merleau ponty. origine de la verité

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  • 8/7/2019 Merleau Ponty. Origine de la verit

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    Lorigine de la vrit selon Maurice Merleau-Ponty dans Le Visi-ble et lInvisible.

    Franck LelivreLyce Charles de Gaulle, Caen

    "Le schizophrne et le philosophe butent sur les pa-

    radoxes de l'existence et l'un et l'autre consument leurs for-

    ces s'en tonner, ils chouent si l'on veut, l'un et l'autre,

    rcuprer compltement le monde. Mais pas au mme point.

    L'chec du schizophrne est subi, et ne se fait connatre quepar quelques phrases nigmatiques. Ce qu'on appelle l'chec

    du philosophe laisse derrire lui tout un sillage d'actes d'ex-

    pression qui nous font ressaisir notre condition"1.

    'De moment autre, un homme redresse la tte, renifle, coute, considre, re-

    connat sa position : il pense, il soupire et tirant sa montre de la poche loge contre sa cte,

    regarde l'heure. O suis-je ? et Quelle heure est-il ? Telle est de nous au monde la question

    inpuisable'. Inpuisable, parce que l'heure et le lieu changent sans cesse, mais surtout parce

    que la question qui surgit l n'est pas, au fond, de savoir en quel lieu d'un espace pris comme

    donn, quelle heure d'un temps pris comme donn, nous en sommes, mais d'abord quelle est

    cette attache indestructible de nous aux heures et aux lieux 2. Pour essayer de faire saisir

    son lecteur l'trange lment dans lequel il lui faut progresser et qu'il nomme l'interrogation,

    Merleau-Ponty, dans les fragments rdigs du Visible et lInvisible cite par deux fois cette

    mme phrase de Claudel. Elle en cerne la radicalit.

    S'orienter dans le monde est en effet un acte primordial, irrflchi, que seule la

    folie ou l'angoisse dfait. Espace et temps, ou plutt spatialit et temporalit, sont des dimen-

    sions premires qui chappent la rflexion. Si la chose nacquiert sa ralit qu' condition depouvoir tre date et situe, cette condition dborde la stricte raison. Le temps ne peut tre

    connu que par un tre dont le coeur bat et qui porte en lui sa mmoire. L'espace ne se dcou-

    vre vraiment qu' la fatigue du pas qui voit l'horizon sans cesse reculer. Pour les dterminer, il

    nous faut ces repres que chaque civilisation labore diffremment mais qui constituent pour

    chacun des dimensions primordiales. S'interroger sur ces attaches, c'est pntrer dans une

    zone claire-obscure et vouloir saisir un savoir que son vidence protge.

    1 La prose du monde, p. 146-147.2Le visible, p. 161-162 et 140. Citation de Claudel, tire deArt Potique. Posies Gallimard, Paris, 1984, p. 36.

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    Telle tait l'ambition de l'oeuvre ultime et interrompue par la mort, qui fut publie

    par Claude Lefort sous le titreLe visible et l'invisible et qui faillit longtemps s'intituler :L'ori-

    gine de la vrit3. Nous voudrions, en prenant pour thme ce premier titre, proposer quelques

    jalons pour sorienter dans cette oeuvre dense et difficile.4

    I. La ncessit dune rforme de lide de vrit. Prsentation de lentreprise.

    "Il n'est pas une ide, pas une essence qui ne tienne un domaine d'histoire et de

    gographie"5. Ami de Jacques Lacan et de Claude Lvi-Strauss qui lui ddicacera, en hom-

    mage posthume,La pense sauvage, lecteur attentif des psychologues et des linguistes, Mau-

    rice Merleau-Ponty est sensible la question qu'ils posent quant aux rapports du sujet humain

    et de la vrit. Si aucune pense ne peut se dtacher du contexte historique et intime, des

    structures multiples, linguistiques et sociales dans lesquelles elle s'inscrit, principalement

    son insu, est-il encore possible de parler de vrit ? Oui, mais condition que celui qui scruteles murs, la langue ou la folie de lautre prenne aussi en compte sa propre subjectivit et la

    prsence indirecte en lui-mme, latente mais constante, de ses propres coutumes, de sa propre

    langue ou de sa propre folie. C'est, sans doute ce prix, que sa recherche gagne en rigueur6.

    Or, la suite de Husserl, Merleau-Ponty souligne que les sciences exactes sont confrontes

    une difficult analogue. Elles aussi, doivent renoncer l'idal du spectateur absolu et dsint-

    ress. Le thorme de Pythagore reste valide mais l'espace d'Euclide n'est plus "cet tre par-

    fait en son genre [...] que la pense survole sans point de vue et qu'elle reporte tout entier sur

    trois axes rectangulaires"7. Qu'il soit ou non euclidien, il n'y a pas d'espace en soi ou absolu

    qui corresponde la nature des choses, mais plutt diffrentes mtriques, qui permettent de

    calculer et d'intgrer plus ou moins adquatement les paramtres physiques. Ce sont des outils

    pour une pense dj implique dans le monde. Limpossibilit du programme formaliste de

    3Sens et non-sens , p. 165 : "Il y aurait videmment lieu de dcrire le passage de la foi perceptive la vrit ex-plicite telle qu'on la rencontre au niveau du langage, du concept, et du monde culturel. Nous comptons le fairedans un travail consacr l'origine de la vrit". (Note d'un texte publi en 1947). De mme ce titre est expliqudans sa lettre de candidature au collge de France. (Un indit de Maurice Merleau-Ponty, R.M.M, p. 406). "Lapense la plus formelle se rfre toujours quelque situation mentale, qualitativement dfinie. (...) En attendantde traiter plus compltement ce problme dans l'ouvrage que nous prparons sur l'origine de la vrit...". (Cette

    lettre date de 1951).4 Cet article est le fruit dun travail dirig, il y a quelque temps, par Mme Politis Paris I. Je la remercie de saprcieuse attention et de son secours.5Le visible, p. 154.6 Par exemple le clbre texte o Claude Lvi-Strauss fait de Jean-Jacques Rousseau le fondateur des sciencesde lhomme. Chaque fois quil est sur le terrain, lethnologue se voit livr un monde o tout lui est tranger,souvent hostile. Il na que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche ;mais un moi physiquement et moralement meurtri par la fatigue, la faim, linconfort, le heurt des habitudes ac-quises, le surgissement de prjugs dont il navait pas le soupon ; et qui se dcouvre lui-mme, dans cetteconjoncture trange, perclus et estropi par tous les cahots dune histoire personnelle responsable au dpart de savocation, mais qui, de plus, affectera dsormais son cours. Dans lexprience ethnographique, par consquent,lobservateur se saisit comme son propre instrument dobservation [...] Chaque carrire ethnographique trouveson principe dans des confessions crites ou inavoue . Anthropologie structurale deux, p. 47,48. A

    loppos, on peut noter la critique du philosophe au sociologue objectiviste : Lui mme qui parle ainsi, doparle-t-il ? Signes, Le philosophe et le sociologue, p.. 137.7Lil et l'esprit, p. 48. Il s'agit de la conception cartsienne de l'espace (c'est nous qui soulignons).

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    Hilbert rappelle que la pense la plus formelle se rfre toujours quelque situation mentale

    qualitativement dfinie, dont elle nextrait le sens quen sappuyant sur la configuration du

    problme 8 La Physique de Heisenberg et dEinstein semble obliger les savants, et de faon

    spectaculaire, renoncer la position de kosmothoros9 . Ctait encore celle de Kpler et de

    Laplace. A prsent, l'observateur est, en quelque sorte, dans l'quation elle-mme. La science

    ne peut plus tre "une vue d'univers, (elle) n'est que la pratique mthodique qui permet de

    relier l'une l'autre des vues qui sont toutes perspectives"10. Ou encore, sur un autre plan, la

    crise des fondements qui a boulevers la gomtrie et les mathmatiques, la fin du XIX

    sicle, n'a pas rduit lesElments d'Euclide n'tre qu'une date dans un pass aboli, elle en a

    rvl certains horizons cachs. "Nous n'avons pas affaire une vrit hors du temps, mais

    une reprise d'un temps par un autre temps"11.

    Cest donc la notion mme de vrit quil faut rviser si lon veut pouvoir rendre

    compte de sa situation totale. "Si l'histoire nous enveloppe tous, crit-il Merleau-Ponty en

    1951, c'est nous de comprendre que ce que nous pouvons avoir de vrit ne s'obtient pas

    contre l'inhrence historique mais par elle. Superficiellement pense, elle dtruit toute vrit,

    pense radicalement, elle fonde une nouvelle ide de la vrit"12.

    Telle aurait d tre la problmatique du Visible et lInvisible. Elle se prsentait

    comme la prise en compte et la rsolution de laporie rencontre parLa phnomnologie de la

    perception. Si le livre de 1945 annonce bien son intention dexaminer partir de laphnom-

    nologie de la perception la "contribution qu'[elle] apporte notre ide du vrai"8 il mconnat

    les difficults de lentreprise. "Sa description du monde du silence repose entirement sur lesvertus de la parole"13. Le philosophe reste ce spectateur du monde, le sujet a-cosmique, qui

    croit pouvoir survoler son objet et oublier son corps de chair et de paroles. Le prsuppos de

    ce travail reste celui de toute philosophie de la conscience. Celle-ci est la "source absolue"14.

    Par exemple, il ny a pas dindication dune gense de la rflexion partir de et dans le sensi-

    ble. Les rflexions de la Structure du comportementsur les liens de la nature et de lesprit, de

    la et du semblent extrieures au propos. Elles vont tre rapidement reprises par

    lauteur. Relier la vrit notre insertion dans l'histoire et dans un lieu de l'espace ncessite

    une rforme de la pense dont progressivement lauteur, dans les annes 50, prend la mesure

    8Un indit de Maurice Merleau-Ponty, R.M.M. p. 405 Repris dans Parcours deux, p. 44. Voir aussi lalgorithmeet le mystre du langage, chap. 4 deLa Prose du Monde, p. 161 et sq.9Le visible , p. 32. Voir les explications sur ce terme de M. Jean Deprun. Merleau-Ponty, le philosophe et son

    langage. Recherche sur la philosophie du langage, n 15, Paris, 1993, p. 147.10Le visible, p. 32 (c'est nous qui soulignons).11Primat, p. 57.

    12Signes, p. 137.13Le visible, p. 233.14Phnomnologie, avant-propos, p. III.

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    et dont tmoignent les cours du Collge de France et, sur un autre mode, les nombreux textes

    sur la peinture comme lintrt port la notion dexpression.15.

    Avec le Visible et lInvisible tout change et, comme son titre lindique, le chevau-

    chement des deux ordres et les rapports de la nature et de lesprit, de la chair et de la pense

    ou de lirrflchi et de la rflexion, du sensible et du dicible viennent au centre des proccu-

    pations. Ainsi lorsque, sopposant dj lattitude de la philosophie analytique anglo-

    saxonne16, il crit que cest lerreur des philosophie smantiques de fermer le langage

    comme sil ne parlait que de soi : il ne vit que du silence ; tout ce que nous jetons aux autres a

    germ dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas 17 lauteur ne cherche plus renvoyer

    la parole un pralable tel que le geste et le corps propre. Au contraire, il sinstalle au coeur

    de la tension entre un dedans et un dehors, le rfrent et le signe, le sens et la phrase qui cons-

    titue la langage en acte Il rappelle lextriorit dont il est insparable. Il marque sa ncessit

    pour accder cette extriorit. "Le sensible est, comme la vie, trsor plein de choses dire

    pour celui qui est philosophe (c'est dire crivain)"18. En tmoigne non seulement son propre

    travail dcriture mais son got pour Proust et Claude Simon ou Czanne et Renoir ou Matisse

    ces potes de la sensation. Puis, il ajoute aussitt la vision mme, la pense mme sont, a-t-

    on dit, structure comme un langage , sont articulation avant la lettre apparition de quelque

    chose l o il ny avait rien ou autre chose . Autrement dit, la ngativit, le travail de la diff-

    renciation et de la sparation ne sont plus le seul privilge du discours et de la pense. Ils

    sont dj prsents dans le sensible. Ainsi, la profondeurest qui faite de cette nigme qui fait

    "que je vois les choses chacune leur place prcisment parce qu'elles s'clipsent l'une l'autre,[...] rivales devant mon regard prcisment parce qu'elles sont chacune en son lieu"19 et la

    latence, lopacit d'un imperu dans le peru qui sont la condition de la prsence visible des

    choses. Ou, "perptuelle prgnance, perptuelle parturition"20, le lien multiforme de chaque

    parcelle du sensible au sein dun "systme relatif, diacritique, oppositif"21 dchos, de relation

    et de rapports qui permettent de lidentifier, de la situer et de la reconnatre comme sensible

    spcifi.

    "Dans la mesure o je vois, je ne sais pas ce que je vois (une personne est non

    dfinie), ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait l rien, mais que le Wesen dont il s'agit est celui

    15Un indit Comme corps actif, en tant quil est capable de gestes, dexpression et enfin de langage, [notrecorps] se retourne sur le monde pour le signifier [...] Cet usage [...] nous introduit une thorie concrte delesprit qui nous le montrera dans un rapport dchange avec les instruments quil se donne, mais qui lui rendent,et au del, ce quils ont reu de lui . Cf. aussi dans Signes, Le langage indirect et les voies du silence et aussiSur la Phnomnologie du langage et, bien entendu, dans Sens et Non-Sens, Le chemin de Czanne.16La Philosophie analytique, Royaumont, 1958, Minuit, p. 85.17Le Visible, p. 16718 Op. cit. , p. 305. Cf. aussi p. 250 cette notation au sujet du philosophe comme crivain et crateur. "La philo-sophie, prcisment comme 'Etre parlant en nous', expression de l'exprience muette par soi, est cration. [...]Cration dans un sens radical : cration qui est en mme temps adquation, la seule manire d'obtenir une ad-quation [...]. L'Etre est ce qui exige de nous cration pour que nous en ayons l'exprience".

    19Lil et l'esprit, p. 64.20 Op. cit., p. 155.21 Op. cit., p. 267.

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    d'un rayon de monde tacitement touch [...]. Il y a un Wesen du rouge qui n'est pas le Wesen

    du vert ; mais c'est un Wesen qui par principe n'est accessible qu' travers le voir, et est acces-

    sible ds que le voir est donn [...]. Voir, c'est cette sorte de pense qui n'a pas besoin de pen-

    ser pour possder le Wesen"22. Le thme de ce logos tacite, son caractre silencieux, son rap-

    port au logos explicite auraient donc t lobjet du livre. Les notes publie par Claude Lefort

    et les uvres de le mme priode permettent dimaginer une oeuvre de grand style o se se-

    raient articuls nature et biologie, linguistique et beaux-arts puis histoire et politique dans une

    squence souvent indique nature logos histoire et qui nest pas sans rappeler le modle

    hglien23. De cet difice, il nexiste que des fragments ou seule la notion de chair et les

    rapports de lil et lesprit sont explicitement traits. Les trois chapitres introductifs du

    Visible permettent de mesurer la distance et les rapports entre la foi perceptive et respective-

    ment la rflexion, la dialectique et lintuition ou, si lon veut, le spiritualisme franais, Sartre

    puis Bergson et Husserl mais la mort nous a priv du traitement explicite de la relation d'une

    logique perceptive celle du langage articul24.

    Or, si la notion de chair comme celle du visible ont t beaucoup tudies, le

    projet initial et la nouvelle ide de la vrit quil sagissait de dgager sont rests peu exa-

    mins. Nous nous proposons donc de montrer comment les matriaux disponibles du grand

    oeuvrefoudroypermettent den prciser les contours et dclairer son rapport une origine

    non discursive.

    La vrit primordiale et le projet dune science de la pr - science .

    Nous voyons les choses mmes, le monde est cela que nous voyons . On sait

    que le travail du philosophe consiste donner raison aux opinions muettes du sens com-

    mun et lvidence tacite de la foi perceptive. Elle est lide vraie donne : Cette certitude

    injustifie d'un monde qui nous soit commun [est] en nous l'assise de la vrit 25. Elle est

    lien ombilical qui nous relie l'Etre 26. Bien entendu, elle ne pourra tre approche dans sa

    vrit, elle ne sera formule et explicite quau prix dune lente remonte sur place qui en

    aura creus la complexit. Arriv, mais le peut-on jamais, son terme lauteur pourra crire :

    ce n'est pas nous qui percevons, c'est la chose qui se peroit l-bas - Ce n'est pas nous qui

    parlons, c'est la vrit qui se parle au fond de la parole"27. Quel statut un tel propos peut-il

    avoir ?

    22Le visible, p. 300-301.23

    24 Par exemple "Quel peut bien tre le rapport de ce symbolisme tacite ou d'indivision, et du symbolisme artifi-ciel ou conventionnel qui parat avoir le privilge de nous ouvrir l'idalit, la vrit ? Les rapports du lo-gos explicite et du logos du monde sensible feront l'objet d'une autre srie de cours". Ainsi se termine le der-nier compte rendu des cours du collge de France. Rsums, p. 180. Voir aussi dansLa nature, p. 273, 274-261 ; 262-289, 290, et aussiLe visible, p. 200.

    25 p. 27.26 Op. cit. p. 144.27 Op. cit., p. 239.

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    Nullement celui du prophte ou de lexalt.. Il ne sagit pas ici de se prvaloir

    dune Vrit suprieure. La philosophie ne saurait tre une Gnose. Merleau-Ponty, contre

    Heidegger et Bergson en particulier, met en garde contre la tentation de lintuition ou de la

    sur-science28. Ce n'est pas la philosophie d'tablir les faits et d'expliquer les phnomnes ou

    de tester la valeur des thories. Elle doit assumer l'ensemble des acquisitions de la science

    qui sont le premier mot de la connaissance 29. Premiermot car il faut refuser de rduire le

    monde aux constructions abstraites de la science comme si tout ce qui fut ou est n'avait ja-

    mais t que pour entrer au laboratoire 30 mais pralable indispensable. Abordant une diffi-

    cult similaire dans lentreprise de Husserl, Paul Ricoeur31 propose de distinguer le primat

    pistmologique des sciences que suppose le travail du philosophe et l'antriorit ontologique

    du donn quil sagit de retrouver. Pour autant cette distinction resterait assez verbale si, la

    notion de vrit objective ou de proposition, de principe, il ne fallait substituer celles de

    prsence en chair et en os , dexpression, dattache charnelle. Il ne sagit pas de proclamer

    une vrit mais dexpliciter une dimension de la verticalit, cest--dire, l'oppos de l'hori-

    zontalit des sciences, l'existence menace par la pesanteur32 . Cependant, il faut le redire,

    le moment de la science. Il ny a pas dontologie directe. Insistions sur ce point : les frag-

    ments de cours disponibles le confirment, jusqu la fin, malgr lhermtisme apparent, Mer-

    leau-Ponty sest tenu inform du dernier tat des sciences et a construit sur ce pralable.

    Cest ainsi qu cette poque il revient certaines rflexions essentielles de sa

    premire oeuvre et, par exemple, laspect le plus intrigant de notre systme nerveux qui

    consiste en ce que celui-ci ne se constitue et ne s'exerce qu'en circuit ouvert avec le mondeextrieur. "Le systme nerveux se montre comme une rplique du monde extrieur (Gegen-

    welt)"33. Mais comment penser cette rplique ? Ce nest certainement pas une copie. Le cer-

    veau en effet participe son organisation, diffrente selon les informations organiser. Ce

    nest donc pas non plus partir de circuits prforms ou typiques, puisque le corps humain est

    capable d'une finesse d'adaptation et d'une souplesse qui y contredit. Aucun modle cybern-

    tique, aucune machine penser ne possde de capacit inventer ses propres montages ni ne

    peut utiliser ses erreurs pour s'adapter souplement une situation, tenir compte de l'ensemble

    des donnes (station debout, mouvement, situation), inventer des nouveaux modes de syn-

    thse du donn. Lil lorsqu'il accommode est capable de nous faire dcouvrir une chose

    nouvelle, jamais vue. Or, il avait dj remarqu que le processus physiologique qui corres-

    pond la couleur ou la position perue est chaque fois original. Il doit tre improvis,

    constitu activement au moyen mme de la perception 34. A prsent, il insiste sur la ncessit

    28La nature, p. 122. Critique de Heidegger ; p. 93 et p. 264 mme critique envers Bergson.29Signes, p. 136.30Lil et l'esprit, p. 11.31A l'cole de la phnomnologie, J. VRIN, Paris, 1993, p. 295.

    32Le visible, p. 325.33La nature, p. 225.34La structure du comportement, p. 97.

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    dune tlologie ou dune prescience. Mieux encore, il reprend antiques thories participati-

    ves de la vision Nous ne sommes pas ce caillou, mais quand nous le voyons, il veille des

    rsonances dans notre appareil perceptif, notre perception s'apparat comme venant de lui 35.

    Cette proximit ou promiscuit entre le dehors et le dedans, la chose et sa perception, fonde sa

    vrit. L'il, la main, lappareil perceptif, interroge et progresse et on ne sait jamais , de

    lextrieur et de lintrieur, commande, qui obit, qui interroge qui rpond.. Des arrange-

    ments de matriaux dessinent un certain sens, sans que ce sens soit tout fait lui-mme sans

    l'homme qui l'achve 36.

    Dj, en 1945, l'auteur comparait l'clairage et la lumire un matre de maison

    qui fouille les plans, dessine les ombres et pntre le spectacle de part en part, ralise avant

    nous une sorte de vision"37. A prsent il dit il faut prendre la lettre ce que nous enseigne la

    vision : par elle nous touchons le soleil, les toiles 38.Ceci ne serait quune curiosit poti-

    que, un moment mystique si le rapport dcouvert lintrieur du systme physiologique ne se

    retrouvait lintrieur du corps puis de la subjectivit. On sait que cest la rflexion en boug

    des deux mains, main gauche, main droite, main touchant, main touche, main pesante, main

    agile, part de matire et part desprit, toutes deux rversibles mais jamais simultanment qui

    permet lauteur dtablir ce pont. Il ny a pas de nom en philosophie traditionnelle pour

    dsigner cela 39.

    Et pourtant cette merveille permet dclairer le statut de ce discours. Comment "se

    penser dans le monde et penser le monde en soi"40 ? Comment saisir "point aveugle de la

    conscience" ? Peut-on saisir son ombre ? Peut-on faire surgir la naissance de la vrit enprtendant dire le vrai, du discours par le discours ce qui le prcde ? Non, cest radicale-

    ment impossible et cest cet absolument impossible qui est justement le thme de la mdita-

    tion. Ce quelle ne voit pas ne voit pas, cest pour des raisons de principe quelle ne le voit

    pas, cest parce quelle est conscience quelle ne le voit pas. Ce quelle ne voit pas, cest ce

    qui en elle prpare la vision du reste (comme la rtine est aveugle au point do se rpandent

    en elle les fibres qui permettront la vision). Ce quelle ne voit pas, cest ce qui fait quelle

    voit, cest son attache lEtre, cest sa corporit et ses membrures par lesquelles le monde

    devient visible, cest la chair do nat lobjet. 41

    35Eloge, p. 24.36La nature, p. 67.37.La Phnomnologie, p. 358. Cest nous qui soulignons.38Lil et lesprit, p. 83.39Le visible p. 18340Op. cit., p. 146 c'est nous qui soulignons.41 Op. cit., p. 301, 302."Le passage de la philosophie l'absolu [...] l'tre sauvage et 'vertical' estpar dfinition

    progressif, incomplet. L'incompltude de la rduction [...] est la redcouverte de l'tre vertical" id. p. 232. "Laformulation mme de cette Zweitdeutigkeitvivante la ferait disparatre" Philosophie et non-philosophie, coursindit publi dans Textures, n8, 1974..

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    Telle est lambition transcendantale du projet : penser l'esprit et sa dpendance, -

    les ides et leur mouvement, l'entendement et la sensibilit 42. Pour approcher cet objectif,

    Merleau-Ponty commence par forger les termes de surrflexion43 ou une hyper-dialectique44

    pour choisir enfin, plus sobrement, celui dinterrogation Cest linterrogation, mouvement

    perptuel et ouverture blessure , cest linterrogation comme enjambement et rapport des

    contraires qui va dfinir la fois la vision et le travail philosophique. "Les questions ne de-

    viennent philosophiques que si, par une sorte de diplopie, elles visent, en mme temps qu'un

    tat de choses, elles-mmes comme questions [...] C'est le propre de l'interrogation philoso-

    phique de se retourner sur elle-mme, de se demander ce que c'est que questionner et ce que

    c'est que rpondre"45. Pratiquant linterrogation comme "son organe ontologique"46, la philo-

    sophie n'a plus la prtention la matrise du sens, elle "nous veille ce que l'existence du

    monde et la ntre ont de problmatique en soi"47.

    La pense interrogative et laffirmation dun vide oprant.

    Le thme de la diplopie et loubli de la dualit du transcendantal et de

    lempirique48 ou du chevauchement de la priori et de la posteriori est dj rcurrent dans sa

    Phnomnologie de la perception., mais cest sur un mode mineur. Lauteur dit dj : "Le Je

    transcendantal ne rencontre jamais la question : Qui mdite ?"49. Lide de pense interroga-

    tive radicalise cette critique. "Les questions sont intrieures notre vie, elles y naissent, elles

    y meurent, si elles ont trouv rponse, le plus souvent, elles s'y transforment"50.: Ou bien en-

    core, se rfrant Wallon et au texte de Lacan sur la famille51 : qu'un enfant peroive avant

    de penser, qu'il commence mettre ses rves dans les choses, ses penses dans les autres,

    formant avec eux comme un bloc de vie commune o les perspectives ne se distinguent pas

    encore, ces faits de gense ne peuvent tre ignors par la philosophie [...]. Notre exprience

    du vrai [...] est indistincte des tensions qui naissent entre les autres et nous et de leur rsolu-

    42Signes, p. 124.43Le visible, p. 61 : "Une sorte de surrflexion qui tiendrait aussi compte d'elle-mme et des changements qu'elle

    introduit dans le paysage, qui donc ne perdrait pas de vue la chose et la perception brute [...] qui ne couperaitpas [...] les liens organiques de la perception et de la chose perue et se donnerait au contraire pour tche [...]

    d'en parler non pas selon la loi des significations de mots [...] mais par un effort, peut-tre difficile, qui lesemploie exprimer, au-del d'elles-mmes, notre contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas deschoses dites".

    44 Op. cit., p. 129 : "La mauvaise dialectique est celle qui ne veut pas perdre son me pour la sauver, qui veuttre dialectique immdiatement, s'autonomise, et aboutit au cynisme, au formalisme, pour avoir lud sonpropre double sens. Ce que nous appelons hyper-dialectique est une pense qui, au contraire, est capable devrit, parce qu'elle envisage sans restrictions la pluralit des rapports et ce qu'on a appel l'ambigut" (c'estnous qui soulignons).

    45 Op. cit., p. 160.46 Op. cit., p. 162.47Eloge, p. 53.48 Rappelons que lexpressionLhomme transcendantal (cf. Un indit) figure aussi parmi les titres douvragesprojets. Michel Foucault consacre de longues pages ce thme dansLes mots et les choses, p.329 et sq.

    49Phnomnologie, p. 75.50Le Visible, p. 143.51 Ed. Navarin repris dansAutres crits et comment dansMerleau-Ponty la Sorbonne, Cynara, p.108.

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    tion. Comme la chose, comme autrui, le vrai luit travers une exprience motionnelle et

    presque charnelle, o les "ides" - celles d'autrui et les ntres - sont plutt des traits de sa

    physionomie et de la ntre et sont moins comprises qu'accueillies ou repousses dans l'amour

    ou la haine 52.

    C'est toujours un pass d'expriences qui porte notre rflexion. Ce sont toujours

    des personnes, des lectures, des horizons historiques qui soutiennent toute pense. Il ne peut y

    avoir de pense de survol. De sorte que ce mouvement perptuel dans lequel "la prise est

    prise"53, ce rapport paradoxal o sortir de soi, c'est rentrer en soi et rentrer en soi, sortir de soi

    devient une loi fondamentale celle de louverture au monde. Prenons la foi perceptive ; son

    ambigut mais aussi son indracinable assurance viennent de ce que les termes qui la consti-

    tuent, dehors et dedans, cerveau et reprsentation, soi et les autres entre autres, sont opposs et

    insparables. La vie de la perception est "ce mouvement par lequel chaque terme n'est lui-

    mme qu'en se portant vers le terme oppos [...], cesse d'tre lui-mme pour devenir lui-

    mme, se brise, s'ouvre, se nie pour se raliser"54. Un tel mouvement de mdiation est l'me

    de la dialectique par exemple dans le Sophiste de Platon. Merleau-Ponty introduit la tension

    de ses cinq genres : ltre, le mme et lautre, le repos et le mouvement, en toute identit.

    Mais le grand penseur de la dialectique est aussi videmment Hegel et sa pense de la contra-

    diction. Notre phnomnologue la retrouve, elle aussi, tous les niveaux de notre rapport au

    monde tant il est vrai que, dit-il, la philosophie "est l'preuve simultane du prenant et du pris

    dans tous les ordres"55

    Au demeurant, s'il veut conserver l'esprit de la dialectique, il en refuse la lettre.O suis-je ? ou Quelle heure est-il ? ces questions sont toujours reprendre ; elles jalonnent

    sans cesse, sans que nous y pensions, une exprience et une vie toujours en train de se faire et

    donc un contexte toujours interroger. Nul systme ne peut nous dispenser de ce relev perp-

    tuel. Aucune synthse, aucun concept, nul signalement des choses nen peut puiser le sens.

    "Une femme qui passe n'est pas d'abord pour moi un contour corporel [...], c'est une certaine

    manire d'tre chair, donne toute entire dans la dmarche ou mme dans le seul choc du

    talon sur le sol, [...] une variation trs remarquable de la norme du marcher, du regarder, du

    toucher, du parler"56 Non seulement, la recherche de l'essence est sans cesse reprendre, mais

    elle n'est pas sparable des expriences o les choses individuelles se proposent nous et la

    font varier. Chaque homme rencontr est "archtype et variante de l'humanit"57. C'est pour-

    quoi, si l'auteur prend ses distances avec lintuition des essences de Husserl, il refuse aussi de

    parler de contradiction et mme de dialectique pour leur prfrer la figure du chiasme ou ces

    mtaphores issues du sensible que sont entrelacs, enlacement, enroulement, promiscuit.

    52Le Visible, p. 29 (c'est nous qui soulignons).53 Op. cit., p. 319.54 Op. cit., p. 126.

    55 Op. cit., p. 313.56Signes, p. 68.57Le visible, p. 156.

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    Cest pourquoi il place la chairterme aux harmoniques thologiques, sensorielles et tactiles,

    voire rotiques et chirurgicales en position de pivot ultime "notion dernire". Cest plus

    quune simple mtaphore, mme trs vocatrice "Nous n'entendons pas faire de l'anthropolo-

    gie, dit-il, dcrire un monde recouvert de toutes nos projections, rserve faite de ce qu'il peut

    tre sous le masque humain. Nous voulons dire, au contraire que l'tre charnel, comme tre

    des profondeurs, plusieurs feuillets et plusieurs faces, tre de latence et prsentation d'une

    certaine absence est un prototype de l'Etre dont notre corps est une variante trs remarqua-

    ble"58.

    Avec la pense interrogative et, fort de son attache charnelle la perception,

    Merleau-Ponty parvient enfin assumer une ambigut59 qui nest plus lalternative ou la

    mauvaise ambivalence purement ngative du ni, ni. Linterrogation accomplit ce qui parais-

    sait impossible, considrer les lments spars . Elle est par elle-mme le revers dun

    mouvement de diffrenciationet de renversement. Elle indique le primat du vide sur le plein

    ou du nant sur ltre ou du mouvement sur le repos mais dun nant spcifiou dun vide

    oprant ou un progrs.. Linstabilit, linquitude, le mouvement sont affirms comme le

    coeur de lEtre ; tout comme la libert est insparable du vertige et de langoisse, la marche

    ou la cration, une chute ou un risque perptuellement dpasser60. Ce dsquilibre avait dj

    t repr grce la notion dattitude catgoriale emprunte Goldstein comme le point de

    surgissement de lesprit. Pointer son index pour dsigner, se reconnatre dans un miroir sont

    des capacits qui distinguent lespce humaine de toutes les autres. Elles signalent une apti-

    tude symboliser et passer de lactuel au virtuel61

    . Cest elle qui manque au malade Schn.dont lexprience ne cesse davoir cette sorte dvidence et de suffisance du rel qui touffe

    toute interrogation, toute rfrence au possible, tout tonnement, toute improvisation et il

    ajoutait qu linverse lintention de parler ne peut se trouver que dans une exprience ou-

    verte, elle apparat comme lbullition dans un liquide, lorsque, dans lpaisseur de ltre des

    zones de vide se constituent et se dplacent vers le dehors 62 Ce vide oprant sorigine

    prsent dans la structure mme de la chair, blessure ingurissable comme dhiscencede

    lEtre. Comme la fve n'apparat que lorsque les deux bords du fruit qui l'enserraient se fen-

    58 Op. cit. p. 179.59Un inditfin. Mme thme dansEloge de la philosophie, propos de sa claudication.60 Il nest pas difficile dindiquer ici les multiples harmoniques et rapport tant du ct de Kierkegaard, Heideggeret Sartre mais aussi Bergson que du sujet divis de linconscient labor, dans les mmes annes, dans les Smi-naires de Lacan.61Un indit : Un systme de correspondance stablit entre notre situation spatiale et celle des autres, et cha-cune en vient symboliser toutes les autres. Cette reprise qui insre notre situation de fait comme un cas parti-culier dans le systme des autres situations possible commence ds que nous montrons du doigt un point delespace car le geste de dsignation, que justement les animaux ne comprennent pas, nous suppose dj installsdans le virtuel. [...] De l vient aussi que le langage nous entrane vers une pense qui nest plus simplementntre, qui est prsomptivement universelle, sans que cette universalit soit jamais celle dun concept pur, identi-que en tous les esprits ; cest plutt lappel que lance une pense situe dautres penses galement situes, et

    auquel chacune rpond avec ses ressources propres .62Phnomnologie de la perception, p. 229. Sur lattitude catgoriale voir aussiMerleau-Ponty la Sorbonne,ed. Cynara, p. 64.

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    dent et s'ouvrent, se dhiscent, tout aussi bien notre chair est "cette identit sans superposition,

    cette diffrence sans contradiction, cet cart du dedans et du dehors qui constituent son secret

    natal"63. Mais ce vide habite aussi la langue et la subjectivit Parler-Entendre.

    Le statut de cette reprise/appropriation de la pense dialectique explique

    labondance et la profusion de lutilisation dexpressions en chiasme, dehors du de-

    dans/dedans du dehors, esprit du corps/corps de lesprit etc. Elles cherchent toutes ressaisir

    ce mouvement premier de diffrenciation et de torsion sur soi et hors de soi Un corps vivant.

    Lun de ces chiasme peut nous permettre de progresser encore dans la comprhension de la

    notion dorigine de la vrit.

    "Nous n'avons pas ide d'un esprit qui ne serait pas doubl d'un corps, qui ne

    s'tablirait pas sur ce sol [...], cet autre ctest vraiment l'autre ct du corps, dborde en lui,

    empite sur lui, est cach en lui et en mme temps, a besoin de lui, se termine en lui, s'ancre

    en lui. Il y a un corps de l'esprit et un esprit du corps et un chiasme entre eux" 64. Lesprit du

    corps, cest la schma corporel, ce sont les relations croises de la vision et du visible, du tou-

    cher et du tangible, de et du Je peux , ce sont les rapports double sens de lil et de

    lesprit, de la main et de lesprit. Elles interdisent de subordonner la vision une srie de ju-

    gements ou de la rduire un fonctionnement horizontal, mme trs complexe, de faisceaux

    nerveux peut natre lactivit psychique ; elles interdisent aussi de concevoir notre motricit et

    notre mouvement dans lextriorit de la pure matire ou dun purfiatmental de lesprit. No-

    tre corps nest pas dehors, sil nest pas dedans 65, nous lhabitons. Lide dun corps de

    l'esprittranspose ce mme habiter notre rapport aux artifices de la culture : langue, littra-ture, mythes, murs, croyances, institutions. Parler en effet tout comme tre en socit sont

    des oprations o il est impossible aussi de ne pas entrer et quil faut assumer en premire

    personne mais dont il est aussi impossible de sortir par rflexion comme le veut l'idalisme

    qui croit pouvoir les suspendre une pure conscience de soi, un Sens de lhistoire ou une

    Ide de le socit. Elles sont donc assimilables la vision et nous obligent remonter cette

    zone charnire, en de de la conscience de soi o celle-ci s'appuie sur l'architectonique d'un

    corps, sur un systmes de signes, sur des rgles de parent, en fonction, fungierende, disait

    Husserl, c'est--dire, oprants.

    Le vide oprant est non seulement une reprise du mouvement dialectique mais

    aussi de lintentionnalit passive husserlienne. Outre le double mouvement de l'interrogation

    ou le double foyer de lellipse, qui relie sans repos lesprit du corps au corps de lespritet

    retour, lide spcifique dun corps de lespritpermet dindiquer dans lesprit une passivit,

    un dcentrement, une historicit qui sont les composantes fondamentales de cette thorie de la

    vrit que nous voulons restituer. Elle en proclame la teneur indpassable de contingence et

    dincarnation historique.

    63Le visible p. 179.64 Op. cit. p. 313.65 Op. cit., p. 97.

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    Lintermonde et le rapport de lorigine lhistoire quelle institue.

    La question est de savoir si, comme le dit Sartre, il ny a que des hommes ou des

    choses, ou bien aussi cet intermonde que nous appelons histoire, symbolisme, vrit faire. Si

    [...] on admet une mdiation des rapports personnels par le monde des symboles humains, il

    est vrai que lon renonce tre justifi sans dlai devant tous, se tenir responsable de tout ce

    qui se fait chaque instant, mais [...] la conscience en peut en tous cas pas maintenir dans la

    pratique sa prtention tre Dieu 66 Prise dans la querelle avec Sartre sur les rapports entre la

    littrature et la politique, cette rflexion la dpasse largement. Elle signifie limpossibilit du

    Savoir Absolu. La conscience du philosophe, de lcrivain et ou du politique ne peut se don-

    ner pour luniversel. Tout comme elle doit accepter la sparation des ordres du politique et la

    recherche philosophique spculative, tout comme elle na accs lEtre que par sa chair, la

    conscience personnelle doit, pour prtendre accder la vrit ou la justice, accepter la

    mdiation dune langue et dune situation historique dtermines par un certain pass et

    orientes vers un avenir encore ouvert quelle peut contribuer transformer. Tout rapport

    ltre est simultanmentprendre et tre pris, la prise est prise, elle est inscrite et inscrite au

    mme tre quelle prend 67. Aucun sujet nest Dieu, aucun tre nest un, immobile, sans de-

    hors, mais, partie prenante et partie prise il vit de et dans lintermonde. Il ne peut sabstraire

    de la communaut humaine et de sa pluralit de rapports et dactivits, il est pris dans son

    paisseur temporelle et historique, bref dans le O et le Quelle heure est-il ?

    Cependant, loppos, il faut bien quil y ait un accs mme indirecte

    luniversel et la vrit, il faut bien que malgr la pluralit des civilisations et les complexesdtours de laction politique, il y ait une histoire et une communaut humaine, bref une capa-

    cit de commencer et de se relier tous les autres. Cest ce que sefforce de penser la notion

    dinstitution. Si aucune conscience ne peut constituer quoi que ce soit, elle peut initier ou

    plutt continuer un mouvement continu avant elle. Par exemple la nature et le naturel, notre

    caractre et nos dispositions, ce qui nous est le plus proche et toujours le plus obscur ; imm-

    morial, toujours dj l et toujours neuf. Comme le disait Lucien Herr, dans son commen-

    taire de Hegel, d'une expression que Merleau-Ponty aime citer, la nature est "au premier

    jour". Elle "n'est pas seulement l'objet, le partenaire de la conscience dans le tte--tte de la

    connaissance. C'est un objet d'o nous avons surgi, o nos prliminaires ont t peu peu

    poss jusqu' se nouer en une existence et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses

    matriaux"68. Par exemple la vision, toute vision, renvoie notre naissance. Elle suppose un

    pass d'expriences, une mmoire, un imaginaire mais aussi une agilit psychomotrice dj

    possde, mais elle commence toujours et recommence un travail d'exploration sans cesse

    inchoatif. "Il y a une minute du monde qui passe"69 et une relation trange d'elle nous. Il y a

    66Les aventures de la dialectique, p. 271.

    67Le Visible, p. 319.68Rsums de cours, p. 94.69Sens et non-sens, p. 29. Citation de Czanne.

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    donc en elle une vision en acte, un sens perceptif en gense ou une gense de sens. Nous la

    faisons et elle nous fait.. Elle garde chaque fois quelque chose d'originaire. Elle rappelle un

    commencement..

    Par exemple aussi l'instauration de la gomtrie ou de la perspective, le conflit

    dipien, une histoire d'amour que l'acquisition d'une langue, ce sont, et telle est la dfinition

    que lauteur donne de l'institution, ces vnements d'une exprience qui la dotent de di-

    mensions durables, par rapport auxquelles toute une srie d'autres expriences auront sens,

    formeront une suite pensable ou une histoire - ou encore les vnements qui dposent en moi

    un sens non pas titre de survivance et de rsidu, mais comme appel une suite, exigence

    d'un avenir"70. Ces vnements qui ouvrent notre histoire et sans doute toute histoire sont

    structuraux, ils lorganisent et lui permettent de ce dvelopper grce au vide oprant qui les

    habite, au dsquilibre et la vie quils instaurent Ce qui caractrise ldipe, c'est "une

    contradiction fondamentale"71 qui appelle des modes de mdiation pour l'arbitrer sans le pou-

    voir jamais. De mme, les lments d'Euclide instaurent une tension irrductible entre

    dmonstration et vidence qui reste au coeur de toute recherche mathmatique. Enfin, le rap-

    port l'origine inclut lui-mme un dpassement qui est une forme de fidlit, une transcen-

    dance fconde qui la rend toujours proche et lointaine.

    "La tradition est oubli des origines, disait le dernier Husserl. Justement, si nous lui

    devons beaucoup, nous sommes hors d'tat de voir au juste ce qui est lui"72. Nous pouvons

    appliquer ce constat toute origine d'une tradition un peu fconde. Si elle est vivante, il est

    impossible de revenir ce qu'tait, l'origine, ce qui lui a donn naissance. Par le mouvementrtrograde du vrai, s'y inscrit ce qui en est issu. Nous ne pourrons plus jamais lire Platon ou

    Euclide tels qu'ils se sont peut-tre lus, nous ne pourrons jamais revivre en lui-mme tel pi-

    sode charnire de notre enfance, mais cette distance est constitutive. C'est un vide originaire.

    Nous vivons du mouvement qu'il entretient et, par une continuelle reprise, nous nous ouvrons

    un prsent et un avenir. Entre l'origine et la tradition qui en est issue, il y a un cercle premier

    et fcond. Euclide lance l'histoire de l'axiomatique, Parmnide et Platon, celle de la mtaphy-

    sique, et celles-ci reviennent eux et les approfondissent ; notre naissance ouvre une aventure

    et notre vie tient ou non ses promesses, en tout cas se nourrit de ces puissances de vie ou de

    mort hrites de ce vert paradis.

    Il est donc possible prsent de prciser le buisson de sens que suggre le terme

    dorigine et par l mme lorigine de la vrit. Cest le chiasme et la charnire, la spatialit et

    lhistoricit qui dvoilent son sens. Elle nous confronte de nouveau cette zone situe entre la

    rflexion et l'irrflchi En effet lorigine de lorigine de la vrit nest ni fondement, ni

    commencement.

    70Rsums, p. 61 Cest nous qui soulignons.71Signes, p. 152.72Le visible., p. 201.

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    Revenons, pour le montrer, au problme classique de la perception. Qu'il s'agisse

    d'une gense a posteriori de la pense, partir d'un polypier d'images, ou d'une dduction de

    notre connaissance objective, partir des catgories et autres formes a priori, c'est le dfaut

    commun de ces philosophies d'oublier "leur propre rle"73. L'empiriste oublie son propre tra-

    vail de rflexion, le rationaliste, son exprience irrflchie du monde. Mais l'origine ne dsi-

    gne pas davantage l'originel, l'essentiel ou encore un tat premier non altr qui subsisterait

    encore et qu'il s'agirait de restaurer. Elle n'est pas une concidence d'avant la parole, une int-

    grit perdue, une fusion tout aussi mythique. "L'appel l'originaire va dans plusieurs direc-

    tions : l'originaire clate, et la philosophie doit accompagner cet clatement, cette non-

    concidence, cette diffrenciation"74.

    L'origine tout autre chose. Elle est fondation, naissance, mergence, sparation

    d'un avant et d'un aprs. Elle est le point de dpart d'une vie, d'une aventure, d'une histoire

    dont elle dessine effectivement et d'un seul coup les dimensions durables qui subsisteront tant

    que ce qui en est issu restera vivant. L'origine est ce moment o l'arrangement contingent de

    cellules, de mots ou de circonstances fait surgir par rupture et dcrochementun nouvel tre,

    un sens indit, un vnement historique. Elle renvoie la fois ce qui l'a sourdement prpare

    et ce qu'elle rend possible. L'histoire qu'elle permet est ce qu'en ferons ceux qui en hritent,

    elle peut rester lettre morte et dboucher sur une impasse, elle peut renfermer d'imprvisibles

    mtamorphoses. L'origine est mmoire et exigence d'avenir. Ainsi, ce qui la caractrise, c'est

    plutt, encore une fois, un certain dsquilibre, un vide oprant qui cre le mouvement.

    "Concidence toujours dpasse et toujours future"75

    , l'origine n'est ni un avant ni un aprs,mais le porte--faux qui cre la marche.

    Telle est la vie oprante des fondations. Elle se retrouve partout o le double appel du

    pass vers le futur et du futur vers le pass est prsent, dans tous les ordres o un vnement

    peut tre avnement : la biologie, l'histoire, la vie individuelle, les sciences. Penser ainsi l'ori-

    gine, en vitant toute ide de principe, de cause, ou de modle permet donc bien Merleau-

    Ponty d'y prserver l'lment de contingence, d'hsitation, d'indcision qui ne cesse jamais.

    Une vie ne va pas sans essais, retours, mtamorphoses. Elle utilise aussi bien les hasards que

    les rptitions. L'origine est chaque fois avant mais non pas sans ce qui la suit, elle la prfi-

    gure et s'accomplit grce lui.

    C'est dire qu'il y a dj une esquisse de rflexion dans la relation sauvage de notre chair

    au monde et que son silence est loquent, expressif et n'attend que notre parole. Quels sont

    alors cet tre et ce sens sauvage ?

    73 Op. cit., p. 55.74 Op. cit., p. 165.75Le visible, p. 165.