mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.marshallsahlins,la nature humaine, une illusion...

7
1. Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, Éditions de l’éclat, 2009. 31 Réfractions 23 D e Marshall Sahlins on connaissait déjà Âge de pierre, âge d’abondance, publié en français en 1972 (Gallimard) avec une préface de Pierre Clastres. L’auteur y dé- montrait que, loin d’être la galère qu’on nous avait décrite, la vie des peuples « primitifs » se déroulait au contraire de façon plutôt paisible, puisque, à l’inverse des sociétés occidentales, ces peuples avaient choisi de « travailler peu » pour mieux profiter de la vie. Le temps consacré à la cueillette ou à la chasse, étant finalement assez restreint, laissait une grande part aux loisirs, aux palabres ; en somme à ce que nous appel- lerions, nous Occidentaux, la flemme. Lorsqu’on a peu de be- soins, il n’est pas nécessaire de travailler beaucoup. Une pensée qui s’oppose frontalement au discours dominant sur la valeur du travail et de la concurrence. Dans La Nature humaine, une illusion occidentale 1 (dont le sous-titre à rallonge explicite le projet : Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anar- chie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine), il s’attaque à l’idée d’une nature hu- maine telle qu’elle est décrite par la majeure partie des pen- seurs occidentaux et, acceptée comme une évidence, se répercute dans les institutions politiques, sociales et écono- miques. Nature et culture (ou vice versa) Alain Thévenet Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 31

Upload: trinhtruc

Post on 21-Apr-2018

220 views

Category:

Documents


5 download

TRANSCRIPT

Page 1: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

1. Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, Éditions del’éclat, 2009.

31

Réfra

ctio

ns23

De Marshall Sahlins on connaissait déjà Âge de pierre,âge d’abondance, publié en français en 1972 (Gallimard)avec une préface de Pierre Clastres. L’auteur y dé-

montrait que, loin d’être la galère qu’on nous avait décrite, lavie des peuples « primitifs » se déroulait au contraire de façonplutôt paisible, puisque, à l’inverse des sociétés occidentales,ces peuples avaient choisi de « travailler peu » pour mieuxprofiter de la vie. Le temps consacré à la cueillette ou à lachasse, étant finalement assez restreint, laissait une grandepart aux loisirs, aux palabres ; en somme à ce que nous appel-lerions, nous Occidentaux, la flemme. Lorsqu’on a peu de be-soins, il n’est pas nécessaire de travailler beaucoup. Unepensée qui s’oppose frontalement au discours dominant surla valeur du travail et de la concurrence.

Dans La Nature humaine, une illusion occidentale1 (dont lesous-titre à rallonge explicite le projet : Réflexions sur l’histoiredes concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anar-chie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptionsde la condition humaine), il s’attaque à l’idée d’une nature hu-maine telle qu’elle est décrite par la majeure partie des pen-seurs occidentaux et, acceptée comme une évidence, serépercute dans les institutions politiques, sociales et écono-miques.

Nature et culture (ou vice versa)

Alain Thévenet

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 31

Page 2: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

Alain Thévenet

L’homme,un loup pour l’homme ?

On nous a appris ce qui suit, et siprofondément que c’est devenupour nous une évidence : la naturehumaine serait fondamentalementdestructrice, « l’homme est un louppour l’homme ». Cette convictiontraverse toute la pensée occidentalede Thucydide à Freud, en passantévidemment par Hobbes. Heureu-sement, pour contrôler cette pulsionoriginaire et destructrice, il y a laculture. Livrés à eux-mêmes, leshommes, comme les animaux, au-raient pour souci premier de s’éli-miner ou de se dominer les uns lesautres. Cette croyance justifie évi-demment les constructions poli-tiques occidentales, sous leurs deuxformes principales. C’est d’abord latyrannie : il faut contraindre leshommes par la force qu’exerce untyran miraculeusement préservé ouau-dessus de cette pulsion, pourquelque raison que ce soit (parexemple pour Platon, sa proximitéd’avec les dieux, mais c’est peut-êtreaussi quelque chose du même ordrequi poussa Heidegger à être fascinépar Hitler).

Une autre voie, plus « hu-maine », mais fondée sur les mêmespostulats, fait appel au principe dé-mocratique, tel qu’il est par exem-ple énoncé par Aristote. II s’agit detrouver un système qui oblige cesforces destructrices contradictoiresà s’annuler ou à se compléter mu-tuellement ; c’est le rôle ou la fonc-tion des lois. Le but est alors detrouver un équilibre entre les multi-ples égoïsmes de sorte qu’ils ne sedétruisent pas mais que, par uneffet de stimulation, ils concourentau bien de tous. C’est cette pensée

qui selon Sahlins est à l’origine no-tamment des fondements théo-riques de la démocratie américaine,tels que les a énoncés John Adams.On peut penser aussi à « l’insociablesociabilité » de Kant.

Dans tous les cas on peutconsidérer, comme La Bruyère ouMandeville, que, les vices étant in-trinsèquement liés à la nature hu-maine, ils sont finalement utiles àl’ensemble de la société et favorisentle progrès. Les vices privés sont desvertus publiques. Par exemplel’égoïsme et la cupidité sont à l’ori-gine du capitalisme, dont onconstate aujourd’hui à quel point ila servi l’ensemble de la commu-nauté humaine. Et qui ne voit queles guerres ont été à l’origine degrands progrès techniques. Émettrequelques doutes à propos de cesévidences, c’est être « passéiste » ets’exposer à l’ironie condescendantede nos penseurs officiels, toujoursprêts à venir au secours des plusforts. Quoi qu’il en soit, ces deux vi-sions ont en commun les postulatsde la méchanceté intrinsèque de la« nature humaine », mais aussil’idée de progrès, susceptible d’ame-ner un plus, sans que ce plus soittoujours clairement explicité. Cesvisions ne sont d’ailleurs pas réser-vées à la sphère politique ; ellesenvahissent aussi les rapports inter-personnels (patriarcat, éducation),voire les conceptions scientifiques(terre ou soleil, il faut toujours uncentre organisateur).

Bien sûr, constate Sahlins, l’ori-gine de cette vision ne se trouvepas exclusivement dans la penséegrecque ; la Bible n’arrange pas leschoses ; les religions monothéistes yintègrent la culpabilité, tout en jus-tifiant les massacres commis au

32

Réfra

ctio

ns23

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 32

Page 3: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

Nature et culture (ou vice versa)

nom du Dieu unique. Appliquée audomaine économique, cette visionsert évidemment de justificationthéorique au capitalisme. Dans ledomaine des relations interperson-nelles, elle fonde le système patriar-cal, ainsi que les principes éducatifsen vigueur dans nos cultures ; ils’agit de former et de « contrain-dre » de jeunes esprits (et de jeunescorps), naturellement enclins à laméchanceté ou à la perversité. Onpeut ainsi trouver des analogiesfrappantes entre Hobbes et le Freudde la seconde période, auteur no-tamment de Malaise dans la civilisa-tion.

Toute notre culture occidentales’est donc développée avec l’idéequ’une nature humaine « anar-chique » (c’est trop d’honneur, leterme d’anarchie est pris ici évi-demment dans son sens courant detendance innée à la destruction) nepouvait être domptée que par unecivilisation exigeante et contrai-gnante.

Vif et vigoureux, le style de Sahlinsfait mouche dans la dénonciation dece « regard sinistre porté sur la na-ture humaine ».

Le loup,un homme pour l’homme ?

Si on réfléchit aux valeurs ou plutôt,pour reprendre un terme utilisé parDescola, à l’ontologie qui sous-tendou explique la vie et la condition hu-maine en d’autres lieux du monde,on se rend compte que tout cela nerepose pas sur la science, mais surun choix, qui fut différent ailleurs.D’autres conceptions culturelles,d’autres ontologies ont des consé-quences dans tous les aspects dela vie quotidienne : relations de

« compagnonnage » avec l’environ-nement géographique, comme avecles autres animaux et, évidemment,avec les autres humains. Animauxet éléments de la nature font alorspartie d’une même « famille hu-maine ». « Pour que la communica-tion entre les espèces soit possible,il faut donc que les animaux cachentsous leur peau des hommes. Leurapparence corporelle est superfi-cielle, et il ne faut pas s’y arrêterpour révéler l’humanité en eux,comme ce qui a lieu dans les rêves.De même que les différents groupeshumains se distinguent par leurs vê-tements et leurs ornements, qui nesont jamais que des fourrures et desplumes, de même le corps de l’ani-mal est le vêtement, peut-être mêmele déguisement, d’une personned’une autre espèce. » (P. 96.)

Il en découle aussi une vision del’éducation tout à fait différente decelle qui, dans notre monde occi-dental, nous paraît « aller de soi » :« En opposition à nos conceptionsorthodoxes de la petite enfance –populaires ou scientifiques – de

nombreuses sociétés dans le mondeopposent à notre biologisme uneforme de culturalisme. Car poureux, les enfants sont l’humanité endevenir, alors que pour nous ils sontl’animalité à dominer. » (P. 103.)

Et Sahlins conclut : « Nous nesommes pas condamnés, commenos anciens philosophes ou nosscientifiques modernes le disent, àune nature humaine irrépressible,qui nous pousserait à chercher tou-jours notre avantage aux dépensd’autrui, et au risque de détruirenotre existence sociale. Tout cela n’aété qu’une longue erreur. Je conclusmodestement en disant que la civi-lisation occidentale est construite

33

Réfra

ctio

ns23

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 33

Page 4: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

sur une vision pervertie et erronéede la nature humaine. Pardon, jesuis désolé, mais tout cela est uneerreur. Ce qui est vrai en revanche,c’est que cette fausse idée de la na-ture humaine met notre vie en dan-ger. » (P. 111.)

Une nature « bonne » ?

À dire vrai, les anthropologuescontemporains ne sont pas les pre-miers à s’être intéressés à d’autrescultures, dans le but de relativiserla nôtre. Comme le montre, entreautres, Michel Onfray, depuis lescyniques grecs jusqu’à JacquesRancière, toute une tradition philo-sophique, toute une réflexionminoritaire et souterraine, mais ré-currente, ne se satisfait pas de lajustification d’un ordre social, poli-tique et économique basé sur la do-mination et la rivalité.

Beaucoup considèrent au contraireque c’est la civilisation qui a pervertiune nature plutôt bonne et qu’ils’agit en somme de retrouver une loinaturelle qu’on recherche chez les« primitifs ». Qu’on se rapporte àDiderot et à son Supplément auvoyage de Bougainville, et on y trou-vera des accents bien proches deceux des anthropologues post-struc-turalistes, même s’il s’agit là de dé-ductions à partir d’observationsqu’aujourd’hui on qualifierait denon scientifiques. Ainsi, Diderot faitdire au vieillard tahitien s’adressantà Bougainville : « Tout ce qui nousest nécessaire et bon, nous le possé-dons. Sommes-nous dignes de mé-pris parce que nous n’avons pas su

nous faire des besoins superflus ?[…] Si tu nous persuades de fran-chir l’étroite limite du besoin, quandfinirons-nous de travailler ? Quandjouirons-nous2 ? » Et plus bas : « Mé-fiez-vous de celui qui veut mettre del’ordre. Ordonner, c’est toujours serendre maître des autres en les gê-nant3. »

D’autres, comme Rousseau, consi-dèrent que cet âge d’or, qu’ils recon-naissent d’ailleurs comme mythique,est à jamais perdu et que c’est la civi-lisation qui, par la fiction du contratsocial, permet de retrouver quelquechose de « vivable ». D’une certainemanière, c’est aussi la pensée deGodwin : c’est parce que la culture(ou la civilisation) ne s’est pas déve-loppée au même rythme dans le do-maine des mœurs que dans celui duprogrès technique qu’existe le gou-vernement, qui ne fait qu’aggraverles maux qu’il prétendait guérir.Dans ce cas, le remède ne peut rési-der que dans un plus de culture.

Grosso modo et avec des nuances,on peut retrouver cette idée au seinmême de la psychanalyse. Chez lepremier Freud, avant qu’il n’inventela pulsion de mort et sombre dansle pessimisme de Malaise dans lacivilisation, et surtout chez Reich.Pour celui-ci, c’est l’énergie vitale(qu’il nomme orgone) qui est fon-damentale et circule normalement àtravers les corps individuels de cha-cun, à travers le corps social et àtravers l’univers. Ce n’est quelorsqu’intervient une stase, causéerespectivement par une névrose, parle fascisme ou par des perturbationsatmosphériques (qui peuvent aussiêtre causées par l’activité humaine)que cette énergie se trouve bloquée.

Même si elles ne sont ni isoléesni minoritaires, ces pensées sont

2.Diderot,Œuvrescomplètes, t. II,« Bouquins »,Lafont, p. 548.

3. Ibid, p. 575.

Alain Thévenet

34

Réfra

ctio

ns23

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 34

Page 5: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

toujours présentées avec un légermépris, comme « utopiques ».

La naturecomme construction culturelle

La démarche des anthropologuescontemporains post-structuralisteset ici de Marshall Sahlins est cepen-dant différente. L’en soi de la naturen’existe pas. Ce que nous appelonsainsi n’est rien d’autre que ce quenous en percevons et construisons.D’où la possibilité de perceptionsdifférentes qui induisent desconstructions ontologiques et so-ciales différentes. La nature est, enquelque sorte, vide. Elle n’existe quepar le sens que nous lui donnons.Sous d’autres cieux, d’autres hommeslui ont donné un sens différent.

Donc, pas de nature ; à plus forteraison, pas de loi naturelle dans la-quelle nous pourrions rechercherune universalité et un développe-ment harmonieux que l’évolutionde la civilisation aurait cachés. D’au-tres cultures que la culture occiden-tale, d’ailleurs plus nombreuses, ontfait des choix différents. Elles ontconstruit un monde autre, des sys-tèmes de relations autres, entre leshumains et les autres espèces, entreles humains et l’univers « phy-sique » (qui, pour elles, est égale-ment vivant), entre les humainsentre eux. Ce qui induit d’autressystèmes de parenté, d’autresconceptions de l’éducation, d’autressystèmes scientifiques, etc. Et il setrouve que ces autres conceptionssont globalement et généralementmoins destructrices et mortifèresque celle qui nous a construits. D’oùla possibilité d’imaginer que rienn’est inéluctable et que, puisque lavoie choisie ici se révèle mortifère,

d’autres choix sont possibles (« unautre futur est possible » dirions-nous).

Malheureusement, ce n’est pas sisimple… Pour des raisons pra-tiques, on peut le constater tous lesjours. Mais se posent aussi des ques-tions théoriques. Pourquoi, detoutes les ontologies du monde, est-ce la plus destructrice, la plus mor-bide qui semble l’emporter ? Sansdoute une culture dont une desdonnées de base est la dominationa-t-elle de bonnes chances de vain-cre des cultures qui n’ont pas inclusla méfiance dans leurs présupposés.S’il en était globalement ainsi, iln’y aurait pas beaucoup de raisonsd’espérer…

Cependant, dans La Découvertedu vrai Sauvage4, Marshall Sahlins aaussi étudié la façon dont les socié-tés « primitives » ne subissent pas laculture dominante, mais adoptent,parfois avec humour, la modernitéen l’intégrant à leur culture. Pour-tant, à travers les exemples qu’ildonne, il semble bien que cette mo-dernité, cette intégration du « sys-tème mondial » soit utilisée par leschefs, et serve essentiellement à ren-forcer leur puissance. Une puis-sance qui, il est vrai, n’a sans doutepas le sens de domination qu’elle adans la culture marchande occiden-tale, puisqu’elle ne comporte pas lepouvoir de domination sur les au-tres membres du groupe, mais celuide négocier avec les étrangers etavec les puissances non humaines.Une puissance qu’on pourrait ensomme considérer comme nietz-schéenne. Il reste que ce serait en-

4. Marshall Sahlins, La Découverte du vraiSauvage et autres essais, Gallimard, 2007.

Nature et culture (ou vice versa)

35

Réfra

ctio

ns23

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 35

Page 6: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

Alain Thévenet

core une fois les « élites » (indépen-damment de ce qui les fait telles)qui, en passant des alliances entreelles, décideraient de ce qui convientà tous. Voilà qui mériterait d’être exa-miné plus attentivement.

Cela cependant ouvre une piste.Les valeurs que véhicule le mythedominant de la méchanceté intrin-sèque de la nature humaine, valeursde compétition, de survalorisationde la réussite matérielle, etc., sontdites et écrites par les « élites » ; parle biais, entre autres, des médias,elles sont malheureusement adop-tées comme des évidences inélucta-bles par la majorité de ceux qui nefont pas partie de cette élite. Mais iln’est pas sûr qu’elles emportentl’adhésion de tous ceux-ci, en toutinstant.

Après tout est-il vraiment néces-saire de nous rassurer en cherchantailleurs ou autrefois, ou plus tard,une raison d’espérer ? Sommes-nous à ce point stupides, ou ceuxque nous côtoyons ? Les « élites »,dont j’espère ne pas être, nous consi-dèrent avec condescendance et s’ar-rogent le droit de parler pour nous.Dans les discours des politiciens,des économistes, des penseurs offi-ciels, de tous les gens « compé-tents », on parle de chiffres, decroissance, etc. On ne retrouve nullepart l’expression de cette chaleurhumaine qu’on rencontre à fré-quenter ses semblables, une chaleurfaite de souffrances et de plaisirs, etaussi de solidarités spontanées.

Jacques Rancière parle des « in-visibles », ceux dont on parle et dequi l’on parle, mais dont la paroleest niée. Transformés ainsi en objetsinertes, il leur vient de temps à autrele désir incongru de poser leur exis-tence comme sujets politiques (sans

pour autant se transformer en « co-mités invisibles » !). Alors ils occupentles usines, ou les sous-préfectures,voire détruisent des machines. Politi-ciens ou syndicalistes officiels lescondamnent ou les excusent, cher-chent à les comprendre. Et si lesactes qu’ils posent alors signifiaienttout simplement un système de va-leurs autre que celui qui, justifié parles « philosophes » traîtres alliés dupouvoir, est le seul visible ? Face àune vague de licenciements, ceuxqui en sont victimes ont le choixentre deux attitudes. Ils peuventégoïstement tout tenter pour yéchapper, en enfonçant les copains.Mais ils peuvent aussi se révolter ets’engager collectivement dans uneépreuve de force. À moyen terme, lerésultat sera sans doute le même etpourra être considéré comme unéchec. Mais ceux qui auront vécu lalutte collective et l’émotion joyeusequi l’accompagne ne l’oublieront ja-mais et, un jour, voudront les re-trouver, alors que les autresresteront dans l’amertume et le res-sentiment.

Il y a une pensée clandestine,une pensée des « invisibles » qui semanifeste par quelques actionsspectaculaires, mais qu’on peutaussi retrouver dans la vie de tousles jours, pas toujours certes, maissouvent. Il s’agit de l’aide qu’onpeut apporter à des voisins, à desamis ou à des inconnus ; une aidequi n’a rien à voir avec la charitécondescendante parce qu’elle naîtdu sentiment d’une communautéde destin et qu’elle est le plus sou-vent réciproque. Il y a l’attroupe-ment qui se forme dans le couloirdu métro lorsqu’un « fraudeur »se fait prendre et qui lui permetde s’enfuir, voire les tickets laissés

36

Réfra

ctio

ns23

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 36

Page 7: Mise en page 1 - refractions.plusloin.org · 1.MarshallSahlins,La Nature humaine, une illusion occidentale,Éditionsde l’éclat,2009. 31 R é f r a c t i o n s 2 3 De Marshall Sahlins

Nature et culture (ou vice versa)

en évidence pour qu’ils soient réuti-lisés. Et c’est en somme l’entraidequi se fonde sur un sentiment pre-mier de fraternité, fraternité decondition ou de destin.

On ne retrouve guère ceci chezles dominants : qu’un banquier plusmaladroit que les autres se fasseprendre la main dans le sac, et tousses « compagnons » de classe le cou-vrent d’opprobre. Et les chefs, entreeux, mènent souvent un combat àmort, comme le montre la lutte quese livrent Sarkozy et Villepin. Ensomme, les riches suivent à la lettreles prescriptions théoriques qu’ontélaborées pour eux des penseursserviles. Les pauvres y adhèrent

peut-être superficiellement, maispeuvent retrouver dans le malheurou les difficultés quelque chosed’autre qu’on peut appeler frater-nité et qui conduit à l’entraide. Uneentraide qui, reconnue et assumée,pourrait peut-être devenir une armepolitique dans la lutte des classes…

« Prolétaires de tous les pays, des-cendez dans vos profondeurs et cher-chez-y la vérité ; vous ne la trouvereznulle part ailleurs » (Archinov).

Alain Thévenet

37

Réfra

ctio

ns23

Céline Bondaz

Réfractions n°23:Mise en page 1 19/10/2009 01:57 Page 37