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  • 8/3/2019 Mesurer l'impact des politiques de chtiment et de pardon : plaidoyer pour l'valuation de la justice transitionnelle

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    Original franais. La version anglaise de cet article a t publie sous le titre Measuring the impact of punishment andforgiveness: a framework for evaluating transitional justice dans le volume 88, numro 861, mars 2006, pp. 343-365,

    de laInternational Review of the Red Cross.

    Mesurer l'impact des

    politiques de chtiment etde pardon : plaidoyer pourl'valuation de la justicetransitionnelle

    Pierre Hazan

    Pierre Hazan est Senior Fellow, UnitedStates Institute of Peace, Washington, DC

    RsumCommissions vrit, tribunaux pnaux internationaux, rparations, excuses publiques, les

    mcanismes de justice transitionnelle sont devenus les nouveaux mantras de laprs-guerre froide. Ces mcanismes visent rconcilier des socits victimes de violations massives dedroits de lhomme et promouvoir des dynamiques de rformes et de dmocratisation. Avec

    pour objectif ultime, de stabiliser les foyers de tension. Mais dans quelle mesure cesinstruments soutenus financirement et politiquement par la communaut internationale et lesONG, sont-ils vritablement efficaces ? Leur impact est, en ralit, peu connu. Cet article

    participe combler cette lacune. Il dcrypte les hypothses de la justice transitionnelle, sonfonctionnement et propose une srie dindicateurs pour en valuer les rsultats.

    *****

    Depuis la fin de la guerre froide, la justice transitionnelle est devenue le nouveau mantra desrelations internationales. En lespace de deux dcennies, les commissions vrit se sontmultiplies aux quatre coins du monde, la justice pnale internationale a connu undveloppement sans prcdent, les paroles de repentir et loctroi de rparations aux victimesde violations des droits humains nont jamais t si nombreux. Quant au processus de mise enmmoire des crimes passs, il connat depuis 1989 une intensit ingale.

    L'auteur tient remercier pour leur soutien The United States Institute of Peace, le Fonds National de laRecherche Scientifique (octobre 2003-septembre 2005), ainsi que le Human Rights Program de la Harvard LawSchool (janvier-juillet 2005) et les facults de sciences conomiques et sociales (SES) et de droit de lUniversit

    de Genve.

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    La justice transitionnelle porte la marque contradictoire des annes 1990, celle delespoir et du tragique. Face lumineuse : leffondrement des dictatures communistes danslex-empire sovitique, la fin du rgime dapartheid en Afrique du Sud et laffermissementdes dmocraties en Amrique latine. Face sombre : le gnocide du Rwanda et les politiques denettoyage ethnique dans les Balkans, au Caucase et en Afrique. Dans toutes ces rgions, la

    gestion des crimes passs et parfois prsents a provoqu un foisonnement dinitiatives etmoult passions. Emblmatis par la cration quasi-simultane de la commission vrit etrconciliation sud-africaine et du Tribunal pnal international pour lex-Yougoslavie, unvigoureux dbat a oppos dans le milieu des annes 1990 partisans dune politique de pardonet partisans dune politique de chtiment. Chacun affirmant mieux servir lobjectif de la rconciliation 1.

    Aujourdhui, la communaut internationale met laccent la fois, sur les mcanismesextra-judiciaires tourns vers la reconstruction sociale etsur la dimension stigmatisatrice duchtiment pnal. Au sein mme du champ de la justice transitionnelle, justice restorative etpnale sont toutes deux perues comme ncessaires, car complmentaires 2. Dans ce mondede laprs-guerre froide marqu par la rsurgence dune philosophie morale des relations

    internationales, cette complmentarit entre justice pnale et restorative joue donc un rleessentiel. Elle est la fois dfense dun socle civilisationnel et fragile espoir dun mondemeilleur 3.

    Face des tats menacs de fragmentation, o les valeurs traditionnelles et le tissusocial se dlitent , la justice transitionnelle se prsente comme une fragile alternative pourchapper lescalade de la violence et de la vengeance. A lcoute de la demande desvictimes et des socits, la justice transitionnelle cherche contribuer leur rparation. Maiselle veut tre davantage que cela. Elle entend mobiliser les forces vives de ces socits pourles aider affronter un pass fait de crimes et de violations massives des droits de lhommepour mieux ensuite se diriger vers une aube dmocratique. En ce sens, la justicetransitionnelle apparat comme une nouvelle Jrusalem : elle indique la voie vers des rformesinstitutionnelles et politiques qui contribueront progressivement ltablissement, puis laconsolidation de la paix et de ltat de droit. Il y a l une dimension eschatologique dans la

    justice transitionnelle, la volont de sextraire du tragique de lhistoire, une d-fatalisation dumonde.

    1 Voir les crits de Desmond Tutu. En particulier, Il ny a pas davenir sans pardon, Albin Michel, 2000. Larsolution 955 du CS de lONU qui fonde le TPIR en 1994 lui assigne explicitement comme objectif larconciliation entre Rwandais : Convaincu que, dans les circonstances particulires qui rgnent auRwanda, des poursuites contre les personnes prsumes responsables d'actes de gnocide ou d'autresviolations graves du droit international humanitaire () contribueraient au processus de rconciliation

    nationale ainsi qu'au rtablissement et au maintien de la paix () 2 Voir notamment the Report of the Secretary-General on the rule of law and transitional justice in conflictand post-conflict situation, report from the Secretary General of the UN, August 3, 2004, S/2004/616. Cetteapproche combine a t teste par lONU au Sierra Leone avec la mise en place dun Tribunal spcial etdune commission vrit. Symptomatiquement, Desmond Tutu sest fait aujourdhui lavocat des poursuitesjudiciaires en Afrique du Sud pour les auteurs de crimes politiques qui nont pas demand lamnistie laCVR. Voir Tutu urges apartheid prosecutions, , Jan. 2006.Quant au TPIY, il sest dclar favorable linstauration dune commission vrit dans les pays de lex-Yougoslavie.

    3 Voir notamment Eleazar Barkan, The Guilt of Nations: Restitution and Negotiating Historical Injustices,W.W. Norton and Compagny, New York, 2000, Alex Boraine, A Country Unmasked, Inside South AfricasTruth and Reconciliation Commission, Oxford University Press, Oxford, 2000, Priscilla B. Hayner,Unspeakable Truths, Confronting State Terror and Atrocity, Routledge, New York and London, 2001,

    Martha Minow, Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence,Beacon Press, Boston, 1998.

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    La justice transitionnelle est une utopie, dans le sens positif du terme, qui, selon sesprsupposs, permet aux socits de se mobiliser et dagir, sachant quelles sont confrontes des dfis vertigineux, comme le relve le rapport de lONU the rule of Law and transitional

    justice in conflict and post-conflict situation 4 :

    Helping war-torn societies re-establish the rule of law and come to terms with large-scale past abuses, all within a context marked by devastated institutions, exhaustedresources, diminished security and a traumatized and divided population, is adaunting, often overwhelming, task. It requires attention to myriad deficits, amongwhich are a lack of political will for reform, a lack of institutional independencewithin the justice sector, a lack of domestic technical capacity, a lack of material andfinancial resources, a lack of public confidence in Government, a lack of officialrespect for human rights and, more generally, a lack of peace and security.

    Ce programme qui vise scuriser les foyers de tension est digne des douze travauxdHercule . On le voit, la justice transitionnelle engage des choix fondamentaux de socit.

    Elle participe ltablissement des normes sur lesquelles repose le fonctionnement dusystme international. Au carrefour de la morale, du politique, du droit, de lhistoire et de lapsychologique, la justice transitionnelle a circonscrit troitement la souverainet nationale, enlimitant la dfinition des immunits diplomatiques et le champ des amnisties. Ce qui, du coup,a influenc la dynamique de rsolution des conflits et rendu plus problmatique le travail dengociation des mdiateurs auprs des belligrants : quelle assurance peuvent-ils offrir desresponsables politiques et militaires ou des seigneurs de la guerre, qui demain peuvent treinculps pour leurs forfaits ?

    La justice transitionnelle est devenue lun des traits dominants de laprs-guerrefroide. La communaut internationale a investi financirement, politiquement etsymboliquement dans les politiques de pardon et de chtiment. Les Nations unies ont t desacteurs essentiels dans certaines commissions vrit, comme au Salvador et Hati. LeConseil de scurit de lONU a aussi cr les deux tribunaux ad hoc des Nations unies, celuide lex-Yougoslavie et du Rwanda, dont les frais de fonctionnement reprsentent plus de 15%du budget ordinaire des Nations unies. Depuis leur cration en 1993-1994, ces deux seulstribunaux ont cot aux Nations unies plus dun milliard six cent millions de dollars et leurcot combin slve aujourdhui plus de 250 millions de dollars par an 5.

    En lespace dune quinzaine dannes, la justice transitionnelle est devenue unediscipline, avec son conomie, ses pratiques, ses institutions, ses spcialistes, ses clercs, sespublications, ses dbats. Depuis 2000, elle est dsormais enseigne dans certaines universits.Les mdias lui consacrent une place considrable, puisque la justice transitionnelle mobilise

    les passions en affirmant les nouvelles valeurs des socits et de la communautinternationale.Si la littrature consacre la justice transitionnelle est considrable, rarissimes sont

    en fait les ouvrages qui dcryptent son mode de fonctionnement et valuent ses effets. Il y adeux raisons majeures cela : la premire tient aux obstacles mthodologiques (voir plusloin). La seconde tient au fait que les dbats sur la justice transitionnelle, et en particulier, surla justice internationale, sont hautement idologiss. Ils sont aussi polariss que ritualiss, eten fin de compte, savrent souvent frustrants. Traditionnellement, ils opposent lespromoteurs de la justice transitionnelle qui voient en elle un processus chaotique, mais

    4 Report of the Secretary-General on the rule of law and transitional justice in conflict and post-conflict

    situation, idem.5 Op. cit., p. 14.

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    indispensable afin de moraliser la vie politique en librant les forces vives de la socit ceuxqui en font une critique radicale, que ce soit dans sa globalit ou du moins dans certains de sesaspects. Ainsi, parmi bien dautres, le gnral Galloix 6 estime que la justice pnaleinternationale nest ni plus ni moins quune justice slective et politique, voie royale la miseen place dun apartheid judiciaire entre un occident tout-puissant et des pays faibles :

    le Tribunal pnal international pour lex-Yougoslavie est une arme de guerre,comme peut ltre un bombardement ou un blocus conomique. Aujourdhui, lesguerres comportent un certain nombre de phases (), une phase de dsinformationdestine sataniser ladversaire (), un procs des vaincus qui achvent de

    justifier la guerre. Le droit dingrence humanitaire, militaire est maintenant compltpar le droit dingrence pnal.

    Dautres, comme lanthropologue indienne Nandini Sundar 7, y voient le signe dune politiquehypocrite de loccident, qui soutient des institutions pnale internationales lorsquellesfrappent ses ennemis, mais se rserve le droit dmettre de timides repentirs pour ses propres

    crimes.Notre conviction, partage par de nombreux observateurs et acteurs de la justice

    transitionnelle, est que nous savons en ralit peu de choses sur ses effets. Nous lavons vu :des dizaines dtats ont mis en place des mcanismes de la justice transitionnelle, appuys parla communaut internationale et nombre dONG. Mais quel a t le retour sur investissement,tant financier que symbolique et politique, de telles procdures judiciaires et extrajudiciaires?Dans quelles mesures, les promesses de la justice transitionnelle ont-elles t effectivementtenues ? Comment la communaut internationale peut-elle mieux cibler son soutien pour empower des socits civiles et les aider surmonter les divisions nes de conflitsinternes ?

    Le rapport de lONU mentionn plus haut 8 avait dj tir des enseignements. Cetarticle veut contribuer modestement avec dautres 9 poursuivre dans cette voie et mieuxsaisir les effets de la justice transitionnelle. Nous proposons ici de dcrypter lefonctionnement de la justice transitionnelle et den valuer certains rsultats. Pour ce faire,nous allons dans un premier temps, dfinir le champ de pratiques que constitue la justicetransitionnelle, puis nous analyserons la logique qui sous-tend la justice transitionnelle, enfin,nous examinerons les dix dfis quentend relever la justice transitionnelle.

    La justice transitionnelle : un champ de pratiques

    Nous lavons dit plus haut, les promoteurs de la justice transitionnelle affirment que les

    politiques de pardon et/ou de chtiment permettent de redonner leur dignit aux victimes, de6 Pierre Marie Gallois, Jacques Vergs, Lapartheid judiciaire, le Tribunal penal international, arme de

    guerre, LAge dHomme, 2002, p. 11.7 Nandini Sundar, Toward an anthropology of culpability,American Ethnologist, Vol. 31, No. 2, pp. 145-163.8 The rule of Law and transitional justice in conflict and post-conflict situation rconciliation , idem.9 Citons notamment et de manire non exhaustive, Eric Stover and Harvey M. Weinstein (ed.), My Neighbor,

    My Enemy, Justice and Community in the Aftermatho of Mass Atrocity, Cambridge University Press, 2004,Eric Brahm, Getting to the Bottom of Truth: Evaluating the Contribution of Truth Commissions to Post-Conflict Societies, Paper presented at the International Studies Association Annual Meeting, Honolulu,Hawaii, March 1-5, 2005, Forgotten Voices, A Population-Based Surey on Attitudes About Peace andJustice in Northern Uganda, ICTJ and the Human Rights Center, University of California, Berkeley, July2005, A Call for Justice, A National Consultation on past Human Rights Violations in Afghanistan,

    , Priscilla B. Hayner, Unspeakable Truths, Confronting State Terror and Atrocity,Routledge, New York and London, 2001.

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    contribuer la rconciliation nationale par un travail de vrit et de justice quelle soitsymbolique ou pnale, de prvenir de nouveaux crimes, de participer au rtablissement et aumaintien de la paix, dtablir, sinon de renforcer ltat de droit, par lintroduction de rformesinstitutionnelles et politiques.

    Ce sont la fois des objectifs individuels et socitaux, puisquils vont du

    rtablissement psychologique de la victime jusqu la rconciliation nationale , travers laformation dune nouvelle identit collective.Pour atteindre ces buts, la justice transitionnelle utilise un certain nombre de

    pratiques : les poursuites judiciaires, les commissions vrit, les lois de lustration etdpuration 10, les rparations, les excuses publiques, la rcriture de lhistoire. Ces pratiquessont utilises selon les situations, slectivement, simultanment, voir chronologiquement.Ainsi, des pays ont fait le choix de ne pas engager de poursuites judiciaires, dautres ont mende front des commissions vrit et des poursuites pnales, et certains ont commenc par despolitiques de pardon, avant de procder des politiques de chtiment. En contrepoint avec cetrend dextension de la justice transitionnelle, le Mozambique a dcid dune amnistiegnrale la fin dune guerre civile atroce en 1992 et lAlgrie a pratiquement fait de mme

    lautomne 2005 11.

    Les principaux mcanismes de la justice transitionnelle

    Les procdures judiciaires

    Cest lensemble des politiques de chtiment dont lacte fondateur fut la cration destribunaux militaires interallis de Nuremberg : tribunaux pnaux internationaux, tribunauxsemi internationaux, Cour pnale internationale, tribunaux nationaux. Leur objet est larpression des crimes internationaux (crimes de guerre, crime contre lhumanit et crimes degnocide), et, galement selon leur mandat, des violations graves des droits de lhomme.

    Les commissions vrit

    Les commissions vrit (parfois, appeles commissions vrit et rconciliation) sont orientesvers les victimes. Elles sont un processus extrajudiciaire qui, selon les contextes, complte ouse substitue des poursuites pnales.

    Les rparations

    Les rparations sont aussi vieilles que la guerre. Mais dans le sens o nous lentendons, il

    sagit dun phnomne relativement nouveau qui sadresse aux victimes ou aux ayant droitsde personnes qui ont t perscutes, soit en raison de leur origine ou de leur engagement. Lespremires rparations de ce type sont celles accordes par la Rpublique fdrale allemandedepuis 1952 aux rescaps des camps dextermination et de concentration nazis : cesrparations sont un acte volontaire dun tat pays des individus ou des groupes 12, afin de

    10 Cest la voie qui a t choisie par la plupart des ex-rgimes communistes du glacis sovitique. Il nen serapas question dans cet article.

    11 Les autorits algriennes ont organis un rfrendum o une majorit populaire, sous forte pression desautorits, sest prononce en faveur dune trs large loi damnistie lgard des auteurs de crimes commislors de la guerre civile. Les rsultats de ce rfrendum ont t contests par les observateurs internationaux.

    12

    Cette dfinition est largement inspire dEric Posner et dAdrian Vermule, Reparations for Slavery andOther Historical Injustices, vol. 103, pp 689-748, 2003, p. 694.

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    satisfaire des buts moraux et politiques. A cela sajoutent dsormais, les rparations quipeuvent tre ordonnes par des tribunaux pnaux.

    Les excuses publiques

    Lexpression du repentir par le chef de ltat ou des hauts responsables de ltat nest pasnouvelle. Mais depuis la fin de la guerre froide, les actes de repentir ont pris une extensionindite. A la fin des annes 1990, tous les leaders occidentaux se sont publiquement excusspour des crimes anciens, parfois plurisculaires. Ainsi, Tony Blair pour la responsabilit de lafamine en Irlande au 17e sicle, Jacques Chirac pour la responsabilit de la France dans ladportation des juifs, Gerhardt Schrder pour le pass nazi de lAllemagne, Bill Clinton quece soit pour lattitude de son pays pendant le gnocide rwandais, pour la traite ngrire etlesclavage, ou pour le soutien des rgimes dictatoriaux en Amrique latine.

    La rcriture de lhistoire

    Les poursuites judiciaires, les commissions vrit (et rconciliation), lexpression publique durepentir, loctroi de rparation participent tous construire la manire dont la nation seraconte elle-mme, en affirmant la fois son cadre identitaire et ses nouvelles valeurs. Cetravail de mise en mmoire saccompagne dun processus plus large marqu par louverturedes archives, la rcriture des manuels dhistoire, la construction de mmoriaux, de muses dusouvenir, dinstauration de journes du recueillement.

    Les prsupposs de la justice transitionnelle

    Les prsupposs de la justice transitionnelle nont fait lobjet que de peu de travauxthoriques. A y regarder de plus prs, la justice transitionnelle repose sur deux axiomes debase qui se compltent. Lun qui considre que ltablissement de normes appuy par unepolitique du bton et de la carotte socialise les mauvais lves en matire du respect desdroits de lhomme. Cest une pdagogie normative qui sadresse aux lites politiques et auxmilitaires, soit un processus dit top down . Le second axiome est, au contraire, unprocessus dit bottom up . Il part de lide que des socits ensanglantes par des guerresciviles ou des peuples victimes de rgimes dictatoriaux doivent se purifier, afin dexorciser cepass traumatique. Ce processus de catharsis nationale vise librer les membres de lasocit de leurs motions, en canalisant celles-ci vers la recomposition de lidentit nationale.

    La paix par linstauration des normes

    Le dveloppement de la justice transitionnelle repose sur lide que ltablissement denouvelles normes socialise progressivement, par exemple, les nettoyeurs ethniques et lesseigneurs de la guerre, permettant terme de stabiliser le systme international. Deux auteurs,Martha Finnemore et Kathryn Sikkink 13, ont expliqu avec beaucoup de conviction que lesnormes jouent auprs des tats, le rle dun corset : elles limitent progressivement leur margede manuvre. Elles rglementent le comportement des acteurs, redfinissent leurs identits,insufflent de nouvelles valeurs qui vont progressivement imprgner les institutions nationales.

    13 Martha Finnemore and Kathryn Sikking, International Norm Dynamics and Political Change , International Organization, Vol. 52, No. 4 (Autumn 1998), pp. 887-917. Voir aussi de Jack Snyder and

    Lesli Vinjamuri, Trials and Errors, Principle and Pragmatism in Strategies of International Justice,International Security, Vol. 28, No. 3 (Winter 2003/04), pp. 5-44.

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    Selon Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, ce changement normatif fonctionneraitcomme une fuse trois tages: dans un premier temps, les entrepreneurs de normes quesont les ONG utilisent leur pouvoir de dnonciation pour dlgitimer et isoler ceux qui violentles droits de lhomme. Cest la loi du tapage, chre Bernard Kouchner. A cette fin, ellescrent des alliances avec les tats qui ont dvelopp un march de niche dans les relations

    internationales : celui de gardien de la morale, darbitres, de mdiateurs, comme la Suisse, laSude, la Norvge, le Canada. Ce sont gnralement des pays de culture protestante, qui nesont pas des grandes puissances et qui ne tranent derrire eux aucun boulet de pass colonialet nont donc pas de chasse garde protger comme la France et la Grande-Bretagne.

    Dans un deuxime temps, les ONG travaillent ladoption de ces normes sur le planuniversel, appuyes par des organisations internationales et des tats. Ces derniers peroiventlintrt politique de se positionner moralement. Dans une ultime tape, selon cette approche,lensemble des tats progressivement adopte ces normes.

    Les acteurs rcalcitrants sont soumis un marchandage stratgique . Sils acceptentles rgles de la communaut internationale, ils auront droit aux gains quoffre la respectabilit(accs des prts de la Banque Mondiale, du FMI, demande dadhsion lUE), sils les

    refusent, ils paient le prix de leur isolement. La coopration des pays de lex-Yougoslavieavec le tribunal de La Haye illustre parfaitement cette approche: la Serbie na livr SlobodanMilosevic au TPIY que parce que les occidentaux avaient conditionn loctroi dun prt de 10milliards de dollars au transfert de lex-prsident serbe dans la prison du TPIY. A cettediplomatie du chquier sest ajout par la suite le fait que les pays de lUE avaient fait de lacoopration avec le TPIY un pralable pour ouvrir des ngociations en vue de ladhsion lUE de la Serbie et de la Croatie. Cest cette pression qui explique le fait que la quasi-totalitdes inculps ont t arrts. Ce marchandage stratgique oblige les tats rcalcitrants mettreen place des procdures lintrieur mme des appareils tatiques, qui satisfassent lesbailleurs de fonds occidentaux. Dans une dernire tape, ces contraintes extrieures finissentpar tre internalises au point dsormais de faire partie de la culture intgrante de cesinstitutions. Au terme de ce processus de socialisation, les pressions dsormais se manifestentdepuis lintrieur pour permettre la naissance dun vritable tat de droit.

    La paix par la catharsis populaire

    A cette approche normative, sajoute une approche psychologisante, reposant sur le conceptde mtamorphose de lidentit nationale. Son objectif est la rconciliation nationale . Elleimplique que des groupes jadis ennemis parviennent coexister sans violence. Cela ncessitellaboration dun nouveau pacte socital qui casse le cycle de la violence et de lavengeance . Cest lun des axiomes de base de la justice transitionnelle. Il sappuie sur la

    conception rdemptrice de la narration. Celle-ci affirme que lnonc par les victimes de leurssouffrances dans le cadre solennel dun tribunal pnal ou dune commission vrit leur permetde regagner leur dignit.

    Par cette vrit, un processus de catharsis national se produit, qui permet lcrituredune histoire commune en lieu et place des mmoires et des identits closes, dresses lesunes contre les autres. Lidentit nationale devient autre. Le cas le plus emblmatique estcelui de lAfrique du Sud : avec la commission vrit et rconciliation et le changement dedrapeau et dhymne national, la mobilisation des symboles a t trs efficace pour participer ce processus de mtamorphose de lidentit nationale autour de lide de la nation arc-en-ciel,the New South Africa.

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    Lvaluation des rsultats

    Jusquici, nous avons dfini la fois les pratiques et les prsupposs de la justicetransitionnelle, mais quen est-il de son efficacit ? Soulignons dabord la difficult de

    lentreprise. Difficults mthodologiques, tout dabord. Comment apprcier la rentabilitpolitique et symbolique dun tribunal pnal international ou dune commission vrit auprsde lopinion publique ? Cela implique disoler leur effet spcifique dautres facteurs, tels quelvolution politique dun pays, laquelle ils participent. Par ailleurs, cette premiredifficult, sajoute lutilisation de concepts moraux aux frontires vagues, tels que la vrit, lepardon, la rconciliation. Prenons le seul exemple de la rconciliation : la dfinit-on parlabsence de vengeance ? La coexistence pacifique entre groupes jadis ennemis ? Ou par uneralit sociale marque par des interactions troites entre diffrents groupes ? Certains auteursse mfient du reste de ce terme et prfrent celui de reconstruction sociale 14. Troisimedifficult : quel talon faut-il prendre pour mesurer leffet de prvention de nouveaux crimes,dont la justice transitionnelle se prvaut ? Par dfinition, la dissuasion se laisse difficilement

    apprhender, et oblige construire des raisonnements hypothtiques bass sur le what if ? Bref, la difficult disoler les variables, lutilisation de concepts ambigus, les

    raisonnements bass sur des constructions hypothtiques, tout cela rend la tche ardue. Endpit de toutes ces difficults, tentons dy voir plus clair au vu de limportance des enjeux desocit.

    Les temporalits de la justice transitionnelle

    Constatons, tout dabord, que la justice transitionnelle dploie ses effets sur des temporalitsdiffrentes. Lexemple allemand est particulirement frappant. Ainsi, jusque dans les annes1960, les analyses montrent que la plupart des Allemands ne voyaient dans les tribunauxinterallis de Nuremberg quune justice de vainqueurs. Ils jugeaient au demeurant que lestapis de bombe dverss par laviation anglo-amricaine sur Dresde, Hambourg et Berlintaient le prix que la socit allemande avait dj pay pour les crimes nazis... Ce nest quedans les annes 1970, que les tribunaux de Nuremberg sont devenus parties intgrantes durfrent allemand et ont particip la mise en cause par la jeune gnration de lattitude deleurs pres durant la guerre et par lessor du pacifisme.

    Lexamen de la justice transitionnelle post-guerre froide ncessite de prendre encompte des variables temporelles plus fines. Contrairement aux tribunaux de Nuremberg, la

    justice internationale sexerce parfois avant mme la fin des hostilits, tels le TPIY tabli enplein conflit de lex-Yougoslavie et la CPI saisie par le Conseil de scurit de lONU pendant

    la crise du Darfour (Soudan).La dimension temporelle est dautant plus essentielle prendre que les mcanismes dejustice transitionnelle, refltent les rapports de force, mais aussi participent les modifier. Unaxe temporel rend compte de cette ralit dynamique, Souvent, dans la priode initiale, lesdirigeants vaincus ou en position de faiblesse, conservent un pouvoir dinfluence (et parfoisde nuisance) qui leur permet parfois, de ngocier llaboration du nouvel ordre interne.Cependant, terme, leur force et leur capacit mobiliser autour deux tendent sestomper,notamment du fait de lefficacit des mcanismes de la justice transitionnelle. Cest ce quisest pass notamment au Chili, o la commission vrit a eu pour effet de rduire la

    14 Voir par exemple, My Neighbor, My Enemy, Justice and Community in the Aftermath of Mass Atrocity,

    Ed. Eric Stover and Harvey M. Weinstein, op. cit., pp. 13-15. Pour notre part, nous nous sommes conform lusage general, en employant le terme de rparation.

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    popularit du gnral Pinochet, favorisant de nouveaux quilibres et ouvrant la voie desannes plus tard, des poursuites judiciaires jadis impossibles.

    Nous pouvons distinguer, selon les situations, quatre priodes dans laction de lajustice transitionnelle :

    1. La phase de conflit arm15

    lorsque les chefs de guerre occupent partie ou totalit dupouvoir rendant le travail de la justice internationale particulirement difficile (cest leseul mcanisme de la justice transitionnelle qui peut intervenir dans cette priode). Lespopulations sont en effet mobilises par leffort de guerre et la propagande.

    2. La phase de post-conflit immdiat (dans les cinq ans), o les chefs de guerre peuvent jouer (mais pas forcment) de leur capacit de nuisance et mobiliser les mdias et lesrseaux qui leur sont fidles.

    3. Le moyen terme (de 5 20 ans) o la socit en voie de reconstruction sociale et politiquelabore de nouveaux repres. Les inculps et les rseaux qui les soutiennent sont affaiblisdans le nouvel environnement politique. Ainsi, les arrestations se sont succdes danslex-Yougoslavie, puisque la quasi-totalit dentre des inculps, - hormis les deux plus

    clbres fugitifs ont t apprhends durant cette priode (donner chiffre).4. Le long terme avec la monte dune nouvelle gnration beaucoup plus rceptive devant

    la ncessit de dpasser les clivages anciens.

    Cest laune de ces diffrentes temporalits que les mcanismes de justice transitionnelledoivent tre valus.

    Les dix indicateurs dvaluation de la justice transitionnelle

    Nous avons slectionn dix indicateurs pour mesurer lefficacit de la justice transitionnelledans les objectifs que la communaut internationale lui a assign : cest--dire de participer la rconciliation nationale, la stabilit rgionale et la scurit internationale.

    Ces indicateurs sont autant de marqueurs des effets de la justice transitionnelle.Certains sappliquent uniquement aux politiques de chtiment, dautres aux politiques depardon, dautres encore aux deux. Ces indicateurs refltent aussi les promesses faites auxsocits, et en particulier, aux victimes, de grandes violations des droits humains. Ils sont lecahier des charges de la justice transitionnelle.

    Indicateurs pour la justice pnale internationale (et semi-internationale)

    1. Lefficacit pnale des tribunaux pnaux internationaux et hybrides

    2. Limpact de la justice spectacle3. La dissuasion

    Indicateurs pour les commissions vrit

    4. La production de vrit5. La mise en scne6. Les recommandations pour des rformes institutionnelles

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    Les mcanismes de la justice transitionnelle sont mis en place aussi hors des situations de guerre et/ou deconflit interne, comme en Afrique du Sud.

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    Indicateurs communs

    7. Limpact thrapeutique8. Le repentir

    9. Les rparations10. La mise en mmoire

    Indicateurs pour la justice pnale internationale

    Lefficacit pnale de la justice internationale

    Selon les promoteurs de la justice pnale internationale, ltablissement de la vrit et lechtiment des criminels constituent lindispensable pralable la rconciliation et aurtablissement et au maintien de la paix 16.

    Observons ici, uniquement la question de lefficacit de la justice pnale. Quelles sont les

    conditions propices pour quelle se manifeste ? Un examen sommaire montre que lefficacitpnale des tribunaux internationaux est dpendante de deux catgories de paramtres. Les

    paramtres externes aux tribunaux, lis la coopration des tats, et les paramtres interneslis au fonctionnement de ces institutions judiciaires. Nous avons pris ci-dessous deux pointslimites la justice internationale. Lun qui souligne que sans coopration des tats, lacapacit daction dun tribunal est trs rduite. Lautre qui souligne lambigut des normesexistantes en matire de poursuite des principaux auteurs de crimes de masse en priode deconflit ou dimmdiat aprs-conflit.

    Les paramtres externes. La capacit des tribunaux internationaux rendre la justice estlargement dpendante de ceux qui dtiennent le pouvoir politique et militaire.Schmatiquement, parmi ceux-ci, nous pouvons distinguer les tats puissants, en particulierles membres permanents du CS de lONU, et les acteurs tatiques ou sub-tatiques (arme,milices, gurilla) sur lesquels lautorit de la justice internationale est cense sexercer.

    Dans le cas des deux tribunaux ad hoc de lONU, ce sont les grandes puissances quicontribuent dterminer lefficacit pnale des tribunaux par une varit dactions : elles ontdfini le mandat, choisi les juges et le procureur, dcident ou non de le soutenir politiquementet financirement, rgulent leur coopration en fonction de leur intrt national, dtiennentdes moyens dcoute sophistiqus qui contribuent remonter les chanes de commandementet aider le procureur tablir des preuves, arrtent les inculps souvent lors doprationsmuscles de commando et font (ou non) pression sur les belligrants pour quils collaborent

    avec le procureur.Chacun de ces points est essentiel pour que la justice internationale soit efficace. Alinverse, si la volont politique des grandes puissances fait dfaut, la capacit daction de la

    justice internationale est trs rduite, comme le dmontre ci-dessous lexemple du TPIR.En adoptant la rsolution 955 qui tablit le tribunal international pour le Rwanda, le

    CS a fix comme objectif celui-ci la rconciliation nationale . La rsolution ordonne autribunal de sanctionner les principaux auteurs du gnocide de 800.000 Tutsis ainsi que lesauteurs crimes de guerre et les crimes contre lhumanit commis en reprsailles par lArmepopulaire rwandaise. La justice est vue comme lindispensable pralable la rconciliationentre Rwandais.

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    Voir notamment les rsolutions du CS de lONU, 808, 827 et 955 qui ont tabli les deux tribunaux ad hoc delONU.

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    Or, que se passe-t-il en ralit ? Le gouvernement rwandais collabore avec le TPIRdans la priode initiale pour prouver la ralit du gnocide face aux thses ngationnistes et ceux qui doutent encore. Une fois cet objectif rempli et voit certaines personnalits du rgimemenaces dinculpation pour les crimes quelles auraient commis, il mne une politiquedobstruction active envers le TPIR. Cette politique russit : dix ans aprs la cration du

    TPIR, celui-ci na pas mis un seul acte daccusation pour les crimes commis en reprsaillesau gnocide. Lorsque la procureur du TPIR, Carla del Ponte, annonce publiquement sonintention dinculper des gens proches du rgime, le gouvernement de Kigali cherche sadmission, et finira par lobtenir mme si les formes diplomatiques du dpart de Carla delPonte seront respectes.

    La capacit dobstruction de la justice internationale par le gouvernement du Rwandaa fonctionn dautant mieux que les graves dysfonctionnements qui ont entach les premiresannes du TPIR avaient affect sa crdibilit. Il est vrai aussi que, pour des raisons la fois,politiques et gostratgiques, le Rwanda na jamais subi les mmes pressions que la Serbiepour cooprer avec la justice pnale internationale 17.

    Comment ds lors, la vrit produite pourra-t-elle satisfaire lobjectif de rconciliation

    nationale, si seule une partie des crimes internationaux a fait lobjet de poursuites judiciaires ?Est-ce que cette justice internationale a contribu unifier ou diviser encore davantage lapopulation, sinterroge Alison Desforges, une des meilleures spcialistes de la rgion desGrands Lacs et experte auprs du TPIR 18 ? Le scepticisme est de mise. Mme sil faut mettreau crdit du Tribunal le fait que le gnocide des Tutsis est une ralit dsormais reconnue, cequi ntait pas le cas il y a une dizaine dannes. Les 700 millions de dollars qua cot ce

    jour le TPIR aient t sans doute mieux investi pour reconstruire le systme judiciaire et ltatde droit au Rwanda, ainsi qu freiner la drive autoritaire du gouvernement.

    Les paramtres internes. Cest le fonctionnement de la machine judiciaire proprementdite, qui comprend, la fois, le respect des droits de la dfense, la scurit des avocats et destmoins, la stratgie pnale du procureur, la dtermination des preuves, la fixation de la peine.

    Arrtons-nous ici sur le seul exemple de la stratgie pnale des procureur dans laphase de conflit ou dans limmdiat aprs-conflit. Cest la priode la plus dlicate grer pourla justice internationale. Car elle met en concurrence deux systmes des relationsinternationales. Lun qui privilgie la recherche de la justice, lautre qui met la priorit sur larecherche de la paix. Il y a des arbitrages rendre sur lopportunit des poursuites contre deschefs dtat ou des personnalits de premier plan, souponns de crimes internationaux, maisqui sont les seuls pouvoir signer des accords de paix. Quelle est la norme adopter ?Lambigut prvaut, y compris la CPI, o les statuts ont donn la capacit au procureur dene pas poursuivre des criminels de guerre, dans lintrt des victimes 19. La ralit

    17 Ainsi, le CS navait pas tendu le mandat du tribunal, lorsque 200.000 rfugis hutus avaient t assassinsen 1996-1997 dans lex-Zare oriental. Lexplication de cette slectivit des crimes tient essentiellement lamauvaise conscience occidentale : il tait difficile pour Washington, Paris ou Londres daccuser les autoritsrwandaises de crimes internationaux, alors que ce sont les forces de lArme populaire rwandaise quiavaient mis un terme au gnocide de 1994, commis sous lil indiffrent de loccident. De surcrot, legouvernement rwandais est un alli prcieux des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne dans cette partie delAfrique.

    18 Alison Desforges,Leave None to Tell the Story: Genocide in Rwanda, Human Rights Watch, 1999, p. 41.19 Notons lvolution de la communaut internationale. Conformment aux statuts du TPIY de 1993, le

    procureur Richard Golstone affirmait quune paix sans justice paraphe par des criminels de guerre nevalait pas plus chre que lencre et le papier utiliss , car elle serait illusoire. Les mdiateurs de lex-Yougoslavie estimaient, eux, que la recherche dune paix juste entranerait une poursuite de la guerre et la

    mort et la souffrance de populations entires. Les statuts de la CPI laissent une marge dapprciation plusgrande au procureur que ceux du TPIY.

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    internationale montre aussi des dcisions contradictoires : contre lavis de la Haut-commissaire aux droits de lhomme, Mary Robinson, ladministrateur de lONU enAfghanistan, Lakhdar Brahimi tait hostile des poursuites envers des ministres suspects decrimes de guerres au sein du gouvernement soutenu par les Nations Unies. Brahimi estimaitque la recherche de la paix et de la stabilit en ptiraient 20.

    En revanche, le procureur du Tribunal Spcial du Sierra Leone a rendu publiquelinculpation du prsident librien, le jour mme o il se rendait des ngociations de paix et,de ce fait, les a torpilles, mais se faisant, a reconfigur la donne politique 21. Nous avons l,deux modles diffrents. La discussion sur la tension entre paix et justice justifierait unerflexion qui dpasse largement notre cadre, mais qui est essentielle mener sur les effets dela justice transitionnelle. Les facteurs prendre en compte sont, en effet, nombreux, car leprocureur nagit pas dans une situation sous vide, mais dans un contexte spcifique : lerapport des forces interne au conflit, la capacit de pression de la communaut internationale,les effets de dlgitimation politique dune ventuelle inculpation, le timing observer dansles squences de ngociation et de justice.

    Limpact de la justice spectacle

    Les grands procs sont des monuments didactiques , selon la formule de Mark Osiel 22. Ilsvisent dire la barbarie une socit, rappeler les normes fondamentales, signifier lenouvel ordre national et international. La sentence nest, dune certaine manire,quaccessoire : face lpouvante des crimes, aucun chtiment nest la hauteur de latragdie. Ces grands procs ne valent donc que par leur efficacit pdagogique. Cest leurseule valeur. Critiquer les tribunaux internationaux sous prtexte quils sont une justicespectacle, cest faire fausse route, puisque cette justice a justement pour fonction dtre unspectacle. Comme le dit ladage anglais, Justice must not only be done, but seen to bedone . La question qui se pose ds lors est de connatre la nature de ce spectacle et denmesurer lefficacit.

    L encore, il est ncessaire daffiner les indicateurs. Cette justice spectacle se joue surplusieurs scnes simultanment. Il faut donc segmenter les diffrents publics pour enapprcier lefficacit. Il y a les socits les premires concernes, celles qui ce thtre de lavrit et du chtiment est destin en premier. Cest, en thorie, le public cible, comme lespopulations de lex-Yougoslavie, du Rwanda, de la Sierra Leone, du Soudan, de lOugandaPuis, il y a lepublic mondial. Pour parler comme le procureur de la CPI, les deux publics sontclients de la justice internationale, mais leurs attentes, leur raction, leur perception sontradicalement diffrentes. Aucun des deux publics nest homogne. Toute la difficult pour la

    justice internationale est de tenir un discours qui soit recevable par toutes les parties, en

    particulier auprs dupublic cible : les victimes, les forces de polices, larme, les milicesLe cas du TPIY est riche denseignements. Quoi quen dise son mandat, son rle, dumoins, lorsque les atrocits continuaient tre commises dans lex-Yougoslavie, tait decalmer la mauvaise conscience de lopinion occidentale. Les concepteurs du TPIY lui avaientassign une mission base sur une logique de triangulation. Cette logique fonctionne selon le

    20 John F. Burns, Political Realities Impeding Full Inquiry into Afghan Atrocity ,New York Times, August29, 2002.

    21 Notons que si les ngociations de paix ont pris fin avant mme de commencer, le prsident librien a tdlgitim par cette inculpation, qui la aussitt transform en criminel de guerre. Elle a donc affaibli saposition et sous la pression internationale, il a quitt le pouvoir pour trouver asile au Nigria qui refusecependant de le livrer ses juges.

    22

    Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory and the Law, Transactions Publishers, New Brunswick,1999, p. 4.

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    principe de la boule de billard : le joueur vise une premire boule afin datteindre celle quisavre tre son vritable objectif. En lespce, le TPIY avait mandat de sadresser auxpopulations de lex-Yougoslavie, mais son public cible se trouvait en occident, du moins dutemps que la guerre faisait rage. Reprenons nos catgories temporelles pour mieux observerles effets de ce hiatus entre le public cible rel et le prtendu public cible. Dans la priode de

    justice chaud et dans limmdiat aprs-conflit, nous observons que le tribunal a t unformidable succs auprs des opinions occidentales, du moins jusqu la guerre du Kosovo 23.Le TPIY a constitu le grand dclencheur du processus de lutte contre limpunit et de

    judiciarisation du systme international, provoquant sa suite la cration de multiplestribunaux, TPIR, Tribunal spcial du Sierra Leone, CPI, ainsi que le dveloppement de lacomptence universelle, qui sest traduite par linculpation par des juges espagnol et belge desex-dictateurs Augusto Pinochet et Hissne Habr. Le succs du TPIY est essentiellementinstitutionnel et symbolique, puisque pratiquement aucun procs de hauts responsables na eulieu cette poque. A moyen terme, lorsque les inculps doivent rpondre de leurs actes, latechnicit roborative des dbats et la longueur des procs (en moyenne, 18 mois) font que lesmdias et les opinions occidentales se lassent de ce spectacle. Le procs Milosevic, dont les

    gouvernements occidentaux espraient quil allait diaboliser lancien matre des Balkans etjustifier lintervention de lOTAN, fut, de ce point de vue-l, totalement inefficace.

    En revanche, sur la scne balkanique, cest un scnario trs diffrent qui se droule.Dans la priode du conflit et de limmdiat aprs-conflit, le Tribunal est tenu par lesBosniaques pour un alibi de la non intervention, ou peru comme instrument occidental pourune forte majorit de Serbes et de Croates. Sa lgitimit est largement mise en question. Lacommunaut internationale et le TPIY ont leur part de responsabilit : linterdiction pour lesressortissants de lex-Yougoslavie daccder des postes importants au TPIY, le fait quelAssemble gnrale de lONU a cart dans la configuration initiale tout juge de religionmusulmane ou orthodoxe sa location gographique La Haye des centaines de km de lex-Yougoslavie, labsence de toute politique ambitieuse de communication dans lespace ex-yougoslave ainsi que lhostilit des mdias nationalistes serbes et croates envers le tribunal,ont contribu creuser ce foss entre le tribunal et les populations de lex-Yougoslavie pourlequel il tait en principe destin. Lempressement des tats membres de lOTAN accrotreleur coopration avec le TPIY en pleine guerre du Kosovo, a renforc auprs dune largemajorit des Serbes la perception que ce tribunal tait le bras juridique de lAllianceatlantique.

    Ainsi, dans les priodes de guerre, de limmdiat aprs-guerre et mme moyenterme, le tribunal na jamais russi simposer, sauf en Bosnie 24. Larrestation en dcembre2005 du gnral croate, Gotovina, accus dtre responsable de la mort de civils serbes, enparticulier de vieillards, a suscit une norme manifestation de 40.000 personnes Split,

    louant le hros et le librateur et brocardant le TPIY. En Serbie, lhostilit de lopinion lgard du TPIY est massive et a conduit probablement lassassinat du Premier Ministre enmars 2003, Zoran Djindjic, et une tentative de meurtre lgard de la procureur, Carla delPonte.

    23 La perception du TPIY au sein des opinions publiques occidentales a t largement favorable, mme silinculpation de Slobodan Milosevic en pleine guerre du Kosovo, a provoqu de dbats sur la capacitdindpendance du tribunal face ses principaux bailleurs de fonds et soutiens politiques occidentaux.Nombre de raisons expliquent ce soutien.

    24 Dans un sondage ralis en avril 2002, seuls 20% des Serbes saffirment convaincus que la cooperation avecle TPIY est moralement juste, et seulement 10% estiment que le TPIY est la meilleure manire de servir

    la justice , Serbia : Reform Constituency Shrinks , Results of the Nationwide Survey Conducted byGreenberg Quilan Rosner Research, NDI, June 2002, p. 2.

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    Une raison supplmentaire a accr lhostilit de nombre de Serbes et de Croatesenvers le TPIY : ce que nous appellerons le poids de la mta-norme. Pourquoi les ex-Yougoslaves devraient-ils se soumettre la justice internationale, alors que les Amricainscherchent sen manciper ? Cette politique de deux poids, deux mesures a contribu noircir la perception du tribunal dans les Balkans. Comment pouvait-il en tre autrement alors

    que les tats-Unis menaaient les rpubliques de lex-Yougoslavie, en particulier, la Serbie etla Croatie, de reprsailles conomiques si elles ne collaboraient pas avec le TPIY, mais lesmenaaient aussi de reprsailles conomiques si elles ratifiaient les statuts de la CPI ?

    Pour le moment, nous avons observ la perception du tribunal dans la guerre, puis court et moyen terme auprs des diffrents publics. La question clef est celle de limpact dutribunal long terme. Dans quelle mesure, le travail du TPIY ne va-t-il pas contribuer dansdix ou vingt ans poser la base dun consensus sur les crimes qui se sont produits dans cettergion dans les annes 1990 ? Si le TPIY savre un frein au ngationnisme, et certainsfacteurs semblent aller dans ce sens tels le jugement en Croatie, en Serbie et en Bosnie deleur propres criminels de guerre, la reconnaissance par les Serbes des massacres deSrebrenica, les excuses profres par les autorits de la Republika Srpska, -, alors laction de

    la justice internationale aura port des fruits.

    La dissuasion

    Lun des principaux objectifs de la justice internationale vise la dissuasion de nouveauxcrimes. Cest notamment ce quaffirment les rsolutions 808 et 827 du CS de lONU qui onttabli le TPIY. Cette dimension dissuasive est aussi au cur de la justification des ONG dedroits de lhomme dans le combat contre limpunit. Ainsi le site lectronique de HumanRights Watch affirme : Justice for yesterdays crimes supplies the legal foundation neededto deter atrocities tomorrow. 25

    A premire vue, lanalyse empirique est rapidement faite. Deux ans aprs la crationdu TPIY, les forces bosno-serbes ont commis le plus grand massacre en Europe depuis la finde la Seconde Guerre Mondiale dans la zone de scurit de lONU de Srebrenica. En1994, le Conseil de scurit de lONU a fond le TPIR. En 1996-1997, les forces de lArmepopulaire rwandaise (APR) ont particip des crimes de masse au Kivu. A lchelon rgional,la dissuasion fut encore davantage un chec : diverses organisations estiment que plus de 3millions de personnes (civiles dans leur immense majorit) sont mortes au Congo entre 1998et 2003 soit des consquences directes de la guerre, soit de leurs consquences indirectes. Unchec plus total est difficilement imaginable.

    La capacit dissuasive dun tribunal est-elle forcment nulle ? La vraie question est desavoir comment les belligrants intgrent le risque judiciaire. Selon des observations

    empiriques, quil faudrait corroborer par des recherches plus approfondies, les belligrantsintgrent le risque judiciaire, lorsque celui-ci est identifi comme une menace personnelle court terme. Les casques bleus prsents en ex-Yougoslavie ont rapport que pendant lesquelques semaines qui ont suivi la cration du TPIY en 1993, les belligrants avaient pris encompte le risque judiciaire. Par la suite, ils ont ralis la faiblesse du tribunal et assurs deleur impunit ont commis les massacres de Srebrenica. De mme, au Darfour, destmoignages attestent que les miliciens ont rduit la porte de leurs exactions, lorsquils onteu le sentiment que ces actes risquaient de leur nuire. Ces deux exemples tendent dmontrerque les belligrants prennent en compte le risque judiciaire pour autant que le tribunal soitperu comme dtermin et comme bnficiant de lappui politique et militaire des grandes

    25, octobre 2003.

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    puissances. Ces deux exemples montrent a contrario que limpact de la dissuasion smousserapidement, si des inculpations et des arrestations ninterviennent pas dans le court terme.

    A ces paramtres qui participent la construction par les belligrants du risque judiciaire sajoute linfluence de la mtanorme , cest--dire lchelle des valeurs de lacommunaut internationale un moment donn. La guerre contre le terrorisme marque

    notamment par la remise en cause de certains pans du droit international humanitaire par lasuperpuissance amricaine, par la remise en cause aux tats-Unis de linterdiction et de ladfinition de la torture, et par la farouche hostilit de ladministration Bush envers la CPI,modifient sans doute la perception du risque judiciaire. L encore, un travail de rechercheserait ncessaire pour vrifier ces hypothses.

    Les indicateurs pour les commissions vrit

    La production de vrit

    Les promoteurs de la justice transitionnelle affirment que lexpression de la vrit permet de

    dboucher sur un processus de catharsis national, canalisant les nergies vers unerconciliation nationale. Lune des questions clef est la nature de cette vrit qui vamerger.

    Le terme mme de vrit a donn lieu de nombreux dbats. Adoptons lapprochedAlex Boraine, le vice-prsident de la CVR sud-africaine. Il distingue trois niveaux de vrit,la vrit factuelle, la vrit personnelle et la vrit sociale ou dialogique, mme si toutes ontpour objet de documenter et danalyser tant les violations effectives des droits de lhommeque les structures qui les ont permises ou facilites 26. La vrit factuelle donne desinformations concrtes une famille sur la dpouille dun proche disparu. La vritpersonnelle, en thorie, permet un effet de catharsis de se produire pour celui qui lnonce 27.Enfin, la vrit dialogique est, selon la formulation du juge sud-africain Albie Sachs, lavrit que la socit fait sienne : Dialogical truth is social truth, truth of experience that isestablished through interaction, discussion and debate. 28 Ce sont les vrits factuelles etdialogiques qui nous intressent ici (pour la vrit personnelle, voir indicateur 7). Quelles sontles conditions pour que ces deux niveaux de vrit mergent ? Il savre que la vrit factuelleet la vrit dialogique sont chacun dtermins par des paramtres spcifiques.

    La capacit dtablir la vrit factuelle dpend largement de la coopration des ex-organes de rpression : ministre de lintrieur, arme, police, service de renseignement,milice Au-del, elle dpend aussi dun rseau dinstitutions, hpitaux, morgues, cimetires,dont les registres savrent souvent essentiels.

    Ltat dtient une carte matresse pour clairer la vrit factuelle. Il peut dcider

    daccorder la commission des pouvoirs dinjonction (subponea powers) permettant dobtenirdes documents et dobliger des tmoins, y compris des auteurs de crimes, comparatre. Cequi fut le cas en Afrique du Sud. De mme, la dcision sud-africaine de faire comparatre descentaines dagents de la rpression a contribu mettre en lumire le fonctionnement de cettecriminalit politique. En dautres termes, plus la commission a un mandat fort, plus sesmoyens dtablir une vrit factuelle, et partant, une vrit personnelle et dialogique sontimportants.

    26 Alex Boraine, A Country Unmasked : Inside South Africas Truth and Reconciliation Commission, Oxfordand New York : Oxford University Press, 2000, p. 287.

    27

    Alex Boraine, op. cit., p. 290.28 Idem.

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    La vrit dialogique vise clairer les responsabilits politiques des crimes qui ont tcommis. Pour le pouvoir, cest un exercice historico-politique qui prsente un potentiellgitimateur, mais qui comprend aussi des risques de drapage. Car cest le dbat au sein de lasocit qui va faire merger un nouveau consensus sur le pass et modifi les quilibrespolitiques prsents. Ce qui explique lpret des ngociations entre vieilles et nouvelles lites

    pour orienter le champ dans lequel va merger la vrit dialogique. Ainsi, des facteurs tellesque la dfinition du mandat de la commission et des victimes 29, la comparution o non desbourreaux, lventualit de poursuites judiciaires pour certains responsables, la mise en scnede la commission (indicateur 5), les recommandations du rapport (indicateur 6) et leur suivi.

    Chacun de ces points va dterminer, en partie, limpact de la commission. Lautredimension essentielle tient la capacit dune socit se saisir du travail de la commission.Le poids des victimes, lattitude des partis politiques, des glises, des syndicats et des ex-belligrants, le rapport de force entre les diffrents acteurs et la nature spcifique de latransition, vont conditionner le degr dmergence de la vrit dialogique. Les ONG jouent unrle dterminant. Puissantes en Afrique du Sud, elles ont contribu porter la CVR, quitte la critiquer. Faibles au Sierra Leone, mais bien connectes avec le monde occidental, elles

    ont dcid la communaut internationale a cr, puis soutenir une commission vrit, maiselles navaient pas de relles capacits mobilisatrices dans leur propre pays, et cela sest faitsentir 30.

    Prenons ici, deux exemples trs diffrents, le Chili et le Salvador, qui soulignent lacapacit dune socit se saisir ou non du travail dune commission, pour changer lesquilibres internes.

    La vrit produite est en partie conditionne par le rapport de force entre lancien et lenouveau pouvoir. Ainsi, au Chili, la composition de la commission refltait un quilibre entreles ex-partisans de Pinochet et les dmocrates. Le rsultat a entrin une vision historique quiavalisait la thorie des deux dmons , renvoyant pratiquement dos--dos la rpression desagents de ltat et les violences limites (faute de capacit) des groupes dextrme-gauche,alors que les crimes avaient t commis dans limmense majorit des cas par la junte militaire.Cette lecture consensuelle, mais historiquement critiquable, a nanmoins discrdit la visionpinochetiste de lhistoire sous la pression des associations de victimes, des syndicats, desONG et de certains partis politiques. En dpit de ses limitations, le travail de la commission adonc chang les quilibres internes la socit chilienne et fait merger moyen terme, unevrit dialogique qui recoupe dsormais la vrit historique. Cette volution a relanc du coupdes poursuites judiciaires, alors que la raison dtre de la commission avait t au contraire dese substituer celles-ci, du fait de lopposition des tenants de la junte militaire.

    A contrario, la commission salvadorienne (compose exclusivement de commissairestrangers) avait dans son travail dtablissement des faits et dinterprtation une marge de

    manuvre suprieure celle du Chili, mais en dfinitive, la vrit dialogique a t fortementlimite par les ex-belligrants. Loin de suivre les recommandations de la commission demener des poursuites judiciaires contre une cinquantaine de responsables de ltat et de lagurilla, les reprsentants des ex-belligrants se sont entendus pour que le Parlementpromulgue une amnistie gnrale.

    29 Ainsi, la commission chilienne a eu pour mandat de faire la vrit sur la mort de milliers de personnes, maisnon de prendre en compte les tortures infliges des milliers dex-dtenus politiques. Une partie de lasocit a estim que cet exercice de vrit les excluait, puisquil ne les reconnaissait pas au nombre desvictimes de la dictature.

    30

    Rosalind Shaw, Rethinking Truth and Reconciliation Commissions: Lessons from Sierra Leone, USIPSpecial Report No. 130, 2005.

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    La mise en scne

    Les commissions vrit, comme les procs de la justice internationale, ne valent que par leurrsonance dans lespace public. Cest cette pdagogie de la politique du pardon qui vise

    rconcilier une socit divise.La question clef ici tient la manire dont les autorits et la commission organisent lemessage de la stigmatisation du pass : quelle mise en scne faut-il adopter pour ce thtre dela cruaut humaine ? Minimaliste ? Ou faut-il, au contraire, tenir des auditions publiques quivoquent la sacralit de lunivers judiciaire ? Et si oui, les criminels doivent-ils aussicomparatre ? La tlvision doit-elle retransmettre ces auditions publiques ?

    Le choix est souvent dict par la nature du message transmettre et par le rapport desforces entre le camp des militants des droits de lhomme et ceux qui incarnent la rpressioncommise jadis. Plus la volont de rupture est forte avec le pass, plus la tentation est forte demobiliser une symbolique pour transmettre ce message. Les cas de lAfrique du Sud et duMaroc illustrent ces diffrences de message. Dans le premier cas, lobjectif est double : il

    sagit de dmontrer la nature criminelle de lancien rgime (et des abus de lANC), tout enlgitimant le march conclu entre De Klerk et Mandela : la vrit en change de lamnistie.Dans le second cas, lobjectif de la commission marocaine vise accrotre lespacedmocratique sans remettre en cause la continuit du rgime. Dans tous les cas de figure, lesmembres de la commission sont des entrepreneurs identitaires, car ils participent reritualiser la nation.

    De fait, la mise en scne dvoile lintentionnalit du projet politique dont lacommission est porteuse. Le fait que des auditions publiques commenaient en Afrique duSud par des prires envoyaient un message politique clair : les plus hautes autoritsreligieuses bnissaient cet exercice de vrit, et travers lui, elles bnissaient la transactionvrit - amnistie. Lintensit dramatique du face--face entre victime et bourreau, refltait cequi tait attendu dans lespace public : lopprobre face au criminel, mais aussi labandon de la

    justice au nom de lintrt suprieur de la nouvelle nation.Le maniement des symboles religieux et culturels ainsi que la clbration de la

    supriorit de la justice restorative africaine sur la justice pnale occidentale par leprsident de la commission, larchevque Desmond Tutu, visaient lgitimer le nouvelquilibre politique atteint. Et transformaient lamnistie en pardon.

    Au Maroc, les victimes ont tmoign lors de la commission vrit en 2005 devant lesportraits de lactuel roi Mohammed Vl et de son prdcesseur, son pre dfunt, le roi Hassanll sous lequel elles avaient t tortures par les services de scurit. Ceux qui avaient jadistortur, enlev et parfois tu ne comparaissaient pas. Le message envoy par le palais royal

    visait la fois, condamner la rpression des annes de plomb et poursuivre le processus dedmocratisation, tout en protgeant la continuit monarchique et les organes de rpression.Ces deux commissions ont t parfaitement cohrentes avec leurs objectifs

    spcifiques. Elles nont pas t des commissions alibi, mme si elles ont indniablementparticip lgitimer le nouveau pouvoir. Cest la lumire de leurs objectifs spcifiques quedoivent tre apprcies les commissions vrit.

    Les recommandations pour des rformes institutionnelles

    Lun des impacts potentiels des commissions vrit tient aux recommandations publies dansle rapport. Car ces recommandations, tirant les leons des crimes passs, fixent les rformes

    indispensables pour btir un vritable tat de droit.

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    Parmi la vingtaine de commissions vrit quEric Brahm recence 31, il relve que troisont tenu des audiences publics et ont publi des rapports, huit autres ont rendu des rapportspublics (sans avoir tenu des audiences publiques), trois autres les ont distribusparcimonieusement et cinq nont fait aucun rapport (Bolivie, Zimbabwe, Uganda 1986,Philippines, Ecuador). En Argentine, le rapport a t un succs de librairie pendant des mois.

    La distribution du rapport est un lment clef : il participe donner la socit, le sentimentquelle est partie prenante de son destin. Les violences passes sont dcrites, les responsablessont nomms et le cap suivre pour consolider un tat de droit est fix. Charge la socit defaire pression sur lappareil dtat pour que les rformes proposes soient adoptes et quivisent typiquement amliorer le comportement des forces de police et de larme, interdirevritablement la torture, garantir des procs quitables. Lexprience chilienne est lune desplus positives : les recommandations du rapport furent largement appliques. Celui-ci avait,entre autres, prconis des rparations pour les victimes et suggraient de se baser sur sontravail pour dterminer leurs droits. Ce qui fut fait. Les diverses recommandations servirent renforaient ltat de droit et pacifier les esprits. Dans son rapport, la commissionmarocaine a annonc loctroi de rparations quelques 10.000 anciens prisonniers politiques

    et sest prononc pour un vaste rforme institutionnelle et politique, visant garantirlindpendance de la justice, renforcer les contrles parlementaires sur les organes de ltatset limiter les pouvoirs de lexcutif.

    A notre connaissance, il nexiste malheureusement pas ce jour danalyses sur la miseen pratique par les autorits des recommandations contenues dans les rapports descommissions vrit. Neil Kritz de United States Institute of Peace Washington avait mislide que les gouvernements fassent des rapports priodiques sur le suivi desrecommandations et expliquent, le cas chant, pourquoi ils jugent celles-ci inappropries.

    Il semble cependant que la plupart des recommandations ne sont pas introduites, sansmme tre discutes sur le fond. La question est de savoir dans quelles mesures, cesrecommandations, mme si elles ne sont pas mises en pratiques, participent nanmoins audveloppement dmocratique de la socit ? En dautres termes, le fait que cesrecommandations de rformes institutionnelles aient le mrite dexister ouvrent-elles unnouvel espace de dbat dmocratique au sein de ces socits, ouvrant la voie de futuresrformes ?

    Indicateurs communs la justice internationale et aux commissions vrit

    Limpact thrapeutique

    La justice transitionnelle accorde une place privilgie aux victimes. Ce sont travers leur

    rtablissement, leur rparation, que le corps social est cens lui aussi gurir des cicatrices dupass et se ressouder, vrit faite et chtiment symbolique ou pnal inflig. Mais lareconnaissance , la justice , la vrit ont-ils un effet thrapeutique pour les victimes,comme laffirment nombre de promoteurs de la justice transitionnelle 32?

    Observation prliminaire : le fait de ne pas poursuivre les bourreaux est peru parbeaucoup de psychologues comme la poursuite de la torture : Impunity generates feelings of

    31 Pour une discussion plus complte, voir notamment Eric Brahm, op. cit., p. 35.32

    Pour une recherche dtaille, voir Jamie OConnel, Gambling with the Psyche :Does Prosecuting HumanRights Violators Console Their Victims,Harvard international law journal 46(2005), No. 2, pp. 295-345.

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    defencelessness and abandonment, accompagnied by symptoms such as nightmares,depression, insomnia, and somatizations. 33

    A contrario, la lutte contre limpunit permet dassouvir le besoin de vrit factuelle etde vrit personnelle de certaines victimes. Le fait de connatre les circonstances de la mortdun parent, son lieu dinhumation, ceux qui sont responsables pour ses souffrances facilitent

    le travail de deuil. La vrit personnelle est lie notamment la clarification du pass, maisaussi la ncessit ressentie par nombre de tmoins dexprimer leur souffrance et de la voirainsi reconnue par ltat. Ces tmoins ont jug indispensable daffirmer leur parole dans unespace public, quil soit judiciaire ou extrajudiciaire. Nous nous intresserons ici seulement ces victimes tmoins. Certaines dentre elles nous ont affirm que sans chtiment des auteursde crimes, elles estimaient de leur devoir dinculquer leurs descendants, le devoir de vengerles morts 34.

    Quelles que soient les motivations qui poussent les victimes tmoigner (que ce soitpar obligation morale envers les disparus, par conviction idologique ou par ncessitpsychologique), elles ont lespoir que leur tmoignage restaure leur dignit et les libre enpartie de ce pass traumatique. Mais ce tmoignage est aussi une mise en pril et affectera le

    potentiel thrapeutique du tmoignage. Carla victime est oblige de faire retour sur despisodes prouvants. Cette mise en pril psychologique est diffrente selon que la victimesexprime dans le cadre judiciaire ou dans celui dune commission vrit. Nous devons doncles distinguer.

    Mise en pril dans le cadre des procdures judiciaires

    Le danger physique de tmoigner. Au Rwanda, dans lex-Yougoslavie et dans le cadredautres procdures judiciaires, des tribunaux ont garanti lanonymat des tmoins victimes.Malheureusement, certaines dentre elles, en particulier au Rwanda, ont vu leur identitdvoile et ont subies des menaces de mort sur eux-mmes et leur famille, les contraignantparfois la fuite. Cette mise en danger affecte la dimension thrapeutique, car elle participe dstabiliser le tmoin et le replonge dans sa souffrance passe.

    Le risque de retraumatisation: Dans le cas des deux tribunaux ad hoc de lONU, lesprocdures tant inspires du droit anglo-saxon, les victimes nont dautre statut que celui detmoin 35. Elles ne sont pas l pour dire leur drame, mais pour contribuer alimenter ledossier daccusation du procureur. Elles sont ensuite soumises aux procdures de contre-interrogatoires menes parfois par des avocats particulirement agressifs. Conformment auxpratiques amricaines, ceux-ci cherchent dsorienter les tmoins pour affaiblir le dossier delaccusation. Carla Del Ponte, procureur lpoque du TPIR, a dplor le fait que dans le

    cadre du tribunal dArusha le contre-interrogatoire puisse devenir un instrument de torture 36. Constat exagr, mais qui cependant souligne la perversion du contre-interrogatoire,lorsquil est men par des avocats qui veulent dstabiliser des tmoins trs vulnrables, tellesdes femmes soumises de viols multiples. Tirant les enseignements de ces prcdents, la CPIa labor des procdures, destines prvenir la retraumatisation des victimes. Un autre point

    33 Diana Kordon et al., Argentina : Psychological and Clinical consequences of Political Repression andImpunity, 8 Torture : Q.J. Rehab of Torture and Prevention of Torture, 43,44 (1998).

    34 Pierre Hazan, Justice in A Time of War, The Secret History of the International Tribunal for FormerYugoslavia, Texas A&M, 2004, p. 160.

    35 La Cour pnale internationale a tir les leons de ces dysfonctionnements du TPIY et du TPIR et aaccord pratiquement le statut de partie civile aux victimes-tmoins.

    36

    In le documentaire TV Rwanda : la justice prise en otage , ARTE/TSR/Article Z, ralis par GonzaloArijon et Pierre Hazan, 2003.

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    est le verdict. Les victimes peuvent (et cest souvent le cas) tre dues par la sentence jugetrop bnigne, et en ressentir durement les effets. Mais la justice nest pas un processusthrapeutique, mme sil a des effets parfois positifs.

    Les disparits Nord-Sud. La justice internationale est le produit de pays riches. Elles

    accordent des droits lmentaires aux inculps selon les critres des socits opulentes, droitsdont les victimes dans les pays pauvres nont pas forcment jouissance. Le Rwanda est le casle plus extrme, avec le hiatus choquant qui sest instaur entre les gnocidaires rwandais quiont contamin leur victime avec le virus du sida, mais qui se retrouvent les seuls privilgis bnficier de traitement, faute de moyens financiers de ltat rwandais. Cette diffrence(choquante) de traitement entre bourreaux et victimes peut affecter la dimension thrapeutiquedu tmoignage.

    Nous avons soulign ici que la dimension thrapeutique du tmoignage nest jamaisun acquis et doit tenir compte de conditions cadres dans lequel le tmoignage sinscrit.

    Mise en pril dans le cadre des commissions vrit

    Les commissions vrit ont une dynamique diffrente des procs judiciaires. Labsence dechtiment des coupables gnre une gamme de ractions chez les victimes, qui, selon leursractions individuelles, vont dun sentiment profond dinjustice loctroi du pardon et auretour une certaine srnit. De manire gnrale, la prise de risque dans les commissionsvrit semble moindre psychologiquement pour les victimes que les poursuites pnales. Ellesne sont gnralement pas confrontes leurs bourreaux (sauf en Afrique du Sud). Elles nesont pas non plus une balle de ping-pong que se renvoient laccusation et la dfense. Ellesincarnent mme le sujet actif, le rle central sur cette scne. Autant de facteurs qui confortent premire vue lide que cette justice restaurative est positive pour les victimes, et enparticulier, pour celles qui tmoignent.

    Malgr tous ces facteurs, The Trauma Centre for Victims of Violence and Torturedans la ville sud-africaine du Cap estime, daprs les centaines de personnes avec qui il atravaill, quentre 50 60% dentres elles ont expriments de srieuses difficultspsychologiques aprs leur tmoignage ou ont affirm regretter davoir pris part aux auditionsde la commission vrit et rconciliation 37. Un certain nombre dentre elles ont t retraumatises 38 au point que Trudy de Ridder, lune des psychologues qui a travaill avecdes victimes qui ont tmoign devant la TRC, se demande si le bnfice politique que retire lasocit justifie les souffrances engendres auprs des victimes par les auditions de lacommission vrit 39.

    Il ne sagit pas daffirmer ici que les tmoins sont systmatiquement maltraits, mais

    de souligner le fait que le tmoignage nest pas forcment une thrapie pour les victimes. Uncertain nombre de victimes obtiennent effectivement satisfaction affirmer publiquement leurpart de vrit. Elles obtiennent parfois des informations prcieuses sur les conditions de lamort de leurs proches et les lieux de leurs dpouilles ce qui facilite le processus de deuil. Ellespeuvent aussi tre satisfaites de voir la socit chtier pnalement ou, au moinssymboliquement, leur bourreau. Certaines ont t apaises par les remords exprims par leurtortionnaire ou lassassin de leur proche. En revanche, pour dautres victimes, le dvoilementpublic de leurs souffrances (souvent, leurs proches sont rests dans lignorance) et le fait de se

    37 Priscilla Hayner, op. cit., p. 144.38 Trudy de Ridder, The Trauma of Testifying, Deponents difficult healing process, Track Two, Vol. 6 No. 3

    & 4, December 1997, , octobre 2004.39 Ibid.

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    remmorer ce pass napporte gure de soulagement, mais engendrent au contraire desrieuses difficults psychologiques. Implicitement, les tribunaux et les commissions vritreconnaissent cette ralit, puisque, ceux qui en ont les moyens offrent un soutienpsychologique aux victimes pour viter quelles ne seffondrent durant leur tmoignage.

    Le repentir

    La justice transitionnelle accorde une place privilgie aux excuses. La raison est simple :lorsque les procdures judiciaires sont exclues, ou ceux qui sont au pouvoir nont pas eu deresponsabilits dans les crimes commis, lexpression publique du repentir vise ce que ltatreconnaisse sa responsabilit, et de ce fait, prvienne le retour de ces pratiques criminelles.

    Le cas le plus emblmatique fut celui du chancelier allemand Willy Brandt qui le 9dcembre 1970 stait agenouill et recueilli devant le monument ddi au ghetto deVarsovie, prfigurant une re de repentir public. La nouveaut et la force de lacte, venu dunancien combattant anti-nazi, inaugurait un cercle vertueux : par son geste de repentir, ilprenait sur lui les crimes commis par dautres pour sen excuser. Se faisant, il participait un

    processus de normalisation entre les victimes et lAllemagne, et par-del participait larintgration symbolique de lAllemagne dans le concert des nations civilises. Cest unprocessus de triangulation vertueuse, o lexpression du repentir modifie les relations entrecelui qui exprime son repentir, les victimes et le public, en lespce, la communautinternationale. Cet acte dhumilit gnrait aussi un bnfice symbolique pour lauteur desexcuses : sa position sacrificielle (puisquil sexcuse pour des actes quil na pas commis) lerehausse moralement.

    Inspires par ce prcdent, pousses par lidologie moralisatrice qui prvaut danslaprs-guerre froide, les expressions de repentir se sont multiplies ces dernires annes. Aupoint quil nest plus possible de faire le compte des chefs dtat et de hautes personnalitsqui ont exprim leur demande de pardon pour des crimes survenus rcemment ou des siclesplus tt.

    Ces demandes de pardon sont dsormais exiges 40 par les ONG. Celles-ci estimentque lexpression du repentir participe consolider ltat de droit et accrotre la confiancedes citoyens envers les institutions en marquant une frontire claire entre les annes deplomb et le prsent. Cette efficacit de lexcuse est cependant toute relative. La dimensionpurificatrice de lexcuse fonctionne pour autant quelle nest pas perue par la socitconcerne comme un geste routinier, banalis, vid de sa substance. L, est le critrefondamental qui spare un repentir peru dans lespace public comme charg symboliquementet politiquement. Les excuses du prsident Chirac reconnaissant pour la premire fois laresponsabilit de ltat franais pour les rafles de juifs durant la Seconde Guerre Mondiale

    ont eu une relle porte. En revanche, le prsident Bill Clinton qui stait excus pourlesclavage et la traite ngrire hors des tats-Unis et, de surcrot, dans un pays africain quihistoriquement ntait pas directement concern na eu aucun impact. Les Afro-amricains etles pays africains concerns par la traite transatlantique des esclaves ont estim quil sagissaitdexcuses bon march et nont gure prt attention. Linadquation du lieu (lOuganda) et lemanque de prcision sur le destinataire du message ont rendu celui-ci inoprant. En revanche,selon le principe de la boule de billard, lexpression du repentir sadresse en apparence

    40 A titre dexemple, lorganisation amricaine Human Rights Watch a a demand aux autorits marocaines de: Acknowledge that grave human rights abuses in the period under study by the ERC (truth Commission)were systematic and ordered at the highest levels of the state, and offer official statements of regret to the

    victims and their families. Morocco's Truth Commission, Honoring Past Victims during an UncertainPresent, , January 2006.

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    certaines victimes, mais vise atteindre un autre public cible. Ce fut le cas des excusesprofres par le Secrtaire gnral des Nations unies, Kofi Annan, en 1999 pour saresponsabilit dans labandon des populations de lex-Yougoslavie et du Rwanda. Levritable objet de ces expressions de repentir ntait pas tant de convaincre les victimes de lasincrit des excuses, que de purifier aux yeux de la communaut internationale le

    systme des oprations de maintien de la paix des Nations unies, pour le relancer. Cet objectifa russi auprs du rel public cible (la communaut internationale) et non auprs du publicauquel il tait en thorie destin (ex-Yougoslaves et Rwandais).

    Les actes de repentance fonctionnent selon des modles divers. Il est essentieldidentifier le fonctionnement de cette dramaturgie du repentir : quelle est la scne la plusapproprie ? Quels sont les vritables publics cibles ? Faut-il passer par des logiques detriangulation pour les atteindre ? Lexemple de Willy Brandt montre que des actes de repentirpeuvent participer la pacification des socits.

    Les rparations

    Ltablissement de la vrit et la stigmatisation des criminels sont conus comme donnantrparation aux victimes. Mais ces dernires annes, par-del les politiques de pardon et dechtiment, laccent a t mis pour que soit accorde une rparation matrielle aux victimes,qui vivent souvent dans des conditions misrables. Ainsi, contrairement aux tribunaux ad hocde lONU, la CPI a cr un fond volontaire de rparation.

    La question de largent comporte une intense charge symbolique. Dabord, elle pose laquestion de la nature de la rparation, un mot lui-mme profondment ambigu 41 : que sagit-ilexactement de rparer ? La perte dun proche ? La souffrance ? Les pertes de capital (lostincome) du fait de dtentions illgales ? La perte de biens matriels ? Les rparations sontlexpression dun message : celui de la reconnaissance du crime. Il y a une dimensionpolitique et une dimension socitale, collective et prive.

    Dans le cas de lAllemagne dAdenauer, les rparations ont t le prix de sanormalisation. Les tats-Unis avaient pos comme pralable la rintgration de lAllemagneau sein de lONU et de lOTAN, le fait daccorder des rparations ltat hbreu et auxrescaps des camps. Les rparations Isral constituaient le ticket dentre de lAllemagne ausein de la communaut internationale.

    A cette dimension politique sajoute une dimension socitale. Celle-ci concerne, aupremier chef, les victimes. Certaines victimes estiment que cet argent ne peut compenserlirrparable, quil est entach du sang des morts (blood money) et ne peut en tant que tel treaccept. Dautres considrent au contraire, que les souffrances passes doivent donner lieu une mesure de rparation, mme si elles ne pourront jamais restituer les annes perdues.

    Ainsi, pour beaucoup de Sud-africains, la commission vrit reposait sur une transaction : lesbourreaux obtenaient lamnistie et les victimes recevaient en change des rparations 42. Cestce que, du reste, avait recommand la commission vrit et rconciliation, mais les autoritsnont offert que de maigres et tardives rparations 43. Nombre dex-victimes de lapartheid ont

    41 Le concept de rparation est flou: il renvoie une ralit complexe qui recoupe et souvent amalgameplusieurs oprations : la restitution, lindemnisation, la compensation et la rparation. Il est important declarifier la nature du paiement, pour viter une instrumentalisation dmagogique de ce thme et permettreaux opinions publiques de juger en connaissance de cause les termes de cette transaction thico-financire.

    42 Sur les 7,112 bourreaux qui ont demand lamnistie, 849 lont reue. Les autres nont jamais t inquits.43 The government did not begin paying compensation to victims until December 2003, more than five years

    after the TRC had presented its findings. A fund of 660m rand ($100m) was set aside to make one-off

    payments of 30,000 rand to 22,000 victims - considerably less than the 3bn rand fund recommended by theTRC.

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    eu le sentiment davoir t tromps et ont dvelopp un ressentiment lgard de lacommission, voire envers lide mme de rconciliation 44.

    A ce positionnement individuel des victimes, sajoute un dbat qui impliquelensemble de la socit. Car les rparations sont le fruit dune ngociation qui indiquelvolution des normes et les nouveaux quilibres au sein de la socit. La question clef est

    celle de la nature de cette transaction ethico-politique pour lensemble de la socit. Dansquelle mesure, les termes de cette transaction sont-ils acceptables ? Cest une question quiconcerne donc non seulement les victimes et les gouvernements impliqus, mais lensembledes diffrentes socits impliques.

    Le cas de la Suisse souligne que lacceptabilit de cette transaction ne repose pas surles seules paules de la socit, dont des membres reoivent des rparations, mais fait lobjetdune valuation au sein de la socit qui les accorde. Ainsi, lors dun rfrendum, unemajorit de Suisses staient opposs au projet gouvernemental qui prvoyait de vendre desstocks dor de la Banque nationale suisse pour crer un fond humanitaire, qui aurait entreautres, servi rparer la politique de refoulement des juifs durant la Deuxime GuerreMondiale. Cette consultation populaire rvle une vrit gnrale : les rparations ne se

    rduisent pas une relation binaire entre celui qui les accorde et celui qui les reoit, mais parleur puissance symbolique, elles impliquent, agitent et mobilisent des socits entires. Ainsi,en Isral, la crispation engendre dans une partie de lopinion publique par lannonce dugouvernement Ben Gourion dun accord portant sur des rparations allemandes stait traduitepar des manifestations violentes. A tel point que les services de scurit avaient mis en placeune garde rapproche du Premier Ministre, craignant pour la premire fois, un attentatcommis par un Isralien.

    En Indonsie, un projet gouvernemental visait octroyer une rparation aux victimes condition quelles accordent leur pardon aux coupables. Cette transaction, qui plaait lesvictimes dans la position moralement choquante de voir leur conscience achete futultrieurement abandonne. En Argentine, les rparations ont t accordes aux victimes enmme temps que les lois dites du Punto Final (damnistie) taient adoptes. Dans ces deuxcas, la contepartie aux rparations visait obtenir llargissement des bourreaux.

    En dernire analyse, lacceptabilit des termes de cette transaction thico-financirerepose sur les choix de la socit et des victimes. Selon leur interprtation, largent desrparations participera crisper les relations ou, au contraire, participera un processu