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Michel Delattre

PLATON

Quintette

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La collection « Philosopher » est dirigée par Jean-Paul Scalabre

Éditions Quintette 5. rue d'Uzès 75002 Paris

Tél. : 01 4236 26 62

Tous droits réservés

Éditions Quintette Paris 1998

Dépôt légal septembre1998 ISBN : 2 86850 077 3

ISSN : 1147 2839

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I N T R O D U C T I O N

Lorsque Platon vient au monde, en 427 av. J.-C., Périclès vient de mourir. Après une période d'hégémonie sur l'ensemble de la Grèce, aux plans politique, économique, et culturel, la Cité athé- nienne, dont le même Périclès a renforcé les institutions démocra-

tiques instaurées par Clisthène au début du siècle, fait l'épreuve de ses limites à l'occasion de la guerre du Péloponnèse, qui l'oppose au camp spartiate. Trente années de campagnes militaires se sol- deront par un désastre général, non seulement pour Athènes, vain- cue, mais aussi pour l'ensemble de la péninsule hellénique et de ses dépendances.

Lorsque Platon meurt, en 347 av. J.-C., la Grèce est en passe, en effet, de ne devenir qu 'un appendice de l 'Empire macédonien, progressivement constitué par Philippe puis Alexandre.

La connaissance générale de ce contexte historique, politique et culturel est essentielle à la compréhension des prises de posi- tion platoniciennes et indispensable pour éviter bien des contre- sens : le philosophe des Idées est un penseur de son temps. Il est l 'un parce qu'il est l 'autre. Sur ce contexte historique, on peut par exemple consulter le livre de Claude Mossé, Histoire d'une démocratie, Athènes (coll. Points histoire) ainsi que les analyses politiques de Jacqueline de Romilly dans Problèmes de la démo- cratie grecque (coll. Savoir, Hermann).

L'exigence d'une réflexion et plus encore d'une attitude phi- losophiques, formulée par Platon, héritée de Socrate et bientôt

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reprise par le plus célèbre élève de l'Académie. Aristote. s'inscrit en effet en réaction contre le spectaculaire désordre intellectuel. moral et politique qui règne à l'époque. Cette réaction philoso- phique vise à neutraliser d'autres courants de pensée (traditiona- listes. rhétoriques ou sophistiques) dont Platon, pour des raisons que ses dialogues exposent, refuse de partager les orientations générales. Imaginons en effet un univers où s'impose de plus en plus le "principe" selon lequel toutes les opinions se valent, mais où certains se voient condamnés à l'exil et parfois à la mort pour leurs premières ébauches d'explication rationnelle, et non plus mythique, des phénomènes naturels : où les préjugés dominants amalgament la nécessité d'obéir à des lois avec une entrave à la liberté : où des techniciens du discours persuasif, en échange de salaires exorbitants, enseignent à la frange la plus aisée de la population un art de la séduction par le verbe (on dirait aujour- d'hui : de la « communication ») permettant de se jouer des tri- bunaux et des assemblées politiques : où. en conséquence, la liberté est confondue avec la licence. l'égalité politique avec le refus de toute hiérarchie de compétence, tandis qu'une perver- sion du principe républicain instaure un climat d'« anarchie démocratique » (selon l'expression de J. de Romilly) favorisant en réalité l'instauration de tyrannies déguisées : où la recherche de fondements des valeurs morales et sociales est interprétée tour à tour comme dangereuse et sacrilège ou comme ridicule... C est dans un tel univers que Platon sera conduit à prendre position et produire cette œuvre philosophique immense, la première qui. de l'Antiquité, nous soit parvenue de façon aussi peu altérée - œuvre dont il ne saurait évidemment être question de parcourir tous les méandres, mais dont l'intention d 'ensemble peut sans doute être ressaisie autour de sa double question centrale, donnant lieu à de multiples variations et revirements : qu'est-ce donc que la sagesse et peut-elle s'enseigner ?

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Si le nom de Platon se confond aujourd'hui pour nous avec son œuvre philosophique, ce destin personnel n'était pourtant pas dessiné d'avance. Tout le portait plutôt à devenir rapide- ment l'un des dirigeants les plus en vue de la Cité athénienne. Né d'une famille de haute aristocratie qui par les branches maternelle et paternelle est parfois présentée comme issue de divinités (sa mère serait une descendante de Solon), Platon était singulièrement destiné à exercer les plus hautes fonctions. Si l'on en croit son propre témoignage dans la Lettre VII, il semble qu'il s'y était effectivement préparé, mais que trois faits mar- quants le détournèrent de ce projet.

1 ) Le climat politique le dissuada de participer aux affaires publiques. Le cadre démocratique favorisait, tel qu'il était devenu à Athènes, les pires déviations démagogiques. Les périodes de transition oligarchique, dont la célèbre tyrannie des Trente, instaurée à la fin de la guerre du Péloponnèse, en 404, à l'occasion de la défaite d'Athènes (tyrannie sanglante à laquelle participèrent deux proches parents de Platon) ne lui donnèrent pas une image plus attirante de l'exercice du pou- voir. Le livre VI de la République s'enracine peut-être dans une expérience personnelle lorsqu'il expose les raisons qui condui- sent les vrais philosophes à se tenir à l'écart du pouvoir.

2) La rencontre avec Socrate, personnage insolite qui déambulait dans les lieux publics accompagné d'une cohorte de jeunes gens et d'admirateurs et interrogeait, au hasard des ren- contres, les uns et les autres, quelle que soit leur condition sociale, sur les valeurs fondamentales censées régir la vie humaine, incita Platon à se tourner vers d'autres horizons.

3) Enfin, la condamnation à mort du même Socrate, accu- sé de pervertir la jeunesse en la détournant du respect dû à ses

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pères et de ne pas respecter les dieux de la Cité, acheva de convaincre Platon qu'il n'avait pas sa place dans les lieux d'exercice du pouvoir.

A la suite de cette condamnation. Platon quitte Athènes et se réfugie, comme d'autres disciples de Socrate. dans une Cité voi- sine. Mégare, d'où il entreprendra un grand voyage qui semble l'avoir conduit dans les franges orientales de l'Empire grec. puis dans la Grande Grèce, au sud de l'actuelle Italie. où il fut en

contact avec des pythagoriciens et des sectes orphiques, prenant ainsi connaissance de leur doctrine. Ce périple le conduisit ensuite à Syracuse. Cité sicilienne dirigée par un tyran. Denys. auprès duquel il chercha à jouer le rôle de précepteur philosophique et de conseiller politique. A Syracuse. Platon se serait lié d'une grande amitié avec Dion. le beau frère de Denys. auprès de qui il aurait ainsi été introduit. Mais. d'une part. les relations entre Denys et Dion sont conflictuelles, d'autre part. le tyran, non sans une attirance ambiguë, ne se prête pas facilement à l'emprise que Platon peut avoir voulu exercer sur lui. Le philosophe grec. après quelques péripéties rocambolesques. aurait été conduit à quitter l'île et rentrer à Athènes. Là. dans le gymnase d'Académos. il fonde l'Académie, première grande école philosophique de l'Antiquité, véritable lieu d'étude et de vie en commun, où le maître partagera son temps entre enseignement oral et écriture de ses dialogues. A la mort de Denys. Platon aurait été convaincu par Dion de revenir à Syracuse auprès du nouveau souverain, son fils Denys II. Seconde tentative soldée par un nouvel échec. Un troisième voyage aurait eu lieu. sans davantage de succès (sur ces trois épisodes syracusains. on pourra consulter le témoignage direct de Platon, s'il en est bien l'auteur, dans les Lettres - en

particulier Lettre V II - ainsi que la présentation qu'en propose Luc Brisson dans l'excellente édition G.F. Flammarion n° 466).

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Les intentions de Platon dans ces aventures politiques ne sont pas toujours faciles à démêler. Il semble cependant naïf et abusive- ment simplificateur de les présenter, ce qu'on a parfois fait. comme une tentative d'instaurer à Syracuse la Cité idéale dont le tableau sera dressé dans la République...

L'œuvre de Platon se présente sous la forme d une suite de dialogues où un personnage central, nommé Socrate. est entouré d'interlocuteurs portant le plus souvent le nom de personnages ayant réellement existé. La succession des dialogues atteste natu- rellement de l'évolution de la pensée platonicienne, si bien qu'on a pris l' habitude de diviser l'œuvre en périodes : période socra- tique (ou dialogues de jeunesse) dans lesquels le personnage de Socrate serait le plus proche du Socrate historique : de la maturité. où l écriture témoigne d une élaboration déjà avancée de la pen- sée platonicienne: de la vieillesse, durant laquelle l'œuvre se consacre souvent à examiner des difficultés de la philosophie pla- tonicienne. plus particulièrement de la « théorie des Idées ». Au fil de la composition de ces dialogues. Socrate ne deviendrait pro- gressivement qu'un prête-nom exposant la pensée de Platon.

Les choses ne sont en réalité pas si simples, dans la mesure où exposer quelque chose comme « la doctrine de Platon » apparaît non seulement comme une gageure, mais peut-être également comme une trahison. Pas uniquement parce que cette pensée, évo- luant à travers le temps, peut difficilement être fixée en une phi- losophie établie, mais également sans doute pour des raisons de principe. Un trait constant de la pensée qui s'exprime dans les dia- logues. même s'il subit des métamorphoses, réside dans la récusa- tion d'une certaine prétention à enseigner la sagesse. Platon se refuse à commettre les erreurs même de ceux qu'il dénonce : l'au- torité de la tradition. l'opinion publique ou le pouvoir dominant.

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quête d'une seule et unique vertu, et voilà que je découvre, niché en toi. tout un essaim de vertus. » Face à la diversité (et au rela- tivisme induit) caractérisant la démarche de Ménon. Socrate exige une « forme caractéristique identique chez toutes, sans exception, qui fait d'elles des vertus ». Qu'est ce qui permet d'af- firmer que chacune de ces vertus est vertueuse ? Malgré les mises au point méthodologiques et illustrations de Socrate. visant à exposer les exigences d'une vraie définition. Ménon ne parviendra jamais à en fournir une de la vertu. A tel point qu'il se mettra en colère contre Socrate. le comparant à une raie qui paralyse sa proie dès qu'elle la touche : « j'ai à présent l'impression que tu m'as bel et bien mis dans un tel état. Car c'est vrai. je suis tout engourdi, dans mon âme comme dans ma bouche, et je ne sais que répondre. Des milliers de fois pourtant, j'ai fait nombre de discours au sujet de la vertu. même devant beaucoup de gens. et je m'en suis parfaitement bien tiré. du moins c'est l'impression que j'avais. Or voilà que maintenant je suis absolument incapable de dire ce qu'est la vertu... » (79e-80a).

Ménon n'a donc toujours pas compris la nature de l'exigence socratique. Il oppose un célèbre argument, que Socrate prend au sérieux et résout par la non moins célèbre théorie de la rémi- niscence. Ménon affirme en effet en quelque sorte qu'on ne peut rien apprendre : ce qu'on sait on ne peut l'apprendre, puisqu'on le sait. Ce qu'on ignore (outre qu'on ignore le plus souvent qu'on l'ignore et en conséquence on ne le cherche pas) comment le trou- verait-on ? Si par hasard on tombait dessus, comment savoir qu'il s'agit de ce qu'on ignorait, puisqu'on n'en connaît pas la nature ?

Socrate répond par la célèbre thèse : « Apprendre, c'est se ressouvenir. » Cette thèse est ici soutenue de deux manières :

d'abord en évoquant des récits mythologiques et religieux, voire

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mystiques : ensuite en démontrant, par l'exemple de l'interroga- tion d'un petit esclave qui ne connaît pas la géométrie, que celui- ci peut découvrir la justesse d'une démarche géométrique, du moment qu'on sait le guider correctement. S'il est possible qu'il la découvre (en réalité, lorsqu'on examine attentivement l'entre- tien. on s'aperçoit qu'il adhère librement à ce que Socrate lui pro- pose. mais cela ne fait que déplacer le problème), c'est donc qu'en une autre vie. antérieure à celle-ci. son âme a eu connais- sance de ces vérités géométriques... L'argument peut paraître fantaisiste, mais mérite d'être pris au sérieux. Il sera repris dans le Phédon (73c sq : également 91c sq) où il sera une pièce maî- tresse dans la démonstration platonicienne de l'immortalité de l'âme. Dans le contexte culturel grec. on peut évidemment le recevoir comme une croyance de nature mythico-religieuse venue à la rescousse d'une intention philosophique. Il n'est cependant pas impossible de le lire aujourd'hui comme l'affirmation de l'au- tonomie de l'esprit humain et de sa faculté d'accéder à des véri- tés universelles, qui ont donc « précédé » son existence terrestre.

L'argument de la réminiscence est lourd de conséquences quant au statut des Idées, comme le précisera le Phédon. Si. en effet. on admet ce recours à une antériorité de la contemplation des Idées par rapport à la vie terrestre, comme c'est le cas dans le Ménon. on n'est pas très loin des thèses qui. dans le Phédon par le moyen de raisonnements dialectiques, dans le Banquet et le Phèdre par le jeu de récits mythiques, affirment à propos des Idées l'éternité, l'immuabilité. le caractère unique et absolu. L'Être en soi. ce sont les Idées (Banquet. 210a-212c : l'essor du désir érotique est. dans le prolongement du mythe exposé par la prêtresse Diotime. une élévation progressive et commémorative vers la forme unique de la beauté, loin des attachements éphé- mères : Phèdre. 244a-257b sq : mythe de la procession des

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âmes, qui ont jadis contemplé les Idées dans l'au-delà de ce monde et de cette existence, mais qui, du fait de leur chute ici bas, n'en ont qu'un souvenir confus, parfois réveillé sous forme de « délires divins » - délire érotique, mais aussi divinatoire, prophétique et poétique).

Cette affirmation de l'existence d'Idées éternelles, qui appartiennent à un monde « plus réel » que le nôtre qui n'en serait que pâle imitation, e le moyen que Platon a trouvé pro- bablement inspiré par des sources orphiques et pythagori- ciennes, pour que le discours scientifique échappe au relativis- me, au devenir, à l'influence du sensible dont on a examiné dans les parties précédentes pourquoi il ne pouvait se résoudre à en faire l'horizon limité de la pensée et des pratiques humaines. Grâce à cette référence aux Idées, une hiérarchie des modes de connaissance est possible. L'opinion n'est en aucun cas un savoir, mais le plus souvent de l'ordre du préjugé. La science digne de ce nom est la dialectique, seule capable de comprendre le réel à la lumière des Formes éternelles. Entre elles, intermé- diaire précieux quand par un heureux hasard ou une divine ins- piration on la possède, l'opinion vraie, dont il faut savoir se méfier car elle n'est pas un savoir assuré, peut permettre d'avan- cer jusqu'à un certain point dans les pratiques quotidiennes (cf. Ménon, 96d-99d et République V, 476c-480a). C'est également grâce à cette référence aux Idées que la vie terrestre elle-même peut être mieux réglée, même si elle n'atteindra jamais leur per- fection, comme l'a montré l'exemple de la politique.

L'accès à la philosophie apparaît alors comme le produit laborieux d'une longue ascèse nous détournant peu à peu des pièges de la sensibilité. La figure emblématique de Socrate en donne l'exemple dans le Phédon (il ne servirait à rien de vivre si

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cette vie devait être privée de toute relation avec des fins supé- rieures à celles que nous inspire le corps et. avec lui. toutes les passions qui opposent les hommes entre eux. mais aussi chacun à lui-même). La longue formation des futurs philosophes dans le livre VII de la République, où l'espoir d'accéder à la dialectique passe par de longues décennies d'études, préparatoires à la phi- losophie en ce qu'elles apprennent peu à peu à l'âme à se détour- ner du sensible pour s'élever vers leurs objets purement intelli- gibles (le nombre, les figures, les proportions réglant les mouve- ments des astres ou produisant l 'harmonie des sons). qui « élève peu à peu l'âme vers le haut ». promet ainsi aux esprits les plus avisés d'accéder un jour à la maîtrise des Idées.

Les derniers dialogues de Platon sont des « dialogues dialec- tiques ». ainsi nommés, cependant, non parce qu'ils enseigne- raient la dialectique, mais soit parce qu'ils s'efforcent d en esquisser l 'usage en recherchant la nature de la science (Théétète) ou en dessinant le portrait du sophiste ou du politique (sur ces points que nous ne pouvons développer ici. voir dans la même collection la première partie de la Raison. pp. 4-30). soit parce que. comme le Parménide. ils examinent sans concession certaines difficultés de la théorie platonicienne (dont celles qui tiennent à la théorie de la « participation » : comment concevoir le mode de présence des Idées dans les entités matérielles sans transformer la théorie des Idées en une avalanche d'impossibili- tés logiques et ontologiques ? ). La fréquentation de tels dialogues permet de se faire une idée des Idées (par exemple à travers la pratique de la méthode dite « de division ». mise en œuvre de façon édifiante dans le Théétète. dans le Sophiste et dans le Politique). Si on ne peut en déduire avec certitude une théorie exhaustive des Idées, on peut en dessiner les grands principes.

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L'art de la dialectique consiste essentiellement à savoir juger du réel en respectant les lois régissant les relations des Idées entre elles. Il convient, de ce point de vue. de distinguer les jugements relatifs, portant sur des relations contingentes entre des entités empiriques, et les jugements proprement dialectiques. révélant et respectant des relations absolues portant sur l'Etre (les Idées) sachant que les seconds fondent les premiers. Ex. : je dois com- prendre qu'il est possible de dire qu'une chose est plus petite qu'une autre et en même temps plus grande qu'une troisième sans que cela n'entraîne une quelconque identité entre l'Idée de Grand et l'Idée de Petit. Je me rapporte en effet dans ce cas à un mode d'être non essentiel de cette chose qui fait qu'elle participe tantôt de l'Idée de Petit, tantôt de l'Idée de Grand. En revanche.

à l'Idée de Neige est nécessairement liée celle de Froid, laquelle est absolument opposée à celle de Chaud, qui est elle-même nécessairement liée à celle de Feu. C'est pourquoi, dans l'expé- rience. la neige ne peut être chaude et n'est plus neige lorsque. sous l'effet du feu. je lui impose la chaleur. Ici se révèle donc une qualité non plus contingente, mais essentielle, de la neige. Cet exemple inspiré par le Phédon illustre à un premier niveau un aspect essentiel de la théorie des Idées : le monde des Idées n'a d'intérêt philosophique que dans la mesure où il permet de por- ter des jugements pertinents sur la « réalité » empirique, qui en respecte les lois. Aujourd'hui encore, ce qu'on appelle la science n'est pas autre chose.

Dans cette perspective, le Sophiste. le Philèbe. et le Timée. chacun à sa manière, s'efforcent, à défaut de pouvoir examiner toutes les relations légitimement pensables entre toutes les Idées. d'exposer des « genres » de l'Être (par ex.. dans le Sophiste. cinq genres : l'Être, le Mouvement et le Repos, le Même et l'Autre) à partir desquels pourrait se construire la totalité de la grammaire

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du réel. celle qui gouverne tout le monde possible de l'expérience humaine. La lecture de ces dialogues permet ainsi, sans en abo- lir toutes les difficultés, de refuser les caricatures qui sont par- fois proposées de « l'idéalisme platonicien » : la préoccupation permanente du fondateur de l'Académie n'était ni de condamner la réalité empirique ni de la fuir, mais de la comprendre, et de la comprendre telle qu'elle est et telle qu'elle est possible - voire. pour ce qui relève de l'action, telle qu'elle est à la fois souhai- table et possible. C'est en ce sens qu'on peut comprendre l'affir- mation régulière de Platon selon laquelle l'Idée suprême, celle qui gouverne toutes les autres, est l'Idée du Bien. Loin d'y voir un idéalisme naïf et optimiste, on peut y repérer un principe qu'au fond aucune philosophie ne saurait impunément ignorer : si le bien n'est pas d'emblée inscrit dans « notre » réel. si ce bien est à construire, il n'est cependant de bien que pensable rigou reusement et en même temps réalisable dans ce monde Aussi loin de toute utopie que de tout réalisme cynique. Platon affir- me donc que l'Idée correcte du Bien n'est ni de ce monde ni d'un autre monde : sa philosophie exige une pensée capable de se soustraire à l'emprise tyrannique du donné immédiat sans se perdre dans l'impossible ou dans l'absurde. Pour se donner les moyens de comprendre un monde en devenir elle s'efforce de dessiner, avec les moyens culturels de son temps, une géographie immuable de la pensée, que celle-ci vise à comprendre scientifi- quement le réel ou à déterminer les actions humaines, deux tâches indissociables auxquelles nous sommes toujours attelés...

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C O N C L U S I O N

A la façon de Socrate dans l'Alcibiade (135e) tout philo- sophe, certainement, aimerait pouvoir dire :

« Mon amour ressemblera fort à celui de la cigogne : il aura élevé au nid. dans ton âme. un petit amour ailé, qui ensuite prendra soin de lui. »

Ce qui n'est qu'une autre façon de dire que la philosophie comme l'amour vrai. n'a jamais de fin ni de conclusion, parce que chacun y est invité, au bout du dialogue. sans renoncer à l'interlocution, à voler de ses propres ailes.

Celui qui ne s'y engage pas véritablement, qu'il se prétende philosophe ou disciple, épouse sans doute, d'une façon directe ou indirecte, le camp de ceux, tels les sophistes. dont les préoccu- pations plus terre à terre ne sont pas de l'ordre des Idées. A moins, au contraire, qu'il y aspire trop pour être capable de sai- sir ce que le réel lui en offre pourtant.

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B I B L I O G R A P H I E

L'œuvre intégrale de Platon est publiée en traduction françai- se. avec le texte grec en regard, par l'association Guillaume Budé. aux éditions des Belles Lettres. C'est à ce texte que nous nous sommes le plus souvent référé, sauf pour les cas où l'excellent tra- vail de réédition (présentation. traduction et notes de grande qua- lité) entrepris aux éditions G.-F.- Flammarion était déjà dispo- nible.

Pour une anthologie raisonnée des textes platoniciens, on pourra se reporter, par exemple, à l'ouvrage de Louis Guillermit. Platon par lui-même. L'éclat. Paris 1989.

Quant à faire un choix limité au sein de la surabondante liste des ouvrages de présentation de Platon ou d'étude de tel ou tel point de sa doctrine, nous n'en avons pas la témérité... Signalons simplement la qualité de nombreux travaux récents tels que ceux de Luc Brisson. Monique Canto-Sperber. ou Michel Narcy. à par- tir desquels il sera possible de commencer à remonter l'écheveau des commentaires et des présentations. On peut procéder de même à partir du livre plus ancien de Victor Goldschmidt. les Dialogues de Platon. P.U.F.. Paris 1947 (régulières réédit.).

Pour une première prise de contact avec Platon, on peut conseiller la lecture de l'Apologie de Socrate ou du Criton. puis de l'un des autres dialogues de jeunesse (ex. Gorgias). À l'autre bout. le Théétète. le Sophiste, le Timée. le Parménide. plus difficiles. offrent l'exemple de l'état le plus mature de la pensée du philo- sophe. Entre les deux. le Banquet ou le Phèdre marquent un tour- nant. tandis que la République semble incontournable.