apprhension juridique en gnral, et judiciaire en particulier, des discriminations pose donc au premier chef la question de la preuve Note de bas de page(118).

C'est pourquoi un certain nombre de juridictions n'ont pas hsit faire montre d'une forme d'audace dans l'adaptation de leur grille de contrle et de leurs rgles jurisprudentielles la spcificit de la discrimination.

La Cour de Luxembourg a t pionnire en la matire. Ds son arrt H.K. c/ Danfoss du 17 octobre 1989, faisant application de la directive du 10 fvrier 1975 sur l'galit de rmunration entre travailleurs masculins et fminins, elle relve que le souci d'efficacit qui sous-tend la directive doit conduire interprter celle-ci comme impliquant des amnagements aux rgles nationales relatives la charge de la preuve dans les situations particulires o ces amnagements sont indispensables la mise en oeuvre effective du principe d'galit ( 14). Dans son arrt Enderby du 27 octobre 1993, elle prcise la marche suivre : aprs avoir rappel que la charge de prouver l'existence d'une discrimination de rmunration fonde sur le sexe incombe en principe au travailleur qui, s'estimant victime d'une telle discrimination, engage une action juridictionnelle contre son employeur , elle prcise qu'il ressort de sa jurisprudence que la charge de la preuve peut tre dplace lorsque cela s'avre ncessaire pour ne pas priver les travailleurs victimes de discrimination apparente de tout moyen efficace de faire respecter le principe de l'galit des rmunrations et en conclut que dans une situation de discrimination apparente, c'est l'employeur de dmontrer qu'il existe des raisons objectives la diffrence de rmunration constate .

La Cour de cassation, confronte la mme question, a suivi un cheminement analogue. S'agissant des articles L. 133-5 et L. 136-2 du code du travail, la chambre sociale a ainsi jug qu'il appartient au salari qui se prtend ls par une mesure discriminatoire de soumettre au juge des lments de fait susceptibles de caractriser une atteinte au principe d'galit de traitement entre hommes et femmes et qu'il incombe l'employeur, s'il conteste le caractre discriminatoire de cette mesure, d'tablir que la disparit de situation ou la diffrence de rmunration constate est justifie par des critres objectifs, trangers toute discrimination fonde sur le sexe Note de bas de page(119). Par un arrt du 28 mars 2000Note de bas de page(120), la mme chambre sociale a jug qu'il appartient au salari syndicaliste qui se prtend ls par une mesure disc